OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER le 1er MARS 2016 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: STEFAN HERHEIM)

Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP

Voir compte rendu de cette production en août 2013 à Salzbourg

J’ai vu en 2013 ce spectacle au Festival de Salzbourg, dirigé par Daniele Gatti avec une distribution contrastée et des Wiener Philharmoniker pas au mieux de leur forme. La mise en scène de Stefan Herheim ne m’avait pas vraiment convaincu. Qu’en est-il après deux ans et demi ?

Je suis un grand admirateur de Stefan Herheim dont j’ai vu beaucoup de travaux, et que je considère comme l’un des metteurs en scène les plus inventifs de la génération actuelle : c’est même son Parsifal de Bayreuth qui m’a convaincu d’ouvrir ce blog, puisque c’est mon premier compte rendu, en août 2009. C’est dire avec quelle curiosité j’avais couru à Salzbourg.
J’ai déjà souvent écrit sur Die Meistersinger von Nürnberg, et sur la difficulté à laquelle se heurte le wagnérien non allemand, face à une œuvre qui malgré ses aspects séduisants et légers (pensez-donc, une comédie !) ne se livre pas facilement et constitue même un osso duro du wagnérisme. Cette difficulté, c’est le texte, c’est le discursif, c’est même la prééminence du texte sur la musique à laquelle elle doit se soumettre, et plus généralement, dirais-je, la prééminence du plateau que la musique accompagne, comme une musique de film, ou mieux de dessin animé. Il faut lire à cet effet la page de Philippe Jordan dans le programme de salle, que je partage entièrement.

La difficulté de cet opéra sied à une composition musicale qui suit pas à pas les inflexions du texte, sans jamais les précéder, mais en les colorant, par une foule de détails dans l’instrumentation dont le but n’est pas de faire des effets, mais d’illustrer le sens du texte. C’est une innovation extraordinaire, qui va avoir de larges conséquences sur la dramaturgie musicale du futur.
D’un autre côté, les parties orchestrales sont souvent lues au départ comme un peu grandiloquentes (ouverture, final) et donc superficielles alors qu’elles ont aussi inspiré le monde symphonique post-romantique, je pense notamment au dernier mouvement de la 5ème de Mahler, dont j’ai souvent parlé en écho à ce Wagner-là.
Tout cela pour dire que je considère  aujourd’hui (après cinquante ans d’écoute, puisque c’est à 12 ans que le virus Wagner m’a envahi) Die Meistersinger von Nürnberg comme l’opéra le plus passionnant de Wagner, un vrai puits sans fonds conceptuel, et sans doute musicalement le plus accompli et sûrement le plus novateur, même s’il m’a fallu beaucoup de temps pour l’apprécier totalement et résolument, au point d’essayer de ne jamais rater une production importante aujourd’hui.
Or, et c’est un paradoxe, ce chef d’œuvre absolu est rare sur les scènes non germanophones, ou même non allemandes si l’on compte que même à Vienne, si l’on en croit les archives en ligne, l’opéra créé à Munich en 1868 a été créé à Vienne en 1955 !!  Et à Paris,  c’est à février 1989 que remonte la dernière reprise (production de Herbert Wernicke), même si on l’a jouée en version de concert 3 fois en 2003 (direction James Conlon avec d’ailleurs déjà Toby Spence en David, et Anja Harteros en Eva…). C’est un sacré investissement pour les théâtres : énormité du chœur, nombreux rôles, et orchestre à faire travailler parce que l’œuvre étant rare, les musiciens des orchestres d’opéra non allemands la connaissent mal. Toutes raisons pour y renoncer.

Je pense que ces rappels sont essentiels pour comprendre que la Première d’une nouvelle production de Die Meistersinger von Nürnberg à Paris est un grand événement, il faut donc remercier (pour une fois) Nicolas Joel de l’avoir programmé, car ce projet est un projet Nicolas Joel, prévu la saison dernière et reculé d’un an…
Depuis 2013, j’ai vu trois productions : Otto Schenk au MET, un travail archéologique d’une exactitude photographique et un peu poussiéreuse aujourd’hui, Tobias Kratzer à Karlsruhe, une très brillante réflexion sur les aventures de la lecture de l’œuvre dans le contexte d’une école de chant dédiée à Wagner, qu’il faut aller voir dès que Karlsruhe en reprogrammera la reprise, et la magnifique production d’Andrea Moses, sur l’Allemagne et sur l’humanité allemande (au sens fort), qui était un pur chef d’œuvre elle aussi, cet automne à la Staatsoper de Berlin.
Par rapport à ces deux derniers travaux, Herheim a emprunté un chemin complètement différent. Alors qu’on aurait pu (Parsifal oblige) s’attendre à un travail sur la germanité, comme l’a fait aussi Kupfer à Zürich ou les artistes cités ci-dessus (car même Schenk travaille sur une imagerie traditionnelle qui installe dans les têtes une Allemagne gentille à géraniums et colombages), Herheim part de Wagner qui fait de Nuremberg l’univers clos d’une ville idéale dont l’Art est la raison d’exister, une république de Platon dont les artistes seraient les fers de lance, mais il en décale l’imagerie, en créant un univers à part, ni idéal ni utopique, mais référencé à l’enfance et aux films de Walt Disney, c’est à dire un univers tout aussi clos et détaché des contingences, qui permet en même temps toutes les libertés et les initiatives, dominé par l’idée de comédie, voire de comédie musicale.
Pour donner une logique à ce parti pris, Stefan Herheim en fait le rêve d’un Sachs-Wagner, pressuré par les affres de la création…des Meistersinger.  L’idée est intelligente, bien réalisée et filée, mais…l’œuvre est longue l’option ne tient pas la distance, notamment au deuxième acte et malgré les idées et le décor extraordinaires d’Heike Scheele.
Au troisième acte, on revient au monde réel, au monde des souvenirs, au monde des choix difficiles, des renonciations : le troisième acte, c’est celui doux amer où Strauss et Hoffmannsthal puiseront leur maréchale, c’est celui d’un quintette d’où ils tireront le trio final d’un Rosenkavalier, né ainsi au cœur des géraniums de Nuremberg. Mais si les renonciations marquent la fin de toutes les illusions du réel, elles sont aussi les marques qui suscitent la création poétique, qui marquent la fin des pères et le futur des fils. Sachs aide Walther à « tuer le père » pour être lui même, un Walther qui finit par songer aussi à « tuer » les Maîtres ou à les fuir, une option qu’avait embrassé jadis à Genève (Harteros/Vogt/Spence/Dohmen) la très belle mise en scène de Pierre Strosser. C’est peut être la fin des illusions humaines mais le début du poétique qui peut naître et se développer : c’est le sens d’un final carnavalesque particulièrement bien réglé, sorti de l’imagination de Sachs, qui peut enfin créer, pour transfigurer sa vie, ses souffrances et ses regrets.

Début Acte I, rideau, video, décor  ©Vincent Pontet/ONP
Début Acte I, rideau, video, décor ©Vincent Pontet/ONP

Incontestablement, ce travail est bien fait, magnifiquement réalisé techniquement, notamment le jeu de la vidéo initiale et la transformation de l’espace scénique en monde à la Gulliver, où le secrétaire est l’église, où les livres géants racontent les histoires géantes de la mythologie allemande (Des Knaben Wunderhorn), où l’armoire est l’échoppe de Sachs et le vaisselier la maison de Pogner.

Acte I sc I  ©Vincent Pontet/ONP
Acte I sc I ©Vincent Pontet/ONP

Mais voilà, à transposer l’histoire dans un univers différent, mais en la proposant telle quelle, elle semble perdre au passage quelque chose de sa séduisante complexité. L’option soutenue à bout de bras court le risque de tourner court : il est difficile tout ensemble de faire converger le rêve qui va précéder le processus créatif et faire naître l’œuvre, de construire un univers très spécifique partagé par le spectateur, qui est l’univers bon enfant (encore que les loups et les Chaperons rouges…) des contes de fées , de traiter la comédie et presque seulement la comédie, et de se contenter de semer quelques cailloux blancs pour élargir le propos : présence continue des livres, partout (les références intellectuelles et les sources !) présence du théâtre à travers la petite scène de guignol qui jamais ne change de proportions, présence d’un jeu de construction qui construit une Nuremberg d’enfant, et surtout fermée, à l’intérieur de murs, présence du monde de l’enfance comme référence idéale d’un jeu souriant, une sorte de Nuremberg maison de Poupée où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil (comme la tentative de réconciliation, à l’initiative de Beckmesser que Sachs volontairement écarte, pour retourner dans la communauté).

