IN MEMORIAM SEIJI OZAWA (1935-2024)

© Shintaro Shiratori

Un des rares avantages  de la maturité (pour ne pas dire de la vieillesse) dans les moments où la disparition d’un artiste qui a accompagné bonne part de votre vie, est d’abord de se plonger dans ses souvenirs mais surtout à ce que  diffusait l’artiste en question à l’époque où on le découvrait et ce qui motivait la curiosité à l’entendre.
La deuxième observation concerne et ce qu’était le monde de l’opéra à l’époque et dans ce monde Seiji Ozawa.
Quel jeune mélomane d’aujourd’hui en allant à l’Opéra de Paris, peut bénéficier en fosse de chefs de l’envergure d’Ozawa ?

Le jeune mélomane que j’étais, et tous ceux de ma génération qui avaient la chance de vivre à Paris, ont notamment découvert Seiji Ozawa en fosse de Garnier : de 1977 à 1987, 8 apparitions. Dans La Damnation de Faust (1977, version de concert), L’Enfant et les sortilèges/Œdipus Rex (1979, Lavelli), Turandot (1981, Wallman), Fidelio (1982, Walsh), Tosca (1982, Auvray) soit deux fois dans la même saison, Falstaff (1982, Georges Wilson), Saint François d’Assise, création mondiale (1983, Sequi), Elektra (1987, Schneidman).
Pour être juste, Ozawa est apparu aussi plus tard en fosse à Paris, cette fois alternativement à Bastille et Garnier, dans Tosca (1995, Schroeter), Dialogues des Carmélites (1999, Zambello), La Damnation de Faust (2001, Lepage), L’heure Espagnole/Gianni Schicchi (2004, Pelly), Tannhäuser (2007, Carsen).
Ainsi nous pûmes entendre entre 1973 et 1987 à l’Opéra de Paris dans des représentations ordinaires et non exceptionnelles, outre Seiji Ozawa, Georg Solti, Josef Krips, Karl Böhm, Georges Prêtre, Claudio Abbado, Zubin Mehta, Lorin Maazel, Mstislav Rostropovitch, Christoph von Dohnanyi, Ghennadi Rojdestvensky, Horst Stein, Pierre Boulez, ou encore Marek Janowski, Silvio Varviso, Charles Mackerras, Michel Plasson, Peter Maag, Jesus Lopez-Cobos… qui peut dire mieux?
Les très grands chefs dirigeaient à l’opéra, à PAris ou ailleurs, en invités et pas comme directeur musical. Aujourd’hui ce n’est guère plus le cas, sauf à Vienne peut-être et cette année à la Scala qui affiche outre Chailly Thielemann et Petrenko.
Quand verra-t-on à Paris dans la fosse un Gatti, un Rattle, un Thielemann ? Aujourd’hui, les chefs d’envergure n’apparaissent plus en fosse qu’exceptionnellement (Rattle à Berlin) ou comme Directeur musicaux (Chailly à Milan, Gatti à Florence, Pappano à Londres, Nézet-Séguin au MET), les temps ont changé, et pas vraiment en bien.
Alors oui, Seiji Ozawa est essentiellement lié à mes vingt premières années de mélomane, et surtout à l’opéra, car outre à l’opéra de Paris, c’est à la Scala où je l’ai entendu le plus souvent, dans Eugène Onéguine (1986, Prod. Konchalovski), un plus surprenant Oberon de Weber (1989, Prod. Ronconi) , La Dame de Pique (1990, Prod. Konchalovski) et La Damnation de Faust (1995, Prod.Ronconi) .
C’est aussi à la Scala, à la tête de la Filarmonica della Scala que je l’ai entendu au concert le plus souvent dans des programmes divers et toujours passionnants comme ce programme fabuleux Stravinsky/Sibelius avec un Sacre du printemps tourneboulant et un concerto pour violon de Sibelius avec Viktoria Mullova, une musique que j’ai découverte à cette occasion et qui se concluait par Circus Polka de Stravinsky, ou cet autre programme Ravel (Daphnis et Chloé, Ma mère L’Oye)/Debussy (La Mer, Rhapsodie pour saxophone et orchestre, que j’entendais là encore pour la première fois), où son approche de La Mer, hallucinante de couleurs, et de vitalité, m’avait littéralement cloué au sein d’un « Festival Debussy » qui mettait fin à l’ère Abbado.

Obéron de Weber à la Scala © Lucaronconi.it

C’est lui qui a dirigé le rarissime Oberon de Weber début 1989, un répertoire où on ne l’attendait pas forcément qu’il avait déjà dirigé en 1986 au Festival d’Edimbourg et à Francfort. Avec Elisabeth Connell et Philip Langridge, dans une mise en scène de Luca Ronconi où il étonna bien des spectateurs par un rendu diaphane, léger, poétique, laissant les voix se déployer dans une œuvre difficile avec des dialogues nombreux d’où émanait une incroyable sensibilité, et en même temps une grande simplicité, sans affèterie, d’une pureté sonore fascinante.

On parle beaucoup de son rapport à musique française, mais j’étais très impressionné de son Tchaïkovski, qui m’a poursuivi au point que le dernier opéra où je le vis diriger fut La Dame de Pique en 2009 à Vienne, dans la mise en scène de Vera Nemirova, et une distribution moyenne, mais où sa direction était d’une intensité inouïe, étincelante et urgente, comme celle de la Scala de 1989, mais avec une distribution de rêve (Mirella Freni, Vladimir Atlantov, Maureen Forrester).

Eugène Onéguine à la Scala ©Teatro alla Scala

Une anecdote : j’étais à la Scala le mardi 17 juin 1986, première d’Eugène Onéguine, mise en scène Andrei Konchalovski, avec Mirella Freni, Benjamin Luxon, Neil Shicoff et Nicolai Ghiaurov. Tout le ban et l’arrière ban des loggionisti , les zadistes du poulailler et des places debout (dont j’étais un habitué au quotidien) étaient là pour entendre dans Tatiana Mirella Freni, chérie du public (qui allait être quelques années plus tard Lisa de Dame de Pique). L’entracte s’éternisait, à un point totalement inhabituel (près d’une heure), puis peu à peu les musiciens s’installèrent, discutant et tête basse.
Que s’était-il passé ?
C’était la coupe du monde de Foot 1986, France-Italie, la France venait de battre l’Italie 2-0, et tout l’orchestre avait, Ozawa permettant, regardé la fin du match avant de reprendre le spectacle. La tristesse des musiciens n’empêcha pas cet Onéguine d’être l’un des plus grands jamais entendus, avec celui de Jansons bien plus tard, avec un orchestre immergé dans la musique doué d’une énergie et une rage incroyables, sans doute pour noyer son chagrin.

1993 En répétition dans la Basilique de Saint-Denis (93), France. © Ouzounoff Stéphan / SAIF Images

On a beaucoup parlé de ses cheveux, mais je me souviens qu’Ozawa tranchait beaucoup par ses tenues (ça m’étonnait beaucoup, dans ma vision conformiste du rituel musical) avec les chefs de sa génération, même en fosse, – aujourd’hui c’est banal, mais pas à l’époque- et surtout toujours souriant, il irradiait la bienveillance. D’une énergie incroyable, faisant sonner l’orchestre (ah, Œdipus Rex !!) ou exaltant toutes les couleurs d’une partition (ah ! la même soirée, L’Enfant et les sortilèges) il exhalait sensibilité, gentillesse et humanité. On sentait que les musiciens se sentaient bien avec lui.
En parcourant ma vie de mélomane, je me suis aperçu en pensant à lui que j’avais entendu nombre de ses concerts et nombre d’opéras qu’il dirigea, que c’était toujours merveilleux, parce qu’il savait aussi créer une ambiance, mais paradoxalement, j’en ai peu parlé, alors que jamais il ne m’a déçu en concert.
J’ai relu par curiosité ce que dans Le Monde Jacques Longchamp (qui est à peu près le dernier vrai critique musical de ce journal) avait écrit sur la soirée L’Enfant et les sortilèges/Oedipus Rex. Après avoir par le menu décrit la mise en scène de Lavelli et les voix, il enterre avec panache la direction d’Ozawa d’une petite phrase après un très long article « avec l’orchestre de l’Opéra, aussi noir et brutal qu’il était chatoyant et félin chez Ravel, sous la direction superbe d’Ozawa. »

Alors je suis allé relire sa critique de Saint François d’Assise, plus longue encore, où tout est passé au crible – c’est une création mondiale (1983). Le jugement est positif, évidemment mais encore assez lapidaire en toute fin : « Saluons enfin la direction prodigieuse de Seiji Ozawa, qui a maîtrisé, assoupli, galvanisé ce gigantesque orchestre, pour nous offrir une vision lumineuse et pleine de paix, sans doute insurpassable, de cet ouvrage colossal. » Pas plus hier qu’aujourd’hui on ne passait beaucoup de temps sur le chef dans les critiques…
Ozawa était certes célèbre, fêté, mais pas vraiment médiatique à l’instar d’un Karajan par exemple, ou un Bernstein évidemment. Il était assez modeste, et peut-être cette modestie faisait qu’on oubliait quelquefois qu’il était grand, voire immense. Certains chefs sont devenus des mythes après 80 ans, Günter Wand, Herbert Blomstedt par exemple. Ce n’est pas le cas d’Ozawa, toujours très célèbre, mais pas forcément célébré. À Paris on était allé voir Turandot pour Caballé, Tosca pour Gwyneth Jones, Fidelio pour Vickers et Behrens, a-t-on oublié qu’en fosse il y avait Ozawa ?

Deux forts moments très différents l’ont inscrit dans mon panthéon personnel :

  • La création de Saint François d’Assise, de Messiaen qui n’a pas forcément été le triomphe absolu que l’œuvre a connu après Sellars-Salonen à Salzbourg, qui est sans doute (merci Mortier) ce qui a lancé vraiment la carrière de cet opéra neuf ans plus tard. La longueur de l’œuvre , son absence de forte dramaturgie, et surtout la mise en scène médiocre de Sandro Sequi avaient beaucoup refroidi les enthousiasmes. Le prêche aux oiseaux dans cette mise en scène statique et sans idées devenait presque un supplice. J’ai fermé les yeux, et je me suis concentré sur la musique, et là, un abîme nouveau s’est ouvert, grâce à l’orchestre de l’opéra, grâce à Ozawa qui faisait de ce tableau vivant le dernier chef d’œuvre de l’impressionnisme, délicat, violent, contrasté, coloré, infiniment varié : il m’a fait vraiment rentrer dans cette musique, l’a fait respirer, lui a donné de l’espace du rêve, a montré comment elle réussissait à transfigurer le réel…
  • Second souvenir, très différent. En visite chez une amie à Boston l’été 1982, je découvre qu’il va y avoir Fidelio au Festival de Tanglewood, le Festival d’été de l’Orchestre Symphonique de Boston, dirigé par Seiji Ozawa, avec Hildegard Behrens, à qui je voue un culte et qui m’a toujours bouleversé, et une gloire du chant américain en fin de carrière, le ténor James McCracken mais aussi Paul Plishka et Franz Ferdinand Nentwig alors très connus. J’ai loué une voiture et parcouru les 220 km de Boston à Lenox pour me retrouver dans ce lieu que seuls alors les américains pouvaient imaginer, au milieu des forêts, ce centre de musique au milieu duquel trône le « shed », le kiosque (Koussetvitski Music Shed), un immense hall couvert, mais ouvert sur les côtés, sans cloisons mais avec un toit, un immense kiosque effectivement, comme posé sur l’herbe, où 5000 personnes peuvent tenir, et assis ou couchés sur le gazon sur des chaises longues, on écoutait les concerts.
    C’est ainsi que arrivé assez à l’avance en ce soir d’août 1982, j’ai assisté à ce Fidelio où Ozawa et Behrens furent fêtés comme jamais, après une représentation généreuse, incroyable d’émotion, mais aussi de grandeur où Ozawa était détendu, souriant, visiblement heureux au cœur d’un public essentiellement composé de jeunes, merveilleux festival où grâce à lui ce soir-là, il faisait très bon vivre (même si un peu frisquet)..
    Voilà, cet heureux temps n’est plus et Seiji Ozawa a rejoint le groupe des anges musiciens du paradis.
Seiji Ozawa en 2015 récipiendaire du Kennedy Center Honors (Photo du State Department des États-Unis/domaine public)

 

2003-2023: LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA A 20 ANS

Le Lucerne Festival Orchestra © Lucerne Festival

Le 20 janvier 2024, dix ans auront passé depuis la disparition de Claudio Abbado. Dans quelques semaines, dix ans auront passé depuis son dernier concert à Lucerne avec le Lucerne Festival Orchestra, le 26 août 2013 dans un programme si emblématique que seul lui pouvait penser, de deux symphonies inachevées, celle de Schubert et celle de Bruckner.

Ce blog avait rendu compte de celui du 23 août :

https://blogduwanderer.com/2013/08/27/lucerne-festival-2013-claudio-abbado-dirige-le-lucerne-festival-orchestra-le-23-aout-2013-schubert-bruckner/
Cette années-là le thème du Festival était « Révolution » et le premier programme comprenaitL’ouverture tragique de Brahms, deux extraits des Gurrelieder (Interlude et chanson de la colombe des bois/Lied der Waldtaube – par Mihoko Fujimura) de Schönberg et l’Eroica de Beethoven, vous pouvez retrouver ce concert sur YouTube : dernier concert vidéo, dont ce blog a rendu compte (cliquer sur ce lien).

2003-2013 : Claudio Abbado

Claudio Abbado pendant lunr répétition générale ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Dix ans, c’est le temps qu’a duré ce legs inestimable à la musique que fut la présence de Claudio Abbado à la tête de cet orchestre qu’il avait fondé et qu’on appelait « l’orchestre des amis » dans la mesure où les premières éditions réunissaient des musiciens et solistes amis qui avaient adhéré à son projet. Certains sont restés et y appartiennent encore, d’autres l’ont quitté au fil des ans, mais il faut rappeler de toute manière les noms de ceux qui aux origines en faisaient partie, et ces noms donnent le tournis.
Natalia Gutman, Hans Joachim Westphal, Wolfram Christ (tous deux ex-Berliner Philharmoniker) , ce dernier encore ferme aujourd’hui au poste de premier altiste, le quatuor Hagen, Sabine Meyer, des solistes des Berliner Philharmoniker : Kolja Blacher bien sûr premier violon des débuts du LFO mais aussi Georg Faust, Stefan Dohr, Emmanuel Pahud,  Albrecht Mayer (qui durent assez vite quitter l’orchestre à la demande de l’administration des Berliner), Alois Posch (Ex-Wiener Philharmoniker), Reinhold Friedrich, Antonello Manacorda, Raymond Curfs, Gautier et Renaud Capuçon etc… c’est-à-dire aussi de nombreux musiciens qui le connaissaient depuis les temps du GMJO, GustavMahlerJugendOrchester. Du Lucerne Festival Orchestra, encore aujourd’hui, les « tutti » sont largement formés par le Mahler Chamber Orchestra, né lui aussi sous l’impulsion d’Abbado à partir de jeunes éléments du GMJO.
Orchestre spécial, formé pour l’essentiel de gens qu’il connaissait et suivait, en qui il avait entière confiance et avec qui il avait ce lien spécial qui lui permettait de mettre en œuvre le « Zusammenmusizieren » (faire de la musique ensemble) qui est en quelque sorte la clef de sa relation aux orchestres. C’était aussi des gens qui le connaissaient, qui comprenaient au vol ce qu’il voulait, et qui avaient l’habitude de ses méthodes, notamment au moment des répétitions.
Le résultat ne se fit pas attendre et dès la première édition en 2003, une exécution hors normes de la Symphonie n°2 « Résurrection » de Mahler donna l’échelle du niveau de cette formation, dont l’enregistrement rend à peine l’impression incroyable qu’elle produisit en salle, pendant les concerts et même à la répétition générale, à laquelle j’ai eu la chance d’assister et qui fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les personnes présentes à cette répétition (une petite centaine) dans la salle échangeaient des regards étonnés, incrédules, et assommées de ce qu’elles étaient en train d’écouter.
Ces dix ans firent donc naître le rituel annuel de Lucerne, deux programmes en une dizaine de jours, avec le privilège d’assister aux répétitions, si bien que les journées étaient Abbado matin et soir, avec des échanges avec les musiciens, des balades entre amis, des fin de soirées heureuses où l’on croisait dans les rues des membres de l’orchestre, une dizaine de jours où tous nous nous retrouvions autour de ces moments uniques en une sorte de vie de famille. En somme nous vieillissions ensemble : nous avions connu beaucoup de ces musiciens dans leur jeunesse, déjà pour certains au GMJO, bien avant la fondation de l’orchestre , et nous les voyions passer à l’âge adulte, fonder une famille etc… Cette relation très particulière, nous ne l’avons jamais eue avec aucun autre orchestre.
Mais c’était aussi le rendez-vous annuel de tant de mélomanes « abbadiens », beaucoup d’italiens puisqu’Abbado ne dirigeait pas beaucoup en Italie au début des années 2000 (même s’il le fit de plus en plus ensuite avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart qu’il a fondé dans le sillage, à partir de 2004, dont le siège était à Bologne) quelques français aussi, des allemands, des belges, des autrichiens, des suédois, et de petites délégations japonaises. Il y avait un certain nombre d’auditeurs qui avaient fait de Lucerne leur point d’orgue annuel, et d’année en année on revoyait tel ou tel, connu ou inconnu, mais des visages toujours heureux.

