FESTIVAL DE BAYREUTH: PERSPECTIVES 2012

Le Festival de Bayreuth 2011 est mort, vive le Festival 2012.

Comme le dit le communiqué de presse, pour une vente de 57750 billets, il y a eu 320000 demandes de 80 pays…Le Festival n’est donc pas tout à fait moribond.
Bayreuth 2012 ouvrira le 25 Juillet 2012 avec une nouvelle production de Der Fliegende Holländer, mise en scène de Jan Philipp Gloger, décors de Christof Henzer, costumes de Karin Jud, lumières de Urs Schönebaum, dramaturgie de Sophie Becker. Jan Philipp Gloger , qui a 30 ans,  a fait sa première mise en scène d’opéra en 2010 à Augsburg (Le Nozze di Figaro). Il est metteur en scène résident au Staatstheater de Mayence et a  déjà reçu des prix pour ses travaux de théâtre. L’orchestre sera dirigé par Christian Thielemann, et la distribution comprend Adrienne Pieczonka (Senta), Evgeny Nikitin (Der Holländer), Franz Josef Selig (Daland), Michael König (Erik) et Benjamin Bruns (Der Steuermann). Evgeny Nikitin en Hollandais est un très bon choix et la distribution de ce Fliegende Holländer semble sur le papier intéressante.
Cette année était la dernière année des Meistersinger, restent donc en programmation, Parsifal (Mise en scène Stefan Herheim), dirigé par Philippe Jordan qui fait ainsi son entrée au Festival et qui succède à Daniele Gatti. Ce Parsifal fera l’objet d’un enregistrement le 5 août. En outre on pourra voir Tristan und Isolde ( Peter Schneider, Christof Marthaler), gageons qu’on trouvera plus facilement des billets pour ce Tristan désormais bien connu.
Enfin, on pourra voir ou revoir Lohengrin (Mise en scène Hans Neuenfels, pour faire plaisir aux téléspectateurs en colère, direction musicale Andris Nelsons) et la production 2011 de Tannhäuser dirigée par Thomas Hengelbrock et mise en scène par Sebastian Baumgarten qui fera encore l’unanimité…
Grande nouveauté,  pour la première fois, on pourra commander ses billets par internet (à partir du 15 septembre sur le site http://ticket.btfs.de)  mais la commande papier est encore valide. On introduit donc internet, mais à dose limitée…

Voilà bien des batailles encore en perspective, mais la possibilité d’avoir ce Parsifal retransmis est excitante, vu la qualité du travail de Stefan Herheim.

A l’an prochain…

LUCERNE FESTIVAL 2011: ENSEMBLE DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA (BRAHMS, SCHÖNBERG), direction Daniel HARDING le 26 août 2011

A l’origine, ce concert devait être dirigé par Claudio Abbado, du moins la Kammersymphonie n°1   op.9  de Schönberg. Il a renoncé à ce concert et c’est Daniel Harding qui l’a remplacé. Le Festival de Lucerne a accepté de rembourser les abbadiens impénitents qui voulaient entendre Abbado, et Abbado seul, dans ces 22 minutes de musique. Avec toute l’admiration que je peux nourrir pour Claudio Abbado, son seul nom ne doit pas décider  de ma venue ou non à un concert, même si on peut comprendre que les spectateurs européens qui séjournent à Lucerne puissent faire le sacrifice de 5 jours à Lucerne supplémentaires si Abbado dirige, mais renoncer s’il ne dirige pas, vu le coût de cinq jours en Suisse en ce moment. Il reste que le concert n’était pas seulement porté par Abbado, mais par les solistes du Lucerne Festival Orchestra qui sont des musiciens extraordinaires, et qui valent le voyage déjà à eux seuls, vu qu’ils jouaient aussi la Sérénade n°1 en ré majeur op.11 de Brahms (version pour 9 musiciens, ce qui est rare et non pour orchestre symphonique, ce qui est plutôt l’habitude selon l’édition reconstituée de Jorge Rotter en 1988) sans chef (45 minutes de musique). De fait, dans cet ensemble de 9 musiciens, étaient présents Alois Posch à la contrebasse, Wolfram Christ à l’alto, Kolja Blacher au violon, Sabine Meyer à la clarinette, Bruno Schneider au cor, Jacques Zoon à la flûte, Konstantin Pfiz au violoncelle, Matthias Racz au basson et Reiner Wehle à la deuxième clarinette. C’est dire le niveau auquel on se place, et de fait malgré les nombreuses demandes de remboursement, la salle était heureusement bien pleine!
Un tel concert permet aussi de comprendre pourquoi le Lucerne Festival Orchestra a cette homogénéité, ce son exceptionnel, et affiche cette relation exceptionnelle entre les musiciens. Aux racines de ces qualités, un travail né de la musique de chambre, de l’écoute des uns aux autres, de l’amitié et de la connaissance profonde née de l’habitude de jouer, non seulement en orchestre, mais aussi en formation de chambre. Ce n’est pas un hasard si dès la fondation de l’orchestre en 2003, se sont ajoutés aux soirées de concert symphonique des soirées en formation de chambre permettant un travail approfondi des musiciens entre eux. Ce principe est largement appliqué dans les grands orchestres symphoniques désormais (la veille des concerts du Philharmonique de Berlin, les 12 violoncelles du Philharmonique de Berlin donnent un concert à Lucerne), mais il ne faut pas oublier que ce principe de multiplier les formations de chambre issues des orchestres est né par la volonté de Claudio Abbado à son arrivée à Berlin, car il est persuadé que jouer en formation de chambre permet de donner plus d’homogénéité à l’orchestre et surtout de faire naître des réflexes d’écoute  des pupitres entre eux, c’est ce qu’il appelle “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble. En faisant appel à des musiciens solistes, ou des musiciens habitués à la musique de chambre (par exemple le Quatuor Hagen), Claudio Abbado a permis de créer très vite une couleur particulière qui a stupéfié dès les premiers concerts, en 2003, où dominait l’impression d’avoir en face un orchestre à l’expérience consommée.

Aussi un concert comme cette sérénade de Brahms, à 9 musiciens permet de retourner à l’essentiel, aux racines de ce qui motive nos pèlerinages annuels à Lucerne, et de vivre une expérience musicale peu commune. La Sérénade n°1 est beaucoup plus connue dans sa forme symphonique pour grand orchestre, que dans sa forme pour formation de chambre, d’abord pour huit instrument (vents et cordes) puis pour neuf instruments. Elle est composée de six mouvements asses brefs ( Allegro, Scherzo, Adagio, Menuetto 1 et 2, Scherzo, Rondo) et sa durée est de 45 minutes environ. L’allegro initial s’ouvre par un dialogue plutôt sombre violoncelle/contrebasse, suivi par un développement du thème aux bois (clarinette, puis flûte). les formes sont plutôt classiques. On associe la composition de cette sérénade aux hésitations de Brahms à passer à la forme symphonique, de fait cette sérénade, terminée en 1857, est suivi par son adaptation symphonique en 1860. Déjà, les contemporains regardaient la version pour formation de chambre comme le cadre probable d’une future symphonie et de fait, c’est bien l’impression qui se dégage à l’audition notamment dans les scherzi et les finales (allegro, 1er mouvement), rondo (dernier mouvement). on remarquera l’extraodinaire travail d’écho et de réponses entre le basson et les clarinettes (magnifiques Matthias Racz, Sabine Meyer et Reiner Wehle), la ductilité des cordes et l’incroyable (et souvent joyeuse) contrebasse de Alois Posch, le jeu final des pizzicati et de la clarinette et la légèreté du violon de Kolja Blacher, rythmés aussi par le cor de Bruno Schneider (du Bläserensemble Sabine Meyer), qui renvoie à des paysages vaguement schubertiens. Mais la surprise est de découvrir en final des jeux de cordes qui me font penser aux dernières mesures (géniales!) de la Lodoiska de Cherubini (étonnant rappel de ce néoclassique qui a marqué plus qu’on ne le dit le XIXème siècle). Je me souviens alors de ce que Riccardo Muti, spécialiste de ce répertoire avait dit un jour lors d’une rencontre: Brahms avait demandé que sa tête repose sur la partition de Lodoiska…Ce que j’ai senti là a peut-être quelque chose à voir…
En tous cas, la précision de l’ensemble, la dynamique avec laquelle les musiciens s’engagent, leur virtuosité joyeuse, tout concourt à faire de ce moment un très grand moment de “suspension” musicale. La musique de la Sérénade et la joie de jouer affichée par les interprètes nous accompagne longtemps après encore. Un enregistrement serait souhaitable. DRS 2 (Radio Suisse alémanique)  transmet ce concert le 27 septembre à 22h30… A vos enregistrements si vous pouvez la capter…

Quelques modifications dans les musiciens de la symphonie de chambre de Schönberg, où l’on retrouve Sabine Meyer, Alois Posch, Jacques Zoon (au premier rang, aux interventions si marquantes), Reiner Wehle, Klaus Lohrer, Wolfgang Meyer sont tous liés à Sabine Meyer, mais c’est le Quatuor Hagen, lui-même membre du Lucerne Festival Orchestra, qui forme l’armature de la formation aux cordes, auquel s’ajoute Alois Posch, excusez du peu.
A la création, en 1907, la formation s’articulait autour d’un autre Quatuor alors fameux, le quatuor Rosé, et des musiciens de l’orchestre de la Staatsoper de Vienne. Schönberg y abandonne les grandes formes (La Nuit transfigurée, Gurrelieder) mais va réviser sa version originale jusqu’à lui donner une grand forme symphonique en 1935. Le rapprochement de la sérénade de Brahms et de la Symphonie de Chambre permet de voir aussi en acte l’admiration que Schönberg portait à Brahms. En effet, l’atonalité de la Kammersymphonie ne crée pourtant pas de rupture d’ambiance entre les deux parties du concert. On y retrouve aussi quelques échos de Strauss et bien sûr, de Mahler. Le rythme de cette symphonie est à la fois vif et impétueux, d’une polyphonie particulièrement complexe (notamment dans le système d’écho entre les mouvements rapides et lent), d’une activité explosive et Daniel Harding, qui a dans les mains un ensemble d’exception n’a aucun mal à générer ce caractère multiple et sauvage, de cette sauvagerie qui faisait dire à un critique qu’elle n’avait plus rien à voir avec la musique, et qui pourtant va ouvrir la voie à toute la musique du XXème siècle. L’orchestre réuni, et mené, par les cordes (le Quatuor Hagen est éblouissant) et la flûte de jacques Zoon, dans ses interventions violentes, suraigues, fait de ce moment, après la suspension brahmsienne, une explosion de sève, de jeunesse et d’allant. Une vraie merveille.
Dommage pour les abbadiens absents, ils ont manqué un magnifique moment, plein d’enseignements pour le mélomane.

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: quelques notes sur la saison.