Acte II  ©Vincent Pontet/ONP
Acte II ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela colore d’une manière malgré tout uniforme et finit par décevoir car l’impression s’impose que l’inventivité s’épuise, chez un metteur en scène qui est habituellement une explosion permanente d’images et d’idées. C’est net au deuxième acte, languissant, où même la farandole des contes de Grimm, certes amusante, qui remplace le traditionnel charivari déçoit, et où il ne se passe pas grand chose, parce que le parti pris empêche évidemment Eva d’être (trop) provocante, Sachs trop amoureux, et fait de Walther une poupée de cire. Tout ce qu’il y a de désir, rentré ou non, de dépit, d’espoir, de provocation est sinon évité, du moins très allégé, à peine suggéré, tout comme d’ailleurs au dernier acte. Dans sa volonté de faire un travail sur la comédie, Herheim jette des signes, au lieu de montrer les petits drames des êtres. Signes dès le premier acte :  Walther charme par son chant la compagnie, comme le Glockenspiel dans Zauberflöte, mais aussi comme le chant d’Orphée, les maîtres se mettent à danser à la manière des ensembles de musical à l’américaine, et bien sûr Beckmesser prend peur : cette musique sans règles est dangereuse parce qu’elle a prise directe sur l’auditeur et qu’elle n’est plus médiatisée par les Maîtres. Autre signe à peine perceptible, le jeu d’Eva qui minaude auprès de Sachs au deuxième acte, signe encore le tiraillement physique de Sachs entre Walther et Eva au troisième ou signe enfin le portrait d’Eva dissimulé sous un linge au centre de la pièce.

Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela est dit, montré mais en même temps effleuré, fugué et jamais fouillé, tandis que du bon gros humour parsème la production, qui tombe souvent sur Beckmesser, qui fait des acrobaties pour marquer les fautes, qui met son texte dans son haut de chausses qui tombe. Paradoxalement, la pantomime du troisième acte où Beckmesser pénètre dans la maison de Sachs à son insu et où il cherche un texte, ne va pas assez loin pour mon goût : la musique de Wagner impose et commande les mouvements du personnage avec une exagération démonstrative. Dans la mise en scène, les mouvements effectués sur le plateau, restent trop timides et ne traduisent pas jusqu’à l’absurde l’exagération comique, comme la musique l’y invite : il faut là à mon avis mimer Gros-Minet cherchant Titi, car on est dans la pure caricature.

Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Beckmesser par son costume même est la caricature du rabat-joie : dans un monde incroyablement coloré, aux costumes chamarrés, seul Beckmesser est en noir : il représente ce monde réglé que Sachs voudrait casser, la frustration, mais aussi la Tartufferie ; c’est un peu la même opposition que construit Kasper Holten dans l’autre « Grosse Komische Oper » de Wagner, Das Liebesverbot isolant en noir le juge (ici c’est le noir du « Merker », sorte de juge aussi), le personnage de Friedrich dans un monde hyper coloré.

Je l’avais aussi remarqué à Salzbourg, si Herheim fait d’Eva un personnage naturel et frais, il fait de Walther une sorte de personnage gominé, avec une perruque blonde impossible, un prince charmant de contes de fées qui est être de cire ou figure figée. Je me suis demandé si Herheim aimait Walther…

Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Il faut souligner néanmoins la manière rigoureuse dont sont réglés les mouvements des foules, et des chœurs (la scène finale à ce titre est un modèle), même si je trouve que le final du deuxième acte est plutôt en retrait par rapport à ce qu’on pourrait attendre, malgré les interventions de Blanche Neige et de ses sept nains un peu lestes : bien sûr, Herheim nous montre des héros de contes passés au tamis de Bruno Bettelheim : le monde qui nous est montré est fantasmatique, et c’est un fantasme de poète, un fantasme à la fois échevelé et littéraire, mais j’aimerais encore plus de folie – la musique qu’on y entend est en-deçà du suffisant : c’est bien Sachs qui le dit : Wahn ! Wahn !, überall Wahn !.
Ainsi donc la mise en scène de Stefan Herheim est-elle claire dans ses intentions, et très bien réalisée. Herheim était inconnu à Paris et il a – chose rarissime – reçu une ovation en venant saluer, les applaudissements nourris couvrant très largement les rares hueurs, les imbéciles de service. Il reste que ce travail imaginatif n’a rien de la folie de certains autres spectacles qu’il a signés, ni surtout la profondeur : c’est quelquefois redondant, répétitif, d’autres fois simpliste, ailleurs ennuyeux, et cela ne reflète pas toutes les problématiques de l’œuvre, ni même les caractères qui restent trop esquissés et pas assez creusés, comme s’il voulait éviter la psychologie.
Malheureusement, musicalement, les choses restent également contrastées et discutables. J’ai écrit plus haut combien je partageais le texte signé par Philippe Jordan dans le programme de salle, que j’invite tout lecteur-spectateur à lire ou relire. Pourtant, le rendu musical et notamment orchestral ne correspond pas à ce qui est écrit dans ce texte.
Jordan a opté pour un travail musical non spectaculaire ni éclatant, au nom de ce que dans cet opéra la musique doit céder la place au texte. Mais du même coup, tout en gardant une vraie précision, on y perd en clarté et en transparence et on y perd surtout en vitalité, et en vie. L’acoustique de Bastille n’aide pas toujours d’ailleurs un travail de lecture orchestrale attentive de la part du spectateur. Certes, Jordan laisse au texte la prééminence, veillant à ne jamais couvrir les chanteurs, mais même s’il a beaucoup travaillé la diction, l’expression de certains laisse quelquefois à désirer, notamment pour mettre en valeur cet art de la conversation en musique qui est inventé ici (que Michael Volle à Zürich et Franz Hawlata à Bayreuth dominaient magistralement), qu’on entend au premier acte dans les discussions des Maîtres et pendant quasiment tout le deuxième acte et bonne partie du troisième. Il ne s’agit pas de donner la prééminence à ceci où cela, nous ne sommes pas dans un débat à la Capriccio, prima la musica ou prima le parole, il s’agit bien de Gesamtkunstwerk, où le texte et la musique se tressent dans un système d’échos et d’échanges où telle touche des bois va souligner tel élément ironique que le texte ne dit pas, où quelquefois note à note correspond à syllabe à syllabe, où ailleurs la musique remplit le silence, où le rythme est donné par le texte et la couleur par les notes : un travail de joaillerie de précision, qui rend si difficile l’œuvre, et en même temps si fascinante pour un chef : on comprend pourquoi Boulez regrettait de ne pas l’avoir dirigée. Le poème même de Wagner est souvent beaucoup plus riche que dans d’autres opéras, il est plein de jeux de mots, plein de ce « Witz » qui est fondamental dans l’œuvre, mais aussi plein de comparaisons très éclairantes : il suffit déjà d’entendre David expliquer à Walther le chant par la description des gestes de l’artisan, expliquant ainsi pourquoi chaque Maître représente une corporation, et donc que l’art est aussi produit par les gestes professionnels dans un contexte social, rendant à l’artisanat de la création des lettres de noblesse. Walther, aristocrate, ne peut comprendre exactement ce discours, lui qui puise son inspiration dans l’otium et l’imitation de la nature : débat entre fureur divine et laboratoire de la création. Ce débat demande à la fois une concentration sur un texte éminemment riche, et sur une musique en écho qui l’éclaire et le colore dans un note à note redoutable. C’est un peu cela qui m’a manqué dans les parties plus discursives : Jordan n’arrive pas à rendre cette dualité parce que la direction musicale reste souvent plate dans ces moments-là, faisant entendre des sons, mais pas toujours du sens.

Autre regret, un final du deuxième acte qui manque singulièrement d’éclat et de folie musicale, et qui manque presque d’une culture « italienne » qui était celle de Wagner (il connaissait son Spontini et son Rossini) qui est une culture du mouvement et du crescendo, et une culture de la mise en place d’un ensemble. C’est déjà pour moi clair dans le final du premier acte, avec les jeux d’oppositions entre Sachs et les maîtres et la montée du brouhaha, mais encore plus au deuxième où le crescendo imposé par la musique et l’augmentation progressive du son, devraient s’accompagner d’un travail plus acéré sur le rythme et la pulsion . C’est une scène très difficile car il faut une telle adéquation entre scène et fosse que peu réussissent.

Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP
Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP

Ma référence en la matière surprendra : c’est Horst Stein en fosse et Wolfgang Wagner en metteur en scène qui peut-être réussissaient le mieux l’harmonie mécanique de l’ensemble dans mon souvenir (Katharina Wagner avec ses chutes rythmées de chaussures n’était pas mal non plus, mais Sebastian Weigle ne suivait pas si bien).
Cette mécanique de précision redoutable vient évidemment des ensembles rossiniens où cependant chez Rossini elle est presque exclusivement musicale. Ici Wagner y ajoute la scène, et les dialogues entre les personnages qui s’entremêlent au chœur c’est à dire qu’il complexifie à plaisir la situation pour donner l’impression d’une innommable chienlit, en réalité parfaitement et géométriquement maîtrisée. Ici la scène va crescendo puisqu’on part de l’apparition d’un nain (qu’on prend d’abord pour un nain de jardin animé) puis on comprend que tout va se structurer autour des contes de fées, puis finir en orgie, ou plutôt en Saturnale à la mode de Grimm, comme un pendant délirant et nocturne de la belle fête diurne organisée du troisième acte. Or, si on entend le chœur, magnifique, on n’entend plus l’orchestre, presque noyé dans le bruit général, alors qu’il devrait scander l’ensemble, et organiser le rythme et musical et scénique. C’est très regrettable à un moment où tout devrait partir de là.

Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Le troisième acte m’est apparu le plus réussi musicalement. L’orchestre est plus présent, et notamment dans la dernière partie. Si le prélude (qu’il est difficile de rater tant la musique est sublime) est resté un peu froid et peu sensible, le quintette a été très réussi (grâce à des chanteurs très en place) et toute la scène finale, à cause du merveilleux agencement du chœur et aussi des idées de mise en scène, qui est presque un enchantement – il y a même un crocodile cher à Castorf.
Il eût fallu que ce niveau d’osmose fût continu dans la soirée.
La dernière scène des Meistersinger est très particulière dans son rapport à ce qui précède et elle marque une rupture : de l’intimité on passe au collectif, de l’aventure des individus on passe à l’aventure de l’art, de l’atelier de l’artiste on passe à la performance ; les points de vue changent et se structurent. Mahler évidemment dans la cinquième s’inspire de cette rupture dans son passage de l’adagietto au dernier mouvement et Wagner sans doute s’est souvenu du passage de l’ombre du cachot et de son isolement à la lumière du jour, du peuple et du monde dans Fidelio.
Ce passage de l’espace privé à celui de la « cité » est une illustration de l’idéal de République platonicienne des arts voulue par Wagner où le groupe reconnaît par admiration la prééminence du génie et où il n’y a pas de place pour le médiocre (qui devient “l’autre” et s’exclut de la communauté): telle est la Nuremberg rêvée, telle est la cité idéale, telle est aussi la cité dangereuse, celle qui va exclure.
C’est bien en ce sens d’ailleurs qu’il faut entendre à mon avis l’appel final de Sachs à l’Art allemand. Certes, on ne peut évacuer le contexte politique de formation d’un Etat allemand (trois ans après ce sera fait), mais c’est parce que cet Etat n’existe pas encore et que Wagner connaît la médiocrité et la petitesse des états existants (dont il fut victime) qu’il en appelle à cette République des Arts que pourrait être la nouvelle Allemagne, une Allemagne dont l’art et la poésie seraient les deux mamelles (et dont il serait le chantre), il y a probablement de cela dans son rapport à Louis II, mais l’histoire est cruelle :  ce n’est pas la Bavière qui a fait l’Allemagne, mais la Prusse.
C’est donc un monde socialement et structurellement ordonné qui nous est présenté, y compris musicalement : au désordre et à la folie du deuxième acte succède le monde d’une cité musicalement et scéniquement organisée, la foule joyeuse compose cette ἐκκλησία (ekklèsia) d’un nouveau genre (que Wieland Wagner avait finement disposée en amphithéâtre), puis apparaît le défilé des corporations, c’est à dire l’exposé ordonné (c’est une succession de marches) de l’organisation sociale, unie autour de l’art, qui assiste à l’événement qui fédère, qui sanctionne la production et la création. Le concours en effet sanctionne : le mauvais est écarté, celui qui n’est pas en harmonie avec la cité, et le bon est récompensé, pour devenir Maître, c’est à dire (mais ce n’est que suggéré) membre du conseil des sages. Dans la Nuremberg de Wagner, on devient un « politique » par l’art, ce qui est bien le sens du discours final de Sachs, qui est un discours « politique », ce qu’avait bien montré Katharina Wagner à Bayreuth.
On a donc une succession de formes civiles et sociales qui sont aussi musicales et opératiques, chorales et individuelles, qui produisent l’exposé d’une totalité, où le chœur est déterminant, le choral, au sens « Bach » du terme, c’est à dire l’ensemble, la traduction musicale de l’assemblée des citoyens, car c’est bien là le rêve de Sachs (entre Sachs et Bach, seules quelques lettres de différence) que de proposer un choral qui donne son sens au monde civil, comme Bach est l’expression musicale du divin sur terre. Wagner se projette sans doute là, à travers Sachs, comme le Bach laïc. Il faut souligner par ailleurs le génie du texte de Wagner, d’abord par ce « silentium » latin qui fait taire la foule : le public de l’opéra notamment au XVIIIème était bruyant et peu concentré. Wagner a imposé à Bayreuth le noir en salle et le silence. Je vois dans ce « silentium » une invitation à une sorte de contemplation-concentration très récente à l’opéra : l’art impose le silence. Autre trait, le texte du chant de Beckmesser, similaire par la sonorité au chant de Walther, et au sens déglingué par le simple glissement de quelques lettres, variation presque imperceptiblement surréaliste sur la poésie où la créativité du texte de Beckmesser, pratiquement intraduisible, a pour nous un air de Perec, voire de Novarina et donc sonne comme presque innovant, mais qui indique pour Wagner l’essentialité du texte, et la nécessité de sa perception et d’un sens qui fasse corps avec la musique . Il faut confronter les vers de Beckmesser et ceux de Walther pour comprendre la créativité textuelle de Wagner qui est partout d’ailleurs dans le livret. En ce sens et bien plus qu’ailleurs, le texte conduit le bal.
Tout cela est assez lisible scéniquement: l’organisation et la disposition du choeur et de la foule répondent à un dispositif théâtral, “l’orchestra” antique au centre, où sont distribués   les Maîtres, le candidat à l’épicentre et la foule disposée de manière concentrique et sur les “hauteurs”. Mais lorsque Walther chante, peu à peu et à mesure que la joie se communique, mais aussi par le refus de Walther, tout se mêle et les Maîtres ne sont plus distinguables de la foule: seul va apparaître Sachs, émergeant du désordre s’affirme la personnalité “politique”. Musicalement, Jordan réussit à maîtriser les différents moments, les masses, mais aussi l’accompagnement des individus avec précision et une vraie justesse, même si la sensibilité n’est pas malheureusement pas toujours au rendez-vous, ce qui dans cette œuvre m’apparaît un grand manque ; c’est en effet la musique qui est flamme d’humanité profonde, et qui ne cesse de contribuer à apaiser. En ce sens, cette musique est vibrante, elle est vibration de l’humain, et ici, malheureusement, elle se laisse écouter, mais elle ne pénètre jamais : elle ne s’anime pas, elle est trop lisse, trop policée, voire un peu superficielle. Elle ne laisse jamais voir derrière les yeux parce qu’elle ne tire pas leurs larmes.
Le chœur de l’opéra de Paris me semble avoir repris un coup de jeune et un beau relief depuis qu’il est aux mains de José Luis Basso : que ce soit dans Moses und Aron, dans La Damnation de Faust et maintenant dans Meistersinger, il montre à la fois vigueur, musicalité et surtout une belle capacité d’élocution déjà notée dans Schönberg, qui se confirme dans cette excellente et très spectaculaire prestation.
Autre élément de complexité, la distribution, qui est très équilibrée malgré l’écrasante présence de Sachs, l’un des rôles les plus inhumains du répertoire, par sa longueur et sa difficulté, un rôle où il ne faut pas seulement chanter, mais aussi parler, converser avec l’expressivité voulue, et qui est présent à peu près continûment sur scène. Tous les autres ont une partie d’une longueur à peu près équivalente, et Wagner réserve à chacun des moments essentiels. Prenons par exemple David, qui est souvent considéré comme secondaire : sa prestation au premier acte est importante, tout comme celle de Pogner.
A chaque acte, Beckmesser a un moment, Merker/marqueur au premier acte contre le jeune Walther, marqué au second acte par Sachs qui annonce la performance ratée du troisième acte, non pas d’ailleurs parce qu’il n’aurait pas de mémoire, mais parce que le texte de Walther supporte moins qu’un autre une musique inadéquate et qu’une musique « cadrée » par la règle comme celle composée par Beckmesser ne peut s’allier à un texte libéré comme celui de Walther : autrement dit, à une musique correspond un texte, et c’est le même poète qui en est à l’origine, règle d’or wagnérienne : Wagner dénonce directement la musique qui serait composée sur le livret d’un autre.
Gerald Finley est Sachs. On connaît les qualités de ce chanteur, qui est un pur chanteur « à texte », tant son élocution est claire, tant son expressivité est grande, tant son souci de chaque inflexion est marqué. C’est un Sachs liederiste, à la fois intimiste et intense, un Sachs résolu aussi. La mise en scène n’insiste pas sur une éventuelle ressemblance à Wagner, mais le fait dialoguer avec son buste (couronne de laurier). C’est bien la question de la création et de l’écriture qui est au centre du personnage voulu par Herheim (tant de fois il brandit ses feuilles de papier).

Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Finley a chanté le rôle dans l’écrin relativement enveloppant de Glyndebourne; dans celui développé de Bastille (on ne demandera pas ce qu’il en est de la sonorisation), c’est beaucoup plus difficile d’être « subtil ». Malgré une voix qui n’a pas la puissance d’autres Sachs, plus mate aussi, une voix plus baryton que basse, il a une telle science de la projection et de la parole que tout passe. Mais il fatigue un peu à la fin où son monologue n’est pas aussi réussi que le reste, la voix devient quelquefois un peu blanche, moins expressive, mais c’est broutilles par rapport à une très belle performance d’ensemble.
Le Beckmesser de Bo Skovhus est d’abord un personnage. C’est un acteur particulièrement à l’aise en scène, et très inventif. Le chanteur est moins impressionnant : la performance textuelle, c’est à dire l’expressivité dans la manière de dire le texte n’est pas toujours convaincante, alors que c’est pour Beckmesser un impératif catégorique. Le poème final doit être dit à la perfection, avec style, dans la perfection de l’élégance, d’une telle manière que par contraste l’absurdité ressorte immédiatement. Michael Volle à Bayreuth reste, avec Hermann Prey jadis, mon Beckmesser de prédilection pour cette raison. Mais Adrian Eröd, avec deux fois moins de puissance, est un étonnant sculpteur de paroles. Skovhus fait du Skovhus, et il n’entre pas dans ma galerie des grands Beckmesser, en dépit de toutes ses qualités.
Günther Groissböck est Veit Pogner. Il en a le poids, il en a la voix extraordinairement bien posée, profonde, humaine. Lui qui interprète si souvent les méchants a explosé dans Ochs, et il séduit dans Pogner. Sans contexte c’est la voix la plus sonore, la plus convaincante du plateau masculin ; pouvait-il d’ailleurs en être autrement ?

Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Le cas de Brandon Jovanovich est plus délicat. Voilà un chanteur qui fait depuis quelque temps figure de futur vedette du chant wagnérien, qu’on a vu çà et là en Europe avec un succès suffisant pour exciter la curiosité dans le rôle.
Le rôle de Walther dans cette mise en scène est un peu sacrifié, déjà Roberto Saccà à Salzbourg, avec une prestance physique moindre, était assez inexistant et personne à travers lui ne pouvait rêver au prince charmant. Brandon Jovanovich a la prestance et le physique, mais engoncé dans ses costumes à la Disney, affublé d’une perruque gominée, avec des gestes assez stéréotypés, il perd tout charisme. Est-ce la mise en scène qui l’efface à ce point ? Est-ce le chanteur qui n’irradie rien ? Le fait est que ce Walther n’existe pas.
Mais il n’existe pas non plus vocalement. On peut comprendre un soir de première un premier acte hésitant, des notes basses détimbrées, un manque total de projection. Mais dans les trois performances où il récite son poème, le chant n’a pas vraiment de ligne, ce qui pour Walther est problématique, les paroles sont dites sans âme, avec des moments très peu homogènes où la voix sort subitement avec une ligne parfaite et un volume de plus en plus assuré, puis disparaît. Les notes les plus aiguës sont resserrées : le timbre est agréable, mais la voix n’est pas puissante, les passages ne sont pas toujours négociés avec élégance, et cela reste désespérément plat : c’est un chant incolore, inodore et sans saveur. On a l’impression qu’il ne calcule jamais la distance, qu’il n’arrive pas à placer la voix avec la précision voulue, que c’est toujours trop ou pas assez. C’est une déception pour moi, car j’attendais mieux d’un chanteur qu’on m’avait vanté.

Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP
Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP

La Eva de Julia Kleiter n’a pas dans cette mise en scène le relief qu’elle avait à Berlin. Il est vrai aussi qu’entre une salle de 900 places (le Schiller Theater) et l’opéra Bastille de 2700 places, le rapport n’est pas le même ni le confort vocal pour une artiste dont le volume vocal n’est pas énorme. Julia Kleiter est d’abord une chanteuse sensible et intelligente, qui s’est polie au contact de Mozart. Qui dit intelligence dit expressivité, dit assurance dans la pose de voix, dans l’émission, dans la projection. Sans jamais pousser, toujours modulant, toujours colorant, elle chante. Et c’est toujours séduisant, toujours émouvant. Elle n’a pas la voix hypercontrôlée d’une Lucia Popp (mon Eva de l’île déserte), dont chaque note tirait des larmes, elle n’a pas l’énergie d’une Anja Harteros (mon Eva de l’île d’en face), mais elle a une puissance de séduction et une jeunesse, elle diffuse une émotion et une grâce qui en font une authentique Eva, apte à compléter mon archipel.
Toby Spence est une sorte d’éternel jeune homme. Il était déjà David à Paris en 2003, à Genève en 2006. Il est David, et il a toujours la même fraîcheur et la même spontanéité. Comme Julia Kleiter, c’est un chanteur intelligent qui fait avec ses moyens, qui sait poser sa voix, qui sait projeter avec une jolie technique et qui sait parfaitement ses limites. Je l’avais beaucoup apprécié en Titus à Munich avec Kirill Petrenko. Et c’était un junger Seemann d’une immense poésie dans Tristan à Bastille avec Salonen. Il est très vivant, très vrai, même si ce n’est pas mon meilleur David (Graham Clark reste gravé dans mon souvenir), et réunit des qualités de chanteur et d’acteur qui en font un David de très bon niveau.

Il est difficile de trouver une bonne Magdalene. C’est un rôle peu gratifiant, et qui n’intéresse pas beaucoup le public, mais qui doit néanmoins s’imposer notamment au premier acte et aussi durant le quintette. Wiebke Lehmkuhl y réussit, grâce à un joli timbre, une belle projection et une ligne de chant qui se remarque. Enfin dans la jungle des Maîtres, très corrects, signalons l’excellent Michael Kraus (Fritz Kothner) vu naguère dans Die Soldaten à Zurich et le Nachtwächter (Andreas Bauer), qu’on note, et qui est notable.