Mahler et Bruckner furent les armatures de la programmation, avec quelques symphonies de Beethoven, de Brahms, Schubert et Schumann les Brandebourgeois de Bach (avec un autre ex-Berliner, Rainer Kussmaul qui ne fit pas partie du LFO  mais qui était fidèle à Abbado), un Requiem de Mozart mémorable qui remplaça in extremis en 2012 une Symphonie n°8 « des Mille »  de Mahler dont la programmation avait étonné tous les « fans », tous les « Abbadiani », tant nous savions sa distance avec une œuvre pour laquelle il n’avait jamais éprouvé d’attirance. (« Plus je regarde la partition et moins je trouve quelque chose de neuf à dire » nous avait-il un jour confié). Certains renoncèrent au voyage et mal leur en prit parce que ce Requiem fut un moment de grâce.
Revenir sur ces dix ans qui mobilisèrent nos mois d’août est toujours à la fois un émerveillement et un déchirement. Nous y avons vécu certainement les moments les plus intenses de notre vie de mélomane, d’autant plus intenses que la maladie était toujours en embuscade. Par exemple l’année où Claudio dirigea la symphonie n°3 de Mahler (2007) qui devait être suivie d’une tournée à New York qu’il dut annuler, remplacé par Pierre Boulez, qui en fit une exécution mémorable, premier chef à diriger le LFO en dehors de Claudio Abbado (David Robertson dirigea l’autre programme). De ces concerts divers, le Blog du Wanderer rendit compte à partir de 2009 et quelques autres textes flottent sur la toile, venus du site des Abbadiani Itineranti, où ils s’appelaient Chroniques du Wanderer. Car c’est de mes voyages qui suivaient les itinérances de Claudio que ce surnom de Wanderer m’a été plaqué…

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer /Lucerne Festival

2013-2015 : le deuil et la transition

Mais le rêve a pris fin.
La maladie a vaincu en 2013, le dernier concert du 26 août fut un moment terrible pour tous tant en deux semaines Claudio, déjà fatigué, s’était épuisé.
Il faut donc arriver à cette fatale année 2014 qui vit le concert hommage du LFO le 6 avril où fut notamment exécuté le dernier mouvement de cette même Troisième de Mahler sous la direction d’Andris Nelsons admirable de retenue, avec orchestre et public en larmes, comme en témoignent les vidéos. Moi-même qui ai vécu ce moment gravé à jamais ne puis en regarder les images sans que les larmes ne montent.
À noter que c’est cette même Symphonie n°3 de Mahler qui ouvre le Lucerne Festival pour les 20 ans du LFO, sous la direction de Riccardo Chailly, le 11 août prochain.

Après dix ans d’une telle intensité, achevés dans une émotion indicible, parler de la suite semble quasiment impossible. Et pourtant, depuis ces moments, dix ans sont passés au cours desquels le Lucerne Festival Orchestra a continué de se produire avec beaucoup des mêmes musiciens même si certains, Abbado disparu, ont pensé que l’aventure ne valait plus la peine d’être vécue.
Il faut admettre l’impasse dans laquelle la direction du Lucerne Festival se trouvait et les choix qui lui étaient offerts.

  • Ou bien affirmer que l’aventure du LFO sans Abbado n’avait plus de sens, ou avait perdu son côté exceptionnel et dissoudre l’orchestre. C’était pour certains le plus logique, mais aussi le plus difficile pour les musiciens, pour le Festival et sa programmation et pour la mémoire d’Abbado qui avait fondé l’Orchestre. Elle fut évidemment écartée.
  • Ou bien continuer avec un autre chef et à d’autres conditions. C’était rendre ordinaire l’extraordinaire en faisant de l’orchestre un orchestre « comme les autres », même en gardant un grand niveau musical.
  • Ou bien chercher des voies possibles pour un nouvel élan « extraordinaire », mais peut-être le temps n’était-il pas encore venu.

Le Lucerne Festival vivait un peu avec la disparition d’Abbado ce qu’a vécu le Festival de Salzbourg à la mort de Karajan : comment continuer sans ?

 

2016- Le temps de Riccardo Chailly

Riccardo Chailly à la tête du Lucerne Festival orchestra ©Peter Fischli/ Lucerne Festival

Si Andris Nelsons a dirigé l’orchestre en 2015 et qu’on a pu croire un moment qu’il serait celui qui le reprendrait (mais il avait un futur à Boston), et si Bernard Haitink a aussi fait quelques concerts, la décision a été prise de trouver un « vrai » successeur et ce fut Riccardo Chailly. Même si le lien avec Abbado n’était pas réel (bien qu’il ait été son assistant dans les années 1970) Riccardo Chailly était un choix stratégique pour plusieurs raisons :

  • Le choix d’un chef italien, milanais qui plus est, permettait de garder un contact avec le public italien, et notamment milanais puisque Milan est à trois heures de Lucerne et un lien symbolique avec le milanais Abbado.
  • Le répertoire symphonique de Riccardo Chailly est assez proche de celui d’Abbado, avec des incursions dans de nouveaux espaces qui n’avaient pas été encore abordés. De plus Riccardo Chailly est connu pour sa curiosité envers des raretés qui pouvaient donner un nouveau souffle à la programmation.
  • Riccardo Chailly, de tous les grands chefs, est celui dont l’agenda est le plus ouvert, il dirige peu, et le LFO n’occupe pas beaucoup de temps : deux semaines en août au maximum et éventuellement une tournée d’automne.

Mais la difficulté est autre.
Ce n’est pas la qualité du chef qui est en cause, ni même celle des concerts, mais la relation entre le chef et le groupe, qui avec Abbado avait créé ce déclic qui fait passer d’une très bonne exécution à un moment céleste. Et de ce point de vue, – sans pouvoir rien y faire- on a perdu tout ce qui rendait ces rencontres d’août exceptionnelles pour tous, où se jouait l’amour de la musique et l’affection pour les gens, où se jouait quelque chose d’une profonde humanité, ou circulait quelque chose d’ineffable, un don de soi partagé.
Il n’y avait qu’un Claudio Abbado et sans doute fallait-il créer entre ces musiciens et leur chef un autre type de relation, qui se crée lentement, et pas en quelque sorte au moment où l’on fait le deuil de quelque chose d’essentiel dans une vie d’artiste.
J’ai entendu pendant ces dix ans plusieurs concerts du LFO, avec Nelsons, avec Haitink, avec Nézet-Séguin, avec Blomstedt et naturellement avec Riccardo Chailly. C’est sans doute avec Herbert Blomstedt que l’on s’est replongé dans les souvenirs, tant l’urgence était grande, tant l’engagement de l’orchestre total (voir notre compte rendu de ce concert du Festival 2020 consacré à Beethoven avec Martha Argerich en soliste).
Riccardo Chailly n’a pas du tout le même type d’approche que Claudio Abbado, et la plupart des concerts auxquels j’ai pu assister étaient évidemment de grande qualité, mais plutôt distants, avec beaucoup de programmes peu séduisants pour un tel Festival et pour un Orchestre avec un tel passé. Les choses à présent se sont stabilisées, les concerts sont plus engagés et plus variés (il laisse un des programmes à un collègue chaque année, notamment Yannick Nézet-Séguin) mais je continue de penser qu’il fallait peut-être retarder le moment d’un directeur musical désigné, et essayer plusieurs formules, une carte blanche à un chef différent chaque année, un chef différent par programme, des chefs de grand niveau en activité, Mehta, Thielemann, Rattle, Gatti, Petrenko, d’autres de la nouvelle génération dans une sorte de pari du type « essayer c’est adopter » qui aurait peut-être permis de trouver le chef qui aurait rencontré l’orchestre à sa manière, pour retrouver un plaisir de faire de la musique et pas simplement des concerts annuels.
Il faut aussi ajouter dans l’évolution des dernières années deux éléments :

  • une situation économique externe qui depuis 2003 a beaucoup évolué. On pouvait dans les premières années du siècle passer à Lucerne une dizaine de jours, la nouvelle monnaie, l’Euro, avait une valeur supérieure au Franc suisse. Quand le Franc suisse s’est mis à monter, quand son cours a dépassé d’Euro, il est devenu difficile de séjourner même de manière fugace à Lucerne, et bien des mélomanes non suisses préférèrent aller à Salzbourg où la vie (pas le Festival) est bien plus abordable qu’à Lucerne et d’autres ont renoncé, le rapport qualité-prix n’offrant plus les conditions d’antan, pour de beaux concerts certes, mais pas pour des concerts de légende.
  • Des choix artistiques et d’organisation faits au début du XXIe siècle, mais qui n’ont pas ou peu évolué depuis. Au départ appuyé sur Abbado et Boulez, le Lucerne Festival s’était attaché les deux phares de la musique d’alors, l’un sur le grand répertoire symphonique et l’autre sur le contemporain avec la fondation de la Lucerne Festival Academy, l’autre pilier de Lucerne. Ces deux immenses icônes disparues, les structures qui leur étaient associées sont restées, et le Lucerne Festival semblait un peu vivre sur ses acquis, sans inventer beaucoup de nouvelles formules, d’autant que le projet de Salle modulable susceptible de créer un autre espace au Festival sur lequel tablait l’intendant Michael Haefliger, a été abandonné.

Parallèlement, d’autres Festivals se sont consolidés en Suisse comme Verbier, qui a lieu fin Juillet, ou comme le Festival Menuhin de Gstaad qui se déroule sur l été à partir du 14 juillet qui sont de sérieux concurrents.
Le mandat de Michael Haefliger s’achèvera en 2025 après 26 ans de présence à la tête du Festival. Nul doute que Sebastian Nordmann, le prochain Intendant  en provenance de Berlin aura à cœur de  trouver des axes de renouvellement.

Mais cette année, on fête vingt ans d’un Orchestre né presque immédiatement comme l’une des meilleures formations au monde, qui a vécu dix ans de légende, et puis dix ans peut-être un peu moins extraordinaires tout en gardant un très grand niveau qui justifie aujourd’hui qu’il poursuive son chemin.
Sans doute le prochain intendant pensera-t-il pour le LFO un autre destin, d’autres rituels, de belles surprises qui le feront rester au sommet des formations musicales. Au nom de tout ce que cet orchestre nous a offert et au nom de ce qu’il m’a fait personnellement vivre, je le souhaite ardemment.

Le KKL à Lucerne (Architecte Jean Nouvel), lei du Lucerne Festival © DR

IL Y A SEPT ANS CLAUDIO NOUS LAISSAIT SEULS

Claudio Abbado lors du dernier concert avec les Berliner Philharmoniker en tant que Chefdirigent (13 mai 2002) au Musikverein de Vienne (© Cordula Groth)

Sept ans déjà et plus s’éloigne le choc de cette disparition, plus lancinant est le manque, comme une béance en soi qui ne se comble pas. Certes, au niveau strictement musical, de nouvelles figures et de nouveaux profils de la direction d’orchestre sont apparus, d’autres profils ont pris une place importante dans le paysage, la vie continue et l’on n’a pas arrêté de fréquenter les concerts. L’art a besoin de ses figures de proue, de ce renouvellement, de cette évolution naturelle. Il y donc à chaque fois des motifs nouveaux de plaisir…
Enfin, pas tout à fait par les temps qui courent.
Alors Abbado a rejoint les « mythes du passé », s’ajoutant à Toscanini, Walter, Furtwängler, Karajan, chacun avec un profil spécifique, irremplaçable, chacun lié aux temps pendant lesquels il exerça son art.
Abbado ne nous stimule plus pendant les concerts, il ne nous bouleverse ni ne nous étonne plus « en direct » : il est inscrit désormais dans notre imaginaire musical.
Mais pas seulement.
Pour ceux dont je suis qui ont vécu de nombreuses années rythmées par ses concerts et ses représentations d’opéra, il y un vide qui va au-delà de la simple musique et du concert de la veille, des soirées sans fin à évoquer et essayer de revivre ces moments éphémères de la musique qui sont en réalité si durables.
Le journaliste Kai Luehrs-Kaiser l’a bien compris dédiant rien moins que 26 rendez-vous de deux heures à la figure de Claudio Abbado, chaque dimanche de 15h à 17h sur RbbKultur, la radio berlinoise.
Quel artiste, quel homme politique, quel acteur a pu bénéficier de 52 heures d’émission de radio en un cycle de plusieurs mois ? Et quel musicien ? Surtout dans cette ville de Berlin si riche en figures de la musique, et où à côté des 12 ou 13 ans d’Abbado à la tête des Berliner, s’affichent les 34 ans de règne d’Herbert von Karajan.
Et pourtant, c’est de Berlin que nous viennent ces émissions et c’est à la Bibliothèque Nationale de Berlin qu’est déposé le fonds Abbado, les archives personnelles du chef.  Entre Berlin et Abbado, il y a une histoire forte qui va au-delà de l’orchestre et sur laquelle il serait passionnant de réfléchir.
À sept ans de sa disparition, et au moment où, à mesure que les droits de diffusion disparaissent, s’accumulent les traces sonores de ses concerts, je pense à la nature des traces indélébiles de l’art de Claudio Abbado sur ma vie. Sans doute le point le plus importante est qu’il fut un maître pour moi. Non pas au sens général, comme on parle d’un grand philosophe, d’un grand écrivain, d’une grande figure : en ce sens c’est une évidence.
Non, c’est au sens intime, individuel, le maître qu’un individu finit par reconnaître parce qu’il comprend qu’il a façonné ses goûts et ses choix. Pourtant il ne fut jamais discursif y compris durant les répétitions, on le lui reprochait assez et il parlait plus volontiers et plus librement de foot que de musique. En musique, Il n’avait qu’un seul langage, c’était le concert. Et là, il était maître et enseignant.

Si j’ai appris à être mélomane assez tôt (vers 12 ans), si j’ai appris peu à peu à écouter Wagner, à intégrer l’opéra dans mon quotidien, j’ai commencé à sentir en moi une écoute « raisonnée » et non au fil de l’eau au moment où j’ai commencé à entendre plus souvent Abbado, mais sans qu’il soit au départ le seul. Quelques chocs de jeunesse : une symphonie de Brahms par Carlo Maria Giulini avec l’orchestre de Paris une semaine après la même par Karajan qui m’avait laissé froid ; Pelléas et Mélisande par Maazel à l’opéra. Aussi étrange que cela puisse paraître, Maazel me fit entrer en Debussy. Sans parler du Ring de Boulez à Bayreuth et notamment d’une Walkyrie 1977 qui fut un Sésame.

Trois moments clefs d’Abbado, Simon Boccanegra à Paris ,- mais Verdi était déjà en moi-, Wozzeck, toujours à Paris, qui fut un autre Sésame : je sentis grâce à Abbado cette musique de l’intérieur, et Boris à la Scala, autre miracle.
Vinrent d’autres secousses, Il Viaggio a Reims à la Scala l’un des enthousiasmes les plus fous de ma vie, et les pleurs de bonheur qui allaient avec.
Et puis, à l’autre bout de sa carrière au début des années 2000 :

  • D’abord en 2001, le 15 avril exactement au Festival de Pâques de Salzbourg, avec les Berliner Philharmoniker, l’exécution la plus folle, la plus hardie, la plus étourdissante de la Symphonie n°7 de Beethoven que jamais plus je n’entendis de cette manière, que ce soit d’ailleurs avec Claudio Abbado qu’avec d’autres chefs que j’apprécie.
  • Et évidemment, la Symphonie n°2 « Résurrection » lors de la première saison du Lucerne Festival Orchestra, où le miracle se produisit pendant la répétition générale, le matin du concert. Nous étions une petite cinquantaine de personnes, qui se regardaient, éberlués de ce qui littéralement, nous tombait sur la tête. Concerts, disque ne rendirent jamais à cette hauteur l’impression première de cette répétition générale.
    Ces deux moments sont uniques.

