THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE BERLIN 2015-2016: ÖDIPUS DER TYRANN de SOPHOCLE/HÖLDERLIN le 18 SEPTEMBRE 2015, mise en scène de Romeo CASTELLUCCI

Angela Winkler, Jule Böwe, Iris Becher Angela Winkler, ©Arno Declair
Angela Winkler, Jule Böwe, Iris Becher
Angela Winkler, ©Arno Declair

Il y a quelques semaines je lisais une déclaration de Daniel Barenboim disant que la culture allemande était grandiose et je pensais à la réunification des deux Allemagne, où s’il y avait une similitude, c’était bien sur la question du théâtre. Le territoire de l’Est, comme le territoire de l’Ouest étaient (et sont encore, même si beaucoup ont fermé à l’Est et quelques uns à l’ouest) parsemés de théâtres. Ils se comptent par dizaines, tous avec leurs saisons et presque tous avec leurs troupes. Bien sûr on lit régulièrement dans la presse des articles sur le coût de cette immense machine que chaque ville entretient et qui mange l’essentiel du budget culturel. Mais voilà, chaque allemand a accès au théâtre, près de chez lui, et chaque théâtre est un foyer : il y brûle une braise phénoménale, la braise des planches.
25 ans de réunification et de dépenses somptuaires et indispensables n’ont pas éteint cette braise-là. Dans d’autres pays, on aurait fermé la moitié des scènes pour financer les autoroutes : il n’y a qu’à regarder les budgets culturels de nos villes en France et les menaces qui pèsent sur certaines institutions. En Allemagne, le théâtre a tenu, la culture a tenu, sans Ministère de la Culture (il y en a un, mais assez peu représentatif) mais avec des centaines de petits ministères de la Culture dans les Länder et dans les villes.
Sans beaucoup d’argent et surtout sans politique, notre Ministère de la Culture pense à la divinité tutélaire Jack Lang en ne réussissant pas à changer de modèle, mais en appauvrissant soigneusement d’année en année le modèle Lang, jusqu’à en faire l’icône que chaque ministre se trimballe, sans bien savoir comment à un moment privilégié elle a pu être miraculeuse et en ne sachant pas par quoi la remplacer.
La secousse nationale, économique, politique et culturelle qu’a constitué en Allemagne la réunification n’a pas touché aux racines du système culturel allemand, qui est lié aux territoires et aux villes, et n’a pas touché (ou si peu) à ce qui en constitue sa racine la plus profonde, avec la musique et la philosophie, le théâtre. Apprendre l’Allemagne sans apprendre son théâtre, passer le Rhin sans aller au théâtre, apprendre l’allemand sans lire de textes de théâtre, penser aux gloires allemandes sans penser à ses metteurs en scène ou à ses théoriciens de la scène, c’est passer à côté d’une part de l’identité allemande. Alors oui, le système a ses ratés, alors oui, il y a des grands théâtres qui ont peine à remplir chaque soir la salle, alors oui, il y a en Allemagne comme ailleurs quelquefois un problème de public, mais l’exigence est restée : il y a une joie profonde et une nécessité du théâtre en Allemagne, totale, irréductible.
Et la Schaubühne est un de ces lieux joyeux.
Deux soirs berlinois, et deux soirs de secousse, dans deux salles de la Schaubühne, où l’on jouait en parallèle Sophocle et Shakespeare, Castellucci et Ostermeier, Angela Winkler et Lars Eidinger.
Comment ne pas être joyeux ?
Romeo Castellucci est aujourd’hui une très grande star du théâtre international, il est parti de sa Societas Raffaello Sanzio, sise à Cesena, en Romagne, entre Bologne et Rimini. Je l’ai découvert lorsque j’ai vu son étrange et fascinant Giulio Cesare, d’après Shakespeare, dans un des théâtres de Milan au tout début des années 2000.

C’est le deuxième spectacle réalisé à la Schaubühne, le deuxième aussi lié à Hölderlin, puisque le premier était en 2013 Hyperion, Briefe eines Terroristen (Hyperion, Lettres d’un terroriste). La traduction de Sophocle pour cet Œdipe Roi est celle d’Hölderlin, à cause  d’une langue qui ne peut nous parler directement, une langue aussi éloignée nous que ne l’est l’univers tragique. C’est la coupure du monde que Castellucci cherche à imposer, la vision d’un univers complètement autre, d’un univers qui par sa singularité, nous échappe, par sa logique nous éloigne, et qui pourtant pose la question fondamentale du destin humain.
C’est ainsi que la première demi-heure du spectacle est totalement silencieuse, se déroule dans une lumière brumeuse dont on distingue à peine les formes quelquefois, dans un silence d’où émergent des silhouettes et des ombres, des bruits de décors qui glissent, de pas rapides, de respirations haletantes ou de toux, rituel du repas, travaux dans le potager, assistance dans la maladie : on entrevoit des scènes, on entrevoit des formes, on entrevoit des carmélites (qui formeront le chœur), et on rentre dans le rituel du carmel comme on entre dans le rituel tragique.
On ressent physiquement l’encadrement par la règle, l’encadrement par l’espace, quelquefois réduit, forçant à des contorsions faisant ressembler les carmélites à des haut reliefs de temples ou d’églises, coincées dans une sorte de soupirail.

Angela Winkler ©Arno Declair
Angela Winkler ©Arno Declair

La scène fondatrice est le moment où après la mort d’une sœur, la supérieure (Angela Winkler) entre dans sa cellule et découvre sous le matelas un exemplaire de l’Œdipe Roi de Sophocle et le serre dans ses bras. On entre évidemment dans une problématique voisine de celle du Nom de la Rose, à savoir la question du théâtre et du religieux, dont Castellucci propose d’unir les destins, ou les manifestations, en faisant d’Œdipe Roi une cérémonie religieuse, un jeu du Carmel : en quelque sorte, il utilise la clôture religieuse pour faire émerger le tragique du monde, vu comme cérémonie théâtrale très esthétisante, vu comme espace tragique, vue comme expiation volontaire, mais aussi à travers une sorte de douceur extraordinaire, portée par la grande Angela Winkler. La vision de Thèbes qui apparaît est cette grande salle de Carmel, vaste et blanche, vaste espace où se joue la tragédie des tragédies avec un Œdipe statufié auprès duquel Créon est prosterné, comme dans des compositions picturales d’église . On pense à l’utilisation de la tragédie racinienne par les demoiselles de Saint Cyr. Le monde tragique par sa clôture évoque ces situations d’où l’on ne sort jamais mais où la clôture même crée la liberté du héros.
Car théâtre et religion ne sont jamais bien éloignés, et le théâtre, on le sait, est dans l’antiquité une manifestation religieuse collective, un des éléments constitutifs de la religion poliade.

Castellucci va jouer sur ces données de base en interrogeant la tragédie par excellence, Œdipe Roi de Sophocle.

Ursina Landi (Ödipus) ©Arno Declair
Ursina Landi (Ödipus) ©Arno Declair

Le personnage d’Œdipe est LE héros tragique, et Œdipe est LA tragédie.
Le langage tragique n’est jamais un langage ordinaire, ni chez les grecs, ni chez les classiques français, et ni chez Hölderlin dont Castellucci choisit volontairement la traduction de Sophocle pour son éloignement d’un langage qui serait quotidien. La vie en clôture n’est pas non plus une vie ordinaire, et l’exposé du quotidien initial, réglé, activités de la vie, rituels de la vie et de la mort, montre comment le quotidien devient ritualisé et extraordinaire dans son ordinaire même.

