BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 4 JUIN 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO;Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III Festwiese Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl
Acte III Festwiese Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl

Die Meistersinger von Nürnberg avec Kirill Petrenko, c’est une de ces rencontres qu’on attend avec impatience, tant l’œuvre est un opéra de chef, et tant les expériences wagnériennes de Kirill Petrenko, et notamment Das Rheingold, l’œuvre qui du point de vue de l’exploitation du théâtre et du dialogue de théâtre s’en rapproche le plus, nous ont préparés à un type d’approche qui convient merveilleusement à ce chef. On connaît depuis octobre (la magnifique production de Berlin) le prodigieux Sachs de Wolfgang Koch, et on en attend ici la confirmation. On ne connaît pas en revanche le Walther de Jonas Kaufmann, qui devrait donner une idée de ce que peut-être le « bel canto » germanique .
Source d’interrogation aussi, la production de David Bösch, un artiste qu’on voit désormais affiché sur toutes les scènes allemandes; lorsqu’il fit son Simon Boccanegra à Lyon, il était inconnu. C’est, deux ans après, une star de la mise en scène. Les choses vont vite.
Pour ceux qui ne connaissent pas bien l’œuvre, je conseille vivement aux lecteurs hispanophones, et même aux autres car l’intercompréhension des langues romanes est une réalité, la lecture de l’article propédeutique d’Alejandro Martinez sur Les Maîtres Chanteurs, Wagner et la Tradition .
J’ai si souvent écrit ces dernières années sur Die Meistersinger von Nürnberg que je ne veux pas (trop) me répéter. Je renvoie donc le lecteur à mes articles sur la production de Karlsruhe de Tobias Kratzer et celle de Berlin d’Andrea Moses d’octobre dernier  toutes deux référentielles, pour des raisons différentes. Celle de Berlin passionnante au niveau scénique était emportée par une distribution et une direction musicale exceptionnelles. Les deux productions posent les grandes questions qui sous-tendent l’œuvre de Wagner, qui reste pour moi la plus complexe et la plus riche de toute sa production, celle de Karlsruhe pose la question artistique et celle de la réception scénique, et celle de Berlin pose la question de l’Allemagne, l’Allemagne d’aujourd’hui, face à une œuvre qui a été malgré elle emblématique du nazisme.
La production de David Bösch montre qu’il connaît parfaitement les dernières productions de l’œuvre, notamment depuis Katharina Wagner à Bayreuth qu’il cite (utilisation du pot de peinture et du pinceau, et Festwiese devenue une sorte de concours Eurovision, ici Pognervision), mais aussi la valorisation des « Maîtres chanteurs » des générations précédentes (belle trouvaille de la production berlinoise, citée ici par la mise en valeur du Kothner de Eike Wilm Schulte, 76 ans et grande référence des années 80 et 90), ou le traitement du personnage de Sachs, qui n’est pas très éloigné du traitement qu’en donne Andrea Moses à Berlin. On peut aussi se demander si l’idée du départ final des amoureux n’est pas venue d’une connaissance directe ou indirecte de la production de Pierre Strosser à Genève (2006) où Eva (Anja Harteros) et Stolzing (Klaus Florian Vogt) partaient, valise à la main, après avoir refusé la dignité de Maître Chanteur.
Tout cela pour dire que les regards sur Die Meistersinger von Nürnberg, depuis une dizaine d’années, ont profondément évolué, et on peut dire que l’approche très sarcastique et prodigieusement intelligente de Katharina Wagner à Bayreuth a libéré le regard.

Backmesser (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

J’ai lu un peu de bêtises sur l’approche de David Bösch, qui est tout sauf légère et humoristique, malgré la présence de gags (l’expression d’ailleurs ne me plaît pas parce qu’elle ne correspond pas à la situation) : le personnage de Beckmesser ici n’est pas du tout ridicule ; pour s’en persuader il suffirait de rappeler la pantomime du 3ème acte où, entrant dans la maison de Sachs assis dans son fauteuil roulant (après le charivari du 2ème acte), il est surpris par Eva et lui offre timidement un bouquet, qu’elle finit après une hésitation par refuser. Tant de choses ici traversent l’esprit, l’hésitation d’Eva, visiblement touchée, le regard désespéré de Beckmesser, sa volonté destructrice – il veut brûler le camion de Sachs en maniant un bidon d’essence, puis ses papiers, et aussitôt après il s’apprête à se servir du Lied comme mèche pour se supprimer, début d’une attitude qui culminera à la scène finale par son suicide après avoir tenté d’abattre Sachs- c’est juste avant d’allumer la mèche-Lied qu’il lit le papier et comprend qu’il faut le garder-; c’est assez mal parti pour en faire un clown, mais j’attends qu’on me le prouve. Même son chant du 2ème acte, perché sur un élévateur en posture instable, est motivé : bien sûr, au premier degré cela fait rire, mais ensuite, l’instabilité est emblématique de la situation du personnage et surtout la position hasardeuse sur une plateforme instable provoque naturellement une instabilité vocale que Sachs s’empresse de traduire en fautes à coups de marteau.

Backmesser 5Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) sc.finale ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) sc.finale ©Wilfried Hösl

Ce Beckmesser-là, tragi-comique, est assez proche de celui de Katharina Wagner, isolé, incompris, en marge. Et Markus Eiche par son chant noble et sérieux, à l’opposé des simagrées d’un Bo Skovhus à Paris, est cohérent avec la vision scénique : il n’est jamais ridicule, mais bien plutôt pathétique. Son apparition finale avec son costume à paillettes et son Marcel à résilles, accentue le décalage et l’éloignement d’avec les autres, lui aussi y joue son destin d’individu, lui aussi se sait comme Walther, en marge de ce petit monde, et il va jusqu’au bout, pour se singulariser, pour se faire remarquer d’Eva, désespérément.
David Bösch replace Die Meistersinger von Nürnberg dans l’écrin voulu par Wagner, celui d’une petite communauté utopique qui ne cesse de se survivre à elle-même, c’était chez Andrea Moses à Berlin, dans l’Allemagne reconstruite à la recherche d’une identité qui ne soit pas un nationalisme, c’est ici à travers la petite communauté très fermée, comme une zone de non-droit ou de droit autonome, d’une « cité » ( j’ aime l’expression, qui renvoie aussi bien à l’entité politique de l’antiquité grecque qu’à l’entité sociale de nos banlieues), monde de béton couvert d‘antennes paraboliques. On le voit aussi à la manière dont la police – le Nachtwächter – est traitée, comme venue de l’extérieur, qui dérange la vie du groupe et qui finit par être molestée (ballet des matraques faisant le signe de croix finissant en bagarre menaçante dont Beckmesser est aussi la victime). C’est bien ici un monde d’aujourd’hui qui est représenté, comme si d’ailleurs on y tournait le film des Meistersinger, le décor du premier acte est un plateau de tournage et on y voit au fond les façades décor qui cadrent le deuxième acte. Un film, c’est à dire encore un monde encore plus clos, une histoire fermée, avec un début, une ligne, et surtout une fin…

Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl

Sachs, maître chanteur et maître chausseur, est un artisan vagabond, c’est ce qui lui reste du Walther qu’il a dû être jadis. Et sa camionnette Citroën (le type H né en 1948) est bien la trace qui reste de cette vie de jadis, elle est une présence symbolique forte (marquant aussi la génération de Sachs), mais en même temps une menace d’absence et de départ, lieu géométrique de ce monde où l’artisanat devient aussi le foyer de l’art (voir le discours de David sur le chant au premier acte) : mais la camionnette de Sachs, d’où sortent les chaussures parfaites et l’art parfait des maîtres est un tout petit monde, loin de l’utopie universaliste et platonicienne rêvée par Wagner : après les crises, après les regards divers sur la signification de l’œuvre, arrive la modernité d’un tout petit monde, une sorte de village gaulois où certains survivent (Sachs) d’autres ont réussi comme Pogner avec sa belle voiture, son costume blanc et sa chemise noire, qui suscite le concours de chant ou ce qu’il en reste pour afficher sa générosité, sa réussite, mais aussi le dévoiement des valeurs voulues par Wagner.

Ce monde des Maîtres, vu par Bösch, est un monde déjà à l’imparfait. Et l’arrivée de Stolzing, bien vivant, bien présent, bien d’aujourd’hui, un vagabond-wanderer avec son sac et sa guitare, est dès le début contradictoire avec ce monde ; d’ailleurs, dès la première scène, il entraîne Eva en la tirant de sa procession pour la pousser dans un pick-up. L’enlèvement hic et nunc avant celui projeté du 2ème acte. Le petit monde de « Nürnberg-la-cité » est aussi traversé au sens propre par la religion (plusieurs fois le signe de croix) et par cette procession initiale bien ordonnée et bien traditionnelle d’où Eva est extraite, dont l’ordre est dérangé par un Stolzing qui n’a rien à faire des curés : un monde moderne, certes, un monde à part, certes, mais un monde de religion fossile d’où les Lumières sont bien absentes. Notre aujourd’hui en somme.
Dans cet espace, studio de tournage (tout noir…le noir et le gris sont les couleurs dominantes de la scène), studio de répétition, tout le premier acte, où se cristallise le débat autour de l’art, se déroule à la fois, traditionnel et non. L’arrivée des apprentis et des jeunes est beaucoup plus désordonnée, malgré leurs costumes de pensionnaires d’institution religieuse, la mise en ordre de l’espace pour la réunion, autour d’une estrade qui ressemble à un ring qui prend dans certaines mises en scène un temps infini est ici réduite à son minimum. Le gouvernement des maîtres et leur histoire est marquée par des classeurs qu’on apporte ou qui sont perchés sur les échafaudages. On voit bien que tout n’est que survivance ou archive, Die Meistersinger von Nürnberg sous respirateur, et Walther ne prend pas ces rites ou ces restes de rites avec grand sérieux. Son attitude rappelle en plus souriant, plus « gentil », moins insupportable, celle du Stolzing vu par Katharina Wagner. Kaufmann est impayable, irrésistiblement sympathique dans ce rôle de Walther-qui-s’en-fout. Car Bösch ne voit dans Walther que celui qui va chercher à conquérir Eva « à la régulière » en essayant de devenir maître. Le personnage de Walther est cohérent d’un bout à l’autre de l’opéra, jusqu’au bout, il reste un Wanderer, jusqu’au bout, il poursuit son but unique, conquérir Eva, et jusqu’au bout, il reste aussi un artiste qui passe sans égard pour les pères ou les maîtres. D’ailleurs, furieux d’avoir été refusé, il brise le buste de Wagner à la fin de l’acte I.
À l’acte II, quand le couple (comme dans Tristan) se retrouve seul, que Lene-Brangäne s’est effacée, ils finissent par se cacher derrière la camionnette, mais sans cesse Walther observe ce qui se passe entre Sachs et Beckmesser, et notamment, il entend la leçon de chant donnée par Sachs.
David Bösch est un conducteur d’acteur remarquable et donne à chacun un rôle, un petit geste, une attitude. Tout est profondément vital, tout est naturel et fluide, rien d ‘apprêté, rien de théâtral au sens péjoratif du terme, ce petit jeu de Walther dans cette scène, où Kaufmann est magistral, prodigieux de naturel, en est l’un de ces exemples. D’ailleurs l’attitude du personnage, sa manière de se tenir en scène, sa manière de poser le corps, tout cela est très précisément travaillé : quand Kaufmann chante le Lied pour le concours, il n’a plus du tout la même attitude de chanteur que lorsqu’il s’y essaie dans les autres actes et c’est là l’une des idées très originales du travail mené sur Stolzing.
L’histoire que nous raconte Bösch, c’est l’histoire douce-amère de la fin des Maîtres, ou plutôt, de l’impossibilité de mener une utopie collective dans le monde d’aujourd’hui où l’individu revendique son existence et son bonheur privé, c’est évidemment le cas de Beckmesser, à la fois complexé par Sachs et vraiment amoureux d’Eva,  qui essaie d’investir le concours aux fins de reconnaissance artistique et amoureuse, et qui finit par l’autodétruire, c’est le cas de Stolzing, qui ne se lance dans la conquête du titre de Maître que pour conquérir Eva, d’ailleurs à peine a-t-il fini son air au troisième acte qu’il grimpe à la tribune vers elle, indifférent aux vivats de la foule. Il poursuit ce but et n’en a rien à faire des Maîtres Chanteurs, avec un égoïsme d’ailleurs marqué et une relation à Sachs au total assez indifférente.

David (Benjamin Bruns) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte I ©Wilfried Hösl
David (Benjamin Bruns) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte I ©Wilfried Hösl

Pour une fois, Madgalene et David existent sur le plateau, grâce aux personnalités scéniques marquées de Okka von der Damerau et Benjamin Bruns, qui campe un David qui serait presque un jeune Beckmesser, soucieux de respecter à la lettre toutes les règles, dans son costume mal coupé et son style vieillot, qui suscite la raillerie de ses amis. Ceux-ci réussissent à le saouler à la fin, et il manque de vomir sur le trophée (autre signe de la fin des maîtres) en une parodie de la parodie : là où Beckmesser s’écrabouille, David n’en est pas si loin, l’élève de Sachs ivre risque de ruiner le bel ordonnancement de la fête.
Le traitement des femmes n’est pas l’essentiel de la comédie de Wagner : une Anja Harteros avait réussi à faire exister Eva. Il faut attendre le troisième acte pour que la personnalité de Sara Jakubiak s’impose, mais l’apparition de Magdalene déguisée en Mélisande dans la loge de proscenium, pendant que Beckmesser la séduit restera une des images désopilantes de cette soirée, qui n’en compte pas tant que ça.
On le voit, nous sommes loin d’un spectacle superficiel et passe partout. David Bösch réfléchit sur le sens de l’utopie wagnérienne aujourd’hui et sur sa survivance, au même titre que d’autres traditions (voir les jolies photos du programme de salle, comme toujours luxueux) de vie collective (le foot) et de fêtes de la cité, aux prises avec la marchandisation. La Festwiese, avec ses vidéos mal fichues, mal montées, ses images qui sautent, l’ironie de la Pognervision avec la mire de l’Eurovision, les commentaires projetés qui ressemblent aux aboiements des animateurs TV, jusqu’à la manière un peu vulgaire dont est annoncé le Kothner de Eike Wilm Schulte, tout cela nous indique à la fois le souci de mimer un monde désormais obligé, mais avec les moyens du bord. Et quand tout est dit, quand la fête est finie et que sous des paillettes désormais hors de propos Stolzing part avec Eva, les écrans se coupent et deviennent neigeux. La fête et finie et les banderoles s’écroulent. Loin de faire une simple actualisation, Bösch impose une vision grise de la survivance des traditions et de ce que la collectivité y investit, en s’appuyant en même temps sur les travaux qui l’ont précédé, en les rappelant, et il rejoint le pessimisme de Katharina Wagner. La production d’Andrea Moses à Berlin était plus souriante, plus ouverte, la collectivité finissait par vaincre et l’optimisme était de rigueur. Chez Bösch, la mort de Beckmesser marque aussi une certaine mort d’un art ritualisé et fossilisé, au point que m’a traversé l’esprit de voir sur scène la mort de la musique classique ou de l’opéra…Ainsi, on se trouve devant une mise en scène sérieuse, profonde, passionnante même, d’une grande intelligence, même si j’ai personnellement préféré et Kratzer (Karlsruhe) et Moses (Berlin).

Charivari de l'acte II (final) ©Wilfried Hösl
Charivari de l’acte II (final) ©Wilfried Hösl

Pourtant, rien de fossilisé dans ce que nous avons entendu, mais au contraire l’exemple même de la vitalité, dominé par un chef d’orchestre, je devrais dire un homme-orchestre du nom de Kirill Petrenko. Bien évidemment, je vais rappeler d’abord la question centrale de la Gesamtkunstwerk chez Wagner, et notamment dans Meistersinger, où la musique n’accompagne pas les chanteurs et le plateau, parce qu’elle est elle-même le plateau. Autant ce que Bösch montre sur scène est l’invasion de la revendication individuelle face aux manifestations collectives, autant ce que montre Petrenko dans la fosse, c’est une aventure collective, où scène et fosse sont profondément et subtilement tressés, où il n’y a pas de « vedettes », où les chanteurs ne cherchent pas à briller, à faire du son. Dans cette approche, le son, y compris dans la Festwiese, n’est pas le but, ni la représentation, mais il est exactement ce que voulait Wagner, la fête collective, la manifestation collective d’une utopie qui est utopie musicale. Ce qui me frappe d’abord, c’est que l’histoire que Bösch nous raconte ne peut fonctionner qu’avec une approche qui mobilise plateau et fosse dans l’expression d’une musique globale où personne ne prend le pas sur l’autre, c’est l’aventure collective du théâtre musical qui nous est racontée ici, avec une attention aux paroles, avec une attention à la moindre des mesures, au moindre des instruments (jusqu’aux sourdines, traitées pour chaque instrument – les cuivres !- de manière diversifiée) qui devient alors personnage d’un univers collectif. N’en déplaise aux « adorateurs » du son bien sonore qu’on entend souvent dans cette œuvre, n’en déplaise aux amateurs de pâmoisons wagnériens, Petrenko ne travaille pas le son, mais sans cesse le ton, et le sens. Il essaie à chaque moment de trouver le ton juste d’une situation et donc, par force, il n’y a pas de moments musicaux, mais une continuité, une linéarité dramatique qui force l’admiration, et l’admiration éperdue. On avait déjà remarqué cela dans son Ring à Bayreuth, ce souci d’épouser les mouvements du drame, sans se laisser aller à l’onanisme sonore. C’est une vision de Wagner sans doute nouvelle, et qui demande une précision redoutable, parce que si l’on entend tout, et même ce qu’on a jamais entendu, dans la moindre modulation, c’est pour que l’action se déroule, pour que Gesamtkunstwerk fasse sens par un travail d’orfèvre qui a dû demander à l’orchestre – phénoménal – un engagement de tous les instants pour ne jamais se faire entendre pour se faire entendre mais pour faire entendre. Tout va ensemble ici et l’extraordinaire accueil du public (une petite trentaine de minutes de triomphe), les rappels à n’en plus finir, les hurlements à l’arrivée sur scène du chef, sont aussi l’expression d’une surprise. On n’arrivait pas à réaliser que cela pouvait aussi sonner comme ça. Car c’est le drame qui prime et la parole ; la parole, car c’est une comédie, et une comédie en musique. C’est la parole qui dicte ses lois à la musique, et qui dicte les sourdines, les silences, la retenue. D’où l’extrême soin à la diction de chacun des protagonistes, d’où aussi – oserais-je ce sacrilège ?- une manière de faire qui rappelle le rôle de la musique dans l’opérette, qui accompagne l’action, qui entoure les paroles. C’est un Wagner de « forme opérettique », avec un volume sonore volontairement contenu quelquefois, avec une « légèreté » qu’on n’avait jamais entendue ainsi dans l’œuvre. Quand on entend ce que Petrenko fait de Fledermaus, on comprend ce qu’il peut faire de Meistersinger.
Que le lecteur m’excuse : j’essaie simplement d’expliquer ce que cette direction a de singulier, combien elle imprime à l’œuvre qu’on a si souvent surgonflée au niveau sonore un regard qui se dilue sans cesse dans les dialogues, dans les mots, des mots qui sont des maîtres mots parce qu’il n’est question dans cette œuvre sur l’art que de l’art du dire, que des mots et de leur agencement, que de poésie. Et littéralement, Petrenko prend Wagner au mot, et cela devient magique, parce qu’on comprend alors tout de la signification de l’œuvre. Il ne prend pas prétexte d’un moment (le prélude du 3ème acte, voire le quintette – au demeurant parfait, si singulier et si simple – c’est cette simplicité même qui provoque l’émotion) pour montrer les muscles, il évoque une situation, et la mise en scène intelligemment ouvre le rideau avant la fin du prélude, pour montrer une continuité, pour montrer une méditation, car le prélude du 3ème acte, ce n’est pas de la musique, c’est l’âme de Sachs qui déjà, a renoncé volontairement. Ainsi trouve-t-on dans ce travail et l’eau et le feu, et la lumière et l’ombre, une énergie et doublée d’une intensité incroyables, presque démoniaques, et en même temps une linéarité et une fluidité qui stupéfient.
Alors, au service d’une conception si neuve, si radicale aussi, Kirill Petrenko le démiurge a mis tout le monde « au diapason » : le chœur d ‘abord, le magnifique chœur de la Bayerische Staatsoper, qui peut-être jamais n’a chanté avec cet engagement : le “Wach’auf ”  du début de la Festwiese, tenu au-delà du raisonnable et pour notre enchantement et notre étonnement fut un signal, le signal du texte, qui parle de l’universalité, d’occident à orient, qui parle de jour, qui respire à lui seul. Même impression au final du 2ème acte, où j’ai l’habitude d’entendre un orchestre rythmer le crescendo, et Petrenko place le chœur au centre de la tension et du rythme, c’est le chœur qui fait tension et crescendo. Dans ce crescendo rossinien où chez Rossini l’orchestre palpite pour faire palpiter le chœur ou les ensembles, c’est ici une démarche presque inversée où c’est le chœur, les voix humaines, les fragilités ou les solidités humaines, qui conduisent la scène. Ce fut unique.
Il faudrait pour rendre justice à ce travail de dentelle musicale envisager non seulement d’évoquer le plateau et les solistes, mais chaque pupitre pris individuellement, tant chaque pupitre constitue un personnage singulier dans cette vision globale : l’orchestre, comme le plateau est récit, est histoire. Nous ne sommes pas dans une configuration habituelle où l’orchestre accompagne les solistes, et ainsi « commenterait », nous sommes dans une configuration d’une action partagée, sans aucun commentaire, puisque la musique est action, puis le soliste est action. Dans la comédie, effectivement, il y a une volonté de mise en relief des événements et des effets de situations en direct.
J’ai souvent interpellé la scène d’entrée de Beckmesser dans le bureau de Sachs au troisième acte où la musique de Wagner détermine les gestes et les mouvements du personnage (à moins que ce ne soit l’inverse), mais en tous cas invente un fonctionnement qui sera largement repris dans le dessin animé plus tard. Dans la mise en scène de Bösch, où Beckmesser est en fauteuil roulant, la pantomime est d’autant plus difficile, et la mise en scène réussit à suivre aussi les mouvements de la musique en élargissant la pantomime : entrée de Beckmesser, arrivée d’Eva, don du bouquet, refus d’Eva, désespoir de Beckmesser, recherche de vengeance, bidon d’essence, renonciation, allumage raté d’une allumette pour brûler les papiers de Sachs ou s’immoler soi-même et enfin découverte du Lied. Tout cela, en rythme, tout cela en suivant les mouvements de la musique, à moins dans ce cas que ce ne soit la musique qui ne suive les mouvements de Beckmesser et notamment la dialectique action-renonciation-vengeance. L’interaction est totale et musique et mise en scène se contraignent l’une l’autre. On ne peut donc parler du plateau comme une entité autonome, chaque parole, chaque geste, chaque couleur trouvant un écho précis dans l’orchestre – d’où cette impression de découverte de sons nouveaux, d’interventions ou de phrases musicales nouvelles. Simplement, Kirill Petrenko révèle par ce travail incroyable l’extrême complexité de la partition, l’extrême foisonnement d’une musique exclusivement dédiée à colorer le texte et ne fonctionnant jamais de manière autonome. Alors, comme dans la fosse, le plateau doit refléter cette complexité de la parole qui génère elle-même ses propres notes, et d’une partition qui est – Wagner lui-même le disait- au service du texte. Si l’on ne perçoit pas la prééminence du texte, on perd ce qui fait la singularité de cet opéra, et ce qui en fait en quelque sorte la vision théorique de Wagner sur la Comédie, un substitut du livre de la Poétique d’Aristote qui est perdu . C’est pourquoi Strauss réussit si bien à Petrenko : son Rosenkavalier, la version féminine de l’histoire de Meistersinger, est aussi référentiel car c’est aussi une comédie en musique, et en écho.