Le contexte culturel  italien actuel est sans doute bien plus critique que le contexte français. Dans tous les domaines, le resserrement budgétaire se fait sentir. Dans le spectacle vivant, c’est l’Opéra qui est l’art de référence dans la péninsule et bien des théâtres lyriques ont dû réduire leurs saisons. Seuls, Florence, Rome et Milan s’en tirent à peu près. Florence va ouvrir (du moins dans l’idéal) son nouveau complexe musical en décembre prochain, qui tirera un trait sur l’actuel Teatro Comunale, une salle immense et laide qu’on ne regrettera pas trop, avec une nouvelle salle aux dimensions plus réduites, correspondant mieux au bassin florentin. Au moment où toutes les subventions sont taillées en pièces, comment la ville de Florence fera-t-elle vivre son nouveau théâtre ? Rome étant la capitale, son “Teatro dell’Opera”  conserve un rôle pilote, mais l’histoire de ce théâtre est jalonnée de hauts et de bas. La présence de Muti est une garantie d’image, mais les problèmes d’organisation demeurent, qui n’ont jamais été résolus.
Et la Scala, symbole de l’Opéra italien, de l’excellence culturelle italienne, de la capitale économique de l’Italie, va devoir elle-aussi vivre dans une ville frappée d’un très lourd déficit, où même la future exposition universelle de 2015 est menacée.
Stéphane Lissner est dans son dernier mandat, il est intéressant de regarder la saison prochaine, pour comparer avec d’autres lieux, pour voir où en est le répertoire italien, pour voir si la Scala a encore un rôle de chef de file, musical, ou scénique, comme il y a trente ou quarante ans, aux temps de Claudio Abbado, de Paolo Grassi, mais même de Carlo Maria Badini et Cesare Mazzonis.
La Scala est à la fois un grand théâtre européen, et le théâtre italien de référence pour le répertoire italien, une saison à la Scala doit par force afficher les grands maîtres italiens, Verdi, Rossini, Puccini, les véristes et saupoudrer le reste de la saison par des productions d’œuvres d’autres répertoires.  Au contraire de Paris, qui n’a jamais vraiment assumé depuis Liebermann son rôle moteur dans la défense et l’illustration du répertoire français (même si Nicolas Joel a affirmé vouloir le défendre, on ne peut dire que le répertoire français soit si présent dans programmation actuelle), on ne peut concevoir la Scala sans un ou plusieurs Verdi ou Puccini dans la saison. Et c’est ce qu’attend le public scaligère, mais aussi le public étranger : la Traviata à la Scala reste pour un touriste de passage un moment presque obligé. Il y a aussi à la Scala un public de connaisseurs, peut-être moins nombreux que par le passé, ou moins bruyant (!) à qui on ne la compte pas. C’est un public qui n’a pas de préventions ou d’idées préconçues, même s’il a ses têtes : Freni et Domingo étaient adorés. Ricciarelli, Pavarotti beaucoup beaucoup moins ! C’est qu’afficher une nouvelle voix à la Scala attire les connaisseurs qui veulent juger, et qui peuvent en une soirée lancer un chanteur. C’est à la Scala qu’Alagna, en une soirée a fait sa carrière : je me souviens des réflexions lors de la première de Traviata : « abbiamo trovato un tenore ! ». Mais il a aussi payé le tribut des siffleurs lors d’une malheureuse Aïda. C’est à la Scala que Cecilia Gasdia a rencontré la gloire, remplaçant la Caballé au pied levé dans Anna Bolena.  Théâtre de tradition, la Scala a gardé encore une claque officielle pendant longtemps, et elle a aussi ses siffleurs patentés. Tant mieux : le théâtre doit vivre, et doit vivre aussi de contradictions, de batailles, de discussions. C’est bien là aussi l’identité de ce théâtre, et les manifestations de réprobation sont souvent, il faut bien le dire justifiées. Mais une Scala vivante, vibrante, batailleuse, une Scala qui explose en applaudissements, à se jeter du balcon, c’est le plus beau théâtre du monde.
Je sais bien que les directeurs actuels d’opéras n’aiment pas ces manifestations excessives, on préfère le consensus télévisuel mou et sans goût, mais dans un pays qui a un sang aussi lyrique que l’Italie, une Scala endormie sur des pseudos lauriers, c’est inquiétant, et pour l’opéra, et pour la programmation du théâtre.

Aussi observons la saison 2011-2012 :

On le sait, la saison de la Scala s’ouvre en décembre, pour se terminer en novembre de l’année suivante. Pendant longtemps, la saison d’automne était exclusivement symphonique, depuis quelques années, une partie de la saison d’opéra, et pas la moindre est programmée de septembre à novembre. La programmation automnale (saison 2010-2011) a de quoi attirer, mais ne surprendra pas un mélomane parisien :

–          Il ritorno d’Ulisse in patria (Dir.mus: Rinaldo Alessandrini, ms en scène: Robert Wilson) avec notamment Sara Mingardo

–          Der Rosenkavalier (Dir.mus: Philippe Jordan, ms en scène Herbert Wernicke, avec Anne Schwanewilms, Joyce Di Donato, Jane Archibald. Joli trio avec la suprême Joyce Di Donato dans la production de Paris avec Philippe Jordan au pupitre.

–          La Donna del lago (Dir.mus : Roberto Abbado, ms en scène : Luis Pasqual) avec Joyce Di Donato, Daniela Barcellona et Juan-Diego Flores. Vaut le voyage pour ceux qui l’auraient raté à Paris, puisqu’il s’agit de la production parisienne, avec la même distribution dans les principaux rôles.

On le voit, même si les distributions sont belles, il n’y a rien de particulièrement spécifique au théâtre, puisque les parisiens connaissent deux productions sur trois.

La saison 2011-2012 s’ouvre sur une nouvelle production de Don Giovanni ( Dir.mus : Daniel Barenboim, ms en scène : Robert Carsen) avec Anna Netrebko (Donna Anna) Barbara Frittoli (Donna Elvira), Peter Mattei (Don Giovanni), Bryn Terfel (Leporello) Kwanchoul Youn (Commendatore) etc…

Si l’on considère la distribution, la Scala, prudemment, affiche Anna Netrebko (pour la première fois) dans Donna Anna plutôt que dans un grand rôle du répertoire italien du XIXème. Effet d’affiche, car Anna Netrebko n’est pas forcément la plus grande des Donna Anna du marché. Pour les hommes, rien à dire, Mattei et Terfel (puis d’Arcangelo) sont actuellement parmi les tout meilleurs mais si vous voulez entendre Terfel, il vous faut réserver les premières représentations. Et puis Barbara Frittoli en Elvire est une valeur sûre, à défaut d’être une Elvire de rêve.

Si l’on considère la production, on ne s’est pas trop fatigué : Robert Carsen plaît à la Scala, comme partout, parce que son modernisme ne fait pas frémir :  à la Scala il a fait des productions qui ont été bien accueillies Katia Kabanova de Janacek, A Midsummer Night’s Dream de Britten. Mais je pense qu’un autre titre était prévu (Norma ?) sur lequel on est revenu (si effectivement c’est Norma, sans Norma convaincante, inutile de le programmer à la Scala…attendons Harteros…). Carsen-Barenboim, un duo qui devrait faire de cette première une soirée de 7 décembre lisse et sans histoires, à moins que les siffleurs ne veuillent se payer madame Netrebko, ce qui est toujours possible…Rappelons tout de même qu’il n’y a que 5 ans, la Scala avait affiché une nouvelle production du Don Giovanni dirigée par Gustavo Dudamel et mise en scène par Peter Mussbach. Il est rarissime de remettre sur le métier une production aussi récente, même si elle n’avait pas toujours convaincu (la précédente, de Strehler a duré de 1987 aux années 2000) ; c’est donc bien qu’il y a anguille sous roche dans ce nouveau Don Giovanni, comme si on avait dû faire quelque chose en urgence…

On affiche ensuite Les contes d’Hoffmann, dans la production de…allez, devinez…Robert Carsen, oui, celle de l’opéra de Paris et avec une direction musicale de Marco Letonja avec Ramon Vargas en Hoffmann alternant avec le clone de Villazon, un bon ténor (le Werther de Lyon), Antonio Chacon Cruz. Et Ildar Abdrazakov alternant avec le très bon Laurent Naouri dans Coppelius, Dappertutto, Lindorf, Miracle. Production de remplissage. Sans intérêt.

Enfin un grand Verdi, Aida, dans la mise en scène de Zeffirelli, non pas la dernière, de l’année 2006, qui en matière de kitsch valait son pesant de hiéroglyphes, mais celle de 1963, dans les décors de Lila de Nobili, qui fut l’une des grandes productions de cette époque. C’était alors le jeune Zeffirelli. L’idée est très séduisante, car cette production a vraiment marqué les mémoires.
Cette belle idée (qui ne coûte pas grand-chose, sinon une réfection des décors car je pense que depuis une cinquanttaine d’années, ils ont eu le temps de prendre la poussière) sera-t-elle accompagné d’une distribution musicale digne ? Le chef, le jeune Omar Meir Wellber, est vraiment un bon musicien (j’ai vu une Carmen qu’il a dirigée à Berlin) et des amis à moi l’ont entendu dans Aida, me disant que c’était un très bon travail. La distribution promet de belles batailles : le ténor Jorge De Leon est un jeune artiste assez valeureux, mais Oksana Dyka a déjà essuyé les huées du public cette année, méritées à mon avis. La reprogrammer en Aida tient du suicide. Pour les autres, à part D’Intino, Amnéris solide, une distribution sans rien d’intéressant. Ce n’est pas là qu’on trouvera la distribution idéale (quand je pense que les puristes en 1986 critiquaient le duo Luciano Pavarotti/Maria Chiara dans la belle production de Luca Ronconi). Ce sera en février mars…

Continuons sur le répertoire italien avec, en avril et mai, Tosca de nouveau dans la production de Luc Bondy déjà programmée l’an dernier avec Jonas Kaufmann. C’est Marcelo Alvarez (en alternance avec Alexandr Antonenko) qui lui succède, ce qui est intéressant. Cela se gâte avec Tosca, où l’on retrouve Oksana Dyka (qui se fera sortir…) en alternance avec Martina Serafin. Le chef sera Nicola Luisotti : un bon chef italien, qui a dirigé à Paris (notamment Otello) et qui la saison dernière a dirigé Attila à la Scala. Mais là aussi production de remplissage sur un titre qui attire les foules, les membres des congrès et les visiteurs des foires, mais dont on n’a pas soigné plus que cela le casting.

En juin, une nouvelle production de Luisa Miller, avec Gianandrea Noseda au pupitre et Mario Martone à la mise en scène, une équipe de vrais professionnels. Une distribution composée notamment de Marcelo Alvarez, encore lui, la duchesse confiée à Daniela Barcellona,  Wurm à Kwanchoul Youn, et une Luisa confiée à Elena Mosuc en alternance à Tamar Iveri, et là, je ne suis pas sûr que Madame Mosuc soit si bien accueillie par le poulailler. Il est vrai aussi que pire que l’accueil réservé en son temps à la Luisa Miller de Katia Ricciarelli dans cette salle, c’est difficile à trouver : elle en avait maudit le public, ce qui avait déclenché une de ces broncas dont la Scala a le secret. On reste quand même frappé de l’absence (ou presque) de chanteurs italiens sur la première scène d’Italie…

Passons sur le Don Pasquale de Donizetti réservé pour les solistes de l’Académie de la Scala, en juillet en fin de saison d’été pour nous réjouir en automne de la seule production de répertoire italien (en novembre 2012) qui semble promettre un peu plus d’intérêt : Rigoletto, direction Gustavo Dudamel, rare à l’opéra, et ce sera son premier Verdi dans une mise en scène de Luc Bondy, avec Vittorio Grigolo, Zeljko Lucic (le Macbeth de Muti à Salzbourg cette année) et Nino Machaidze, voix tout de même petite pour Gilda.