Bernardo Arias Porras ©Arno Declair
Bernardo Arias Porras ©Arno Declair
Iris Becher © Arno Declair
Iris Becher
© Arno Declair

Par cette mise en parallèle, Castellucci va mêler tragédie grecque et icônes chrétiennes, rituel du carmel et rituel tragique, faisant des carmélites le chœur antique, faisant de Tirésias (extraordinaire Bernardo Arias Porras, halluciné et fascinant) un alias de Saint Jean Baptiste portant son agneau, et faisant de Jocaste (Iris Becher, remarquable de dignité, à la diction impressionnante) un alias de la vierge, mère et femme.
À part Bernardo Arias Porras, toute la troupe est féminine, parce que Castellucci veut éclairer la part féminine des tragiques grecs : on sait qu’en Grèce, la tragédie était jouée par des hommes (tout comme dans les drames shakespearien d’ailleurs). Castellucci renverse la tradition antique et confie la pièce aux femmes : Œdipe est joué par Ursina Landi, dont la voix m’a un peu dérangé, et qui ne m’a pas trop convaincu, même si le de questionnement obsessionnel et les réponses des uns et des autres, qui prennent une pose et qui deviennent comme autant de statues parlantes conduisant peu à peu à la vérité, devient une mise en abîme fascinante, dans la mesure où dans la tragédie, la parole est mortelle. Quand Œdipe devient nonne, elle revêt l’habit de la pénitence, qui accompagne l’expiation du crime originel : une vision très chrétienne de la tragédie œdipienne, et d’une très grande évidence.

Romeo Castellucci ©Arno Declair
Romeo Castellucci ©Arno Declair

Impressionnante aussi la vision vidéo d’un Œdipe (Castellucci lui-même, martyr du metteur en scène qui cherche à s’aveugler) s’imbibant les yeux d’un liquide lacrimogène, et soigné par un ambulancier dans une scène à la fois évocatrice de la violence du présent et de l’antique mutilation et se nettoie pour retourner à la pureté.
Christianisme et antiquité ne sont que des efforts tragiques pour retourner à un Eden perdu. Comme l’écrit Baudelaire à propos du lyrisme : « tout poète lyrique opère fatalement un retour vers l’Eden perdu ».
Comme à son habitude, Castellucci procède par images, souvent violentes, hyperréalistes, ou complètement poétiques et évocatrices (les sœurs recroquevillées dans un soupirail par exemple) et laisse le spectateur voguer ensuite pour une interprétation libre de sa proposition.

L’Œdipe Roi de Sophocle devient ainsi une question collective, interrogeant les racines de notre espace culturel, antiques et chrétiennes, une sorte d’image de culpabilité première, d’une culpabilité qui vous tombe dessus brutalement et sans qu’on l’ait ni cherchée ni voulue. N’a-t-on d’ailleurs pas dit que le Christianisme était un « platonisme pour le peuple » ?

Angela Winkler ©Arno Declair
Angela Winkler ©Arno Declair

Pour soutenir ce travail, pour lequel Romeo Castellucci s’attaque pour la première fois à l’intégralité d’un texte théâtral, sans le transformer, mais en l’éclairant d’une vision surprenante et profondément juste, des acteurs d’une très grande tension et d’une grande tenue : on a parlé de Bernardo Arias Porras, Tirésias mâle, c’est à dire l’autre, celui qui est d’ailleurs, d’un extérieur mystérieux, porteur d’une parole prophétique (et de fait, il est figuré en Saint Jean-Baptiste, le prophète) j’ai beaucoup aimé le Créon très juste de Jule Böwe, et surtout l’extraordinaire mère supérieure d’Angela Winkler, grande prêtresse de la scène germanique, à la voix douce, rassurante mais ferme, la seule humaine, dans ce monde de tableaux vivants, de cette cérémonie tragique à la fois lointaine et proche, dont on sort violemment secoué.

Romeo Castellucci est à l’honneur, cet automne à Paris, puisque, hors sa mise en scène de Moses und Aron de Schönberg (à partir du 20 octobre) à l’Opéra-Bastille, le Festival d’automne dresse son portrait, avec L’Orestie (une comédie organique), assez proche par son ambiance du Giulio Cesare que j’avais vu à Milan en décembre à l’Odéon, le premier spectacle qui attira l’attention alors qu’il était encore à Prato, Le Metope del Partenone à la Grande Halle de la Villette du 23 au 29 novembre, une vision cruelle et contemporaine de la frise du Parthénon, et cet Ödipus der Tyrann qui sera au Théâtre de la ville du 20 au 24 novembre. Courez-y, évidemment.  [wpsr_facebook]

Angela Winkler, Ursina Lardi, Jule Böwe, Iris Becher ©Arno Declair
Angela Winkler, Ursina Lardi, Jule Böwe, Iris Becher
©Arno Declair

LES WANDERUNGEN DU WANDERER: LES STATIONS de la PASSION. LA TABLE DES MATIÈRES 2013

Les 132 articles de l’année 2013

Janvier 2013 (8)

Les Troyens au cinéma (MET HD)
La succession de Sir Simon Rattle est ouverte (Actualité)
Der fliegende Holländer (Budapest)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (Bayerische Staatsoper München)
Der Ring des Nibelungen: Die Walküre (Bayerische Staatsoper München)
Der Ring des Nibelungen: Siegfried (Bayerische Staatsoper München)
Concert: Münchner Philharmoniker-Ingo Metzmacher-Michael Volle/Berg-Mahler-Pfitzner-Wagner (Philharmonie in Gasteig München)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Bayerische Staatsoper München)

Février 2013 (15)

Der Ring des Nibelungen, de Beckham à Wagner, une rêverie (Bayerische Staatsoper München)
Falstaff (Scala)
Nabucco (Scala)
La Traviata (Grand Théâtre de Genève)
Après Genève, La Traviata, promenade dans la discothèque (Grand Théâtre de Genève)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (Opéra de Paris)
Parsifal (MET-New York)
Rigoletto (MET-New York)
Théâtre: Sommergäste (Les estivants) (Schaubühne Berlin)
Concert: Gewandhausorchester-Riccardo Chailly/Mendelssohn-Schlee-Mahler (Gewandhaus Leipzig)
Sur Wolfgang Sawallisch (In memoriam)
Die Feen (Oper Leipzig)
Opéra de Paris, saison 2013-2014 (Actualité)
MET, saison 2013-2014 (Actualité)
DNO Amsterdam, saison 2013-2014 (Actualité)

Mars 2013 (12)

Remarques rêveries sur le Parsifal du MET (MET HD)
Teatro Real & Liceu Barcelona, saisons 2013-2014 (Actualité)
Das Rheingold (Grand Théâtre de Genève)
Der fliegende Holländer (Scala)
Concert: Orchestra Mozart-Claudio Abbado-Martha Argerich /Mozart-Beethoven (Lucerne Festival)
Théâtre: Phèdre (Comédie Française)
Concert: Symphonieorchester BR-Mariss Jansons/Britten (Lucerne Festival)
Concert: Symphonieorchester BR-Mariss Jansons/Beethoven-Chostakovitch (Lucerne Festival)
Concert: Staatskapelle Dresden-Christian Thielemann/Brahms (Osterfestpiele Salzburg 2013)
Concert: Staatskapelle Dresden-Christian Thielemann-Yefim Bronfman/Henze-Beethoven-Brahms (Osterfestspiele Salzburg 2013)
Parsifal (Bayerische Staatsoper München)
Parsifal (Osterfestspiele Salzburg)

Avril 2013 (11)

Der Ring des Nibelungen: Siegfried (Opéra de Paris)
Opéra National de Lyon, la saison 2013-2014 (Actualité)
Il Prigioniero/Erwartung (Opéra de Lyon)
Macbeth (Scala)
Claude (Opéra de Lyon)
Concert: Mahler Chamber Orchestra – Claudio Abbado-Martha Argerich/Beethoven-Mendelssohn (Salle Pleyel, Paris)
Théâtre: Le Misanthrope (Sivadier) Comédie de Valence
Bayerische Staatsoper, la saison 2013-2014 (Actualité)
Grand Théâtre de Genève, la saison 2013-2014 (Actualité)
Wiener Staatsoper, la saison 13-14 (Actualité)
Staatsoper Berlin/Deutsche Oper Berlin, saisons 13-14 (Actualité)

