IN MEMORIAM CHRISTA LUDWIG (1928-2021)

Dans “Der Rosenkavalier” à l’Opéra de Paris en 1976

Même les mythes s’éteignent. Avec Christa Ludwig s’éteint la dernière d’une génération d’artistes qui ont illuminé l’opéra pendant des décennies, de la fin des années 1950 à la fin des années 1980. Christa Ludwig est une des rares chanteuses dont le nom m’était connu avant même que je ne fréquente assidûment l’opéra, c’é »tait un de ces noms qu’on voyait sur les couvertures de disques, et dont on entendait de loin en loin parler.
Elle fut ma première Maréchale, dans un Rosenkavalier donné à l’Opéra de Paris en 1976, aux côtés de Lucia Popp (Sophie) et Yvonne Minton, sous la direction de Horst Stein. Elle qui avait été Octavian dans le célèbre disque de Karajan aux côtés d’Elisabeth Schwarzkopf avait repris le rôle de la Maréchale à Vienne en 1971 sous la direction de Leonard Bernstein à l’occasionde nouvelle prodcution d’Otto Schenk (encore au répertoire viennois). Cinq ans après, elle était la première maréchale parisienne puisque Der Rosenkavalier entra au répertoire… en 1976.

Rheingold en 1976 (MeS Peter Stein, dir. Sir Georg Solti) .Les dieux: Christa Ludwig (Fricka), Helga Dernesch (Freia) Robert Tear (Loge) Heribert Steinbach (Froh), Theo Adam (Wotan), Marc Vento (Donner)

Je vis aussi sa Fricka dans Das Rheingold et Die Walküre sous la direction de Sir Georg Solti en décembre 1976, aux côtés de Theo Adam, Helga Dernesch, Franz Mazura,  Gwyneth Jones, Peter Hoffmann et puis son étonnante Ottavia dans L’incoronazione di Poppea aux côtés de Nicolaï Ghiaurov, Gwyneth Jones, Jon Vickers (que vous pouvez encore entendre et surtout voir sur un extrait vidéo Youtube:

https://www.youtube.com/watch?v=cslSuMe0f78

Elle fréquentait l’Opéra de Paris depuis 1972, un an avant Liebermann, puisqu’elle avait été La femme du Teinturier aux côtés de Walter Berry (son ex-mari), dans Die Frau ohne Schatten et je l’avais entendue pour la première fois dans l’Elektra de tous les sommets comme Klytämnestra aux côtés de Birgit Nilsson et Leonie Rysanek sous la direction de Karl Böhm.

Klytemnästra dans Elektra (1974), MeS August Everding, Dir. Karl Böhm

Oui, telle fut mon école de l’opéra, entre 20 et 25 ans, et Ludwig fut l’un de mes phares que j’entendis aussi plusieurs fois en récital, car elle était et elle est restée l’une des références du Lied. Le Lied, qui est une telle école de l’écoute pour un amateur d’opéra et qui pourtant disparaît dans la plupart des théâtres hors Allemagne et Autriche. Elle savait immédiatement captiver, par la perfection de l’émission, par son art de la couleur qui traçait immédiatement l’univers de la soirée. C’est notamment par elle que j’ai saisi la singularité des grands : on comprend tout ce qu’ils chantent parce qu’ils savent que l’opéra c’est d’abord le mot. Et cette interprète de Lied pouvait ainsi entrer de plain-pied dans Monteverdi et chanter Ottavia, parce que Monteverdi, c’est aussi d’abord le mot.

Souvenir souvenir, programme de salle de la tournée de la Scala à l’Opéra de Paris en 1979, le Requiem de Verdi

Je l’entendis enfin « à l’improviste » dans un Requiem de Verdi donné à l’occasion de la tournée de la Scala à Paris, sous la direction de Claudio Abbado, alors qu’elle remplaçait Agnès Baltsa et que Veriano Luchetti remplaçait Pavarotti.
Elle chanta d’ailleurs aussi le répertoire italien (Eboli, Ulrica, Lady Macbeth) et français (Carmen, Dalila). On trouve sur Youtube un Macbeth viennois de 1970 où elle est Lady Macbeth aux côtés de Sherill Milnes, Karl Ridderbusch et du jeune Carlo Cossutta sous la direction d’un Karl Böhm survolté.
Et pourtant, il y avait les grincheux (chaque génération a les siens), qui chipotaient sur sa Maréchale qu’ils disaient sans élégance par rapport à la Schwarzkopf qu’ils avaient entendue à Salzbourg. J’étais à des années lumières de ces bisbilles car le seul nom de Ludwig était pour moi un Sésame. Et sa Maréchale m’avait fait pleurer, mes premières larmes à l’opéra.

Dans “Der Rosenkavalier” (Die Feldmarschallin) Acte I (MeS Rudolf Steinboeck, décors et costumes Ezio Frigerio)

À l’instar de Gedda, de Nilsson, de Cappuccilli, de Freni et de Ghiaurov, Christa Ludwig m’ouvrit l’univers de l’opéra par la manière de dire le mot, la manière de poser les accents, la manière de rendre sensible le texte et sa musicalité, mais aussi par cette extraordinaire tenue en scène qui la rendait reconnaissable entre toutes.