J’oubliais, avec Tosca, la Scala affiche enfin sa production de remplissage historique, il est vrai un grand symbole du théâtre, la Bohème, dans la production de Zeffirelli, où un effort net de distribution a été fait par une alternance Piotr Beczala/Vittorio Grigolo et Anna Netrebko/Angela Gheorghiu avec une direction musicale de Daniele Rustioni (quand on a quatre stars de ce calibre, le chef est-il si important… ?). J’ai eu la chance d’entendre le duo Beczala/Netrebko au MET il y a un an et demi, j’irai donc peut-être écouter Gheorghiu et Grigolo.  Mais attention, il y a une entourloupe. Netrebko en chante deux, Gheorghiu en fait quatre, et les cinq restantes sont confiées à Anita Hartig, une jeune chanteuse roumaine qui chante en troupe à Vienne (Pamina, Mimi, Zerlina, Frasquita) qu’on peut écouter dans le final de bohème sur you tube.
Comme on peut le constater, le répertoire italien n’est pas si bien servi : deux productions de remplissage (Tosca/Bohème), une reprise historique (Aida) sans vrai travail sur la dsitribution, un Don Pasquale pour des jeunes, et deux nouvelles productions dont l’intérêt peut se discuter, Luisa Miller et Rigoletto, toutes deux avec des équipes de production solides, et des distributions, comme d’habitude, un tantinet bancales (à cause des rôles féminins).

Restent les autres productions, répertoire français (Manon), allemand (Die Frau ohne Schatten, Siegfried, Le nozze di Figaro), anglais (Peter Grimes).
Dans la même saison donc, un nouveau Don Giovanni et les Noces éternelles de Strehler, désormais, c’est celles de la Scala qu’on voit à Paris, aucune surprise de ce côté : du côté musical, une distribution honnête (Fabio Capitanucci/Pietro Spagnoli, il conte/Dorothea Röschmann, la contessa/Aleksandra Kurzak, Susanna/ Ildebrando d’Arcangelo, Figaro/Katija Dragojevic, Cherubino et l’ex délicieuse Marie Mac Laughlin en Marcellina) mais la production permet sans doute de tester au pupitre Andrea Battistoni, le jeune et talentueux chef de 25 ans et c’est sans doute l’unique raison de monter ces Noces.

Du côté français, pour faire pendant aux Contes d’Hoffmann inutiles que nous signalions, une Manon (en juin/juillet) confiée à Laurent Pelly, qui permet le retour de Natalie Dessay à la Scala après le faux bond de la Fille du régiment, avec un Des Grieux mieux adapté à mon avis que celui de Paris, Matthew Polenzani, chanteur remarquable et  un chef italien qui fait enfin  ses débuts à la Scala après avoir dirigé dans le monde entier, Fabio Luisi. Je pense que la Manon de la Scala est plus intéressante que celle de Paris.
Du côté anglais, un Peter Grimes (mai/juin) qui permet d’entendre le jeune chef Robin Ticciati dans ce répertoire, mise en scène de Richard Jones, un bon metteur en scène anglais, dont on a vu à Lille Macbeth de Verdi et qui a mis en scène le fameux Lohengrin de Munich (Kaufmann/Harteros). Ce Peter Grimes sera chanté notamment par  John Mark Ainsley et Felicity Palmer (si, si)…A voir, certainement.
Il faut reconnaître que la Scala à la différence de Paris, n’hésite pas à afficher des chefs jeunes, et leur confier des productions importantes (Dudamel, Ticciati, Battistoni, Meir Wellber), je pense que Barenboim et Lissner tiennent à cet aspect important de la politique musicale.

Enfin last but not least, deux grands chefs d’œuvres du répertoire allemand, Die Frau ohne Schatten, dirigée par Semyon Bychkov, en mars 2012, mise en scène de Claus Guth (qui ne plaira sûrement pas à Milan, car trop « Regietheater ») avec une curieuse distribution faite de chanteurs à leur place et d’autres moins : Johann Botha en Kaiser, oui, cent fois oui. Emily Magee en Kaiserin, non, pas vraiment. Cette chanteuse n’a jamais été intéressante. Nourrice de Michaela Schuster, cela m’indiffère, Barak de Falk Struckmann, oui s’il est en voix, et la Färberin d’Elena Pankratova, très à la mode dans ce rôle mais qui ne m’a jamais convaincu. Intéressant néanmoins pour chef et metteur en scène .

Enfin, en octobre et novembre 2012, nous avancerons d’un pas dans le Ring puisque la Scala présente Siegfried, sous la direction de Daniel Barenboim et dans la mise en scène de Guy Cassiers. Inutile de revenir sur Daniel Barenboim dont on connaît la conception, et la qualité. C’est de toute manière un chef de référence pour Wagner, même si on peut aimer une approche plus originale (celle de Jordan par exemple). On ne sait ce que Cassiers va proposer pour Siegfried, tant la différence est grande entre Rheingold (très original, et passionnant), et Walküre, plus classique, mais assez belle esthétiquement. Quel choix pour Siegfried, le plus « théâtral » des quatre ? Cassiers sera aidé par une distribution de très haut niveau, Nina Stemme, Juha Uusitalo, Lance Ryan, Anna Larsson, un nouveau Mime (Peter Bronder). A voir évidemment…

Si vous avez un voyage à Milan à faire, choisissez Octobre/Novembre 2012, retour d’Abbado dans un concert Chopin/Mahler, Rigoletto avec Dudamel, Siegfried avec Barenboim…Bonne période.

J’ai essayé de regarder par le détail ces 13 productions, j’y ai constaté qu’en réalité, ce n’est pas le répertoire italien qui peut attirer (six productions souvent passe partout avec des distributions sans grand intérêt, ou alors avec des stars, pour les stars et pas forcément pour les rôles), mais les autres productions, qui sont plus dignes d’intérêt (Contes d’Hoffmann exceptés) pour le chef (Nozze) pour la mise en scène (Frau ohne Schatten, Peter Grimes) pour l’ensemble (Manon, Siegfried) et des deux nouvelles productions de répertoire italien (Verdi), l’une laisse un peu sur sa faim (Luisa Miller), et l’autre peut exciter la curiosité (Rigoletto).

Mais trois constats :

–          La Scala abuse actuellement un peu trop des chanteurs slaves, certes très en vogue aujourd’hui, mais est-ce ainsi qu’on va relancer la formation au chant en Italie et les vocations ? Et si ces chanteurs étaient tous remarquables, passe encore, mais abuser à ce point d’artistes comme Madame Dyka est vraiment problématique. Comme si l’idée était qu’on avait besoin de grandes voix et qu’il fallait à toute force nous les fournir. On a surtout besoin de bons chanteurs, et là nous n’y sommes pas toujours…

–          Sans doute pour des raisons financières, la saison table sur des valeurs d’encaissement sûres, sans doute à moindre prix (Bohème/Tosca, Contes d’Hoffmann, voire Aida) sans trop regarder à composer des distributions exemplaires. Les reprises n’ont de sens que si elles proposent d’autres équipes, qui puissent exciter la curiosité, notamment dans un théâtre aussi symbolique que la Scala. Il n’y a pas de proposition vraiment raffinée, on ne sent pas de recherche dans la composition des distributions, que devrait supposer le système de la stagione. Certaines soirées de répertoire de Vienne ou de Berlin sont plus intéressantes dans les distributions que ce que nous allons entendre dans le théâtre le plus sensible aux voix du monde. Il y a là quelque chose que je ne m’explique pas.

–          A part une politique de chefs assez positive, où est la Scala fer de lance d’une certaine vision culturelle? Où sont les propositions scéniques stimulantes (Guth et Cassiers exceptés) ? où sont les nouveautés réelles ? Où est l’imagination pour composer une distribution, notamment dans le répertoire maison ? Où est la ligne de la programmation ? Ouvrir sur un tel Don Giovanni, certes très honorable musicalement, mais tellement « déjà vu » au niveau scénique montre qu’à la Scala aussi, on cherche quelquefois à nous faire prendre des vessies pour des lanternes…

 

OPERA DE PARIS 2011-2012: quelques notes sur la saison.

J’ai longtemps hésité avant d’écrire sur la saison 2011-2012 de l’Opéra de Paris. En effet, à première lecture, rien de particulièrement stimulant ne m’apparaissait, à part une reprise de la Veuve Joyeuse avec la grande Susan Graham, un chef intéressant, Asher Fisch, et la mise en scène de Jorge Lavelli (1997), qui y a laissé quelques grands souvenirs (au moins un Faust historique, et un Pelléas magnifique). Pour le reste, parmi les nouvelles productions, un Faust justement, qui succède à celui de Lavelli qui trente ans durant a rempli les salles de Garnier puis de la Bastille, après avoir provoqué un fameux scandale (« bien fait pour Gounod », avait hurlé un spectateur !). Je pense d’ailleurs que la production pouvait encore durer, mais des problèmes de rangement de décor et d’état général avaient contraint à l’abandonner. On a ainsi vu longtemps le fameux palais de verre et de métal, tout construit (il était soudé et impossible à démonter les dernières années) trônant dans l’arrière scène de Bastille. C’est Jean-Louis Martinoty qui va mettre en scène cette nouvelle production, ce qui devrait garantir un travail sérieux et solide, Alain Lombard, autre revenant, la dirigera, c’est une référence pour Faust, qu’il a enregistré jadis, et Roberto Alagna, Paul Gay, Inva Mula et Tassis Christoyannis en composeront la distribution. Succès assuré sur le papier. Une production faite pour durer, tant Faust est un pilier de l’Opéra de Paris, et sans doute faite pour  attirer un aimable consensus.
Avec Violeta Urmana en Leonore de la Force du Destin, j’ai malheureusement plus de doutes. Philippe Jordan dirigera ainsi ce Verdi (un directeur musical se doit de tout diriger, et Philippe Jordan est plus connu pour ses Strauss, et maintenant ses Wagner, que pour ses Verdi : on découvrira donc), Jean-Claude Auvray assurera la mise en scène (là aussi rien que de très habituel dans le genre production de grande série) et Marcelo Alvarez assurera les premières. Notons Kwanchoul Youn en Padre Guardiano et le jeune Nicola Alaimo en Fra Melitone (ah..Bacquier!). J’avoue ne pas être convaincu de certains choix, mais faire Verdi est si difficile aujourd’hui. Tout de même, il y a quelques autres Leonore possibles que Violeta Urmana (elle le chantera aussi à Vienne, et Nadia Krasteva fera Preziosilla dans les deux théâtres) même si en ce moment les vraies Leonore sont rares (et Madame Urmana n’en est pas une).
Manon, production construite pour Natalie Dessay (avec son chef favori Evelino Pido’), et dans une mise en scène de Coline Serreau. Là aussi rien que de très habituel, et pas de quoi fouetter un chat, même si notre Natalie nationale devrait briller. Plus intéressante la création de La Cerisaie de Philippe Fenelon, pour la mise en scène de Georges Lavaudant. Jolie distribution pour l’Hippolyte et Aricie de Rameau (Topi Lehtipuu, Sarah Connolly), pour le reste, à voir (Mise en scène Ivan Alexandre, direction musicale d’Emmanuelle Haim, assez contestée l’an dernier). Une nouvelle (?) production de Cavalleria Rusticana et Pagliacci, avec le tandem Daniel Oren (Direction musicale) et Giancarlo del Monaco (Mise en scène), ce qui nous promet originalité et raffinement…(hum) et enfin une Arabella avec Renée Fleming et Michael Volle, avec l’équipe du beau Capriccio de Vienne (Marco Arturo Marelli pour la mise en scène, Philippe Jordan pour la direction musicale) : cela au moins vaudra sans doute le voyage.
Dans l’ensemble pas de quoi frémir ni pâmer d’aise. Une saison non pas d’artisanat raffiné, mais de grande industrie, visant à remplir la salle, avec son lot de nouveautés, de créations, de grand répertoire standardisé. Il est sûr que les saisons de Mortier, toutes discutables qu’elles soient sur certains choix, proposaient des parcours plus originaux et avaient de quoi intéresser un peu plus. La volonté de recentrer sur certains opéras français (et encore, les plus courus…) ou sur le vérisme est louable, mais alors, demanderait un travail plus approfondi sur mise en scène et direction musicale, pour mettre en valeur ce répertoire. Je continue de penser que confier Francesca da Rimini l’an dernier à Daniel Oren et Gianfranco del Monaco (après un André Chénier ridicule) fut une erreur qui fait ranger l’œuvre dans le vérisme, ce qu’elle n’est pas. L’équipe d’ailleurs semble avoir signé pour toutes les nouvelles productions véristes. Tant pis pour le vérisme hélas.