On écoutera jusqu’au bout ce que dit l’excellent Kai Lührs Kaiser de l’art d’Abbado. Pour mon humble part vais essayer très simplement d‘analyser quel écho avait en moi le phénomène Abbado, comment peu à peu, en entrant dans son univers musical, j’ai construit mon univers, mes références, mes connaissances et la part la plus vibrante de ma vie.
On a dit souvent que Claudio Abbado était d’un abord très simple et naturel, mais qu’en même temps ce n’était pas un « communiquant ». Il était de ceux qui parlent quand ils dirigent, ses mains (et sa main gauche…) ses yeux, son geste élégant et le langage de son corps faisaient signe. Il y a des chefs qui gesticulent et d’autres qui parlent avec leur corps, c’était fascinant de le regarder de l’Orgelempor du KKL de Lucerne.

À l’écouter dans tant de concerts et des répertoires si divers, j’ai appris, comme à l’école, grâce à la clarté de ses approches à me concentrer sur des instruments, à comprendre comment se construisait l’architecture d’une pièce musicale, à sentir aussi combien l’écoute dépendait de détails qu’on ne perçoit pas de prime abord : les salles différentes, les places différentes dans une même salle, ce qui rend le travail critique d’ailleurs si labile, si incertain, si sujet à caution.
Mais il y avait des caractères permanents :

  • Le jeu des regards et la force d’un geste apparemment léger qui déchainait à la fin de certaines symphonies de Mahler un son inouï. Il y a une communication non technique, non écrite chez Abbado d’autant plus importante qu’il parlait peu ou s’expliquait peu en répétition, il laissait faire la musique ou laissait faire de la musique.
  • La clarté et la luminosité du son : on entendait tout, chaque inflexion, chaque instrument, chaque élément et en même temps ce n’était pas là seulement un miracle technique. L’impulsion venait d’ailleurs, d’équilibres infinitésimaux qui faisaient qu’on s’attachait à l’un et à l’autre, ce pouvait être un visage, un geste, un jeu de regards, de ces regards qui circulaient d’un musicien à l’autre et tout cela faisait sens, même pas un sens explicable ou verbalisable, mais un sens émotif, quelque chose qui surgissait sans crier gare et qui envahissait le corps et l’esprit et qui faisait aussi partage. Combien de fois je me surpris agrippé au fauteuil, combien de fois les larmes coulèrent.
  • Lors de son dernier concert à Berlin en tant que Chefdirigent en avril 2002, où il donna les Rückert Lieder avec Waltraud Meier, entre le cor anglais de Dominik Wollenweber, et le chant de Waltraud Meier, il m’arriva une chose que plus jamais je ne connus, mes yeux ne voyaient plus, inondés par les larmes, dans un brouillard mouillé et lumineux avec une intensité et une violence qui un instant m’inquiétèrent. Telle fut cette exécution miraculeuse de Ich bin der Welt abhanden gekommen. Abbado fut et reste le seul à avoir pu provoquer en moi cet état.
  • Ce que voulait dire adhésion à un chef, notamment avec le Lucerne Festival Orchestra où tout l’orchestre était là pour lui, composé de musiciens qui souvent l’avaient eu comme chef depuis les premiers instants de leur carrière, ou ceux qui au contraire l’avaient connu sur le tard, mais qui en avaient fait leur maître (par exemple Hans Joachim Westphal, le violoniste qui avait commencé à Berlin sous Furtwängler). Il circulait quelque chose d’affectif, qui incluait public et artistes pour que le miracle se produise. Certains des Berliner par exemple, qui ne l’aimaient pas trop (il y en avait, comme dans tout groupe), reconnurent qu’après sa maladie, quelque chose en lui avait changé.
    Car je me souviens combien la critique, notamment française, trouvait souvent ses exécutions symphoniques froides voire « mathématiques » dans les années 1980. On appréciait souvent plus l’Abbado de l’opéra que celui du concert.

Et pourtant, au fur et à mesure, je me mis sans trop m’en rendre compte à avoir un mètre-Abbado dans la tête, c’est à dire appliquer une sorte de méthode d’écoute implicite commencée dans ses concerts, et que j’ai ensuite appliquée à d’autres chefs. En cela l’écouter fut un enseignement.

Car ce type d’écoute, ce type d’approche de la musique, cette manière d’être au concert, loin de faire de moi une sorte de fanatique de type « hors d’Abbado, point de salut », m’a donné une très grande disponibilité d’écoute, comme si à chaque concert, il y avait une table rase, un espace à conquérir. Il m’a éduqué à une sorte de « tolérance artistique ».
Même si je garde mes goûts, mes envies, Claudio Abbado m’a donné des envies de tolérance parce qu’il n’a jamais installé en moi cette horreur qu’est l’idée préconstruite, préconçue de ce que doit être telle ou telle musique, comment on doit la jouer, notamment le grand répertoire.

Abbado m’a tellement habitué à le trouver à chaque fois neuf, ou différent, à considérer à chaque fois que tout était à recommencer, d’un concert l’autre, que j’essaie de me rendre pleinement disponible, même si, et mes lecteurs le savent, je peux avoir et affirmer des préférences. Et ces préférences d’aujourd’hui sont souvent loin d’Abbado parce que je ne cherche pas en eux l’Abbado qui sommeille. Mais entre ces préférences il y a un point commun, c’est le fait de toujours aller de l’avant, de toujours reprendre les partitions et chercher plus loin, de rester modeste devant la page de signes à faire devenir son puis musique.
C’est cette modestie devant l’œuvre qui frappait, avec une manière de considérer les compositeurs à l’inverse de notre regard évaluateur ou mélomaniaque. Je me souviens un matin dans sa loge à Berlin, nous parlions d’une exposition que nous voulions lui dédier et nous voulions dédier des espaces spéciaux pour les compositeurs que nous estimions ses préférés, Mahler par exemple. Et il nous avait regardés incrédule en nous disant « E gli altri, poverini ? » (Et les autres, les pauvres ?), et nous avions compris qu’à partir du moment où il décidait de diriger une œuvre, quelle qu’elle soit, elle faisait partie du Panthéon, à l’égal de ce que nous considérions ses musiques de prédilection. À l’inverse, quand il ne ressentait rien, il renonçait, parce que pour jouer pour les autres, il lui fallait d’abord jouer pour lui. C’est ce qu’il nous expliqua lorsqu’il renonça à diriger la Symphonie n°8 la « symphonie des Mille » de Mahler en 2012 à Lucerne ce qui ulcéra certains spectateurs. Il nous dit « j’ai relu la partition, j’ai écouté mes enregistrements et non, je ne trouve rien de plus, je n’y arrive pas, je ne peux pas ! ». Il offrit à la place un mémorable Requiem de Mozart, mais ceux qui voulaient à toutes forces du Mahler renoncèrent.
Nous sommes là dans un rapport très intime à la musique, qui n’a plus rien à voir avec le spectacle, la consommation, mais qui a à voir avec un monde intérieur, celui qu’il offrait au public était en quelque sorte sa propre intimité d’artiste, sa propre sensibilité et non un quelconque goût de la performance.

Expérience de l’intimité, et aussi constant approfondissement des œuvres, ce qui évidemment élargit la disponibilité d’écoute, la tolérance, mais qui à l’inverse, a cultivé en moi le goût du concert, le goût du vivant, le goût du partage. La période actuelle sans concerts en direct et sans partage est à ce titre l’opposé de ce que fut toute ma vie.

C’est aussi pourquoi j’écoute peu de disques officiels d’Abbado, et bien plus souvent des enregistrements « privés » qui ont pour moi le parfum de mon vécu, et celui de l’intime. Même si certaines reprises vidéo sont des miracles : le Simon Boccanegra de l’Opéra de Paris, par exemple, que j’ai la chance de posséder (en VHS !) même si Claudio en a gardé un souvenir détestable.
C’est bien la question du partage par lequel j’aimerais conclure ici cette contribution à sa mémoire : chacun vit ces choses dans son intime, mais il s’est trouvé sur ce chemin tant d’amis, avec qui nous avons vécu cette aventure, des amis qui sont encore de ce monde et d’autres non, mais avec qui étrangement quand nous nous retrouvons, nous n’évoquons que rarement Claudio, sinon en passant : nous sommes ensemble et nous savons pourquoi et nous savons à cause de qui nous nous connaissons, mais c’est la joie simple d’être ensemble, d’être comme à ses côtés, occasions diverses et pas toujours musicales qui ne sont jamais des veillées mémorielles où nous évoquons les mânes du chef. Il n’y pas de mânes, puisqu’il vit en nous.

 

 

En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth (détail)

 

SAISONS LYRIQUES 2017-2018: OPÉRA NATIONAL DE PARIS

Benvenuto Cellini.© Clärchen&Matthias Baus

Sel, poivre, huiles et vinaigres, et un peu de piment

A tout seigneur tout honneur, l’Opéra National de Paris est l’un des premiers à présenter sa saison, et je vais essayer d’en rendre compte loin après la découverte et les commentaires, en posant d’abord quelques éléments propédeutiques.
Il est de bon ton de critiquer notre première scène lyrique, et je n’y échappe évidemment pas, mais il faut aussi rendre à César ce qui lui appartient. On dit que son budget est énorme : de fait, mais seul l’Opéra de Paris a deux grandes scènes à programmer, le Palais Garnier à lui seul est une maison équivalente en jauge et en organisation à Covent Garden, ou à la Scala. Si on lui ajoute Bastille et ses 2700 spectateurs, c’est une jauge (presque)au quotidien de 4700 spectateurs et deux théâtres complexes que l’Opéra de Paris doit remplir et c’est une double programmation qu’il faut garantir. Le projet d’origine devait faire de Bastille un théâtre de répertoire avec une troupe, et Garnier un théâtre de prestige en stagione. Il y a à Paris une troupe qui est celle du ballet, mais on a renoncé à l’opéra de troupe. Depuis la fin des années soixante, le théâtre de répertoire a été abandonné à Paris, qui rappelons-le avait une troupe fixe jusqu’au seuil de 1970. C’est Rolf Liebermann qui a inauguré le système stagione, en 1973. Discussion infinie, vexata questio que la question du système, mais c’est clair, Bastille a été conçu au départ pour un système d’alternance serrée, de troupe sur le modèle allemand et est devenu une théâtre de stagione avec une vingtaine de production annuelles, soit la moitié environ des théâtres de répertoire comparables.

Le système actuel est hybride :

  • Le Palais Garnier pour le ballet, et pour l’opéra baroque et les « petits » Mozart parce que Garnier est plus « intime » dit-on quand en 1974 on critiquait un Cosi fan tutte (Ponnelle) perdu dans un si grand vaisseau, ainsi que certaines créations (on ne remplit pas toujours Bastille avec l’opéra contemporain…).
  • L’Opéra-Bastille essentiellement pour l’Opéra et les grands ballets classiques qui vont drainer du public.

C’est un système inauguré par Hugues Gall, qui n’a pas été retouché depuis et qui doit gérer plus de 500 levers de rideau annuellement.
Je ne traite pas du ballet, car je suis incompétent, mais j’ai cru comprendre qu’après le départ de Brigitte Lefèvre il y avait eu quelques soubresauts : le ballet est internationalement le Porte-drapeau de l’Opéra de Paris, très lié à l’histoire et à la tradition séculaire de la maison, sans doute plus que le lyrique, parce que les tribulations  de l’Opéra à Paris, la diversité des théâtres, mais aussi un Palais Garnier où peu d’œuvres ont été créées (alors qu’à l’Opéra Comique…) on émaillé une histoire riche, mais qui n’a pas réussi à asseoir une tradition, ou du moins la faire connaître.

L’Opéra-Bastille souffre d’un problème d’identité, d’une architecture efficace sans doute pour les espaces de travail, mais peu inventive et malcommode dans les circulations des espaces publics et les foyers, d’une esthétique aéroportuaire et impersonnelle que personne depuis son ouverture n’a essayé de réchauffer quelque peu. Je sais que cette maison a besoin de rentrées publicitaires, mais tout de même, je trouve singulier de devoir suspendu un grand calicot d’une marque d’automobile dans le foyer,  quelques pubs sur des montres ou des parfums, et pas une seule affiche historique, issue des fonds de la bibliothèque de l’Opéra, pas une seule photo de chanteur, pas une seule photo de chef ayant dirigé à Paris. Les espaces de Garnier qui s’y prêteraient tout autant et mieux encore sont tout aussi pauvres. Presque tous les grands théâtres internationaux valorisent leur patrimoine matériel et immatériel dans les espaces publics : Paris n’y pense pas et n’y a jamais pensé. Le présent est sans doute tellement brillant qu’il n’est point besoin d’évoquer le passé.
À Paris on n’affiche pas sa mémoire, on préfère afficher Citroën. Il y a des années que ça dure, et imperturbablement, on continue une politique à mon avis imbécile qui ne favorise pas l’identification du public à un théâtre et qui affiche une identité de garage de luxe, ou d’aéroport comme je l’ai dit plus haut où le spectacle du soir remplace les 747 en attente de passagers.
Garage de luxe c’est un peu l’impression donnée par une programmation riche, pas dépourvue d’idées ou d’offres séduisantes, mais sans ligne sinon celui de l’assaisonnement, sel, poivre, huiles et vinaigres divers sans oublier un peu de piment qui est en quelque sorte la loi du genre pour des institutions comme le Royal Opera House à Londres, ou le MET à New York, ou Paris, qui ont à peu près les mêmes obligations et les mêmes soucis. Une ligne, ce pourrait être une thématique, un moment festivalier, un metteur en sècne résident. On voit bien que Stéphane Lissner essaie de proposer des opéras du grand répertoire français: Samson et Dalila, la Damnation de Faust, Benvenuto Cellini, Don Carlos, et les Huguenots prévus je crois la saison prochaine, pourquoi ne pas valoriser l’entreprise, de manière qu’elle soit vraiment identifiée. Des axes de programmation bien identifiées construiraient mieux un public.
En 2017-2018, l’Opéra de Paris propose dix nouvelles productions, ce qui est un nombre très respectable, reconnaissons-le, même si elles ne sont pas toutes nouvelles dans la réalité :

 Octobre/novembre :

  • Don Carlos de Verdi, dans sa version française originale de 1867, mais sans le ballet. La question de l’édition, de la version est une question sans solution pour l’œuvre de Verdi, la question du ballet si liée à la tradition parisienne est en revanche discutable parce que Don Carlos a été créé en 1867 avec le ballet, même si Verdi n’avait pas prévu le ballet au départ.
    Soyons généreux, si la version est vraiment complète et si l’on entend des musiques jamais entendues depuis sur la scène de l’Opéra de Paris, un grand pas aura été fait. Et reconnaissons que tout est fait pour attirer la curiosité et le public,
  • la présence de Jonas Kaufmann en Don Carlos, et en français (on connaît bien son Don Carlo en italien).
  • celle de Sonia Yoncheva en Elisabeth, même si il y aurait peut-être des voix plus conforme au rôle, est un gage complémentaire.

Une distribution B avec Pavel Černoch et Hibla Gerzmava en novembre

  • Ildar Abdrazakov comme Philippe II, à entendre.
  • Un jeune inquisiteur, Dmitry Belosselskiy
  • Un Rodrigue d’exception, Ludovic Tézier, qui est sans doute avec Kaufmann le grand atout de cette distribution.
  • Eboli sera en distribution A (jusqu’au 28 octobre) Elina Garança et en B Elkaterina Gubanova (du 31 oct au 11 novembre), du luxe
  • Notons Eve-Maud Hubeaux, en Thibault, qui prépare Eboli pour Lyon, et qui sera sans doute une possible couverture.

La mise en scène assurée par Krzysztof Warlikowski avec les décors de Małgorzata Szczęśniak ne manquera pas de susciter quelques remous dans le public si sensible de Paris, et la direction de Philippe Jordan, obligée eu égard à son statut de directeur musical pour une première si importante pour la maison fera l’unanimité, même s’il ne m’a jamais convaincu dans Verdi.

C’est un must, à ne pas manquer, une grande date pour Paris dont il faut rappeler quand même que la version française avait aussi été programmée par Massimo Bogianckino et proposée en septembre 1986 avec Georges Prêtre en fosse, sans compter celle du Châtelet (Lissner, déjà) avec Pappano en fosse en 1996. Mais après 31 ans, Don Carlos, une oeuvre écrite et faite pour Paris, que beaucoup de grands chefs italiens considèrent meilleure que sa traduction italienne, retourne au bercail, et c’est un événement considérable.