Pogner (Christoph Fischesser) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte III ©Wilfried Hösl
Pogner (Christoph Fischesser) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte III ©Wilfried Hösl

Ainsi du destin de Jonas Kaufmann sur ce plateau où tous de Sachs au dernier des choristes, et jusqu’au dernier des pupitres, participent à l’élaboration collective d’un texte et jouent « en collectif » la musique de cette œuvre dont la mise en scène conteste la pérennité. Œuvre collective, cela veut dire que personne, ni orchestre, ni voix ne doit avoir de prééminence, que seul le déroulé textuel doit éclairer. D’où un orchestre qui semble étouffé à certains moments, vouloir qu’il sonne plus n’est que la preuve d’une incompréhension fondamentale et de l’œuvre, et de l’entreprise ici mise en jeu. Jonas Kaufmann a été jugé par certains « peu à l’aise », moins à l’aise que dans d’autres rôles, « en petite forme », ou un peu discret. Pourtant, je pense qu’il a donné ici une vraie leçon, une leçon de modestie, une leçon d’intelligence, une vraie leçon artistique. Il ne cesse, tout au long de l’œuvre, de mimer le parcours artistique qui part du premier air du premier acte, maladroit, mais riche de potentiel au départ, pour arriver à la « maîtrise » du Lied de la Festwiese, où immédiatement, par la franchise de l’attaque, par l’alternance d’héroïsme et de lyrisme, par l’engagement même, il montre à la fois que c’est un chant de maître, qu’il donne tout, qu’il se jette dans l’arène, mais non pas pour le plaisir de dire un beau texte et de chanter un bel air, mais pour conquérir sa belle : le chevalier qui dédie à sa belle son tournoi, parcours inverse d’un Tannhäuser qui oublie Elisabeth et le monde où il est lors du tournoi, pour défendre une thèse et un art…Le Walther de David Bösch et de Jonas Kaufmann est un vagabond de l’art, – il le dit d’ailleurs – dont les seuls règles sont l’inspiration et la fureur de l’instant. Le monde des maîtres et des règles lui est inconnu, et il va s’y soumettre non pour faire de l’art mais pour séduire et conquérir. Walther pour être cohérent avec lui-même ne peut devenir maître, qui signifierait soumission au travail. La soumission au travail, elle est temporaire : la fin justifie les moyens. Walther est un voyageur (avec bagage) qui dès la première scène se trouve prêt à enlever Eva dans un pick-up. Cette revendication individuelle de bonheur personnel, c’est l’art qui va lui permettre de la satisfaire : des maîtres il se moque du début à la fin. C’est bien l’anti-Beckmesser, qui pour les mêmes raisons que lui (la conquête d’Eva) va se réfugier derrière les règles dont l’autre se moque, tous deux chantent remarquablement, mais l’un est libre et l’autre pas.Et il n’y a pas d’art sans liberté. Walther est bien voleur de feu.
Alors l’acteur Kaufmann se montre d’une liberté et d’une agilité étonnantes en scène, jamais de cabotinage, jamais de posture, il joue et chante avec un naturel confondant, et surtout, il sait graduer son chant : il chante très bien du premier au troisième acte, sans aucun doute, mais comme m’a dit un ami « c’est drôle, il ne chante pas comme d’habitude », comme si on ne reconnaissait pas dans ce Walther-là la star dont on a l’habitude. Effectivement, il chante très bien mais sans jamais exagérer, sans « maniérer » la parole, sans même ses mezze voci dont les vociomani font des gorges chaudes. L’enjeu de tout ce parcours, c’est de chanter le Lied final et de montrer la différence. Pour la première fois, j’ai perçu la différence entre le chant magnifique qui précédait, mais encore habituel, et le chant extra-ordinaire du Lied, fait d’énergie, de douceur, de désir frémissant, fait d’une personnalité conquise, comme Sachs le lui a enseigné, conquise et conquérante. Ce passage-là, d’un chant « amateur » plein de potentialités au chant dominé et « maîtrisé », Kaufmann nous l’a fait percevoir, et c’est au sens propre, magistral.

Sachs (Wolfgang Koch) Eva (Sara Jakubiak) Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Sachs (Wolfgang Koch) Eva (Sara Jakubiak) Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

Le cas de Wolfgang Koch est différent. Koch est avant d’être un chanteur, un diseur : jamais il ne donnera de la voix pour la voix, mais il en donnera s’il faut pour la situation, pour le jeu, pour le texte. Je me souviens, lorsque tout jeune, il fit avec Boulez « Von heute auf morgen » de Schönberg, comment il savait colorer, comment déjà il infléchissait la voix et la pliait au sens. On peut difficilement comprendre son chant si l’on n’a pas dans l’oreille son deuxième acte de Walkyrie, peut-être le plus magistral jamais entendu en ce qui concerne l’expressivité et l’émission. Il y avait dans la fosse un certain Petrenko, qui épousait chaque mot. C’est ce qui se passe ici, du chant habité par le sens, où ce qui se dit est primordial, où entendre chaque inflexion est essentiel, parce que toute l’œuvre est là. Sachs ne cesse de parler des mots, je l’ai déjà évoqué, et Wagner veut produire ce que Sachs dit, et veut montrer le tissu inextricable du texte, du sens et de la musique, faisant de la musique un chant proféré. Ce qui frappe dans ce chant, c’est – on me pardonnera ce truisme, c’est qu’il est chanté, c’est que la parole seule ne peut rien si elle n’est pas chantée, c’est que le sens vient de l’alliance du verbe et de la note, c’est que le texte est expressif parce qu’il est chanté, mais chanté pour produire du sens et pas du son. Il est à l’unisson de Petrenko, et c’est aussi pourquoi ils travaillent bien ensemble. Koch n’est pas un artiste qui s’affiche, n’est pas un histrion, mais c’est un artisan de la parole, et en ce sens, il ne chante pas Sachs, il est Sachs. Il est au moins le Sachs voulu par ce chef, un Sachs profond, un Sachs humain et un Sachs authentiquement artisan, dans le rôle et dans son interprétation. Et dans une perspective très différente à Berlin, avec un Barenboim au sommet, il réussissait aussi à transmettre cette magistrale leçon de modestie, à servir humblement les paroles et un texte, avec une musicalité et une expressivité rares. Bien sûr, dans une perspective de ce type, inutile de chercher la note qui ou que…il cherche d’abord la note en situation, mais la voix laisse tout le temps entendre son potentiel, sans jamais en abuser. Hawlata était un Sachs d’une rare intelligence, qui servait magnifiquement la « conversation », mais pas la note…Volle avait les deux, et la profondeur de la basse, mais avait du mal à tenir la distance d’un rôle écrasant. Koch c’est d’abord un extraordinaire naturel, avec une voix qui n’a pas la profondeur de certains Sachs, mais qui a en revanche la chaleur, la clarté, la sonorité, voire une certaine jeunesse, celle du cœur et pas celle de l’âge, et qui sait, tout comme Kaufmann, se fondre dans un ensemble, dans une troupe, et Meistersinger est un opéra de troupe. Magistral, lui aussi. Leçon de chant, leçon d’intelligence, leçon de profondeur, leçon de modestie.
Markus Eiche est Beckmesser, il fait partie de ces Beckmesser à la voix magnifique. Volle en fut un, anthologique plus que son Sachs à mon avis, Hermann Prey en fut un, incroyable de dignité et merveilleux chanteur. Eiche n’est jamais une caricature, il affronte le rôle sans cesse avec cette voix chaleureuse et profonde, sans rien abdiquer, et même s’il est maladroit et si le personnage est autodestructeur. Ce n’est jamais un comique, même dans les situations les plus périlleuses (au deuxième acte) ; rarement dans une mise en scène Beckmesser fut plus émouvant, y compris lorsqu’il arbore ce costume à paillettes impossible à la fin : bien sûr il fait rire, mais de ce rire fataliste et vaguement gêné, pas le rire devant le clown, mais devant le décalé, celui qui se trompe, celui dont on sait qu’il court à l’échec. Et donc un rire un peu triste. Markus Eiche est lui aussi un modèle de diction et d’élégance de l’expression. Voilà un chanteur (de la troupe de Munich) qui ne déçoit jamais dans les rôles qui l’embrasse, et qui une fois de plus démontre qu’il se classe parmi les grands. C’est aussi pourquoi j’ai moins apprécié le Beckmesser de Skovhus à Paris, certes bon acteur, mais dont la voix ne trahissait jamais la grandeur désolée du personnage.
David est dans cette mise en scène un personnage plein de relief, et Benjamin Bruns, un des très bons ténors de la jeune génération, est un David de haut vol, qui rejoint les grands David du passé (Graham Clark par exemple). Son chant est très contrôlé, et d’autant plus qu’il joue le personnage de l’élève appliqué, celui qui applique les règles du chant enseignées par Sachs : il doit être en quelque sorte la voix de son maître. Et il est vraiment accompli dans ce rôle. Son premier acte est tout à fait convaincant, il est doué d’une diction de très grande qualité et il a ce chant un peu « italien » avec des effets, qui colle parfaitement à un personnage qui « chante tout en s’exerçant à chanter » ; il y a chez David un côté Beckmesser dont on espère que la relation avec Magdalene l’éloignera, car Beckmesser est avant tout terriblement seul, quand David ne l’est pas ; sauvé par Magdalene (ah ces noms bibliques, David, Eva, Magdalene, Hans, comme pour rendre encore plus utopique le monde évoqué par les Maîtres), il a un avenir…
Justement, Magdalene n’est jamais un rôle facile, comme une ombre d’Eva, une Brangäne un peu plus funny quand même, et j’ai rarement entendu une Magdalene convaincante, mais Okka von der Damerau excelle dans la mise en valeur et vocale et scénique, bref dans la révélation d’un rôle qui ne semble pas vraiment intéresser habituellement. La voix est claire, puissante, très présente, le personnage bien posé, vif, jeune, plein d’entrain. Okka von der Damerau est un pilier de la troupe de la Bayerische Staatsoper, totalement engagée, très populaire auprès du public, jamais décevante, et avec une voix puissante, bien projetée, qui donne ici à Magdalene un relief particulier qui la fait vraiment exister.

Sachs (Wolfgang Koch) & Eva (Sara Jakubiak) ©Wilfried Hösl
Sachs (Wolfgang Koch) & Eva (Sara Jakubiak) ©Wilfried Hösl

Anja Harteros était prévue au départ pour Eva. Pour l’avoir vue à Genève, où elle révéla une Eva tendue, dramatique, vocalement supérieure. Je sais ce que nous avons perdu. Eva est difficile à distribuer car la voix doit être corsée (troisième acte très exigeant), même si le rôle est celui d’une jeunette. Si Freni avait chanté du répertoire allemand, c’eût été un rôle idéal pour elle. J’ai eu la chance d’entendre Lucia Popp, et ce fut inoubliable aussi. Mon cœur oscille donc entre Lucia Popp et Anja Harteros à la scène. Au disque, j’ai bien de la tendresse pour la jeune Gwyneth Jones avec Böhm à Bayreuth. Sara Jakubiak , de la troupe de Francfort, est un soprano américain attentif à l’expression et à la diction, même si elle est un peu pâle au moins dans les deux premiers actes. Elle révèle au troisième acte une présence vocale et dramatique notable et bienvenue, qui corrige l’impression un peu effacée qui semblait prédominer, Il est vrai aussi que la mise en scène, qui marque très nettement l’évolution des personnages, en fait au troisième acte un être plus adulte, plus conscient de soi, alors que dans les deux autres actes elle est plutôt une jeune fille amoureuse et un peu joueuse. Et avec la maturité du personnage vient une voix plus affirmée, mieux dominée, plus convaincante. Mais on le sait, dans Meistersinger, les femmes n’ont pas (trop) la part belle, et même Eva, avec ses ambiguïtés notamment dans son jeu avec Sachs, n’est pas si innocente voire un tantinet perverse. Si Kratzer à Karlsruhe avait vraiment insisté sur cet aspect, Bösch s’y intéresse moins, faisant d’Eva une femme qui cherche tout de son côté pour rejoindre Walther, quitte à instrumentaliser Sachs, et (presque) Beckmesser. Walther et Eva instrumentalisent Sachs, mais Eva à la fin revient embrasser Sachs rêveur assis sur l’estrade du concours…un baiser qui se veut tendre mais qui est cruel.
Habillée un peu comme une poupée (on dirait Olympia), Eva est aussi la projection de tous ces hommes, une sorte de muse qui est un peu effacée par tous ces regards qui se projettent sur elle. Et son troisième acte est aussi un moyen de casser ce statut et d’en faire non une poupée qu’on essaie d’investir, mais une femme qui choisit, et Jakubiak rend bien cet aspect.
Tout le reste du plateau est vraiment remarquable témoignant de la qualité de la troupe de la Bayerische Staatsoper, dont la plupart des Maîtres sont issus, des maîtres moins investis que dans la mise en scène de Berlin, où ils étaient presque leurs propres personnages. On signalera Tarek Nazmi dans le Nachtwächter (un rôle que Friedemann Röhlig, qui ce soir chante Hermann Ortel, avait remarquablement tenu à Bayreuth) et bien sûr Christoph Fischesser, un Pogner assez jeune, dans son habit blanc un peu m’as-tu vu, un peu vulgaire et dans sa belle voiture. La voix est expressive, plus claire qu’habituellement pour Pogner (Groissböck à Paris avait une voix plus profonde) et le personnage a cette discrète maladresse du « parvenu », c’est assez bien vu par David Bösch.

Pogner (Christoph Fischesser) et Kothner (Eike Film Schulte) ©Wilfried Hösl
Pogner (Christoph Fischesser) et Kothner (Eike Film Schulte) ©Wilfried Hösl

Enfin, last but not least, l’appel au vétéran Eike Wilm Schulte pour Kothner, l’ancien « Merker », lui qui fut aussi un interprète de Beckmesser s’inspire de l’idée d’appeler des anciennes gloires du chant pour les Maîtres à Berlin. Au seuil de ses 77 ans, Eike Wilm Schulte a encore une voix forte, marquée, sonore et c’est aussi le sens de cette œuvre que de marquer la continuité des traditions et la transmission de l’art.
Une soirée inoubliable, voilà ce que furent ces Meistersinger munichois, non pour tel ou tel, mais pour un travail d’ensemble, un travail de troupe au sens noble du terme où tous ont concouru au triomphe final, choristes, musiciens, chanteurs, parce qu’ils ont été orchestrés, collectivement et individuellement, par un Petrenko démiurgique, dont la capacité à embrasser la totalité du plateau et des musiciens en même temps ne laisse de fasciner. Il en résulte un travail d’une précision et d’une intelligence qui stupéfient, un travail artisanal sur le texte, le son, les voix qui ressemble à s’y méprendre à ce que David évoque à Walther au premier acte. Nous avons vraiment assisté à une leçon de Maître, qui est la leçon des Maîtres-Chanteurs de Wagner. Notre « Merker » personnel a inscrit cette soirée en lettres d’or sur notre grimoire lyrique, si bien qu’on est déjà plongé dans les agendas pour voir quand ces Meistersinger miraculeux, uniques, j’ai écrit ailleurs historiques et je le maintiens, seront reproposés. [wpsr_facebook]

Acte III Lied final de Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Acte III Lied final de Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: UN BALLO IN MASCHERA de Giuseppe VERDI le 6 MARS 2016 (Dir.mus: Zubin MEHTA; Ms en Scène: Johannes ERATH) avec Anja HARTEROS

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Zubin Mehta n’a jamais dirigé Un ballo in maschera au théâtre. C’est aussi pour lui une première (même s’il l’a fait au concert) et pour cette première, il dispose d’une distribution de grand niveau, très attendue, avec Piotr Beczala dans Riccardo (qui l’a chanté au MET avec Levine) et Anja Harteros en Amelia, dont c’est la prise de rôle.
J’ai souligné ailleurs la difficulté de cet opéra, musicale et dramaturgique, j’ai même écrit un petit texte « L’impossible Ballo in maschera » à qui je renvoie le lecteur curieux.
Impossible, oui, parce que l’œuvre est charnière, entre les « grandes œuvres », Macbeth, Don Carlos, Aida et les œuvres de jeunesse ou « populaires ». Et de fait, Verdi n’abandonne pas le Grand Opéra, mais n’emprunte pas résolument la route de l’innovation : il suit une voie médiane et mouvante. Mouvante pour les chanteurs…Le rôle de Riccardo par exemple, s’alourdit de plus en plus : plus léger au départ (on est proche du Duc de Rigoletto), il s’alourdit à la fin pour se rapprocher de Radamès. Une vocalité qui peut déstabiliser certains ténors et qui ne leur facilite pas la tâche. Amelia est résolument un lirico spinto ; aujourd’hui la seule qui le chante sur les scènes avec succès et justesse est Sondra Radvanovsky, sans doute la plus solide « verdienne » du jour. Pour une Sondra Radvanovsky, combien de naufrages, y compris dans l’histoire de l’opéra : même la grande Leonie Rysanek y a succombé proposant un air du 2ème acte « Ecco l’orrido campo » des plus faux et des plus maltraités que je connaisse. L’un des plus grands « tonfo » de ma carrière fut un soir de Scala avec Gavazzeni au pupitre, et sur scène Luciano Pavarotti, Leo Nucci et une certaine Maria Parazzini qui remplaçait la soprano initialement prévue,  qui se termina sur scène comme dans la salle, dans le sang, avec ces réactions si typiques du public scaligère à qui on ne la fait pas. Le trio de l’acte II fut un naufrage, trois chèvres bêlantes au moment de
« Odi tu come fremono cupi
per quest’aure gli accenti di morte? »
qui est proprement infernal à réussir. Tout dépend du tempo, de l’émission, notamment des notes d’Amelia qui sont souvent criées. Et ce moment-là est un test.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Il y a dans Un Ballo in maschera les ingrédients vocaux du grand opéra : un baryton (à la couleur proche de Simon Boccanegra), un ténor au spectre large, commençant belcantiste et finissant spinto, un soprano aux graves sonores et aux aigus infernaux, un soprano colorature (Oscar) essentiel pour l’équilibre vocal des ensembles pris à la tradition française. Ceux qui pensent voir un Oscar un personnage secondaire se trompent lourdement, c’est un personnage musicalement essentiel, et dans le drame c’est lui qui finit par désigner le comte à Renato, et puis Ulrica, contralto, à la présence limitée à l’acte I, mais qui a un énorme poids vocal, très rarement réussi, et quelques personnages secondaires fugaces et bien présents (Silvano le soldat, une basse jeune) .
Opéra paradoxal, souvent sur les scènes et rarement convaincant.
La Bayerische Staatsoper a soigné l’aspect musical : dans la fosse, l’ex-directeur musical, Zubin Mehta, revenant diriger à Munich un opéra qu’il n’a jamais dirigé à la scène, et sur la scène, Anja Harteros, la super vedette, Piotr Beczala, l’autre ténor qu’on essaie de promouvoir face à Kaufmann. Simon Keenlyside était prévu en Renato, mais il a déclaré forfait et c’est le baryton roumain George Petean qui le remplace (il n’est pas sûr qu’on y perde vocalement), la jeune Sofia Fomina en Oscar et la mezzo maison valeureuse Okka von der Damerau en Ulrica.
Pour l’avoir souvent entendu, je n’arrive jamais à « qualifier » Zubin Mehta : il a de mauvais soirs, ceux pour lesquels il est routinier, où il semble s’ennuyer, d’autres au contraire extraordinaires, tel Brucker à Salzbourg, tel Meistersinger à Florence, tel Ring à Valence : cet éclectique qui dans sa carrière a fait aussi bien les « Trois ténors » que des Wagner somptueux, privilégie le répertoire post-romantique, mais n’est pas un idéologue musical, bien plutôt un pragmatique. Ses Puccini sont en général notables : c’est un grand technicien de l’orchestre, c’est moins un « sensible », mais c’est sans conteste un grand chef, même  s’il n’a pas vraiment ouvert de voies nouvelles à l’audition ou à l’histoire de l’interprétation musicales. Il y a des chefs qu’on reconnaît presque immédiatement à l’audition, ce n’est pas son cas.
Son retour à Munich, pour diriger un opéra aussi important pour la première fois à 80 ans est un événement considérable sur le plan musical, tant le chef indien a marqué pour ses enregistrements d’opéras italiens. De Verdi,  il a laissé Trovatore, Traviata, Otello au disque.
À la tête de ce qui fut son orchestre et qui est sans doute l’un des orchestres de fosse les meilleurs (sinon le meilleur) en Europe, il propose un travail d’une grande précision,  soignant à la fois la couleur et un son plein, rond, sur un tempo qui n’est pas rapide (certains chanteurs en souffrent un peu…) mais très rythmé, plein de relief, avec des contrastes de volume, mais sans jamais couvrir le plateau et accompagnant les chanteurs avec beaucoup d’attention. Le prélude est vraiment un modèle, laissant les instruments initiaux colorer l’ambiance, donnant une touche poétique et suspendue. L’entrée d’Ulrica est un des grands moments de la soirée, sombre, funèbre, concentrée. Ce sont peut-être les deuxième et troisième actes, plus dramatiques , qui me semblent les plus réussis, avec une capacité à isoler des phrases musicales, des bois et des violoncelles notamment, qui laissent rêveurs. Ce qui frappe dans cette interprétation, c’est le soin de certains détails qui nous montrent le travail de Verdi, les phrases révélées qui donnent une couleur particulière, et plus généralement, la poésie qui émane de l’œuvre .
Levine l’an dernier à New York avait une irrésistible pulsion, il y a ici quelque chose d’éthéré, quelque chose d’une épaisseur de discours, quelque chose de sérieux qui frappe. J’ai vraiment été fasciné par l’approche, par la clarté, par le raffinement de certains moments qui m’ont profondément touché.
Il est aidé par une équipe et un chœur (dirigé par Sören Eckhoff)  vraiment exceptionnels, qui m’a frappé la veille dans Fliegende Holländer, mais qui impressionne dans Un Ballo in maschera où son rôle est très important voire spectaculaire. De plus, la mise en scène impose aux groupes et aux ensembles une géométrie et une mise en place très réussie et complexe, qui tient de la composition ou de la chorégraphie qui a presque à voir avec le musical (on l’avait de manière encore plus outrée à New York l’an dernier, notamment au premier acte dans la mise en scène de David Alden). C’est en tous cas pour le chœur une vraie performance.
Avec le trio Keenlyside, Harteros, Beczala, on pouvait s’attendre à un plateau brillant ; Keenlyside a été forfait et remplacé par George Petean, un des barytons montants de la scène lyrique internationale, mais les deux autres étaient bien là et ce fut pour le chant une de ces soirées qui donne satisfaction.
J’ai insisté sur le difficile défi que constitue Un ballo in maschera, opéra hybride spectaculaire et intimiste, historique, mais aussi quelque part fantasmagorique, avec des souvenirs de Grand Opéra (Oscar en est l’une des traces), mais aussi l’annonce d’un autre Verdi. Les « opéras de transition » ne sont jamais faciles, et comme je l’ai écrit j’ai rarement entendu ce Verdi-là de manière satisfaisante.
Ce soir fait quand même mentir la tradition, ce fut un Ballo in maschera de très grande tenue. D’abord parce que, comme souvent dans les maisons sérieuses, les petits rôles sont très bien tenus : le Silvano d’Andrea Borghini frappe par son naturel et sa présence, ainsi que pour sa voie engagée et très juste, c’est un  jeune baryton-basse à suivre. Les deux conjurés Samuel et Tom ont remporté un bon succès malgré la surface réduite des rôles, surtout la basse Anatoli Sivko dans Samuel : on va vite entendre parler de cette basse sonore et au si beau timbre.

