BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 4 JUIN 2017 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Ouverture © Wilfired Hösl

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Que le lecteur trop pressé me pardonne : le texte qui suit n’est pas une critique, mais plutôt un long essai d’analyse, fondé sur la stupéfaction devant la réalisation musicale et sur les échos que ce spectacle a réveillés en moi, échos provenus de mon histoire, de mes lectures, des suggestions d’un spectacle très ouvert qui propose au spectateur des pistes d’analyse diverses dont aucune n’est à privilégier, des images difficilement effaçables, et qui nous  plonge dans le tonneau des Danaïdes des rêves et des méditations.

Poursuivant à Munich son exploration des opéras de Wagner, après avoir repris en 2015 le Ring que Kent Nagano avait créé en 2012, après avoir dirigé Die Meistersinger von Nürnberg la saison dernière et avant Parsifal la saison prochaine, Kirill Petrenko propose Tannhäuser. On peut s’en étonner parce que la direction semblait clairement celle des opéras de la maturité. Or Tannhäuser (version Dresde) est de 1845.
Mais Tannhäuser a été l’objet de révisions régulières, deux versions de Dresde, une version de Paris, une version de Vienne s’appuyant sur le livret de la version de Paris et sur les représentations munichoises de 1867, et tant d’autres mineures que nous essaierons d’expliciter plus loin en nous appuyant sur un texte d’Hartmut Haenchen, l’un des meilleurs connaisseurs de la tradition de l’œuvre. C’est cette « version de Vienne », que Kirill Petrenko a choisie, puisqu’elle est le dernier état de la réflexion de Wagner sur cette œuvre, qu’il s’apprêtait à remettre sur le métier au moment de sa mort, signe évident que Tannhäuser a plus à nous dire qu’on ne le croit généralement, et que Wagner ne s’est jamais satisfait d’un opéra qu’il n’estimait pas abouti et qu’il chérissait tout particulièrement.

Prenant appui sur cette « instabilité », Kirill Petrenko  étudié la partition non à l’aune du passé d’un « Romantische Oper », mais à l’aune de ce que Wagner modifie dans la partition d’une œuvre qu’il appelle désormais « action » (Handlung) et non plus opéra romantique. Tournant le dos au romantisme, Petrenko propose une lecture complètement différente, jamais entendue jusqu’alors parce qu’aucun chef n’avait jamais osé à ce point prendre à revers la tradition interprétative. Sans renoncer ni au relief ni à l’énergie, il adopte cependant un tempo lent, une couleur élégiaque qui met d’ailleurs à rude épreuve au premier acte Klaus Florian Vogt, mais qui transforme l’œuvre en une méditation métaphysique post-Tristan, et pré-Parsifal.
Évidemment, une option pareille ne pouvait que convenir à Romeo Castellucci, dont l’approche n’est jamais concrète ni immédiate, mais le produit d’une réflexion sur les concepts qu’il pense générés par l’œuvre ou par sa genèse. Une vision conceptuelle qui se traduit par un fort recours à l’image, à des traditions mythologiques prises à diverses cultures, européennes ou asiatiques : la vision d’une Vénus déesse-mère qui semble couver ces corps qui apparaissent peu à peu d’un magma informe et répugnant, est l’un des éléments clefs du Venusberg et justifie à lui seul qu’on ait envie d’en fuir.

L’accueil de la mise en scène de Romeo Castellucci a été contrasté, parce que le public est habitué à un opéra narratif, à la lecture simple et manichéenne qu’on peut résumer grossièrement en trois éléments: le combat de l’amour chaste contre le désir et la chair, Elisabeth à l’innocence obstinée vivant dans un monde hyper codifié et clos contre Vénus à la sensualité mystérieuse dans un Venusberg tout aussi clos dépeint dans certaines productions comme une « maison close », et la mort christique d’Elisabeth en sacrifice pour sauver Tannhäuser.

Une vision problématique et non plus narrative

Évidemment, nous sommes aux antipodes de cette sorte de légende dorée, et la mise en scène de Romeo Castellucci, aux images souvent superbes et à la complexité réelle aussi pose tout autrement les problèmes, de sorte qu’en rendre compte c’est rentrer dans un labyrinthe qui suppose de se plonger dans les sources possibles de cette symbolique affirmée, les arcs, les flèches, la chasse, la chair, la nature, le sang, la cendre, le corps dans tous ses états (de la vibration jusqu’à la putréfaction) le religieux, l’élan vers Dieu, mais aussi l’identification, la fin des temps, la fin des voix, l’instant théâtral, sa fugacité et sa mort.

Comme toujours chez Petrenko, la lecture musicale colle à l’imaginaire du metteur en scène, s’y adapte, à moins que ce ne soit l’inverse, mais il est clair qu’on peut difficilement imaginer un autre chef pour cette production : dans un système de répertoire, qu’en sera-t-il dans dix ans ?
Castellucci ne casse pas la narration, il ne raconte évidemment pas un conte médiéval, mais propose une vision de Tannhäuser, en cherchant dans cette histoire de désir à trois (on oublie toujours que Wolfram est lui aussi amoureux d’Elisabeth) les motifs cachés : cet obscur objet du désir. Car le désir est au centre de ce travail apparemment abstrait, un désir jamais satisfait de Tannhäuser, qui fuit un Venusberg répugnant, mais qui refuse aussi bien le monde de l’amour courtois en lui opposant Vénus, qui part à Rome chercher le pardon, et qui revient voulant s’offrir à nouveau à Vénus. Là où Tannhäuser est, il veut être ailleurs : il a le Ying, il veut le Yang.
Face à lui, Elisabeth, aimante et désirante : la silhouette qui apparaît au premier acte au Venusberg est sa silhouette (comme le révèle le deuxième acte), derrière laquelle s’agitent un monde de corps enlacés, de nature luxuriante parce que luxurieuse, d’Amazones à cheval aux flèches meurtrières. Quand, à l’acte II Wolfram va tirer la flèche qui va percer Tannhäuser (un substitut de Cupidon ou un mouvement de mal aimé ?) c’est Elisabeth qui porte la flèche elle-même pour l’enfoncer dans le corps du héros, laissant échapper un sang créateur, déjà marqué au premier acte par cette forme oculaire sanguinolente, prodigieuse image qui illustre la scène IV, celle du retour de chasse. Comment ne pas penser à la fois au Cupidon du Bernin qui tient la flèche au-dessus de Sainte Thérèse, mais comment ne pas penser non plus à Saint Sébastien quand on voit Tannhäuser saigner, comme martyr par anticipation, avant d’aller à Rome et comment ne pas penser au mouvement immobile de l’expérience de Zénon d’Elée où temps et espace se rejoignent.

L’acte I, des flèches des « amazones » à celles de la chasse, du sang, encore du sang

 

Ouverture © Wilfried Hösl

Cette flèche est emblème multiple présent dans les trois actes, mais d’abord emblème érotique, présent en relief sur le rideau blanc qui accueille le public à l’ouverture de la salle vide, elle est multipliée dans l’ouverture, somptueux ballet d’Amazones (une trentaine) qui tirent de vraies flèches contre un œil, puis une oreille, contre les organes des sens en œuvre à l’opéra (œil et oreille, dans une production qui correspond tant au titre claudélien « L’Oeil écoute ») mais où l’œil renvoie à ce regard presque hugolien (l’œil était dans la tombe et regardait Caïn…), obsessionnel du premier acte. Un oeil vers lequel Tannhäuser ou son double va grimper, semblant s’appuyer sur les flèches, comme pour chercher à fuir, ou à atteindre ce mystérieux regard, ou même devenir cible.

Ces images initiales surprennent par la tension qu’elles créent, notamment lorsque les « amazones » (le Bayerisches Staatsballett) tournent leurs arcs vers la salle, menaçantes, indiquant le monde comme cible. Mais c’est l’utilisation de vraies flèches, qui se fichent dans l’œil qui créent la tension du réel : aucun trucage, les flèches font du bruit, et même perturbent un peu notre audition de la fabuleuse ouverture par Kirill Petrenko, tant cette première image fascine : arcs, flèches, amazones. La mythologie du désir (et de l’interdit si ces archères à la poitrine nue sont des amazones, vierges et farouches) se pose, là inquiétante et mystérieuse. Et l’apparition du Venusberg (la version de Vienne lie de plain-pied l’ouverture et le Venusberg, sans reprise du thème des pèlerins dans l’ouverture) casse presque ce ballet rituel et ordonné. Après ce mystérieux rite, qui ressemble à un rite asiatique par les costumes et les attitudes, mais qui semble participer à une sorte de mythologie générique et partagée, et qui est cérémonie avec tirs ensemble, en ordre, en désordre, par groupes, comme si commençait un rituel illustrant ce qui suit.

Vénus (Elena Pankratova) © Wilfried Hösl

Le Venusberg plonge dans les origines du monde : au commencement était un magma, au commencement était une Mère, qui semble couver des formes qui peu à peu deviennent corps comme la représentent certaines sculptures paleolithiques, comme la Vénus de Willendorf

Vénus de Willendorf

Vénus est multiple, c’est un corps émergé des eaux quelquefois, elle est hottentote souvent aussi, elle est totalité d’un monde préhistorique primaire, nature luxuriante entraperçue au fond, ou nature rocheuse et hostile, grotte de Vénus – Linderhof !! – amazone à cheval (comment ne pas penser à Jeanne au bûcher et au cheval que Jeanne chevauche comme si elle s’en pénétrait), un cheval qui apparaîtra plusieurs fois dans la soirée : « ne sommes-nous pas dans un monde supposé chevaleresque ? »,  pourrait-on ironiser…

Chez Castellucci les sources-idées se superposent, les images créent les liens ou les allusions, ou surgissent d’une sorte d’inconscient collectif : au spectateur d’en prendre une ration et de se construire son propre univers mythique.

La deuxième scène, après ce Venusberg un peu dégoûtant – le pauvre Tannhäuser-Vogt plonge sa main dans ce magma caoutchouteux sans vrai délice – montre le monde des hommes.

Et l’arrivée dans le monde commence par une image superbe, celle de l’innocence du berger (comme dans Tristan au troisième acte…). Superbe image que ce berger très caravagesque, très androgyne, très arcadien, image pastorale et apaisée correspondant à une image fugace en arrière-plan du Venusberg qui nous montrait  des bergers dansant ensemble, comme dans le Printemps de Botticelli. Mais cette image lointaine et séraphique ouvre sur deux images d’angoisse :

  • Les pélerins partant à Rome pliant sous le poids du péché partagé symbolisé par une lourde pépite d’or géante, contraints de plier et souffrir, en une image d’une incomparable force,
  • Puis les chasseurs ramenant leur pépite à eux, un cerf mort, symbolique parallèle et tout aussi forte
La chasse (© Wilfried Hösl)

Car la chasse est aussi mythologie : à côté de Vénus, il y a Artémis la vierge chasseresse, Artémis à l’arc et au carquois rempli de flèches, Artémis qui protège les Amazones, Artémis souvent représentée elle aussi comme multinourricière avec des dizaines de seins, Artémis au cerf, Artémis enfin l’orientale. Nous sommes dans ce royaume-là où tous les attributs de la déesse farouche sont en scène, comme s’ils répondaient au monde de Vénus. Je ne sais si la culture mythologique de Castellucci a voulu opposer ces deux visions « cosmiques » issues de l’antiquité grecque, mais la chasse est une thématique très forte dans les mythes et dans l’imagerie, et donc aussi dans l’opéra notamment wagnérien ; pensons à Erik, rejeté parce qu’il est chasseur dans le Vaisseau Fantôme, pensons à la chasse, fatale à Siegfried, ou à la chasse du deuxième acte de Tristan, fatale aux amants, pensons enfin à Parsifal, qui tire à l’arc sur un cygne, mais pensons aussi à Weber et à Max le chasseur du Freischütz, ou à Berlioz et à la prémonitoire chasse royale et orage des Troyens, pensons enfin au Chasseur noir de Falstaff, pensé comme source d’inquiétude tout autant que de farce.

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl

Cette action scénique -c’est l’autre nom de ce qui pourrait être un Mystère ici- s’accomplit et se lit dans le statut évolutif des personnages, leur habits rouges, masqués et inquiétants comme des bourreaux au premier acte, qui se distancient de Tannhäuser à qui l’on fait revêtir une peau de bête écorchée (ou une figuration de bête) confirmant par là une correspondance entre le cerf mort et le héros retourné chez les hommes ;  si le rouge-bourreau domine ici, ce sera ensuite le blanc (acte II) puis le noir (Acte III) à mesure que la fin approche.