En novembre, deux autres nouvelles productions,

  • La Ronde de Philippe Boesmans, avec les forces de l’académie de l’Opéra de Paris, et l’orchestre-atelier Ostinato, orchestre de jeunes musiciens dans une mise en scène de Christiane Lutz et une direction musicale de Jean Duroyer. Le spectacle sera présenté dans l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille pour 6 soirées entre le 2 et le 11 novembre 2017.
  • De la maison des morts, de Leoš Janáček du 18 au 29 novembre 2017 pour cinq représentations .
    Voilà l’exemple de la fausse nouvelle production, puisqu’il s’agit de la production d’Aix en Provence de Patrice Chéreau et Pierre Boulez présentée au cours du festival 2007; la production a fait le tour de grands théâtres, le spectacle est magnifiquement distribué (Willard White, Peter Mattei, Stefan Margita, Peter Hoare et Heinz Zednik entre autres) et dirigé par Esa Pekka Salonen, autant dire une garantie..
    La mise en scène de Patrice Chéreau est reprise par ses assistants dans les décors de Richard Peduzzi et avec les costumes de Caroline de Vivaise.
  • Un spectacle à voir, pour garder la mémoire vive d’un des grands moments lyriques des quinze dernières années qu’il faut dédier à la mémoire de Patrice Chéreau et Pierre Boulez, couple fondateur de l’opéra de la fin du XXème siècle.

En décembre 2017, pendant tout le mois, une nouvelle production qui va faire couler de l’encre et peut être des larmes :

  • La Bohème, de Puccini, dans la mise en scène de Claus Guth.
    La Bohème est l’exemple même d’opéra tiroir-caisse, et peu de maisons changent fréquemment de production, tant l’une est la copie de l’autre. C’est même le type d’œuvre où on laisse une mise en scène classique vieillir silencieusement, c’est le cas à Vienne et à la Scala, avec celle de Zeffirelli depuis plus de cinquante ans.
    Stéphane Lissner reproduit l’opération Rigoletto, confiée à Claus Guth, appelant ainsi pour des grands standards populaire un metteur en scène contesté et cérébral, après la production du très tranquille Jonathan Miller qui a duré quand même une vingtaine d’années. Si c’est une volonté affichée pourquoi ne pas alors confier à Guth quelques autres standards, pour faire série et donner une couleur.
    Dans les chanteurs, Sonia Yoncheva, plus Mimi qu’Elisabeth à mon avis, et le jeune brésilien Atalla Ayan, bon ténor au timbre clair qui devrait convenir à Rodolfo, ils alterneront dans les deux rôles avec l’excellente Nicole Car, et Benjamin Bernheim, non moins excellent, le reste de la distribution étant très honorable (Artur Ruciński, Alessio Arduini, et Aida Garifullina en Musetta).

En ce mois de Noël et donc de haute fréquentation lyrique, un titre populaire sur 12 représentations avec au pupitre pour 7 représentations Gustavo Dudamel, qui est assez familier du titre dirigé notamment à Berlin et à la Scala et pour les 5 autres Manuel López-Gómez .
A voir et à entendre, évidemment. Mais pas un must.

En janvier 2018,

  • Jephta de Haendel au Palais Garnier pour 8 représentations dans une mise en scène ( encore!) de Claus Guth (et décors de Katrin Lea Tag), ainsi ceux qui auront hurlé en décembre pour Bohème pourront s’y remettre en janvier, à moins qu’ils ne soient séduits par l’un des metteurs en scène les plus fins et les plus réfléchis du moment.
    L’œuvre, dirigée par William Christie, sera interprétée par l’orchestre et les chœurs des Arts Florissants, et la production est coproduite par le De Nationale Opera d’Amsterdam.
    Parmi les chanteurs, de grands noms (Ian Bostridge, Marie-Nicole Lemieux) et des noms qui commencent une belle carrière (Philippe Sly, Valer Sabadus). Pour les amoureux de ce répertoire et pour les autres c’est immanquable.

En Janvier février, au Palais Garnier, une création française de Kaija Saariaho, co-commandée par l’Opéra de Paris et plusieurs autres théâtres européens et américains (Toronto, Amsterdam, Madrid, Helsinki), sur un livret d’Ezra Pound et Ernest Fenollosa

  • Only the sounds remains, d’après deux pièces de théâtre Nô, pour 6 représentations entre le 23 janvier et le 7 février, dans une mise en scène de Peter Sellars dont on imagine ce qu’il peut en faire d’après ses dernières productions, et sous la direction d’Ernest Martínez, avec entre autres Philippe Jaroussky . Les éléments sont réunis pour un bon succès, encore faut-il savoir quand sera envisagée une reprise, c’est bien la question des créations.

En mars-avril, encore une « fausse » nouvelle production,

  • Benvenuto Cellini, d’Hector Berlioz, deuxième production de l’œuvre à l’Opéra-Bastille qui l’avait déjà présentée en 1993 dans une mise en scène de Denis Krief.
    Fausse nouvelle production (9 représentations du 20 mars au 14 avril) parce qu’on a vu ce travail (vraiment remarquable) de Terry Gilliam l’ex Monty Python, et Leah Hausman, à Londres (ENO), à Amsterdam, à Rome, et Barcelone.
    Il faut y aller c’est une production somptueuse, désopilante, inspirée du dessin animé, et qui sera notamment chantée par John Osborn, devenu référence dans le rôle, et Pretty Yende, qui a séduit Paris dans Lucia di Lammermoor, mais aussi Michèle Losier, Maurizio Muraro etc…qui sera dirigée par Philippe Jordan.

Immanquable si vous ne connaissez pas, ou si vous considérez à tort que l’œuvre est injouable. Vous en redemanderez. J’en ai rendu compte dans ce Blog (Amsterdam) .

En avril-mai une vraie nouvelle production, du 27 avril au 23 mai pour 8 représentations

  • Parsifal, de Richard Wagner. On se souvient de l’accueil houleux de la précédente production pourtant passionnante de Krzysztof Warlikowski, huée à chaque fois au troisième acte à cause de l’extrait de Allemagne année zéro  (1) de Rossellini. Pour plaire à une poignée d’imbéciles, et pour affirmer une nouvelle ligne dont on a vu les résultats, le successeur de Gérard Mortier, Nicolas Joel fit détruire la production. Stéphane Lissner se devait de proposer une nouvelle production du chef d’œuvre de Wagner, et l’a confiée à Richard Jones, un choix tiède qui devrait éviter les hurlements des effarouchés – et encore. Musicalement, avec Philippe Jordan au pupitre, et Andreas Schager, Anja Kampe, Peter Mattei, Günther Groissböck entre autres sur le plateau, ce devrait être un beau moment wagnérien. Là aussi difficilement manquable : un Parsifal quel qu’il soit réunit un public nombreux.
    (1) merci au lecteur qui m’avait signalé mon erreur sur le titre du film


En juin-juillet,
c’est au tour du répertoire russe, plutôt bien servi à Paris en général pour :

  • Boris Godunov, de Moussorgski, dans la version originale sans acte polonais, pour 12 représentations du 7 juin au 12 juillet.
    Pour l’occasion, Stéphane Lissner appelle Ivo van Hove (enfin à Paris !) comme metteur en scène et le remarquable Vladimir Jurowski en fosse (qui alternera pour 5 représentations avec Damian Iorio). La distribution réunit la fleur des chanteurs russophones, bien connus désormais, avec Ildar Abdrazakov, Boris après avoir été Philippe II la même saison, Maxim Paster (Chuiski) qu’on a vu dans la Fille de neige cette saison (en Tsar Berendei), Dmitry Golovin, Ain Anger, Elena Manistina etc…

Sans aucun doute une production intéressante, et de bon niveau, avec la curiosité vive devant la mise en scène sans doute très politique d’Ivo van Hove (décors et lumières de Jan Versweyveld).

Dernière nouvelle production, estivale de la saison, au Palais Garnier, entre le 9 juin et le 12 juillet  pour 12 représentations :

  • Don Pasquale, de Donizetti, dans une mise en scène sans nul doute échevelée de Damiano Michieletto et des décors de Paolo Fantin son compère, dirigée par Evelino Pidò, très populaire en France. Spectacle estival et (presque) touristique, très bien distribué, avec Michele Pertusi (Don Pasquale), Nadine Sierra (Norina) et Lawrence Brownlee (Ernesto), mais aussi avec l’excellent Florian Sempey. Le tout en coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden de Londres. Si on aime cette œuvre, on volera, si on adore Damiano Michieletto, le vol sera supersonique.

Dans ces dix nouvelles productions, on compte deux opéras italiens, deux grands opéras français, qui manquaient au répertoire, deux opéras contemporains, un opéra russe, un grand opéra allemand, un opéra tchèque et une œuvre baroque… sel, poivre, huiles et vinaigres divers sans oublier un peu de piment : l’Opéra de Paris en sauce diversifiée, et bien évidemment obligatoire étant donné son rôle de scène de référence. Avec des distributions et des chefs solides, et des metteurs en scènes intéressants ; pour les Wanderer qui écument les scènes européennes, il y a peu de vraies nouveautés, pour les mélomanes parisiens qui vont régulièrement à l’opéra, la saison offre de belles perspectives.

Du côté des reprises, 11 productions et 13 titres, là aussi diversifiés : une opérette (La veuve joyeuse), deux Mozart (Cosi fan tutte, La clemenza di Tito), quatre Verdi (Falstaff , Un ballo in maschera, La Traviata et Il Trovatore), un opéra français (Pelléas et Mélisande) deux soirées mixtes, l’une Hongrie/France (le château de Barbe Bleue/La voix humaine) l’autre France/Italie (L’heure espagnole/Gianni Schicchi) et un Rossini (Le barbier de Séville de Damiano Michieletto, tiroir caisse qui compense le même mois –janvier/février- une création).
Parmi les moments qui attireront les foules, trois représentations de Traviata avec Anna Netrebko, Placido Domingo et le jeune Rame Lahaj (21, 25, 28 février parmi 8 distribuées sur tout le mois avec Marina Rebeca et Charles Castronovo), le tout dirigé par Dan Ettinger. Plus classique le Trovatore de répertoire de fin de saison (jusqu’au 20 juillet) avec au moins deux dames passionnantes (Anita Rashvelishvili en Azucena et Sondra Radvanovski en Leonora) et trois ténors en alternance, Marcelo Alvarez (bof), Roberto Alagna (ah oui ! mais seulement pour deux soirs et sans les deux dames citées plus haut) et Yusif Eyvazov (ça sert d’être à la ville Monsieur Netrebko). Plus intéressant le Ballo in maschera avec les deux Amelia du moment Anja Harteros et Sondra Radvanovski, Simone Piazzola qui est un baryton intéressant et l’inévitable Marcelo Alvarez, au timbre encore magnifique, mais tellement routinier (en alternance avec Piero Pretti) , le tout dirigé par Bertrand de Billy et dans une mise en scène de Gilbert Deflo, sans grand intérêt.
Quant au Falstaff, il sera dirigé par Fabio Luisi, et c’est sans doute la reprise verdienne la plus intéressante des quatre, en tous cas la plus homogène, avec Bryn Terfel, Franco Vassallo Aleksandra Kurzak, Varduhi Abrahamyan (un peu jeune pour Quickly ?), Julie Fuchs en Nanetta et le vétéran Graham Clark en Cajus (7 représentations en octobre novembre) .
Retenons de La veuve joyeuse, en ouverture de saison, Véronique Gens, Thomas Hampson, et Alexandre Duhamel, Cosi fan tutte de Anna Teresa de Keerrsmaker qui n’avait pas trop convaincu, dont il faut retenir pour les 14 représentations la direction de Philippe Jordan pour 10 représentations (jusqu’au 8 octobre), et pour le quatuor Jacquelyn Wagner, Michèle Losier, Philippe Sly et Cyrille Dubois, la belle distribution du Pelléas de début de saison, dirigé par Philippe Jordan (5 représentations) avec Etienne Dupuis, Luca Pisaroni, Elena Tsallagova, mais aussi Anna Larsson et Franz Josef Selig.
La Clemenza di Tito, mise en scène Willy Decker et dirigée par Dan Ettinger, réunit une double distribution intéressante aussi Ramon Vargas/Michael Spyres, Amanda Majeski/Aleksandra Kurzak ou Stéphanie d’Oustrac/Marianne Crebassa pour 15 représentations (!) en novembre-décembre.
Le dyptique Bartok/Poulenc Le château de Barbe bleue/La voix humaine mise en scène de Krzysztof Warlikowski méritera le déplacement, pour revoir Hannigan, et bien entendu pour Ingo Metzmacher l’un des grands chefs du moment. L’autre dyptique, Ravel/Puccini (Heure Espagnole/Schicchi) est d’abord intéressant pour le chef Maxime Pascal, l’un des jeunes chefs français qui attirnt l’attention, et pour des chanteurs de la nouvelle génération dans la distribution des deux œuvres, Clémentine Margaine, Stanislas de Barbeyrac, Alessio Arduini, Elsa Dreisig, entre autres, sans oublier Vittorio Grigolo qui ténorisera dans Rinuccio.

Au total, une saison solide, équilibrée, diverse qui en donne pour tous les goûts, sans doute moins pimentée qu’attendu ou qu’espéré, mais qui attirera du public : 21 productions, avec cinq Verdi, deux Puccini, un Rossini et un Donizetti, deux Mozart, un Haendel, un Wagner, un Moussorgski, un Ravel, un Berlioz, un Debussy, un Lehar, un Bartók, avec aussi Saariaho et Boesmans, c’est un peu saupoudré, mais cela garde quand même de l’allure avec des distributions dignes et une dose de stars et de chefs intéressants. Pour les mises en scène, il faudrait peut-être se mettre à chercher des noms non encore vus à Paris encore, comme David Bösch ou David Hermann, Barrie Kosky ou Philipp Stölzl voire retrouver le chemin d’un Marthaler ou interpeller un Vincent Macaigne. Les autres scènes parisiennes complèteront. [wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERT HOMMAGE DÉDIÉ À PIERRE BOULEZ le 20 MARS 2016: ALUMNI-ORCHESTER DER LUCERNE FESTIVAL ACADEMY dirigé par Matthias PINTSCHER (BOULEZ, BERG, STRAVINSKY) avec WOLFGANG RIHM

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska KettererLe 6 avril 2014, le concert hommage du LFO à Claudio Abbado avait ravagé de chagrin et l’orchestre et les spectateurs du KKL. Deux ans après, à la même période à peu près, c’est à Pierre Boulez que le Lucerne Festival rend hommage.

Le renouvellement du festival de Lucerne, sous l’impulsion de Michael Haefliger, tient essentiellement à l’arrivée de ces deux immenses personnalités musicales : l’une refonda l’orchestre du festival pour succéder au Schweizerische Festspielorchester, qui avait animé les Internationalen Musikfestwochen Luzern désormais appelées Lucerne Festival, l’autre anima depuis 2003 une Académie destinée à enseigner aux jeunes musiciens la musique des XXème et XXIème siècles. Pendant qu’Abbado enflammait les concerts inauguraux du festival, en un rendez-vous annuel, Boulez travaillait avec ses jeunes avec des Master class et des programmes de concerts allant grosso modo de Mahler à nos jours, suivant le fil rouge de l’essentiel de sa carrière. Boulez passait à Lucerne un petit mois, pour l’essentiel le mois d’août et les premiers jours de septembre, et dirigeait plusieurs programmes. On le voyait souvent modestement déjeuner ou dîner au « World café », et il assistait à de nombreux concerts. En bref, il était le second pilier du festival.

Le programme du concert
Le programme du concert

C’est que Boulez – nemo propheta in patria – n’a jamais été contesté dans la sphère germanique où il demeurait et où  il fréquenta Donaueschingen et surtout Darmstadt et encore plus depuis le Ring du centenaire à Bayreuth, ami de Wieland puis de Wolfgang Wagner, ami de Barenboim aussi, mais il ne participa pas du circuit classique des chefs d’orchestres de référence : il ne fut invité que pendant la dernière partie de sa carrière un peu par les Berliner et surtout par les Wiener Philharmoniker avec qui depuis il a tissé des liens forts et fait des enregistrements qui ont marqué. Si Abbado a fait une carrière somme toute traditionnelle, même si exceptionnelle, Boulez a répondu présent à tous les niveaux de l’institution musicale, comme compositeur, comme chef, mais aussi comme organisateur, et comme conseiller. Ila été longtemps considéré comme un enfant terrible, avec des déclarations à l’emporte pièce, contre l’institution, mais a patiemment contribué et avec quelle autorité à dessiner le paysage musical français. Ce fut un agitateur d’idées, cherchant obstinément à réaliser ses projets, y compris dans le domaine de l’architecture : la  Cité de la musique lui doit beaucoup, sinon tout, et la Philharmonie aussi évidemment par ricochet; et si la “salle modulable” de Bastille (qu’il voulait à toutes forces) dont l’espace existe (une remise à décors aujourd’hui) n’a pas vu le jour, c’est par une succession de renoncements, à cause des débuts hoqueteux de l’Opéra Bastille. Boulez a utilisé tous les leviers possibles pour mener à bien ses projets et a déchaîné bien des polémiques (on se souvient de celle qui l’opposa si violemment à Michel Schneider, alors directeur de la musique au Ministère de la Culture.), mais volens nolens, c’était un phare du monde intellectuel et artistique français, et c’était sans contredit une voix de la France.