Les reprises sont toutes honnêtement distribuées, avec leur lot de vrais grands noms, de fausses gloires du jour, et un usage exagéré des faux metteurs en scène modernes (Carsen, Decker), mais on verra avec plaisir Sophie Koch en Venus, Klaus Florian Vogt en Titus (et Stephanie d’Oustrac en Sesto !) Angela Denoke en Salomé, Evgueni Nikitin en Tomski et Galouzine en Hermann. Pour le reste, rien de notable.
On comprend que deux salles à programmer exige un jeu subtil de nouvelles productions, de raretés, de reprises un peu attrape tout. Mais il faut bien reconnaître que la saison 2011-2012 n’a pas grand chose pour stimuler l’intérêt des mélomanes. Ce n’est pas d’ailleurs le seul théâtre d’importance à gérer en bon père de famille le patrimoine maison. Mais vu l’argent englouti par notre Opéra National, on pourrait espérer un travail de programmation un peu plus élaboré. A titre de comparaison, la saison de l’Opéra National de Lyon avec des moyens moins gigantesques, est autrement plus intéressante, plus recherchée, tout en restant populaire et très ouverte : le projet Puccini Plus alliant des opéras en un acte de Puccini et d’autres compositeurs réputés plus « modernes » (Zemlinski, Schönberg, Hindemith) est vraiment une belle proposition !
Certes , on rétorquera que la mission de l’Opéra de Paris est à la fois d’être un conservatoire mais aussi une vitrine aussi diverse que possible composée d’un savant mélange de spectacles devant attirer un public nombreux sans prendre trop de risques. Cette mission-là est sans nul doute remplie. Mais en ce moment, la vitrine est un peu éteinte, et les idées ne sont pas légion. Il est aussi vrai qu’actuellement, mieux vaut « assurer » que se risquer pour des idées…mais alors gare à la routine, même la routine de luxe, la pire de toutes, car elle fait prendre des vessies pour des lanternes.

LUCERNE FESTIVAL 2011: DIE ZAUBERFLÖTE / LA FLÛTE ENCHANTÉE le 21 août (Dir.mus: Daniel HARDING)

Que la Flûte Enchantée soit au programme d’un Festival dédié à la Nuit, quoi de plus ordinaire ou quoi de plus évident. Le conte qui raconte la victoire du jour contre les ténèbres de la nuit ne pouvait être évité. Mais autant une production d’opéra de ce Singspiel est elle ordinaire, autant une représentation en version de concert pose t-elle problème. Il s’agit bien d’un Singspiel, d’une pièce chantée…autrement dit, il y a de nombreux moments dialogués qui en version de concert allongent l’œuvre sans vraiment l’enrichir à cause de l’absence… de théâtre justement. Une version de concert de la Flûte enchantée, c’est du Sing(le chant) sans le Spiel (le jeu). Mais on ne peut couper les dialogues et ne laisser que les parties chantées, on n’en a pas l’habitude et ce serait une profonde erreur, tant les dialogues et le chant sont solidaires. Voilà le problème qu’ont dû se poser les organisateurs. d’un festival dédié à la musique seule et non à l’Opéra.
Le festival de Lucerne n’évite pas les opéras en version de concert, mais il privilégie les versions scéniques (Tristan l’an dernier) ou semi scéniques, comme Parsifal avec Abbado et le Gustav Mahler Jugendorchester l’été 2002 ou plus récemment Fidelio désormais immortalisé par le disque dont la réalisation semi-scénique n’est pas restée-bien heureusement- dans les mémoires. Ce fut donc une version semi scénique de la Flûte: mais là aussi la présence des dialogues pouvait se révéler contre-productive. Alors on est allé plus loin: on a supprimé presque toutes les parties dialoguées pour les remplacer par un récit dit par un récitant, maniant une marionnette et jouant sans cesse d’un dialogue avec la marionnette, dialogue rempli de facéties qui à la fois font sourire (ou rire) le public, pour garder quelque chose de l’aspect souriant qui existe dans l’œuvre . Mais là on est allé encore plus loin: l’entreprise était risquée, pouvait aboutir à quelque chose de ridicule, ou tout simplement raté, parce qu’il n’est jamais facile de transformer un tel monument. On a donc pris de risque d’écrire un nouveau texte, d’adjoindre quelques éléments de jeu, un scooter électrique pour Papagena, des vidéos, des éclairages assez soignés, les musiciens jouant dans un éclairage de fosse d’orchestre (simple éclairage des pupitres), le tout coordonné et mis en espace par Andrew Staples, le Tamino (excellent) de la production.
Dire que tout était utile (les vidéos notamment) serait hasardeux, mais beaucoup craignaient le résultat, et le résultat, il faut bien le reconnaître (j’avais de sérieux doutes)  a très nettement passé la rampe. Le public est entré dans le système récitant/chant, grâce à l’excellent Christopher Widauer, récitant doué d’une diction parfaite, d’une voix chaleureuse, et de dons de ventriloque peu communs dans le dialogue avec la marionnette. Il fallait aussi une troupe de chanteurs jeunes, disponibles, unis autour du projet: l’avantage pour Daniel Harding, britannique, est d’avoir réuni une distribution pour les rôles principaux presque exclusivement britannique, ce qui a permis de constater une fois de plus, l’excellence de la formation au chant outre manche.
Car cette Flûte fut une incontestable réussite à tous niveaux, orchestral, choral, vocal.
Je n’avais plus écouté Daniel Harding depuis quelques années. Il a eu une passe difficile, dont il semble s’être sorti, car il propose une Flûte très originale, à laquelle il imprime une marque inhabituelle, un tempo plus lent, des moments susurrés, comme une histoire qu’on raconterait dans la nuit, avec un orchestre bien rythmé, et contrasté (tradition baroque oblige) alternant avec des moments dignes d’un oratorio, voir d’un choral de Bach. L’orchestre est dans son ensemble excellent, c’est son Mahler Chamber Orchestra, qui forme les “tutti” du Lucerne Festival Orchestra et qui entre les Bruckner et les Mahler/Brahms, a aussi trouvé le temps de répéter la Flûte. Il est vrai qu’il l’avait déjà jouée (et enregistrée) avec Claudio Abbado, présent dans la salle ce soir. Quelques bavures dans les cuivres (trombone à coulisse) mais en général un son très clair, très rond, de très beau pianissimi (appris au contact d’Abbado) et une vraie joie de jouer, et une vraie jeunesse de coeur, qui est le caractère essentiel de cet orchestre, pour ceux qui le connaissent. C’est un Mozart d’aujourd’hui, vif, tendu, mais aussi mélancolique, nocturne, tendre ( je pensais en entendant la fraîcheur de cette Flûte à l’ennui distillé par la Clemenza di Tito aixoise). Harding a vraiment imprimé là une marque originale: on a rarement entendu une Flûte ainsi jouée, ou ainsi osée, et le résultat est magnifique.
Il faut dire qu’il est aidé par une distribution équilibrée,  homogène, qui a su comprendre les intentions du chef et les faire siennes. Les voix ne sont pas toutes exceptionnelles, mais aucune n’est en retrait, et tous sont de remarquables musiciens, comme souvent les anglo- saxons.
Andrew Staples est vraiment un excellent, un remarquable Tamino, il sait contrôler sa voix, qui a de la puissance, de l’aigu, de la douceur et une vraie technique. On a l’impression qu’il pourra tout chanter, à suivre!
Kate Royal, en grossesse très avancée, a su elle aussi montrer des qualités remarquables de technique, de projection, de port de voix, avec une manière très élégante de négocier l’aigu et le suraigu . Elle est très émouvante dans les airs et les ensemble du second acte, et la voix est de grande qualité.
Neal Davies en Papageno manque un peu de volume et de projection. Mais dans la conception de Harding, ce Papageno plein d’humour, plein d’ironie et aussi d’amertume, un peu moins exubérant que d’habitude, convient parfaitement: et comme la technique de chant et l’élégance sont au rendez-vous, on apprécie grandement une prestation qui peut-être sur scène passerait moins bien. En tous cas, il est convaincant ce soir.
Une exceptionnelle Reine de la Nuit en la personne de la jeune russe/ouzbèque Albina Shagimuratova, une voix bien posée, assez large, avec du corps et du volume, et toutes les notes, sans effort. Impressionnante dans ses deux airs, elle triomphe facilement et conquiert le public. A suivre absolument.
Une déception en revanche le Sarastro d’Alistair Miles, une voix qui semble prématurément vieillie, des graves certes, mais un manque de projection et de présence, un peu comme l’orateur de Stephen Gadd. Dommage.
Les trois dames sont assez convaincantes , bien que la deuxième dame ait tendance à crier (Wilke Te Brummelstroete), et les trois enfants (Trinity Boys Choir de Croydon) qui chantent un peu moins haut que les habituels Tölzer Knabenchor, sont très doux, très discrets, en prise directe avec le propos de Harding, et en deviennent émouvants.
Les autres participants (jolie Papagena de la jeune norvégienne Mari Eriksmoen) sont de bon niveau également, dans une distribution qui frappe à la fois par son engagement. Il en résulte une Flûte assez inhabituelle, que Harding tire souvent vers l’oratorio (magnifique choeur Arnold Schoenberg, comme toujours), vers la douceur, la mélancolie nocturne. On passe non seulement une excellente soirée (triomphe, standing ovation), mais en plus on a découvert une manière différente de faire sonner cet opéra archi-connu en terre germanophone, et que les gens chantaient à l’entracte.
Après les triomphes d’Abbado et les élévations brucknériennes, cette Flûte concluait en cohérence et en beauté une semaine très riche et stimulante. Il faut aller à Lucerne…