Au terme de ce long compte rendu, d’autant plus long qu’en écrivant me sont venues des idées, des voies d’analyse possibles, des souvenirs, qui témoignent du foisonnement et de l’ouverture de cette œuvre, mais aussi de son exigence, j’ai voulu essayer de faire toucher tout ce que le parti pris de mise en scène n’arrive pas à intégrer, et tout ce que le parti pris musical a un peu obéré. Bien sûr, je continue d’encourager les éventuels lecteurs à aller à l’Opéra Bastille voir cette production car l’occasion fait le larron, et découvrir Meistersinger à la scène est toujours riche de surprises, d’autant qu’au contraire d’autres œuvres wagnériennes à Paris, on a peu de références scéniques. Il reste des références musicales essentiellement discographiques. Mais pour moi, qui ai eu la chance d’en voir beaucoup et même de plus en plus tant j’aime à chaque fois un peu plus cette œuvre, cette production ne fait vraiment pas partie des productions référentielles, hélas. [wpsr_facebook]

Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP
Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP

LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Sir Simon RATTLE le 13 SEPTEMBRE 2015 (ELGAR: THE DREAM OF GERONTIUS) avec Toby SPENCE, Magdalena KOZENA, Roderick WILLIAMS

Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Edward Elgar manque sans conteste à ma culture musicale. Je fais partie d’une génération où d’Elgar en France le mélomane connaissait exclusivement Pomp and Circumstance, régulièrement intégré à des disques d’extraits classiques célèbres, associé à un autre marronnier de l’époque, Sur un marché persan de Ketelbey., que je n’entends plus aujourd’hui et que tout mélomane débutant trouvait sous l’arbre de Noël pour peu que sa famille essayât de lui suggérer des goûts allant au-delà de la vague yéyé.
L’évolution du marché du disque, la limitation du grand répertoire classique que désormais les maisons de disques et les organisateurs de concerts essaient d’élargir, d’un côté par le baroque, de l’autre en proposant d’autres pistes et d’autres auteurs des XIXème et XXème font qu’on découvre (on devrait dire redécouvre: l’analyste  ne découvre jamais, il redécouvre, comme le lecteur verdurinesque  ne lit jamais, mais relit…). Je le répète souvent (ce doit être l’âge) mais peut-on imaginer qu’en 1980 on ne jouait pratiquement jamais les opéras de Janaček ni ceux de Chostakovitch, on a avait à peine découvert la version originale du Boris Godunov de Moussorgski, puisque jusqu’à 1979 les grands théâtres jouaient la version Rimski-Korsakov, dont nous avons un témoignage somptueux par le Boris Godunov de Karajan.
Dans ce monde ancien fait d’ignorance et d’oublis qui fut celui de ma jeunesse, Elgar ou Britten étaient des produits exclusivement locaux réservés au public britannique, et ne passaient pratiquement jamais le Channel, bien qu’en l’occurrence, le succès de The dream of Gerontius soit venu de la première exécution à Düsseldorf le 19 décembre 1901 sous la direction de Julius Buths (en présence de Richard Strauss enthousiaste) et non de la création à Birmingham le 3 octobre 1900 dirigée par Hans Richter qui avait reçu la partition la veille de la première répétition orchestrale.
Par bonheur, l’élargissement nécessaire des répertoires a fait que d’Elgar les Variations Enigma ont conquis les publics de la musique classique, mais pas The dream of Gerontius, son grand ‘œuvre, oratorio composé au début du siècle sur un texte adapté du cardinal John Henry Newman , qui arrivait le 13 septembre à Lucerne pour la première fois pour conclure alla grande le Festival 2015 .
Il y a dix ans à peine, c’eût été une œuvre jouée par un orchestre britannique lors d’une tournée. Signe des temps, ce sont les Wiener Philharmoniker qui s’en sont emparés, aidés par Sir Simon Rattle : Rattle et les Wiener sont une affiche suffisamment attirante pour se permettre de proposer une œuvre de consommation exclusivement nationale qui n’appartient pas au grand répertoire international. Et de fait le KKL de Lucerne était presque plein, comme souvent pour des concerts choraux, toujours impressionnants ; on se souvient dans cette même salle du succès du War Requiem de Britten, par Mariss Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, une autre œuvre d’internationalisation récente, malgré un succès jamais démenti.
L’oratorio d’Elgar est moins impressionnant, parce que sans doute plus retenu, vu le sujet : Gerontius se voit mourir et interpelle les forces de l’au-delà au seuil du trépas, puis, étant passé de l’autre côté, se retrouve devant le Juge suprême, accompagné par un Ange, et finira pour un temps au purgatoire. Ce récit ressemble aux récits mythologiques de descente aux Enfers, et nous montre au passage que les religions passent et les motifs restent. Belle leçon de relativisme que d’aucuns pourraient méditer.
C’est donc un sujet grave, intérieur, qui est abordé, et un sujet partagé par tous : qu’arrive-t-il lorsque les portes de la mort sont passées? Le sujet, Gerontius (littéralement le vieillard), vit ses dernières heures au début et passe de vie à trépas : la première partie se conclut par l’apparition du Prêtre (Roderick Williams, baryton) qui accompagne de l’autre côté Gerontius agonisant.
On est passé de l’autre côté et la deuxième partie s’ouvre sur l’âme de Gerontius  accompagné d’un ange (Magdalena Kožená, mezzo soprano) qui va se présenter devant le juge suprême, c’est la partie la plus longue qui se conclut par le jugement tant attendu (on le comprend) rapide, expéditif, presque elliptique : Gerontius est envoyé brièvement au Purgatoire (malgré une intervention menaçante des démons) et pourra ensuite profiter du Paradis pour l’éternité.
D’une histoire somme toute banale (cette histoire qui nous attend tous si on est croyant), Elgar a voulu faire une pièce à la fois mystique, évidemment influencée par Bach, mais aussi un peu plus théâtrale (et donc on l’a appelée le Parsifal anglais), même si le suspens est assez mince et que l’intrigue reste sommaire. Il s’agit d’un Weihfestspiel, d’un Festival sacré, qui prolonge la tradition des mystères médiévaux dans une volonté de représenter le sacré, mais aussi de représenter la mort, ou même celle des oratorios romantiques à la Mendelssohn. Le passage de vie à trépas est justement le silence entre première et seconde partie. À la solitude du vivant (Gerontius agonisant), et au cérémonial d’accompagnement symbolisé par le prêtre qui intervient en fin de première partie, fait pendant en deuxième partie la présence de l’ange, qui casse la solitude initiale, comme si en quelque sorte la seconde vie était plus réconfortante que la première, et que l’âme n’était pas seule face à l’angoisse du Jugement comme le mortel l’était face à la mort.
La musique de Elgar est une musique recueillie, très élaborée, avec des niveaux sonores qui composent un tissu tressé avec soin, avec des interventions du chœur sublimes : en est-elle plus émouvante ? J’avoue ne pas avoir été sensible à cette harmonie monumentale, un peu froide pour mon goût et sans vraie élévation. Du moins l’ai-je ressentie ainsi. Une partition complexe, un monument bien construit et avec quelques moments réussis, mais une partition qui ne porte pas l’auditeur, comme Parsifal par exemple peut porter, ou comme une passion de Bach peut contraindre à regarder en soi.

Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Il serait évidemment nécessaire d’écouter cette musique plusieurs fois pour en découvrir d’autres secrets. Il reste que l’exécution pouvait difficilement être plus réussie. Sir Simon Rattle, en bon britannique, en connaît les ressorts et propose un travail millimétré, d’une rare précision, attentif à toutes les inflexions dont il indique le mouvement. Le travail sur le son est prodigieux, sur le dosage des volumes, sur les équilibres entre solistes et chœur dans une salle où il n’est pas toujours facile de travailler les voix. Il est même fascinant de constater comment il donne une direction contenue à l’orchestre, jamais tonitruante, toujours très équilibrée, favorisant l’intériorité.
Les Wiener Philharmoniker je l’espère, enregistreront cette œuvre tant leur son fait merveille, à la fois chaleureux et somptueux, mais en même temps jamais démonstratif et tendant toujours vers le méditatif. Même les cuivres jamais ne se détachent de cette impression d’un son global et velouté avec des moments proprement stupéfiants, comme lorsqu’il accompagne le chœur des âmes du Purgatoire (Bring us not, Lord, very low…come back again, O Lord) ou l’âme de Gerontius (My soul is in my hand) dans une sorte de sorcellerie sonore.

Le chœur, le BBC Proms Youth Choir, dirigé par l”inévitable et remarquable Simon Halsey, rompu à ce répertoire, est absolument magnifique de présence, sans jamais être spectaculaire lui non plus, mais souvent aérien, souvent tendu aussi comme. Vrai personnage du drame, il est le chœur antique qui participe à l’action en la commentant. Là où il m’a séduit le plus, c’est au moment de l’apparition des démons, où l’on entend le Berlioz de la Damnation de Faust et notamment la Course à l’abîme (By a new birth and a an extra grace…).
C’est bien là ce qui m’a frappé : il y a comme un retour à l’antique, mais pas à l’antiquité, à une antiquité revue par la Renaissance, une antiquité lue par Raphaël et les milieux néoplatoniciens. C’est un peu pourquoi j’ai parlé à mes amis d’une exécution préraphaélite. J’ai ressenti non pas un romantisme ou un post romantisme, mais une volonté de se placer bien en amont, dans une renaissance revisitée par le XIXème, mais avec la même rigueur et les mêmes couleurs chatoyantes que celles qu’on peut contempler  ou dans les tableaux de Benozzo Gozzoli ou dans les Loges de Raphael, mais surtout dans les tableaux de Hunt, de Rossetti ou de Millais, antérieurs d’une cinquantaine d’années, mais que cette musique m’a évoqué, à la fois dans sa froideur et sa chatoyance.

Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Au service de cette exécution, trois solistes: le baryton Roderick Williams, un artiste vu à Lyon dans Sunken Garden le printemps dernier, n’a peut-être pas la noblesse de timbre voulue par le rôle du prêtre, il en fait un prêtre un peu trop terrestre; il chantera aussi à la fin l’ange de la mort, élevé auprès de l’orgue (il est pour mon goût meilleur en Ange de la mort qu’en prêtre) accompagné par un orchestre à dire vrai sublime.
Magdalena Kožená est un ange magnifique, la voix est allégée, très attentive à l’expression et à la diction. J’ai souvent exprimé des doutes sur certains des rôles qu’elle a chantés récemment pour applaudir sans réserve cette fois à une prestation à la fois sensible, avec une voix très présente et en même temps allégée de manière surprenante, avec de beaux aigus bien déployés. Son rôle m’a rappelé celui de l’Ange dans une autre cérémonie religieuse qu’est le Saint François d’Assise de Messiaen. Il n’y a pas tant d ‘anges à l’opéra, et celui-ci lui sied bien : elle avait d‘ailleurs pour l’occasion revêtu une robe blanche, très simple et évidemment très en phase. On retiendra des moments vraiment séraphiques comme les alleluia initiaux ou l’extrême légèreté presque impalpable de The eternal blessed His child, ou de l’émouvant Farewell final.

Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Toby Spence enfin  : nous connaissons depuis longtemps cette voix de ténor très claire, voire quelquefois mate, douée d’une superbe technique et d’une diction impeccable. On aurait pu craindre que la voix ne se perde dans cet océan orchestral et choral ; il n’en est rien. Même si la voix de Spence est ténue, elle convient bien à ce personnage de vieillard agonisant puis d’âme de vieillard .
Sir Simon Rattle veille aux équilibres dans une salle qui n’est point sympathique aux voix, et Toby Spence sait doser son volume, et surtout sait poser et projeter sa voix, ce qui est nécessaire vu la longueur de la partie, qui est le rôle principal. Il y a des moments proprement stupéfiants par exemple lorsqu’il prononce de manière si lyrique Then I will speak. Ou dans la partie finale, That sooner I may rise, and go above. Le rôle rappelle par son importance celui de l’évangéliste dans la Passion selon Saint Mathieu de Bach, à la différence qu’ici nous sommes entre l’oratorio et le Mystère, avec des personnages qui jouent en même temps des rôles, l’œuvre est toujours à la limite entre les deux et je serais curieux de voir un Sellars s’en emparer, ce qui est imaginable vu qu’il a travaillé sur Bach avec Sir Simon Rattle.
En attendant, il y avait de quoi être ravi de ce final grandiose du Festival 2015, exécuté avec un engagement phénoménal, et même si, emporté avec enthousiasme par les musiciens, je n’ai pas été emporté par la musique. [wpsr_facebook]

L'organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA CLEMENZA DI TITO de W.A.MOZART le 15 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, ms en sc: Jan BOSSE)

Dispositif général de Stéphane Laimé © Wilfried Hösl
Dispositif général de Stéphane Laimé (Acte I) © Wilfried Hösl

La Clemenza di Tito est une œuvre mal aimée, longtemps peu représentée et donc mal connue. La plupart du temps, on la trouve au bas mot ennuyeuse, mal ficelée, déséquilibrée, avec notamment une deuxième partie inutilement longue. Et pour parfaire le tableau, les mises en scènes ne réussissent pas toujours à la mettre en valeur.
Ma première Clemenza di Tito remonte au festival de Salzbourg 1979, sous la direction de James Levine, avec Carol Neblett (Vitellia), Werner Hollweg (Tito), Catherine Malfitano (Servilia), Tatiana Troyanos (Sesto), dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, et c’est un grand souvenir, dans la Felsenreitschule où je pénétrais pour la première fois.  J’ai vu ensuite la production de la Scala, de Pierre Romans, dirigée par Riccardo Muti, avec Gösta Winbergh (Tito) Christine Weidinger (Vitellia) et la magnifique Ann Murray (Sesto) , puis de nouveau à Salzbourg, celle, légendaire de Karl-Ernst et Ursel Hermann (vue plusieurs fois) que devait diriger Riccardo Muti et qui renonça au dernier moment pour gêner le tout jeune directeur du festival, Gérard Mortier, ce fut donc Gustav Kuhn, avec notamment Ben Heppner (Tito), Margaret Marshall (Vitellia), Ann Murray (Sesto), puis je vis une splendide production des frères Cesare et Daniele Levi à Francfort en 1994. La plus récente est celle d’Aix-en-Provence, de David Mc Vicar, dirigée par Colin Davis et ce n’était pas une grande réussite (Voir le compte rendu dans le blog).
Écrite en six semaines pour le couronnement de Léopold II comme Roi de Bohème, parallèlement à la Flûte enchantée, La Clemenza di Tito est créée à Prague en septembre 1791. L’œuvre s’appuie sur un livret de Caterino Mazzolà, d’après Metastase. Il existe des dizaines d’œuvres sur le même sujet qui courent le XVIIIème siècle et ce choix semble obligé pour l’occasion: du politiquement correct avant l’heure.
Mais Mozart, héritier des Lumières signe ses deux dernières œuvres sous le signe de la clémence et de la bonté. La clémence comme mode de gouvernement est sans doute la manière la plus illuministe d’exercer le pouvoir. Titus, selon la tradition, était appelé « les délices du genre humain », même si sous son règne le Temple de Jérusalem a été détruit, Pompéi engloutie, et moins grave, Bérénice renvoyée. La barque est bien chargée, mais pas vraiment délicieuse. Le Titus de Mozart est conforme à la légende  pour les besoins de la cause: il déjoue un complot où sont impliqués son meilleur ami, Sesto, et sa probable future épouse, Vitellia, cerveau de l’affaire, et il finit par pardonner à tous. Tout est bien qui finit bien.
Bien ? Pas vraiment. Dans la vision de Jan Bosse, qui signe là sa première mise en scène d’opéra à Munich (on lui doit un Orfeo de Monterverdi à Bâle, La Calisto de Cavalli à Francfort et Rigoletto récemment à la Deutsche Oper Berlin), La Clemenza di Tito révèle le conflit de l’homme politique  pris entre l’intime et le public : le pouvoir est toujours en représentation ; quelle place peuvent avoir l’intimité et les relations personnelles quand on vit sous les yeux d’une cour et d’un public ? Comme on le sait, la question s’est posée très récemment en France.
En l’occurrence, la question posée va encore plus loin : la clémence dont fait preuve Titus est-elle un acte personnel ou politique ? Voilà les questions très modernes qui tracent le dessein de mise en scène. Cette modernité du propos sur laquelle Jan Bosse et son équipe ont travaillé, fait d’un opéra en représentation la représentation du pouvoir.
L’Opéra, art de cour, accompagne le pouvoir et l’on ne compte pas les opéras créés à l’occasion de mariages, de couronnements et d’événements politiques. Mais il y a encore quelques décennies, dans notre République, chaque visite officielle était ponctuée d’une soirée à l’Opéra : en 1975 lors de la visite officielle de Walter Scheel, président de la République fédérale d’Allemagne, Valery Giscard d’Estaing offrit l’Elektra de Strauss avec Nilsson au Palais Garnier. Opéra et cour, opéra et pouvoir, opéra et représentation sociale sont des truismes bien connus des réflexions sur le lieu et le genre. Citons pour finir la fameuse inauguration annuelle de la saison de la Scala, qui est un lieu d’exposition de tout ce que l’Italie compte de pouvoirs.