Le fait qu’Abbado et Boulez se retrouvent dans ce lieu n’est donc pas un hasard : d’ailleurs les deux personnalités se respectaient et s’estimaient. Boulez a même remplacé Abbado sur le podium du Lucerne Festival Orchestra à Carnegie Hall pour une 3ème de Mahler mémorable et Lucerne est un festival né comme creuset international,  où se retrouvent tous les grands chefs, les grands orchestres, dans la continuité de cette tradition née en 1938 sous l’impulsion d’Arturo Toscanini dans les conditions politiques que l’on sait, comme réponse humaniste à ce qui se dessinait aux temps de l’Anschluss,. Le profil du festival, sous l’impulsion de Michael Haefliger bien sûr, mais aussi d’Abbado et de Boulez, a évolué : ce n’est plus du tout un garage de luxe pour grands orchestres internationaux en tournée, il y a des conférences, des films, des concerts de tous types, musique de chambre, récitals, concerts symphoniques, à tous les heures, le matin, l’après midi, le soir, le soir tard, des concerts très chers et d’autres très accessibles et même gratuits, des résidences d’artistes, des résidences d’orchestre des master class, et trois moments annuels, le cycle piano en automne, le festival de Pâques dédié à la musique chorale et sacrée, et le festival d’été qui dure de mi-août à mi septembre et qui n’est que foisonnement musical. Ce contexte plaisait évidemment à Boulez, d’autant qu’à Lucerne, tout semble possible (enfin presque tout puis la « salle modulable » n’a pas été construite), et entre 2000 et 2011, il donna un nombre impressionnant de concerts (au moins trois programmes par session).

En deux ans, le Festival qui s’est appuyé pendant une petite quinzaine d’années sur ces deux piliers a dû tourner la page, la mort d’Abbado en 2014, et le retrait de Boulez avant sa disparition ont imposé d’autres choix. Riccardo Chailly à la tête du LFO a déjà annoncé des programmes d’une couleur très différente de ce qui précédait, tandis que s’est mise en place dans l’académie une direction bicéphale, Wolfgang RIhm comme directeur artistique et Matthias Pintscher comme directeur musical de l’orchestre « des alunni ». Boulez laisse ici un héritage, avec une rupture moindre que celle marquée par l’arrivée de Chailly au LFO : Matthias Pintscher est directeur musical adoubé de l’Ensemble Intercontemporain, fondé par Boulez, et dont les pupitres guident les jeunes de la Lucerne Festival Academy : de fait l’Ensemble Intercontemporain est un autre pilier du Lucerne Festival, incontournable quand il s’agit de musique contemporaine.

Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer
Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer

Ce concert-hommage a donc réuni une partie des jeunes qui avaient travaillé avec Boulez, venus spécialement pour l’occasion : Wolfgang Rihm a prononcé quelques mots, visiblement ému, notamment autour de la question du « faire », qui disait-il a guidé Boulez pendant toute sa vie, faire et mener à bien. Seul, sur la scène déserte, devant le pupitre du chef avec la partition ouverte, Wolfgang Rihm montrait par là la manque et le vide qui frappe le monde musical en une allocution directe, sans notes, sans grandes phrases, et avec cette simplicité qui fait les vrais pédagogues : il a cherché à définir le plus naturellement du monde ce que représentait Boulez, lui-même pédagogue exceptionnel, avec de l’émotion et sans aucun artifice. Ce fut un authentique moment qui vaut toutes les nécrologies officielles et obligées.
L’orchestre réuni est composé d’ex élèves qui ont travaillé avec Pierre Boulez au long de ces années d’académie, chaque année, le Lucerne Festival Academy donnait plusieurs concerts, l’orchestre réuni ici est une sorte de « fusion » de toutes ces années, c’est pourquoi il porte le nom d’ «Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy» et c’est aujourd’hui son premier concert.

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

La programme du concert sans entracte était un vrai résumé du répertoire de Boulez, alliant ses propres œuvres, les 3 Orchesterstücke op.6 de Berg, qu’il dirigea souvent, et le Sacre du Printemps de Stravinski.
Dans les œuvres de Boulez, l’une était « Don », extrait de Pli selon Pli, repris de « Don du poème » de Mallarmé dont il ne cite que le premier vers. Mallarmé n’est jamais loin des débats musicaux de son temps : il a inspiré Ravel, Debussy, et Boulez, et lui-même faisait partie avec Verlaine de la revue wagnérienne. En écoutant la musique de Boulez, on comprend aussi sa manière d’aborder les œuvres qu’il dirigeait : une écriture très raffinée, jouant sur les contrastes, poussant les sons jusqu’aux extrêmes avec une très grande précision et surtout une très grande clarté. Cette clarté dans la composition, on la retrouvait chez le chef d’orchestre dans la manière qu’il avait de révéler l’œuvre jusque dans ses détails, avec une rigueur notable, en évitant les complaisances. Il était beaucoup plus lyrique à la fin de sa carrière (il n’est que de comparer son Parsifal de Bayreuth dans l’enregistrement de 1971 et celui qu’il proposa entre 2002 et 2004). Il reste que cette musique difficile, est contraignante pour le spectateur : elle n’autorise pas le rêve ou l’inattention et oblige à la concentration et à l’écoute.

Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Les jeunes musiciens qui connaissent ce répertoire sont souverains tout comme Yeree Suh, magnifique soprano qui d’ailleurs chante aussi bien le répertoire baroque que contemporain (Boulez n’avait-il pas une fascination pour Gesualdo ?) qui réussit à créer un univers, avec ces mots lancés comme des sons, de loin en loin répondant aux sons métalliques de l’orchestre. Don est la dernière pièce de « Pli selon Pli » composée par Boulez, en 1989, même si elle ouvre le cycle et le choix de Pintscher d’interpréter un extrait de cette œuvre est aussi un choix sensible, celui de souligner à la fois une œuvre de vie (1957-1989), et celui de montrer en Boulez le compositeur d’un « work in progress » permanent, sur lequel il revenait sans cesse, mais aussi d’ouvrir le concert par une ouverture même, où les mots (basalte…y…écho…et …une…)lancés de loin en loin semble être autant de cailloux semés qui constituent une sorte d’armature possible, de texte du future, de texte à tisser avec la musique pour liant et pour lien. Moment de poésie, d’une très grande clarté et lisibilité, où l’hermétisme mallarméen semble s’ouvrir.
Avec les 3 Orchesterstücke de Berg, dédiés à Arnold Schönberg,  le programme nous invitait à méditer sur la longue relation intellectuelle et musicale de Boulez à Berg : trop viennois, trop nostalgique disait-il dans sa fougueuse jeunesse où il jeta quelques anathèmes sur lesquels il revint plus tard. Son compagnonnage avec Berg culminera bien sûr avec Lulu, en 1979, dont il assurera la première représentation de la version en trois actes dans l’orchestration complétée par Friedrich Cerha. Ces pièces pour orchestre sont construites presque en crescendo, jusqu’à l’expression d’un chaos final (dans Marsch, la troisième pièce) d’une rare intensité. Reigen avec son mouvement de valse semblait peut-être trop viennois à Boulez au départ, et Präludium est un lent mouvement ascendant-descendant appuyé sur les bois et les vents ; Matthias Pintscher conduit les musiciens, enthousiasmants de netteté et de précision, avec une volonté d’objectivité, laissant la musique, sombre, (qui doit tant à l’expressionnisme) se développer sans essayer de « surinterpréter », Marsch est vraiment un moment éblouissant, pas forcément lyrique ou raffiné comme le faisait Abbado par exemple, mais net, précis sans être métronomique, et d’une force marquante, presque tellurique qui n’est pas sans rappeler à certains moments l’œuvre suivante.

Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Car la première version de ces Orchesterstücke est de 1913-1914, et donc contemporaine du Sacre du Printemps. Et tout prend ainsi sens.
Le Sacre du printemps a été une pièce maîtresse du répertoire de Pierre Boulez, l’orchestre des « Alumni », fait merveille, la direction de Pintscher ne se laisse pas déborder par l’excès, comme l’œuvre s’y prête. Je me souviens de Boulez analysant la danse sacrale dans une master class il y a quelques années avec l’orchestre du Lucerne Festival Academy, demandant justement aux élèves ne ne jamais surjouer une œuvre qui s’y prête tant. L’approche de Pintscher organise le chaos et l’explosion, peut-être cela manque-t-il un tantinet de folie ou d’imagination, mais laisse jouer la musique, rien que la musique qui en l’occurrence se suffit à elle-même : le rythme est très serré, presque métronomique (cela me rappelait ce que Scherchen demandait aux musiciens dans le Boléro de Ravel, à savoir de serrer le tempo sans jamais varier, pour éviter l’effet crescendo et créer la tension jusqu’à l’insupportable) , les bois et notamment clarinette et basson sont vraiment magnifiques, bientôt rejoints par les cordes dans la première partie : après le début un peu mystérieux, avec des silences pesants, c’est bientôt l’impression de force tellurique qui domine, en cohérence avec la thématique de l’explosion dionysiaque du Printemps : on trouve à la fois une certaine noirceur, mais en même temps un éclat singulier et une certaine objectivité froide qui finalement fonctionne car elle crée une tension permanente.

Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer
Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer

La dernière pièce du concert, Mémoriale, extraite d’Explosante fixe (encore un « work in progress » boulézien avec ses versions successives sur lesquelles il ne cessa de revenir) composée au départ en 1972, comme contribution mémorielle à la mort d’Igor Stravinski, puis aussi un peu plus tard pour évoquer Bruno Maderna (mort en 1973) est une conclusion mémorielle en abyme, puisque Mémoriale est une révision proposée en 1985 pour évoquer la mémoire de Lawrence Beauregard,  flûtiste de l’Ensemble Intercontemporain qui travailla étroitement avec Pierre Boulez. Une pièce pour flûtiste soliste et huit instruments qui est mis en exergue comme pièce finale d’un concert qui aurait dû se terminer par l’explosion stravinskienne (mais Boulez lui-même aimait rompre les traditions du concert) . Et cette pièce provenant d’une œuvre évoquant Stravinski, puis Maderna,  elle-même évoquant enfin un flûtiste disparu, devient la dédicace mémorielle finale du concert en une sorte de Mémorial à Pierre Boulez lui même ; ainsi ce concert se termine-t-il par une pièce méditative, élégiaque au rythme de la flûte de Yi Wei Angus Lee, qui fut dans la Lucerne Festival Academy en 2013 et 2015 : c’est un de ces moments suspendus, aux cordes à l’extrême de la légèreté, qui font plonger en soi-même et qui constituent le plus beau des hommages. Et j’avoue y avoir pensé très fortement lors de ma visite quelques semaines après sur la tombe de Boulez à Baden-Baden.
Ce fut un moment fort, qui n’avait peut-être pas la violence émotive du concert du 6 avril 2014 dédié à Abbado, mais Abbado, bien que discret et réservé, déchaînait d’incroyables passions. Ce concert avait une vraie force intellectuelle, le programme et la couleur étaient typiquement bouléziens . Boulez lui suscitait aussi la passion polémique, mais les haines qu’il a déchaînées (encore même post-mortem, ce qui est un comble de lâcheté) ne sont que babil de médiocres.  Boulez pour moi suscitait avant tout l’admiration et la stupéfaction, et ce concert, par sa composition assez subtile était une construction : les œuvres se croisent, soit par les dates (Berg-Stravinsky) soit par le sujet (« Mémoriale »), soit aussi par les traces emblématiques: Pli selon Pli est le programme de l’avant dernier concert donné à Lucerne en 2011, et de la tournée européenne qui a suivi, et les 3 Orchesterstücke de Berg étaient au programme de son tout dernier concert au KKL. Abbado faisait sentir et pleurer, Boulez faisait penser, et donc être. Ils sont tous deux irremplaçables et ils ont tout deux fait le Lucerne Festival d’aujourd’hui.
La musique continuera sans eux, mais a perdu un peu de son odeur. [wpsr_facebook]

Baden-Baden, avril 2016
Baden-Baden, avril 2016

IN MEMORIAM PIERRE BOULEZ

Pierre Boulez
Pierre Boulez

On s’y attendait hélas, et les dernières fois que j’avais croisé Pierre Boulez (à Lucerne) il était méconnaissable, même si toujours vif et attentif. Sa disparition fait et fera l’objet de toutes les nécrologies possibles, déjà dans les tiroirs depuis quelque temps.
Je suis un peu vide ce soir…Car il est pour moi un compagnon de musique comparable à Abbado – ils s’estimaient beaucoup d’ailleurs -, comme Abbado défendant la musique d’aujourd’hui, comme Abbado chef d’orchestre exceptionnel, notamment dans Mahler, comme Abbado mêlé aux débats esthétiques et culturels de son temps, mais plus qu’Abbado actionnant les leviers institutionnels pour faire aboutir ses projets, pas toujours avec succès d’ailleurs (voir la salle modulable de la Bastille). Mais tout le monde sait cela.
Je préfère évoquer quelques souvenirs personnels puisque j’ai eu la chance de le croiser souvent, de l’accueillir pendant une semaine quand je travaillais en Allemagne et de suivre la tournée européenne du concert que l’Ensemble Intercontemporain avait répété et donné à Ludwigshafen (pour un concert organisé par BASF); il y avait entre autres au programme Von heute auf morgen de Schönberg. J’avais assisté assez fasciné à ses répétitions, et constaté son incroyable précision,  son oreille infaillible, et son exigence; mais aussi sa joie de dîner un soir avec des étudiants de l’université de Heidelberg dans un restaurant italien, car il aimait transmettre et c’était un incroyable pédagogue. Il intégra d’ailleurs comme premier musicien le Collège de France en 1976.
Boulez chef d’orchestre est étroitement associé à ma vie de mélomane puisque tout jeune encore mon premier disque classique (en dehors des inévitables valses de Strauss) fut un disque de Boulez avec l’Orchestre Philharmonique de New York. Mon premier Ring en salle, ce fut à Bayreuth de 1977 à 1980, puis il y eut neuf Lulu en 1979 à Paris, puis de passionnantes rencontres à Milan autour de Boulez compositeur où il était accueilli dans le cadre d’un cycle qui lui était consacré où il donnait des concerts et des leçons. J’étais resté ébloui d’une interprétation  de sa deuxième sonate pour piano par Maurizio Pollini. Je me souviens de magnifiques moments où il nous avait analysé et fait découvrir  Répons, laissant le public regarder sa partition, ses notes, et discutant avec tous de manière détendue, à mille lieues de l’image redoutable qu’en donnaient les médias. J’avais même à cette occasion découvert son amour des pâtes italiennes !

Une conversation avec lui m’avait frappé, et elle était un peu prémonitoire. C’était à Aix, en 2007, à l’issue d’une représentation de De la Maison des morts dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Pour moi qui vivais (et vis encore) sur le souvenir indélébile du Ring Boulez-Chéreau de Bayreuth, et de leur Lulu parisienne, c’était une intense émotion que de les voir saluer le public ensemble comme 30 ans auparavant. Il venait d’annoncer qu’il ne dirigerait plus d’opéras et je lui exprimais ma déception. Il me répondit  « qu’il se sentait un jeune homme  dans la tête» mais que « le corps ne suivait plus » ; il avait aussi exprimé le regret de ne pas avoir dirigé Meistersinger von Nürnberg et Boris Godunov et nous avions ainsi discuté à bâtons rompus, comme après un Parsifal à Bayreuth dans la mise en scène très discutée de Christoph Schlingensief, duquel il m’avait dit « qu’il valait mieux trop d’idées que pas assez ».
Le dernier souvenir que j’ose évoquer dans ce texte que je veux personnel, c’est un moment que je lui avais rappelé en riant et qui semblait l’effrayer : pendant un des étés de Bayreuth en 1977 ou 1978, les musiciens de l’orchestre lui avaient demandé de les diriger pour un concert « promenade » entre deux représentations. Pour ce concert il y avait dans le public Gwyneth Jones, il y avait Donald Mc Intyre , il y avait Patrice Chéreau, et tout le monde faisait la queue au stand des saucisses car le concert avait lieu en plein air, dans un centre de vacances à quelques kilomètres de Bayreuth, à Marktschorgast, et l’orchestre disposé devant le bar, au bord de la piscine, dirigé par Pierre Boulez donnait…les Quatre Saisons de Vivaldi…
Si les portables avaient existé, à n’en point douter c’eût fait buzz dans les chaumières mélomanes. Nous sommes quelques-uns à nous en souvenir.
Cet heureux temps n’est plus, il reste les souvenirs, les disques, les vidéos. Une des valeurs du monde s’en est allé, car il était mondialement admiré.
Il avait depuis les années soixante décidé de vivre à Baden-Baden, au cœur de cette Europe dont il était l’un des phares. Il y est mort, et nous laisse si tristes…[wpsr_facebook]

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: MOSES UND ARON d’ARNOLD SCHÖNBERG LE 20 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig
Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig

Il y a six ans Nicolas Joel en 2009 avait symboliquement ouvert son mandat par Mireille de Gounod qu’il avait lui même mise en scène, production tellement réussie qu’elle ne fut jamais reprise.