Mahler Chamber Orchestra | Arnold Schoenberg Chor (Chef de choeur: Erwin Ortner) | Daniel Harding Direction | Alastair Miles Sarastro | Andrew Staples Tamino | Kate Royal Pamina | Albina Shagimuratova Reine de la Nuit| Neal Davies Papageno | Mari Eriksmoen Papagena | Martina Janková première Dame | Wilke te Brummelstroete Deuxième Dame  | Kismara Pessatti Troisième Dame | Stephen Gadd Orateur, premier Prêtre | Alexander Grove premier homme armé , Second Prêtre| Vuyani Mlinde Second homme armé | Mark Le Brocq Monastatos | Christopher Widauer narrateur

LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige MOZART (avec Christine SCHÄFER) et BRUCKNER le 20 août 2011

2) 20 Août

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
“Misera, dove son!” – “Ah, non son io che parlo,” K. 369
“Ah, lo previdi” – “Ah, t’invola,” K. 272
“Vorrei spiegarvi, oh Dio!,” K. 418
Christine Schäfer, soprano
Anton Bruckner
(1824-1896)
Symphony No. 5 in B flat major, WAB 105

 

Par rapport à la veille, la première partie du concert, toujours mozartienne, était cependant radicalement différente, puisque le programme proposait trois airs de Mozart chantés par Christine Schäfer. Des airs assez mélancoliques qui parlent d’amours perdues, d’abandon, de départ. Plusieurs remarques s’imposent : cette première partie a été un exemple de ce qu’est un accompagnement orchestral, de ce qu’est un dialogue entre orchestre et soliste, et de ce qu’est chanter.
L’accompagnement tout à fait extraordinaire, avec un orchestre qui savait s’effacer devant la voix soliste quand il le fallait, sans jamais la couvrir dans une salle que je trouve assez difficile pour les voix (les expériences de concerts n’ont pas toujours été concluantes, et Elina Garanca ou Magdalena Kozena, qui ont chanté avec le Lucerne Festival Orchestra, n’en sont pas vraiment sorties indemnes), des cordes discrètes et soyeuses, des bois à se damner, la voix soliste est vraiment portée. Le dialogue a atteint son sommet dans le troisième air où le hautbois (Lucas Macias Navarro, toujours lui) et la soprano se renvoient les notes en un duo de rêve. C’est que Madame Schäfer est une vraie chanteuse et pas un produit : une voix d’une qualité moyenne, sans particularités, un volume assez réduit ne sont pas des atouts pour Mozart, mais voilà, Christine Schäfer sait respirer, sait prendre ses appuis sur le diaphragme, sait aussi projeter la voix qu’on entend en toutes circonstances, elle exerce un contrôle sur le souffle remarquable, et en plus, elle prononce les paroles à la perfection et sait articuler, enfin, elle maîtrise le suraigu (ce fut une Lulu mémorable). Pour qui se souvient de ses prestations parisiennes dans Le Nozze du Figaro (étourdissant Cherubino) ou dans Traviata sait quelle artiste elle est. C’est donc à une vraie leçon de chant que nous avons assisté et ce moment du concert a été d’une très grande qualité.

 

Quant à Bruckner…Dangereux Abbado ! Il est capable de me le faire aimer…Ce second soir a été encore supérieur à la veille, de l’avis de nombreux spectateurs. j’en suis sorti en pensant: fabuleux, fabuleux!  Une qualité technique et une précision encore supérieures si c’est possible, des murmures, des sons à peine audibles, des échos lointains, une clarté cristalline qui met à nu toute l’architecture de l’œuvre et nous indique les principes de composition. On ne se laisse jamais aller à l’ivresse de la mélodie : dès qu’une phrase musicale a trouvé un rythme, une mélodie qui finit par accrocher l’oreille ou la charmer, Bruckner interrompt brutalement la magie sonore, par des ruptures, par des violents contrastes entre des sons à peine perçus et une explosion de l’ensemble de l’orchestre. Les répétitions des thèmes ne sont jamais des répétitions, mais des reconstructions, des déconstructions, des miroitements sonores faits à partir de pupitres différents, ou du moins avec des ajouts, ou des modifications des pupitres sollicités : c’est un jeu permanent d’agencements divers, multiples comme des tuyaux d’orgue (l’orgue fermé en première partie, majestueusement ouvert pour la symphonie, comme une métaphore présente et obsessionnelle.). On remarque encore plus le jeu de la clarinette, en lien et en écho permanent avec la flûte et le hautbois, dans le premier mouvement, mais aussi l’adagio, phénoménal ce soir (ah, la trompette de Reinhold Friedrich). Les rythmes sont encore accentués dans le scherzo où l’on passe d’une couleur qui rappelle l’adagio à une sorte de Ländler, jamais grotesque (alors que chez Mahler…). La reprise de l’adagio du 1er mouvement initie le quatrième mouvement, avec une distribution légèrement différente des contrebasses (10 !) des violoncelles et des altos, qui ensemble produisent un son à se damner que Bruckner évidemment interrompt brutalement:  pas de plaisir du son gratuit ! C’est ainsi des crescendo qui précèdent le final, et qui semblent clore sans jamais clore, le crescendo final étant encore beaucoup plus large et varié, qui paraît s’ouvrir sur l’infini, comme un final d’orgue. Magie.
Magie d’une construction mise en évidence par Abbado qui nous prend par la main, une main pourtant rétive quand il s’agit de Bruckner, pour cette extraordinaire visite sonore, encore plus évidente qu’hier, qui nous force tranquillement à rentrer dans un système qui semble une construction en abîme, dont on découvre à chaque fois des lumières nouvelles. Je ne suis pas encore tout à fait brucknérien, mais…oui, j’en écouterai bien encore un peu. Vivement le 6 et le 8 octobre…

Évidemment succès énorme, standing ovation, pluie de fleurs du dernier soir des abbadiani itineranti, comme il est de tradition, bref, du très ordinaire quand il s’agit d’Abbado et du Lucerne Festival Orchestra

LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige MOZART et BRUCKNER le 19 août 2011

 19 août:

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
Symphonie en ré majeur, K. 385 “Haffner”
Anton Bruckner (1824-1896)
Symphony No. 5 en si bémol majeur, WAB 105

Les concerts de Claudio Abbado, je le répète recèlent toujours des surprises. Celui du 19 août n’a pas dérogé à la règle. Un programme symphonique assez classique (Mozart ; Bruckner), mais modifié demain par la présence de Christine Schäfer qui chantera des airs de concert à la place de la Haffner. Haffner+5ème de Bruckner, c’est le programme annoncé pour le concert de la salle Pleyel (Samedi 8 octobre) pour lequel il reste des places. Après avoir entendu le concert, je ne peux que vous dire: précipitez-vous sur internet pour emporter les dernières places, vous ne le regretterez pas.
Le programme de la semaine dernière collait par son ambiance à une nuit (thème de ce festival) mélancolique et intérieure. Ce soir les nuits sont plus agitées, dans la joie comme dans le doute. La Symphonie n°35, composé à la suite d’une sérénade destinée à être jouée lors d’une fête nocturne à l’occasion du mariage de la fille de Siegmund Haffner,  est devenue en 1782 une symphonie honorant l’ennoblissement de Siegmund Haffner junior, qui avait l’âge de Mozart. Mozart était a Vienne, il cherchait à oublier Salzbourg, mais en même temps avait besoin, sur la lancée du succès de l’Enlèvement au Sérail, d’écrire une pièce brillante, enlevée, rythmée. Ce sera la « Haffner »(KV385). Ce qui frappe dans la vision d’Abbado, c’est l’extraordinaire fraîcheur qui se dégage de l’interprétation, l’extraordinaire jeunesse. Ce Mozart là est un Mozart jeune, plein d’esprit, dansant, sautillant, dans la tiédeur d’une nuit étourdissante. L’orchestre suit ce rythme avec gourmandise, notamment le dernier mouvement, emporté à une vitesse qui rappelle le final dionysiaque de la 7ème de Beethoven, c’est-à-dire une vitesse folle (Mozart recommandait lui-même d’aller aussi vite que possible). Mais ce qui frappe aussi ce sont les contrastes, les coups de timbale, la violence joyeuse de ce son. Cette jeunesse de l’interprétation, c’est une fois de plus cet homme de 78 ans qui nous la procure, et qui nous emmène dans ce tourbillon sonore.

Évidemment, la Symphonie n°5 de Bruckner (WAB 105, Edition Nowak)  respire en comparaison l’agitation, la contradiction, le contraste: on sait que la période était difficile pour Bruckner, incertitudes, insécurité. Nous nous demandions entre amis pourquoi Abbado aimait cette symphonie, qu’il a dirigée plusieurs fois, alors qu’on la considère souvent comme une cathédrale monumentale un peu froide, où se jouent les systèmes d’échos d’une cathédrale gothique et des rappels de l’instrument d’église par excellence, l’orgue : beaucoup d’enregistrements, notamment au dernier mouvement, privilégient une interprétation où le son est métaphore du son de l’orgue ; la présence tutélaire de l’orgue monumental de l’auditorium de Lucerne, dans cette salle qui s’inspire par ses volumes des grandes cathédrales, faisait un écrin particulièrement favorable aux tempêtes brucknériennes.
On aimerait tant entendre Abbado dans la 6ème, ou dans la 8ème , que cette 5ème (après une 4ème et une 7ème il y a quelques années dans cette même salle et avant, c’est un bruit qui court, une symphonie n°1) apparaissait un peu trop attendue. Et puis, il faut bien le dire, l’auditoire habituel, très façonné par Gustav Mahler, a du mal à se faire à cette musique grandiose, mais souvent répétitive et vaguement ennuyeuse (du moins est-ce ce que j’ai entendu souvent parmi les spectateurs de mes amis). Mahler a une immédiateté que Bruckner n’a pas : il faut vraiment pénétrer lentement cet univers pour qu’il devienne plus familier. On perçoit d’abord des répétitions de forme : le début adagio du 1er mouvement, aux sons à peine perceptibles, au délicats pizzicati se répète pour le deuxième mouvement et le dernier, avant les expositions des thèmes. Bruckner disait vouloir rentrer lentement dans le son, avant l’éclatement des thèmes essentiels : d’où un début à peine perceptible, aux violoncelles, avant l’explosion des cuivres et des bois et l’exposition des thèmes. Répétitif, oui peut-être, mais jamais identique. La clarté de l’interprétation d’Abbado nous guide à travers cette architecture complexe, mettant en valeur des sons rugueux, des couleurs inhabituelles, et un refus d’une certaine monumentalité compacte. C’est monumental certes, mais jamais écrasant tant on a une diffraction sonore en autant de reflets, de déconstruction du son.