George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl
George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl

George Petean est un baryton très précis, manquant peut-être de relief scénique et de « pathos » dans la voix, qui n’a pas le brillant d’un Tézier (le Cappuccilli d’aujourd’hui) qui là-dedans fait merveille. Mais il sait conduire et contrôler la voix, il sait aussi bien projeter, il sait surtout colorer et ses interventions sont notables, et surtout son air de l’acte III « Alzati là tuo figlio » chanté sans histrionismes démonstratifs, mais avec une vraie tension. La voix sait se noircir, et surtout moduler avec une belle technique : il sait ce qu’il chante, et le chante parfaitement. Il rappelle par le timbre et certaines couleurs Renato Bruson dont il a l’intériorité et l’intuition. Il est vraiment un Renato intéressant, même si scéniquement il n’a pas la présence d’autres chanteurs, il reste qu’il impose une vraie voix, très présente, très juste dans le contexte. Très belle prestation.
Piotr Beczala est un cas plus difficile. La voix est parfaitement dominée, la technique est là, les aigus sollicités sortent, le timbre est clair. Donc a priori il n’y a rien à redire : et pourtant pour moi, il n’est pas un Riccardo, et ce pour plusieurs raisons. D’abord le premier acte n’est pas pour lui, trop brillant pour une voix qu’il n’arrive pas à alléger, il n’est pas vraiment le duc de Mantoue (bien que le rôle soit à son répertoire). C’est bien meilleur à la fin et correspond mieux à son état actuel de futur Lohengrin. Ensuite, il n’arrive pas à faire vraiment sentir le personnage. Il chante et ne fait que chanter. D’une star du chant on attend évidemment bien plus. Il chante tout plus ou moins de la même façon, sans vraiment colorer, sans engagement vocal vibrant. On reste dans la performance sans jamais entrer dans le rôle. Il avait été sifflé lourdement à la Scala pour son Alfredo qui pourtant sans être anthologique me semblait plus réussi.
Entendons-nous, c’est un chanteur de qualité, qui a « ses papiers en règle » comme ténor et même ténor de premier plan, et son dernier air « Ma se m’è forza perderti » a l’intensité et la force émotive voulue, avec une diction vraiment remarquable : c’est sans doute le sommet de sa soirée, le seul où l’on entende Riccardo sortir, vivre et sentir totalement . Mais pour le reste, je ne l’entend pas vivre, mais seulement (très bien) chanter. Il faut une tout autre couleur et un tout autre engagement pour Riccardo et plus généralement pour Verdi. La voix manque de souplesse et de ductilité et l’engagement interprétatif reste assez distancié : l’artiste est sérieux voire très solide sans nul doute, mais il manque bien du soleil pour Riccardo.
Sofia Fomina, une jeune chanteuse russe, était Oscar. Ceux qui pensent qu’Oscar est un personnage secondaire se trompent lourdement : le travesti est fréquent dans le Grand Opéra, qu’on rencontre dans Huguenots, dans Guillaume Tell, dans Don Carlos, et qui apparaît ici comme peut-être dramaturgiquement  secondaire (encore que son rôle soit essentiel à la dernière scène), mais musicalement essentiel, notamment dans les ensembles du premier acte, et aussi dans le rythme qu’il impose aussi bien aux scènes initiales qu’à la scène finale. Il faut vraiment une vraie voix et un vrai personnage. Pas de Ballo in maschera sans un Oscar excellent, une chanteuse médiocre fait tomber immédiatement le premier et le dernier acte, tant par la couleur que le rythme voulu par Verdi. Sofia Fomina qui doit donner l’essentiel au premier acte, est un Oscar frais à souhait, virevoltant ; la voix semble moins assurée dans les premières mesures mais prend de l’assise et de la chaleur, et elle est de plus en plus juste : pendant le bal, elle s’affirme aussi scéniquement, où elle retire brutalement sa perruque, laissant apparaître de longs cheveux blonds illustrant la théorie du double que le metteur en scène Johannes Erath essaie d’imposer, comme si elle était non le page mais une femme sans doute amoureuse de Riccardo ; sa dernière scène plutôt dramatique est vraiment passionnante et elle se sort du rôle avec tous les honneurs.

Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl
Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl

Okka von der Damerau est Ulrica, dans cette mise en scène une sorte de Muse du destin, ou de la mort qui apparaît périodiquement en scène aux moments clefs, même si elle ne chante que pendant le premier acte. Sans être d’un volume extraordinaire, la voix est très homogène, passant du grave à l’aigu sans vraie difficulté. Les graves sont d’ailleurs somptueux même si les aigus mériteraient plus de projection. C’était sa première Ulrica, et dans le contexte de son théâtre, elle fait honneur à la troupe dont elle est l’un des éléments essentiels.
C’était aussi une prise de rôle pour Anja Harteros .
Impossible de lui contester le primat de la soirée ? Bien sûr, quelques menues hésitations dans le trio avec Ulrica et Riccardo (caché), notamment une ou deux attaques hésitantes, mais le reste ! Dans un rôle très difficile, l’un des plus difficiles du répertoire, alors qu’il apparaît à première vue plus praticable et plus aisé.

Acte II, trio ©Wilfried Hösl
Acte II, trio ©Wilfried Hösl

Le deuxième acte est hypertendu, avec des aigus impossibles, une ligne de chant à maintenir et des ensembles incroyablement difficiles, à commencer par le trio « Odi tu come fremono cupi
per quest’aure gli accenti di morte? » où ses aigus sont si dardés qu’ils peuvent devenir des cris de bête aux abois. Ici Mehta a l’intelligence d’un tempo très juste, moins serré qu’à l’accoutumé, et qui permet à Harteros de faire les notes justes, et bien placées (c’est en tous cas pour ma part une des premières fois que je l’entends ce satané trio  ainsi chanté!
La voix a sûrement moins de pâte que celle de Sondra Radvanovski, sans doute un peu plus à l’aise, mais quel engagement, quels aigus, quelle présence et quelle émotion. Où est la chanteuse froide que certains entendent ? Il y a là une flamme, une présence, une urgence qui en fait l’incontestable triomphatrice de la soirée et une Amelia exceptionnelle, exceptionnelle, parce qu’aussi très personnelle, presque crucifiée, une passion grecque en somme.

Le trio amoureux ©Wilfried Hösl
Le trio amoureux ©Wilfried Hösl

On est musicalement face à une vraie réussite en termes de cohésion et de couleur, malgré mes maigres réserves çà et là : le plateau est composé de main de maître (on reconnaît la patte de Pål Moe, le directeur des distributions), et Mehta signe là une vraie et grande interprétation parce que pour une œuvre jamais dirigée, il voulait marquer son retour à Munich. Et c’est réussi.
J’ai laissé pour la fin la mise en scène de Johannes Erath, qui a travaillé avec l’équipe habituelle de Stefan Herheim (Heike Scheele pour les décors et Gesine Völlm pour les costumes.
Johannes Erath est un metteur en scène de nouvelle génération qui travaille pour la première fois à Munich, au parcours étonnant puisqu’il a été violoniste, de très haut niveau, élève de Rainer Küchl, le Konzertmeister des Wiener Philharmoniker, et membre de l’Orchestre de la Volksoper de Vienne. Mais il a viré à la mise en scène en étant assistant de Willy Decker et Peter Konwitschny entre autres, il a travaillé notamment à Hambourg, Dresde et Francfort. On lui doit paraît-il un Lohengrin de très belle facture à Graz.

George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl
George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl

Il propose une vision complexe de cet opéra qui ne l’est pas moins, un travail presque emblématique du Regietheater par la méthodologie et par le soin mis à décortiquer le texte du livret d’Antonio Somma qui à mon avis n’en mérite pas tant. Dès la première phrase « Posa in pace » il fait le rapport avec l’expression « requiescat in pace» et l’atmosphère de Requiem qui préside au réveil du comte, et ainsi propose une vision marquée par la mort, qui rôde, qui s’annonce, le chœur initial étant fait des courtisans, mais aussi et déjà, des conjurés, une mort qui n’est jamais loin et qui conduit la dramaturgie jusqu’à l’assassinat final avec ses nombreux jeux sur le pistolet, avec les double-cadavre de Riccardo. Un meurtre précédé d’ailleurs des désirs de meurtre d’Amelia sur son mari Renato, qu’elle envisage d’étouffer dans son lit, pendant qu’il dort, sorte d’Otello féminin dans une pantomime qui illustre l’introduction au deuxième acte, assez réussie et qui montre la déchirure et des doutes de l’héroïne.
Johannes Erath n’illustre pas le livret, mais s’intéresse aux implicites et aux situations des individus, le drame se noue et se dénoue dans une sorte de ménage à trois et d’intimité dont le lit, central est le protagoniste et le symbole : Riccardo porte pendant toute la représentation (sauf la dernière scène)  une robe de chambre décorée des vagues de la mer d’Hokusaï (allusion à son habit de pêcheur pour aller voir Ulrica et à l’air qu’il chante devant elle) tandis que Renato au deuxième acte qui dort dans le lit, constate l’absence d’Amelia et enfile lui aussi une robe de chambre qu’il va bientôt échanger avec Riccardo (pour échapper aux conjurés). Tout se passe dans, sur et autour du lit. Et d’ailleurs, la première image pendant le prélude, est le lit où Riccardo rêve et la vision séductrice d’Ulrica (= la Mort, le Destin) vue de dos à travers le tulle d’un immense rideau qui clos l’espace scénique circulaire. Un espace circulaire comme l’orchestra des tragédies, autour duquel court un immense escalier hélicoïdal bi face, car cet espace est double et symétrique.

Acte I: Ulrica (Okka von der Damerau) et Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl
Acte I: Ulrica (Okka von der Damerau) et Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl

À la verticale du lit, un autre lit au plafond, symétrique, qui nous indique le futur, au premier acte Amelia dormante, au deuxième et troisième acte, un corps ensanglanté qu’on suppose sans grand risque d’erreur être celui de Riccardo. Cette intimité, elle est montrée de manière assez convaincante au deuxième acte où Amelia dissimulée dans les plis de tulle du rideau, chante avec « ses » deux hommes, tous deux en robe de chambre sur fond de lit défait. Drame intérieur, espace psychologique, amplifié par un fonctionnement du chœur tout à fait séparé des protagonistes, comme un chœur antique qui commenterait sans entrer dans la matérialité de l’action. Un chœur qui en quelque sorte n’existerait que comme décor de l’action sans y participer, un chœur dont les ombres géantes sont projetées dans une ambiance profondément marquées par l’expressionnisme et par le cinéma des années 20 : on pourrait, avec les costumes et le décor gris et monumental, confondre avec une quelconque Lulu  mâtinée de comédie musicale avec une sorte de Marlène Dietrich. Brecht, Ange bleu et Lulu tout en un…pour un ballo in maschera ! Il y a de quoi faire attraper une syncope à un public italien…
Dans cette ambiance, ce qui fascine Erath, ce sont les êtres et les ombres, les êtres et leur reflet, les êtres et ce qu’ils cachent. Je le répète, il fait un travail rigoureux et aiguisé, glacial comme une lame de poignard, qui ne laisse aucune liberté au livret de Somma, et travaille sur une lecture-interprétation systématique, où les personnages évoluent dans un univers presque mental dont Ulrica gère la mécanique : à la fin, le corps de Riccardo gît au pied du lit, mais Riccardo (Beczala) grimpe l’escalier monumental en chantant à pleine voix  ses dernières paroles pour rejoindre Ulrica: il expire dans la vie mais est déjà au Ciel….

Riccardo et son double ©Wilfried Hösl
Riccardo et son double ©Wilfried Hösl
Amelia (Anja Harteros) et son double ©Wilfried Hösl
Amelia (Anja Harteros) et son double ©Wilfried Hösl

Erath est en effet fasciné dans cette œuvre par les jeux de double, le ying et le yang, jeu avec les marionnettes qui sont soit  enfant, soit double de Riccardo, couleur noir/blanc, courtisans/conjurés, Riccardo modèle de « bon » gouvernement dans son public et trahissant son meilleur ami par l’amour qu’il porte à l’épouse, Renato ami dédié, voire presque amoureux de ce Riccardo, avec cet amour transmué en haine assassine au deuxième acte, et pourtant Renato double de Riccardo avec chacun la robe de chambre de l’autre, annonçant évidemment le bal masqué. Amelia aimante et soumise, le jour, presque meurtrière et amoureuse la nuit,

 

 

Oscar (Sofia Fomina) Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl
Oscar (Sofia Fomina) Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl

Oscar jeune homme et jeune femme à la fin, monde réel et monde renversé dans un espace caléidoscopique, bal masqué où l’on ne sait qui est qui, et même Ulrica, belle femme blonde et altière, alors que le livret dit qu’elle est noire « Ulrica, dell’immondo sangue dei negri » mais vêtue de noir, comme une princesse des ténèbres qui n’a rien à voir avec l’effrayante femme qu’on annonce. Tout cela propose une vision inquiétante et trouble, où nous est lue la duplicité du monde et des hommes, l’impossible construction de soi, l’impossibilité d’aimer et de rester fidèle à soi avec chez chacun une face cachée.

 

 

 

Ce travail d’un grand sérieux évidemment confirme le côté roman noir de cette œuvre pessimiste, où les personnages tous positifs finissent dans la tragédie et le sang : le final en rédemption d’un Riccardo qui pardonne, déjà presqu’au Ciel vers lequel il monte, mais aussi l’ambiance très liée au cinéma muet en noir et blanc, aux années trente, c’est à dire un monde à la veille d‘un gouffre,  indique évidemment un monde à la Brecht, tributaire d’ambiances expressionnistes, avec ces visages blafards notamment celui de Renato, presque impersonnel et glaçant, qui jette un doute dès l’abord sur ses sentiments envers Riccardo.

Bal masqué Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl
Bal masqué: les conjurés et l’enfant au fond et lit au plafond©Wilfried Hösl

En fallait-il tant pour Un ballo in maschera ? Tout le côté brillant et spectaculaire est évacué : on est aux antipodes de Zeffirelli ou John Schlesinger, qui ont signé des mises en scène où tout le monde attendait la dernière scène ; Vérone aime cet opéra, seulement à cause de ce bal final, si spectaculaire qui attire les applaudissements . Rien de cela ici, aucune concession et une ligne assombrie et mortifère, qui lâche le livret dans son déroulé et qui essaie de plonger dans les détails du texte et d’analyser, voire extrapoler. Un seul exemple : s’appuyant sur le texte où Renato donne aux conjurés son fils en otage pour dire sa détermination à assassiner Riccardo, une des images du Bal masqué est la vision des conjurés en arrière plan avec un enfant dans les bras, comme pour contraindre Renato au meurtre.

Je trouve que ce travail très respectable en soi, avec des mouvements très bien réglés (splendide la manière de gérer les mouvements du chœur) très applaudi à la Première demeure trop suspendue à une lecture trop dramaturgique du livret. Peut-être attend-on aujourd’hui autre chose ? Je vois ce travail parfaitement cohérent avec les années 80, moins avec les années 2000. Tout fonctionne, mais c’est peut-être trop ? Peut-être trop pour un livret qui n’a pas les beautés d’autres livrets de Verdi (et qui a été l’objet de nombreuses hésitations : conflits entre Verdi et Somma, gestion de la censure) . Fallait-il donc tant de profondeur ? Les personnages ont-ils cette insondable part d’ombre ? A little bit too much…

Il reste qu’une fois encore, l’ensemble de la soirée est une vraie soirée d’opéra, un vrai moment. Et j’en suis sorti heureux, heureux pour une musique qui m’a frappé par l’émotion qu’elle diffuse, et aussi heureux malgré tout d’une production qui ose un Verdi au total épuré et rigoureux, peut-être trop,  mais qui s’offre à la discussion, et à la réflexion, sans m’avoir totalement convaincu mais qui au moins fait théâtre.

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Ce spectacle sera retransmis par Staatsoper TV (et sur ARTE) (https://www.staatsoper.de/tv.html?no_cache=1)  le 18 mars et restera en ligne une semaine. Ne le manquez pas.
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Image finale ©Wilfried Hösl
Image finale ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE GÖTTERDÄMMERUNG DE RICHARD WAGNER le 13 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl

C’était le cinquième Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko que je voyais cette année (deux à Munich, trois à Bayreuth) et par ailleurs le troisième[i] dans cette production découverte en janvier 2013:  un Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko ne se rate pas, même dans une production désormais rodée, vue et revue, mais dont l’intelligence et la justesse ne lasse jamais, qui en fait probablement la production la meilleure du Ring aujourd’hui, et de Götterdämmerung en particulier. Cinq fois Petrenko dans la même œuvre, et ce fut encore différent, car il est de la race des chefs qui ne se répètent jamais et qui vous emmènent toujours ailleurs.
J’ai longuement rendu compte de cette production plusieurs fois, et je n’infligerai pas une analyse déjà développée, j’en rappelle seulement les éléments principaux. Andreas Kriegenburg souligne l’aspect parabolique de cette histoire, qui commence dans le mythe et finit dans le monde, qui commence par le mensonge et finit par le mensonge, qui commence par le refus de l’amour et finit en rédemption par l’amour. Kriegenburg en fait une fable où triomphe une humanité solidaire, après avoir traversé la ruse (Rheingold), la raison d’Etat (Walküre), le conte (Siegfried).  On se souvient que la mise en scène utilise pour ses tableaux des dizaines de figurants justement figurant le Rhin, les arbres, la forge, et plus généralement tous les lieux de l’histoire. Götterdämmerung abandonne ces images pour tomber dans l’hyperréalisme du monde, les Nornes évoluent au milieu d’un groupe de réfugiés radioactifs post-Fukushima (le monde est donc déjà mort ou quasi) Siegfried et Brünnhilde chantent leur duo d’amour initial dans un espace encore imagé (le Rhin fait de figurants, encore une fois dans “Le voyage de Siegfried sur âme Rhin”), puis Siegfried, qui ignore le mensonge et la tromperie tombe dans un monde où il est perdu, où il est ignoré, dans la foule anonyme d’employés qui courent partout au milieu d’un espace déshumanisé, un outlet de mode fait de verre et de métal, où la seule loi est le profit (le mot Gewinn est projeté à satiété) et dont les chefs ne vivent que d’alcool et de jouissance sexuelle exercée sur le petit personnel.

Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

Siegfried n’est pas préparé, découvre les habitudes étranges de ce petit monde gavé (les cocktails par exemple) et à la faveur du filtre préparé par Hagen découvre aussi la femme merveilleusement incarnée dans la Gutrune de Anna Gabler, prodigieuse actrice, la meilleure Gutrune scénique possible. Siegfried victime d’un monde qui n’est pas le sien, trompé et puis trompeur, emmêlé dans les mensonges et les contradictions (vol de l’anneau à Brünnhilde), finit misérablement.
Dans ce monde pourri jusqu’à la moëlle (le nôtre ?), Hagen et Alberich ne sont pas les pires qui après tout cherchent à récupérer leur bien, et méprisent ces petits êtres politicards et jouisseurs que sont les Gibichungen.

Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Au final, Brünnhilde rétablit l’ordre du monde perverti par l’or. Reste sur scène Gutrune, qui a tout perdu, richesse, puissance, Siegfried, Gunther son frère et qui se retrouve seule au milieu des ruines de ce monde factice, mais qui est récupérée par l’humanité pure du début de l’histoire (Rheingold) qui l’entoure et forme une grande fleur blanche qui est l’espoir d’un avenir plus radieux.
Andreas Kriegenburg nous raconte une grande, terrible, mais belle histoire, par une vraie lecture qui en épouse parfaitement la dramaturgie, et qui laisse une trace incroyable chez le spectateur. A chaque vision, on retrouvre l’intelligence du propos, l’ironie de la lecture des personnages, quelquefois même l’humour, et toujours la très grande humanité d’un regard à la fois juste et tendre. Je l’affirme encore une fois, c’est la plus grande mise en scène du Ring aujourd’hui, sans aucun contredit possible. Castorf a une lecture d’une profondeur et d’une froideur impitoyable, une lecture destructrice et pessimiste, qui refuse le conte et le rêve, et c’est un choc, mais Kriegenburg, qui lit le monde de la même manière, reste ouvert sur un possible avenir, et son optimisme et son sourire ne quittent pratiquement jamais la scène, et cela n’a pas de prix par les temps qui courent, qui montrent chaque jour la vérité prophétique de la lecture wagnérienne.
Alors, on allait à ce Crépuscule, parce qu’un Wagner à Munich « la seconde Maison » ne se refuse pas, parce que Petrenko dans Wagner ne se refuse pas, et parce qu’on ne se lasse pas des grands spectacles.
La distribution proposait dans les deux rôles principaux Lance Ryan, jeté de Bayreuth dans les conditions qu’on sait, pour la première fois dans cette production (de Götterdämmerung) et Petra Lang dont la Brünnhilde est pour le moins discutée.
Pour le reste de la distribution, que du lourd, mais bien des nouveaux, Markus Eiche en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune, Christopher Purves en Alberich, Michaela Schuster en Waltraute et les filles du Rhin et les Nornes magiques, faites pour partie d’éléments de la troupe (Eri Nakamura, Okka von der Damerau par exemple) et donc somptueuses.
Lance Ryan fut un très grand Siegfried, il le fut à ses débuts dans le rôle, à Karlsruhe, il le fut il y quelques années à Valencia, il le fut moins à Bayreuth. Mais  il y a quelques années comme aujourd’hui, il est un acteur prodigieux de vérité et d’engagement, et d’intelligence et de générosité. Et ce soir, il a été un grand Siegfried, scéniquement et vocalement.
Car le problème de Lance Ryan, c’est le timbre : un timbre nasal, très ingrat quand il est fatigué et très désagréable avec des sons à la limite du supportable. Mais quand il est en forme, les choses passent bien, grâce à un sens de la couleur exceptionnel, un sens de la parole, et une capacité à tenir des notes, à varier les facettes de sons, et une voix juvénile et claire qui convient parfaitement au personnage.
Son premier acte fut exceptionnel à tous points de vue, naïveté, violence, brutalité, puissance, présence incroyable. Plus fatigué dans le deuxième acte où certaines notes passaient mal, il a été phénoménal dans un troisième acte en tous points exceptionnel pour tous. Au total, il a vraiment été convaincant et il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendu dans une telle forme.

Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl
Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl

Petra Lang qui a une voix immense chante Ortrud à tous les étages, quel que soit le rôle (ce sera sans doute étrange dans Isolde l’an prochain à Bayreuth). On connaît ses qualités d’engagement vocal, on connaît aussi les défauts qui en découlent quelquefois : une voix pas toujours stable, souvent de lourds problèmes de justesse, des sons manquant de propreté. En bref, une chanteuse engagée et enflammée, mais avec des risques permanents de dérapage.
Honnêtement, sa Brünnhilde en ce 13 décembre n’a pas démérité : elle a été prodigieuse au premier acte, aussi bien dans sa scène avec Siegfried que dans celle avec Waltraute, et vraiment convaincante, engagée, vocalement sans failles au deuxième acte; elle a un peu payé cet engagement à 100% dans un troisième acte moins réussi, même si correct (mais pas au-delà). Ce fut quand même sans conteste un de ses meilleurs soirs, je ne l’ai jamais entendue aussi émouvante, notamment au premier acte. Je sais qu’elle n’est pas très appréciée et que certains lecteurs afficheront leurs doutes, mais en chant, les choses ne sont jamais définitives et Petra Lang ce soir fut une grande artiste, estimable, touchante, incroyablement engagée.
Hans-Peter König est un Hagen humain. Il a cette chaleur dans la voix qui fait que même dans les pires des rôles (Hunding..) il conserve un espace pour l’humanité. Et c’est pour cela qu’il me plaît. Il n’est pas un  Hagen tout d’une pièce fait de noir désir, il y a comme une lueur…la voix a aussi ce côté un peu rassurant : même si elle reste puissante et sonore elle est légèrement, très légèrement voilée, et la couleur n’est ainsi pas uniforme, plus subtile, plus travaillée. C’est vraiment une présence, et qui réussit à faire de Hagen un personnage intéressant, une sorte de perdant plein d‘espoir, un Hagen qui donne dans une sorte de subtilité à laquelle on n’est pas habitué tout en gardant une force peu commune.

Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl
Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl

La surprise (en est-ce une ?) vient de l’extraordinaire Gunther de Markus Eiche. On connaît la qualité de ce chanteur, mais il réussit là à composer un personnage de minable, sans être caricatural. Doué d’une diction exemplaire, d’une rare intelligence dans la manière de dire le texte, d’un jeu qui a su parfaitement épouser le désir du metteur en scène de faire de ce personnage une sorte de clown bête et méchant. La voix est parfaitement projetée et posée, puissante et claire; le personnage est composé à souhait dans sa bêtise et sa faiblesse. C’est un moment prodigieux que de le voir évoluer dans le style du jouisseur idiot, et quel musicien !
Christopher Purves est inhabituel dans ce rôle d’Alberich, on le voit plus dans des Britten (Balstrode). Alberich, jeune et puissant dans Rheingold, mûr et violent dans Siegfried, est vieilli et inquiet dans Götterdämmerung, même s’il reste le dernier à vivre, comme le soulignait Kupfer dans sa légendaire mise en scène de Bayreuth. Purves ne pourrait peut-être pas aussi bien réussir un Alberich de Rheingold,  mais dans Götterdämmerung, j’ai rarement, très rarement entendu un Alberich qui distillât le texte d’une manière aussi intelligente et aussi raffinée. Il est expressif, il est tout sauf histrion, tout sauf démonstratif, mais intérieur, mais ombrageux, voire émouvant. Une incarnation à laquelle on ne s’attendait pas, même si le chanteur est de qualité. Un Alberich qui sied à cet Hagen et qui fait de la scène initiale du deuxième acte un des grands moments musicaux et un des grands moments de théâtre (par la seule vertu du texte, d’un texte qui n’a jamais sonné aussi juste et aussi humain) de la soirée. Il est vrai que Petrenko accompagne la scène avec une subtilité et une tension inouïes. L’ensemble m’a frappé, car c’est une scène qui doit être à la fois très intérieure et paradoxalement spectaculaire. Elle l’était grâce à cette conjonction des astres.

Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl
Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl

Michaela Schuster est une chanteuse valeureuse et engagée, elle a été une Waltraute exceptionnelle, par la diction d’abord, avec un texte mâché, digéré, sculpté, dit avec une expressivité rare, avec un volume immense et contrôlé à la fois, et avec une présence incroyable, donnant à la Brünnhilde de Petra Lang une réplique vibrante, enflammée, douloureuse et faisant de cette scène attendue entre toutes un des sommets de la soirée qui en compta décidément beaucoup.

Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Anna Gabler a été Gutrune, bête comme une oie, mais ondoyante, mais séduisante, mais amoureuse aussi, et émouvante dans sa manière de ne rien comprendre à ce qui est mis en jeu. Il faut la voir se balancer sur son cheval de bois en forme d’Euro dans sa robe rouge monumentale pour comprendre qui elle est.  Mais là où elle devient exceptionnelle, voire mythique, c’est au troisième acte, défaite, déchirante, en larmes (elle avait les yeux mouillés aux saluts), avec une voix bien plus présente qu’en mars dernier, de cette puissance rauque et désespérée qui saisit le spectateur dans la scène finale. Faire de Gutrune un tel personnage, c’est tout simplement immense.
Magnifiques les trois Nornes d’Anna Gabler justement, Okka von der Damerau et Helena Zubanovitch, retenues, profondes, inquiétantes et tragiques et prodigieuses les trois filles du Rhin qui font vivre un moment suspendu, dans une scène si saisissante, au milieu des convives dormant après la fête, ivres morts. Il est vrai qu’Angela Brower, Eri Nakamura et Okka von der Damerau sont des piliers fabuleux de la troupe de Munich : elles réussissent à la fois à donner une vision d’ensemble, chorale, et une caractérisation individuelle. Grand moment, où Lance Ryan leur donne une réplique d’une vérité saississante.
On a déjà bien compris  que c’est une soirée exceptionnelle qui a été vécue, que le chœur dirigé par Sören Eckhoff imposant et phénoménal de volume, a rendu encore plus mémorable. L’habileté de la disposition sur toute la hauteur du décor, les masses en jeu, l’urgence de l’interprétation, tout cela couronne l’ensemble du plateau. Oui, Munich est bien la seconde maison de Wagner, voire quelquefois la première.

Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper
Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper

Car Kirill Petrenko est en fosse, détendu, souriant, attentif à tout, une sorte de Shiva de l’orchestre où chaque regard, chaque mouvement, chaque main, chaque doigt, est au service d’une intention, d’un signe, très rassurant pour les musiciens et les chanteurs qu’il guide avec une précision, une énergie et un sens dramatique exceptionnels. Il l’avait dirigé dans cette même fosse le printemps dernier un peu plus chambriste, à Bayreuth en collant un peu plus à chaque parole, à chaque dialogue, comme faisant du théâtre musical, alors qu’il fait ce soir de la musique de théâtre, c’est à dire qu’il propose une vision plus tendue, plus dramatique, plus spectaculaire, avec une clarté incroyable dans le son de l’orchestre, avec un son cristallin et presque kaléidoscopique, même si quelques scories des cuivres viennent déranger ce magnifique ordonnancement, mais un volume, mais une expansion, mais un relief encore jamais atteints. Cela reste prodigieux, cela reste phénoménal, cela reste unique : la tension qu’il met, la joie visible de diriger, l’engagement rendent l’auditeur comme hypnotisé, comme magnétisé par cette musique qui semble tomber de partout, qui semble envahir tout l’espace, torche vivante presque cosmique.
Les dernières mesures, déchainées et en même temps retenues, qui accompagnent la vision de cette Gutrune esseulée et désespérée de douleur, prennent alors à la gorge, et il faut quelques minutes pour s’en remettre et s’adonner aux applaudissements triomphaux. Triomphe pour tous, délire pour Kirill Petrenko.

Quant à moi, j’attends avec confiance le prochain Götterdämmerung munichois ou le prochain Ring dans cette production car on ne s’en lasse pas. Après un Ange de Feu exceptionnel la veille, ce Götterdämmerung couronne un week end qui confirme le théâtre munichois comme le leader incontesté du monde lyrique européen, voire mondial. Que les autres en prennent de la graine.[wpsr_facebook]

[i]
Janvier 2013 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=5005)
Mars 2015 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=10363)

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: L’ANGE DE FEU (Огненный ангел) de Serge PROKOFIEV le 12 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Vladimir JUROWSKI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Danse de Méphistophélès  ©Wilfried Hösl
Danse de Méphistophélès ©Wilfried Hösl

L’Ange de feu n’est pas l’un des opéras les plus joués de Prokofiev, si rare que même à Munich, il n’avait jamais été représenté : il entre au répertoire dans une mise en scène de Barrie Kosky et dirigé par Vladimir Jurowski. Disons immédiatement que c’est une entrée tonitruante et réussie puisque le théâtre désemplit pas : il y a avait sous le célèbre portique du Nationaltheater des dizaines de personnes arborant un « Suche Karte » que l’on ne voit qu’aux grandes occasions.
Composé entre 1919 et 1927, l’opéra fut créé en 1954 en version de concert à Paris, un an après la mort du compositeur, et un an après en version scénique à Venise : la violence et  l’âpreté du sujet (d’après un roman de Valery Brioussov) qui doit beaucoup à l’école expressionniste, mais aussi au symbolisme, justifient sans doute ce retard, d’autant qu’en URSS comme en Occident, aussi bien dans les années 30 que dans les années 50, les temps ne sont plus aussi ouverts que dans les années 20. À cela s’ajoute des rôles principaux incroyablement tendus, toujours en scène où excès de tous ordres et violence occupent progressivement tout le terrain.
Même si l’histoire est assez simple, sa traduction scénique demande de la part du spectateur une grande concentration tant le réel et le fantasmé s’y confondent, s’y mélangent, pour ne plus former qu’un, et tant les niveaux de lecture demeurent complexes.
Dans une auberge au Moyen Âge, le chevalier Ruprecht rencontre Renata, une femme à la recherche d’un ancien amant, Heinrich, en qui elle voit l’Ange qui lui promit jadis le destin d’une sainte. Entre Ruprecht, qui est séduit par Renata, et Renata qui va utiliser tous les expédients possibles (y compris magie et sorcellerie) pour retrouver son ancien amant, se construit une relation forte, physique, traversée des désirs de l’un et des fantasmes de l’autre, et le couple finira par se réunir et affronter (plus que vivre) les délires et les fantasmes dont chacun par des voies diverses a rempli sa vie. Il y a là dedans de quoi alimenter les rêves les plus fous d’un metteur en scène ou des dizaines de divans de psychanalystes: c’est un opéra qui par son ambiance n’est pas sans rappeler le film « Les Diables » de Ken Russell (1971).
Personnellement, je n’ai vu qu’une seule production, à la Scala en 1994 dirigée par Riccardo Chailly dans une mise en scène de Giancarlo Cobelli, qui n’était pas inoubliable, bien que musicalement de très haut niveau (avec Galina Gorchakova et Sergei Leiferkus). Signalons au passage que la Scala est sans doute le théâtre occidental qui a le plus représenté l’œuvre de Prokofiev (3 productions dont une de Giorgio Strehler, et 4 séries de représentations entre 1956 et 1999).

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Barrie Kosky a choisi de représenter l’opéra dans le décor (de Rebecca Ringst, qui travaille très souvent avec Calixto Bieito) moderne d’un hôtel de luxe, un décor fixe qui va progressivement se déglinguer et abandonner son bel ordonnancement pour devenir le champ clos de fantasmes de plus en plus délirants. Cela impose rigueur et travail serré sur les acteurs, et évidemment renvoie à la représentation d’un univers plus mental que réel, à la limite du supportable. Il construit son travail avec un sens du crescendo étonnant, le début étant lent, volontairement ennuyeux, voire un peu répétitif, avec des mouvements presque géométriques, des personnages éminemment raides, évoluant à petit pas d’abord vers ce que Rimbaud appellerait un dérèglement de tous les sens, mais un dérèglement qui serait très progressif, comme si on s’enfonçait lentement, chaque fois un peu plus dans la folie. La maîtrise des transformations de la scène, d’abord à peine perceptibles, puis de plus en plus nettes, l’évolution des éclairages, de plus en plus colorés (splendides éclairages de Joachim Klein) aident à ce crescendo (où à cette chute dans l’abime). La mécanique est d’autant plus rigoureuse que l’opéra se déroule sur 2h15 sans entracte, et l’impression sur le spectateur est ainsi de plus en plus étouffante et forte, si bien qu’on en sort littéralement sonné, voire secoué.
Tout commence donc très banalement, par l’entrée dans sa chambre d’un client d’hôtel, une chambre « boite », large, lambrissée, dans un Palace comme on devait les aimer ou les rêver dans les années 30.

Puis se succèdent les arrivées des employés, qui portant les valises, qui prenant les commandes, qui vérifiant que tout fonctionne parfaitement, avec des interventions répétitives et dérangeantes sans que la musique ne commence et dans le silence mécanique qu’on pourrait avoir au théâtre ou dans un film muet, une sorte de mécanique huilée et géométrique qui est exactement à l’opposé de tout ce qu’on va vivre les deux heures suivantes, qui fait rire ou glousser d’abord, et qui finit par agacer : on se demande quand la musique va commencer.
L’apparition de Renata est la bizarrerie initiale, qui va déclencher tout le reste. Le lit central s’avance seul au milieu du plateau, Ruprecht est assis au bout, jambes écartées, et la tête de Renata apparaît sortant du dessous, entre les jambes ouvertes de Ruprecht : un tableau sans ambiguité, préannonciateur du reste, mais en même temps presque « correct » puisque de cette position rien n’est exploité, même si bien vite Renata va s’imposer et imposer son rythme et ses rêves.

Ballet des tatoués...©Wilfried Hösl
Ballet des tatoués…©Wilfried Hösl

Et ainsi l’espace va se transformer, meubles écartés ou entassés, plafond qui se surélève, couleurs criardes des éclairages, et à chaque moment clé, lorsqu’on s’enfonce de plus en plus dans le monde fantasmatique, apparition d’un groupe de danseurs transgenre, de plus en plus érotisé, d’abord en robe de soirée années 50, puis peu à peu dénudés jusqu’à la nudité, ou l’exposé des intimités masculines comme on dit, y compris des chanteurs (Mephistophélès). Barrie Kosky dont le sens de l’humour n’est plus à démontrer a aussi travaillé sur le thème du tatouage, comme expression fantasmatique, profitant de ce qu’il avait sous la main Evguenyi Nikitin, à qui les tatouages ont joué un mauvais tout à Bayreuth.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Le personnage de Renata, excessif, passant de la passion la plus brûlante à la prostration, puis voulant se réfugier au couvent est une figure évidemment très connotée du désir féminin et des ravages du désir, et de la possession au sens catholique du terme (d’où mon allusion précédente au film de Ken Russell qui est une histoire de possession) et Ruprecht, bien qu’il entre dans le jeu de la passion et du désir (opportunément l’histoire de Faust est derrière, avec l’apparition de Faust et Méphistophélès très présents dans les dernières scènes) reste « sauvable », il y a là un traitement particulier de la femme, comme toujours pourrait-on arguer, dans l’espace clos d’un hôtel, une sorte de « huis clos » infernal (on n’est pas si loin de Sartre). L’espace même de l’hôtel, lieu de passage multiple, hommes d’affaires politiciens, aventuriers, qui voit des scènes meurtrières, des turpitudes, de sexe à gogo (Sofitel New York), est favorable à l’explosion de tous les fantasmes et de tous les excès.

Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl
Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl

Et Barrie Kosky explore à la fois avec rigueur et précision tous les possibles de cet espace vite étouffant, où l’excès prend une valeur encore plus marquée, à la limite du supportable : ce mélange de l’hyperréaliste et de l’hyperfantasmé est un des caractères de ce travail qui est impressionnant dans la manière de mener les chanteurs à une vérité du jeu qui laisse rêveur : Evguneyi Nikitin à ce titre est impressionnant de violence, d’engagement : il étourdit tellement il est dans le rôle, ne quittant jamais la scène, toujours aux extrêmes. Vocalement les choses ne sont pas aussi définitives, la voix ne passe pas toujours le flot continu d’un orchestre omniprésent, et manque souvent de projection. Ce n’est pas la première fois que je note cela chez ce chanteur. Sa voix n’impressionne pas et ne marque pas. Mais ici, et c’est paradoxal, il n’a pas de besoin de chanter : il lui suffit d’être en scène et c’est étourdissant.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

La soprano russe Svetlana Sozdateleva a été engagée suite à la défection d’Evelyn Herlitzius, une habituée des rôles tendus du répertoire russe (Lady Macbeth de Mzensk), elle se donne totalement vocalement et scéniquement, sans être exceptionnellement volumineuse, la voix est bien posée, bien projetée, et très homogène vient à bout de ce rôle impossible sans aucune faiblesse. Et son engagement scénique est étourdissant, c’est une chanteuse complètement dédiée, brûlante, une torche qui garde pourtant un brin de distance : c’est tout ce qui fait le prix de son travail. Voilà un nom à retenir, voilà une artiste tout à fait exceptionnelle, qui se donne comptant.

Dans cette œuvre sur le visible et le caché, sur la folie et la raison, sur les extrêmes bien/mal, enfer/salut, sur l’étourdissement et le vertige devant les prodiges de l’inconscient, Barrie Kosky ne fait jamais totalement exploser les choses et garde toujours une très grande maîtrise : l’espace clos y est pour beaucoup et oblige à être particulièrement attentif aux mouvements et concentré sur chaque geste et surtout sur chaque personnage.

Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Ce qui impressionne et en même temps dérange dans le travail général, c’est justementt cette plongée : plus qu’un travail extensif et explosif, on a un travail au contraire intensif et implosif, qui exploite toutes les possibilités en lumières, couleurs, variations sur le volume à l’intérieur d’un espace défini, une sorte de boite infernale où se concentrent les violences et les délires des hommes.
La  dernière scène est à ce propos éloquente : dans le livret, Renata, après avoir porté au couvent les désordres de sa possession (prodigieuse scène de délire au couvent), est condamnée au bûcher par le Grand Inquisiteur, c’est bien le moins. Mais Kosky ramène au final le calme après la tempête, le couple Ruprecht/Renata se retrouve presque intouché, comme après une nuit juste un peu perturbée, disons agitée. Comme si tout n’avait été que délire d’un couple (presque) ordinaire. On sent bien toute l’exploitation psychanalytique et en même temps les espaces inexplorés des possibles érotiques : une sorte d’eros cosmique ou de cosmos érotique qui laisse le public totalement éberlué.

Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl
Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl

Si j’ai déjà évoqué les deux protagonistes, qui ne laissent jamais la scène et dont la performance est ahurissante, il faut souligner l’engagement de toute la distribution, et les figures qui s’imposent, au premier plan le magicien masculin/féminin Agrippa von Nettesheim (Kosky adore passer d’un genre à l’autre et surtout brouiller les pistes et la lecture d’un monde genré) : Vladimir Galouzine, qui nous a plus habitués aux grands rôles de ténor dramatique ou spinto (Otello, Hermann) y est étonnant, méconnaissable y compris vocalement. Quelle apparition ! Notons aussi la voyante d’Elena Manistina, au grave abyssal, et la supérieure de Okka von der Damerau, toujours étonnantes quels que soient les rôles qu’elle traverse, cette chanteuse, qu’on voit rarement dans des rôles importants, a une plasticité telle qu’elle marque dans tous les « petits » rôles qu’elle entreprend et à chaque fois, elle remporte un succès important.