Mai 2013 (12)

Oberto conte di San Bonifacio (Scala)
Concert: Orchestra Mozart-Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino- Claudio Abbado/Wagner-Verdi-Berlioz (Teatro Comunale Firenze)
Oper Frankfurt Saison 2013-2014 (Actualité)
ROH Covent Garden et ENO, saisons 2013-2014 (Actualité)
Capriccio (Opéra de Lyon)
Der Fliegende Holländer (Staatsoper Berlin)
Le Grand Macabre (Komische Oper Berlin)
Concert: Berliner Philharmoniker-Claudio Abbado/Mendelssohn-Berlioz (Philharmonie Berlin)
Teatro alla Scala, saison 2013-2014 (Actualité)
Der fliegende Holländer (MC2 Grenoble)
Le Vaisseau fantôme ou le maudit des mers (MC2 Grenoble)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Scala)

Juin 2013 (8)

La Gioconda (Opéra de Paris)
Alexander Pereira, nouveau sovrintendente de la Scala (Actualité)
Rigoletto à Vernier (Le Lignon, Stadttheater Biel)
Die Meistersinger von Nürnberg (Amsterdam DNO)
Concert: Orchestra Mozart-Claudio Abbado/Beethoven-Mozart-Haydn-Prokofiev (Salle Pleyel, Paris)
Cosi fan tutte (Teatro Real à la TV)
Bon anniversaire Claudio (Actualité)
Interview de Claudio Abbado dans Die Zeit (Actualité)

Juillet 2013 (14)

Die Zauberflöte (Opéra de Lyon)
Concours international de Chant Toti dal Monte (Trévise)
Rienzi (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Das Liebesverbot (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Der Ring des Nibelungen, Siegfried (Münchner Opernfestspiele 2013)
Otello (Münchner Opernfestspiele 2013)
Wagnerjahr 2013, Frühwerke: quelques questions sans réponses (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Elektra (Aix 2013)
Don Giovanni (Aix 2013)
Rigoletto (Aix 2013)
Un ballo in maschera (Scala)
Don Carlo (Münchner Opernfestspiele 2013)
Boris Godunov (Münchner Opernfestspiele 2013)
Der Ring des Nibelungen, ce qu’on en dit (Bayreuth 2013)

Août 2013 (11)

Sur Regina Resnik (In memoriam)
Concert: Lucerne Festival Orchestra-Claudio Abbado/Brahms-Schönberg-Beethoven (Lucerne Festival 2013)
Tannhäuser (Bayreuth 2013)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Bayreuth 2013)
Der fliegende Holländer (Bayreuth 2013)
Concert: Percussive Planet Ensemble-Martin Grubinger/Xenakis-Bartok (Lucerne Festival 2013)
Die Meistersinger von Nürnberg (Salzburg 2013)
Concert: Lucerne Festival Orchestra-Claudio Abbado/Schubert-Bruckner (Lucerne Festival 2013)
Norma (Salzburg 2013)
Claudio Abbado nommé “Senatore a vita” (Actualité)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (version de concert) Lucerne Festival 2013

 

Septembre 2013 (12)

Orphée et Eurydice (version de concert) (Festival Berlioz)
Der Ring des Nibelungen: Die Walküre (version de concert) (Lucerne Festival 2013)
Concert: Concertgebouw-Gatti/Mahler (Lucerne Festival 2013)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (version de concert) (Lucerne Festival 2013)
Concert: Maurizio Pollini (Schönberg-Schumann-Chopin) (Lucerne Festival 2013)
Gérard Mortier limogé du Teatro Real (Actualité)
Claudio Abbado annule sa tournée au Japon (Actualité)
Arrivée anticipée de Stéphane Lissner à Paris (Actualité)
Concert: Symphonieorchester BR-Jansons-Uchida/Beethoven-Berlioz (Lucerne Festival 2013)
Concert: Symphonieorchester BR-Jansons/Mahler (Lucerne Festival 2013)
Alceste (Opéra de Paris)
Concert: Budapest Festival Orchestra-Ivan Fischer/Bartok-Dvorak (Lucerne Festival 2013)
Concert: Philharmonia Orchestra/Esa-Pekka Salonen (Lucerne Festival 2013)

Octobre 2013 (13)

Falstaff (Opéra de Budapest)
Die Soldaten-1 (Opernhaus Zürich)
Patrice Chéreau (In memoriam)
Aida (Opéra de Paris)
Les Dialogues des Carmélites-1 (Opéra de Lyon)
Les Noces de Figaro d’après Mozart (Odyssée – Eybens)
Les Dialogues des Carmélites-2 (Opéra de Lyon)
Théâtre: Lucrèce Borgia (Athénée)
Concert: ONF-Gatti/Haydn-Ravel-Tchaïkovski (TCE)
Lucerne 2014: La programmation de Pâques 2014 (Lucerne Festival)
Lucerne 2014: La programmation de l’été et de l’automne (Lucerne Festival)
Inauguration Académie Liszt de Budapest (Liszt Academy)
Die Soldaten-2 (Opernhaus Zürich)

Novembre 2013 (7)

Der fliegende Holländer (Geneva Wagner Festival, BFM-Genève)
Théâtre: L’Avare (Toneelgroep Amsterdam) (MAC Créteil)
Norma (version de concert) (Opéra de Lyon)
Théâtre: Le Conte d’hiver (MC2 Grenoble)
Elektra (Opéra de Paris)
Mémopéra, l’opéra et la mémoire (Opéra de Paris)
I Puritani (Opéra de Paris)

Décembre 2013 (9)

Die Frau ohne Schatten (1) (Bayerische Staatsoper München)
Die Frau ohne Schatten (2) (Bayerische Staatsoper München)
La Traviata (Scala)
Les contes d’Hoffmann (Opéra de Lyon)
Les Dialogues des Carmélites (TCE)
La Grande Duchesse de Gerolstein (Athénée)
Méditation sur Forza del destino (streaming)
Les Wanderungen 2013 du Wanderer (Blog Wanderer)
Le Palmarès 2013 du Blog du Wanderer (Blog Wanderer)

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THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE BERLIN 2012-2013 : SOMMERGÄSTE (LES ESTIVANTS) de Maxime GORKI (Mise en scène ALVIS HERMANIS) le 22 FÉVRIER 2013