Final Acte I © Wilfried Hösl
Final Acte I © Wilfried Hösl

Alors Jan Bosse construit un dispositif scénique monumental qui est un miroir discret de la salle du Nationaltheater, mêmes moulures, même types de loges et avant-scènes remplies de figurants en habit XVIIIème : la cour, prolongée par le public, vous et moi, au même niveau que l’orchestre ou peu s’en faut, qui devient ainsi l’élément central d’un dispositif global scène-salle.
Titus est donc du même coup non l’Empereur romain, mais le signe de ce pouvoir qui est la question posée par l’œuvre, le signe de tout pouvoir, aussi bien de celui d’hier que d’aujourd’hui.
L’orchestre, élément central du dispositif global s’habille donc de blanc en cohérence avec le décor blanc du premier acte, et de noir, en cohérence avec la couleur dominante du second. Pour aller vers la fosse, les musiciens  viennent de la scène comme de la salle, des deux horizons du monde, et au deuxième acte, ils arrivent même par vagues : le premier récitatif (Annio/Sesto) est accompagné par la chanteuse Angela Brower elle-même et la scène se passe dans la fosse, qui devient décor, le premier duo d’Annio/Sesto est accompagné seulement par les cordes, à peine entrées, alors que le reste de l’orchestre entre pour le duo Sesto/Vitellia. Manière de montrer les mécanismes qui régissent l’orchestre et de visualiser les lois musicales.

"Parto" Markus Schön, Tara Erraugh (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl
“Parto” Markus Schön, Tara Erraught (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl

Car c’est là la seconde idée force: la musique se met en scène elle-même, intervenant directement comme un personnage, c’est le jeu de l’entrée des musiciens ou celui de leur tenue, c’est aussi la mise en valeur des solistes, clarinette basse époustouflante de  Markus Schön d’abord, avec Sesto pour son air Parto au premier acte et cor de basset virtuose de Martina Beck pour l’air de Vitellia Non piu’ di fiori du second acte, solistes qui sont bien visibles sur scène, comme des personnages auxquels on adresse la parole. Voilà un travail sur le pouvoir et sur la musique, sur le pouvoir de la musique, sur le pouvoir et la musique, c’est à dire sur l’usage de la musique par le pouvoir.
On comprend du coup combien la direction musicale et la couleur de l’orchestre deviennent des éléments déterminants de l’ensemble: cela veut dire un soin très sensible des équilibres, cela veut dire aussi une vraie présence de l’orchestre quand il est seul à commenter l’action, cela signifie aussi une visibilité totale de l’ensemble, comme un personnage présent sur scène, et donc une clarté et une lisibilité du discours qui correspondent pour les chanteurs à l’exigence d’une diction parfaite du texte.
Voilà une mise en scène qui est pure interaction, espace, chant, orchestre, salle : encore un Gesamtkunstwerk.

Dans l’économie de l’œuvre, le dispositif du français Stéphane Laimé qui travaille régulièrement avec Jan Bosse, par sa monumentalité et sa forme renvoie à d’autres décors bien connus (Alceste de Pier Luigi Pizzi par exemple), sorte de topos de l’opéra baroque, mais fonctionne aussi comme référence : la forme en amphithéâtre est une métaphore de l’Amphithéâtre Flavien, le Colisée, achevé sous Titus ;  d’ailleurs, il y a de bonnes chances que la dernière scène s’y passe, puisque Titus doit rejoindre le peuple au cirque.
L’unicité de l’espace, un espace théâtral ou amphithéâtral unique, comme l’espace tragique, réduit les déplacements, et fait presque de l’œuvre  les jeux du cirque courtisan, notamment au premier acte où les personnages sont en représentation : Jan Bosse les fait tous apparaître pendant l’ouverture avec un Titus en majesté qui se donne à voir.

© Wilfried Hösl
Sesto face à Vitellia © Wilfried Hösl

Vitellia, en vaste robe jaune à panier, arbore cette couleur maléfique, et impose sa présence suffocante, envahissant l’espace scénique et l’espace vidéo, réduisant la dimension et la taille des autres personnages. Servilia, arbore le même type d’habit, mais en version Servilia, de couleur rose, comme si elle était une Vitellia en modèle réduit.
Sesto dans un costume d’homme (enfin, un homme qui ressemblerait à la Geschwitz, tailleur pantalon et talons hauts) marque aussi le jeu plus commun de Jan Bosse sur le travestissement et ses ambiguïtés, assez facile au demeurant, un topos qui fait d’Annio avec ses longs cheveux roses ou de Sesto des hommes-femmes ou des femmes-hommes.

Mais Sesto au deuxième acte, se débarrasse de ses oripeaux,  de son apparence et revient (presque) à sa nature féminine.

Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) Acte II © Wilfried Hösl

La dramaturgie est construite sur une opposition entre premier et second acte : un premier acte qui serait un monde de cour, un monde de l’opéra apprêté, de costumes, en représentation, perruques gigantesques et colorées, chœur emperruqué vêtu de blanc, dont l’uniformité ne distingue ni les femmes ni les hommes, musiciens en chemise blanche, et un second acte, qui serait noirci par la cendre après l’incendie du Capitole, un espace détruit : il ne reste que les gradins noirs, sur la scène ouverte dont on voit le squelette, coursives, grilles. Les personnages et le chœur sont en noir, partiellement déperruqués, Vitellia en vaste robe noire, seule Servilia est  encore en rose (parce qu’elle n’est jamais en représentation) mais sans perruque monumentale,Sesto en sous vêtements et chemise, prisonnier de liens serrés : bref, la mise en scène de Jan Bosse fonctionne essentiellement par signes.

Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl

La manière dont il traite le personnage de Titus en est une illustration : Titus arbore une tunique blanche revêtue d’un manteau blanc à paillettes discrètes, qui est suffisamment souple et long pour figurer une toge, telle qu’on la voit sur les statues romaines. En public, au premier acte, il apparaît dans sa majesté, en manteau. La musique un peu solennelle le souligne d’ailleurs, mais cette musique n’est pas toute solennelle, les bois font entendre un autre air, un autre ton, une autre musique, qui est plus douce, plus intime, moins formelle, une musique martiale penchant plus vers le Farfallone amoroso des Nozze di Figaro que vers une apparition du souverain : Petrenko fait ressortir avec bonheur ces deux côtés, que Mozart a bien pris soin de souligner. Et Titus revenu à l’intimité avec son ami Sesto, se défait du manteau et apparaît en tunique. Ce jeu sera conduit jusqu’à la fin de l’œuvre où, signe de pardon, Titus couvrira Sesto de son manteau impérial avant de le laisser s’éloigner et disparaître. D’ailleurs, cette fin laisse tous les personnages seuls : Sesto part, Vitellia reste anéantie, sur le côté, isolée elle-aussi, sa perruque rose traînant sur le sol. Et le rideau se refermera sur un décor où les colonnes du premier acte reviennent lentement et où Sesto s’éloigne, revêtu du manteau de Titus comme une ombre de l’empereur qui disparaît, qui s’efface pour le laisser seul (voir photo ci-dessous) : la représentation pourra reprendre sur le théâtre reconstitué, sur le devant de la scène, devant le rideau, un Titus seul, sur son trône, en tunique : plus besoin de manteau impérial pour marquer la solitude définitive du pouvoir. Tout rentre dans un ordre qui est l’ordre du politique, celui où l’apparence fait loi, une loi qui fait taire les âmes. Seul face à la salle Titus règne : à quel prix !
Ce travail est fait de signes minimaux et révélateurs, de mouvements quelquefois réduits mais difficiles : avec une gigantesque robe à paniers, il n’est pas aisé à Vitellia (Kristine Opolais) de monter et descendre les gradins. Il est fait aussi de quelques traits d’humour ou de tendre ironie : ils se concentrent notamment sur Publio, sorte de chambellan,  de bête de cour qui règle les cérémonies, annonce les apparitions impériales, ou qui arrête Sesto, dans un habit uniformément noir (il est à part, dans la mécanique blanche de la Cour), avec une barbe longue de dignitaire assyrien et une coiffure un peu fantaisiste. Il serait inquiétant s’il n’essayait pas de se faire voir du souverain en rivalisant avec Annio  dans l’enthousiasme calculé du courtisan, ou s’il ne courait pas vers le public en blanc dans les loges d’avant scène pour faire des bises, saluer les uns et les autres par ces rituels de reconnaissance mondaine, soulevant sa robe, laissant voir sans cesse ses jambes nues en un mouvement répété qui fait sourire habit/corps…culture/nature…apparence/être. Est-ce bien utile ? Sans doute pas, mais cela contribue à humaniser l’ensemble, à glisser quelque sourire dans un espace compassé et complexe. Autre trait un peu leste qui a fait réagir la salle : Sesto amoureux qui se glisse sous les paniers de Vitellia et celle-ci sans doute stimulée se met à vocaliser de manière étourdissante, pendant qu’à ses pieds émergeant de la robe les talons de Sesto laissent deviner ce que se passe dessous.
Entre une première partie en représentation où règne le double langage (seule Servilia ose la vérité à Titus, qui l’en remercie d’ailleurs) et une deuxième partie où , sans décor ou presque, les personnages se révèlent et redeviennent eux-mêmes, sans l’apprêt ni aucune des apparences courtisanes, les récitatifs ( que le metteur en scène a malgré tout beaucoup coupés) acquièrent une importance renouvelée (beau continuo au violoncelle, pianoforte, clavecin), notamment pour le Titus de Toby Spence.
On peut en effet discuter à l’infini du choix de Toby Spence pour ce rôle redoutable, dont les aigus et les agilités laissent à désirer, notamment dans son air du deuxième acte Se all’impero, amici Dei, où l’on remarque quelque difficulté marquée, des sons fixes, à la limite de la justesse et des montées à l’aigu pas vraiment propres. Mais en revanche, la diction impeccable, le ton en permanence mélancolique, la couleur en font un Titus émouvant et humain, presque plus intéressant dans les récitatifs que dans les airs. La manière dont son discours final est construit est passionnante et d’une rare finesse : le peuple est rassemblé, on attend la condamnation de Sesto mais le public du théâtre sait qu’il a décidé de l’épargner. Du coup, ce discours apparaît comme soucieux de l’effet produit, de l’effet politique d’une clémence qui va faire coup de théâtre, si Vitellia ne l’interrompait pas pour s’accuser et rompre la belle ordonnance politique prévue : ainsi, la dernière scène retourne à l’intime inattendu quand elle devait être ordonnée autour du politique. Et Toby Spence a le ton et les inflexions justes : il parle clair et bien.  Il reste que ce Titus n’est pas tout à fait au rendez-vous des exigences vocales du rôle.
Les voix de femmes sont en revanche particulièrement en valeur : Kristine Opolais en Vitellia domine globalement les difficultés du rôle, avec des aigus redoutables et des cadences ardues demandées par Petrenko. La voix est claire, bien posée, bien projetée, même si on sent que quelques aigus sont légèrement tirés. C’est une Vitellia crédible, à la belle personnalité, engagée scéniquement, très présente (vu le volume de ses costumes, ce n’est pas trop difficile…).
Ma préférence va quand même au Sesto de Tara Erraught, petit homme noiraud (j’ai dit plus haut, une Geschwitz version Mozart…Sorte de Sesto lesbien) dans la première partie, qui respire l’artifice. Sa taille, ses gestes, face à la castratrice Vitellia (le rôle était originellement d’ailleurs prévu pour un castrat), tout le réduit : il n’y a qu’à considérer la manière dont il l’embrasse toujours la serrant par derrière, si bien qu’elle le cache). Dans la deuxième partie, il apparaît dans sa nature de femme détruite, non plus avec cette perruque brune, comme si il fallait mettre bas les masques et être soi, dans son âme et dans son genre. Membre de la troupe du Bayerische Staatsoper, Tara Erraught avec son chant parfaitement contrôlé, style et diction impeccables, les aigus triomphants, des agilités en place, montre surtout une couleur déchirante qui place immédiatement Sesto dans les grands personnages tragiques. Magnifique.

© Wilfried Hösl
Servilia et Annio © Wilfried Hösl

Magnifique aussi la Servilia de Hanna-Elisabeth Müller, elle aussi membre de la troupe, avec une voix cristalline, plus puissante que ne le laisse paraître sa petite taille et son format de tendre jeune fille. Une vraie présence, partagée par l’Annio d’Angela Brower, au mezzo clair, sonore, aux aigus faciles, au style maîtrisé. Quant au Publio du koweitien Tareq Nazmi, lui aussi dans la troupe de la Bayerische Staatsoper on a dit combien il était désinvolte en scène, faisant çà et là sourire, avec une voix chaude, ronde, bien contrôlée : il obtient dans son air l’acerbo amaro pianto un joli succès.
Mais ce qui motivait largement mon déplacement c’était d’écouter Kirill Petrenko dans Mozart, après Wagner, Tchaïkovski, Strauss. J’ai entendu des commentaires réservés par des auditeurs de la radio le 10 février dernier. Sa direction ne serait pas mozartienne : qu’on m’explique ce qu’est une direction mozartienne en 2014. Sûrement pas le même Mozart qu’en 1960 ou qu’en 1990…car les concepts évoluent avec les époques selon la dure loi de l’herméneutique. On a vu Mozart d’abord comme un bonbon au caramel, crémeux, rose et gentil. On l’a vu aussi acerbe et méchant. On l’a vu après Amadeus de Milos Forman, incroyablement énergique, vivant voire viveur…Lequel choisir ?
Je me garderai bien de qualifier sa direction : l’approche de Petrenko est comme toujours d’une très grande clarté laissant s’exprimer les pupitres solistes de l’orchestre, les mettant en valeur. Il est aussi soucieux des voix, qu’il accompagne, en soignant la modulation des volumes. Lorsque l’on chante, l’orchestre est certes présent, mais sans envahir l’espace sonore. En revanche les parties plus symphoniques sont énergiques, fortes, imposantes : la radio ne peut rendre ces différences  tellement sensibles dans la salle.
Le début est surprenant, avec ce léger silence, léger soupir qui interrompt les premières mesures, comme une hésitation répétée deux fois, qui disparaît pour laisser la musique se développer en libre cours, tout comme le silence qui clôt le premier acte, impressionnant et lourd, qui annonce déjà la seconde partie.
Il utilise les différents pupitres pour faire parler l’orchestre, cordes et bois se répondent, aux cordes la majesté et le politique, aux bois l’intime : c’est tellement clair quand l’orchestre accompagne les apparitions de Titus. Il sait manier le monumental et le diluer très vite dans un lyrisme plus humanisé. Il souligne d’ailleurs souvent la parenté avec certaines phrases de la Flûte enchantée .Ce n’est certes pas une vision qui s’appuie sur l’émotion, sur le laisser pleurer, sur la complaisance. C’est une vision à distance, sans être froide, une lecture très « moderne » si l’on veut, qui ne s’appuie pas du tout sur des lectures qui tireraient Mozart vers le XVIIIème, mais c’est surtout une lecture opportuniste, qui s’appuie sur la cohérence avec la mise en scène, où le plateau est accompagné et commenté, où le propos du metteur en scène est traduit en musique, et en son. Depuis que je vais l’écouter, je suis frappé par l’attention que Kirill Petrenko porte à l’ambiance du plateau, à ce souci permanent d’une sorte d’unité stylistique fosse/plateau. Dans une mise en scène qui exige une unité fosse/plateau/salle, il joue le jeu, avec un sens de l’à-propos,  avec un souci du théâtre très direct, très homogène. Il n’est pas sûr qu’avec une autre mise en scène il dirigerait ainsi, mais dans une ambiance à la fois monumentale et distanciée, où l’intimité des âmes est aussi sans cesse sollicitée, il a vraiment utilisé l’orchestre pour éclairer le discours scénique et le moduler, à l’écoute du texte mozartien et de l’interprétation qui en est donnée par le metteur en scène.
Voilà un spectacle de très haute tenue. Le public ne s’y trompe pas, il fait un triomphe aux participants, et les représentations sont complètes jusqu’à la fin. Cela ne signifie pas un spectacle bouleversant qui déchainerait des fleuves d’émotion. C’est beaucoup plus un travail analytique, qui met sans cesse le cerveau en éveil, tant les moindres détails font signe et sens, détails dans les décors, détails dans la structuration de l’espace, détails dans le jeu d’acteurs, très précis dans les moindres gestes, les moindres regards. Et ainsi le temps passe sans y penser. Où est l’ennui que cette œuvre distillerait ? Disparu, envolé : il reste tension et attention, il reste plaisir, il reste grandeur d’une musique qu’on a envie d’écouter et réécouter.
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Image finale © Wilfried Hösl
Image finale avec Sesto qui s’éloigne au second plan © Wilfried Hösl