Dans la vision de Castellucci, Tannhäuser est aussi bien bête blessée à la fin du premier que du deuxième acte (où il est percé de la flèche d’Elisabeth, avec toute la symbolique païenne ou chrétienne qui la sous-tend). Mais pendant la dernière scène du premier acte, un œil de sang se forme progressivement (grâce à un dispositif de jet d’un filet liquide) au fond, qui rappelle

L’oeil de sang © Wilfried Hösl

l’œil de l’ouverture percé de flèches, et qui compose un dessin qu’on croirait presque issu d’une peinture extrême-orientale, source esthétique de bonne part du premier acte, un œil qui pleure le sang, écho du sang répandu sur scène par les chasseurs, et œil vu aussi comme symbole religieux depuis les Egyptiens.
On n’est pas loin non plus de Parsifal, et du Graal qui régénère. Le sang qui coule va au-delà de la violence de la chasse ou d’un quelconque sacrifice, mais c’est un sang qui nourrit, comme le sang des sacrifices dans l’antiquité qui devait couler sur la terre pour la vivifier. Sang rituel, qu’on retrouve dans le rite chrétien, le sang qui coule du corps du Christ n’est-il pas ce sang des victimes sacrificielles qui perlait sur la terre chez les grecs païens ? Il concerne en tous cas Tannhäuser, victime désignée (expiatoire ?) a priori de ce qui se déroule.

Du sang au blanc,  du paganisme à la révélation. 

Si la matière visqueuse, magmatique de la naissance des choses au Vénusberg et le sang de la chasse, sont le centre du premier acte, qui accueille Tannhäuser un peu hébété jusqu’à ce que Wolfram lui rappelle Elisabeth, le centre de l’acte II est la personnalité d’Elisabeth, que la mise en scène va souligner, même au moment du concours (« Sängerkrieg », guerre des chanteurs) où elle s’efface.

Rappelons à ce propos que le titre de l’ouvrage (version de Vienne) est Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg, alors qu’on pense toujours que Der Sängerkrieg auf der Wartburg est le sous-titre. Mais comme dans les titres de bandes dessinées (Tintin et les Picaros, Asterix et le Chaudron), où le héros traverse une épreuve mise sur son parcours, ce titre réintroduit par Wagner en 1875 souligne la mobilité et l’instabilité du personnage et l’aventure de l’artiste. Voilà qui souligne en Tannhäuser une sorte d’éternel voyageur-créateur errant à la recherche d’un ailleurs à cause de l’insatisfaction de l’ici-bas.

Freudig begrüssen wir die edle Halle © Wilfired Hösl

Castellucci dans ce deuxième acte qui est le moment de narration le plus traditionnel y compris musicalement, marque la présence physique de la « Teure Halle », vaste espace à colonnes épaisses, mais en tulle, un espace clairement dessiné, mais en même temps léger, impalpable, où les murs sont translucides et mobiles. Car à partir de l’espace initial qui remplit la scène, Castellucci va rendre tout ce décor modulable et de plus en plus symbolique : les colonnes vont tourner comme les robes des derviches pendant le chœur Freudig begrüssen wir die edle Halle, mais surtout, les cloisons de tulle vont composer sans cesse des espaces nouveaux, construisant une sorte de labyrinthe, emblème des intermittences et des égarements du cœur, qu’Elisabeth ne va cesser de parcourir, pendant la scène du concours, sorte de présence-absence, proche et lointaine, presque déjà ailleurs. D’Elisabeth, Castellucci fait à la fois un modèle érotique, elle entre en scène en se substituant à la silhouette de femme vue au premier acte, à qui Tannhäuser s’adresse comme s’il priait une déesse, mais s’inscrit aussi par son vêtement dans la tradition mariale des Madones, nous errons de l’érotisme et du désir à la sublimation, la Madone étant en quelque sorte elle-aussi une déesse-mère.

Rencontre…© Wilfired Hösl

Et son duo avec Tannhäuser, dans la scène II qui est rencontre interdite, ne l’oublions pas (sc.II, Elisabeth, Nicht darf ich Euch hier sehn!/je n’ai pas le droit de vous voir ici), se fait non en face à face mais les deux personnages séparés par un rideau de tulle, comme s’ils se parlaient en confession. Prodigieuse image des deux êtres rapprochés/séparés dans un strict respect du livret. Quant à Wolfram, qui a compris son exclusion du monde d’Elisabeth, il ne va cesser dès lors de transfigurer son désir, par l’art du poète et du chant, un chant habité par l’amour, mais un chant désespéré.
Le chœur des nobles qui va ouvrir le concours est souvent pour les metteurs en scène l’occasion de souligner leur vision idéologique du drame, entrée du chœur militaire, soldatesque, manifestation mondaine, habits rigides etc…est ici un chœur presque religieux (tout le monde porte des voiles), avec un ballet de corps exprimant des formes abstraites ou concrètes (un ensemble d’yeux ?), comme un corps vivant, qui compose des vagues (des spasmes ?) successives pendant qu’on approche une boite cubique translucide qu’on reverra à l’acte III, où s’inscrit le mot Kunst (Art), puis Anmut (Grâce), puis Tugend (Vertu), puis Waffe (Arme) -on pourrait voir quelque chose de semblable dans la Flûte enchantée (Er besitzt Tugend ?)- à mesure que le concours se tend, depuis l’élégie sublime de Wolfram, à l’air de Walther sur la vertu (rétabli dans la version de Vienne pour souligner justement le combat et lui donner de l’importance) et enfin celui de Biterolf, plus agressif. Défilé d’air et défilé de concepts, que les personnages écoutent allongés, comme dans certaines cérémonies sectaires (on repense à la Flûte enchantée), pendant qu’Elisabeth erre tout autour, visible et évanescente, visible et invisible.
Dès que Tannhäuser intervient, la boite s’éclaire et laisse voir en ombre (noire dans tout ce blanc) à l’intérieur non plus les vertus abstraites, mais une sorte de bête immonde, qui figure évidemment le travail du désir, la bête qui vous dévore de l’intérieur.
L’enjeu du concours n’est rien moins qu’Elisabeth. Comme celui du concours des Meistersinger avait Eva pour prix, avec à chaque fois l’impression claire que les dés sont pipés : Elisabeth a choisi à l’avance et sait parfaitement qui elle veut entendre chanter l’amour, d’où son retour dans la Teure Halle, car Heinrich, disparu puis tombé du ciel au milieu de la chasse est celui qu’on attend, sans lequel le concours n’a pas de sens, car son absence viderait ce lieu de la vie et de l’art, et de tout sens. D’ailleurs en son absence Elisabeth dépérissait ( wir sahen ihre Wang’ erblassen) et le groupe perdait son sang qu’il retrouve rituellement. Il y a quelque chose de Parsifal dans cette cérémonie du chant qui est presque cérémonie du Graal, qui fait refleurir la petite société fermée, comme la vue du Graal redonnait vie aux chevaliers : avant les Maîtres chanteurs, Wagner impose déjà la vision d’une société qui ne prend sens qu’autour de l’art (« Kunst », inscrit sur le cube), d’où cette impression de fête religieuse-païenne accentuée à la fois par les enfants qui ne sont plus les petits pages de l’histoire traditionnelle, mais ces voix célestes, ces petits anges asexués qui ordonnent la cérémonie, et accentuée aussi par les ex-votos (des pieds) , d’où cette impression d’un rituel presque maçonnique auquel Elisabeth évite de participer.
L’attitude d’Elisabeth est centrale tout au long de l’acte, elle va faire basculer tout le sens de la scène. D’une sorte de cérémonie du Graal codifiée, Tannhäuser en évoquant Vénus casse les codes et redevient l’ennemi (la discussion du premier acte tournait autour de ce mot avant l’évocation d’Elisabeth parce que Tannhäuser ne pouvait revenir que par Elisabeth) : voilà Tannhäuser au ban du groupe, dévoré de désir et ne supportant pas que l’amour soit séparé du désir en invoquant Vénus. Mais Elisabeth au milieu du tumulte par son cri (haltet ein) interrompt ce qui allait devenir un vrai combat, une chasse à l’homme, encore une fois : elle est seule, au milieu, entre deux rideaux de tulle, et la foule l’accuse de soutenir le pêcheur. C’est là où Elisabeth se montre personnage décidé, ferme, et pas du tout la douce héroïne pieuse qu’on voit quelquefois mais elle est l’héroïne qui défend un destin qui n’appartient qu’à elle.
C’est que dès ce moment, Elisabeth sait que ce qu’a chanté Tannhäuser, elle l’a éprouvé (Baumgarten dans sa mise en scène (ratée) de Bayreuth rendait d’ailleurs ce désir partagé par tous en secret, en les faisant descendre tous à un moment au Venusberg – y compris Elisabeth…). Toute la scène finale de l’acte montre qu’Elisabeth éprouve ce que Wagner va appeler dans Parsifal Mitleid : « durch Mitleid wissend », et toute la fin prend alors sens : tirée par Wolfram, en un geste de communion profonde ou de désespoir de mal aimé, c’est Elisabeth qui porte la flèche à Tannhäuser et qui la lui enfonce, en un authentique geste de solidarité dans le martyre. Elisabeth a vécu en son for intérieur les mêmes ravages. En quoi la bête immonde du désir chanté par Tannhäuser ne révèle-t-elle pas en réalité ce qui ronge aussi Elisabeth, en quoi ce cube devant lequel elle priera au troisième acte n’est pas aussi quelque chose d’elle-même et qu’elle n’a cessé d’éviter pendant tout l’acte ? C’est bien là la résolution finale de cette relation. Il y a dans le geste voulu par Castellucci quelque chose d’un mariage mystique, sublimation du désir.
Alors, que ce soit le Landgrave qui arrache la flèche enfoncée par Elisabeth dans le dos de Tannhäuser, prend sens parce que par ce geste, la société qu’il représente reprend ses droits, les ex-votos/pieds indiquent la souffrance nécessaire du pèlerinage, à pied, et la règle extérieure va s’imposer. L’anecdote reprend ses droits
Mais Elisabeth est déjà ailleurs, Tannhäuser doit vivre la pénitence terrestre, et le sang qui coule de son dos, comme la blessure sur le flanc d’Amfortas aussi, est le signe qui déjà, l’élève vers la repentence. Sans sa flèche, il redevient ordinaire, parmi les autres pécheurs, avec la flèche, il est en quelque sorte stigmatisé.

Tout est donc déjà joué, le mariage mystique a eu lieu, et le troisième acte n’est que péripétie si on le joue dans la linéarité du livret.

La parabole du troisième acte : du blanc au noir, de l’union à la communion, du temps à l’espace .

Castellucci n’est jamais avare de signes polysémiques, il nous en abreuve en ce troisième acte, qui sont pour le spectateur et attendus, et surprenants aussi.
Nous retrouvons Elisabeth priant devant une statue de Marie (c’est attendu) dont on ne voit que le piédestal (toujours le cube, mais noir sur lequel le nom MARIA est inscrit) et les pieds (qui nous renvoient au deuxième acte, en un signe presque ironique), une Maria déjà évoquée précédemment, mais aussi une Maria discrètement dessinée dans l’habit d’Elisabeth. Inutile de représenter l’icône mariale, puisqu’Elisabeth depuis la fin du 2ème acte, est déjà représentation d’autre chose qu’elle-même, déjà désincarnée.

D’où cette interprétation incroyablement incarnée de la prière, où Anja Harteros, absente et sublime va tout au long de l’acte être d’une fixité spectrale et marquée d’un regard vide.
Même le chœur triomphal des pèlerins de retour de Rome garde cette retenue : ils reviennent non plus avec une sorte de lourd péché partagé sous forme de pépite géante, mais chacun avec une petite pépite lumineuse et légère, chacun pour soi, chacun sauvé pour soi, chacun allégé pour soi, avec chacun le même lot, mais ils ont en même temps un triomphe que j’appellerai modeste. Ces pèlerins passent, ils sont un collectif, dont est absent le singulier, celui qui une fois de plus, n’est pas là où on l’attend. Ils sont figures et spectacle de « l’ordinaire » et non du tragique ou du mystique, et ils chantent leur action de grâce avec engagement, parce que ce triomphe doit faire contraste avec la dévastation des personnages en scène.