Le décor ©Thomas Aurin, 2012

De passage à Berlin sur la route de Leipzig, j’en ai profité pour aller voir l’un des derniers spectacles produits par la Schaubühne, Sommergäste (Les Estivants) de Maxime Gorki dans une mise en scène d’Alvis Hermanis, le metteur en scène letton à qui l’on doit la production de Die Soldaten à Salzbourg en 2012, et qui fera, toujours à Salzbourg, Gawain de Harrison Birtwistle en 2013. J’ai voulu mieux entrer dans l’univers de ce metteur en scène encore très peu connu en France, mais évidemment connu dans le monde germanique.
Cette nouvelle production, qui date de décembre 2012, a été accueillie fraichement par la presse allemande, très contrastée, et qui s’est accrochée à la mémoire de la production légendaire de Peter Stein en 1974, toujours à la Schaubühne (qui n’était pas alors à Lehninerplatz) avec la génération d’acteurs d’alors, Jutta Lampe, Edith Clever, Bruno Ganz etc…) en considérant que ce travail n’était pas aussi réussi, tant sur le plan scénique qu’interprétatif.
Alvis Hermanis part de l’analyse commune que la pièce de Gorki qui date de 1904, marque une lecture de la bourgeoisie russe exténuée par l’oisiveté et l’ennui à la veille des révolutions et de la guerre et : les personnages ratiocinent, ne sortent pas de leurs petits problèmes, sont incapables de prendre une quelconque distance par rapport à eux mêmes ou même de communiquer entre eux. Eric Lacascade il y a trois ans avait essayé de dynamiser cette pièce assez bavarde, où chaque personnage prend la parole pour exposer des problèmes qui pour la plupart sont des problèmes d’enfants gâtés et aussi d’enfants ratés. Alvis Hermanis prend l’option inverse rendant l’action presque exclusivement discursive, de ces discours dits sur un ton non monocorde, mais linéaire, ce qui donne au rythme de la phrase quelque chose de lancinant, et évidemment génère une sorte d’ennui pesant qui est celui des personnages de la pièce, dont le premier, Serguei Bassov l’avocat essaie de se suicider en se pendant à des fils électriques, rate son suicide et ce faisant crée un court circuit qui éclaire tout le décor. Sa femme Varvara reste étendue pratiquement toute la pièce sur un sofa déglingué: tout se passe en effet dans un décor (de Kristine Jurjäne, somptueux, à mi chemin entre l’espace hyperréaliste et l’espace rêvé) inspiré très fortement de la Villa Fabergé de Saint Petersbourg,  une villa longtemps laissée à l’abandon, qui fut l’une des plus belles villas des années trente et qui est une villa ruine. Dans ce décor, où gisent cartons, livres, baignoire rouillée, où pendent des fils, avec au premier étage une sorte de jardin d’hiver, où les plantes grimpantes envahissent les murs, les personnages errent comme des spectres, habillés d’habits défraichis, sorte de clowns tristes, avec des pantalons trop larges, des chemises ouvertes ou carrément défaites ou déchirées, des habits signes de ce qu’ils furent et de ce qu’ils ne sont plus. Le riche industriel oncle de Souslov (appelé deux-points-Doppelpunkt-dans la traduction allemande), traine dans un caddie son argent enfermé dans des sacs plastiques . Les femmes dans ce monde à l’abandon demeurent moins négligées  que leurs maris ou amis: elles constituent un groupe assez compact, notamment pendant les deux premiers actes, qui se réunit autour du sofa, elles se touchent, se caressent, se donnent du plaisir solitaire, elles rêvent sans jamais connaître la satisfaction. Elles sont elles aussi toutes habillées de manière à peu près identique, sauf

Karelia ©Thomas Aurin, 2012

Karelia la poétesse, sœur de Bassov, toute de noir vêtue.

©Thomas Aurin, 2012

Il en résulte une sorte de rituel, des personnages qui interviennent, les uns après les autres, sur un espace où ils sont dispersés, mais pratiquement toujours en scène, ou derrière les fenêtres, ou dans le jardin d’hier suspendu, au milieu desquels circule un chien, un magnifique Golden Retriever qu’on gave de friandises et qui renifle les vieux livres poussiéreux, s’étend et dort, assiste curieux aux efforts des personnages pour se griller quelque Bratwurst: ce chien en scène tout au long de la pièce en devient presque le personnage central, le quinzième de ces Estivants qui perdent leur temps, et leur vie. Même la mort leur est impossible, tous ratent leurs tentatives pour en finir, et lorsque Warvara s’en va à la fin, avec quelques effets dans un chariot à provisions à roulette, en disant “je veux vivre” le monde reste là, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.

Le “groupe des femmes” ©Thomas Aurin, 2012
©Thomas Aurin, 2012

Dans ces personnages au total assez gris, les femmes sont dominent l’action en un groupe compact, mais sont aussi très individualisées, Warvara (Ursina Lardi) qui s’ennuie et a perdu sa vie avec son mari, Marja “la vieille” femmes engagée (Judith Engel)  dont Wlas le frère de Warvara (Sebastian Schwarz) est amoureux, Ioulia (Luise Wolfram) la libérée mangeuse d’hommes, Karelia (Eva Meckbach) la poétesse célibataire endurcie: toutes ces femmes forment une sorte de groupe compact au centre de la scène, lovées sur le sofa, pendant que les hommes les observent derrière les vitres;  mais certains moments sont particulièrement savoureux et réussis aussi chez les hommes, comme le délire amoureux de Rioumin (excellent Niels Bormann) qui danse et saute sur le lit du fond transformé en trampoline  ou lorsque Chalimow le poète impuissant (Thomas Bading) lit dans la vieille baignoire occupée aussi par un Bassov ivre qui n’a de cesse de l’interrompre.
Une fois établi que l’idée est de réunir tout ce beau monde dans le même espace: monologues et dialogues se passent en présence des autres, endormis, étendus, assis et dispersés dans l’espace décati, un espace en ruine pour des personnages en ruine, un peu comme dans Soldaten où la scène unique se divisait en espaces de jeu successifs, ici un espace unique est occupé par des personnages qui les uns après les autres interviennent. Le travail d’Hermanis est d’une rigoureuse précision dans la composition scénique: travail sur la mise en espace des groupes, aux gestes complexes, aux attitudes très construites: l’ouverture de la pièce où Bassov essaie de toucher son épouse en des gestes à la fois violents et tortueux ou les corps se mêlent et se tordent en des nœuds complexes est emblématique de ce travail très précis où chaque mouvement, chaque geste est étudié, dans son rythme, voire sa lenteur:  il en résulte une distribution très esthétisante des corps, des espaces, des mouvements, qui, je l’écrivais, fait de la pièce un grand rituel de la vacuité.
Dans une pièce dont le metteur en scène a voulu ritualiser l’ennui, pendant plus de trois heures, j’ai vu le temps passer, certes, comme tout le monde, mais voir le temps passer ne veut pas dire s’ennuyer: il y a toujours quelque chose ou quelqu’un à voir, à regarder, de petits gestes multiples, des mouvements -par exemple le jeu du chien reniflant et de Simin (Moritz Gottwald) dormant dans un coin – de chaque groupe ou de chaque personnage: le couple Doudakov et Olga chargés de chaises essayant de se toucher par chaises interposées, les personnages qui apparaissent en haut dans le jardin d’hiver, se touchant, buvant une bouteille de vin ou simplement regardant d’en haut le plateau, l’œil est à la fois concentré sur une action et dispersé par les actions des autres, toutes au même niveau et toutes totalement inutiles, répétitives, morbides, exténuantes par leur inutilité: les personnages sont des conquérants d’un inutile structurel, ou des inutiles devenus structurellement incapables de conquérir leurs rêves ou simplement leurs femmes ou leurs maris, à ces femmes assoiffées sexuellement correspondent des amants ou des hommes fatigués, impuissants, ignorant des regards qui pèsent sur eux.
Ce travail scénique d’une précision et d’une rigueur exemplaires peut effectivement à la fois désarçonner et provoquer le refus, parce qu’il montre une sorte d’ennui, d’inoccupation spiralaire qui fait toujours revenir au même point, au même geste, dans un espace immuable et défait: je me suis surpris au contraire plusieurs fois à admirer cette construction minutieuse du rien et les acteurs dont certains ont critiqué la prestation, se sont prêtés à un jeu très contraint et à une diction particulièrement contrôlée. On peut considérer que ce n’est pas un de ces travaux de théâtre qui marquent une génération, mais c’est un très beau spectacle qui révèle (ou confirme) la vitalité ou l’inventivité de ce metteur en scène qui j’espère apparaîtra prochainement sur une scène française.
En tous cas, j’ai aimé revenir à la Schaubühne, un lieu que je trouve habité, où qui aime les théâtre se sent bien, et où le public (la salle n’était pas pleine, tout en étant très bien remplie) a fait un bel accueil au spectacle (sept rappels) .
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©Thomas Aurin, 2012

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 17 avril 2012: EDOUARD II de Christopher MARLOWE (Ms en scène: Ivo VAN HOVE avec Stefan STERN, Christoph GAWENDA et Kay Bartholomäus SCHULZE)

Stefan Stern & Christoph Gawenda ©Jan Versweyveld

Ils viennent de triompher à Paris, et de passage à Berlin, j’ai voulu aller revoir cette troupe étonnante, très jeune, formée à l’école de Thomas Ostermeier dans une des nouvelles productions de la saison (première le 17 décembre 2011), Edouard II, de Christopher Marlowe,  mise en scène de Ivo van Hove, le metteur en scène du Misanthrope que le public parisien a pu voir fin mars aux ateliers Berthier. C’est l’occasion d’approfondir ma connaissance de l’univers de van Hove et de revoir certains comédiens dans des rôles radicalement différents: David Ruland, l’Oronte du Misanthrope, est Kent, le demi-frère d’Edouard, Stefan Stern, l’excellent Lucio de Mesure pour Mesure, est Edward II, Bernardo Arias Porras, le Claudio et la Mariana de Mesure pour Mesure est ici le prince Edouard, futur Edouard III.
J’ai un grand souvenir de cette pièce mise en scène en 1981 par Bernard Sobel, au théâtre de Gennevilliers, dans un dispositif où l’espace de jeu était central, comme un espace de combat, avec des gradins de chaque côté, et une impression de proximité qui renforçait la violence, Edouard II était l’immense Philippe Clevenot, Gaveston l’alors très jeune Daniel Briquet.