Kevin Conners (Mephisto) ©Wilfried Hösl
Kevin Conners (Mephisto) et Ruprecht (Evguenyi Nikotin) ©Wilfried Hösl

On serait injuste de ne pas souligner encore une fois la qualité de la troupe de Munich avec ses artistes habituels, toujours excellents, Heike Grotzinger, Christian Rieger, Matthew Grills, Andrea Borghini, et cette fois-ci en particulier Kevin Conners qui chante un Méphisto exhibo avec un affront stupéfiant.
Sans la chorégraphie d’Otto Pichler et l’engagement du corps de ballet, expression directe des fantasmes des protagonistes, la mise en scène ne fonctionnerait pas comme elle fonctionne : leur travail est impressionnant, danseurs et figurants sont presque des chanteurs muets tant ils semblent être une voix de l’ensemble.
Evidemment le chœur, notamment dans les parties finales (direction Stellario Fagone) montre comme il est lui aussi particulièrement plastique : tout cela montre combien les masses munichoises atteignent en ce moment un niveau inédit.
Mais tout cela ne serait rien sans la prestation totalement bluffante de l’orchestre. Sous la direction de Vladimir Jurowski, il brille de tous ses feux, dans cette partition polymorphe, qui elle aussi va aux extrêmes, violente, lyrique, brillante, assourdissante, mais jamais tonitruante. Jurowski fait un travail éblouissant, avec des cuivres sans scories, avec des cordes prodigieuses, avec des harpes phénoménales : une masse sonore tellement maîtrisée que tout s’entend, d’une luminosité cristalline et d’une présence imposante, dynamique, animée. Une des grandes prestations orchestrales de cette année, qui impose Jurowski dans les grands chefs de fosse de ce temps.
Avec un tel spectacle, d’un tel niveau, aussi prodigieux dans la fosse que sur la scène, comment nier que Munich aujourd’hui soit la scène de référence, il faut voir ce Prokofiev, il se joue aussi pendant le festival en juillet 2016, c’est à ne manquer sous aucun, mais vraiment aucun prétexte. [wpsr_facebook]

Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl
Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 29 MARS 2015 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: ANDREAS KRIEGENBURG)

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Même à Munich il y a des grèves de machinistes, comme lors du Siegfried représenté dans la semaine et même à Munich il y a des malades et des remplacements, deux ce soir, la deuxième Norne de Jennifer Johnston remplacée par Nadine Weissmann, plutôt une bonne pioche, et plus délicat, la Brünnhilde de Petra Lang remplacée par Rebecca Teem. C’étaient les surprises du jour qui finalement n’ont pas trop perturbé la soirée.
Dans le projet de Andreas Kriegenburg, le Crépuscule est un moment de rupture, la fin du Mythe et le début de l’Histoire, dans laquelle Brünnhilde et Siegfried tombent brutalement. Histoire qui est déjà elle-même fin et qui s’ouvre sur l’humanité d’après Fukushima, compteurs Geiger, contrôles de radioactivité, familles perdues, humains errants soumis à tous les contrôles (mobile, passeport etc..) dans les plus petits détails – petits faits vrais inouïs – enfermés dans les cordes que filent les Nornes et tellement enserrés que les fils se rompent. Puis vient le dernier duo mythique de Siegfried et Brünnhilde et ce voyage de Siegfried sur le Rhin représenté par des figurants qui font se mouvoir des vestes noires retournées mimant les flots, image saisissante qui renvoie au Rhin heureux du début de Rheingold où l’on copulait à plaisir, et dans le sourire : c’est ici une image sombre, inquiétante, qui ouvre sur un avenir incertain.

Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl

Et puis on arrive chez les Gibichungen avec ces projections obsédantes du mot « Gewinn » gain et ce « Lust » qu’écrivent des figurants en fond de scène: gagner et jouir, la seule chose que savent faire ces hommes là, des hommes d’aujourd’hui, médiocres, comme Gunther que jamais je n’ai vu représenté aussi minable, aussi lâche, en proie au désir immédiat, utilisant les femmes de ménage comme des objets, incapable de n’être autre chose qu’un suiveur, un héros pour Siegfried qui n’y voit goutte, et en réalité seulement un héros de magazine pour photos de modes. Car le décor, je ne l’avais pas vu avec cette précision, montre en fait une sorte d’ « outlet » dédié à la mode, une sorte de Fashion center, c’est à dire le monde le plus glamour, superficiel et friqué qui soit, où tous prennent des pauses, à commencer par Gutrune, affublée d’une longue robe rouge comme dans une photo de magazine, se balançant langoureusement sur un cheval de bois fait du symbole de l’Euro (€), symbole répétitif qu’on retrouvera au second acte comme table de mariage, : Anna Gabler n’a peut-être pas tout à fait la voix, mais pour le look, c’est fantastiquement réussi.

Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl

Immédiatement, l’idée d’un Siegfried perdu s’installe lorsque sur les dernières mesures du Voyage, il se heurte sans savoir où aller à une foule compacte d’hommes en gris avec un attaché-case ou un cartable, qui vont dans tous les sens : il est littéralement balloté, comme si cette foule était produite par des flots du Rhin qui finissaient par le perdre ou le noyer, saisissant.
Saisissant aussi son apparition vêtu en Siegfried traditionnel, au milieu de tous ces gens en costume trois pièce bleu, ce qui l’isole et le ridiculise au pays de la mode, totalement ignorant des rituels des possédants, cigares ou verre à cocktail avec paille et paillettes dont il ne sait que faire.
On se reportera pour plus de précisions à ce que j’en avais écrit en son temps en janvier 2012, mais cette idée de deux pauvres enfants perdus est sans doute l’une des plus fortes ce soir, accentuée par les hésitations de la Brünnhilde de Rebecca Teem, un peu erratique dans une mise en scène qu’elle ne connaît pas, très aidée par Petrenko qui lui indique du pupitre les mouvements à faire. Au lieu d’être un obstacle, cette ignorance devient un atout parce qu’elle est exactement – et, dirais-je, très naturellement – la femme paumée qui arrive au milieu de cette fête de mariage qu’elle ne comprend pas au départ pendant le 2ème acte. N’étant pas physiquement particulièrement leste, elle en devient dans la scène finale du 3ème d’autant plus saisissante, malgré les problèmes vocaux rencontrés. Elle en est émouvante, comme perdue au milieu de cette grande scène, avec une modestie dans le geste qui touche le cœur.

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Ayant déjà vu et commenté le spectacle, je savais à quoi je m’attendais, mais le revoir permet de mesurer avec quelle finesse Kriegenburg travaille sur cette histoire. On est à l’opposé de l’option dévastatrice (mais passionnante aussi) de Castorf à Bayreuth: Kriegenburg dit aussi sur le monde des choses délétères, il n’est que de voir ces figurants méc   anisés qui ne savent au deuxième acte qu’agiter leur mobile pour faire des photos ou des selfies, comme si c’était la seule chose qui les intéressait dans l’histoire qui se déroule : le Crépuscule ou l’histoire d’une décadence, ou d’une déchéance. À ce titre, l’apparition des filles du Rhin au 3ème acte au milieu des invités à la noce cuvant leur vin, ivres morts d’une nuit orgiaque, est singulière et forte.
Déchéance sur scène, mais sûrement pas en fosse : le rendu musical est impressionnant, malgré un orchestre quelquefois moins parfait (notamment dans les cuivres), mais toujours engagé dans une aventure incroyable d’énergie et de puissance, d’une impressionnante lisibilité. C’est que Kirill Petrenko est partout : il donne tous les départs au plateau, veille de manière très sourcilleuse aux équilibres, aux volumes, à la mise en valeur de tel ou tel pupitre, et en plus ce soir il donnait des indications de mouvements à la Brünnhilde novice, tout en exprimant avec un sourire séraphique ses satisfactions.

Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015
Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015

Comme c’était à prévoir, son Ring munichois est assez différent de celui de Bayreuth et son attention à la mise en scène induit d’autres voies, d’autres choix, d’autres rythmes : on avait remarqué à Bayreuth une dynamique et une énergie, on remarque à Munich la même énergie, mais une dynamique différente, plus contrôlée, plus serrée, laissant peut-être un peu moins aller les musiciens, laissant moins le son se développer, prenant des décisions plus radicales dans les volumes, dans la construction du son, tout en veillant sans cesse à ne jamais couvrir le plateau, ce qui dans le cas de la Brünnhilde du jour, sans grave ni medium, est une entreprise difficile. Petrenko visiblement retravaille sans cesse les partitions, reprend sans cesse les choses pour chercher ce qu’il va conjuguer au mieux : par ce travail il rappelle bien sûr d’autres gloires de la baguette disparues aujourd’hui. Et ce travail d’artisan du son, on le ressent, sans cesse : rien n’est laissé au hasard, rien n’est décidé sans justification, et surtout, il n’y a aucune concession, même là où la tradition a installé des habitudes. C’était patent et tellement surprenant dans sa Lucia di Lammermoor, l’une des plus stupéfiantes options musicales dans ce répertoire laissé habituellement à des chefs moins originaux. Dans Götterdämmerung, il est plus attendu, car il est dans un répertoire qu’il a déjà labouré, depuis longtemps, mais il continue d’innover et de surprendre. Il est perpétuellement neuf.
Il reste que nous entendons des merveilles, comme le prélude – dès le premier accord, perturbant d’émotion rentrée- et toute la scène des Nornes, totalement bluffante à l’orchestre, évidemment le Voyage de Siegfried et la marche funèbre, mais surtout toute la scène finale, qui est un monument : monument parce que la mise en scène et la musique s’accordent en profondeur, parce que l’émotion étreint (et Kriegenburg la cherche autant que Petrenko, là où Castorf essaie de la briser) et aussi parce que Brünnhilde est moins en difficulté qu’on attendait, les dernières mesures ont cet effet habituel lors des grandes représentations musicales chez le spectateur : on a envie de reprendre tout depuis le début, on a envie de continuer…

Cette conjonction des astres aboutit à l’un des plus beaux finals de Götterdämmerung qui m’aient été donné d’entendre, même si la folie qui nous a saisi il y a trois ans avec Nina Stemme et Kent Nagano n’est pas reproductible, car elle a duré toute la soirée, avec Stemme en état de grâce. Il y a cependant là un miracle Petrenko, qui nous laisse, comme disent nos amis italiens, di stucco.
Le plateau réuni est vraiment d’une très grande solidité. Les trois Nornes, Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler sont prodigieuses de tension et de rigueur, autant que les trois Filles du Rhin, Jennifer Johnston, Hanna Elisabeth Müller, Nadine Weissmann, très lyriques, et très mélancoliques, même si les aigus très sûrs d’Hanna Elisabeth Müller gagneraient à mieux se fondre et restent un peu trop dardés.
La Waltraute de Okka von der Damerau remporte, et c’est justifié, un très grand succès : belle ligne de chant, tension palpable, véritable engagement dans le jeu, des graves notables alliés à une diction remarquable si importante dans ce récit provoquent l’enthousiasme du public.

Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl

Anna Gabler dans Gutrune est scéniquement phénoménale de vérité, et de naturel : elle compose son personnage de bécasse prise à son propre piège d’une manière supérieure. La voix en revanche n’a ni la puissance ni l’assise nécessaire pour Gutrune (souvent confiée à des Freia ou des Sieglinde), il en résulte une présence scénique supérieure et une présence vocale en devenir notamment dans la scène qui suit la marche funèbre au troisième acte, qui est le moment le plus important du rôle tant les interventions auparavant restent épisodiques. Il y a d’ailleurs un problème avec cette chanteuse : son Eva n’était pas plus convaincante à Salzbourg il y a deux ans. L’intelligence scénique et la sensibilité ne peuvent suppléer aux moyens.
Tomasz Konieczny est en revanche un phénoménal Alberich : il est le personnage voulu par Kriegenburg, pénétrant presque par effraction dans l’espace des Gibichungen, mangeant et buvant ce qu’il y a à manger et à boire au passage, comme quelqu’un qui découvre un monde qui lui est interdit. Il a aussi une jeunesse et une énergie frappantes. Ce devrait être Hagen le jeune (il est le fils) et Alberich le vieux. Ici c’est l’inverse : Hagen (Hans-Peter König) est plutôt mûr et Alberich a l’énergie du quadragénaire…La voix est éclatante de santé, incroyablement expressive, énergique, inondant le plateau de sa soif de vengeance : c’est cette soif, cette foi dans la conquête de l’Or qui lui donne cette énergie là, quand Hagen au contraire semble plus lointain, et surtout loin de son père. Saisissant.
Hans-Peter König est depuis quelques années le Hagen des grandes scènes internationales, il en a la stature, la voix, l’allure. La voix a un tantinet moins d’éclat que naguère, mais toujours autant de présence et d’intelligence dans la couleur et l’expression. Il pose dans cette conception un Hagen plus politique, qui a les habits élégants du pouvoir, mais qui en a aussi la brutalité et la violence cachées au départ, explicites à la fin. Il n’a jamais sur scène l’allure du méchant, c’est un personnage plus subtil et moins « brut de décoffrage » que certains Hagen ; il en est d’autant plus dangereux : il réussit face à son père à montrer une finesse dont son géniteur manque, d’où l’extraordinaire duo qu’ils forment au début du 2ème acte (« Schläfst du Hagen mein Sohn ? »). Magnifique de bout en bout.
Alejandro Marco-Buhrmester est l’un de ses artistes qui font leur bonhomme de chemin, sans vagues, mais toujours avec bonheur, depuis qu’il est apparu en Amfortas dans le Parsifal de Boulez-Schlingensief à Bayreuth. Son premier acte est splendide et son jeu particulièrement ciblé : Kriegenburg en fait un pauvre jouisseur, un parasite, un inutile, l’inverse d’un héros, ce que Siegfried tout à son monde mythique ne voit pas (la scène de l’échange des sangs est d’une rare drôlerie, où Gunther boit le sang, immédiatement pris d’une irrépressible envie de rendre). La voix assez charmeuse et le timbre chaleureux contrastent avec ce personnage aux apparences élégantes et à l’être veule et sans épaisseur. Les scènes du premier acte sont vraiment réussies, alors que la voix semble se fatiguer un peu au deuxième, pour gagner en présence au troisième, plus dramatique (et plus court pour le rôle) .
Le Siegfried de Stephen Gould, avec beaucoup de hauts et quelques bas est dans l’ensemble splendide. Son premier acte est phénoménal, la voix est lumineuse, énergique, le volume impressionnant, et surtout le contrôle impeccable. Les variations sur les aigus, les mezze voci : tout y est. Le deuxième acte est moins éclatant, et le troisième acte bouleversant. Il réussit à rendre ce Siegfried sympathique tant il est perdu et berné, à l’opposé du Siegfried mauvais garçon et antipathique de Castorf à Bayreuth. Ce Siegfried reste frais, innocent, premier degré, pendant tout l’opéra, sans aucune évolution psychologique, tel qu’en lui même l’éternité le change : il est étranger à toute notion de bien et de mal et son chant rend tout cela. Avec un timbre très chaleureux, une vraie présence même si, on l’a dit, ce n’est pas a priori un acteur du niveau d’un Lance Ryan qui s’épuise en scène. C’est une vraie performance, non dépourvue d’émotion et d’humanité, et la voix, contrairement au 8 mars dans Siegfried (il paraît que les représentations suivantes ont été anthologiques), n’a eu aucun accident, à part des fatigues passagères bien compréhensibles qui n’ont cependant gâché aucun moment.

Et cette Brünnhilde de substitution ?
Comme il doit être difficile d’entrer dans une production sans la connaître et surtout dans une production de ce niveau, avec l’enjeu que cela doit représenter pour une chanteuse moins connue et arrivée là par accident. Les hauts et bas de Petra Lang sont bien connus, avec des soirées quelquefois difficiles, mais comme Nina Stemme était prise à Vienne par sa toute nouvelle Elektra, il devait être difficile de trouver une chanteuse de référence pour ce rôle.

Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl
Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl

Munich a donc appelé une des nombreuses Brünnhilde des troupes allemandes, qui est un réservoir enviable, une chanteuse américaine dont la carrière est déjà bien avancée et qui a plusieurs fois chanté Brünnhilde. Mais dès le départ, on mesure le problème : pas de graves, pas de centre complètement inaudibles, mais des aigus assez sûrs et sans vibrato excessif. Cette voix sans homogénéité est évidemment en difficulté dans le premier duo et ne va pas cesser dans les premier et deuxième acte d’avoir des problèmes, sans pourtant, c’est bien le mérite des opéras wagnériens, (trop) nuire au déroulement de l’ensemble. Si physiquement elle ressemble aux Brünnhilde des vieilles photos jaunies, elle semble surtout perdue et isolée, et ce qui est la conséquence de la situation de remplacement, mais cela finit par apparaître comme un atout dans cette mise en scène, tant c’est cohérent avec l’idée de Kriegenburg. Et c’est au troisième acte où elle est finalement seule au milieu de la scène, très émouvante, touchante alors que son air final est moins problématique qu’on ne pouvait craindre. Avec un certain cran, elle a redressé une situation assez mal partie.
Le public, compréhensif, l’accueille avec des applaudissements nourris. Elle a relevé le défi.

Les interventions du choeur, impressionnantes tant par le son et le volume que par sa disposition en hauteur sur l’ensemble du volume de la scène,  donne en même temps une impression physique de puissance: on est écrasé et émerveillé de la performance. Mais ce choeur est rompu à Wagner et cela s’entend.
Au total, avec des ingrédients un peu plus contrastés, on pouvait tabler sur un succès moindre que pour les autres journées avec des moments plus faibles, et un orchestre légèrement plus fragile dans les cuivres, mais tellement solide par ailleurs : le triomphe fut quand même indescriptible, il a duré plus de 25 minutes, avec un public en délire quand Kirill Petrenko a salué au milieu de son orchestre sur scène. À l’évidence, il est cause de bonne part du succès obtenu ce soir, où c’était un Götterdämmerung imparfait, plein de petits ou gros problèmes, mais complètement transcendé par le chef et quelques chanteurs dans une mise en scène qui reste exceptionnelle. Quant à ce Ring, il a été pour moi dominé par une Walkyrie anthologique, mais chaque journée est un sujet d’admiration et d’étonnement. La saison prochaine, Walkyrie et Crépuscule sont repris, il ne faut pas hésiter : c’est de la belle ouvrage qui mérite le voyage, ou la Wanderung…[wpsr_facebook]

Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 27 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Tableau final © Wilfried Hösl
Tableau final © Wilfried Hösl

En janvier 2013, j’étais sorti totalement enthousiaste de la production de Andreas Kriegenburg et de la direction nerveuse et lyrique de Kent Nagano. J’ai très largement décrit le travail de Andreas Kriegenburg dans mon compte rendu et j’y renvoie.

À peu près deux ans après, ce Ring est repris, de manière plus étirée qu’en janvier 2013 puisque les représentation s’étalent de février à avril 2015 et qu’il est difficile pour un non munichois de pouvoir assister aux quatre opéras en un seul séjour.

L’intérêt de cette reprise repose sur la direction de Kirill Petrenko, qui pour la première fois dirige le Ring comme GMD d’une maison où l’œuvre a été partiellement créé, et qui avec Bayreuth est le théâtre de référence historique pour Wagner.
Depuis qu’il a pris les rênes de Munich, en 2013, Kirill Petrenko est devenu un beniamino du public munichois et a acquis une surface médiatique non indifférente dans le monde musical, en dépit de ses efforts pour fuir les projecteurs
Il arrive au pupitre du Ring auréolé du triomphe incroyable reçu à Bayreuth, où sa direction a été unanimement louée, et laisse, il faut bien le dire loin derrière bien des concurrents.
Il était donc intéressant d’écouter le travail munichois, et surtout de vérifier (au moins pour ma part) si l’approche très poétique de Kriegenburg conduisait à d’autres choix musicaux que ceux effectués à Bayreuth face à l’approche désacralisante de Frank Castorf.
Il faut rappeler quelques éléments des choix de Andreas Kriegenburg, qui a opté pour une vision finalement assez rafraichissante de l’histoire, dont il propose une vision cyclique : de l’innocence initiale naissent les crises, pouvoir, or, violence, pour retourner à l’innocence à la fin, une innocence chorégraphiée par les corps qui représentent toutes les choses : notamment dans ce prologue le Rhin, l’Or et le Walhalla.
Le Rhin est un fleuve d’amour, tout amour, où les flots sont des corps qui copulent. L’amour garde l’or, et l’amour va être interrompu par le vol de l’or par Alberich. Une vision presque naïve qui raconte l’histoire par images métaphoriques, sans jamais transposer, mais illustrant les épisodes d’une manière digne d’albums de Topor, à qui se réfèrent me semble-t-il décorateur Harald B.Thor, costumière Andrea Schraad et surtout la chorégraphe Zenta Haerter.
Bien sûr, il y a des points de mise en scène qu’on avait oubliés, comme la « mise en croix d’Alberich » puis sa transformation en épouvantail, en une sorte de victime chosifiée ou d’autres qu’on revoit avec plaisir, comme l’amour naissant entre Freia et Fasolt, et le désespoir de cette dernière lorsqu’il est poignardé par Fafner. Il reste que ce retour à Munich était motivé par le chef et une distribution largement renouvelée.
Das Rheingold est sans doute le moment le plus théâtral du Ring avec un peu de spectaculaire. À ce titre, le tableau des filles du Rhin est toujours à la fois un vrai moment et sans doute la signature de l’ensemble de l’œuvre par le metteur en scène : c’en est ainsi pour toutes les mises en scène du Ring . mais Rheingold, c’est aussi beaucoup de conversation et de dialogues, sans monologues spectaculaires comme dans les trois autres opéras , et c’est un chant qui exige une vraie science de la coloration, du parler-chanter, de l’expressivité.

Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl
Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl

À ce titre, je vais commencer par une déception, la Erda de Okka von der Damerau : voilà une chanteuse à la voix somptueuse, riche en harmoniques, au volume respectable. Elle était en 2013 l’une des filles du Rhin, elle est aujourd’hui Erda. Erda est un rôle difficile parce qu’il exige en cinq à sept minutes de présence la capacité à dessiner un univers, exactement ce qu’on demande à un chanteur de Lied.. Il faut qu’Erda soit une apparition : elle l’est scéniquement surgissant au milieu de ces corps terreux, grenouillant autour d’elle comme des vers, elle l’est moins musicalement. Elle a incontestablement la belle voix qu’il faut, elle a la puissance et l’aigu, elle chante, mais elle n’incarne pas ; cette voix très présente est sans présence, sans vibration, sans évocation. Il manque un poids des mots derrière le choix des sons. Voilà ce que tout chanteur de Rheingold doit avoir, le poids des mots dans la bouche et non pas seulement la voix. Ce poids des mots, Elisabeth Kulman (Fricka) le possède au plus haut point. Il y a une grande différence entre la Fricka de Walküre, qui doit être forte et explosive, et celle de Rheingold, qui est toute subtilité et insinuation, toute théâtre et incarnation. Elisabeth Kulman est supérieure, non pas purement vocalement, mais théâtralement, totalement dans la voix, totalement dans les mots, qu’elle chante de mille manières, usant même d’artifices plutôt bel cantistes : notes filées, atténuations, mezze voci, donnant ainsi aux mots des couleurs tellement variés qu’on en reste ébloui. Il n’y a rien de forcé là dedans, tout est évocatoire, tout est simple et tout est juste. En ce sens, elle fait exactement ce que dans la fosse fait Petrenko. Elle n’est pas une Fricka spectaculaire, elle est Fricka tout simplement, avec un naturel en scène et une simplicité confondantes.

Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl
Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl

À ses côtés, le Wotan supérieurement intelligent de Thomas Johannes Mayer, dont l’intelligence du texte et la diction sont des modèles du genre, avec cependant une voix plutôt éteinte, sans éclat, sans vraie présence sonore, et même au départ avec quelques problèmes de stabilité. Un Wotan fatigué peut se concevoir dans Rheingold, c’est un Wotan qui est déjà Wanderer (c’est ce que Cassiers avait proposé dans son Rheingold avec un René Pape impérial…)un Wotan qui comprend après le passage d’Erda qu’en fait tout est foutu d’avance. Mais là il a de sérieux problèmes de volume dès le début et cela nuit à sa présence scénique, un Wotan has been face à un Alberich (Tomasz Konieczny) en pleine santé. Un Alberich somptueux qui affiche une présence vocale insolente, avec les qualités des autres en matière de diction et de couleur, mais avec en sus le volume et l’éclat : sa malédiction du Ring est impressionnante, il en devient presque noble, avec des accents formidables d’humanité et de rage rentrée. Il remporte le plus grand triomphe sur le plateau et c’est pleinement justifié. Il me rappelle Zoltan Kelemen, mon Alberich de Chéreau pour l’éternité en 1977, c’est dire.