L’adagio, sublime de lenteur, rappelle les ambiances nocturnes du programme Brahms/Mahler ; le scherzo est à la fois vivant et très analytique. On ne dira jamais assez la qualité extraordinaire des solistes de l’orchestre,  les cuivres emportés par Reinhold Friedrich et les cors par Alessio Allegrini. Encore une fois on reste ébahi de la performance des bois, clarinette (Alessandro Carbonare), hautbois (Lucas Macias Navarro) et flûte (Jacques Zoon).
Quand arrive le dernier mouvement, qui reprend le thème du premier, le développe, le fracture, on rentre dans la dynamique imprimée par Abbado qui est certes celle d’une cathédrale, mais une cathédrale qui serait une œuvre du XXème Siècle, une Cathédrale de Le Corbusier, de Mario Botta, ou dans cet auditorium,  Cathédrale de Jean Nouvel qui prend en cet instant une allure cosmique voire mystique. Pourquoi le XXème ? parce que Abbado est tellement clair dans sa construction, parce que chaque son , pris isolément, se perçoit en soi avant de se mêler aux autres, si bien qu’on entend des dissonances, des phrases à la limite de l’atonalité, des systèmes d’échos diffractés, des jeux de miroirs brisés, qui projettent Bruckner là où on ne l’attendait pas. Alors les certitudes avec lesquelles on était rentrés,  Bruckner le massif, Bruckner le répétitif, s’effondrent, on a envie de pénétrer cet univers, d’aller plus loin, et la concentration est telle qu’après l’éclatant final, le public reste suspendu, en silence quelques secondes significatives, avant de concéder à l’orchestre et à son chef l’habituel – et extraordinaire- triomphe.
Oui, allez à Londres, Paris ou Baden-Baden essayer de saisir cet extraordinaire moment : seuls des musiciens dédiés, voués à leur chef sont capables de donner ce qu’ils ont donné là. Cette phalange est unique, parce qu’Abbado est unique.

PS : Oui : il est unique, une expérience, non Brucknérienne récente : j’ai entendu à la Radio le Macbeth de Salzbourg :  chanteurs moyens, Muti extérieur. Production salzbourgeoise typique : riche et creuse. Audition inutile.
Alors, réentendre le Macbeth d’Abbado qui dès les premières mesures dit l’œuvre et projette l’auditeur sur une autre planète. Profitez de la planète Abbado, c’est l’un des rares chefs aujourd’hui qui installe un univers lorsqu’il lève la baguette. Planète Abbado : c’est bien le seul terme qui convienne

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: Quelques mots sur le LOHENGRIN retransmis par ARTE en ce 14 août

Incontestablement c’est un beau cadeau que cette retransmission (presque) en direct. C’est un signe de changement que la nouvelle direction veut donner, après avoir inauguré les projections sur grand écran en plein air à Bayreuth même, les projections en streaming, et tout en continuant à publier des CD et DVD des productions en cours. Et c’est en même temps un joli coup pour Arte dont on peut saluer l’action en matière de retransmissions d’opéras et de concerts.
Sur la production elle-même, rien de spécial à ajouter à ce que j’ai écrit suite à la représentation du 27 juillet , publié le 30 juillet sur ce blog. Je confirme ce que j’y écrivais: en dépit des craintes,  Annette Dasch réussit à imposer son personnage, grâce à sa présence, grâce aussi à l’élégance de son chant, malgré une voix peu adaptée au rôle, Petra Lang est toujours aussi impressionnante, Klaus Florian Vogt montre une fois de plus douceur, élégance,  phrasé exceptionnel, clarté du discours. Oui, la voix n’est pas immense, mais elle remplit la salle du Festspielhaus sans problème et la prestation est remarquable. Ceux qui disent que Vogt est “un peu juste” ou qu’il est un “ténorino” sont de très mauvaise foi. Même dans d’autres salles que Bayreuth, Vogt est un artiste qui passe très largement la rampe.  Donc le spectateur n’est pas frustré, il a devant lui  un authentique Lohengrin, de la grande lignée des Lohengrin glorieux.
Je suis toujours aussi frappé par Georg Zeppenfeld et sa composition en Henri l’Oiseleur à la mode Ionesco. Les gros plans permettent de voir combien l’artiste (je devrais dire les artistes tant c’est le cas de tous) est concerné par l’action scénique. Samuel Youn est égal à lui même; seul Jukka Rasilainen déçoit un peu: la voix semble fatiguée, et convient plus à l’excellent Kurwenal qu’il chante au Festival qu’à Telramund (rappelons qu’il remplaçait Tomas Tomasson, souffrant, et que j’avais fort apprécié).
Avec la télévision, on a une vision assez précise du travail de mise en scène, du traitement des foules, du jeu des chanteurs. On pourra discuter à l’infini des mérites de Neuenfels, on peut aussi le vouer aux gémonies, mais on ne peut discuter et le sérieux de l’entreprise, et la précision du travail théâtral qui frappe immédiatement. Hans Neuenfels est évidemment un vrai et un grand metteur en scène. Certes, son point de vue est radical, sa vision est d’une rare crudité, et ce type de travail continue d’alimenter les discussions sur les approches scéniques, sur le “Regietheater” sur théâtre et opéra . Mais c’est heureux ! Heureusement, le théâtre est vivant, il est vie, il est débat. Que la TV ce soir nous donne cette image de Bayreuth est aussi un bien pour ceux qui penseraient que le temple wagnérien est un temple fossile. Bayreuth est un lieu permanent de discussions, et la presse allemande en  guette les moindres soubresauts. Dernier bruit en date: le choix éventuel de Frank Castorf comme metteur en scène du Ring 2013 amènerait de facto le retrait de Kyrill Petrenko, le chef prévu…
Revenons à ce Lohengrin. J’étais un peu intrigué par les conditions de retransmission. Connaissant la salle, il n’y a aucune possibilité d’y installer des caméras sans provoquer des réactions violentes d’un public qui attend 10 ans une place et qui verrait éventuellement le gel de plusieurs dizaines de places d’un très mauvais œil. Les caméras n’étaient donc pas au Parkett, où le spectateur peut à peine se mouvoir, alors imaginons la TV…
Les caméras étaient souvent en hauteur, deuxième galerie de face (probablement dans les espaces de travail, tour de lumière etc…), dans les cintres au dessus de la scène (belles images, inhabituelles), et sur les côtés des coulisses pour les gros plans. Elles étaient donc situées là où le spectateur n’est jamais. Et ce sont des plans tout nouveaux qu’on a pu ainsi voir. Encore une bonne surprise.
Je me suis demandé aussi pourquoi le choix de Lohengrin dont la mise en scène pouvait indisposer certains spectateurs (la commentatrice d’Arte l’a d’ailleurs souligné, mais Madame Gerlach devrait varier un peu son vocabulaire et ses appréciations). J’ai donc procédé par élimination. Comme toutes les mises en scènes sont âprement discutées, elles auraient toutes provoqué des réactions violentes de toute manière!
Les maîtres chanteurs et Tristan sont déjà en DVD et sont des productions déjà anciennes. Par ailleurs, Les Maîtres Chanteurs sont très longs (trop long sans doute pour le temps télévisuel: rien que l’acte III dure 2 heures) et Tristan n’est pas non plus un des opéras les plus courts. Parsifal aurait pu convenir, car le côté spectaculaire de la mise en scène de Stefan Herheim, les changements à vue auraient pu convenir à la TV, mais vu les angles de prise de vue, certains effets étaient très difficiles à rendre à l’écran, notamment les effets du troisième acte avec les miroirs et la salle en reflet. Par ailleurs, Parsifal est un opéra lui aussi assez long. Restent Tannhäuser et Lohengrin, qui durent chacun à peu près autant et qui sont deux oeuvres réputées “plus faciles”. Proposer pour la première retransmission en direct une nouvelle production et une production si critiquée (dont la distribution est pour le moins contrastée)  était peut-être risqué pour le spectacle et la suite de son exploitation. Reste donc Lohengrin qui a plein d’avantages: la production est récente (un an) et elle a pu être déjà rodée musicalement (notamment la direction d’orchestre, aux dires de tous bien meilleure cette année que l’an dernier), elle est déjà connue scéniquement et au total n’a pas été si mal accueillie par la presse et le public, et Hans Neuenfels est une gloire du théâtre allemand. La musique est plus accessible à un large public que celle de Parsifal ou de Tristan et la distribution est solide (sans compter la présence d’Annette Dasch, qui en Allemagne est une figure exploitée par les magazines people). En somme on comprend ce choix, et au total, c’est un choix cohérent.
Voilà donc une soirée de plus à Bayreuth pour moi, inattendue, mais très satisfaisante: le téléspectateur a pu réellement se rendre compte de ce qu’est ce Festival aujourd’hui. Merci encore Arte.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA avec Radu LUPU (BRAHMS, WAGNER, MAHLER) le 12 et le 13 août 2011

L’insoutenable légèreté du son….

Le programme de ce  concert (Brahms, concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15, Wagner, prélude de Lohengrin, et Mahler, Adagio de la Symphonie n°10) semblait apparemment n’être pas de ceux qui attirent les foules. De fait, la salle n’affichait pas complet pour le gala d’ouverture, non plus que pour les deux concerts suivants. Il est vrai que la quasi parité du Franc Suisse et de l’Euro a de quoi décourager les mélomanes européens, moins nombreux cette année sur les rives du lac des quatre cantons. Même si Lucerne est un Festival qui draine un public suisse à 85%, la présence d’un fort contingent italien à cause de Claudio Abbado est fortement réduite, même chez les “abbadiani itineranti”, qui viendront plus nombreux au second programme, plus séduisant par la présence de la Symphonie n°5 de Bruckner. C’est la spécialisation de cet orchestre avec le monde des grandes symphonies qui attire les foules, et de fait, les deux concerts des 19 et 20 affichent complet.
Pourtant, une fois de plus, la surprise est totale et on découvre qu’un programme apparemment hétéroclite a une “ténébreuse et profonde unité”. Ténébreuse parce que le thème de cette année (Nacht, la nuit) a impacté fortement la ligne interprétative de Claudio Abbado, qui fait de cette soirée une sorte d’hymne nocturne, confrontant trois œuvres de trois compositeurs pris à des moments divers de leur existence: un Brahms qui compose à 25 ans un concerto qui est l’un des plus familiers du public et l’un des piliers des programmes de concerts, un Wagner plus mûr, qui va entamer avec Lohengrin (terminé en 1848  à 45 ans, créé en 1850 à Weimar) son parcours vers les œuvres les plus novatrices, et un Mahler en fin de vie (à 50 ans) qui compose sa symphonie n°10 dont il n’a pu orchestrer que le premier mouvement (le fameux adagio). Trois moments de secousse: Brahms vient de perdre son ami Schumann et entretient avec Clara une relation très affectueuse dont la nature pose question aux exégètes, Wagner vient de partir de Dresde pour des raisons politiques, et Mahler vient de découvrir les relations de son épouse Alma avec Walter Gropius. Trois œuvres qui proposent des nouveautés: un concerto d’une nature nouvelle par les relations du soliste et de l’orchestre, un prélude de Lohengrin qui est le premier pas vers l’opéra de l’avenir, et une symphonie qui commence par un adagio lent et solennel, qui fait figure d’adieu à la vie et au monde, suite de l’adagio qui clôt par un long silence la 9ème symphonie.  De ces trois œuvres qui semblent éloignées, Abbado crée un rapprochement par le sens (par exemple, il enchaîne sans rupture le prélude de Lohengrin et l’adagio de la 10ème, l’œuvre de la question sans réponse et celle de la réponse à une question qu’on n’a pas envie de poser). Il en résulte une soirée passionnante, quelquefois bouleversante, riche d’émotion.
Le concerto n°1 de Brahms est archi-connu. Du moins on pouvait le croire: ce début par un roulement de timbale qui éclate, ce premier mouvement majestueux, dramatique, cette entrée presque discrète du soliste dont la partie est presque engloutie par un orchestre prépondérant. Abbado pendant toute la soirée et pour les trois œuvres, va choisir un tempo volontairement ralenti, voire d’une extrême lenteur, détaillant chaque mesure, et le soliste Radu Lupu (Hélène Grimaud était prévue, mais suite à un différend avec Abbado, c’est Radu Lupu qui l’a remplacée: beaucoup de mélomanes ont accueilli le changement avec plaisir…) effleure à peine les touches rendant un son d’une délicatesse presque impossible, qui crée paradoxalement une tension extrême, notamment dans le dialogue avec les instruments de l’orchestre, pris séparément: les deux violons solos, la timbale (Raymond Curfs, qui encore une fois est éblouissant). L’instrument soliste est presque un instrument parmi d’autres dans un ensemble où l’orchestre est protagoniste. Il en résulte une ambiance où la majesté cède la place au mystère, où le son devient de plus en plus grèle, imperceptible, et pourtant présent (notamment dans cette salle à l’acoustique aussi claire): le deuxième mouvement du concerto est un pur miracle, le miracle de ce que Abbado appelle “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble où tous, comme dans la musique de chambre s’écoutent. Le bis de Radu Lupu (Intermezzo n.118 n.2), réclamé par le public est engagé dans la même ambiance nocturne et délicate, et légère, et bouleversante.
Le prélude de Lohengrin surprend par sa lenteur, et par une lenteur qui crée une tension très forte qui correspond parfaitement à ce qu’on attend d’une seconde partie dominée par l’adagio de Mahler. La clarté des différents niveaux, un son ténu qui semble émerger de nulle part et qui peu à peu envahit par strates notre oreille: il naît de ces 8 ou 9 minutes une émotion palpable: le public hésite à applaudir et le silence se fait à la dernière mesure. Mais Abbado enchaîne brièvement par l’adagio de Mahler, totalement différent de celui de Berlin, par l’engagement des musiciens, par la qualité sonore époustouflante de l’orchestre. Les vents, les cuivres sont d’une suavité inouïe (Sabine Meyer, Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon, toujours eux) mais cette fois ci nous frappe encore plus le son des altos (emportés par Wolfram Christ) et des violoncelles: il en émerge quelque chose qui semble issu d’un orgue tant l’effet  est saisissant. Dès le départ, par le tempo, par le détail d’un son sculpté, par une sorte d’intimité douloureuse qui efface toute impression de solennité, on avait compris qu’Abbado explorait d’autres voies, que cet orchestre né pour Mahler allait encore changer quelque chose de notre perception musicale.
Ce fut le cas, dans une soirée qui nous a pris à revers: on attendait bien sûr quelque chose de beau, on a eu quelque chose de neuf, de surprenant, qui une fois de plus nous ouvre des horizons inconnus, et tisse des rapports inattendus: Abbado nous émerveille car il nous apprend toujours quelque chose sur la musique, on ne sort jamais de ses concerts comme on y était rentré. C’est maintenant avec impatience que j’attends la seconde  soirée, puisque le programme est redonné ce soir 13 août.