Christopher Marlowe

Christopher Marlowe, mort assassiné en 1593, a eu une de ces vies troubles, à la Caravage, où il affiche ses préférences pour les garçons, où il sert d’espion probablement pour chasser le catholique, il peut se permettre beaucoup de choses, parce qu’il est considéré comme le plus grand des dramaturges de l’époque: il jouit d’une grande célébrité et la célébrité est aussi l’antichambre de l’impunité. Edouard II est sa dernière pièce (1592), et reprend une chronique sur le règne du roi sodomite qui ne correspond pas forcément à la réalité, et la pièce concentre un certain nombre d’épisodes en réalité bien plus étalés dans le temps. On a coutume de penser que c’est la première pièce “homosexuelle” de la littérature, mais la notion d'”homosexualité”naîtra bien plus tard, au XIXème siècle. L’amitié entre hommes, “virile”,  ne choque pas à l’époque, bien au contraire, c’est une grande tradition depuis le “De amicitia” de Cicéron que de célébrer l’amitié, pensons à Montaigne et La Boétie, et le XVIIème siècle continue la tradition. Que cette amitié se transforme en relation physique n’est pas une question qui se pose. Ce qui est banni, depuis l’antiquité, c’est la sodomie. C’est elle que vise la très sévère loi anglaise de 1533 (de Buggery) . Peut-être Marlowe veut-il en écrivant Edouard II revenir sur cette loi, ou reprendre le débat. Il reste que, plus que par l’homosexualité ou la débauche, ce qui perd Edouard II, c’est d’utiliser son pouvoir pour promouvoir des hommes au statut social inférieur (Gaveston, Spencer): cela heurte les barons. C’est l’éternelle lutte du pouvoir royal contre les féodaux (au Moyen Âge) ou la classe nobiliaire (La Fronde en France), dont l’histoire connaît de nombreux exemples. Même si c’est cet aspect politique qui contribue à la chute d’Edouard, il faut y ajouter le rôle de la reine Isabelle (fille de Philippe le Bel), délaissée, qui va prendre amant (Roger Mortimer de Wigmore), et qui va après la mort d’Edouard régner avec son amant sur l’Angleterre, jusqu’à ce que Edouard III son fils ne fasse condamner  Mortimer à mort et n’emprisonne sa mère. C’est cette histoire qui sera la cause indirecte de la guerre de Cent ans, le stratège Edouard III revendiquant la couronne de France, comme héritier en ligne directe de Philippe Le Bel. Ceux qui ont lu “Les Rois Maudits”, de Maurice Druon, connaissent l’épisode.
Voilà donc des éléments de contexte, sur lesquels Ivo van Hove va construire un travail qui a volontairement éloigné l’idée de drame historique, mais qui a centré sa mise en scène sur la violence des relations entre les hommes: crime, sexe, sang, passion étaient la vie de Marlowe au quotidien. Van Hove va jeter le crime le sexe, le sang, la passion dans un espace unique, et va créer une alchimie du crime dans un univers clos: l’univers carcéral. La prison comme espace tragique, un espace d’où l’on ne sort pas,  où se construisent des pouvoirs de petits potentats, des complots, où l’on se bat, où l’on tue, où l’on viole, un monde “monosexuel” (il n’y a que des hommes) où les relations affectives se pervertissent et s’exacerbent. Voilà ce que nous montre Ivo van Hove, dans un spectacle puissant qui cependant ne m’a pas parlé autant que le Misanthrope.
Le dispositif scénique de Jan Versweyfeld qui crée un univers de métal glacé, limité au fond par un immense store métallique est structuré entre huit cellules, séparées par des cloisons de béton, grilles vers les spectateurs, grilles au dessus, grilles vers l’arrière scène, qui comprend à droite des douches, à gauche un équipement d’entraînement aux haltères. Au centre un corridor qui mène à la place du surveillant surélevée qui  suit tout en vidéo. Derrière, un écran vidéo, et des caméras sur l’avant scène et les côtés qui reprennent, comme dans le Misanthrope, des scènes, des visages sous un autre angle.

©Jan Versweyveld

Dans cette mise en scène  le corps a évidemment une importance particulière, corps érotisé lorsque les amants s’étreignent, se touchent, s’embrassent fougueusement: les personnages sont tantôt vêtus, tantôt en sous-vêtements, tantôt nus, sous la douche, ou recroquevillés dans ou sous leur paillasse. corps couvert de boue du roi déchu: c’est le corps dans tous ses états.

Agression de Gaveston ©Jan Versweyveld

Les affrontement verbaux ou physiques sont fréquents, violents. Dans ce monde d’hommes, la reine Isabelle est un détenu, jouée par le magistral Kay Bartholomäus Schulze, discrètement féminisé au départ, mais dont chaque geste, chaque attitude est ambiguë, et en fait une sorte de poupée aux mains de Mortimer ( Paul Herwig, excellent notamment dans son monologue suivi aussi à la caméra, qui souligne des expressions fulgurantes), de poupée qui peu à peu se met en manœuvre y compris pour re-séduire

Stefan Stern & Kay Bartholomäus Schulze ©Jan Versweyveld

Edouard (dans l’histoire, Edouard a eu tout de même un enfant d’elle, et Gaveston était marié et père). Quelques scènes sont vraiment magnifiquement cosntruites: Gaveston (Christoph Gawenda, à la fois arrogant de jeunesse et d’immaturité) et Edouard (Stefan Stern, qui porte dans la voix à la fois sa passion dévorante mais aussi sa solitude et son impuissance, une magnifique composition) se parlent se touchent se cherchent d’une cellule à l’autre avec une urgence brûlante, ou bien la bataille, sorte de mutinerie où le jeu des fumigènes et des plumes d’un oreiller qu’on a secoué donnent de la prison une sorte de paysage halluciné. Autre image magnifique, la mort dérisoire d’Edouard, corps meurtri, couvert de boue et encore désirant est vraiment saisissante, une mort d’Edouard, non pas comme dans la légende, empalé sur un pal en métal rougi au feu, mais ici poignardé, déchiré au cours d’une étreinte avec son meurtrier (les relations entre Edouard et son meurtrier sont l’objet d’un dialogue ambigu, fait de douceur, de tendresse même); les meurtres (et il y en a beaucoup) sont tous pratiqués de la même manière par le gardien de la prison (Leicester) sorte d’exécuteur des hautes œuvres qui étouffe les victimes avec un sac de plastique rouge

©Jan Versweyveld

(vision au ralenti de l’étouffement sur l’écran). La fin m’a moins convaincu, dans une sorte de vision grand-guignolesque où Isabelle est poignardée par son fils et où le sang pisse abondamment pendant que sur l’écran vidéo le gardien (le meurtrier) reprend le métro, rentre chez lui où son épouse souriante lui prépare la “pasta” (dans la réalité, il sera lui aussi trucidé pour ne pas laisser de traces) Le tout accompagné soit de musique électronique, soit de musique médiévale, dont la distance avec la scène renforce la violence ambiante.