Cette ambiance retenue, intérieure, dévastée c’est bien l’ambiance de ce dernier acte, où la romance à l’étoile devient chant d’un désespoir déjà transformé en littérature (Wolfram a perdu tout espoir depuis de début du 2ème acte –« So flieht für dieses Lebenmir jeder Hoffnung Schein! »- ) . La doxa dit que ce chant est un Lied, sans toujours percevoir dans ce Lied l’acceptation et le dépassement d’une situation qui devient poésie parce que sublimation. De même le récit de Rome devient une sorte d’hallucination presque vidée de toute réalité, littérature, elle-aussi dans la bouche désespérée de Tannhäuser (« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », disait Musset) dont le chant s’oppose par sa violence et son refus à Wolfram : il est l’exclu, l’ennemi à nouveau.

Elisabeth est là,  impressionnante présence fixe et muette pendant le récit, qui se déroule devant deux catafalques aux noms de Klaus et d’Anja, c’est-à-dire le nom des artistes, devenus eux-mêmes dans un troisième acte qui s’est complètement détaché de l’histoire et de ses détails pour essayer d’atteindre à l’universel.
Bien sûr, il y a dans cette double inscription Klaus/Anja,  qu’il faudrait changer à chaque changement de distribution, – ou peut-être pas d’ailleurs et ça n’en aurait que plus de sens – un jeu de la part de Castellucci comme l’est l’expression projetée du temps qui passe – Hier vergeht eine Sekunde (ici passe une seconde) jusqu’à Hier vergehen tausend Milliarden Milliarden Jahre (ici passent des milliers de milliards de milliards d’années) qui s’inscrit comme une épitaphe, dont il n’ignore sans doute pas les effets dérangeants sur le spectateur.
C’est que Castellucci ne veut pas tomber dans le mysticisme et des histoires de rédemption un peu faciles : il se distancie de l’histoire, au point que la musique a paru perturbée à certains spectateurs par ces prénoms presque usurpés ou déplacés, et surtout par la projection du temps qui passe sur le fond de scène. Il y a pour moi la directe évocation du fameux « Zum Raum wird hier die Zeit » qui est expression d’une éternité qui nous implique tous, où tous nous passons de cadavres encore identifiables en corps en putréfaction et puis en poussière : nous le savons, mais Castellucci le donne à voir, par un autre rituel où des servants apportent à chaque moment un corps progressivement putréfié puis réduit à ossements puis à poussière en une contraction temporelle qui ne peut-être que vérité théâtrale, puisque l’instant théâtral n’a jamais de valeur temporelle réelle. Et la question du temps qui passe n’est pas une sublimation d’un mythe Elisabeth/Heinrich comme une Liebestod de Tristan und Isolde, mais au contraire un destin naturel et partagé par tous qui sommes concernés (les amazones nous visaient déjà au premier acte), parce que nous sommes tous au théâtre de l’instant qui fuit. Klaus et Anja, ce sera dans dix ans deux autres ou les mêmes, non plus les chanteurs que nous connaissons, mais un symbole, une mémoire, une spiritualité, un impalpable, qui finira poussière, c’est aussi le destin de cette étrange construction qu’on appelle l’art, voire l’art évanescent de l’Opéra, qui est instant jamais rattrapable et instant pour l’éternité dans un temps contracté ou dilaté, Klaus et Anja ici et maintenant, espace et temps, Raum und Zeit, et puis ni tout à fait autres et ni tout à fait les mêmes et peu importe qu’ils soient dans dix ans Klaus et Anja, ils deviennent symbole souvenirs, regrets aussi, évocation, tout en devenant poussière. En ce troisième acte, l’histoire se retourne vers nous et ainsi nous dérange, ces projections du temps qui se multiplie nous agacent, l’inscription Klaus et Anja nous énerve, nous dérange parce qu’elle brise l’illusion théâtrale, le quatrième mur et nous renvoie le miroir. Nous venions entendre Tannhäuser et nous nous voyons au miroir, eux c’est nous. Il n’y avait déjà plus d’histoire de Minnesänger, mais il n’y a plus non plus d’histoire sinon la contemplation de notre fin.

Acte III © Wilfired Hösl

Mais quand Tannhäuser et Elisabeth –personnages- mêlent les poussières des restes (des chanteurs) en un geste sublime, et sublimé par l’incroyable musique qui sort de la fosse, ils restent eux, éternels et intouchés (tout comme Wolfram), et célèbrent Anja et Klaus, qui les ont un jour incarnés, et qui seront poussières, comme nous tous. Aussi nous disent-ils à nous les humains que le temps n’a pas de prise sur l’art, c’est-à-dire nous les humains qui contemplons ou chantons cette communion, où ce ne sont plus les sangs qui se mêlent comme dans les rituels de chevalerie (comme dans le Crépuscule des Dieux entre Gunther et Siegfried), mais les poussières impossibles à distinguer : tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. (Genèse 3:19). Nous sommes poussières et nous le sommes ensemble et cela devient la forme la plus juste et la plus haute de l’union des êtres, du couple amoureux représenté comme le duo d’artistes, comme des 2000 spectateurs en une sorte de communion essentielle d’une une œuvre devenue pure méditation, pour l’éternité, comme les personnages qui la portent. Ainsi Castellucci clôt-il l’œuvre sur sa propre problématique, l’art et la création.

Un plateau d’exception

A un travail d’une telle complexité, d’une telle profondeur – qu’on peut aussi refuser et sur lequel on ne peut souvent que rêver à des hypothèses, il fallait un plateau et une fosse d’exception et c’est le cas.
Car si la mise en scène nous fait explorer des « abîmes nouveaux », elle est servie par un chant abyssal, qui est aux limites de ce qu’on peut imaginer ou rêver.
Certes, pris individuellement, on connaît les qualités de chacun et l’on ne peut être étonné, mais c’est ici le collectif qui compte, un collectif qui est au service de cette incroyable exploration d’un ailleurs scénique et musical. Pour parodier Castellucci, c’est Klaus, Anja, Georg, Christian, Elena et les autres (et Kirill) qui sont à l’ouvrage, avec la conscience palpable qu’ils servent un monument une sorte de construction pour l’éternité, un instant fugace pour toujours, une Κτῆμα ἐς ἀεί (Ktèma es aiei), selon l’expression de Thucydide (Guerre du Péloponnèse, I, 22),  un monument musical qu’on croyait connaître et qu’on découvre être tout autre chose, un monument à l’intériorité, un monument sur lequel Wagner, après Parsifal que beaucoup pensent son grand-œuvre, voulait revenir et qui donc forcément voulait en faire un post-Parsifal.
Ce qui est incroyable, c’est que tous réussissent à nous faire percevoir et espérer ce qu’aurait pu être le Tannhäuser post-Parsifal de Wagner. Dans ce sens, cette production est un miracle musical.
Tous sont exemplaires dans la diction, dans la clarté de l’expression, dans l’expressivité, dans la présence, même les rôles latéraux, Elsa Benoît, berger particulièrement poétique et lointain, Le Biterolf agressif de Peter Lobert, le Walther poétique et marquant de Dean Power (puisque la version dite de Vienne offre de nouveau à Walther son air du deuxième acte).
Du côté des protagonistes, Elena Pankratova soit engoncée dans son latex, soit voix qui tombe du ciel des cinquièmes loges de proscenium, est en retrait dans la production , presque extérieure, et elle n’a que la voix pour exister, Castellucci la fait être forme et non corps, mais la mettre hors de la vue du spectateur à la fin rappelle qu’elle n’a été qu’évocation musicale et non personnage avant de réapparaître vocalement et scéniquement dans la version dite de Paris : et la voix en impose, avec de réelles subtilités, mais limitées par sa position même, elle est une Vénus sans corps, une sorte de Minnie monstrueuse d’En attendant Godot, répulsive à souhait, à des années lumières de nos représentations traditionnelles, et elle réussit de sa seule voix à être présente, une voix dont l’énergie et le volume, plus que la sensualité, traduisent la volonté du metteur en scène..
Georg Zeppenfeld est de plus en plus la basse du jour dans Wagner, la voix moins profonde et moins sombre que d’autres, a une clarté, une projection, une suavité, une jeunesse, une humanité incroyables, l’intelligence du chant, l’expressivité, l’inflexion, l’accent de tous les instants font le reste.

Klaus Florian Vogt nous a fait peur au premier acte, le rôle est redoutable et combien de grands ténors wagnériens s’y sont rompu les os ? Il est redoutable parce qu’il allie les modes « ténoriles » du grand opéra, mais aussi le style de l’opéra de l’avenir, le premier acte est en plus redoutable de tension, avec des passages du grave à l’aigu brutaux, et Vogt a été une ou deux fois au bord de la rupture. Mais là-aussi, l’intelligence du chant, le styliste inimitable qu’il est, la manière dont peu à peu il impose un personnage si inhabituel, avec cette voix nasale qui en dérange plus d’un et qui pourtant fait ici merveille, à coup de mezzevoci d’une ineffable douceur,  avec un contrôle et une modulation sur chaque syllabe qui confinent au miracle et qui littéralement tourneboulent : il est incroyable de tendresse et de poésie, et redoutable de technique quand il chante « Heilige Elisabeth » à la fin, à peine émis, à peine appuyé, et pourtant si présent, si juste. Jamais il ne force, jamais il ne donne dans l’expressionnisme : le récit de Rome est un long poème élégiaque déchiré, où aucune note n’est appuyée, où chaque mot pèse, et sans jamais nous le faire peser, pas un seul hurlement, pas de tics, seulement du dire, et du dire à merveille. Il impose là un autre Tannhäuser, un inconnu, un être étrange venu d’ailleurs et il répond merveilleusement à la définition que j’en donnais plus haut, un voyageur sans bagage, qui ne s’établit jamais, avec ce son étranger d’un être pas comme les autres. C’est tout simplement prodigieux.

Anja Harteros (Elisabeth) © Wilfired Hösl

Et puis il y a en face Anja Harteros, que j’ai déjà entendue dans Elisabeth, avec son engagement avec sa justesse, avec son énergie aussi. Mais jamais avec cet effleurement, ce chant à la fois incarné et presque désincarné, presque désengagé, tellement intérieur, tellement mesuré, tellement imbibé de poésie nostalgique. Ce n’est jamais un chant d’espoir, mais un chant déjà en permanence chant du cygne. Rien de romantique, rien de « juvénile », mais une Elisabeth mature et résignée, qui porte en elle à la fois la brûlure du désir et le désespoir de cette brûlure, la présence et l’absence, avec de telles variations sur les mots, avec une telle force évocatoire qu’on en reste interdit. Et même lorsqu’elle ne chante pas, elle attire le regard, crée l’émotion, portée qu’elle est par le travail effectué avec Castellucci, mais convaincue aussi du contrôle extrême exigé ou demandé par Petrenko, dont on sent que l’accompagnement musical ne peut qu’accompagner ce type de chant là.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Christian Gerhaher (Wolfram), Acte III © Wilfired Hösl

Enfin, il y a le Wolfram de Christian Gerhaher, peut-être le plus stupéfiant et le plus bouleversant du plateau (mais à quoi bon classer, si on a compris le sens de l’acte 3) : la diction et la clarté bien sûr, mais un chant qui est poésie et Lied permanent, avec un son si justement posé que le moindre murmure s’entend. Mais en même temps non pas le poète éthéré, mais aussi le chanteur, avec une puissance, des aigus, un volume qu’on ne soupçonnait pas, c’est à dire une vie, une palpitation, une énergie sans cesse exprimée ou réprimée, une énergie du désespoir : et ce chant fait évidemment surgir l’émotion, mais surtout un personnage et ses déchirements, mais surtout une jeunesse et sa perte, une existence qui ne peut plus s’exprimer que par le chant et ce que j’appelais par ailleurs plus haut la littérature pour exister . Il est là à la fois Wolfram le poète et lui aussi Christian l’artiste, pour retrouver l’ambiguïté du Klaus et Anja du troisième acte, car seul l’artiste pouvait intérioriser à ce point le personnage pour qu’il n’y ait plus de distance entre le chantant et le chanté. Un miracle, dû aussi à la manière dont la fosse accompagne, dans un mouvement implosif impossible à représenter

Quant au chœur, dirigé par Sören Eckhoff, il prend sa part, dans une réussite toute particulière, car si les chœurs de Tannhäuser sont spectaculaires (tous sont en bonne place dans les compilations des chœurs wagnériens) il réussit collectivement à être présent, imposant sans jamais être démonstratif ou éclatant (le premier chœur des pélerins du premier acte), fluide sans jamais exagérer les accents, un miracle non d’équilibre, mais de chant sur le fil du rasoir qui rend justice à la fois au moment musical réel, prodigieux, attendu, mais aussi à une ambiance, à un climat complètement intérieur demandé par la fosse.