En affichant Moses und Aron de Schönberg mis en scène de Romeo Castellucci pour sa première nouvelle production, Stéphane Lissner tout aussi symboliquement annonce la couleur : c’est bien d’abord un message en quelque sorte politique avant qu’artistique, une note d’intention que Lissner adresse au public parisien. Qui s’en plaindra ? Le succès remporté par le spectacle montre quelle était l’attente du public après les années précédentes plutôt grises et sans grand intérêt.

Il faudrait sans doute s’interroger sur les raisons de ce succès. Schönberg ? J’en doute, ou alors on nous a changé le public d’opéra, dont certains considèrent que Wozzeck (1925) est inaudible. Je pense plutôt que la présence de Romeo Castellucci qui traîne une odeur sulfureuse a stimulé la curiosité. C’est toujours le même phénomène qui frappe les metteurs en scène « novateurs » : donnez-leur à travailler Schönberg et c’est un triomphe, mais donnez leur Madama Butterfly et ce sera la bronca. Castellucci dans Schönberg, aux yeux d’un certain public, cela ne dérange pas ; c’est même très cohérent.
J’ai lu je ne sais où que Moses und Aron était une pièce « contemporaine ». Elle a 82 ans…et elle a été créée il y 61 ans. Le contemporain est assez élastique, mais c’est sans doute la modernité de Schönberg qui est éternelle.
L’attente du travail de Romeo Castellucci, les nouvelles distillées habilement lors des répétitions, et notamment le fameux taureau charolais comme Veau d’or, les premières images : tout a été fait pour susciter la curiosité, et même la très récente protestation au nom du bien-être animal contre l’utilisation du taureau contribue à la réussite de la communication autour du spectacle, avec pour résultat une relative déception qu’on lit dans les compte rendus critiques sur la production. Voilà un travail apparemment classique dans son propos : pas de vidéo en direct d’une chambre d’hôpital (comme dans Orfeo), pas de carmélites (comme dans Œdipe Roi que les parisiens vont voir fin novembre). Paris, depuis le XVIIIème siècle n’aime rien tant à l’opéra que la nouveauté et le frisson, et donc ce spectacle qui n’offre apparemment que Moïse, Aaron, et le Sinaï, tout simplement (C’est à dire le texte même, j’allais dire le Verbe même) a pu décevoir les plus avides.
Écrivant ce compte rendu après la fête, c’est à dire à la fin de la série de représentations, alors que j’ai vu le spectacle à la Première, j’ai voulu en profiter pour écrire avec le recul sur ce qui me restait, après trois semaines, de la production. Quand cendres, poussières et paillettes retombent, que reste-t-il du spectacle ?

Il reste l’impression d’un grand spectacle et l’écho répété d’un très grand succès. La fortune actuelle de Romeo Castellucci qu’on semble découvrir, est assez singulière d’ailleurs, dans la mesure où ses spectacles ont parcouru l’Europe depuis la fin des années 90. Romeo Castellucci, ce sont des ambiances, c’est une volonté d’impliquer émotionnellement le spectateur par un théâtre souvent bien proche du théâtre de la cruauté d’Artaud dont Castellucci est un évident lecteur. Son Haensel et Gretel, qui reste pour moi un de ses plus grands spectacles, transformait le conte pour enfants en un cauchemar dont les enfants sortaient en larmes…

Un début laiteux ©Bernd Uhlig
Un début laiteux ©Bernd Uhlig

On retrouve chez Romeo Castellucci la volonté de construire des images puissantes, qui vont marquer le spectateur, des images esthétisantes, des lumières étranges aussi qui illustrent l’italianità du metteur en scène, à commencer par cette toute première partie dans un brouillard blanc, avec beaucoup de nuances de blanc, un blanc laiteux, qui éloigne, qui sépare, qui annihile les formes et devient évocatoire, un blanc de paradis (très souvent les représentations « publicitaires » du paradis sont blanches, avec nuages ), un blanc suggestif qui suggère la protection divine qui accompagne le peuple juif. Le blanc emblématique de l’innocence première.

Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Le mouvement parabolique de cette production, c’est le passage progressif du blanc au noir, c’est la tache noire qui va se multiplier : noir le liquide que certains pensent pétrole, d’autres encre. Noire la couleur de l’idole centrale qui frappe, noire l’eau de la piscine probatique. Le spectacle passe du blanc au noir, un spectacle qui passe du contact avec un Dieu irreprésentable à un monde qui, n’arrivant pas à se le représenter, préfère retourner à ses idoles ou les créer, c’est à dire rester monde et refuser Dieu. La question de la représentation est au centre de polémiques religieuses et civiles infinies dans le monde d’hier (les guerres iconoclastes) et celui d’aujourd’hui (inutile de faire un dessin…).

L’image blanchâtre à peine esquissée du taureau en arrière plan traduit bien visuellement la question. Entre un Dieu omniprésent et invisible, et un Dieu hic et nunc à adorer, le peuple choisit l’ici et maintenant.
La question posée par le Moses und Aron de Schönberg est bien une question presque eschatologique et la traduire à l’opéra est une opération marquée du sceau de l’impossible : où bien vous racontez l’histoire comme une aventure cinématographique, où bien vous procédez par images, par épisodes, par stations, par vignettes où peu à peu le Livre se révèle. L’histoire a été racontée au cinéma (« Les Dix Commandements ») par le cinéma hollywoodien qui faisait de l’aventure biblique une succession d’images fortes, l’enfant que j’étais a été marqué par la vision de l’ouverture de la mer rouge, ou la succession des plaies d’Egypte, ou même le Buisson ardent, puisque le film de Cecil B.de Mille montre tout. Et plusieurs années après, jusqu’au seuil de l’adolescence, j’ai été poursuivi par l’image d’un Sinaï mystérieux et menaçant : le Dieu d’Hollywood n’est pas très rassurant.
On peut choisir l’aplatissement de l’opéra belcantiste à la Rossini, qui utilise l’ouverture de la Mer Rouge comme la Tempête suprême (un motif qu’il affectionne dans sa musique, héritage des tempêtes baroques), et qui raconte une histoire parallèle à l’histoire biblique (j’adore Moïse et Pharaon, un des premiers « grands opéras », mais pas pour son utilisation de la Bible).
Schönberg, à qui l’on doit à l’opéra des formes plutôt réduites (Von heute auf morgen par exemple) se confronte là à une forme immense, qui illustre son retour au judaïsme fondateur, et qui utilise l’opéra non comme spectacle, mais comme message : Moses und Aron est, après Parsifal, un autre Bühnenweih(fest)spiel.
Peter Stein, à Amsterdam et Salzbourg en avait fait un opéra spectaculaire, lumières aveuglantes, orgie monumentale où le chœur se mettait nu (impressionnant chœur d’Amsterdam) une sorte de fête expressionniste peut-être plus marquée par les années 20 que par le message biblique lui-même, et la direction acérée, glaciale et vigoureuse de Pierre Boulez l’accompagnait. Un des spectacles les plus marquants des trente dernières années, qui a reproposé Moses und Aron sous les projecteurs (et Dieu sait qu’il y en avait dans le spectacle). Mais un spectacle qui jouait sur l’ambiguïté d’une œuvre écrite au moment de la montée du nazisme comme parole politique déviante, qui rivivifiait en  quelque sorte l’adoration des idoles païennes .

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Castellucci revient au texte, et pour tout dire, au Verbe et à sa transmission, il va proposer une expression du Divin dans sa production et sa réception et dans les rapports production-réception, qui est au fond tout le problème de l’œuvre : comment transmettre l’idée de Dieu, avec à la fois une grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, mais aussi à l’Esprit

Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig
Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig

au sens fort du terme, avec aussi des visions hyperréalistes non dénuées d’ironie ni de distance comme cette première image d’un magnétophone vieux style, d’une blancheur immaculée qui représente la voix non représentable de Dieu et dont les bandes magnétiques vont être un des motifs récurrents de la production, d’abord entourant le bras de Moïse, ensuite composants de la figure de l’idole noire adorée du peuple.
Autre motif récurrent, le totem blanc qui figure le « bâton d’airain » de Moïse, que Castellucci a déjà utilisé je crois dans un autre spectacle Go down Moses présenté au théâtre de la Ville en 2014. Un motif polysémique, comme il y en a beaucoup dans les travaux de Castellucci, dont le sens peut être reçu de manière diverse sans perdre de sa puissance, ou même ne pas être compris, comme souvent peut l’être tout signe,  notamment les signes du Divin (voir la question delphique des oracles).

Descente du bâton/serpent d'airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Descente du bâton/serpent d’airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Ainsi de ce bâton d’airain totémique,  on extrait un liquide noir (pétrole ? encre ?), en tous cas symbole de souillure qui va envahir peu à peu la scène et les personnes. Bâton qui symbolise Moïse ou Serpent maléfique : il ne peut y avoir de Loi que s’il y a souillure : la loi naît de la déviance. Et ironiquement quand ce bâton apparaît apparaissent aussi les mots “Grand anaconda” en surimpression. Les Dix Commandements sont une réponse au comportement des hommes, car si les hommes se comportaient sans souillure, ils n’en auraient pas besoin. Cette souillure noire peut être pétrole, tant ce totem semble une mécanique qui fait penser à un trépan, à une mécanique d’extraction du pétrole vu alors comme perversion, comme sang noir des Enfers (on serait proche de Castorf dans son Ring), comme substitut brutal et sans séduction de l’Or dont parle la partition mais aussi peut-être vue aussi comme encre, l’encre des écritures, mais en tous cas un liquide qui en étant nettoyé fait surgir le verbe, inscrit au sol dans les traces laissées après le nettoyage.
De même la piscine, le passage par l’eau est à la fois figure métaphorique du passage de la mer rouge, et bien entendu piscine probatique, de l’eau purificatrice,  comme elle exista aux portes de Jérusalem et figurée dans la peinture (voir San Rocco à Venise et Tintoretto), une piscine probatique dans laquelle on plonge aussi un élément rouge (vivant ?) du totem et donc dans lequel on purifie hommes et choses, mais aussi une piscine probatique dont l’eau semble noircie.
La question du sens, la question de la transmission, la question aussi de l’ambiguïté ou de l’ambivalence sont des éléments qui font parti du message . La question de la parole étant posée par Moïse lui même dès les premières répliques « Meine Zunge ist ungelenk, ich kann denken, aber nicht reden », c’est autour du Verbe que Castellucci construit son travail, des mots apparaissent en surimpression et défilent à toute vitesse, comme les chiffres qui vont jusqu’à 40, 40 jours, et 40 nuits de Moïse sur le Sinaï : la Bible est pleine de séjours de 40 jours, dans l’ancien et le nouveau Testament (40 jours entre la résurrection et l’ascension de Jésus par exemple), c’est à dire que Castellucci fait défiler des mots et des chiffres qui sont des signes « dé-chiffrables » .
Ainsi, ce travail colle-t-il aux intentions de Schönberg revenu au Judaïsme et désireux d’écrire un opéra (dont il assume, comme Wagner, parole et musique) où la parole sous toutes ses formes sera centrale, parce que la parole est ici Acte, la parole comme outil, comme effet, comme signe inintelligible, et comme action. Une parole qui dans la mise en scène de Castellucci est partout, et défile en surimpression. Schönberg compose ce qu’on pourrait appeler un « Bühnenweihspiel » un jeu scénique sacré, qui n’a rien d’un opéra au sens traditionnel, mais rien non plus d’un oratorio, qui ressemblerait plutôt à un Mystère au sens médiéval du terme. On entend la parole chantée, parlée ou psalmodiée, la parole écrite, la parole enregistrée (les bandes magnétiques) : les voix (oui, avec x) du Seigneur sont impénétrables et Moïse, son prophète (celui qui annonce la parole divine), celui dont le métier est d’annoncer, ne sait pas parler. La situation tragique de Moïse est celle d’un humain dont la charge est d’annoncer la Parole, mais incapable de la prononcer et donc d’une impossibilité de transmettre la voix du Divin sinon par un intermédiaire, une sorte d’exégète dont la fonction, de facto, atténue la Parole
D’où la question d’Aron, celui qui sait parler, mais qui ne communique pas avec l’Eternel, celui qui tient le fil de la relation aux hommes, et donc au relatif, et donc à ceux qui doivent obéir à la Loi parce qu’il l’ont sans doute déjà enfreinte. Aron parle, et mais n’est pas le « prophète », et sa parole est non plus prophétique, mais politique et comme toute parole politique, contingente. D’où à la fois la différence de vocalité (Moïse est baryton basse) et Aron et ténor, ténor comme « ténu », comme fragile (je fais moi aussi des jeux sur les mots) et qui permet, pour « tenir » le peuple, par le retour au paganisme et par le Veau d’or. Peter Stein avait insisté sur l’orgie, et sur un côté très terrestre, mais Castellucci l’évoque sans insister (quelques nus) préférant sanctuariser un corps féminin présenté aux pieds du Veau d’Or/taureau :

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

le tableau est saisissant de ce frèle corps féminin étendu aux pieds de l’énorme taureau . Le choix du taureau ne peut être gratuit. Il y a là allusion imagée aux sacrifices humains, aux jeux du cirque à Rome, au Moloch de Salammbô, c’est à dire tous les rites qui massacrent le vivant pour l’Idole, et les extrêmes de l’idolâtrie et les extrêmes de la monstruosité.  C’est tout ce que l’Éternel refuse, dès le premier Commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte… ».
Mais Castellucci ne rend rien évident et tout évocatoire, tout simplement parce que la Parole est une et ses effets multiples et ses interprétations aussi multiples que les individus singuliers qui l’entendent : ainsi l’espace est-il en permanence ritualisé et géométrique où se meuvent les personnages, ainsi de la disposition du chœur, du parcours même du Taureau, des servants vêtus de combinaisons stériles pour éviter de manier l’impur, qui pourtant est parmi nous et en nous, toujours : il n’y a de pur que par rapport à l’impur, et dans un monde où il n’y aurait que le Bien, le Bien n’existerait pas car le Bien n’existe que par rapport au Mal. D’où les visions à peine esquissées ou devinées du début du spectacle d’un monde uniforme qui ne prend forme que lorsque le noir (la souillure, le Mal) apparaît. Même si apparaît à la fin un Sinaï couvert pendant l’essentiel du spectacle sous un drap candide, un Sinaï évoqué, débarrassé de son drap et devenu montagne, devient un Sinaï concret qu’on gravit, désormais à plusieurs, comme pour se relier à Dieu, après la perdition du veau d’Or, symbole d’un après que Moïse ne connaîtra pas, et comme si enfin on allait vers le très concret, qui est lui aussi un leurre.