Fricka dans Rheingold aux côtés de Theo Adam (Wotan) et à gauche d’Helga Dernesch (Freia)

Quelle Fricka impériale elle était aussi aux côtés de Theo Adam, dans son habit de soirée (costumes de l’immense Moidele Bickel) tellement distinctif dans la géniale vision de Peter Stein.
Aucun extrait sonore, ni visuel, ni aucune photo ne traînent sur le web de ces productions parisiennes disparues et qui continuent de vivre dans mes souvenirs, alors j’ai fouillé dans mes archives et trouvé des photos que j’ai reprises du livre de Rolf Liebermann, « En passant par Paris » chez Gallimard et d’un programme de salle religieusement conservé depuis 1979.

Autre pan de l’univers de la jeunesse qui s’envole, l’une des dernières légendes, mais la musique continue de vivre et ces souvenirs exceptionnels dansent dans la tête. Vous vivez, Madame.

IN MEMORIAM : SHIRLEY VERRETT et PETER HOFMANN

SHIRLEY VERRETT

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Ces dernières semaines ont été marquées hélas par de nombreuses disparitions, Joan Sutherland, que je ne vis qu’une fois lors d’un concert à Garnier, Shirley Verrett qui  frappa de stupeur le jeune mélomane que j’étais, dans Azucena, où elle était une hallucinante bête de scène douée d’une voix incroyable, au-delà du réel tant elle était présente, chaude, puissante, sauvage! Mais  Liebermann hélas ne l’appela plus, lui préférant la Cossotto. Il faudra attendre les années 80 pour la revoir si souvent, impériale dans Gluck (une inoubliable Alceste, mais aussi une Iphigénie de rêve), bouleversante dans le Moïse de Rossini où elle chante une éblouissante Sinaïde. Elle fut aussi une grande Lady Macbeth à Paris,

verrett4.1292194164.jpgmais elle fut surtout à jamais inoubliable dans celle de Milan, avec Strehler et Abbado avec cette cape à traîne qui se croisait avec la cape de Macbeth-Cappuccilli au premier acte ou qui traçait son parcours dans la scène de la folie, images gravées pour la vie dans notre mémoire de spectateur. Mezzosoprano aux moyens de soprano, elle osa aussi Desdemona ou même Norma après avoir été une grandissime Adalgisa. Mais elle fut toujours moins convaincante dans certains rôles de soprano (Norma) que dans les rôles de mezzo où elle fut  irremplaçable.

verrett3.1292194156.jpgElle frappait le spectateur, qui ne la quittait pas des yeux, par son port altier et sa stupéfiante beauté. Son Alceste était à ce titre anthologique, tout comme sa Lady Macbeth. Elle revint à Paris pour inaugurer Bastille dans les Troyens de Pizzi où elle fut Didon, à jamais, face à une Bumbry tout aussi mythique.
Ainsi s’éteint un mezzosoprano qui porta le chant verdien à son sommet. Jamais remplacée depuis qu’elle quitta la scène.

PETER HOFMANN 

peterhofmann.1292194769.jpgPeter Hoffmann aussi nous a quittés, à 66 ans seulement, emporté par une maladie de Parkinson qui l’attaqua très tôt. Il restera pour moi à jamais le Siegmund de rêve de la mise en scène de Chéreau: jeune, frais, un enfant perdu au milieu de méchants, image qui frappa tous les spectateurs de ce sommet qu’était le premier acte de la Walkyrie.

ringboulez.1292194631.jpgAvec Gwyneth Jones (Walkyrie, Chéreau, Acte II)

Il fut aussi Siegmund à Paris avec Solti dans la mise en scène de Grüber. A Paris on le vit aussi dans le 3ème acte de Parsifal avec Karajan, tout comme à Bayreuth avec Levine et Rysanek puis la jeune Waltraud Meier dans la mise en scène de Götz Friedrich. Il était la star des ténors wagnériens des années 80, notamment à Bayreuth où il fit aussi

peterhofmann3.1292194580.jpgLohengrin et où il aborda Tristan avec Barenboim dans la belle mise en scène de Ponnelle.

A la fin de la décennie, je l’entendis à Bayreuth dans un Tristan pour la dernière fois, avec une phénoménale Catarina Ligendza, artiste injustement oubliée aujourd’hui, qui fut l’une des grandes Isolde de la fin du XXème siècle. Déjà atteint par la maladie, il marqua plus qu’il ne chanta le dernier acte, ce fut la dernière fois je l’entendis .
Sa stature, son physique de Dieu pangermanique, ses cheveux très blonds, son aspect héroïque, tout le prédestinait à chanter les grands ténors wagnériens. Seule la voix est toujours restée en deçà, dans Siegmund comme dans Tristan. C’était un bon Parsifal, un bon Lohengrin, mais il ne fut jamais un chanteur de légende, bien qu’il eût dans les années 80 une notoriété internationale absolument exceptionnelle. Il fut le ténor wagnérien de Karajan avec qui il fit Pasifal, Lohengrin, mais aussi Erik du Vaisseau Fantôme, il fut le ténor vedette de Bayreuth à un moment où le chant wagnérien peinait à trouver ses stars. Il accompagna lui aussi mon parcours et je le vis souvent sur les scènes, mais assez rarement à Paris.

Il était au départ chanteur de rock, il finit chanteur de musical (Le fantôme de l’Opéra) avant d’être terrassé définitivement par la maladie et de finir dans le besoin. Triste destin d’un chanteur qui fut à un moment de l’histoire de l’Opéra incontournable dans toute distribution wagnérienne.