FESTIVAL D’AIX 2011: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 9 Juillet dir.mus: Louis LANGREE, ms en scène: Jean-François SIVADIER, avec Natalie DESSAY


© Pascal Victor / ArtcomArt

Une Traviata attire toujours les foules.
Dans l’offre très diversifiée du Festival d’Aix 2011, la production proposée (Mise en scène Jean-François Sivadier, avec Natalie Dessay, et le London Symphony Orchestra dirigé par Louis Langrée) a de quoi remplir les salles. De fait, une longue file de candidats aux places de dernière minute, serpente sur la place de l’Archevêché.
Mais cette Traviata ne sera pas le spectacle de l’année : malgré deux confirmations, d’une part que Natalie Dessay est une très grande artiste, d’autre part que Jean-François Sivadier un metteur en scène aux qualités éminentes.
La carrière de Natalie Dessay a explosé dans les rôles de soprano léger colorature, Olympia dans les Contes d’Hoffmann, La Reine de la nuit furent ses chevaux de bataille, Sophie (Le Chevalier à la Rose) qu’elle interpréta à Vienne sous la direction de Carlos Kleiber, Blondchen de l’Enlèvement au Sérail ou Lakmé, mais aussi Fiakermilli de Arabella ou Zerbinetta de Ariadne auf Naxos de Strauss, furent de très grands moments de sa carrière également. Elle y déployait des qualités à peu près uniques de précision et d’intelligence, mais aussi une voix très pure, qui semblait destinée à atteindre des notes aiguës inaccessibles. Mais Natalie Dessay  n’entendait pas construire toute une carrière sur des rôles qui la plupart du temps d’offrent pas de grandes possibilités dramatiques et l’intérêt qu’elle a toujours montré pour le travail théâtral  en scène plaidait pour un élargissement de son répertoire.   Evidemment les grands rôles de Bel canto romantique l’ont très tôt intéressée : mais là aussi, certains restent inaccessibles à cette voix tout de même assez petite, même si elle est capable d’acrobaties stratosphériques. On l’a entendue dans Sonnambula, dans Lucia (d’abord dans sa version française, puis dans sa version italienne) où elle continue de remporter de très grands succès. On l’a entendue aussi, plus surprenant, dans Musetta, où elle fut éblouissante scéniquement, devant se battre avec l’orchestre puccinien, et dans Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas où elle fut bouleversante et plus récemment dans Manon de Massenet ou Mélisande. Elle s’est attaquée récemment à Traviata, dans le cadre du festival de Santa Fé en 2009.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Inutile de souligner à quelle artiste nous avons affaire, elle se prête au jeu de l’intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, tour à tour star de salons un peu glauques, chanteuse de Music Hall, femme fragile dans la veste trop grande d’Alfredo, puis petit corps malingre dans un troisième acte tout à fait extraordinaire. Face à une interprétation d’une telle vérité, qu’importe que la voix ne soit pas tout à fait celle qu’on attend habituellement, que les notes soient souvent prise en dessous et qu’il y ait des moments vraiment très tendus, la couleur donnée est telle, la souffrance et la fatalité sont tellement présentes dans chaque note qu’on s’en moque.

© Pascal Victor / ArtcomArt

Charles Castronovo, qui est son Alfredo, a un timbre chaud et une belle couleur de ténor. Je l’ai déjà entendu dans Mireille, et dans Alfredo à Berlin avec Anja Harteros, autre Violetta d’exception. Il était alors visiblement plus à l’aise, car là aussi, quelques aigus sont tendus, voire carrément ratés, mais l’artiste a le physique du rôle s’il n’en a pas le relief. A côté de Dessay, il reste bien pâle.
Ludovic Tézier  campe un Germont plutôt  jeune il fait vaguement penser à Verdi. La rencontre avec Natalie Dessay et le long duo du deuxième acte est vraiment, au niveau de la mise en scène et du travail sur le rapport des deux personnages, un très grand moment. Son chant est comme toujours très contrôlé, très dominé (trop ?) avec une couleur vraiment adaptée au chant italien, mais on aimerait que la voix sorte un peu plus : elle est souvent « ingoiata » comme disent des italiens : elle reste en arrière gorge et il manque un peu de cet éclat qu’on aime chez les barytons de Verdi, encore que le rôle de Germont ne soit évidemment pas comparable à d’autres rôles de barytons verdiens (Luna ou Iago par exemple). On a revu avec plaisir Adelina Scarabelli dans Annina qui fit de somptueuses Despina de Cosi fan tutte sur les grandes scènes d’Europe dans les années 80. Le reste de la distribution est honorable, mais pas homogène. Bonne prestation du chœur « Estonian Philharmonic Chamber Choir » (direction Mikk Üleoja) qui est désopilant lorsqu’il chante le fameux air des gitanes, et qui se prête à cette interprétation plutôt «chambriste ».


En répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La déception pour ma part vient de l’orchestre, non que le LSO soit à critiquer, tout est évidemment en place, et c’est une chance d’avoir dans la fosse cette phalange de très grande tradition, même si cette tradition est plus symphonique que lyrique (encore que  le LSO  fut l’étourdissant orchestre de la Carmen d’Abbado, en scène comme au disque) mais la direction de Louis Langrée reste désespérément terne. D’abord, l’orchestre reste trop discret : on m’entend quelquefois à peine. Il y a certes fort à parier que le son est retenu pour permettre aux voix, et notamment à celle de Natalie Dessay, de s’épanouir sans risque d’être couvertes, mais tout de même, on ne sent ni rythme, ni palpitation, ni vibration à l’unisson de ce qui se passe en scène. L’univers verdien semble étranger à Langrée, alors que sa direction de Don Giovanni l’an dernier était vraiment convaincante et a laissé un grand souvenir. Cette année, c’est un raté pour mon goût et c’est dommage.
C’est d’autant plus dommage que la mise en scène de Jean-François Sivadier est d’une grande intelligence, avec des trouvailles captivantes, dans un dispositif scénique unique (une arrière scène, des coulisses, où un rideau tour à tour ouvert ou fermé sépare les êtres des apparences : l’entrée de Violetta, sorte de meneuse de revue qui étire ses membres avant l’entrée en scène est vraiment une idée tout à fait remarquable, tout comme l’isolement de Violetta ou des deux amants dans le cercle lumineux d’une poursuite comme dans un récital de chanteurs de variété. Jouant sur le monde du théâtre, de la danse (avec des allusions à l’univers de Pina Bausch), mais aussi à l’opéra (les mouvements du chœur des gitanes, renvoient à ceux des chœurs de Carmen), et Dessay porte en scène le destin de toutes les héroïnes broyées (Violetta, Mimi…) . L’idée de représenter le monde de Violetta comme celui d’un monde déjanté, où les hommes cherchent la chair fraîche, (la vision des hommes regardant la salle avant le début, comme cherchant les futures proies, est assez forte). Tout le deuxième acte est porté par l’intense dialogue Germont/Violetta, où Dessay fait merveille en enfant cherchant un père, perdue dans la veste blanche d’Alfredo, qui est une sorte de fil « rouge ? » témoignage de la présence de cet amour jusqu’au bout. Quant au troisième acte, il est encore marqué par la performance de la chanteuse, perdue dans ce vaste espace, debout devant le proscenium, sorte de mort d’Isolde avant la lettre. Sublime.

Ce spectacle ne satisfait donc pas tout à fait les attentes, mais est loin d’être un travail négligeable. Sans doute Natalie Dessay a-t-elle raison de ne pas chanter trop souvent Violetta, – Verdi n’est pas pour elle- sans doute aussi son partenaire n’était-il pas à la hauteur (à moins qu’on ait voulu souligner une différence d’âge et de maturité entre les deux, c’est réussi dans ce cas) sans doute enfin l’orchestre et surtout son chef n’étaient pas au rendez-vous. Mais enfin on a été souvent ému, quelquefois bouleversé, et le public debout a hurlé sa joie.

© Pascal Victor / ArtcomArt

OPERA DE NATIONAL DE PARIS 2009-2010: WERTHER de Massenet à l’OPERA BASTILLE avec Jonas Kaufmann (4 février 2010)

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© Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

C’est curieux, mais c’est ainsi. Werther n’a fait son entrée au répertoire de l’Opéra qu’en 1984, dans une production de Pierluigi Samaritani, avec en alternance, Alfredo Kraus et Neil Shicoff, Lucia Valentini-Terrani et Tatiana Troyanos, sous la direction magnifique de Georges Prêtre (Werther a été en revanche un des piliers du répertoire de l’Opéra Comique). Après 25 ans d’absence, coup sur coup deux productions différentes, écrins pour ténors vedettes, l’an dernier Jürgen Rose et Rolando Villazon (avec la grande Susan Graham), cette année Benoît Jacquot et Jonas Kaufmann (avec la jeune et déjà grande Sophie Koch).
On a beaucoup glosé dans la presse sur ces deux Werther coup sur coup. Après la représentation d’hier, on peut dire sans hésiter que Nicolas Joel a vu juste: on a assisté tout simplement une performance exceptionnelle, alimentée par une distribution sans failles, un orchestre merveilleusement dirigé (Michel Plasson), et une belle mise en scène parfaitement en phase avec l’oeuvre (Benoît Jacquot).
paris-werther-villazon.1265479096.jpgRolando Villazon et Susan Graham
(Photo Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)