Le chef, grand architecte de cet univers

Bien entendu, un tel plateau amené à de tels sommets signifie à la fois une adhésion à un projet et donc un travail engagé, dans une équipe, et sous la direction d’un chef qui est ici le grand architecte, avec cette compréhension-adhésion au projet de la mise en scène, au point qu’on ne sait pas comment cette incroyable cohérence entre scène et plateau a pu naître à ce point indescriptible.

  • La question des versions

Bien sûr, Kirill Petrenko choisit la version de Vienne, la dernière forme que ce Tannhäuser a pris pour les scènes. J’ai évoqué plus haut rapidement la problématique des versions de l’œuvre. La question du choix de la version est déterminante que par l’usage qu’il en fait.
Comme le rappelle Hartmut Haenchen, qui a plusieurs fois écrit sur la question, Wagner a opéré des modifications au départ moins pour des raisons artistiques ou conceptuelles, qu’à cause de raisons techniques et théâtrales, à cause des chanteurs qu’il avait sous la main (Tichatschek par exemple) ou à cause de théâtres qui nécessitaient une réduction des pupitres, en bref pour faciliter la possibilité de la représentation.
Par ailleurs, rien que la version dite de Dresde n’a pas de manuscrit original de la première de 1845, pour des raisons techniques, et il existe par ailleurs plusieurs versions de Dresde revues en 1847, 1852, 1853, 1860. Comme Wagner a vécu en exil dès 1849, il confiait ses indications à des amis qui dans les théâtres faisaient opérer les modifications ; mais comme on l’a dit ces modifications tenaient plus aux conditions des représentations dans les théâtres : n’oublions pas que Wagner a dirigé des théâtres et en connaît les caractères, les limites et les pratiques.

Venusberg © Wilfired Hösl

C’est à l’occasion de la création de l’œuvre à Paris que Wagner voit la bonne occasion de revoir sa partition et d’y opérer des modifications en fonction de son écriture du moment, puisqu’il venait de composer Tristan und Isolde qui déterminait une nouvelle manière d’aborder la mélodie et le drame musical : il voulait profondément revoir l’écriture même du Venusberg, pour l’opposer à la scène du concours, pour laquelle il voulait une écriture plus traditionnelle et moins novatrice, et ainsi montrer dans la créativité musicale du Venusberg la source même de l’inspiration créatrice du poète : Tannhäuser ne voulant pas rester fossilisé à la Wartburg avait fui pour un Venusberg plus riche de possibilités pour une nouvelle inspiration. Comme dans les Maîtres Chanteurs, la question du processus créatif de l’écriture est au centre de Tannhäuser et explique aussi la violence du débat du deuxième acte, et la petite société fermée de la Wartburg est d’une certaine manière aussi fermée que la Nuremberg des maîtres : avec Tristan et l’écriture nouvelle qu’il portait, il s’agissait par l’écriture orchestrale de différencier les deux univers. C’est donc essentiellement sur le Venusberg que vont porter les vraies réécritures : il s’agit de développer le Venusberg pour lui donner une valence musicale qui puisse répondre au concours du deuxième acte, pour lequel Wagner voulait garder une couleur plus traditionnelle. C’est la question du ballet qui va lui donner cette occasion, puisqu’avec sa mauvaise foi coutumière, Wagner va déplacer le ballet, traditionnellement au 2ème acte dans le Grand Opéra, au début du 1er, ce qui va provoquer le scandale que l’on sait. Il aurait pu l’y laisser, mais il lui fallait en présentant Tannhäuser, être une sorte de Tannhäuser « dans la vie » qui rompt avec les habitudes fossiles. Au scandale figuré par Tannhäuser face à l’assistance dans l’acte II répond le scandale provoqué par Wagner face au public traditionnel de Paris et pour la même raison : le Venusberg…
La scène de la Wartburg prend ses origines dans les modes de l’opéra italien (le deuxième acte commence par une aria, Dich teure Halle, dans la tradition de l’opéra italien où l’héroïne apparaît souvent non au premier acte, mais au deuxième ou troisième, souvenir peut-être aussi d’un Guillaume Tell de Rossini où le grand air de Mathilde est aussi au début de l’acte II (Selva opaca, deserta brughiera bien plus beau dans l’original français sombre forêt, désert triste et sauvage). Hartmut Haenchen souligne d’ailleurs l’originalité du monde chromatique du Venusberg, face à une écriture plus convenue de l’acte II. En faisant traduire l’original allemand en français (Wagner ne maîtrisait pas le français au point de se lancer dans l’écriture du livret), Wagner a changé aussi des moments musicaux, pour mieux accompagner musicalement le texte français. Mais il a dû aussi à revoir de mauvaise grâce des parties particulièrement huées par le public parisien. Un de ces changements était par exemple d’écarter l’air de Walther von der Vogelweide de l’acte II, personnage avec lequel il avait eu des problèmes de chanteurs et pour lequel il avait dû proposer entre autres plusieurs changements de tonalité. Il a écrit aussi pour Paris des éléments de l’orchestration pour les cordes bien plus difficiles – parmi les plus difficiles qui soient-  que dans la version de Dresde, au motif qu’il avait sous la main le « meilleur orchestre du monde » et qu’il fallait en profiter. « je donne ici et là à l’orchestre des passages notablement plus riches et plus expressifs », mais il ajoute aussitôt « il n’y a que la scène avec Venus que je veux complètement retravailler ». Et cette version retravaillée et plus élaborée et raffinée, Wagner a voulu après Paris la reproposer aux théâtres allemands, en retraduisant le texte français pour une prosodie allemande : à Munich en 1867 il n’était pas là et Hans von Bülow a opéré des changements sans son autorisation,  cette version selon Haenchen ne peut être affirmée comme étant de Wagner. C’est à Vienne en 1875, où il faisait lui-même la mise en scène, sous la direction de Hans Richter qu’il a pu véritablement installer définitivement les changements voulus. La partition n’a pas été imprimée et ainsi cette version ne fut pas ajoutée à celles existantes. Ce n’est qu’en 2003 à l’occasion des représentations à Amsterdam dirigées par Haenchen que la version fut imprimée et tout le matériel d’orchestre revu et corrigé (par Schott).

  • La version de Vienne

Qu’en est-il donc de cette version de Vienne que Kirill Petrenko a choisie pour ce Tannhäuser ? Elle se met d’abord en conformité avec le souhait initial de Wagner de réinsérer le Lied de Walther dans le concours et de revenir au titre original « Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg ». Il renonce enfin à la qualification d’Opéra pour appeler l’œuvre Handlung, action (scénique) qui la place déjà sur autre chose qu’un simple spectacle, autre chose qu’une histoire narrative, mais une action scénique qui doit forcément concerner à un autre niveau le spectateur.
Elle permet aussi – nous sommes à Vienne- d’avoir un plus gros orchestre, avec une multiplication de certains pupitres, et en plus d’un orchestre du Venusberg renforcé, 12 cors pour la chasse de l’acte I, percussions supplémentaires, disposées en fosse ou sur scène, 6 trompettes pour l’arrivée des hôtes dans la Wartburg, quadruplement des harpes, mais aussi sur scène le chalumeau du berger, des harpes supplémentaires et les trombones. Au total l’orchestre wagnérien le plus nombreux qui atteint à Vienne 145 musiciens…
Du point de vue de la nouveauté musicale, il réécrit la fin de l’ouverture en permettant une transition plus fluide avec la scène du Venusberg, parce que la version de Paris garde l’ouverture traditionnelle avec la reprise du thème des pèlerins, (l’ouverture était connue du public et sa modification aurait déçu les attentes) ainsi qu’une courte interruption entre l’ouverture et la scène qui la suit. Enfin, la vraie version de Paris est en français, et les versions allemandes dites « version de Paris » sont soit la musique de la version de Paris avec l’ouverture traditionnelle, soit un mixte de version de Dresde et de Paris (comme dans la récente production berlinoise) soit ladite version de Vienne, appelée version de Paris : les signes reconnaissables en sont essentiellement la reprise du thème des pèlerins et la présence ou non de l’air de Walther.

Ce ne sont donc pas spécifiquement des raisons exclusivement musicologiques qui amènent Petrenko à faire annoncer la version de Vienne. Cette annonce mise en valeur par les médias qui fait tant discuter les mélomanes qui jusqu’ici ne se sont posés la question qu’en termes « Dresde ou Paris ? » n’a à mon avis qu’un objectif, celui de placer cette version dans une perspective clairement inscrite entre Tristan et Parsifal, et non en perspective avec le Ring, trop narratif.

Ce qui intéresse Petrenko, c’est une approche contemplative de l’œuvre, parce qu’il pense sans doute que le « cher » Tannhäuser que Wagner « devait encore au monde », selon l’expression dont il usa d’après le journal de Cosima un mois avant sa mort, serait contemplatif ou ne serait pas. Et donc seul cette version permet cette approche, 10 ans après Tristan et 7 ans avant Parsifal.
Je m’avance sans doute, mais la manière dont Kirill Petrenko propose Tannhäuser n’a rien à voir avec l’opéra romantique, aux accents si contrastés, au relief si marqué, au spectaculaire des grandes machines lyriques à la mode des années 1840, marquées par Meyerbeer et la tradition née de Weber.
Après Tristan, Wagner écrit une mélodie continue, renonce aux airs, entre vraiment dans le drame musical.
Enfin, Tannhäuser est pour Wagner un drame singulier, celui de l’artiste novateur et en rupture, ce qu’il traite sur le mode souriant dans les Maîtres chanteurs, et qu’il tient sans doute à mettre sur le mode sérieux dans ce Tannhäuser qu’il n’en finit pas de revoir. Telle Madame Bovary pour Flaubert, Tannhäuser, c’est lui.

Alors Petrenko entreprend dans cette œuvre un total renversement de point de vue. Il en fait une lecture tournée vers l’intérieur, profondément marquée par la poésie appelant des chanteurs, et notamment les deux principaux rôles masculins, qui sont particulièrement des diseurs de textes, des modulateurs de la parole, avec une voix de Tannhäuser qui est étrange/étrangère, comme celle de Lohengrin, mais aussi comme Walther von Stolzing, deux rôles que chante Klaus Florian Vogt et qui font donc trilogie avec Tannhäuser, la trilogie de ce que j’appelle « les voyageurs sans bagage » ; on n’imagine donc pas Petrenko, avec cette distribution, et avec cette option appeler un chanteur qui ne soit pas un « liederiste » ou un chanteur de l’expression intérieure. C’est pourquoi il soutient de manière très attentive les chanteurs, qu’il contrôle au plus près ; et les accidents de Vogt au premier acte passent par profits et pertes parce que l’essentiel est ailleurs ; le tempo est lent, mais fluide, et la musique, de romantique et donc un peu échevelée, devient elle aussi très contrôlée, avec un travail sur les timbres incroyables de précision, avec une couleur d’orchestre presque impressionniste, presque pointilliste quelquefois, d’une clarté peu commune : on est quelquefois au seuil, osons le dire, d’un Debussy.
C’est une action scénique, et la mise en scène ritualisée, conceptuelle, de Romeo Castellucci rend parfaitement le caractère de l’action scénique et non du spectacle d’opéra traditionnel. Ainsi Kirill Petrenko insiste sur l’élégie, avec des silences prolongés, un jeu très subtil de la musique en scène et de la musique en fosse, la musique en scène accompagnant l’action et en fosse accompagnant la scène, avec un volume jamais excessif, permettant la parfaite audition des chanteurs, et en même temps conservant cette retenue et ce contrôle de tous les instants en une construction presque liquide dominée de bout en bout à laquelle les chanteurs se plient.
La manière inouïe dont chante Gerhaher est évidemment à la fois le produit de qualités intrinsèques et d’une direction millimétrée du chef. Il n’y a dans ce travail à aucun moment une performance de chanteur ou d’orchestre. Kirill Petrenko impose une vision continue du drame, une ligne musicale où se fondent même les moments les plus connus de l’œuvre, au point qu’on ne les attend non comme des numéros qui arrêtent l’attention, mais comme part du drame parmi d’autres. D’où l’impression d’un autre possible pour Tannhäuser. Plus encore que dans le Ring, plus que dans les Maîtres chanteurs, nous sommes devant une prise de position musicale incroyablement novatrice, qui fait découvrir une profondeur nouvelle, que le parti pris de mise en scène aide et enrichit. Par son exploration de la psychè, par sa vision abstraite des choses, par ses références culturelles multiples et son détachement de l’histoire traditionnelle, Castellucci se place dans une posture qui aide le chef à produire ce son et cette couleur qu’en quarante ans de Tannhäuser avec les plus grands chefs, je n’ai jamais entendus.
Pensons à l’inverse à une mise en scène historiée, notionnelle et narrative, avec pareille direction musicale : on ne comprendrait pas et il y aurait hiatus. Avec cette mise en scène, tout prend cohérence : la musique invite à l’exploration de nouveaux paysages, à une autre manière de lire l’œuvre, et de la respecter, pour mieux comprendre Wagner et mieux le sentir dans ses désirs profonds. Kirill Petrenko, avec le concours d’une équipe qui visiblement a partagé les options de ce travail nous propose un Tannhäuser de génie : non une expérience singulière, mais une authentique invention.[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: LADY MACBETH DE MZENSK, de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 4 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Harry KUPFER)

Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl
Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl

On n’ira pas par quatre chemins : la discussion autour de cette production ne porte ni sur une distribution remarquable, ni sur une direction musicale de Kirill Petrenko hors normes, mais sur la mise en scène de Harry Kupfer. Octogénaire, le metteur en scène allemand continue de produire, à Francfort (Ivan Soussanine), à Berlin (Fidelio), à Salzbourg (Der Rosenkavalier) et maintenant à Munich, alors qu’on va revoir l’hiver prochain à Milan Die Meistersinger von Nürnberg dans sa production de Zurich.
L’opéra de Chostakovitch, qui a mis tant de temps à vraiment s’imposer sur les scènes, est l’objet depuis plusieurs années de productions qui ont impressionné et fait couler bien de l’encre, par exemple celle de Martin Kusej à Amsterdam et Paris, celle de Dimitri Tcherniakov à Düsseldorf, Londres et Lyon (la saison dernière), marquées par le Regietheater.
La production d’Harry Kupfer se situe ailleurs et pose autrement la question de cette femme, par une vision aporétique et indulgent de ce destin, qui doit beaucoup à la tragédie grecque : Kupfer fit jadis une Elektra frappante avec Abbado à Vienne, et cette Lady Macbeth est une tragédie de la solitude et de l’isolement, dans un espace clos, même lorsqu’il respire un peu du ciel des marines du peintre Gerhard Richter : le héros tragique est coincé entre des murs. Quel que soit le contexte, Katerina se heurte au mur invisible du destin, inscrit dans cette solitude initiale du lever de rideau, dans un arsenal, fabrique de bateaux abandonnée, au milieu de la rouille, du cambouis et de la saleté. L’élément marin, visible dans la dernière scène, mais déduit dès les premières, est cet espace infini mais interdit, cette nature au lointain qui finira par être l’échappatoire définitive, qui apparaît progressivement. D’abord limité à ce vaste hangar de verre et de métal, une sorte de gigantesque pavillon de Baltard sans horizon où chacun vit comme il peut sa vie, à la fois clos et pourri, puis au deuxième acte légèrement ouvert (c’est le moment du mariage) où l’on se prend à croire en une possible fuite, enfin complètement ouvert dans la vision paradoxale d’un espace marin immense et libre, mais fait de prisonniers enchainés au premier plan : le possible de cet espace, la seule liberté, c’est la mort qu’on donne ou qu’on se donne.
Harry Kupfer raconte son histoire à travers l’évolution du décor de Hans Schavernoch avec le même langage qui racontait Vienne dans Rosenkavalier, ou la fin de la musique dans Fidelio. C’est à dire la présence écrasante d’un univers qu’on croit réaliste, mais totalement abstrait qui inscrit l’action dans le symbolique et la distanciation. Le décor, image de la vie de Katerina qui l’écœure et la détruit, écrase et créé une correspondance (au sens baudelairien du mot) avec le plateau, et même la fosse.

Sans percevoir l’articulation structurelle entre décor, jeu et musique, on ne peut comprendre la vraie nature de ce travail qui est un chef d’œuvre de l’artisanat du metteur en scène, ou rien n’est laissé au hasard, mouvement, objets, gestes.
Certains y ont vu de manière erronée un travail du passé, à l’esthétique et la gestuelle un peu dépassée : c’est au contraire une déclaration affirmée, une volonté affichée du vieux maître de refuser les facilités du théâtre d’aujourd’hui, ou sa doxa, l’explicite de la violence ou du sexe, ou l’explicitation du contexte pour affirmer un théâtre qui au milieu de ce bric à brac métallique et pourri, reste une épure, avec un minimum de gestes signifiants, dans un espace plus symbolique que réaliste : à ce titre et pour des motifs très différents, la Katerina de Tcherniakov et celle de Kupfer si différentes vivent dans un espace clos, dans une niche séparée du monde et en même temps sous les yeux de tous. C’était l’espace rouge passion chez Tcherniakov, au centre de l’entreprise très clean de Zinovy et Boris. C’est chez Kupfer un espace de bois que der Schäbige (le balourd miteux) en appuyant sur un bouton soulève et abaisse autant que de besoin, un espace minimaliste où le lit est un cageot et où Katerina vit dans une pourriture métaphorique de sa situation. Ce théâtre n’a rien de dépassé, c’est tout au contraire un théâtre sur lequel le temps n’a aucune prise, un théâtre de la concentration et de l’abstraction, presque une œuvre pour toujours, la Κτῆμα ἐς ἀεί chère à Thucydide : Kupfer inscrit cette histoire dans une parabole, celle du destin éternel des perdants, dans l’histoire continue des victimes. La Katerina de Kupfer est une victime qui inspire la compassion.

Dès le lever le rideau. Katerina, seule au milieu des ruines de cet arsenal abandonné, est l’image de l’enfermement définitif et de l’impossibilité. Tout est déjà dit. Et nul besoin de l’espace vide pour marquer l’abstraction, il suffit de ce lieu qui n’en est pas un, de cet arsenal sans bateaux, de cette cabane qui n’est pas une maison, de cette passerelle au-dessus de la scène de mariage qui ne mène qu’au vide, de ce réel irréel qui n’est qu’une forêt de symboles.

C’est à un théâtre distancié que nous avons affaire, où tous les mécanismes sont visibles, à commencer par cette manière dont le décor de la cabane de Katerina se soulève sous l’action de celui-même qui plus tard découvrira le cadavre de Zinovy, une sorte d’ instrument du destin. Dans cette tragédie de la solitude, chacun est à sa place dans la mécanique tragique.

img_0420Autre magnifique vision, celle de cette noce qui fait tant penser à la Noce chez les petits bourgeois de Brecht, avec cet arrêt sur image qui laisse en dessous se développer la désopilante scène des policiers, assis sur des chaises de bureau à roulettes, dans une sorte de valse creuse née de l’oisiveté des petits employés, inoccupés, vision administrative d’apparatchiks plus que de policiers qui renvoie l’espace d’un instant au monde stalinien de Chostakovitch qui pourrait être aussi celui de la DDR de Kupfer. Vision à la fois sarcastique et inquiétante, qui elle aussi est une fabrique de mécanique tragique dont le lubrifiant est encore le balourd miteux, der Schäbige. Seul moment où le contexte politique s’introduit furtivement mais qui indique aussi clairement aussi que le grain de sable déclencheur du drame, s’appelle ici l’ennui. L’ennui des policiers comme l’ennui de Katerina, cause unique de la tragédie.
Les gestes, les mouvements, les actions même sont réduites et rapides, sans insister sur la violence, sans scorie, dans une sorte de rigueur qui ne laisse passer que le strict nécessaire, laissant à la musique le soin de l’éclairage et des explications : il suffit de lire le texte d’Harry Kupfer dans le programme de salle pour comprendre son extrême attention à la musique, à ses contrastes,  à sa diversité, et à sa manière de représenter le monde multiple et contradictoire qui entoure Katerina.

Le dernier acte est mis en scène à l’opposé du travail de Tcherniakov, qui dissimulait à la vue tout le contexte pour se concentrer sur l’étroit espace d’une cellule où tous les personnages finissaient par se détruire, dont le chœur (invisible) commentait l’action.
La vision de Kupfer est ici plus explicite, avec le cortège des prisonniers dont le chœur fait tant penser à celui de vieux croyants de Khovantchina, eux aussi promis à la mort, avec le côté de Katerina (cour) et celui de Sonjetka (jardin) si cruelle et si juste de Anna Lapkovskaja, dans une géométrie où elles finiront par se rejoindre au centre, sur ce ponton qui est presque un échafaud où toutes deux disparaîtront, pendant que Serguei va se fondre dans la foule, comme envolé dans son inexistence, laissant les femmes à leurs drames et à leur fin. On reste dans une sorte d’abstraction désespérée, de tableau de genre qui porte en lui-même sa fin, avec cette étendue marine au calme prémonitoire, ciel entaché de nuages (une marine de Gerhard Richter), comme si Katerina engloutie par les eaux rendait au jour qu’elle souillait toute  sa  pureté. Qu’est-ce que cette mort, sinon un épisode parmi d’autres du long voyage vers l’enfer sibérien. Un non-événement dont sont victimes celles qui ont voulu simplement essayer d’exister sans qu’on le leur permette et qui disparaissent dans l’eau sans laisser de traces. Kupfer nous raconte une histoire inutile qui n’a même pas accès à un mythe quelconque, l’histoire d’une non-existence. La longue histoire d’une chute annoncée, dès le début, une parabole ouverte dans l’espace clos d’un arsenal et close dans l’espace ouvert d’un rivage infini qui se referme.

Ce qui frappe dans ce travail, c’est sa linéarité, son refus de l’effet, son implacable mécanique qui conduit à l’instant fatal, où Katerina a voulu reconquérir son destin, a voulu le disputer à une fatalité inscrite dans le décor et dans chaque moment de l’action, en allant jusqu’au bout de sa logique, de son amour et de sa vie.

Voilà une production où une fois de plus la relation entre le chef et le metteur en scène est aveuglante, chacun se chargeant d’une partie de la tâche : rien de plus erroné que de croire que nous sommes face à un travail qui tiendrait seulement par le chef. Petrenko regarde toujours ce qui se passe sur scène pour proposer une ligne de direction musicale et son travail est ici un long lamento dramatique de l’impossible issue. Il fait ressortir de la musique non seulement les moindres détails, l’auditeur familier de son style en a l’habitude, mais d’abord tout le lyrisme et toute la tendresse : il montre dans cette musique tout ce que la tendresse mahlérienne a pu enseigner à Chostakovitch. Cette direction est en effet une sorte d’hommage à cette musique très référencée, qui puise dans les sources diverses, à commencer par Moussorgski, mais aussi l’univers viennois le plus léger, et bien sûr Mahler, à la fois immensément tendre et terriblement sarcastique voire grotesque, le Mahler d’une Neuvième qui serait projetée sur scène, mais aussi quelquefois un univers à la Wozzeck, un univers de la lente désespérance d’une marche au supplice.

Cette retenue, cette volonté d’inscrire en sourdine tout ce qui est soif de tendresse, à l’opposé de l’expressionisme cru, voire exacerbé qu’on retient la plupart du temps de l’œuvre en fait presque une vision romantique, au sens propre du terme, comme l’ont défini les théoriciens du romantisme au XIXème , par ses contrastes violents et son infini raffinement. C’est un immense travail sur la complexité, sur le refus d’un sens univoque, sur le multiple visage de la vie et sur les replis de l’âme humaine.

Deux exemples :

  • la disposition théâtrale des cuivres – tuba wagnérien et autres – dans les loges d’avant-scène, à la fois instruments et spectateurs, à la fois musiciens et personnages, qui répondent en écho au bal muet d’un orchestre de mimes, surgissant en arrière scène comme signe de chaque manifestation sexuelle ou de chaque moment de violence, signe de paroxysme musical pour paroxysme de sentiment, de désir, de volonté destructrice.
  • Les funérailles de Boris, magnifiquement réglées en marche funèbre clairement inspirée de la marche funèbre de Siegfried, scéniquement et musicalement, dans un rapport évidemment inversé, Boris n’ayant rien du héros wagnérien, et donc la vision d’une marche funèbre d’un anti-héros qui aimait trop les champignons, sarcastique mais non dépourvue aussi d’une certaine grandeur.

 

Ainsi la musique devient-elle-même mise en scène : extraordinaire Bayerische Staatsorchester qui rutile et murmure, qui s’alanguit et s’énerve, qui se dresse et s’étouffe car Kirill Petrenko et Harry Kupfer parlent ici exactement le même langage :  Kupfer travaille une chorégraphie des gestes et mouvements là où Petrenko accompagne par une chorégraphie des sons. On est dans un rapport à la scène voisin de celui des Soldaten de Kriegenburg, autre histoire de déchéance, où il y a une union très étroite sans jamais aucune redondance, un unisson visuel et sonore qui exclut toute complémentarité, comme si à ce qu’on voyait correspondait l’évidence de ce qu’on entendait, comme si ce qu’on entendait trouvait immédiatement sa vision scénique (et non sa traduction). On n’est pas loin non plus de la manière dont Lulu vu l’an dernier sur cette scène était mis en musique et en même temps aussi mis en théâtre. L’évidence scénique en écho ou en osmose avec une évidence musicale.