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Après le concert du 13 août

Ceux qui ont entendu le concert plusieurs fois font évidemment les comparaisons d’usage, la Première était meilleure, ce soir était meilleur qu’hier etc…ma première remarque est un regret: que le concerto de Brahms n’ait pas été transmis à la radio. J’ai encore en moi cette incroyable interprétation à la fois mélancolique, dramatique, tendue, et pleine de moments élégiaques, on ne cesse de penser à la virtuosité instrumentale  des musiciens de l’orchestre qu’Abbado façonne de telle manière que le volume et les rythmes soient toujours sous contrôle.Même s’il y avait ce soir de l’énergie brûlante (on l’avait senti dès les premières mesures), on reste toujours frappé par ce que j’appellerai la force tranquille de Radu Lupu, avec son toucher si léger, si délicat, son écoute de l’orchestre, ses regards sur le chef. Certains moments sont tellement intenses qu’ils provoquent des réactions physiques, des sortes de secousses émotives comme on peut en avoir lors de grandes joies ou de grandes surprises. J’ai encore dans l’oreille les interventions du basson à la fin du 3ème mouvement, les rythmes scandés par les contrebasses (Alois Posch…) et les violoncelles . Je confirme l’absolue nouveauté de cette approche et l’ intensité du dialogue du soliste avec l’orchestre. je confirme l’ivresse de ce deuxième mouvement époustouflant, de ce murmure sans cesse aux limites du son où les cordes démontrent une maîtrise et un engagement peu communs. Dans le désordre du monde que nous vivons, ce fut un moment  de sérénité, de paix profonde, un moment en suspension que le magnifique bis de Radu Lupu (Intermezzo 117 n.2) n’a fait que délicatement prolonger.
J’ai peut-être encore plus vivement ressenti seconde partie, pleine d’une vibration intérieure qui commence dans un prélude de Lohengrin encore peut-être plus sensible, plus tendu encore si c’est possible, avec des violons qui tiennent les premières mesures sur un fil de son d’une légèreté inouïe, qui finira pas disparaître, non, s’effacer lentement comme une nuée de plus en plus ténue au moment final qui se clôt sur un de ces silences magiques dont Abbado a le secret, et qui aurait pu s’enchaîner sans vraie rupture avec l’Adagio de Mahler, tant cela paraissait logique. Le public l’aurait sûrement admis sans aucune difficulté. On reste encore ébahi devant le son produit par les altos, aussi frappant sinon plus que la veille, par ce dialogue avec les instruments solistes, violons, violoncelle (magnifique solo de Jens Peter Maintz), bois, et l’incroyable trompette de Reinhold Friedrich qui tient la note sur une durée impressionnante. On remarque les échos de la 9ème symphonie, les échos qu’Abbado construit avec les autres œuvres jouées ce soir, et cela donne des instants de rare magie, quasi miraculeux. Une fois de plus se pose la question de savoir si ces moments exceptionnels sont possibles avec un autre orchestre. Je ne crois pas. Cet orchestre né par adhésion à un artiste fait que les  musiciens dans leur ensemble s’engagent de manière incroyable dans la manière de jouer (Sebastian Breuninger, l’un des deux violons solos – il est aussi Premier violon de l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig- , est un spectacle à lui tout seul, et c’est un musicien éblouissant qui tire de son instrument des sons si ténus qu’on à peine à les percevoir). Il suffit de voir à la fin les sourires et les expressions de satisfaction, les croisements des regards, les signes d’approbation des musiciens entre eux. Des musiciens pour la plupart jeunes, (Hanns Joachim Westphal excepté, lui, le doyen de l’orchestre, toujours assidu dans les seconds violons,  qui cette fois-ci est violon de rang), qui font de cette phalange un élément unique, qu’il faut avoir entendu au moins une fois dans sa vie de mélomane. Comment s’étonner ce soir que le public ait bondi de son siège et offert l’ovation la plus forte, la plus longue des trois concerts ?

 

FESTIVAL DE BAYREUTH 2011 : En guise de conclusion

Le Festival se poursuit, mais pour le spectateur, tout a une fin et il faut rentrer. La tête encore dans les nuages wagnériens, l’esprit mobilisé par la lecture des différentes opinions émises sur la toile, de ceux qui ont vu les spectacles, de  ceux qui les ont entendus à la radio, et de  ceux qui ne les ont ni vus ni entendus, et les critiques de la presse allemande. On se plonge dans les livres et documents à sa disposition, on réécoute certaines œuvres ou les disques achetés là-bas (pour mon cas je me suis limité à des éditions très bon marché des premières œuvres « Das Liebesverbot », « Die Feen », et « Rienzi ».). Mais peu à peu se construit le bilan de l’édition 2011, la 100ème du festival.
Ma première remarque concerne les polémiques de l’année sur ce que certains blogs ont appelé la chute vertigineuse de la demande, et sur l’offre qui paraît-il se serait considérablement élargie. Certes, les Maîtres Chanteurs s’offraient et ne se cherchaient pas, certes, j’ai trouvé les places que je voulais (Parsifal, Tannhäuser). Mais inutile de se faire d’illusion : on n’en trouvait pas par brassées ! Loin de là. Certes, ce n’était pas la terrible chasse aux billets de certaines années. Mais j’ai connu par le passé des années de basses eaux : le Kartenbüro chassait les candidats à un éventuel « Vaisseau fantôme »(dans la légendaire production de Harry Kupfer, pourtant la meilleure de ces 30 dernières années) en 1985, pour sa septième édition !

Année sans Ring, année plus grise 

Lorsqu’il n’y a pas de Ring, qui attire toujours beaucoup de monde, le Festival reprend ses productions en cours avec la distribution des origines (ou à peu près s’il y a eu des accidents ou des erreurs de distribution) et ajoute une nouvelle production par an. Les années sans Ring sont toujours moins excitantes. Nous vivrons sans doute une année 2012 un peu similaire. Il est donc normal que Tristan (2005) et Meistersinger (2007) soient les moins demandés. Mais Tristan reste plus demandé que Meistersinger parce que la distribution en est honorable. Meistersinger en revanche a une mise en scène très discutée : certains spectateurs ne supportent pas l’idée qu’un membre de la famille Wagner prenne une position aussi critique sur cette œuvre symbole (Katharina est régulièrement huée), et il faut bien dire que l’équipe de chanteurs  réunie reste d’une qualité relativement modeste (notamment James Rutherford et Michaela Kaune) avec des accidents de parcours (Amanda Mace la première année, et  Franz Hawlata qui en dépit de ses qualités d’acteur fut vocalement très insuffisant).  C’est donc le spectacle le moins attractif pour le public et effectivement le moins attirant musicalement. J’ai dit plusieurs fois en revanche combien je trouvais l’approche de Katharina Wagner intelligente et cohérente. Par ailleurs tous les amis que j’ai croisés ou es personnes avec qui j’ai pu échanger à l’occasion des entractes apprécient le travail de Neuenfels sur Lohengrin, celui de Herheim sur Parsifal qui fut la première année un immense succès, et la curiosité prévaut sur ce Tannhäuser qui semble faire si peur …

Une chute de niveau continue…depuis très longtemps

Depuis que je viens à Bayreuth (34 ans cette année) j’entends parler de déclin, de chute du niveau, de mises en scène épouvantables, c’était une fois Wolfgang Wagner qui laissait tout à vau l’eau, trop âgé pour bien gouverner, c’était une autre fois la venue de Thielemann qui sonnait un retour à l’hyperclassicisme, ou bien à d’autres moments l’influence néfaste du clan Barenboim, ou bien celle de Levine (avec les allusions à leurs origines…). Que n’a-t-on pas dit sur Schlingensief, une erreur monstrueuse que même Pierre Boulez aurait marqué en laissant le pupitre au bout de deux ans (alors que c’était prévu dès l’origine, lorsque c’était Martin Kusej qui devait faire la mise en scène), production victime du départ de Boulez bien sûr (bien qu’Adam Fischer, qui quant à lui détestait la mise en scène, lui ait honorablement succédé), mais aussi et surtout de chanteurs pas vraiment à la hauteur. Je me souviens en 1978 d’une dame française, qui déclarait déjà qu’elle se demandait pourquoi elle venait chaque année, vu que c’était si mauvais. Une phrase que j’entends encore souvent.  Au total, Bayreuth ? C’est nul ! Rempli de snobs qui s’escriment à passer des heures dans une salle chaude et moite, mal assis sur des sièges durs et inconfortables, serrés les uns contre les autres (chaque année des évanouissements !), à crier au génie devant des spectacles qui ne valent pas tripette, avec des chanteurs qui ne connaissent rien au chant wagnérien et des chefs médiocres qui font la province allemande. Bref, 1900 masochistes présents qui expient au nom du snobisme…Je connais un blog italien très bien documenté, bien écrit , mais spécialisé dans la destruction tous azimuts de tout ce qui est offert sur les scènes d’aujourd’hui, au nom du bien chanter (celui du passé, bien sûr, celui qu’on n’a jamais entendu !) ce blog s’appelle Il Corriere della Grisi, j’y renvoie les lecteurs italophones, qui y trouveront aussi des informations nombreuses et un panorama complet de ce qui se fait (et qui ne devrait pas se faire, selon les auteurs) à l’opéra aujourd’hui.