©Jan Versweyveld

C’est un monde de clans, de soumissions, de chefs, de rivaux, de meurtres, d’ amours violentes et crues (scène de sodomie) que van Hove nous propose, comme s’il lisait dans le texte de Marlowe une sorte de message universel sur l’humanité déshumanisée ou au contraire trop humaine et débordante de faiblesse, en proie à toutes les passions qui passent, celle de la chair comme celle du pouvoir et comme celle de la mort et comme si la vision au total étouffante de cet univers carcéral en faisait une métaphore de notre univers. D’ailleurs il donne à chaque moment un titre générique, “Complot”, “Politique”,”Amour”, “Mort d’Edouard II” comme les chapitres qui s’égrèneraient d’une chronique qui venue du fond des âges.

On ne peut que souligner le jeu de chacun, la liberté corporelle, le sens du travail de troupe: il faut que les acteurs aient l’habitude de travailler ensemble pour gérer ce type de jeu. C’est un théâtre évidemment qui agresse, qui ménage peu le public et les éventuelles âmes sensibles (mais ceux qui vont voir Edouard II savent à quoi s’attendre), mais c’est aussi cette fois un théâtre un peu plus attendu. En jetant en pâture au public un tel univers, on n’a aucune surprise et c’est peut-être cela qui fait défaut au spectacle: la première partie (un peu longuette quelquefois) passée, on est tout de même dans la répétition de motifs qui deviennent à chaque fois plus âpres et plus violents, en un crescendo tendu, mais qui ne changent plus de nature. C’est ma réserve: un très bon spectacle, magnifiquement joué et imposé, mais qui ne m’a pas vraiment appris grand chose, au contraire du Misanthrope ou de Mesure pour Mesure.
On sort content, mais pas bouleversé.
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THÉÂTRE À L’ODÉON : MAß FÜR MAß (MESURE POUR MESURE) de SHAKESPEARE PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 14 avril 2012 (Ms en Scène :Thomas OSTERMEIER, avec LARS EIDINGER et GERT VOSS)

Lars Eidinger / Photo ©Arno Declair

Entre Der Menschenfeind (le Misanthrope) et Mass für Mass (Mesure pour Mesure), c’est un bien beau cadeau qu’Olivier Py a fait au public parisien, invitant la troupe de la Schaubühne, pendant ces trois semaines:  c’est bien une troupe qui a investi la scène parisienne, puisque, d’une pièce à l’autre, on retrouve quelques acteurs (Jenny König, Bernardo Arias Porras, Lars Eidinger) qui ont enchaîné les deux spectacles. Une troupe, et une individualité, Gert Voss, 71 ans, un des acteurs fétiches de Claus Peymann à Bochum d’abord, dont il fut l’inoubliable Arminius/Hermann dans Die Hermannschlacht (La bataille d’Arminius) de Heinrich von Kleist, l’un des plus grands spectacles de Peymann et du théâtre des trente dernières années en Europe, puis à Vienne où il le suivit. Il fut aussi un des acteurs préférés de Thomas Bernhard, fut enfin “Jedermann” de Hoffmansthal, à Salzbourg pendant des années, on l’a vu à Paris en janvier au Théâtre de la ville dans Einfach kompliziert de Thomas Bernhard, mise en scène de Claus Peymann, actuel directeur du Berliner Ensemble. Bref, une légende vivante du théâtre allemand, un de ces acteurs à la Bernhard Minetti qui marquent la scène une fois pour toutes. Entre Gert Voss (71 ans) et Lars Eidinger (36 ans), qui représentent deux générations d’acteurs géniaux de la scène allemande, tout le plateau de “Mesure pour Mesure” est composé d’acteurs plus jeunes, engagés  auxquels on ajoute le vétéran de la Schaubühne,  Ehrard Marggraf, 87 ans, un acteur dont la carrière s’est faite en l’Allemagne de l’Est, qui joue à la fois Escalus le conseiller prudent du duc, et la maquerelle Madame Overdone (Madame Exagérée), avec cette diction de l’allemand si extraordinaire, si fluide, si poétique, qu’on ne retrouve que chez les acteurs de cette génération.

Hans Hartwig, Bernardo Arias Porras/Photo ©Arno Declair

Dans cette pièce elle aussi “einfach kompliziert”, simplement compliquée, qui nous parle du pouvoir et de ses excès tyranniques, de la grâce, de la foi, de la radicalité religieuse, des hommes dissolus, de la relativité des sentiments, du désir et de sa violence, mais aussi des ambiguïtés des êtres et des âmes¨, qui est une comédie, mais aussi une tragi-comédie, qui quelquefois frôle la tragédie, Thomas Ostermeier a cherché systématiquement à offrir une authentique vision shakespearienne, où la parole côtoie le chant (polyphonique – tous les acteurs chantent accompagnés du chant de Carolina Riaño Gómez  de la guitare de  Kim Efert, et de la trompette de Nils Ostendorf) où le rire côtoie les larmes, où la légèreté flirte avec la violence, où la mort est toujours là, qui guette les accidents de la vie pour frapper.  Rapidement, l’histoire est apparemment assez simple: le Duc de Milan, Vincentio (Gert Voss) qui connaît le passé de Angelo, un juriste apparemment vertueux et intransigeant  qui a abandonné une femme, Mariana juste avant de l’épouser parce que sa dot n’était pas assez importante, lui confie le pouvoir pendant une absence feinte (il va observer ce qui se passe sous les habits du moine Lodovico). Angelo, tout à sa volonté radicale de tout nettoyer (il tient un jet d’eau dont il arrose toute la scène) condamne à mort le jeune Claudio pour avoir mis enceinte Juliette, sa fiancée, à la veille du mariage, au nom d’une loi qu’il exhume et qui n’était plus jusqu’alors en usage. Son ami Lucio, un jeune dépravé, pousse  Isabelle, soeur de Claudio, qui a fait vœu de chasteté et va devenir novice, à aller implorer la grâce de Claudio auprès d’Angelo. Celui tombe fou de désir pour elle et va finir par exiger qu’elle se donne à lui en échange de la vie de son frère. Mais le duc veille, et tout finira bien(?), enfin, pas si bien puisque si Claudio sera sauvé, Isabelle épousera le duc sans avoir à dire mot, et Angelo devra épouser Mariana qu’il avait refusée précédemment.
Ostermeier, en mélangeant burlesque et tragique, en demandant à ses acteurs de jouer plusieurs rôles (Claudio est aussi Mariana, Escalus Madame Exagérée, le prévôt est aussi frère Thomas) et les acteurs masculins jouant aussi des rôles féminins,  se met dans une logique qui était celle du monde élisabéthain, y compris en laissant les acteurs qui ne jouent pas à vue, comme chez Brook, laissant au centre un espace vide pour le jeu, seulement rempli par un lustre, qui est lustre ou croc de boucherie. Les acteurs sont présents en scène à peu près 15 minutes avant le début, ils sont là quand le public entre dans la salle.  Mais faisant jouer en costume modernes, il pose aussi des questions d’aujourd’hui, qui ont une particulière résonance, comment devient-on un tyran ( comme le Néron de Britannicus, monstre naissant)? Comment au nom de la vertu et de la loi peut-on être profondément inhumain et injuste (question qui s’est posée sous la Terreur en France)? Comment la foi peut-elle mener au refus de sauver un être cher? Peut-on perdre sa virginité et donc sa grâce, pour sauver la vie terrestre d’un frère, qui a pêché? Quel est le bon gouvernement? Le duc apparemment représente le bien, et Angelo le mal, mais le duc est aussi un souverain, absolu, et Angelo, un être fragile, qui doute. Ostermeier nous montre Claudio, la victime, en version christique (cheveux longs, à moitié nu, incroyablement maigre), celui qui meurt pour tous les autres et pour racheter les autres (et donc sa sœur) mais il nous montre aussi Angelo, à un moment, tête en bas, les bras en croix, offert, se poser la question du pardon. Il nous montre le duc, déguisé en moine, bien près de succomber à la tentation représentée par Lucio, mais aussi  par Isabelle (il est sensible, comme Angelo, aux mains innocentes d’Isabelle posées sur son corps). Le duc représente le compromis, le politique, Angelo représente la rigidité, jusqu’à la tyrannie, au nom d’une vertu qu’il finira par ne plus pratiquer  lui même. Il demandera à Isabelle son corps, en échange du frère, mais, tel Scarpia, ayant obtenu ce qu’il veut (ou du moins ce qu’il croit) il donnera l’ordre de sacrifier Claudio quand même, le tout en un crescendo du désir que la mise en scène souligne avec un incroyable souci du détail infime qui fait sens. Le regard d’Angelo/Eidinger la première fois qu’il sent sur son corps la main d’Isabella, les gestes gênés qui s’en suivent, la fuite éperdue, tout cela est époustouflant de précision, de justesse, d’émotion rentrée. Toutes les scènes à deux sont des moments  de tension inouie. On reste ébahi par la voix froide, sans âme, de Angelo quand il commence à nettoyer (au karcher?) la scène et le pays, puis par sa coloration, peu à peu et surtout quand le désir humain, platement humain, l’envahit jusqu’à la monstruosité. On reste ébahi par le débit plein de calme, et de douceur, d’une voix si douce qu’on se demande comment elle peut passer la rampe, de Gert Voss, lorsqu’il s’adresse à ses partenaires, mais aussi lorsqu’il s’adresse au public, avec un si confondant naturel qu’on a l’impression qu’il n’y a plus de jeu, qu’on est au delà du jeu.