À chaque fois, Kirill Petrenko nous stupéfie, son génie du détail, son art d’être partout en même temps, par la multiplicité et la précision des gestes, par la profondeur des niveaux de lecture, construction en abyme où l’on découvre à chaque fois une autre phrase, un autre moment, d’autres phrases que jamais aucun enregistrement, aucun chef ne nous avaient révélées, une sorte de tunnel infini de sons et de phrases, une succession de moments découverts qui accentuent encore le foisonnement et la complexité de l’œuvre. Là où Kupfer étudie chaque geste avec une précision chirurgicale, Petrenko répond par un travail qui semble infini sur chaque note : l’un est métaphore de l’autre. Un travail étourdissant.

Munis de ces viatiques à vrai dire monumentaux, les chanteurs constituent une compagnie d’une rare cohérence, d’un vrai caractère, impossible à comparer ou presque à d’autres optionsCe qui caractérise la troupe, les membres du studio et les plateaux des grandes représentations de la Bayerische Staatsoper, c’est d’abord une homogénéité due non pas au niveau individuel des chanteurs, mais à un engagement partagé, chacun avec ses moyens et chacun à sa place : ce qu’on appelle souvent un esprit de troupe qui court tout le plateau et la fosse.

Le chœur, magnifiquement préparé dirigé par Sören Eckhoff, d’une présence très forte est particulièrement touchant au dernier acte qui le met sans doute le plus en relief. Et les solistes sont tous très engagés. Bien sûr la contribution de la troupe est particulièrement notable et il faut citer tous les petits rôles : c’est souvent eux qui donnent à la représentation son niveau d’excellence : Christian Rieger, Sean Michael Plumb, Milan Siljanov, Kristof Klorek, Dean Power, Peter Lobert, Igor Tsarkov, Selene Zanetti sont tous à leur place et contribuent à l’impression d’ensemble ; il n’y a aucun point faible, dans un opéra où tant de personnages évoluent et interviennent. Nous avons signalé plus haut la Sonjetka de Anna Lapkovskaia, rôle réduit, mais interprétation incisive, très expressive, avec une voix très bien posée et projetée et des graves vraiment somptueux. Alexander Tsymbalyuk, à la fois truculent policier en chef, avec sa belle voix de basse jeune et colorée, mais aussi Alter Zwangsarbeiter à qui échoient la dernière réplique de l’opéra, intériorisée, et qui clôt l’œuvre isolé sur le plateau. Tsymbalyuk qui chante aussi à Munich bien d’autres rôles dont Boris Godunov, montre ici une belle personnalité scénique et vocale. Même composition marquante pour le Pope de Goran Jurić, plein de relief, qui obtient un vrai succès personnel. C’est le type même de rôle non essentiel, mais dont la faiblesse gâcherait la fête, alors que la figure un peu grotesque du pope alcoolique (un topos dans le monde orthodoxe) participe de cette ambiance très diverse et très pittoresque du plateau, si nécessaire à l’histoire, qui se déroule sous les yeux du groupe. Très réussie l’Axinja d’Heike Grötzinger, première victime d’un Serguei entrant en scène en s‘attaquant à la plus faible et qui va passer de l’employée à la maîtresse. Enfin, der Schäbige le balourd miteux de Kevin Conners est comme le pope, une figure presque abstraite dans cette mise en scène, présent depuis le début et actionnant le mécanisme qui fait monter et descendre l’espace de Katerina : autre figure d’ivrogne, il est l’instrument du destin qui va décider des événements : découvrant le cadavre de Zinovy en cherchant quelque bouteille à la cave, puis allant dénoncer la chose à la police : il est l’élément déclencheur, ce petit clin d’œil du destin, le fameux grain de sable qui casse la mécanique huilée qui devait inscrire un tout autre avenir au couple Katarina/Serguei. Kevin Conners est vraiment ce ténor de caractère lui aussi très présent et très juste. Toute la troupe ou presque est donc mobilisée au service de cette œuvre pour entourer les quatre protagonistes du drame.

Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl
Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl

Serguei Skorokhodov, membre de la troupe du Marinski, est Zinovy : rôle ingrat,  court et qui doit pourtant être suffisamment présent pour aider à comprendre l’héroïne : c’est le patron sur qui pèse le destin des travailleurs, c’est le mari probablement impuissant, c’est un moteur d’ennui : son départ va déclencher le drame.
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur. Loin de moi l’idée de rapprocher les rôles de Katerina et de Phèdre, mais plutôt d’évoquer une dramaturgie qui rapproche les deux œuvres, un exemple de mécanique tragique : le départ initial est un ressort tragique parce qu’il libère les paroles et les actes des personnages et de ce point de vue le schéma absence – libération des personnages restant – retour du maître est un schéma dramaturgique typique de tragédie. Ce départ est mis en scène de manière impitoyable et par Chostakovitch et par Kupfer : il s’agit à la fois d’affirmer la soumission de la femme au mari, le soupçon inhérent à la femme restée seule, le risque de bafouer les valeurs sanctionnées par la religion (présente par le pope, qui même alcoolique, n’en est pas moins pope) le tout orchestré par le père, Boris, dont la seule fonction est semble-t-il de surveiller une bru qu’il déteste (sauf, c’est dommage pour lui, quand elle lui cuisine des champignons), avec le décalage que constitue la soumission à Zinovy, un être inodore et sans saveur, que personnifie assez bien y compris dans la voix, Sergey Skorokhodov.
On ne peut éviter de penser non plus aux Atrides et à Agamemnon, à peine revenu de la guerre, à peine assassiné : Zinovy, Serguei et Katerina recomposent en version russe le trio infernal des Atrides : Agamemnon, Electre, Egisthe. Difficile d’échapper à cet autre schéma en version médiocrité : Zinovy n’est pas un héros, Katerina une victime, et Sergueï une bête à sexe arriviste.

Ainsi, le schéma dramaturgique de l’opéra aide à comprendre l’idée première qui m’a frappé d’une Lady Macbeth vue par Harry Kupfer en version tragédie grecque, qui fouille dans les conséquences de l’isolement et de l’ennui ; et qui pose, comme dans Phèdre, la question de l’innocence et de la culpabilité.

Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl
Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl

Second élément perturbateur de l’histoire et premier dans l’ordre des meurtres, le père, Boris, magistralement interprété par le vétéran Anatoli Kotscherga. Claudiquant et marchant en rythme avec le texte et la musique, avec une voix un peu opaque qui a perdu sans doute quelque chose de sa profondeur ou de sa projection mais tellement expressive : il mastique le texte d’une manière très théâtrale, avec des accents qui donnent à son débit à la fois quelque chose de terriblement froid et en même temps une imperceptible sensation d’impuissance : hors-jeu, réduit à surveiller la nuit la maison et sans doute sa bru, il n’a plus la main, sinon chercher la faille qui lui permettra de montrer à son fils ce que « vaut » sa femme. C’est une composition d’une très grande tenue, d’une très grande intelligence, qui sait jouer de ses problèmes vocaux : comme tous les très grands, Kotscherga sait adapter couleur et interprétation à son état vocal et sait faire plier les exigences du rôle à sa voix : il joue avec ses faiblesses et elles sont d’une force incroyable. Il n’apparaît qu’au premier et second acte mais il a une telle présence qu’on se souviendra longtemps de sa manière de descendre l’escalier étroit qui conduit au plateau, ou d’errer de manière fantomatique autour de la « cabane » de Katerina.
La mise en scène du rôle de Sergueï n’en fait pas la bête sûre d’elle et dominatrice qu’on a pu voir dans d’autres mises en scène (Tcherniakov par exemple) : le personnage a même quelque chose d’ordinaire, quelque peu négligé, mais sans la vulgarité qu’on lui prête quelquefois. Il est presque plus à l’aise dans la seconde partie, dans le rôle du marié déjà patron et propriétaire, manière pour Kupfer d’en faire un arriviste qui sait mimer les habitudes des patrons qu’il a dû tant observer. La voix au timbre clair, bien projetée, s’affirme sans effort mais sans s’imposer. Comme s’il n’était pas exactement ce que Katerina projette en lui. Comme si elle l’habillait d’une nature qu’il n’avait pas vraiment. La composition est intéressante car il ne surjoue jamais et ne paraît pas si antipathique, ce qui donne d’ailleurs à son quatrième acte une cruauté sans nom, dans sa manière de traiter et de rouler Katerina.

Anja Kampe enfin, dans une incroyable création. Pour sa première approche du rôle redoutable, elle ne respire pas la sensualité et elle ne joue pas de son corps comme une Ausrine Stundyte. Elle ne joue pas non plus de sa puissance vocale à la manière d’une Eva Maria Westbroek. Elle est au contraire entièrement concentrée dans sa manière de dire le texte et dans l’expression, avec un soin donné à la couleur, des audaces incroyables dans sa manière d’attaquer certaines notes, avec distance quelquefois et à d’autres une bestialité rare. C’est une vraie performance qui fait voir une incroyable puissance d’interprétation, entre Kundry, Lulu et Electre, monstrueuse et pitoyable. La puissance de certaines notes est inouïe, mais presque décuplée par la manière de dire, par les accents, par le lyrisme : la puissance n’est jamais gratuite, elle est toujours au service exclusif de l’expressivité, changeant de registre par un jeu de modulations et des passages négociés de manière stupéfiante : c’est une prodigieuse incarnation, parce qu’elle utilise toute sa voix – qui est sans doute moins volumineuse que celle d’autres interprètes du rôle, au service du personnage et de son évolution psychologique. Avec sa mémorable Sieglinde de Bayreuth, sa Katerina est sans doute le rôle où elle montre la variété de tons et de styles la plus manifeste. Dans le contexte, avec un Petrenko en fosse toujours attentif à ne jamais couvrir, et à accompagner le chanteur comme un pianiste en récital, toujours pointilleux sur le texte à dire et une mise en scène elle aussi tirée au cordeau, millimétrée dans le geste et réglant chaque mouvement de manière artisanale: Kampe est simplement écrasante.

La série de représentations a été un triomphe total de public, on en sort violemment bousculé. Il y a une session de rattrapage brève (une représentation) en juillet 2017. Vous feriez bien de ne pas la rater.[wpsr_facebook]

PS: Vous pouvez aussi lire la critique de David Verdier dans Wanderer

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Acte IV, le ponton ©Wilfried Hösl

RUHRTRIENNALE 2015: DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 26 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Teodor CURRENTZIS; Ms en scène: Johan SIMONS)

©Michael Kneffel
Ruhrgold©Michael Kneffel

DAS RUHRGOLD

Fondée en 2002, la Ruhrtriennale a été marquée par son premier directeur, Gérard Mortier. La manifestation qui clôt l’été des Festivals est consacrée à tout ce qui dans l’art et le spectacle vivant peut être contemporain, dans le sens d’une recherche esthétique expérimentale, enracinée dans un territoire, la Ruhr, qui a décidé de faire de la culture un des axes forts de sa politique, sinon l’axe essentiel, notamment en réhabilitant part de son patrimoine industriel en friche depuis l’abandon des mines qui furent pendant le XIXème siècle et le XXème siècle le symbole de l’industrie allemande. Un territoire saigné pendant la 2ème guerre mondiale, et qui laissa à la fin des années 80 un paysage marqué par les crassiers, les usines géantes, les cokeries, un paysage lunaire que des politiciens intelligents (il y en a) ont décidé par un gigantesque programme de réhabilitation (Internationale Bauausstellung Emscher Park de 1989 à 1999) de dédier à la culture : Musées, espaces d’expositions, salles de spectacles sont nées, faisant d’un territoire qu’on pensait définitivement dédié au métal, au charbon et à la poussière, un objet de visites touristiques, un lieu de manifestations culturelles extraordinaires, et une véritable exposition architecturale. Rien qu’une ville comme Essen (600.000 habitants) contient à la fois un théâtre inauguré en 1988 (conçu d’après le projet d’Alvar Aalto né en 1959), et plus récemment ouverts, un musée d’art magnifique (le Folkwang Museum) confié à l’architecte David Chipperfield, et l’un des plus beaux musées d’histoire d’Europe, le Ruhrmuseum, confié quant à lui à Rem Koolhaas, installé au cœur des espaces industriels, au fameux Zollverein.