L’an dernier, Gérard Mortier avait loué une production de Munich de Jürgen Rose, qui centrait le propos autour de l’univers mental de Werther, en mettant en perspective toute l’intrigue. Susan Graham campait une Charlotte très maternelle et vocalement impressionnante, Ludovic Tézier alternait avec Villazon dans la version pour baryton de l’opéra de Massenet, et chantait Albertavec son élégance coutumière lorsque Villazon était Werther . Alain Vernhes comme toujours faisait un bailli humain et très présent vocalement, et Villazon, sans être au mieux de ses capacités vocales, donnait du héros goethéen une vision très romantique, montrait une grande fragilité psychologique, avec un timbre, notamment dans le medium, enchanteur et lumineux; quant à la direction de Nagano, elle était non pas froide (on accuse souvent ce chef d’être trop distancié), mais très analytique, très claire, et particulièrement contrastée: un très beau moment.

3258_2009-10-werth-134.1265478745.jpg© Opéra national de Paris/ Elisa Haberer
Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier, Anne-Catherine Gillet

Le Werther présenté cette saison va dans une tout autre direction. La mise en scène de Benoît Jacquot concentre le propos sur l’intrigue, elle est une regard non sur une âme, comme chez Jürgen Rose, mais sur une situation: ce sont les personnages essentiels sur qui se concentre la vision, sur les ressorts psychologiques de ces deux corps qui sans cesse se rapprochent se frôlent puis s’éloignent, sur cet érotisme de l’interdit qui finit par être insupportable. Le décor est minimaliste (une terrasse, un mur) l’intérieur de la maison d’Albert est d’une austérité pesante, la chambre de Werther  au milieu de l’immense plateau de Bastille renforce l’idée d’isolement et de singularité. Les éclairages d’André Diot tour à tour ombres et lumière accompagnent la situation d’une manière magistrale, et la manière de Benoît  Jacquot de concentrer tout sur l’aventure humaine du trio Werther/Charlotte/Albert en plaçant “hors champ” tout ce qui peut être anecdotique (l’anniversaire du Pasteur, les chants de Noël) renforce la couleur tragique de l’oeuvre. La tension qui naît des duos n’en est que plus palpable, le troisième acte étant  d’une force singulière, qui tranche fortement avec les deux premiers. Un beau travail sur l’acteur, une mise en scène solide qui sait souligner l’essentiel avec une économie de moyens qui en renforce les effets.

Musicalement, on ne peut que rester subjugué de ce que l’on a entendu. Rien à dire de la distribution réunie, en tous points exemplaire: Alain Vernhes reste ce bailli si humain, à la voix sonore et impressionnante qu’on avait entendue l’an derneir. Ludovic Tézier (est-ce l’effet de la mise en scène?) à l’élégance vocale presque glacée en devient glaçant et terrible. Son jeu me paraît plus impressionnant que l’an dernier, et sa prestation vocale parfaite, de cette perfection qui finit par effrayer. Anne Catherine Gillet est une Sophie fraîche, sensible, engagée, et vocalement sans reproches: cette jeune chanteuse confirme à chaque apparition qu’elle est l’une des futures étoiles du chant français.

Sophie Koch est absolument exceptionnelle. Susan Graham l’an dernier avait cette distance que confère la maturité qui s’étonne d’elle-même, et c’était tout aussi magnifique. Sophie Koch est d’abord la jeunesse, sur qui s’abat la tragédie. Cette jeunesse, elle la respire par son engagement, sa fraicheur, la force d’une voix naturelle et puissante: l’interprétation devient de plus en plus tendue, de plus en plus engagée au fur et à mesure des actes. Beaucoup d’amis à moi ne l’appréciaient pas, ceux qui l’ont entendue dans Brangäne à Covent Garden l’automne dernier ont admis enfin que cette chanteuse avait un vrai talent, qui tenait la route, même face à une Nina Stemme au zénith. Cette Charlotte si juste, si neuve, si torturée, revient mettre définitivement les pendules à l’heure. Nous tenons là une très grande artiste.