Loge (Burkhard Ulrich) face à Fricka et Wotan © Wilfried Hösl
Loge (Burkhard Ulrich) face aux géants, à Donner, Froh  Fricka et Wotan © Wilfried Hösl

Le Loge de Burkhard Ulrich est moins rentré dans le personnage que Stefan Margita il y a deux ans, mais s’il n’y a aucun reproche à faire au niveau vocal, il n’y a rien d’exceptionnel dans la prestation. Il faut toujours dans Loge un chanteur qui ait à la fois la projection et la présence vocales, mais aussi la capacité à composer c’est à dire aussi à mâcher le texte, à le passer au filtre des mille possibilités de coloration. Un Graham Clark par exemple. Ici, on est dans du très solide, mais on reste dans du banal.
Les Dieux sont eux aussi très solides : j’aime bien le Loge de Dean Power, un jeune chanteur en troupe à Munich qui a de belles qualités notamment dans la diction et l’expression, il faudrait simplement un peu plus de puissance dans le tableau final, même s’il chante de manière très sentie (chez Chéreau, c’était Jerusalem, futur Tristan). Levente Molnar a une certaine présence vocale, mais a moins de puissance qu’il y a deux ans dans Donner : voilà encore un rôle qui n’existe que pour les deux minutes du « Heda, Hedo… », mais qui doit vraiment s’imposer à ce moment là.
Encore une difficulté de l’œuvre : comment trouver la juste Freia…
La juste Freia, c’est Anja Kampe : elle chante Sieglinde dans Walküre et il eût fallu lui proposer ce que faisait jadis Helga Dernesch à l’Opéra de Paris avec Solti, Freia dans Rheingold et Sieglinde dans Walküre. Mais on ne distribue plus Freia à des Sieglinde, mais tout juste, et ce n’est plus toujours vrai, à des futures Sieglinde. Je ne sais si Aga Mikolaj est une future Sieglinde : elle a des aigus, plus acides que chauds, elle a du medium, mais elle n’a pas le legato voulu pour passer sans heurt de l’un à l’autre. Elle a peu de présence vocale, et pas trop de présence scénique par elle-même, mais seulement par ce que lui donne la mise en scène. C’est un soprano lyrique, plus fléché sur les rôles mozartiens (Comptesse, Pamina, Fiordiligi), et je suis persuadé qu’il faut plus de présence sonore et vocale pour Freia : une Freia qui a du poids secoue. Ici, brise légère…

Nibelheim © Wilfried Hösl
Nibelheim © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad est l’autre Mime des scènes mondiales, son concurrent étant Wolfgang Ablinger Sperrhacke. C’est un bon Mime, mais avec le même problème que Burkhard Ulrich : une composition solide, une prestation honnête, sans plus. Un bon Mime ce soir sans être un grand Mime. Il était bien plus convaincant à Genève.
Avec les deux géants Fasolt (Günther Groissböck) et Fafner (Christof Fischesser) juchés sur leur cube composé de cadavres en bleu de travail, on retrouve un chant plus spectaculaire et en même temps très différencié, la voix plus puissante et plus froide de Groissböck, formidable Fasolt, émouvant même dans le dernier tableau, face à celle plus chaleureuse et au timbre plus rond de Christof Fischesser, en bref, les deux basses qui représentent ce qui se fait de mieux ou presque, parmi les basses allemandes. Fafner n’a pas grand chose à chanter dans Rheingold (mais on l’attend dans Siegfried), c’est Fasolt qui est plus présent, plus spectaculaire et Groissböck est impressionnant de présence et de naturel. C’est une confirmation : il sera Hunding dans Walküre…
Quant au trois filles du Rhin, c’est un enchantement, aussi bien dans l’éclat que dans le ton et la présence, Hanna Elisabeth Müller donne une voix claire et merveilleusement projetée à Woglinde, et Nadine Weissmann (la magnifique Erda de Bayreuth) est une très belle Flosshilde sans oublier la belle Wellgunde de Jennifer Johnston. Elle sont merveilleuses dans le tableau final, toute retenue, toute poésie, toute mélancolie…
Au total, une distribution assez équilibrée, avec des rôles tenus de manière impressionnante, d’autres moins en vue, mais dans l’ensemble chacun y défend sa part avec solidité au minimum et aussi souvent avec intelligence et justesse.
C’est une distribution soutenue avec constance par un Kirill Petrenko présent sur tous les fronts, qui suit les chanteurs dans les moindres inflexions, qui donne avec une précision manique tous les départs, et qui les soutient, dans la manière qu’il a de moduler l’orchestre et de ne jamais les couvrir. On le savait parce que c’est ainsi dans chaque opéra qu’il dirige : c’est un vrai chef de fosse qui non seulement soutient et suit le plateau, mais qui construit aussi le rendu orchestral, soucieux d’imprimer une couleur en cohérence avec le plateau et la mise en scène.
Ainsi, à Bayreuth, la direction de Kirill Petrenko avait surpris par sa clarté et son dynamisme, avec une énergie qui correspondait à un travail scénique particulièrement échevelé. Face à l’univers plus poétique et plus « léger » aussi de Kriegenburg (même s’il se passe beaucoup de choses en scène), ce qui se passe en fosse prend une couleur plus lyrique, d’une fluidité presque diaphane par moments.
Le prélude, plus qu’être ce crescendo, cette montée chromatique de plus en plus présente, qui va du silence vers la puissance sonore, est ici magmatique, comme ces laves qui s’étendent et qui s’épaississent, le son s’étend, s’élargit, sans monter en volume mais en étendue. Je ne sais si je m’explique clairement : on entend tout, dans son épaisseur, dans son tissu, mais avec un volume qui reste retenu, jamais de Wagner Zim boum. C’est évidemment le flot du Rhin qui est ici métaphoriquement évoqué, un flot de plus en plus puissant, mais jamais assourdissant.
Dans l’ensemble de la première partie, avant le Nibelheim, le souci du chant et le la clarté de la conversation est permanent, avec aussi une science dans la mise en valeur de la phrase musicale qui épouse exactement la conversation ou le mot, là une phrase jamais remarquée des contrebasses, là une présence insistante et appuyée (mais sans jamais une once de lourdeur) de la clarinette. On ne perd pas une miette de musique car le son est cristallin, et en même temps la musique est dirigée avec un sens du lyrisme confondant, tout en mettant en valeur le tissage de la partition, notamment les fameux leitmotiv, jamais assénés, toujours identifiés, mais toujours tressés avec le reste. Voilà une direction qui laisse entrevoir le travail de composition de Wagner comme rarement je l’ai entendu, d’autant que le son nous arrive directement, et non modulé par l’auvent bayreuthien.
Le lyrisme est dans cette première partie toujours privilégié. Le son de l’orchestre au moment où Freia est enlevée et où les dieux tombent peu à peu en léthargie est simplement stupéfiant, suivant chaque inflexion du discours de Loge, ou les phrases de plus en plus hésitantes des Dieux suivies par des cordes de plus en plus diaphanes, avec des systèmes d’écho stupéfiants. Mais le sens dramatique est aussi très présent, et toute la seconde partie (le Nibelheim en premier) alterne entre ces moments suspendus où Wagner emporte l’auditeur dans une sorte d’ivresse chromatique, et ces moments de montée de la violence, comme dans les interludes orchestraux de la descente et de la remontée du Nibelheim, jamais hachés, jamais heurtés, mais incroyablement liés, souples, clairs mais en même temps incroyablement tendus, à donner le frisson.
Le tableau final répond à ce sens théâtral et musical très aigu : une musique qui gonfle qui monte en volume et qui en même temps travaille sur l’ironie, tant ce triomphalisme est seulement de façade : la mise en scène insiste sur la résistance de Freia, sur un Rhin qui se reconstitue autour des filles du Rhin qui chantent leur lamentation, un Rhin qui ne copule plus, mais qui ondule mollement au rythme de la musique, un Rhin vidé de son sens, vidé d’amour : la scène finale dans l’orchestre est simplement époustouflante, rarement autant de couleurs diffractées dans l’orchestre, complètement scintillant, puis l’apparition de l’arc en ciel, et du pont, et on passe de la diffraction coloriste à une sorte de concentration sonore avec le crescendo de cordes, en lien avec les voix (très bon Dean Power à ce moment) et un orchestre qui stupéfie par sa fluidité, sa clarté, sans jamais être « en vitrine », sans jamais être lourd et au contraire, dans un moment où en général les choses s’alourdissent, on a ici une légèreté qui fait dire à certains que tout cela manque un peu d’énergie et de force. Je n’ai rien ressenti de tel, mais au contraire une telle mélancolie dans toute la scène finale qu’elle m’a étreint d’émotion, comme un adieu définitif à quelque chose qui pourrait être un adieu à la paix et à la sérénité. Après la sérénité mélancolique de la plainte des filles du Rhin (avec une mise en valeur de la harpe inconnue pour moi jusqu’alors) on passe à la marche finale gonflée, scandée par les timbales, on se tourne triomphalement vers un avenir noir, mais sans jamais être écrasé.
Le léger silence qui suit avant les énormes applaudissements qui ponctuent la représentation (des rappels à n’en plus finir, un triomphe incroyable pour Kirill Petrenko) montre la tension que ce travail tout en finesse a pu provoquer. Petrenko, à la tête d’un excellent orchestre non dénué cependant de quelques scories dans les cors, nous prend à revers : il y a deux semaines, il nous surprenait par un Lucia di Lammermoor tendu, guerrier, tout dynamisme et contrastes, et ici devant une mise en scène il est vrai presque apaisante, il nous étonne par des choix dans les volumes, dans les tempos, dans la mise en place des sons, qui privilégient le lyrisme, la retenue, les miroitantes variations instrumentales autour des conversations des personnages et des dialogues, sans jamais exagérer les choses, sans jamais les souligner de traits puissants, mais en les mettant en place, en les mettant simplement à leur place, simplement, parce que cette mise en « place » de la partition reflète une incroyable simplicité, presque naturelle, sans volonté démonstrative aucune. Wagner rien que Wagner, et tout Wagner. Ce choix porte le public à l’incandescence, et dit sur l’œuvre des choses nouvelles, en parfaite cohérence avec ce qui est dit sur scène.
Ce soir, j’ai encore appris quelque chose sur Wagner, et j’ai été ému par ce Wagner des Choses de la Vie. [wpsr_facebook]

Alberich enlève l'Or © Wilfried Hösl
Alberich (Tomasz Konieczny) enlève l’Or © Wilfried Hösl

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 25 JANVIER 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER; Ms en scène Alvis HERMANIS)

Die Soldaten - Milan © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Milan © Marco Brescia & Rudy Amisano

Voir l’article sur Die Soldaten au festival de Salzbourg 2012.

La honte, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier le public de la Scala. Des rangées de places vides au parterre, des dizaines de loges vides, fuite à l’entracte, applaudissements de convenance sans chaleur ni intérêt. Des réflexions à l’entracte qu’on croyait sorties d’un Woody Allen tant elles frappaient par leur stupidité : « c’est compliqué », « on sent que c’est un compositeur secondaire », « je ne comprends pas », « oui, ils chantent bien, mais c’est du bruit ». Bref, un opéra vieux de 50 ans (l’espace entre Don Giovanni et Le Vaisseau fantôme, pour être clair, ou entre Mahler et Zimmermann) étonne encore le turno B de la Scala, enfin, ceux qui ont fait le déplacement, comme si c’était un OVNI. Connaissant le théâtre, et l’adorant par ailleurs, je connaissais aussi son public et ses abonnés, le Turno A, les momies, et le turno B, les cadavres. C’était le turno B. Et c’est pire que ce que je subodorais. Dans un théâtre qui ne remplit pas à Wozzeck, on pouvait s’attendre à avoir des places libres, mais là elles se comptent par centaines. Il y a du boulot pour le management…
Et les absents ont eu tort. Le spectacle est réussi dans son ensemble même s’il n’a pas la monumentalité impressionnante qu’il avait à la Felsenreitschule de Salzbourg. Une distribution soignée, et remarquable, un chef qui n’a pas déçu, un orchestre de la Scala en grande forme sans une scorie dans une œuvre pareille qu’il interprétait pour la première fois. Il n’y a que des arguments solides pour faire l’effort de curiosité nécessaire pour venir au théâtre. Au-dessus des forces de l’abonné moyen…
On se souvient qu’à Salzbourg le dispositif était étendu dans toute la largeur de la Felsenreitschule (Manège des rochers), vaste enceinte de pierre percée de loges éclairées, sur une quinzaine de mètres de haut et une petite trentaine de mètres de large., avec un orchestre volontairement étalé de manière spectaculaire qui faisait en soi spectacle.
Or l’ouverture de scène de la Scala n’est que de quinze mètres et il faut mobiliser plusieurs loges pour installer une partie de l’orchestre. Toute une partie de l’effet voulu par le dispositif et l’installation du décor à Salzbourg disparaît : ce qui à Salzbourg était tout en largeur, est ici tout en hauteur. Alvis Hermanis avait conçu une mise en scène centrée sur le lieu, y compris dans la manière de rappeler le manège par la présence des chevaux qui tournaient, comme une sorte d’horloge vivante : Die Soldaten achèvent Marie comme on achève bien les chevaux, et la présence du foin confirmait cette idée centrale d’un monde de soldats rythmé par les sabots des chevaux.
Evidemment, à la Scala, pas de Felsenreitschule, sinon une représentation de manège, confinée, sur un espace plus réduit et presque clos, ce qui donne une autre image, en tous cas qui enlève le côté épique des représentations salzbourgeoises.
Après avoir vécu la saison précédente entre les mises en scène de Calixto Bieito (Zürich, berlin) et celles de Andreas Kriegenburg (Munich), nous disposons désormais d’un panel plus vaste qui nous permet de regarder ce travail d’un œil différent.
Il s’agit sans conteste d’un travail de mise en scène éminent, impressionnant même, mais qui apparaît un peu en retrait par rapport aux interrogations postérieures de Bieito et de Kriegenburg, qui interrogent le sens de l’œuvre et notamment la violence extrême voulue par Zimmermann.
Hermanis s’attache à l’histoire racontée, essayant de donner une linéarité à ce qui  n’en a pas puisque aussi bien Lenz que Zimmermann travaillent sur la circularité voire sur la concomitance des scènes et sur la fusion des notions de présent passé et futur. Il essaie de construire un récit global au lieu d’avoir une vision chirurgicale de l’histoire. Il en résulte une impression d’anecdotique. Un seul exemple : dans les deux mises en scène citées, l’apparition de la Comtesse de la Roche est un moment très fort, parce qu’à chaque fois le personnage est dessiné par la mise en scène et mis en valeur, violente et hystérique chez Bieito, aristocratique et douce, mais lointaine chez Kriegenburg. Ici, seul le chant et l’engagement de Gabriela Benačkova permettent de donner à cette scène une véritable attention car du point de vue scénique, il ne se passe pas grand chose, sinon le regard sur une vieille dame dans un salon bourgeois. Les images passent comme autant de vignettes dans un décor monumental, mais le réalisme de la production tue tout onirisme, tout fantasme, toute projection mentale. L’univers construit par Hermanis, impressionnant de réalisme à Salzbourg, devient à la Scala un univers moins impressionnant, plus consensuel : la scène du funambulisme, l’une des plus fortes, ici perd un peu en effet puisque la funambule évolue sur la rambarde et non sur un fil.
L’allusion à la Felsenreitschule, avec ses trois chevaux installés en fronton du premier niveau du décor, là où à Salzbourg ils se détachaient au sommet du large dispositif change aussi les effets, la rambarde empêche par exemple la danse bachique finale, qui devient une sorte de « prière » qui fait de cette scène une sorte d’élévation de Marie, un peu comme celle de la Marguerite de Faust et qui change donc le sens.
Mais on retrouve aussi des éléments forts du travail initial : la vision globalisante du monde de la soldatesque, l’impossibilité de repérer les individualités et les différents rôles, y compris d’ailleurs chez les femmes, les deux sœurs sont presque interchangeables physiquement (il est vrai que Laura Aikin ressemble de plus en plus à la massive Okka von der Damerau) ou les figures maternelles : mère de Stolzius, mère de Wesener, Comtesse de la Roche, on retrouve la fonction de la vitrine, lieu central du désir bestial. Tout cela fonctionne et il serait injuste de déboulonner ce qu’on a adoré.

La vitrine © Marco Brescia & Rudy Amisano
La vitrine © Marco Brescia & Rudy Amisano

Mais cette distance par rapport à un travail qui m’avait fortement impressionné lors de la première vision est en même temps une leçon de relativisme. En matière de spectacle vivant, les choses bougent sans cesse, et le regard évolue : circonstances, comparaisons, lieux, expérience alimentent le jugement et le font évoluer. Je maintiens que ce spectacle ne prend sa force que du lieu pour lequel il a été créé; à la Scala il en perd, et il y a fort à parier qu’il en sera de même à Paris quand Lissner le proposera.

Die Soldaten - Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano

Il n’en est pas de même musicalement : l’orchestre de la Scala, peu habitué à ce répertoire, a effectué un magnifique travail avec Ingo Metzmacher, beaucoup de netteté, de précision, pas de problèmes techniques malgré la difficulté à placer l’orchestre dans les différents niveaux de loges. On aurait pu même imaginer, vu le manque de curiosité du public, une distribution plus large dans les loges vides, de manière à être entouré, voire étouffé par la musique, mais c’aurait été compter sur l’absence des abonnés, ce qui aurait été insultant par anticipation. L’absence des abonnés, qui s’est vérifiée, est à son tour une insulte pour une musique qui mérite d’être représentée et diffusée.

Mais, là aussi, en comparant à l’approche de Marc Albrecht (Zurich), de Gabriel Feltz (Berlin) et de Petrenko (Munich), la musique sonne presque plus raffinée, moins sèche, moins brutale. Ingo Metzmacher semble avoir dompté l’énorme machine comme il avait proposé un Ring plutôt intimiste (si l’on peut oser le mot) à Genève. Je ne dis pas que son approche des Soldaten est intimiste, mais elle est incontestablement plus lyrique, bien plus proche de Berg, avec une certaine élégance, des contrastes moins affirmés. La musique sonne moins violente, moins frontale, presque plus « élaborée », des sons qui s’étirent, un tempo plus souple, une attention maniaque à chaque détail qui enrichit l’écoute de cette partition et qui aide à la lire en profondeur. Une fois de plus, il faut regretter l’absence au final de la bande électronique remplacée par un simple système d’amplification._
Là on l’on avait une gifle, on a ici quelquefois l’esquisse de caresses…

Il reste que le travail musical est remarquable et que la distribution est au-delà de l’éloge. On retrouve le Wesener humain et émouvant d’Alfred Muff, le Desportes de Daniel Brenna, qui devient le spécialiste du rôle, avec ce contrôle de la voix qui lui donne sûreté dans la force (c’est un Siegfried) comme dans le lyrisme belcantiste, dans une œuvre qui puise ses couleurs diverses dans la variété de la tradition du chant, mais aussi le Stolzius de Thomas E.Bauer, moins impressionnant que Thomas Konieczny à Salzbourg par la sonorité du timbre, mais peut-être plus lyrique. Bonne performance de Matthias Klink en jeune Comte et de Boaz Daniel en Eisenhardt et très bonne composition, comme d’habitude, en Pirzel de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke. Signalons aussi les mères, Renée Morloc au mezzo sonore et profond, Cornelia Kallisch, une mère de Wesener émouvante, mais ce qui frappe est la performance de Gabriela Beňačková, qui réussit à imposer son personnage par la performance vocale, dont le volume remplit encore l’immense vaisseau scaligère. Okka von der Damerau était en revanche un peu décevante par rapport à ses performances munichoises dans Charlotte, la voix semblait ne pas passer la rampe, en retrait m’a-t-on dit par rapport à sa présence vocale lors de la Première.

Laura Aikin © Marco Brescia & Rudy Amisano
Laura Aikin © Marco Brescia & Rudy Amisano

Quant à Laura Aikin, elle possède les aigus nécessaires mais a perdu en abattage et aussi en qualité vocale intrinsèque. Physiquement elle n’est plus vraiment le personnage et malgré la qualité de la prestation, on est loin de l’hallucinant objet scénique non identifié de Barbara Hannigan à Munich qui laissait bouche bée, ou même de l’engagement d’une Susanne Elmark à Zurich et Berlin. Laura Aikin fut une Lulu exemplaire et une magnifique Marie, elle n’est plus hélas ni l’une ni l’autre pour mon goût.
Au total, et malgré ces remarques nées d’une fréquentation assidue de l’œuvre ces deux dernières années et d’un manique jeu des comparaisons, il s’agit à l’évidence d’un spectacle de qualité qui mérite bien plus que la fréquentation perlée du public des abonnés milanais, même s’il faut souligner que la Première fut triomphale, avec un public – non abonné- présent et enthousiaste. Mais je pense que la Scala doit revoir d’urgence son organisation des abonnements, pour éviter le scandale d’une salle et de dizaines de loges vides et pour mieux mélanger ses publics afin de ne pas avoir une salle fossilisée, même si les fossiles de ce soir avaient quand même fait l’effort de venir.
Die Soldaten se joue encore à Milan, il faut y aller.
Cela se jouera à Paris, il faudra s’y précipiter, sans réserves, et malgré les réserves que j’ai exprimées ici. [wpsr_facebook]

Die Soldaten - Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: MANON LESCAUT de Giacomo PUCCINI le 30 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus:Alain ALTINOGLU; Ms en scène: Hans NEUENFELS) avec Jonas KAUFMANN & KRISTINE OPOLAIS

Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl
Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl

Ah, les divas ! Que serait l’opéra sans les divas ? Sans leurs caprices, leurs coups de tête, sans leurs « esternazioni » comme on dit en Italie. Quand elles avaient vu la réunion d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann pour cette Manon, le sang des midinettes lyriques n’avait fait qu’un tour et les commandes avaient afflué à Munich. Peu importait Neuenfels, peu importait Altinoglu, ils et elles allaient venir, ils et elles étaient tous là, même ceux du sud de l’Italie et…

Et patatrac, la Diva eut ses vapeurs.  La chronique dit qu’elle eut un conflit (sans doute conceptuel)  avec Hans Neuenfels, l’enfant (septuagénaire) terrible (enfin, un des…) de la scène germanique et qu’elle s’en alla.