Mais ce qui est extraordinaire et inédit (et Lille s’en souviendra en 2004 quand elle sera capitale de la Culture), c’est que cet investissement a fait en sorte d’associer la population et de proposer au territoire décimé par la fin du charbon de nouveaux motifs de fierté. La Ruhrtriennale qui de trois ans en trois ans, propose à un manager culturel ou à un artiste de concevoir une programmation prend place dans ce mouvement général: elle attire désormais des spectateurs venus des Pays Bas assez proches, de France, de Belgique mais surtout de la région. Car dans le programme Emscher Park, c’est bien d’abord la conscience et l’estime de soi de la population qui étaient visées.
La culture n’a jamais été absente de la Ruhr, elle était financée par les capitaines d’industrie, et ce depuis le début du XXème siècle, pour l’édification paternaliste des masses : le meilleur exemple en est le Folkwang Museum. Déjà aussi en 1976 Pina Bausch fonde le Tanztheater Wuppertal, qui fut (et reste) l’un des foyers de référence de la danse contemporaine européenne,  d’une certaine manière de traiter le corps et le théâtre.
Ainsi, la Jahrhunderthalle Bochum où était présenté ce Rheingold, est un espace industriel d’exposition construit en 1902 et de 8900m2 de surface et réhabilité par un « pronaos » moderne vitré en 2003 par l’architecte Karl Heinz Petzinka.

La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus
La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus

C’est un hall immense, magnifique, lumineux, qui peut abriter plusieurs espaces de spectacle, pour des concerts rock, du théâtre, du cinéma, et de l’opéra, et dans lequel sont présentées les productions phare : on y a vu Die Zauberflöte (La Fura dels Baus), qu’on a vu à Paris, mais dont on comprend quel effet l’énorme dispositif de la troupe catalane pouvait faire dans cet immense vaisseau, Die Soldaten (David Pountney), Moses und Aron (Willi Decker), dans des productions impressionnantes et originales prenant appui sur la magie de cet espace fascinant. Chaque production est affichée 3 ans, le temps du manager qui l’a suscitée. Après Gérard Mortier, Jürgen Flimm, Willi Decker, Heiner Goebbels, c’est depuis cette année le metteur en scène Johan Simons, ex-directeur depuis 2010 des Kammerspiele de Munich, qui assume jusqu’en 2017 la direction artistique de la Ruhrtriennale : c’est lui qui fit à Paris Simon Boccanegra en 2006 et 2007 et Fidelio en 2008. Il a décidé de dédier sa programmation aux travailleurs mais aussi aux chômeurs de la région (« an die Arbeitenden und an die Arbeitslosen »). Il met en scène cette production de Das Rheingold, production qui n’est a priori pas liée à une future production du Ring, mais qui à elle seule, renferme les ingrédients de toute l’histoire du cycle wagnérien, y compris sa conclusion et qui pose la question du travail et de la production.
Car pourquoi Rheingold ? La réponse est assez simple : dans une Ruhr dédiée au charbon, la descente à Nibelheim était permanente dans le quotidien des habitants de la région. Le monde grouillant des mineurs avait quelque chose de celui des nains enfouis sous la terre à chercher ou forger l’or. Et de Castorf en Simons, l’or pour la Ruhr, ce n’était pas l’or noir, mais le charbon, qui a donné à la fois l’identité de cette région et son l’énergie primale : lorsque Alberich renonce à l’amour, il brandit non de l’or, mais un énorme morceau de charbon.

Alberich maudit l'amour ©Michael Kneffel
Alberich maudit l’amour ©Michael Kneffel

Rheingold pose la question des maîtres et des travailleurs-esclaves, la question du politique et de ses mensonges, la question du début et celle de la fin : Erda en possède les clefs, et sans aucun hasard, c’est elle, assise dans son coin au premier plan, qui observe et écoute sans mot dire les développement d’une action promise dès le départ à sa perte.
Le pouvoir et sa perte, l’or, sa puissance et sa menace, le début et la fin de toute chose, du soleil auroral au ciel crépusculaire, Rheingold peut ne pas être qu’un prologue, car Rheingold porte déjà en soi la chute des Dieux.
Dans cet immense espace, Johan Simons et sa décoratrice Bettina Pommer ont conçu un dispositif multispatial, avec au premier plan un monde renversé en ruine, le plafond d’un palais avec son lustre dressé, les moulures, mais aussi les gravas, et l’eau qui l’envahit, et qui reflète le toit de la Halle, un monde qu’on piétine, sur lequel tous les personnages vont marcher, le monde d’en-bas, sur lequel émerge le trou qui conduit sous la scène au monde encore plus bas, Nibelheim.
En hauteur en revanche, perchée et fixée par des échafaudages, une immense façade aveugle qu’on comprend être le Walhalla, portes et fenêtres closes précédée d’une petite plateforme. Entre les deux, fait de bois, de cuivres rutilants, et de métaux divers, le monde de l’orchestre, un monde d’hommes et d’instruments, qui est, au début du moins, mais pourquoi pas pendant toute la représentation avec ses apaisements et ses colères, le Rhin, devant lequel les filles du Rhin (les magnifiques Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) s’installent sur trois chaises comme des solistes lors d’une représentation concertante. Le flot du Rhin sera musical ou ne sera pas.

L’orchestre à l’intérieur duquel circulent les chanteurs et qui est en même temps surface de jeu a un statut évidemment inhabituel, inclus dans la dramaturgie, comme si les musiciens étaient part de ce monde du travail et de l’esclavage, obligés de jouer : le chef n’arrive-t-il pas entre deux personnages patibulaires comme prisonnier pour être installé sur le podium. Derrière lui on verra une enclume sur laquelle on frappera lors de la descente à Nibelheim…et certains musiciens tantôt se lèvent, tantôt circulent, comme si l’orchestre était Rhin, comme si l’Orchestre était foule, comme s’il était esclave des autres : des chanteurs, du metteur en scène, du chef, du public…
Dans cette ambiance étrange, la représentation qui commence à 15h a lieu en plein jour, et les éclairages soulignent les formes sans les isoler, mais les insérant d’une manière encore plus directe dans l’espace de la Jahrhunderthalle: et alors le texte prend une cohérence et une réalité inattendues : on ne cesse de remarquer les allusions à la présence du soleil, un soleil qui ce jour de septembre aveugle le spectateur tant il est éclatant. On va ainsi suivre le parcours solaire jusqu’au moment où il initie son coucher et alors, miracle, Wotan nous dit :
« Abendlich strahlt
Der Sonne Auge », évocation du soleil couchant.

Scène finale ©Michael Kneffel
Scène finale, avec Wotan (Mika Kares) au premier plan ©Michael Kneffel

Ainsi opère la magie du théâtre avec son cortège d’émotions, parce que le spectateur voit ce que dit le texte et parce que l’espace d’un instant, personnage et spectateurs vivent à l’unisson.
Ce Rheingold est une expérience particulière, liée au lieu, liée à l’entreprise, liée à l’ambiance. Tout commence par l’entrée dans l’enfilade immense qui sert d’antichambre gigantesque à la salle de spectacle proprement dite où l’on entend en fond un accord musical électronique, qui ne cessera que lorsque la musique de Wagner prendra le relai, comme une sorte de litanie qui prépare le spectateur et qui se mêle au bruit murmurant de la foule qui s’installe, comme un autre fleuve (la musique électronique ajoutée est du finlandais Mika Vainio).
L’unicité du lieu, l’absence de quatrième mur tant l’espace est unifié, tant la proximité des spectateurs des premiers rangs est grande avec le plateau, tant la lumière est la même, en cet après-midi, éclatante, imposante, aveuglante pour tous, comme si brillait un anneau d’or qui nous écrasait en nous aveuglant, empêchant même quelquefois de voir le spectacle.

Après avoir vu Castorf à Bayreuth, évidemment tout nous paraît déjà vu, et je ne suis pas certain que Johan Simons n’y ait pas repris quelques motifs : le serveur (Stefan Hunstein) qui d’ailleurs fait la conférence préparatoire une heure avant le spectacle  comme si Hunstein était le Patric Seibert de service … L’intervention de Donner avec un pistolet contre les géants qui prennent Freia est aussi un geste castorfien. Citations sans doute, et non plagiat car le propos de Simons n’a rien à voir avec celui de Castorf, tout en racontant une histoire parallèle. Le théâtre de Simons se veut « participatif », celui de Castorf est brechtien, c’est participation contre distanciation ! Simons part de ce que son public est venu pour voir non n’importe quel Rheingold, mais le voir à la Ruhrtriennale, le voir à la Jahrhunderthalle, et donc un Rheingold  qui est une proposition particulière liée au lieu, lié à la manifestation, lié à ce public particulier qu’on fait entrer dans l’espace de jeu : il y a des spectateurs assis latéralement le long de l’orchestre : figurants ? Spectateurs ? ils nous font penser en tout cas au Tannhäuser de Baumgarten à Bayreuth, qui avait eu la même idée. Public et artistes se « mélangent » un peu, s’approprient l’espace de jeu. D’où d’ailleurs un regard forcément différent sur les aspects musicaux. Ce n’est pas n’importe quel public, en ce sens, c’est comme je l’écrivais il y a peu, son public.

Villa Hügel, château des Krupp
Villa Hügel, château des Krupp

La mise en scène de Johan Simons, pose l’histoire du Ring dans l’histoire de la lutte des classes, avec des Dieux en hauteur qui sont sur le seuil (fermé) du Walhalla, une reproduction à peine stylisée d’une des façades de Villa Hügel, le château des Krupp à Essen et en bas, le jeu des autres, qu’ils soient géants ou nains, ou filles du Rhin et Erda. Une Erda à part, une sorte de grand mère aux fines lunettes noires d’aveugle, vêtue d’une blouse grise de grand mère prête à faire les confitures. Jane Henschel, merveilleuse artiste toujours prête à entrer dans des aventures théâtrales est saisissante dans sa composition. Elle surgit dès le début (enfin, surgir est un verbe bien excessif pour une entrée timide et hésitante, d’un pas difficile et prudent, dans l’eau stagnante à la recherche d’une place discrète où s’asseoir) elle ne disparaît que lorsque Loge et Wotan sont à Nibelheim et ne réapparaît que lorsqu’ils en sortent. Elle est là, chœur muet, aveugle et visionnaire. Et elle attend son heure.

Tableau initial, à l'entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015
Tableau initial, à l’entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015

Entre le Walhalla-Hügel et le sol, plafond renversé jonché de ses moulages de plâtre et recouvert d’une eau stagnante, comme si le monde était sens dessus-dessous et que vu du Walhalla, on voyait le sol comme un plafond, est étendu l’orchestre, espace transitionnel, presque fluvial, le Rhin qu’on doit systématiquement traverser pour arriver aux héros du bas, et, pourquoi pas, un Rhin miroir qui renverrait aux Dieux l’image d’un Walhalla déjà en ruine, le Walhalla d’avant d’un Ring vécu comme cyclique. D’ailleurs, sur l’eau flotte une robe dorée de petite fille, trace d’une aventure précédente qui pose question, et dont le spectateur découvre la réponse en voyant Freia revêtue de cette petite robe lorsqu’on mesure la quantité d’or nécessaire au deal Wotan/Géants. Nous sommes dans l’histoire cyclique des gens d’en haut et de ceux d’en bas.
La fin est dans le début : c’est bien le message qui est envoyé au spectateur ; message d’ailleurs confirmé par la couverture du programme Götter + Fall avec la polysémie du mot Fall, mais aussi son sens premier de chute. La montée au Walhalla est ici vue comme chute. Voilà le premier message : les dieux Krupp tomberont. Et du même coup Rheingold annonce non une chute pessimiste à la Schopenhauer, mais une révolution.
Le second propos de la mise en scène de Johan Simons est de bien marquer les différences de classe entre les Dieux, grande famille bourgeoise, d’abord vêtue d’effets de voyage (merci Chéreau…) élégants, beiges, (costumes de Teresa Vergho ) puis dans la seconde partie avec le retour de Nibelheim vêtus de smokings, que Wotan et Loge endossent à vue d’ailleurs, aidés par le majordome de l’occasion (Hunstein) ou de vêtements de cocktails ou de soirée.
Et puis il y a les autres, les sans-grades (sans dents ?), ouvriers ou mineurs, c’est à dire les fratries Alberich/Mime et Fasolt/Fafner. La grande famille des Dieux-Krupp et les microfamilles du peuple, qui dialoguent rarement sur le même niveau, mais souvent de haut en bas ou de bas en haut, distribués sur les différents niveaux, coursives, balustres, sol.

Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015
Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015

C’est au sol que se déroule la fascinante scène initiale des filles du Rhin s’amusant avec un Alberich phénoménal ravagé de désir, et qui finit par se vautrer avec des poupées de son encouragé par les fille du Rhin dans une gymnastique sexuelle ahurissante. C’est du sol qu’Erda lance son avertissement qui annonce le crépuscule des Dieux (et donc la fin des Krupp).

Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015
Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015

C’est aussi en bas que se déroule logiquement la scène du Nibelheim, vue comme noyautage du monde ouvrier par Wotan et Loge déguisés en ouvriers, en mineurs et donc cherchant à créer la zizanie et le désordre chez l’ennemi. Par ailleurs, il n’y a aucun « effet » magique ou de lumière dans ce travail purement théâtral : la transformation en grenouille ou en dragon est mimée par Alberich et sa capture est une capture purement humaine. Il s’agit des pièges que les hommes entre eux se tendent.

Les pommes...
Les pommes…

C’est enfin en bas que les Dieux se recroquevillent abandonnés par une Freia prisonnière, ils essaient de manger les pommes, mais elles sont pourries, et jetées à terre comme un tas d’excréments ou du vomi qui gît au milieu du plafond en ruine et de l’eau stagnante, signe d’une puissance déjà perdue.
Le troisième élément, c’est une « Personenführung » très précise, qui travaille sur les relations avec les personnages, petits gestes (Fricka), attitudes presque esquissées, y compris les moindres expressions. Un travail d’acteur très engagé, qui montre d’ailleurs l’évolution définitive de l’opéra quand il est conduit avec rigueur au niveau théâtral. Le jeu nécessite un véritable engagement des chanteurs, avec une force de conviction décuplée parce qu’au chant, exercice physique s’il en est, s’ajoute le jeu, qui en renforce la puissance.

Enfin, ce qui caractérise les relations des fratries, c’est la violence aussi bien entre les deux frères du Nibelheim qu’entre les deux géants. La violence des deux nains est impressionnante (l’un des deux chanteurs s’est légèrement tordu une cheville pendant l’opéra) et leur engagement est vraiment exceptionnel.

Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015
Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015

En même temps, pendant la scène finale, les corps des nains d’un côté et de l’autre ceux des géants sont enchevêtrés au pied du premier rang des spectateurs. Mime et Alberich dorment tendrement entrelacés, presque enfantins, et Fafner vivant essaie d’éveiller doucement Fasolt dans ses bras, comme pour tester s’il est vraiment mort et se rend compte brutalement du désastre. Son regard perdu dans le lointain, sa manière de caresser le cadavre du frère, discrètement, sont des attitudes saisissantes, voire bouleversantes. Ils resteront ainsi jusqu’à la fin, visibles de tous, pendant que les Dieux s’essaieront à ouvrir le Walhalla dans une scène de triomphe dérisoire..
Car la scène finale est conçue à l’inverse que ce qu’avait fait Chéreau : Wotan y essayait de tirer péniblement le cortège des Dieux vers le Walhalla : ici, Wotan qui a compris Erda se refuse à monter au Walhalla, écrasé de désespoir pendant que les Dieux s’essaient à ouvrir un Walhalla désespérément clos, la musique sonne d’autant plus creuse ou ironique qu’elle est vaine, le tout orchestré par un Loge en frac de chef d’orchestre.
Mais le moment le plus spectaculaire est évidemment l’intermède de la descente à Nibelheim, où Wagner fait entendre les bruits des marteaux sur les enclumes, les bruits des nains esclaves attachés à la production. Ces bruits sont ici démultipliés, les percussions envahissent l’espace sonore, l’orchestre sur-sonne et on va chercher dans le public des spectateurs à qui l’on donne un marteau pour frapper sur des bouts de rails, comme si la Jahrhunderthalle résonnait encore des bruits de l’esclavage industriel : c’est assourdissant, impressionnant et surtout étonnant : les spectateurs essaient de frapper en rythme, hésitent, s’arrêtent reprennent, regardent le chef ou les musiciens. Rien n’est distancié ici et tout le monde participe de l ‘élaboration du spectacle, dans un vacarme qui ne fait pas oublier la musique, mais qui va jusqu’au bout de l’option du son expérimental de l’instrument-outil que Wagner avait ouverte et qu’il reprendra aussi dans Siegfried. C’est ainsi que la descente à Nibelheim allonge particulièrement l’œuvre (de quasiment une demi-heure) dans un vacarme fascinant dans lequel on finit par se vautrer, alors que résonne un texte d’Elfriede Jelinek hurlé par le majordome (dans le programme de salle) : Brünnhilde an Papa Wotan : Also, Papa hat sich diese Burg bauen lassen…[Alors, papa s’est fait construire ce château..].
On ne peut pas trouver dans ce travail l’originalité qu’on trouve dans d’autres mises en scène, parce que le Ring comme métaphore de la lutte des classes, ou les Dieux comme métaphore des capitaines d’industrie aux débuts de l’industrialisation était déjà dans Chéreau et a fait le tour des mises en scène du Regietheater depuis 40 ans. Ce n’est pas le propos qui ici étonne, mais l’adaptation de la situation au lieu, à la région, la complicité qui est cherchée avec le public, l’entreprise globale, liée aussi à l’ensemble de la programmation dont le motto est « Seid umschlungen » (soyez enserrés, embrassés) qui encourage à la solidarité, au sentiment d’appartenance.

Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015
Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015

De telles options influent évidemment sur la musique, et sur la manière dont Teodor Currentzis à la tête de son orchestre MusicAeterna de la lointaine Perm, élargi à d’autres musiciens pour l’occasion, conduit la « fosse ».
Dans un tel lieu, dans un tel contexte, la musique fait aussi spectacle, et Currentzis excelle à faire spectacle : cuivres rutilants debout, puis ensemble de l’orchestre, tenues de notes d’une longueur inusitée, insistance inhabituelle sur les percussions, tout est désormais possible. Il reste que l’orchestre est parfaitement tenu, qu’il n’y pas seulement des effets de manche, il n’y a pas seulement du théâtre ou de la musique-théâtre, mais beaucoup de moments d’une très grande tension qui sont dus simplement à la musique de Wagner interprétée avec relief et précision. Évidemment, nous sommes dans une option épique, à l’opposé de l’accompagnement note à note de la conversation que faisait Petrenko un mois plus tôt à Bayreuth (auquel d’ailleurs certains spectateurs ou certains auditeurs n’ont rien compris), nous sommes dans un espace presque infini où l’orchestre doit se faire entendre, se faire voir, faire spectacle et faire relief, où il est part de la scène et du dispositif, où il est fleuve humain et sonore : Currentzis en tire bien les conséquences (et cela ne doit pas trop lui déplaire), et remporte une immense succès d’un public debout qui ne quitte pas la salle.

Sans être une distribution de vedettes internationales du wagnérisme, l’ensemble des chanteurs réunis a donné une magnifique preuve d’excellence et d’engagement. Dans une salle ainsi aménagée, la sonorisation est indispensable : il serait impossible de travailler sans. Mais c’est une sonorisation d’une grande discrétion et d’une très grande efficacité, le résultat en est qu’elle n’est jamais envahissante, et qu’on a l’impression de voix naturelles, avec les craintes légitimes que des dispositifs aussi performants font peser sur de futures sonorisations clandestines de hauts lieux de l’opéra.

Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015
Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015

Il y a là de toute manière une équipe cohérente et engagée, qui fait merveille, une équipe qui est d’abord dans le jeu, c’est à dire dans la couleur et l’expression : Peter Bronder à ce titre est un Loge qui n’a rien d’histrionique, une sorte de crapule raffinée, et donc intelligente, qui sculpte les paroles pour donner à ce texte une couleur incroyablement variée, sans jamais faire du jeu un double des paroles. Il est le plus vieux du plateau, et dirons nous, le plus mûr, le plus matois, avec ce presque rien de distance qui lui fait toujours être à la fois dedans et dehors, magnifique présence, et une voix qui sans être puissante est particulièrement bien projetée. Il est le « chef d’orchestre » de l’histoire, distancié mais pas trop, présent et ailleurs, dans une élasticité qui sied bien au personnage.
Face à lui, avec lui, le Wotan assez juvénile de Mika Kares, basse finlandaise (c’est presque un pléonasme tant les finlandais ont donné à cette tessiture) à la voix bien posée et projetée de manière efficace, à la diction remarquable. La présence de ce Wotan s’affirme de moment en moment, pour finir en personnage torturé, ravagé par la compréhension du monde que lui a donnée Erda. C’est un Wotan plus traditionnel évidemment que celui de Wolfgang Koch, qui dit le texte de manière sans doute moins variée, mais qui pose le personnage, avec sa père de lunettes à demi obscurcie ; une très belle prestation, qui pose un Wotan non conscient de sa perte qui va quand même y aller, comme chez Guy Cassiers, mais un Wotan qui finit écrasé.
Il faut saluer l’extraordinaire performance de Leigh Melrose en Alberich, un Alberich jeune, vigoureux, violent, puissant, étourdissant qui remplit la scène et la salle par une voix claire, magnifiquement projetée et un texte dit avec une conviction rare, un Alberich sans cesse in medias res, qui contraste avec la distance affichée chez Castorf par un Albert Dohmen plutôt presque aristocratique, un Alberich wotanisé. Ici l’Alberich de Leigh Melrose se pose comme opposé directement à Wotan, l’autre absolu.
Même engagement chez le Mime d’ Elmar Gilbertsson, ténor moins « caractériste » que les Mime habituels, une sorte de double de son frère en version vocalement moins imposante, mais non moins intense.

Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015
Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015

Les géants Frank van Hove (Fasolt) et Peter Lobert (Fafner) sans être exceptionnels, sont particulièrement efficaces et très émouvants dans la dernière partie.  Donner (Andrew Poster-Williams) et Froh (Rolf Romei) complètent efficacement la distribution masculine.

 

 

 

Du côté féminin, on apprécie la Fricka bien plantée de Maria Riccarda Wesseling, avec son mezzo charnu, et son personnage de bourgeoise caricaturale en tailleur et chapeau, une Fricka vocalement très présente, qui pose un personnage à la fois plein de relief et dérisoire, tandis que la Freia d’Agneta Eichenholz, qu’on a vue dans pas mal de productions récentes sur les scènes européennes, est volontairement pâle, réduite au statut d’instrument qu’on va se passer de main (des Dieux) en main (des géants), elle est en retrait, mais la voix est bien timbrée, bien claire, même si ce n’est pas la future Sieglinde qu’on espère toujours dans ce rôle.

Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel
Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel

Les filles du Rhin (Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) je l’ai déjà souligné, sont vraiment magnifiques, leurs voix s’unissent parfaitement, leur jeu est prodigieux de vérité, au plus près du spectateur, très vibrant et vivant, avec un chant très émouvant à la fin (Rheingold…). Les filles du Rhin qui ouvrent et ferment l’opéra doivent vraiment être musicalement impeccable parce qu’elle donnent la couleur et l’énergie à l’ensemble.

Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel
Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel

Je garde pour la bonne bouche Jane Henschel, une chanteuse magnifique d’intensité, qu’on ne cesse de redécouvrir. Mortier l’aimait tout particulièrement (souvenons nous de sa Kabanicha dans Katia Kabanova – Production de Marthaler- où elle fut défintive) poarce qu’elle est un personnage, un vrai mezzo de caractère apte à interpréter toutes les méchantes du répertoire, avec une voix toujours magnifiquement projetée, avec une diction parfaite, avec une intelligence des personnages incroyablement sensitive. Elle est une Erda impressionnante, seule au milieu de l’eau stagnante, annonçant la chute à ces Dieux qui viennent d’emporter une victoire à la Pyrrhus. C’est un des moments les plus forts et les plus émouvants de la soirée. Une Erda pour l‘éternité.

Et un Rheingold très spécifique, passionnant, non par le propos qu’il diffuse, assez rebattu, mais par la manière dont il s’adapte à la région, à son histoire, à sa géographie, à sa population, à ses lieux : un Rheingold pour la Ruhr, un Ruhrgold plus que Rheingold. Production forte, si forte qu’elle se suffit à elle même, et si forte qu’il ne faudrait surtout pas l’exporter, mais faire le voyage de la Ruhr pour la découvrir comme un symbole de cette région encore si marquée par le chômage et qui renaît par la culture.[wpsr_facebook]

Walhalla d'avant, Walhalla d'après, le cycle infernal
Walhalla d’avant, Walhalla d’après, le cycle infernal de la ruine