Un moment délicat pour le Festival

Plus simplement, chaque festival, chaque institution culturelle a ses ratés, ses moments de doute, ou de transition. Pour le festival de Bayreuth après 50 de règne absolu de Wolfgang Wagner, il est clair que nous sommes à la croisée des chemins. D’une part les deux (demi)sœurs, qui doivent apprendre à travailler ensemble, et qui ont la charge de préparer le festival 2013, vrai test du fonctionnement de ce couple étrange, fait d’une jeune femme qui a grandi à Bayreuth, et a appris la mise en scène à l’école allemande, appartenant à la génération typique du Regietheater, et une femme beaucoup plus mûre, écartée au départ par son père, qui a été conseillère artistique à l’opéra de Paris, au Châtelet, au Festival d’Aix, et au Metropolitan : l’une sur la scène, l’autre derrière la scène. Cela peut fonctionner, cela peut aussi échouer, et on peut évidemment penser que si l’échec de cette paire est patente, la partie de la famille (les héritiers de Wieland) exclue du festival  (notamment Nike Wagner, la fille de Wieland, directrice artistique de »pèlerinages« « Kunstfest Weimar ») s’intéressera fort à la situation. Nous sommes dans un moment de fragilité et je ne serais pas étonné que les rumeurs qui courent actuellement ne soient pas si bien intentionnées. En termes artistiques, le festival 2011 ne m’est pas apparu d’un niveau si bas, avec un Lohengrin anthologique, un Parsifal et un Tristan très corrects, des Maîtres plus pâles au niveau musical, mais c’était déjà le cas les saisons précédentes, et un Tannhäuser âprement critiqué, musicalement à consolider, mais qui montre un vrai travail d’analyse aussi bien du côté théâtral que du côté orchestral :  on est loin du naufrage !

Des metteurs en scènes discutés, mais toujours de haut niveau

Du point de vue des mises en scènes, dans des genres d’approche très différents, on a un florilège de la mise en scène d’aujourd’hui en terre germanique : Marthaler est aujourd’hui appelé dans de très nombreux théâtres, Herheim est l’un des plus réclamés en Europe lui aussi, Neuenfels, moins connu hors d’Allemagne, est considéré comme une référence de la mise en scène, Katharina Wagner est plus jeune mais  travaille aussi beaucoup à l’extérieur de Bayreuth,  et Sebastian Baumgarten a derrière lui une grande expérience de théâtre, même s’il s’est lancé assez récemment dans la mise en scène. A moins de considérer tous ces artistes comme justes bons à attirer le chaland, il ne me semble pas que là non plus on alimente un déclin. Je n’ose imaginer l’accueil au futur Ring 2013 de Frank Castorf : d’autant que Castorf est très irrégulier, souvent critiqué y compris par les tenants du Regietheater et n’a pas connu que des triomphes : j’ai vu de lui une superbe production de « L’Idiot » et un spectacle (théâtral) plus discutable,  « Meistersinger ». Le spectateur parisien pourra juger sur pièces puisqu’il vient cette saison à l’Odéon pour mettre en scène La Dame aux Camélias…
Enfin, le travail scénique à Bayreuth, et les prouesses techniques réalisées par les techniciens du plateau, font partie des modèles du genre, et de ce point de vue, on n’a pas non plus constaté une baisse de niveau. Il faut rappeler que c’est toujours le concept de « Werkstatt Bayreuth » (atelier Bayreuth), inventé par Wolfgang Wagner qui prévaut ici, à savoir proposer au public à Bayreuth un travail sur la mise en scène, où prévalent la recherche et l’expérimentation, où l’on permet éventuellement de revenir sur ce qui été fait, de changer des éléments (ce que fit Chéreau fortement entre 1976 et 1978), un perpétuel  « work in progress » . Autrement dit, si on vient à Bayreuth pour voir ce qui se fait ailleurs, le festival devient inutile.

 Un niveau musical  relativement homogène sans être exceptionnel

Du point de vue des chefs et des distributions, c’est un peu la même chose. Du point de vue des chefs, on a réuni Gatti, Hengelbrock, Nelsons qui sont des chefs assez jeunes internationalement reconnus aujourd’hui. Weigle et Schneider (le vétéran) sont très reconnus en Allemagne (rappelons que Weigle fut aussi directeur musical au Liceo de Barcelone) : ce n’est pas un triste bilan.

il suffit de rappeler que Pierre Boulez fut appelé à Bayreuth en 1966, à 39 ans, pour diriger Parsifal et qu’il commençait à peine à être connu comme chef d’orchestre , que Lorin Maazel débute à 30 ans à Bayreuth en 1960, Schippers à 33ans en 1963  et Sawallisch à 34 ans, en 1957. Rien de nouveau donc sur la colline de ce point de vue là non plus, avec aussi au long des ans des météores: Mark Elder appelé à diriger Meistersinger en 1981 à 34 ans, ne fera qu’une saison (tout comme Schippers en 1963 lui aussi pour Meistersinger), Carl Melles en 1965 (Tannhäuser) ou Alberto Erede en 1968 (Lohengrin),  Sir Georg Solti pour un unique Ring en 1983, Christoph Eschenbach en 2000 (Parsifal) et Eiji Oue (Tristan) en 2005.  Au total, sur les chefs venus sur la colline depuis une trentaine d’années je ne vois pas vraiment de déclin notable (Levine, Barenboim, Solti, Sinopoli, Thielemann pour ne citer que les plus connus).
Quant au chant,  on a certes vu à Bayreuth des chanteurs consacrés (Domingo par exemple, venu dans les années 90), mais ils sont plutôt jeunes en général et ont été lancés par Bayreuth, l’exemple le plus connu du public aujourd’hui est Waltraud Meier, mais pensons aussi à Leonie Rysanek (en 1951), voire Birgit Nillson qui fut appelée pour la neuvième symphonie en 1953, puis en 1954 pour Elsa..et Ortlinde, ou Elisabeth Connell, jeune chanteuse qui commençait à peine à émerger comme Ortrud (magnifique) en 1980-82 ou même  Deborah Polaski.  Beaucoup de chanteurs en effet,  étaient loin du faîte de leur carrière lorsqu’ils ont été engagés à Bayreuth. Même si quelques grands wagnériens manquent à l’appel (Vickers, qui détestait Bayreuth, n’y a chanté que deux fois, en 1958 et en 1964, Bryn Terfel aujourd’hui n’y a pas encore fait son apparition et personnellement j’aimerais qu’on y entende Jennifer Wilson, magnifique Brünnhilde à Valence et Florence), et même s’ils sont fâchés pour certains avec la colline sacrée, ils y sont la plupart tous passés à un moment ou à un autre. Peut-être n’y restent-ils pas aussi longtemps qu’auparavant, peut-être aussi la pression du marché rend elle difficile les conditions (qui sont sans doute en train d’évoluer)  imposées par Bayreuth – moindres cachets, obligation de rester sur place, exclusivité pendant la période du festival (encore que ce soit très élastique) –  .

Et si l’on considère les chanteurs de cette édition 2011, indépendamment  de l’appréciation qu’on peut porter sur leurs prestations, aussi bien Klaus Florian Vogt, Robert Dean Smith, Burkhard Fritz, Simon O’Neill, Camilla Nylund, Annette Dasch, Petra Lang, Irene Theorin, Adrian Eröd, Kwanchoul Youn, Günther Groissböck sont des chanteurs qui conduisent actuellement une grande carrière internationale, même s’ils n’ont pas le format des chanteurs wagnériens d’antan. Ce n’est peut-être pas un critère aux yeux de certains, mais c’est un fait que tout mélomane peut les rencontrer distribués dans de grands rôles dans une des salles d’opéra qu’il fréquente.

Sans doute chacun de nous rêve-t-il pour Bayreuth des fameuses distributions idéales, qui se rencontrent quelquefois, mais rarement systématiques, des soirées miraculeuses, qui se rencontrent quelquefois, mais rarement systématiques, et des chefs de légende (ah…si Abbado avait accepté l’invitation de Wolfgang Wagner en son temps…), mais il reste que le niveau d’exigence du Festival n’a pas vraiment baissé : les temps ont changé (sous Wieland et Wolfgang, dans la mesure où ils se partageaient les mises en scène, c’étaient les chefs qui étaient les références, et Wolfgang, dès que les mises en scènes de Wieland ont cessé d’être programmées (soit au seuil des années 70), s’est tourné vers la jeune génération de metteurs en scène, Götz Friedrich, pour un Tannhäuser qui fit (déjà) scandale, en 1971, puis Le Ring de Chéreau (choisi sur le conseil de Boulez suite à la défection de l’alors jeune  Peter Stein), en 1976, le scandale le plus énorme qu’ait connu Bayreuth, puisque même des artistes de la distribution réunie faisaient campagne alors contre cette mise en scène (René Kollo, Karl Ridderbusch). Les Cassandre prédisaient un éclatement de l’orchestre, une fuite des chanteurs, et horreur des horreurs, de la Begum ! On sait ce qu’il en est advenu…
La seule différence avec cette époque, c’est qu’il y avait alors toujours dans la programmation les propres mise en scène de Wolfgang ou d’autres, à tempérer l’effet produit par les nouvelles productions : August Everding et son Tristan, ou ses propres Parsifal ou Meistersinger, qu’il a presque continûment mis en scène entre 1975 et 2000 (à l’exception de la belle production de Parsifal de Götz Friedrich pour le centenaire en 1982) comme des pierres miliaires auxquelles le public traditionaliste pouvait se référer. Aujourd’hui, ce n’est plus exactement cela, et le Tristan de Marthaler fait presque figure de classique…

…Mais un lieu exceptionnel

Enfin, il reste un fait, évident, aveuglant, et devenu un lieu commun : Bayreuth restera toujours un lieu d’exception à cause de sa salle, de son acoustique, de ce son si particulier et incomparable (je l’ai encore vécu en comparant les deux Tristan, chacun de haut niveau, entendus à Bayreuth et à Munich il y a quelques jours. Entendre à Bayreuth les premières mesures de la musique monter du sol reste un grand moment magique, là est la véritable exclusivité.

Post Scriptum

Plusieurs amis venus à Bayreuth pour les représentations successives confirment qu’il est plus difficile de revendre des places, que l’on trouve assez facilement des Meistersinger (ça je l’avais déjà constaté) des Parsifal, des Tristan et même des Lohengrin, et que beaucoup de gens ont rendu leurs places commandées. Si vous êtes encore disponibles en cette deuxième moitié du mois d’août, vous devriez tenter le coup.