Elle fut remplacée par Kristine Opolais. La midinette lyrique avait déjà consommé du couple Opolais/Kaufmann à Londres dans Manon Lescaut, et Londres, c’est mieux que Munich, et l’acoustique par ci, et Pappano part là, et le shopping par ci, et la London touch par là, d’où déception, d’où regrets éternels. La Midinette lyrique a besoin de chair à tabloïd, de couples glamour à se mettre sous les yeux, sous la dent et sous les oreilles,
Bon, la Midinette a lu comme tout le monde que la Manon actuelle de Jonas serait (un grand conditionnel) une Madonna qui a déjà beaucoup servi, que Jonas s’est laissé pousser la barbe, bref, elle sait déjà tout.
À quoi bon alors « faire Munich » comme elle dit dans sa frénésie consumériste?

 

Acte I, toutes le veulent...© Wilfried Hösl
Acte I, toutes le veulent…© Wilfried Hösl

Mais voilà, les plats repassent quelquefois, et même réchauffés, ils sont meilleurs, plus goûteux et « faire Munich » valait vraiment la peine, à tous points de vue.
À Londres pour mon goût quelque chose de la mise en scène n’avait pas fonctionné, quelque chose de la direction de Antonio Pappano n’avait pas fonctionné, quelque chose d’Opolais n’avait pas fonctionné, et même un petit quelque chose de Kaufmann n’avait pas fonctionné. Avaient vraiment fonctionné sans aucun problème Christopher Maltman dans Lescaut et Benjamin Hulett dans Edmondo, ce qui ne fait une Manon Lescaut.

À Munich, tout a fonctionné, et la mise en scène de Hans Neuenfels est si respectueuse du livret qu’on se demande quelle mouche a bien pu piquer la Diva austro-russe, qu’on adore, mais qui nous étonne un peu : il doit y avoir anguille sous roche parce que le Macbeth qu’on a vu à Munich avec elle en juin dernier (Martin Kusej) était moins intéressant  et plus risqué pour elle que cette Manon de Hans Neuenfels…

Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl
Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl

C’est une grande Manon Lescaut qui nous a été proposée ce dernier dimanche à Munich, et qui a tout ce que Londres n’avait pas.
Et d’abord une vraie mise en scène, qui a su non seulement rendre justice à l’œuvre mais aussi en épouser la musique en n’entrant jamais en contradiction ou en choc avec elle.
Certes, Neuenfels étant ce qu’il est, il affiche (un peu) ses péchés mignons, à savoir entourer l’histoire d’un contexte « explicatif », ici le cirque (le chœur est vêtu un peu comme des clowns, culottes aux cuisses larges, Edmondo en costume de Dompteur ou de Monsieur Loyal), cirque parce que Manon est une bête de cirque, parce que cet amour passion destructeur est un objet circassien, parce que c’est la manière qu’a trouvé Neuenfels d’isoler l’histoire, comme dans le roman de Prévost où elle constitue un roman dans le roman. Le monde est un cirque et dans ce monde impersonnel , presque animalier, où les gens sont des clowns, la police des archers, et tous inévitablement gris et noir (sauf des perruques d’un roux agressif, presque animal) seuls, les héros sont « normaux ».
Et quelle succession de magnifiques trouvailles dès le début quand Des Grieux arrive se mélangeant à la foule clownesque, entraîné par son Monsieur Loyal, et entouré des femmes au masque de souris (sans doute un fil rouge de Neuenfels depuis les rats de Lohengrin) en disant  qu’il ne veut pas aimer, puis arrivent Géronte et Manon dans une calèche tirée par des hommes couronnés de plumes noires, tels des chevaux de corbillard, c’est la mort future qui entre,  puis le noir se fait et dès que la lumière réapparaît Manon à jardin et Des Grieux à cour entrent en courant, s’arrêtent, se fixent, et tout est clair. Un magnifique geste théâtral qui dit tout dans une simplicité et une économie de gestes extraordinaires. Et quelle autre idée merveilleuse que d’habiller Manon comme ces femmes de cinéma des années 40, la Laureen Bacall du Port de l’angoisse avec Bogart, ou la Michèle Morgan de Quai des Brumes, ou Celia Johnson de Brève rencontre évoquant ces rencontres passionnées quelquefois risquées, quelquefois sans lendemain, toujours mortifères dans une sorte d’éternel de la passion et de la rencontre.

Neuenfels a choisi de raconter une tragédie, en suivant et la trame puccinienne, et le texte de l’abbé Prévost qui apparaît projeté à chaque intermède orchestral ou à chaque baisser de rideau. Neuenfels à la fois isole l’histoire, la distancie et la raconte avec une très grande fidélité, comme l’enchâssement du récit de Des Grieux dans une réalité plus large, dans une vie autre dans un monde vaguement circassien, festif  ou vaguement animalier, mais où circule en permanence l’argent. Il en fait un spectacle dans le spectacle, en isolant l’action dans une boite noire aux néons blafards qui en délimitent les contours. Comme si les amants étaient seuls au monde, et en même temps sous le regard du monde. Le spectateur se fait voyeur, mais aussi complice : c’est un spectacle totalement cathartique. Et il laisse aussi les corps de libérer, se toucher, dans la vibration passionnelle : il faut dire que Opolais et Kaufmann ont exactement le physique du rôle et sont engagés comme rarement je les ai vus. Il y avait à Londres quelque chose de surfait, surjoué, de paillettes, un trop de décor et d’anecdotique. Chez Neuenfels, nous sommes dans l’essentiel, l’épure, avec travail sur le geste qui fait toujours sens en harmonie totale avec la musique, qui étonne et qui émeut.
Le deuxième acte à Londres se passait dans une sorte de peep show.
L’idée d’une Manon instrument et objet soumis au regard lubrique de tous, qui existe dans le livret où des “amis” de Géronte assistent à sa leçon de danse et de chant est aussi fouillé par Neuenfels, mais rendue de manière double, au centre un large praticable sur lequel est un lit, et sur les étagères une abondance de récipients, de boites, de vases contenant bijoux, perles, pendentifs.

Dispositif de l'acte II © Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte II © Wilfried Hösl

Autour de ce praticable, des chaises sur lesquels s’assoient des dizaines d’évêques , dans des costumes stylisés, mais c’est clairement des ecclésiastiques qui assistent aux jeux érotiques de Géronte (le livret indique la présence d’abbés) ; son âge l’empêche de jouir du corps directement,

Acte II, jeux...© Wilfried Hösl
Acte II, jeux…© Wilfried Hösl

il paie un beau jeune homme chargé de caresser et de baiser la jambe de Manon, pendant que les musiciens chantent (magnifique, comme toujours, Okka von der Damerau), puis Geronte sans doute excité renvoie le jeune homme et s’affaire à son tour, puis rappelle le jeune homme, scène terrible où Manon silencieuse se laisse faire, et qui va faire contraste avec l’urgence passionnelle qui va suivre quand Des Grieux arrive. Au milieu de tout cela, un Lescaut léger mais pas antipathique, magnifiquement chanté par Markus Eiche, timbre chaud, diction exemplaire personnage déjanté mais plutôt version bandit sympathique que maquereau : il traverse  les actes  avec cette légèreté non démunie d’une certaine distinction.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Le troisième acte est aussi saisissant : une passerelle qui conduit à un trou béant, comme un mur métallique percé au chalumeau : la boite s’ouvre sur l’ailleurs et un ailleurs inquiétant,  il y a des spectateurs (toujours les clowns), il y a des femmes encagoulées qui vont embarquer. Le policier qui accepte l’entrevue de Manon et Des Grieux les suit, et les vise de son arc (tous les policiers ici sont des archers), c’est là aussi une magnifique idée : l’arc est l’arme de Cupidon, un Cupidon toujours charmant et coquin. Dès que Des Grieux et Manon s’étreignent, l’archer s’approche, menaçant, agressif, un Anticupidon glacial. Là aussi tout est dit.

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Enfin le dernier acte est sans doute le plus beau et le plus bouleversant. Le plateau est nu, le couple arrive sur cette scène vide, pieds nus, avec des gestes qui au deuxième acte eussent pu être érotiques, et ici gestes de la désespérance et de la tendresse, la manière dont Des Grieux caresse Manon, dont il lui éclaire le visage, dont il lui écarte les cheveux indiquent des gestes d’une vérité rare et d’une très grande intensité, et quand Manon meurt, Des Grieux s’allonge auprès d’elle comme pour s’endormir avec le geste éternel des amants. Pendant que le rideau tombe.
Neuenfels a essayé de clarifier l’histoire très elliptique du livret (un livret repris et trafiqué par Luigi Illica, Giulio Ricordi, Domenico Olivia et Marco Praga, réduit à quatre moments d’une descente aux Enfers) en intercalant les extraits de Prévost, pour reconstituer le fil et les motifs du récit, et en y ajoutant des idées qui sont dans Prévost mais pas chez Puccini (la perdition par le jeu orchestrée par Lescaut)

La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl
La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl

il a essayé aussi de travailler sur l’intensité, l’urgence passionnelle, en recentrant sur le couple et en évacuant tout ce qui pourrait être anecdotique, ou pittoresque : c’est l’opposé des choix de Jonathan Kent à Londres qui se perdait dans les petits faits vrais, des anecdotes, et qui diluait toute émotion. Ici au contraire, l’œil ne peut que se concentrer sur ce couple magnifique et si investi, nous sommes bien dans l’épure tragique. Neuenfels par son travail sur les personnages, sur le geste et sa qualité esthétique, avec de magnifiques éclairages, signe là une mise en scène d’un très grand classicisme et d’une grande intensité émotive : il a travaillé sur les émotions, comme le demande la musique de Puccini. Netrebko, qu’est ce qui t’a pris de laisser cette occasion?
Il y a une grande cohérence entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, et le mérite d’Alain Altinoglu est grand d’avoir proposé un Puccini presque idiomatique, un Puccini tel qu’on a envie de l’entendre, pas tonitruant, pas dégoulinant de larmes, et tout sauf ordinaire. D’abord, il a un orchestre en très grande forme dont il sait mettre en valeur les qualités : sa direction est d’une très grande limpidité, cristalline je dirais, avec un souci très évident de relever certaines phrases, certains moments qui montrent la construction d’une partition que Claudio Abbado voulait aborder dans les années 90. Il y a toujours aussi quelque chose de tendu, à chaque fois sur un pupitre différent. Enfin, il épouse les mouvements du plateau, avec une cohérence rare, et sait jouer du pathos, mais sans jamais exagérer. L’orchestre n’est jamais trop fort, plutôt fluide. En bref, j’ai trouvé un Puccini juste, sensible, et en même temps complexe, très élaboré. C’est vraiment du très beau travail.
Il est évidemment servi par un plateau de rêve : parce que les héros transpirent la jeunesse et l’engagement. Ils en donnent en tous cas l’image. À commencer par Markus Eiche, un des meilleurs Lescaut qu’on puisse trouver aujourd’hui, une voix veloutée, un timbre chaleureux, une diction impeccable, un engagement scénique d’une criante vérité, il triomphe et c’est mérité.

 

Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl
Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl

Tous les rôles de complément sont d’ailleurs bien distribués à commencer par le maître à danser de Ulrich Reβ, fagoté comme sorti de la planète des singes, comme ces bêtes de cirque qu’on présente (la femme à barbe etc…) le mollet hypervelu, le visage couvert de barbe…avec Manon qui lui arrache un poil négligemment pour s’en servir de fil interdentaire…
Joli Edmondo « Monsieur loyal » de Dean Power (qui était si bon dans l’Affaire Makropoulos il y a quelques semaines), mais pas aussi convaincant peut être que Benjamin Hulett à Londres, Alexander Kaimbacher compose un très émouvant allumeur de réverbères du troisième acte, lui aussi comme sorti des monstres de cirque. En fait tous les personnages sauf les quatre personnages essentiels sont relégués dans une sorte de bestiaire à la Borges, pour ne faire émerger que Géronte (très bon Roland Bracht, un vétéran…mais c’est le rôle : on sait ce que veut dire Géronte en grec), Lescaut et le couple.

 

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Kristine Opolais n’a toujours pas la vraie voix du rôle à mon avis, et elle a toujours des moments tendus, je pense que la voix plus large de Anna Netrebko eût mieux convenu. Mais cette fois-ci et contrairement à Londres, on s’en moque. On s’en moque parce qu’elle est d’une telle vérité, d’une telle intelligence, d’un tel engagement, elle diffuse une telle émotion et elle affiche une telle beauté qu’elle est Manon : elle est simplement et scéniquement fantastique, d’une rare expressivité vocale, d’un art de la couleur consommé. Grandiose.

Quant à Jonas Kaufmann, il est simplement phénoménal. Il a ce timbre sombre qui a priori ne convient pas au rôle, et il en fait un personnage un peu ombrageux, un personnage à la fois passionné, mais avec une couleur à la Werther, un héros romantique si l’on veut, d’une jeunesse et dans une forme vocale insolentes. Dès Donna non vidi mai, on a compris que ce sera grand. Certes, il use de trucs techniques qui permettent à cette voix si élaborée, si techniquement construite, de se jouer de tous les pièges : jamais un aigu solaire et ouvert, mais toujours des aigus en situation où l’on va jouer des notes filées, des adoucissements, des mezze voci parfaitement dominées et qui chavirent l’auditeur . Certains italiens lui reprochent de chanter en arrière, engorgé. Justement, il en fait un atout, il en fait quelque chose qui ajoute à la couleur du personnage, une limpidité teintée de buée, teintée toujours d’un peu de mélancolie. Du grand art, bouleversant, convaincant (comme il l’est très souvent dans Puccini), une technique hallucinante et une présence charismatique.
Alors, oui, ce fut un grand moment d’opéra, un vrai moment de théâtre et un merveilleux moment musical. La Wander – Midinette est heureuse. [wpsr_facebook]

Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014
Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl
Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl

On pourra se reporter au premier compte rendu écrit sur cette production à propos de la soirée du  31 mai 2014.

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L’envie était trop forte de repartir à l’assaut de ces Soldaten munichois, de réentendre Kirill Petrenko, de revoir la mise en scène de Andreas Kriegenburg après avoir vu cet été son magnifique Don Juan kommt aus dem Krieg (Don Juan revient de la guerre) sur lequel je reviendrai prochainement.
L’occasion l’hiver prochain sera bonne pour aller à Milan revoir la production de Alvis Hermanis vue à Salzbourg et ainsi mettre ces trois productions récentes en perspective (je n’ai pu voir celle de Willi Decker à Amsterdam) d’un opéra qu’il est scandaleux, proprement scandaleux de n’avoir vu à Paris qu’une fois depuis l’ouverture de Bastille (en 1994-95) et pour 6 représentations dans la production de Stuttgart (H.Kupfer). Je l’avais oublié, et c’est un lecteur attentif qui me le rappelle, ce dont je le remercie. Il reste que 6 représentations en plus de 20 ans…
Certes, ce serait sans doute risqué pour la caisse de programmer un opéra contemporain : vous pensez,  il a presque 50 ans, à peine moins que l’âge de Wozzeck quand je le vis pour la première fois à Garnier avec Abbado pendant la saison 1979-80, mais je ne me souviens plus qu’on appelât alors Wozzeck opéra contemporain, sauf pendant longtemps encore dans les rayons de la FNAC.
Ce soir à Munich, la salle était bien pleine, mais n’affichait pas complet, et l’on peut trouver des places pour les deux prochaines représentation. Avis aux amateurs.
Une fois de plus en effet, force est de constater le très grand niveau de cette production, musicalement et scéniquement. Et le fait d’avoir revu à Berlin la production Bieito permet aussi de mieux comprendre les choix esthétiques et dramaturgiques qui ont conduit à des approches si radicalement différentes.
Alvis Hermanis à Salzbourg a raconté une histoire, en profitant du cadre spatial exceptionnel de la Felsenreitschule, dans une sorte d’hyperréalisme, non sans images stupéfiantes (la funambule, la scène finale avec Marie perchée sur le décor), si stupéfiantes d’ailleurs qu’on se demande comment la Scala à l’espace plus réduit et plus contraint va pouvoir les rendre.
Calixto Bieito à Zurich et à Berlin a choisi de rapprocher au maximum le drame du spectateur, et à faire de l’orchestre un acteur, à intégrer visuellement la musique dans le drame, il en résulte un immense choc visuel et émotionnel .
Andreas Kriegenburg choisit au contraire la distance que l’opéra favorise, puisque le spectateur est à l’opéra, séparé de l’action par l’orchestre. À Salzbourg aussi, le dispositif faisait de l’orchestre une barre gigantesque, mais le spectateur était pris dans le spectaculaire, du lieu, de l’orchestre déployé comme jamais, d’un décor époustouflant.

Ici, le spectacle reste dans le cadre scène-salle d’un opéra traditionnel, même si l’orchestre déborde un peu dans les loges et ailleurs.
Kriegenburg joue sur la notion de représentation, sur l’absence de réalisme, ou plutôt d’un réalisme pictural qui renverrait à des images expressionnistes, à la Max Beckmann ou à la Otto Dix (dont le dispositif scénique de Harald B.Thor, on l’a dit précédemment, est fortement inspiré), mais aussi aux scènes religieuses qu’on voit au Moyen Âge dans les retables, ou, de manière plus contemporaine, qui renverrait à un monde caricatural qui pourrait être celui de la bande dessinée dont toutes ces cases du décor pourraient être des vignettes. En tous cas, un monde qui refuse le réalisme cru, et qui propose une médiation par l’art et par l’image. Les uniformes par exemple ne sont pas des uniformes SS, mais les rappellent avec ce décalage ironique qui fait qu’on y croit sans y croire. Il y a sans cesse dans cette mise en scène quelque chose de théâtral au sens presque négatif du terme : on est au théâtre et cela se voit, on est dans l’image et cela se voit. D’où évidemment un refus de l’émotion directe, mais une émotion médiatisée par sa représentation. C’est tout le contraire de ce que cherchait Bieito. La démarche de Bieito se voulait charnelle et directe, elle se voulait à fleur de peau. Celle de Kriegenburg se veut intellectuelle, elle passe par la distanciation brechtienne, une distanciation rigoureuse, soignée, ordonnée par les géométries des personnages par exemple, dans l’avant-dernière scène, toutes les femmes de l’œuvre à jardin, et tous les hommes à cour, séparés par la fosse « à ordures » où est jetée Marie, par les jeux d’ombres et de lumières, par le dispositif même formé de ce polyptique inspiré d’Otto Dix et d’un plateau séparé en deux espaces de jeu à jardin et à cour,

Paradigme des mères © Wilfried Hösl
Paradigme des mères © Wilfried Hösl

par la disposition même des « cages » du polyptique où l’on voit par exemple en une ligne verticale la mère de Wesener et Wesener, juste en dessous la mère  de Stolzius et Stolzius, et en dessous encore enfin Charlotte (la soeur de Marie, sorte de substitut maternel, encore que…) avec à côté Marie et Desportes qui s’ébattent : une sorte de paradigme des mères en somme,. Un autre exemple de cette construction rigoureuse,  la répétition de motifs comme le déshabillage de Marie:  par son père en une des scènes les plus ambiguës et les plus terribles de la soirée, puis par Desportes, et par Mary, mais aussi, esquissé, celui du jeune Comte par sa mère

Mais ce qui m’a frappé, encore plus que la première fois est l’importance que Andreas Kriegenburg accorde au religieux. L’image première est celle du corps de Marie, en croix, emportée par les soldats. Marie au nom prédestiné, une sorte d’image de la dormition de la (non) Vierge.

Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl
Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl

Puis le polyptique en forme de croix, qui avance, recule, se désarticule, mais qui reste toujours une croix, dominant le plateau, enfin les deux scènes finales, lancées par le discours du prêtre (micro et portevoix), puis l’image finale qui est une messe noire avec dans le Polyptique le corps de Stolzius et de Desportes, mais aussi celui du jeune comte étranglé par sa mère.
Kriegenburg représente une Passion, les stations vers la ruine, la course à l’abime, comme une sorte de Mystère. On imagine  qu’il pourrait mettre en scène Jedermann un peu de la même manière.
Ainsi l’émotion ne peut être de la même violence physique que chez Bieito. Ici elle naît comme émotion esthétique devant un spectacle aux multiples qualités, aux multiples perfections dirais-je, et devant des images dont la valeur est démultipliée par la musique.
Comme toujours Kirill Petrenko est soucieux de l’harmonie rythmique entre plateau et fosse. Son tempo est moins urgent, peut être moins dynamique que celui de Marc Albrecht (Zurich) et Gabriel Feltz (Berlin), avec un son plus clair (qui s’explique aussi par la disposition de l’orchestre), je dirais même cristallin tant chaque pupitre est entendu : il faut d’ailleurs souligner la qualité de la réponse de l’orchestre, la précision du son, l’exactitude rythmique.
Plus qu’en mai dernier, j’ai écouté avec attention les premières scènes de la seconde partie (les scènes de la Comtesse de la Roche) où Petrenko impose une sorte de son minimaliste, à peine perçu, une approche d’une incroyable légèreté, qui rappelle un peu les Six pièces pour orchestre de Webern et certains moments des pièces pour orchestre de Berg. Cette légèreté, qui tranche, donne évidemment à la scène, où se joue (un peu) l’avenir de Marie une force encore plus tendue, grâce à l’exceptionnelle prestation de Nicola Beller Carbone dans la Comtesse de la Roche, à la fois d’une très grande élégance et très vaguement déjantée (bien meilleure que Noemie Nadelmann à Zurich et Berlin, qui composait un magnifique personnage, mais dont la voix avait de très sérieuses éclipses), et qui chante le rôle avec un magnifique contrôle dans toutes les inflexions.

C’est en écoutant de tels moments qu’on se désole qu’une telle œuvre n’ait pas la place qu’elle mérite, l’une des toutes premières.
Si la bande son est bien présente dans la scène finale (ce qui n’était pas le cas à Salzbourg), on peut peut-être regretter que dans la scène du cabaret, les sons naturels se limitent aux bruits des chopes et des objets sur les tables, et que le reste soit remplacé par des percussions, mais la scène est si forte scéniquement (avec son orchestre de jazz vêtu comme les Beatles) que l’on peut ne pas (trop) s’y arrêter.
Il reste que musicalement, ce travail est un sommet, difficilement égalable à mon avis, d’autant qu’il s ‘étend aussi à un travail totalement inédit sur le chant, une vraie leçon de technique, grâce à une distribution de très haut niveau, et surtout très engagée, et donc très homogène, rangée derrière le chef et la protagoniste Barbara Hannigan.

Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl
Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Barbara Hannigan est une authentique showwoman. C’est une femme qui fait spectacle, elle est douée  d’une personnalité scénique irradiante qui fait qu’à peine elle est en scène, elle éclipse les partenaires. Des gestes minuscules, précis, des expressions du visage, toujours enfantin ou adolescent, mais tantôt naïf (comme l’utilisation de sa chevelure et le jeu qu’elle en fait), tantôt pervers et aguicheur, tantôt mangé par le désir, tantôt apeuré: un visage sadien – une lointaine parente de Justine. Une composition comme on en voit peu sur scène, avec une souplesse corporelle qui fait presque de ce corps un objet en soi. on en oublierait que ce corps chante aussi.

Car ce n’est pas seulement le corps et le jeu, c’est aussi la voix, une voix prête à tout comme ce corps, qui utilise tout les registres du soprano colorature, avec une facilité dans les scalette, dans les ruptures de tessiture, du plus haut au plus bas ou l’inverse, dans l’utilisation du rubato, dont elle abuse presque dans ses interprétations rossiniennes ou mozartiennes (voir cet été à Lucerne) et qui ici est utilisé à bon escient, avec une justesse et un à-propos étonnants.

Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie)  © Wilfried Hösl
Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Bref, c’est, j’ose le dire, une perfection. Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux, plus vivant et surtout plus vécu,  plus juste, et plus en phase avec ce que voulait le metteur en scène. Hannigan est quelquefois manipulée comme ces poupées désarticulées remplies de paille ou de tissu qu’on se lance à loisir, elle se chosifie, c’est stupéfiant.

À ses côtés un plateau remarquable de cohésion, à commencer par la Charlotte d’Okka von der Damerau, l’un des phares de la troupe, magnifique d’intensité, avec cette voix large, grave, sombre, lancée avec force et en même temps avec subtilité, là aussi une performance, et une vraie présence.
Nous avons parlé de la Comtesse de Nicola Beller Carbone, au chant attentif, millimétré, aux inflexions à la fois chaleureuses et distanciées, presque ironiques, à la présence physique prodigieuse.
Heike Grotzinger en mère de Stolzius ressemble étrangement à Hanna Schwarz plus jeune, elle en a presque la voix caverneuse et expressive, tandis qu’Hanna Schwarz elle-même est peut-être encore meilleure qu’en juin dans la vieille mère de Wesener, en tous cas, la voix est plus sûre.

Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl

Michael Nagy en Stolzius, avec son beau timbre de baryton, est presque trop propre dans son chant, trop « distingué », trop élaboré par rapport au Stolzius un peu brut et si bouleversant de Michael Kraus à Zurich, mais quelle sûreté et quel beau chant.
Daniel Brenna m’a semblé fatigué, notamment à la fin : son Desportes est toujours impressionnant par le chant presque bel cantiste qu’il nous offre avec ses montées à l’aigu sur le fil de la voix, avec ces ruptures, mais cette fois, il cale souvent, la voix déraille, et racle quelque peu, et plusieurs fois notamment dans la deuxième partie : moins de sûreté qu’en juin, malgré une performance honorable.
Enfin le Wesener de Christoph Stephinger dans son personnage de bourgeois sans noblesse si insistant avec sa fille est très solide et très sûr vocalement, très présent aussi, comme tout le reste de la troupe qui fait honneur au théâtre.
Au total, un spectacle qu’on reverra(it) encore avec plaisir, une grande soirée, incontestablement : c’est une reprise de répertoire. Mais quelle reprise, et quel répertoire ![wpsr_facebook]

Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl
Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SCHWEIGSAME FRAU de Richard STRAUSS le 29 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Barrie KOSKY; dir.mus: Pedro HALFFTER)

Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl
Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl

Voilà un opéra qui n’est hors Munich, presque jamais représenté. De toute ma vie de mélomane, je ne l’ai entendu qu’une fois, à la Scala, dirigé par Wolfgang Sawallisch lors d’une tournée de la Bayerische Staatsoper en septembre 1988, dans une mise en scène de Günther Rennert, avec Kurt Moll dans Sir Morosus.

Il est vrai que le destin de l’œuvre est symptomatique. Strauss ayant perdu son librettiste fétiche, Hugo von Hoffmannsthal (Arabella est leur dernière collaboration avant la mort de Hoffmannsthal) s’est lié avec Stefan Zweig, et ce dernier lui a proposé une adaptation de la pièce de Ben Jonson (1609), Epicoene or the silent woman. Les deux ont travaillé avec ardeur à cet opéra souriant et plein d’humanité, mais ils furent rattrapés par l’histoire qui changea de face en 1933. Zweig étant juif, Strauss eut toutes les peines du monde à faire représenter Die Schweigsame Frau et à faire inscrire le nom de Zweig sur les affiches. Finalement, il fut inscrit sur le matériel d’accompagnement (programme, distribution). La première eut lieu le 24 juin 1935 à Dresde dirigée par Karl Böhm avec Maria Cebotari dans Aminta, et fut un triomphe. Ce qui était difficilement supportable aux nazis qui disaient de Zweig (l’expression est de Himmler) qu’il était « désagréablement doué ». L’œuvre fut interdite après trois représentations. Strauss se comporta d’ailleurs de manière ambiguë et à tout le moins insouciante, même s’il insista fortement pour que Zweig soit cité.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre aussitôt née, aussitôt disparue eut un peu le destin de la musique dégénérée : disparue, ou presque des scènes, dont le premier enregistrement en studio remonte à 1977 (Marek Janowski) mais un enregistrement du Festival de Salzbourg 1959 (Güden, Hotter, Wunderlich) dirigé par Karl Böhm est sorti en 2004, c’est pour moi la référence, évidemment.

Il n’y a guère qu’à Munich où l’œuvre est plus ou moins régulièrement reprise, cette production, signée Barrie Kosky, remonte à 2010, créée par Kent Nagano, alors GMD de Munich.
Barrie Kosky est à peu près parfaitement inconnu en France. On va cet automne voir une mise en scène de Castor et Pollux de Rameau qui va tourner dans quelques villes françaises. C’est un australien qui vient de prendre en 2013 la direction de la Komische Oper de Berlin comme Intendant et metteur en scène résident. Coup de maître : le mensuel Opernwelt a désigné la Komische Oper « Opéra de l’année » en 2012-2013. Son travail, intelligent, ouvert, optimiste, l’a désigné pour mettre en scène à Bayreuth les prochains Meistersinger. Il vient à Wagner malgré ses réticences et par le biais de la comédie. Personnage sympathique et plein d’humour, il a abordé Die Schweigsame Frau par le biais de la comédie de tréteaux, quelque chose qui la rapproche de la commedia dell’arte, d’une manière presque minimaliste puisque sur scène, un praticable surélevé, un lit constituent à peu près les seuls décors dans l’espace nu de la scène du Nationaltheater. Discrets jeux d’ombres, quelques effets de machinerie bien limités : tout est dans les rapports entre les personnages, tout est dans les costumes, leurs couleurs, tout est dans le jeu.

Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation
Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation

Die Schweigsame Frau est une comédie qui met en scène un vieil amiral solitaire, Sir Morosus, allergique à n’importe quel bruit, à qui son barbier facétieux, un Figaro après la lettre, va essayer de faire épouser une femme silencieuse, sorte d’aiguille dans une botte de foin. Solitaire ? Plus pour longtemps puisque son neveu Henry revient après une si longue absence qu’on le croyait mort. Réjoui, Sir Morosus lui promet abri et héritage, mais voilà, Henry est le chef d’une troupe d’opéra, marié à un soprano et toute la troupe est avec lui : Morosus effrayé le déshérite aussitôt.
C’est alors que le barbier intervient et va monter une farce, un mariage de comédie avec une femme silencieuse, qui se révèle être un dragon, une bombe, aussitôt le contrat signé. Alors comme on avait organisé le mariage, on organise le divorce, mais Henry, attendri par son oncle, lui révèle la supercherie et tout est bien qui finit bien.
Le thème du vieux barbon berné fait partie des topoi de la comédie moyenne : c’est un personnage qu’on trouve aussi bien chez Térence que chez Shakespeare, chez Molière que chez Beaumarchais, mais dans Die schweigsame Frau, si le vieil amiral Sir Morosus est allergique à tout bruit et s’est renfermé dans une solitude bougonne, c’est une bonne nature, alors que dans les comédies de ce type, le vieux barbon est berné à la satisfaction de tous.
La source de l’histoire est une pièce élisabéthaine, de Ben Jonson, de peu postérieure aux Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare, la pièce qui a donné naissance au Falstaff de Verdi, mais aussi à l’opéra de Otto Nicolai. Et Falstaff est l’un de ces vieillards bernés, assez gentiment, qui finit par accepter la plaisanterie de bonne grâce (tutto il mondo è burla…), comme Morosus.
Par ailleurs, l’artisan de la farce est le barbier, comme chez Beaumarchais puis Rossini dans le Barbier de Séville, où il se met au service d’Almaviva qui veut séduire Rosine contre le vieux Bartolo le maître de maison.
L’invention dramaturgique, qui met dans les pattes de Morosus une femme d’abord silencieuse qui finit se rendre insupportable, fait aussi de cette femme, Aminta, une nature honnête, touchée par le cœur de Morosus, par sa sincérité, par sa gentillesse même, et la farce finit par avoir un goût amer. Tous les personnages de Stefan Zweig sont positifs, et sympathiques, ce qui donne à la légèreté de l’opéra une couleur profondément humaine. Cette émotion, on l’aura compris, Richard Strauss s’en empare pour construire le personnage de Morosus, pratiquement le seul héros masculin central de ses opéras, et la couleur de son chant, et de cette musique, étonne parce qu’on est plus habitué à entendre ce type de musique adossé à des personnages féminins. Même si Die Schweigsame Frau ne constitue pas une œuvre très novatrice, nous sommes dans le prolongement et l’esprit d’Arabella, c’est un opéra très attachant, très émouvant, très sensible, et l’on se prend à regretter que Stefan Zweig, si cultivé, si raffiné, si pénétré lui aussi d’humanité, n’ait pu, histoire et destins obligent, continuer à travailler avec Richard Strauss.
Ainsi, le travail effectué par Barrie Kosky sur cette œuvre tient compte à la fois des fils de l’écheveau souligné plus haut (filiations avec le théâtre élisabethain, et relations avec Rossini) et de la nature très sensible du livret. Il travaille avec un décor minimal de type tréteau (l’essentiel de l’intrigue sur déroule sur un podium) planté au milieu du plateau, avec, je l’ai écrit plus haut, pour seul meuble un lit, qui pourrait être aussi une sorte de bergère. Le reste du plateau est noir, nu, et sur des pendrillons latéraux sont projetés quelquefois les ombres des personnages. Ce sont les personnes qui font l’ensemble du spectacle, avec notamment la troupe d’opéra dont l’irruption bruyante fait penser au troisième acte du Rosenkavalier, quand la ribambelle d’enfants fait irruption sous les yeux du pauvre Ochs qui ne comprend rien.

Tout le premier acte commence  avec un Morosus un peu gris, un barbier primesautier (tout de vert vêtu) et une gouvernante secrètement amoureuse, merveilleusement incarnée par Okka von der Damerau, qui en fait un vrai personnage et qui va accompagner l’intrigue avec une importance scénique plus grande que l’importance réelle  du rôle ; ce sera très sensible à la fin lorsque Morosus revient à la réalité, où elle quitte la scène tristement, n’ayant pu conquérir celui pour qui elle crève d’un amour secret : tout le contraste entre ce monde un peu racorni, se joue avec l’arrivée de la troupe d’opéra, immense troupe de saltimbanques brillante et colorée (la marque Kosky), avec ses plumes et ses paillettes, et une sorte de concentré de tous les grands personnages de l’opéra, Traviata, Otello, Tosca, Butterfly, Rigoletto, Wotan et Brünnhilde, Lohengrin et son cygne, Falstaff etc…l’irruption du monde bouillant de l’opéra, du monde du spectacle, du monde de l’apparence sur ce plateau nu sur lequel on verrait plutôt une tragédie crépusculaire est explosive. Barrie Kosky, dont tout le monde connaît l’humour, habille Aminta en Brünnhilde, Carlotta en Traviata, Isotta en Butterfly, toutes les femmes sacrifiées que le genre opéra affectionne. L’invasion de ce plateau nu par cette troupe bigarrée et bruyante écrase totalement l’ambiance grise du départ, ce réveil un peu grincheux de Morosus (dont le nom n’est pas choisi au hasard).
A partir de ce moment, tout se joue au niveau visuel sur les variations de costumes (de Esther Bialas, qui a aussi conçu le dispositif scénique), le pauvre Morosus se retrouvant au troisième acte complètement soumis à sa virago de (fausse) épouse, en costume rose dans lequel il semble si malheureux.
Ce qui me paraît passionnant dans ce travail est la manière dont il utilise à la fois les poncifs de l’opéra, notamment dans la scène du faux mariage, avec son faux notaire et son faux prêtre, comme chez Mozart (merci Cosi’ fan tutte) et dont il évite soigneusement de ridiculiser Morosus ; il y a toujours un moment où il attendrit le public,  quand il revêt une perruque pour se rajeunir avant de rencontrer Aminta, et où il attendrit Aminta plus ou moins contrainte de jouer les femmes insupportables (seule solution pour capter l’héritage futur pour son vrai mari, Henry, le neveu déshérité), et surtout, il trouve en Franz Hawlata l’interprète idéal pour son propos. Le talent d’acteur époustouflant de Hawlata, sa manière de chanter le texte, si expressive, même si la qualité du chant reste irrégulière (on connaît ses problèmes). Hawlata joue sur ses propres défauts (difficultés à l’aigu, trous dans la projection vocale) mais aussi sur ses qualités (tenue de souffle, graves encore profonds) pour composer, construire le personnage et le rendre attendrissant et émouvant.

Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper
Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper

Le clou du spectacle, applaudi à scène ouverte, est le début du troisième acte où le podium se lève à la verticale, comme un coffre qu’on ouvrirait, devenant un mur d’où tombe une pluie de pièces d’or, allusion à l’héritage, à la richesse de Morosus, et à l’usage immodéré que sa fausse épouse va en faire : pluie d’or, et donc dépenses : frais d’ameublement, frais de vêtements, frais de leçons de chant, Aminta joue à la bourgeoise gentilhomme. Une scène emblématique par sa simplicité, avec un effet garanti sur le public, tout en étant d’une extraordinaire justesse.  C’est le sommet de la folie qui envahit la vie de Morosus, celui où l’on se rapproche le plus du troisième acte du Chevalier à la Rose où Ochs est totalement berné et circonvenu.

Alors arrive, pour calmer les choses, le moment du divorce, tout aussi arrangé qui s’appuie sur une critique amusante du langage juridique (et là on dit merci Molière), où la scène n’est pas menée jusqu’au bout, quand Henry s’aperçoit qu’il a peut-être été un peu loin devant un Morosus évanoui . Se succèdent alors des scènes tendres, le réveil de Morosus, les retrouvailles du couple Henry/Aminta, la gouvernante mélancolique, et le retour de Morosus à son pyjama initial, retour au début, mais cette fois avec derrière lui l’expérience et l’apprentissage, avec le constat amusé qu’il a été joué, et avec un retour à un quotidien normalisé où il accepte le bruit et devient lui même vivable. Jeux souriants de tendresse qui contribuent à faire fondre le public.
Morosus fait sourire, mais ne fait jamais rire vraiment, la gouvernante fait rire au départ (lorsqu’elle met du désodorisant autour du lit où dort Morosus), mais très vite Kosky fait passer ce personnage de la caricature à l’émotion (et notamment pendant toute la fin), la gouvernante est présente, toujours silencieuse, toujours dans un coin pendant qu’au centre du plateau se déroulent les folies, sorte de chœur silencieux et renfermé qui installe le personnage. Le barbier est un jeune échevelé, un peu superficiel, une sorte de Figaro (normal, un barbier) peut-être plus léger et moins conscient, un Figaro vif et futé qui n’aurait qu’envie de s’amuser, pendant qu’Aminta et Henry se lancent comme à regret dans la farce. Il y a là du premier et du second degré, une farce et un regard sur la farce qui donnent une étrange profondeur au propos. C’est vraiment un travail théâtral de haut niveau, qui a été créé en 2010 au Prinzregententheater, plus petit, plus intime, cette fois dans l’immense vaisseau du Nationaltheater, où le dispositif minimaliste et l’abondance de personnages en scène donnent un relief plus fort à l’intrigue.
Musicalement, les représentations de 2010 étaient confiées au GMD d’alors, Kent Nagano, on eût pu rêver que le GMD du jour, Kirill Petrenko, nommé Dirigent des Jahres par  le mensuel Opernwelt, prisse la baguette, mais Petrenko devait le lendemain diriger la 6ème de Mahler, et il n’a sans doute pas voulu se replonger dans l’univers straussien, après avoir convaincu le public dans l’autre Frau (ohne Schatten) en décembre 2013. C’est à un chef madrilène peu connu que Nicolaus Bachler a confié la direction musicale, Pedro Halffter. Pedro Halffter, formé en Autriche et aux USA  a passé de longues années en Allemagne où il a été premier chef invité du Nürnberger Symphoniker et premier chef de l’orchestre de jeunes du festival de Bayreuth. Il est donc familier du répertoire germanique, très à l’aise dans cette pièce de Richard Strauss, dirigée avec beaucoup de précision, avec un vrai souci des équilibres et du plateau (on sait qu’avec Strauss, il est facile pour l’orchestre d’envahir l’espace sonore), une grande netteté de battue, et surtout, une très grande élégance dans la direction, marquée par la clarté et un joli sens du legato. Voilà à mon avis un vrai chef d’opéra, doué d’un sens théâtral marqué, et qui mériterait d’être vu plus souvent en Europe dans les fosses d’orchestre. Il remporte un vrai succès, mérité.
Sur le plateau, on remarque une fois de plus l’excellence de la troupe de Munich et des membres de l’opéra studio qui tient excellemment la plupart des rôles de complément, même des chanteuses dont la carrière commence sous de bons auspices comme Tara Erraught tiennent de petits rôles (Carlotta) et leur donnent un vrai relief vocal, remarquons en Isotta la jeune Elsa Benoît, qui appartient à l’opéra studio après avoir étudié en France avec une voix de soprano bien posée, bien projetée, et prometteuse. Quant à Christian Rieger, Christoph Stephinger, Tareq Nazmi, ils sont comme d’habitude non seulement à leur place, mais donnent à leurs personnages un vrai relief : on remarque chacun et chacun fait parfaitement le job, jusqu’à Papagel d’Airton Feuchter Dantas.
Nous avons dit combien le Morosus de Franz Hawlata était apparu dominer la distribution par son incarnation du vieux Morosus, usant avec intelligence d’une voix déclinante, et jouant sur toutes les touches du clavier des émotions, quelquefois ridicule et comique, souvent émouvant, souvent sensible, montrant une intelligence scénique intacte. Franz Hawlata dans Hans Sachs à Bayreuth (dans la mise en scène de Katharina Wagner) avait été stupéfiant de vérité, même si le chant s’apparentait quelquefois plus à du Sprechgesang. Son successeur dans le rôle, James Rutherford, était bien meilleur vocalement mais combien plus pâle scéniquement…
L’Aminta de l’américaine Brenda Rae compose un personnage plein de relief, affirme son soprano colorature (elle va chanter La Sonnambula à Francfort, son port d’attache) avec force et élegance et une grande assurance technique, dans un rôle confié en 2010 à Diana Damrau. Elle allie une voix sûre et un physique avantageux et un sens de la scène notable. Belle incarnation.
Si vocalement Nikolay Borchev comme Barbier n’a pas toujours le relief qu’on pourrait attendre (la projection n’est pas idéale), malgré un très joli timbre clair de baryton, il est scéniquement un personnage vif,  mobile, au jeu affirmé et naturel.
On se souvient de Daniel Behle dans l’Arabella de Salzbourg à Pâques dernier et à la surprise procurée par son excellent Matteo. La voix ne peut se déployer ici vraiment qu’au troisième acte, où sont concentrées presque toutes les parties solistes de son rôle, on peut alors apprécier à la fois le jeu naturel, jamais excessif, ainsi que l’élégance, le contrôle et l’appui sur le souffle, la suavité de ce chant, le volume appréciable qui en fait un ténor sans doute promis à une bonne carrière car la voix convient à des répertoires très divers « du baroque au XXIème siècle » comme l’affirme son site http://www.danielbehle.de : il sera dans les prochaines semaines Titus dans la reprise de la production de Clemenza di Tito de Mozart de Jan Bosse à Munich, Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail à Aix l’an prochain, il participera à la très prochaine production d’Alcina de Haendel à Bruxelles cette saison sous la direction de Christophe Rousset , et sera Erik du Fliegende Holländer à Francfort, son premier Wagner.  Henry Morosus constitue aussi une prise de rôle, très réussie vu le très grand succès remporté auprès du public. En Daniel Behle, on tient une solide valeur du chant germanique, un artiste très musicien (il chante aussi beaucoup de Lied) et très ouvert par la variété du répertoire.

Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) ©  Bayerische Staatsoper
Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) © Bayerische Staatsoper

Mon dernier mot sera pour Okka von der Damerau, qui remporte un succès extraordinaire pour son rôle de gouvernante (Haushälterin), non pas tant évidemment pour le chant, toujours excellent (beau mezzo, clair, projection et diction impeccables), mais relativement réduit dans cette œuvre, mais pour l’incarnation de cette gouvernante amoureuse, émouvante, sensible d’une vérité criante, avec une notable prise sur le public. J’espère qu’un directeur d’opéra offrira enfin à cette artiste mérite un rôle à sa mesure. En attendant, quelle chance pour la troupe munichoise…

Et voilà, une soirée de répertoire, une reprise qui montre une fois de plus que sans vedettes, sans chef universellement fêté, on peut réussir parfaitement cette osmose entre scène et fosse, cette Gesamtkunstwerk chère à Wagner. Die Schweigsame Frau est un opéra qui mérite d’être mieux connu et surtout reconnu (quand notre première scène nationale mobilisera-t-elle Garnier pour sa création  à l’Opéra de Paris?). Munich justifie pleinement ce soir son très récent statut d’Opernhaus des Jahres décerné par le mensuel Opernwelt pour l’année 2013-2014 : la reconnaissance méritée d’un travail d’une rare intelligence et d’une qualité continue.

PS: rappelons que vous pouvez reprendre le spectacle en streaming le 5 octobre à partir de 18h sur le site www.bayerische-staatsoper.de .

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Die Schweigsame Frau, Acte I © Bayerische Staatsoper
“Traviata” (Tara Erraught), “Butterfly” (Elsa Benoît), “Brünnhilde” (Brenda Rae) et Henry Morosus (Daniel Behle) dans Die Schweigsame Frau, Acte I © Wilfried Hösl