040220101587.1265478188.jpgSophie Koch et Jonas Kaufmann

Reste Jonas Kaufmann. Son entrée en scène (vêtu de bleu, avec des lunettes de soleil) surprend, on n’attend pas un Werther avec un timbre aussi sombre, mais en trois minutes, la messe est dite: car tout y est. Je suis encore sous le coup de l’étonnement admiratif. J’ai plusieurs fois entendu Jonas Kaufmann (Fidelio, Traviata, Bohème, Damnation de Faust, Carmen, Königskinder), à chaque fois la performance, le style, la technique m’ont bluffé. Même si je persiste à penser qu’il devrait abandonner les personnages italiens du type Alfredo ou Rodolfo, qui à mon avis ne correspondent ni à son timbre, ni à sa manière de chanter,où  il est sans reproche, mais sans vraie singularité. Dans Werther, tout est balayé: il a d’abord le physique du rôle, il a aussi la culture du rôle. Son français est parfait. Et on sait combien le texte est essentiel dans le chant français, tant par le sens que par l’expression. Rousseau disait déjà dans la Lettre sur la musique française que le français  était une langue a priori peu adaptée à la musique; langue sans accents, elle ne colle pas forcément à une mélodie, et elle contraint à substituer ce défaut par des artifices de style et un grand contrôle (importance des demi-teintes, des mezzavoce). Le chant de Kaufmann est contrôlé, avec une technique de fer, des aigus triomphants, des demi-teintes à se damner, des murmures émis avec une telle science que même à la Bastille on entend tout avec une clarté confondante. Alors évidemment, on pense à l’autre Werther, Alfredo Kraus, qui avait lui aussi une technique et un sens du texte et du mot exemplaires et qui fut le Werther de la seconde moitié du XXème siècle. On pourra le préférer à Kaufmann, à cause de ce timbre éclatant et méditérranéen que Kaufmann n’a pas, mais justement, ce timbre sombre convient bien à Werther, ce personnage décrit comme dépressif, incapable de sourire. La mise en scène, avare de mouvements, qui souligne l’intériorité des personnages, qui ne leur concède que de s’effleurer et non se toucher, est exactement la métaphore de cette voix, à la fois incroyablement solide et toute en effleurements. En l’entendant l’autre soir, je me prenais à découvrir sans cesse des perfections à cette incroyable performance que je compte parmi les expériences les plus rares de ma longue vie d’opéra. Ce qui frappe chez Kaufmann, c’est qu’il peut déjà tout chanter: de Florestan à Rodolfo! Sans nul doute pourra-t-il aussi chanter Samson, il en a évidemment les potentialités, et on attend ses Wagner. Mais je dois le dire et le répéter à l’envi parce que cette performance est ancrée en moi depuis deux jours, j’ai vu, émerveillé, Alfredo Kraus en 1984 et je place Kaufmann d’emblée à ce niveau de perfection. Littéralement éblouissant.

040220101591.1265478207.jpgJonas Kaufmann

040220101594.1265478228.jpgSaluts le 4 février, Plasson serrant Sophie Koch et Jonas Kaufmann

A cette distribution sans reproches correspond une direction musicale de très haut lignage. Je ne suis pas un fan de Michel Plasson, dont j’ai apprécié certaines interprétations (Faust de Gounod, Guercoeur de Magnard). J’aime son Werther au disque, à cause de Kraus et de la merveilleuse Troyanos. je n’aime pas toujours son approche à l’orchestre, quelquefois un peu trop pâteuse pour mon goût, ne manquant jamais de justesse, mais quelquefois de clarté. L’approche de Nagano l’an dernier m’avait vraiment séduit justement par sa clarté cristalline. Mais Plasson avec une autre approche réussit à accompagner les chanteurs comme on accompagnerait un Lied, attentif au moindre souffle, à la moindre inflexion, amenant l’orchestre à murmurer à l’unisson, à éclater quand il le faut, mais en ne couvrant jamais les voix. Un travail vraiment magnifique.

Quand direction musicale, chant, et mise en scène réussissent chacun dans leur ordre à être aussi proches de la perfection, on comprend que le résultat à la scène ne peut qu’être un sommet aujourd’hui difficilement égalable. Il nous reste à souhaiter très vite que ce Werther soit repris, et que la captation d’ARTE devienne un DVD qu’on s’empressera d’ajouter à sa discothèque . En attendant, vous trouverez le lien ci-contre, pour courir sur le site d’ARTE la regarder si vous l’avez laissé échapper.