Stefan Stern /Photo ©Arno Declair

On reste ébahi devant la performance du jeune Stefan Stern (le Ferdinand de Kabale und Liebe vu en janvier à la Schaubühne de Berlin), en dévoyé, viveur, qui pense par le sexe, et qui dans ses échanges avec le moine Lodovico (le duc déguisé), semble en savoir beaucoup sur les vices du duc: ment-il? dit-il le vrai? la pièce ne le dira pas avec clarté. On reste confondu par la jeune Jenny König,  qui est si frêle, et qui est si forte dans sa manière de s’opposer, à Angelo/Eidinger, mais aussi à Claudio (qui est le très jeune et très talentueux – jolies mimiques, regards si expressifs- Bernardo Arias Porras).
Dans cette boite mordorée, close ou presque conçue par le décorateur Jan Pappelbaum: le centre est occupé par un lustre auquel pend pendant bonne partie de la pièce,

Jenny König /Photo ©Arno Declair

une carcasse de porc, qu’on va dépecer, décapiter, poignarder, symbole de cette “cochonnerie” qui se déroule sous nos yeux. Et les personnages quels qu’ils soient s’y confrontent, s’y lovent, se roulent dessus. Isabelle sera violée (ou presque) par Angelo sur cette carcasse dont il maculera de sang la robe immaculée de la jeune fille.
On ne cesserait de révéler des idées, des gestes, des moments qui nous laissent interdits, mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il y a des moments ou, spectateur, j’ai été touché non plus par les personnages, mais par la pure performance de jeu, complètement bouleversé d’admiration par les uns ou les autres (et en particulier par Gert Voss, que j’ai trouvé éblouissant, un de ces acteurs charismatiques qui peuvent en 2h30 tout jouer, avec un ton multiple et une voix presque égale,  avec des modulations d’une telle variété qu’elles confondent), mais surtout par l’art théâtral en soi, qui ce soir était comme un grand opéra qui faisait tomber sur le public une chape d’émotion palpable, tant quelquefois le silence était lourd.
J’avoue qu’il est difficile de distinguer ce qui est plus étonnant des le jeu pur de cette troupe prodigieuse, ou la mise en scène: c’est peut-être l’intrication d’un travail qui a trouvé sa troupe et ses acteurs.  Thomas Ostermeier et ses acteurs laissent en tous cas  à la fin tout le système ouvert: on sort mal à l’aise, car le dénouement ne dénoue rien: Mesure pour Mesure? Mon oeil!
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Ehrard Marggraf, Gert Voss, Lars Eidinger /Photo ©Arno Declair

 

THÉÂTRE À L’ODÉON (ATELIERS BERTHIER) le 27 FÉVRIER 2012: LE MISANTHROPE/DER MENSCHENFEIND (MOLIÈRE) PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN (Ms en scène : IVO VAN HOVE, avec LARS EIDINGER et JUDITH ROSMAIR)

J’ai évidemment voulu revoir ce spectacle vu en janvier 2011 qui m’a marqué et qui m’a fait mieux découvrir le travail de Ivo van Hove. C’était le 27 février la première parisienne et le public, à part une dizaine de départs anticipés, a réagi plutôt positivement à ce Misanthrope un peu particulier. Des jeunes d’une classe criaient d’ailleurs leur enthousiasme, ce qui est plutôt sympathique. Le spectacle qui fait abondamment appel aux mythes “Apple” du jour et qui est construit sur une alternance scène et vidéo sans laquelle il ne fonctionnerait pas, se présente tel que je l’avais découvert il y a un peu plus d’un an et et tel que j’en avais rendu compte sur ce blog. Quelques remarques cependant: Lars Eidinger est toujours cet Alceste repoussant (moins cependant que dans mon souvenir à Berlin et moins que sur les photos de scène), et en même temps bouleversant avec sa voix chaude, douce, et ses crises insupportables, y compris lorsqu’il chante “Honesty” de Billy Joel, où il est vraiment exceptionnel face à Oronte. Philinte (Sebastian Schwarz) a, me semble-t-il, gagné en consistance et en profondeur par rapport à janvier 2011, il a une vraie présence apaisante qui en fait une sorte de négatif visible d’Alceste. J’ai été séduit par Jenny König (Eliante), qui campe une  Eliante toute retenue, mais toute énergique,  remarquable face à un Alceste qui l’instrumentalise: la mise en scène du rapport Eliante-Alceste est très serrée et souligne l’ambiguïté d’Alceste qui joue avec elle, authentiquement sincère, la totale insincérité en dépit qu’il en ait.
La scène entre Célimène et Arsinoé est traitée avec un jeu très précis entre la scène et le regard de la vidéo qui accentue les gros plans sur les deux personnages. Avantages du cinéma et du théâtre pour traiter deux visages d’une rare expressivité, l’un plus marqué, l’autre tendu mais jeune, deux actrices très contrôlées, dans une des scènes les plus connues de la pièce, où il n’y a pas de comique de situation, mais beaucoup plus de tension que d’habitude, dans un jeu qui engage à fond, au delà de la parole qui est pourtant essentielle dans cette scène .
Ce qui m’a frappé encore plus que la première fois, c’est justement cette tension qui court toute la pièce:  les scènes sont jouées souvent lentement, puis montent progressivement en tension jusqu’à l’explosion, explosion d’une violence de la parole, de violence entre les personnes (la scène du sonnet d’Oronte en est le modèle), violence du sexe et des rapports au corps: Alceste et Célimène bien sûr, car Célimène est un corps en permanence offert, qui semble en permanence disponible, mais aussi Alceste et Eliante, de manière encore plus violente peut-être à cause de la résistance d’Eliante qui nous mène proche du viol. Et même Arsinoé et Alceste, qu’elle poursuit, qu’elle effleure, contre qui elle se blottit. Mais aussi corps d’Alceste, sali, détruit, et pourtant encore érotisé.
Au total, une expérience forte, inhabituelle, qui montre un Alceste qui rompt tout vernis social, toute trace de rapport humain dans un choix résolu de l’autodestruction et qui finit pourtant par retrouver Célimène à la fin, dans une sorte d’isolement de la chair, puisque le rideau tombe sur leur étreinte.
Post Scriptum: le jeu sur la lance de pompiers dans la dernière scène. Lors de la représentation de Berlin, elle avait échappé des mains d’Alceste et arrosé le public et j’avais pris cela pour un accident. On retrouve exactement le même jeu, y compris sur les rires entre Alceste et Célimène, au milieu d’une scène finale plutôt grise et tendue (Eliante/Philinte d’un côté, immobiles, et Alceste/Célimène de l’autre, dans une sorte de poursuite.) . Ce n’était donc pas un accident, mais faisait partie du jeu, à moins que l’incident ait donné ensuite l’idée d’un jeu, c’est aussi possible. Mystères du théâtre…