Toute cette complexité est présente dans un spectacle où le parcours efface résolument tout « scandale » ou toute image qui focaliserait le spectateur sur la mise en scène et non sur ce le contenu qui est dit, suggéré, évoqué :  Castellucci semble lui-même s’effacer devant une sorte d’illustration de l’impossible à illustrer, figurer ou dire. C’est un grand rituel illustratif et lustral, qui prend sens dans l’entreprise même de Schönberg. Après avoir mis en scène Parsifal, Castellucci approche de nouveau le sacré par l’évocation d’une Parole protéiforme et lointaine qui est la parole de Dieu vue par Schönberg, dans une démarche qui veut marquer les frontières de l’impossible : ce n’est pas un hasard si certains ont vu dans le Totem mécanique représentant le serpent d’Airain, une allusion à Kubrick et à 2001, Odyssée de l’Espace. Comme dans Parsifal, comme chez Kubrick, la Quête est le seul acte possible.
Boulez avec Stein proposait un Moses und Aron acéré, un peu comme Solti à l’opéra en 1973 (dans une mise en scène oubliable), Jordan avec Castellucci propose un Moses und Aron plus contemplatif, plus sage, aussi géométrique en scène qu’en fosse. Jordan a fait un travail avec l’orchestre remarquable, d’une clarté notable, d’une rigueur exemplaire ; Son approche, qui pour certains a manqué d’un peu de vie,  met en valeur chaque moment, sculpte chaque parole. Plus encore, Jordan, qui n’est pas un de mes chefs de prédilection arrive ici à relier tout ce que la musique du XXème doit au baroque, voire à la musique de la Renaissance (Boulez est passionné de Gesualdo), mais il fait aussi entendre aussi ce que cette musique peut avoir de viennois, au sens post-romantique du terme, la musique de Schönberg, n’est pas une musique en représentation, c’est une musique intellectuelle, composée, sur-composée, qui oblige à la concentration et à une écoute diffractée : l’approche de Jordan facilite ce travail car elle n’est pas théâtrale, elle est tout sauf en représentation, elle se replie, elle se soustrait elle oblige à entrer dans les méandres de la composition. En ce sens Philippe Jordan réalise pour mon goût la plus convaincante de ses approches.
Saluons aussi le travail du chœur : José Luis Basso qui vient du Liceo de Barcelone, a travaillé ici d’une manière exemplaire, le chœur de l’Opéra qui est un chœur en soi de grande qualité, a travaillé sur le phrasé, sur la diction, sur l’expression même d’une manière éblouissante.
Ce qui doit marquer une production qui affirme une orientation et se veut l’image d’une saison ou d’une nouvelle période, c’est que toutes les masses artistiques du théâtre sont au rendez-vous : ici, techniciens chœur et orchestre montrent que devant un tel défi, ils sont tous au rendez-vous (saluons les éclairages fabuleux de Castellucci, mais aussi les techniciens lumière de l’opéra). Les solistes et pas seulement les deux rôles principaux, même s’ils sont tous épisodiques, dans une telle entreprise, doivent être impeccables car dans un opéra sur la parole et le mot, ils doivent tous être irréprochables : le niveau d’un théâtre ou d ‘une représentation se voit aux petits rôles, et pas aux grands, car s’il est facile de distribuer les grands rôles, il est bien plus difficile de distribuer les rôles plus réduits, qui font pourtant la couleur de l’ensemble. Et là ils sont parfaits, Catherine Wyn-Rogers qui prête son beau mezzo sonore à la malade, Julie Davies toute jeune soprano émoulue des formations américaines, Christopher Purves, magnifique baryton qui écume les scènes dans Britten, mais aussi Nicky Spence, le tout jeune Michael Pflumm ou Ralf Lukas, qu’on voit souvent dans les représentations wagnériennes (Melot). Beaucoup sont anglo-saxons, qui en général sont formés à la diction d’une manière rigoureuse et on reste frappé par le sens du mot de chacun.
Si John Graham-Hall est un ténor qui m’a il y a quelques années vraiment séduit dans Peter Grimes, la voix semble fatiguée, et un peu voilée, si bien qu’elle semble dans Aron à la fois en harmonie avec celle de Moses et en même temps ne pas assez tranchée. Dans Aron, il faut une voix très saine, et très différenciée de Moses (Avec Boulez, c’était Chris Merritt), je verrais là dedans pourquoi pas un Vogt ou un Hymel, des voix qui séduisent, des voix suffisamment « ailleurs » pour faire la différence, pour emporter le peuple, pour jouer avec la subtilité du texte et ses insinuations. Graham Hall est un beau ténor, à la diction impeccable et à la belle présence, mais dans un rôle où la parole est maîtresse, il semble un peu trop gris.
Thomas Johannes Mayer en revanche est Moïse : il a dans Moïse la qualité de son Wanderer, une sorte de voix puissante mais un peu mate, un peu voilée, un peu fatiguée dont il joue avec génie. C’est un chanteur intelligent, un diseur de texte extraordinaire (son monologue de Wotan au deuxième acte de Walkyrie est impressionnant) , il est ici vraiment la voix qu’il faut, présente, puissante et en même temps pas spectaculaire, mais habitée par le texte, profonde, qui donne à chaque parole un poids et un sens. Un chanteur germanique de très grande tradition et de haute école. On ne voit pas qui actuellement pourrait lui disputer la palme aujourd’hui dans un rôle à la difficulté multiple qui exige en plus une très grande présence scénique. Anthologique.

Il reste à souhaiter que ce spectacle devienne un classique parisien et non un feu d’artifice unique, qu’on puisse aller s’y retremper régulièrement, il serait délétère de ne pas le reprendre assez régulièrement. Le spectacle est repris en mai prochain à Madrid dans une salle moins vaste, avec un autre chef (Lothar Koenigs), et un autre Moses (Albert Dohmen). Il serait intéressant de voir ce que devient ce vaste espace abstrait avec un rapport scène salle différent et une acoustique plus claire que celle de Bastille, très claire elle aussi, mais lointaine, qui allait d’ailleurs bien avec cette mise en scène ritualisée et abstraite, une acoustique qui fait distance. Dans un théâtre où la proximité est plus forte, il conviendrait de revoir ce travail. Mais au moins, à Madrid, pas de souci pour trouver le taureau.[wpsr_facebook]

Du blanc au noir ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir ©Bernd Uhlig

LUCERNE FESTIVAL 2015: DANIEL BARENBOIM dirige le WEST-EASTERN DIVAN ORCHESTRA le 16 AOÛT 2015 (DEBUSSY-BOULEZ-TCHAIKOVSKI)

Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Le West-Eastern Divan Orchestra est une bien belle entreprise, en ces temps troublés où la haine prévaut, dans tous les sens et dans tous les horizons. Faire de la musique n’efface pas les plaies, ne résoud pas les problèmes, mais au moins permet de reconnaître en l’autre son égal, son prochain, et permet un dialogue médiatisé par l’art, par la nécessité de produire ensemble et donc de collaborer au service d’un tiers, le compositeur. On connaît les opinions affirmées et courageuses de Daniel Barenboim sur le conflit israélo-arabe, qui se dresse contre l’absurdité de cette situation où l’on cultive tous les moyens de ne pas se parler . Il répète à l’envi cette vérité simple: les murs ne sont jamais éternels.
Il doit être difficile de trouver dans cette région des musiciens suffisamment formés, et bien des participants étudient en occident, par ailleurs, des musiciens supplétifs pour certaines pièces difficiles ne sont pas forcément originaires du Moyen Orient. On reconnaissait le flûtiste Michel Dufour, transfuge du Chicago Symphony Orchestra qui va rejoindre les Berliner Philharmoniker à partir de cette saison ou Dominic Oelze (Staatskapelle Berlin). C’est le cas dans tous les orchestres, mais ce qui compte, c’est l’affirmation d’un symbole, c’est ce cri de paix dans une période où l’irrationnel triomphe et où la peur s’insinue. N’ayez pas peur, la musique existe encore.
D’année en année, l’excellence de l’orchestre s’affirme et d’année en année, les programmes se complexifient. Pour Pierre Boulez, avant le 23 août où le Festival de Lucerne a programmé une journée hommage, Barenboim a inscrit au programme une des plus longues pièces du répertoire boulezien, Dérive II, plus longue encore que la Symphonie n°4 de Tchaïkovski au programme en deuxième partie de soirée. C’est le même concert qui a été donné à Salzbourg le 12 août dernier, avec un immense succès.
Le concert a débuté par Le prélude à l’après midi d’un faune de Debussy, mettant en exergue la flûte que nous évoquions plus haut, un Debussy que Barenboim aborde de manière nette, franche, en rien éthérée, avec une science des équilibres fabuleuse, mais travaillant sur une couleur qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : le travail sur les reprises des cordes, sur les différents niveaux a tendance à effacer les marqueurs de Debussy, mais exalter tout ce qui pourrait rappeler l’épaisseur et l’ivresse sonore wagnérienne. C’est à la fois magnifique et surprenant, Barenboim, en maître du son wagnérien, wagnérise un prélude qui par certains côtés n’est pas ici sans évoquer Tristan. Tout ce qui fait la poésie mystérieuse de la pièce n’est pas privilégié, au bénéfice d’une approche plus directe, plus sonore. L’orchestre répond parfaitement à cette sollicitation : cordes et bois sont vraiment merveilleux et sonnent avec une grande précision ; c’est une voix debussyste cependant un peu inhabituelle.

Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Dérive II, déjà donné lors d’un concert à la Philharmonie de Paris il y a quelques mois par le même orchestre, composée à l’occasion du 80ème anniversaire d’Eliott Carter (1988), dédicataire, a été créé à Milan en juin 1990, et Boulez disait aussi s’appuyer sur le travail sur la périodicité de GyorgyLigeti. La version plus longue en a été créée à Lucerne, dans la Luzerner Saal (où officie la Lucerne Festival Academy, à côté de l’auditorium du KKL ) en 2002, et comme souvent chez Boulez, les œuvres sont remises sur le métier, sans cesse in progress et une autre version ainsi  été créée à Aix en 2006.
Inscrire dans une tournée une œuvre aussi inhabituelle et difficile ne peut qu’être porté au crédit de Barenboim, dont on connaît l’amitié pour Boulez (Dérive II a été jouée par la Staatskapelle Berlin) et offre là à la fois aux jeunes musiciens de l’orchestre l’occasion de se frotter à ce répertoire plutôt rare en concert symphonique (les orchestres qui l’ont joué, à part la Staatskapelle Berlin sont tous des formations dites « spécialisées » comme l’Intercontemporain, le London Sinfonietta ou l’Ensemble Modern) et de montrer leur virutosité, et en même temps impose au public dans un programme par ailleurs plutôt classique une œuvre que la plupart des auditeurs n’auraient pas choisi au premier abord.
Il faut reconnaître que je manque de références dans ce répertoire et qu’il est difficile de faire des comparaisons. Ceux qui ont entendu Boulez avaient loué sa clarté et sa netteté : Boulez est un concis, j’ai pour ma part apprécié ce moment, très particulier, où sur un rythme assez soutenu, les instruments sont « mis en danger » parce que très exposés : il y a onze musiciens : Michael Barenboim (fils de…) plutôt discret au violon (c’est le premier violon de l’orchestre) , Yulia Deyneka est au contraire exceptionnelle à l’alto, très sollicité, très sonore et particulièrement varié.

Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

On retiendra en particulier aussi le vibraphone de Dominic Oelze, le percussionniste de la Staatskapelle Berlin et le Marimba de Lev Loftus, vraiment prodigieux, mais il faut citer tous les autres : Adi Tal, violoncelle, Emmanuel Danan, cor anglais, Jussef Eisa, clarinette, Mor Biron, basson, Sharon Polyak, cor, Michael Wendeberg, piano, et Aline Khoury, Harpe (assez étonnante elle aussi). C’est cette présence des instruments, cordes, bois et cuivre au centre, percussions sur les côtés (avec la harpe), et les systèmes d’écho et de reprise, les rythmes syncopés, les ralentis, les brutales accélérations, les “allers et retours” instrumentaux, tout cela était passionnant : la musique contemporaine oblige à la concentration, et notamment la musique de Boulez; on  se fixe sur tel ou tel instrument, exploités quelquefois jusqu’au vertige, on cherche, on est tendu. Elle requiert de la part de l’auditeur une totale disponibilité et une attention redoublée. Les jeunes instrumentistes s’en sort sortis avec tous les honneurs.

Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Barenboim adopte un tempo légèrement plus étiré (46 min), l’œuvre dure entre 42 et 45 minutes normalement, mais garde la tension exigée, notamment dans les parties les plus rapides. Il en résulte des moments explosifs, avec quelques respirations, et une redoutable précision de toute manière : Barenboim est un maître et cela se voit et s’entend.
Un maître qui a fait des siennes dans la Symphonie n°4 de Tchaïkovski. Une symphonie qui a permis, s’il était encore besoin, de donner à l’orchestre et à ses capacités l’occasion de les montrer de manière spectaculaire.
Ne pas aller chercher dans cette interprétation fulgurante la poésie et la chaleur coloriste d’un Tchaikovski “traditionnel” car cette interprétation est plus « barenboimienne » que « tchaikovskienne », ou disons, moins conforme à ce que à quoi on est habitué dans Tchaïkovski. Barenboim choisit de jouer très fort, notamment le premier mouvement particulièrement héroïque, ou très bas, fortissimissimo quand c’est fortissimo et pianissimissimo quand c’est pianissimo, c’est à dire des écarts violents, des contrastes marqués, des rythmes et des ruptures de tempo; tous les effets sont exploités au maximum: c’est ahurissant de virtuosité, c’est étonnant, c’est quelquefois phénoménal, et c’est quelquefois ailleurs, en nous prenant à revers avec des rythmes très syncopés de ballet là où on attendrait de la fluidité et une certaine légèreté (deuxième mouvement !). Le troisième mouvement est pour ma part le plus réussi, avec des pizzicati à se damner, et sans doute le plus rigoureux et maîtrisé. Le 4ème mouvement est une démonstration de virtuosité et de contrastes, d’allègements incroyables et de fortissimi écrasants. Un tremblement de terre.
J’avoue que ce n’est pas ainsi que je préfère Tchaïkovski . Ma dernière 4ème fut avec Claudio Abbado et la Orquesta Sinfónica Juvenil de Venezuela Simón Bolívar à Séville, le 2 janvier 2007 et nous sommes dans deux univers opposés, l’un aérien et d’une étonnante souplesse, l’autre tellurique, dont vous pouvez imaginer auquel va ma préférence.
Ce Tchaikovski ébouriffé et hyper démonstratif, de bateleur de génie, confirme en même temps quel orchestre magnifique peut être le West-Eastern Divan Orchestra et quel chef est Daniel Barenboim : un Tchaïkovski pareil, il fallait le faire, il fallait oser. Il a osé, et c’est aussi pourquoi on l’admire.
Triomphe total.
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Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2014-2015: DE LA MAISON DES MORTS (Z MRTVÉHO DOMU) de Leoš JANAČEK (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin): l’aigle. Prod.2011 © Monika Rittershaus

Le débat est infini : la mise  en scène est-elle une œuvre d’art et à ce titre, cette œuvre éphémère et fragile mérite-t-elle d’être conservée ? Les mises en scène d’un opéra ou d’une pièce de théâtre survivent-elles à leur auteur ?
Patrice Chéreau a été clair là-dessus : il a toujours refusé les reprises de ses spectacles qu’il ne supervisait pas. Et d’ailleurs, ceux qui ont vu ses spectacles savent que le plus souvent, il assistait à toutes les représentations alors que l’usage veut qu’après la première, le metteur en scène s’en aille vers d’autres cieux.

Ainsi donc, voilà en cause aussi bien l’Elektra de la Scala la saison dernière (mais avec l’essentiel de l’équipe de la création à Aix qui avait travaillé avec Chéreau) et cette reprise de De la Maison des Morts avec quelques autres chanteurs que ceux de la création à Aix, mais aussi une distribution un peu différente de la première présentation à Berlin d’octobre 2011.
C’est la question de l’opéra de répertoire : que reste-t-il d’un travail lorsque le metteur en scène n’est plus là pour régler les choses, et même si dans ce cas précis la présence depuis la création à Aix et à chaque reprise de Thierry Thieû Niang garantit une continuité.