En tous cas, de nouveau me frappent les performances d’acteurs, tous excellents, à commencer par Lars Eidinger et Judith Rosmair, et la précision extrême du travail de mise en scène, notamment le jeu sur la vidéo et le plateau, le jeu dedans/dehors, coulisses/plateau: les acteurs attendent leur scène dans un espace de loges: on est au théâtre, tout cela est un jeu sur l’apparence semble dire Ivo van Hove,  espace de jeu, espace d’attente se mélangent puisque la caméra poursuit chacun et s’en moque . J’ai été aussi fasciné par le travail sur le rythme de la parole, sur la modulation de la voix (les acteurs sont munis de micros qui amplifient légèrement): la première scène est à ce titre exemplaire, avec un Alceste tout intériorisé, qui finit par exploser avec Oronte, pour ne pas cesser ensuite de se “distancier”.
Enfin, la distance comique a largement puisé ce soir dans l’utilisation par moments d’expressions françaises (les propositions très crues d’Oronte à Célimène par exemple) qui détendent l’atmosphère et provoquent des rires, mais les moments du rire restent grinçants, tant la vision sociale qui nous est soumise est aussi proche du nous.
Je ne peux évidemment que conseiller d’aller voir ce Molière, qui montre tout de même le terreau inépuisable qu’il constitue.

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 16 janvier 2012: KABALE UND LIEBE de SCHILLER (Ms en scène Falk RICHTER)

Deux metteurs en scène de la nouvelle génération en Allemagne, Andreas Kriegenburg et Falk Richter, se sont attaqués récemment à cette pièce emblématique du Sturm und Drang et du Drame bourgeois qu’est “Kabale und Liebe” (intrigue et amour) de Schiller, qui remonte à 1784. Et ils ont eu la même approche, celle qui consiste à transposer de nos jours cette histoire a priori si datée, en accompagnant la pièce d’un continuo musical.
La production de Andreas Kriegenburg remonte à 2009, celle de Falk Richter remonte à décembre 2008. C’est cette dernière qu’il m’a été donné de voir l’autre lundi à la Schaubühne. Le plateau est entouré de pendrillons de plastique noir, le sol est fait de praticables assemblés de parquet et de plexiglas, éclairé par en dessous, à plusieurs niveaux pour mieux définir les espaces, les espaces. Au milieu, deux micros, des violoncelles posés à terre (nous sommes chez Miller, un professeur de musique), au fond, un très gros ventilateur de scène.  Un musicien (Paul Lemp) entre sur le plateau et joue de la basse à gauche et cinq violoncellistes accompagnent l’intrigue en la commentant musicalement. Pas un moment sans accompagnement musical.

Ferdinand, Luise, Wurm @Schaubühne (Jean-Paul Raabe)

L’histoire est assez simple: deux jeunes gens, Luise (Lea Draeger), fille de professeur de musique, aime Ferdinand(Stefan Stern), Major, fils du président de Walter(Thomas Bading), d’un niveau social infiniment supérieur. Le président de Walter veut marier son fils à lady Milford, maîtresse du Prince, (Judith Rosmair) ce qui ouvrirait de belles perspectives à la famille. Pour arriver à ses fins, il fait emprisonner sans raison les parents de Luise, et pour les libérer, fait forcer Luise par son secrétaire et âme damnée Wurm (le ver, en allemand)(Robert Beyer) à écrire une lettre où elle déclare qu’elle en aime un autre, Ferdinand tombe dans le piège, est désespéré, se suicide, et fait en sorte que Luise boive le poison. Quand elle comprend qu’elle va mourir, elle lui révèle la machination et la vérité, ils meurent ensemble. Cinq actes d’une œuvre à la fois sociale et passionnée, passionnelle, que Falk Richter va transposer de nos jours au moins pendant une partie de la pièce, raccourcie (seulement 1h35 linéaire) comme une montée au climax et à la crise. Nous sommes ainsi devant un couple de jeunes, explosant à la vie qu’ils respirent à pleins poumons, pendant que les parents Miller s’inquiètent (Kay Bartholomäus Schulze et Judith Engel). Conflit de génération, conflit de culture, les enfants refusent les différences sociales, au nom de l’utopie amoureuse. Mais une utopie encore fragile: Richter donne à la relation entre Lady Milford

Judith Rosmair @Schaubühne (Jean Paul Raabe)
Judith Rosmair @Schaubühne (Jean-Paul Raabe)

(la magnifique Judith Rosmair – la Célimène du Misanthrope/Menschenfeind…) et Ferdinand un parfum d’ambiguïté: un instant, il est séduit par cette femme, qui lui raconte sa jeunesse difficile et tragique, un échange physique a lieu, passionné, violent, et Lady Milford tombe réellement amoureuse. Chaque apparition de Judith Rosmair (qui est une femme superbe) irradie la scène, et elle en serait presque sous-employée dans ce rôle somme toute assez bref.

Photo Arno Declair @Schaubühne

J’ai beaucoup aimé Lea Draeger dans Luise, elle change de jeu et de personnalité à mesure que la pièce avance, la voix évolue, les mouvements, le corps évoluent et elle arrive à illustrer par son jeue le parcours de l’insouciance au drame. Quant à Stefan Stern, il joue le jeune révolté sans avoir le visage d’un jeune premier, mais une voix très ferme, bien posée, et un jeu d’une grande fraicheur. On apprécie aussi le jeu du  père Miller(l’excellent Kay Bartholomäus Schulze), un peu dépassé, un peu perdu dans cette histoire et Wurm, joué sans excès, en tous cas sans les  excès qu’on voit dans l’opéra de Verdi Luisa Miller, et avec mesure et calme, ce qui le rend encore plus inquiétant (Robert Beyer). Le drame est rythmé d’accords de basse ou de violoncelle, répétitifs, minimalistes (on dirait du Phil Glass) au volume varié selon le degré de tension. Jeux de lumière violents, avec notamment au moment du suicide un éclairage jaune qui rend très belle la scène finale. et ce ventilateur qui, lorsqu’il se met en marche, inonde du vent de la tempête les premiers rangs de spectateurs (voilà le Sturm…).
On le voit, la performance des acteurs, est comme souvent, au-delà de l’éloge, avec des moments où l’on se laisse aller à la parole schillerienne avec délices, et où l’on constate une fois de plus que l’allemand, bien dit, est une pure merveille, qui force à l’émotion. L’allemand quand il est bien dit fait immédiatement monter les larmes.
Est-ce à dire que la mise en scène aide à l’émotion? pas vraiment, une mise en scène un ton en dessous, avec des idées assez banales et un peu trop systématique pour mon goût, des points obscurs (pourquoi les acteurs sont-ils vêtus en habits du XVIIIème dans la seconde partie après avoir été en costume d’aujourd’hui?), et des excès inutiles (Ferdinand qui retourne les praticables avec violence, pour rompre la belle ordonnance parquet/plexiglas et créer le chaos) qui ont un effet plutôt inverse sur la salle remplie de jeunes et d’étudiants. On en passe pas un mauvais moment, mais à mon avis Falk Richter a raté son coup, ne donnant pas à cette production la tension voulue (sauf en de rares moments) alors qu’il fait tout pour la créer, mais c’est tellement visible que les grosses ficelles se rompent. C’est dommage, mais écouter Schiller est un tel privilège, une telle jouissance, qu’on va lui pardonner: le plaisir que le metteur en scène ne nous a pas donné, les acteurs et le texte l’ont compensé largement.