Le cas Chéreau n’est pas unique, certaines mises en scène de Wieland Wagner ont survécu dans des théâtres bien après la disparition de leur auteur et on joue encore au Berliner Ensemble La résistible ascension d’Arturo Ui, dans la mise en scène d’Heiner Müller (1995) il est vrai avec encore Martin Wuttke dans le rôle titre.
Certains disent qu’il ne reste que des traces d’un travail commencé dans le cas qui nous occupe avec Pierre Boulez à Aix, et très marquant musicalement (le travail de Boulez avec Chéreau ayant une valence toute particulière étant donné leur histoire en commun) repris à Milan avec Esa Pekka Salonen, et à Berlin avec Simon Rattle, trois personnalités très ouvertes au travail théâtral, mais musicalement très différentes.
J’avoue qu’en la matière mon cœur balance: d’une part je partage l’option de Patrice Chéreau, qui protège une sorte de copyright, et plus encore, la nature de l’œuvre « mise en scène », éphémère et inscrite dans l’instant et qui bouge tout le temps, y compris si Chéreau est dans les coulisses, mais d’autre part, l’enseignant qui est en moi pense à la transmission d’un patrimoine et même si vidéo et CD conservent le témoignage du travail original, ils font du spectacle en boîte dans une fixité qui en éloigne la vie même, au contraire de la présence dans un théâtre, même en ne voyant que ce qui reste du travail et de l’œuvre, qui reste vraiment irremplaçable, je l’ai vérifié aussi bien avec Heiner Müller que Giorgio Strehler ou d’autres. Même si l’Arlecchino de Strehler vu à l’Odéon dans les années 70 reste une référence et un souvenir indépassable, les quelques quinze représentations vues au long de ces 30 dernières années, y compris après la disparition de Strehler, ont toujours été source de plaisir et de méditation, mais surtout source d’émotion. Elles rappellent combien Giorgio Strehler dont on parle moins aujourd’hui fut grand. Il fut d’ailleurs un des maîtres de Chéreau…
Ainsi, certes, le spectacle vu à Berlin n’a peut-être plus la rigueur des origines, mais il reste fort et fascinant, et ce qui le fonde est encore bien vivant et vibrant.
Alors, en 2017-18, quand ce spectacle viendra à l’Opéra de Paris, il faudra aller le voir, évidemment ! que dis-je ? il faudra s’y précipiter !
Simon Rattle n’est pas mon chef de prédilection, surtout dans le répertoire allemand romantique et post romantique. Mais c’est un chef que j’apprécie dans d’autres répertoires (XVIIIème, répertoire français, musique américaine, un certain XXème siècle mais pas Stravinski), et notamment dans Janáček. Son approche est moins tragique que celle de Boulez, moins délicate (moins moussorgskienne) que celle d’Abbado (écoutez son enregistrement DG), moins contrastée que celle de Salonen, mais plus rutilante, plus éclatante, je dirais presque puccinienne (au bon sens du terme, vu que Janáček aimait bien Puccini). Elle fouille et interroge la partition, elle met des éléments en relief qu’on n’entend pas ailleurs, elle envahit l’espace sonore (réduit) du Schiller Theater mais sans écraser. Néanmoins, dans un espace relativement intime, la présence orchestrale est forte, et couvre quelquefois un peu les chanteurs. Il reste que j’avoue avoir été séduit par ce soin apporté à la couleur : l’interprétation de Rattle est très colorée, chaleureuse, sans doute inhabituelle dans ce contexte gris voulu par Chéreau : la couleur est dans la musique. L’orchestre (la Staatskapelle Berlin, l’orchestre de Barenboim) sonne magnifiquement, les cuivres sans aucune scorie, c’est un orchestre de grande qualité avec d’ailleurs de très bons solistes (Wolfram Brandl par exemple) sans oublier le très bon chœur de la Staatsoper, (dirigé par Martin Wright).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Si Boulez avait souligné le rugueux d’une partition qu’il appelait primitive, Rattle arrondit les angles, fait de la musique quelquefois même un peu trop jolie pour ce travail de mise en scène : Boulez était dostoïevskien (qui est aussi la référence de Chéreau : revenir au texte), Rattle se laisse plus aller au son et à sa chatoyante magie, mais Dieu que c’est beau. Boulez a le sens du tragique, il a la ligne grise et douloureuse des murs de Peduzzi dans l’œil. Pas Rattle, qui préfère trouver dans cette explosion sonore et colorée une autre poésie, plus expression du rêve des âmes que de la clôture des destins.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus

C’est évident, criant, voire sublime lors du 2ème acte où la pantomime est un pur moment suspendu, sans rien du grotesque ou du cruel qu’elle pourrait revêtir. Rattle nous renvoie à des pépites de beauté. Il y a de l’espérance dans cette interprétation.

Le fait de ne pas voir le chef (la fosse est profonde) est plutôt un avantage pour se concentrer sur la mise en scène (Bayreuth sans l’auvent en quelque sorte). Et le plateau réuni est très homogène à défaut d’être éblouissant. L’œuvre exige moins des vedettes qu’une vraie homogénéité vocale car il est difficile, impossible même, de déterminer un rôle principal.
Ce n’est pas l’opéra de Janáček que je préfère, l’œuvre (créée en 1930) est puissante par le sujet, très évocateur et assez prémonitoire de ce qui se passera chez Staline (et ailleurs) quelques années plus tard,  mais dramaturgiquement moins théâtrale que d’autres comme Katia Kabanova, Jenufa ou L’affaire Makropoulos. C’est une série de moments, peu agencés entre eux, dont le fil rouge va de l’arrivée de Gorjančikov  le prisonnier politique (Tom Fox, très honorable) jusqu’à son départ, sans que cette présence continue (il accompagne bientôt Alejo qu’il protège et à qui il apprend à lire) ne soit vraiment marquante pendant le corps de l’œuvre : Janáček procède par touches, et en cela Chéreau  l’a parfaitement suivi (voir la manière dont le Pope agit, les bénédictions, la soumission, l’apparente paix face à l’horreur du lieu).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus

Le troisième acte est le plus chanté de l’œuvre, le plus dramatique sur le plan musical, le plus répétitif sur le plan dramaturgique. Mais mon préféré est le deuxième acte,  le plus spectaculaire avec la pantomime jouée par les prisonniers, moment de l’expression des fantasmes, notamment sexuels, mais plus encore authentique instant où la liberté dont ils sont privés émerge des corps, comme une sorte de Saturnale. Et Chéreau y retrouve quelque chose des motifs qu’on avait rencontrés dans Hamlet (les comédiens), en un tableau impressionnant où le jeu se déroule entre deux publics, celui du théâtre et celui sur le théâtre, dans une mise en place impressionnante de fluidité et sublime de beauté plastique et d’émotion.
Une partie de la distribution a accompagné toutes les reprises, c’est le cas de l’Alejo, toujours très prenant et émouvant d’Eric Stoklossa, déjà à Aix en 2007, moins jeune mais toujours aussi juvénile. C’est aussi à l’autre bout du spectre le cas du vétéran Heinz Zednik. D’une certaine manière, Patrice Chéreau a voulu à ce moment de la carrière renouer avec ceux qui l’avaient suivi et accompagné à Bayreuth (dans Elektra, c’était Donald Mc Intyre et Franz Mazura qui témoignaient de cette fidélité). Zednik, le vieillard, toujours saisissant, dès le début lorsqu’il essaie timidement de tendre son auge et qu’il se fait « squeezer » par les autres, sorte de fantôme qui erre pendant toute la représentation avec une incroyable présence.
Štefan Margita lui aussi depuis les origines dans cette production est un Filka toujours intense et tendu, comme Peter Straka, qu’on a toujours plaisir à retrouver. Le Šiškov de Pavlo Hunka ne fait pas oublier Pater Mattei avec Salonen à la Scala, mais défend bien le rôle, avec une voix sonore et profonde, tandis qu’on est heureux de retrouver Peter Hoare (Die Soldaten avec Bieito) , qui donne du relief à Šapkin.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Ce qui frappe toujours dans ce travail ce sont les moments de pur théâtre (la chute des ordures à la fin du 1er acte) ou le brutal « tomber » de rideau, typique de Chéreau, la délicatesse des éclairages phénoménaux de Bertrand Couderc, jamais francs, d’une infinie variété dans une infinitude de moments, de ces moments très brefs que Chéreau saisit avec une vérité voire une crudité à la limite du supportable, tandis qu’à d’autres moments émerge une indicible poésie : c’est le cas de l’aigle blessé figuré par une sorte de jouet de bois articulé, comme s’il avait été construit par les prisonniers eux-mêmes, comme une mascotte, comme un objet symbole ou une projection, porté au départ jalousement par le vieillard. L’aigle à la fin guéri s’envole : le jouet ici figure l’envol, comme s’il figurait un espoir que la réalité contredit, comme s’il en était la métaphore, alors que Gorjančikov, lui, laisse la prison, laissant les autres, Alejo, le vieillard, seuls face à un destin bouché.
Bouché comme ce décor bétonné de Richard Peduzzi, aux parois imperceptiblement mobiles qui changent l’espace et empêchent tout perspective. Même le fond quelquefois ouvert est toujours brumeux, de ces brumes que Chéreau affectionne et qui nimbent d’irréel ce monde marginal, autonome, autoréglé où la vie, la mort, le jeu, les affects, les individus passent presque sans relief particulier, un monde uniformément gris.

Au total, à être très sincère, je me demande si ce que nous investissons dans le spectacle original que nous avons vu avec Boulez en 2007 n’est pas trop médiatisé par sa direction implacable de rigueur et par l’idée préconstruite que Chéreau est mort et qu’aucun de ses spectacles ne sera comme avant. Il serait fort injuste, et faux, de dire que le spectacle ne fonctionne pas. Que Chéreau, maître en work in progress, y eût apporté des touches nouvelles, liées à de nouvelles idées, liées à de nouveaux chanteurs, sans doute. Voilà un spectacle arrêté dans son parcours, mais pas fossilisé. Chéreau n’est plus mais son spectacle vit encore. Il y a des spectacles dont le metteur en scène est bien vivant, et qui naissent fossilisés, plâtrés, empoussiérés et déjà morts.
Ça n’est pas le cas ici.
Je vous l’assure, ici c’est encore le bonheur.
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De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus

DER RING DES NIBELUNGEN (une suite de MUNICH…): DE BECKHAM À WAGNER, UNE RÊVERIE

Broomhilda c’est le nom de la femme que le héros King Schultz du dernier Tarantino (“Django Unchained”) s’est juré de retrouver…Pas étonnant que régulièrement on pense à Tarantino pour un Ring. Voilà un artiste qui saurait donner à l’histoire un autre point de vue, totalement déjanté, et totalement juste en même temps, car il est à la fois  lecteur/montreur  et  démonteur de nos mythes.
Et pourtant, ce matin c’est un autre mythe qui m’a plongé dans mon Ring.  Ce matin en effet une nouvelle m’a laissé rêveur…David Beckham arrive au Paris-Saint-Germain. C’est un footballeur, il va donc légitimement jouer au foot à Paris. Si mes occupations wagnériennes me tiennent loin des stades, je sais qui est Beckham et je sais surtout qu’il n’est plus si jeune…Mais, en ces temps d’E.P.O, tout est possible aujourd’hui.
Écoutant avec toute l’attention voulue France Inter, j’apprends qu’il arrive non pour jouer, mais pour rester sur le banc de touche, qu’il ne reste que cinq mois, que les sommes mises en jeu sont secrètes, mais vont généreusement alimenter les caisses d’associations caritatives (la star est grande: elle a l’or et n’a pas renoncé à l’amour) et qu’il va servir de produit d’appel pour faire rentrer l’Or au Paris Saint Germain. Dans le langage du jour, on appelle cela une icône…et tout cela m’a fait rêver….

Götterdämmerung Acte II

Regardez la photo ci-dessus, remplacez Siegfried par David et Victoria, ou même par David tout seul avec son beau maillot n°32 tout neuf (80€ rouge, 120€ bleu..Ne mégotons pas, il sera en bleu, comme Siegfried…) et vous avez tout le sens de la scène des Gibichungen vue par Andreas Kriegenburg à Munich:  une icône, au sens des mots du jour, c’est un outil qui sert à ramener encore plus d’or dans un milieu pourri par l’or. On aurait pu faire évoluer la star sur ce bel Euro doré, comme sur la photo. Rien qu’une opération d’image, pour faire cracher au bassinet les supporters, comme la fonction dévolue au chœur ici (téléphones mobiles, tweets etc…) et donc pour faire de l’Or.
Spontanément, tel l’inspecteur Bourrel dont les gens de ma génération connaissent le “Bon sang, mais c’est bien sûr!”, je me suis frappé la tête ce matin en écoutant cette nouvelle ridicule, en me disant “Gibichung, Gibichung!” reliant l’absurdité caricaturale que j’entendais, qui a été rabâchée toute la journée à la scène que j’avais vue le dimanche à Munich et à la manière dont sont représentés les Gibichungen.
C’est que le spectacle de Munich ne me quitte pas. Ni les images (la preuve ci-dessus), ni la musique et je parcours tel ou tel de mes Ring pour en réécouter quelques moments, pour, comme on dit, m’en payer encore une tranche: je me suis arrêté hier sur Haitink, qui n’est peut-être pas une merveille vocale (à l’époque, il y avait crise du chant wagnérien) mais que je trouve une merveille à l’orchestre (Das Rheingold! Siegfried!!).
J’ai voulu écouter l’un des moments musicaux préférés, l’acte III de Siegfried et notamment le prélude, et la musique de transition entre la scène avec Wotan et l’arrivée auprès de Brünnhilde, qui mime le feu qui s’éteint. Oh!  c’est lié à un souvenir que je ne résiste pas à raconter: en arrivant à Bayreuth, en 1978, il est environ 21h, et je vais évidemment au Festspielhaus pour respirer l’air (naturellement pur) du lieu. Et par le plus grand des hasards (je suis encore jeune dans ce lieu, je ne suis pas habitué et connais peu de traditions) je tombe sur le deuxième entr’acte de la répétition générale de Siegfried (Chéreau, Boulez, Kollo). Le bonheur! d’autant qu’il y a plein de places latérales, que les “blaue Mädchen” à l’époque sont gentilles, et qu’elles me laissent rentrer. J’écoute donc le prélude adoré (Boulez!!!), et je reste ensuite fasciné par les deux scènes qui suivent: Erda qui apparaît toute lovée au bas d’un grand rideau gris, fascinant, et l’extraordinaire jeunesse et fraîcheur du Siegfried de Kollo, dont cette saison 1978 sera la dernière apparition (farouche adversaire de la mise en scène). Puis musique de transition, et les éclairages, les effets sont tels, et accompagnent tellement la musique que la scène de ce rocher qui s’éteint, se termine dans une sorte de gris du matin qui je m’en souviens très bien diffusait une impression de froid. Je n’ai jamais oublié ce moment, ni la musique qui l’accompagnait, ni cette incroyable impression produite par l’image! Alors j’aime réécouter ces moments, qui me replongent dans ce souvenir, trace d’un moment aussi béni qu’inattendu.
Pour moi écouter un Ring, c’est à la fois replonger dans cette musique addictive qui fait qu’à peine éteints les derniers feux de l’embrasement final du Walhalla, on a envie de repartir du début, tellement on est dedans, tellement on aime, tellement on voudrait que cela ne s’arrête pas notamment dans les conditions munichoises de la semaine dernière.
J’avais eu un peu la même impression après le Faust intégral de Peter Stein en 2000, 22h de théâtre. A la fin, une seule envie, que cela recommence, tellement la musique du texte de Goethe était impossible à éliminer de la tête: Faust, c’est le Tsunami des mots.
De même quand on entre dans le tunnel wagnérien, on n’en ressort plus. Je connais des amis qui fréquentèrent assidument Bayreuth, et qui se sont lassés. Ils sont rares, ceux qui sont lassés ou blasés, et je les soupçonne d’avoir peur d’y retourner de peur de retomber dans l’addiction.
La semaine dernière, l’approche de Nagano était si claire, si bien construite que j’ai pu découvrir encore des phrases inconnues, des interventions de pupitres inattendues, des sons nouveaux, et on découvre encore et encore des trésors, dans cette musique qui fonctionne par couches successives entremêlées, où la mélodie principale se noie bientôt dans les nouvelles trouvailles (j’ai attentivement suivi la chevauchée des Walkyries cette fois!). Je ne reviens pas sur le chant exceptionnel. Je suis revenu sur un épisode de la mise en scène, que cette stupide affaire Beckham a réveillé en moi, parce que simplement, même après une semaine, ce spectacle me poursuit et je ne cesse en y pensant d’y déceler des idées superbes, comme celle de l’innocence initiale de ces jeunes figurants, qui accompagnent bien des scènes, et des scènes terribles, mais dont la présence apaise, comme si le récit ne pouvait se résoudre à être négatif et qu’il y avait toujours un espace de respiration, malgré une lecture lucide et sans concession du monde. Et puis, le Ring à lui seul est un monde: une mise en scène après l’autre et l’œuvre répond toujours “présente”, a toujours quelque chose à dire sur le monde d’hier et d’avant hier celui d’aujourd’hui. Une source intarissable de significations, d’images, de sons. Allez, courage, pour ceux qui n’ont pas connu cette expérience, allez le voir en continu, vous n’imaginez pas combien vous perdez à le voir en épisodes séparés .
J’ai jadis organisé à Milan à l’initiative du Centre Culturel Français alors dirigé par Patrice Martinet, l’actuel directeur de l’Athénée et de Paris Quartier d’été une présentation publique du Ring de Chéreau sur Laser Disc (cela venait de sortir chez Unitel ) et très grand écran, en continu de 15h le samedi à 6 ou 7h du matin le dimanche. Quelle magnifique expérience, tout prend sens et tout prend relief. J’avais appelé cela “la nuit des Tétravores” qui avait rencontré un public très nombreux, même entre 2 et 4h du matin.

Comme il faut être raisonnable et en cette année de bicentenaire Wagner/Verdi, se nourrir à l’un et à l’autre, je vais ce Week end à la Scala pour Falstaff et Nabucco, j’aime, j’adore Verdi (surtout bien dirigé, c’est rare et  bien chanté, c’est encore beaucoup plus rare) et cela va peut-être calmer mon désir de drogue wagnérienne car en ce moment je ne rêve que d’un marathon tétravore.
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