A écouter cette musique, sa luxuriance, son inventivité, sa diversité, sa manière s’associer d’autres styles, d’autres sons, on se demande comment Schreker a pu tomber dans l’oubli après avoir été l’un des compositeurs à succès des années de guerre (la première) et des années folles. La manière dont le monde de la musique traitait les juifs (son père s’était pourtant converti au luthéranisme), la manière dont les nazis ont traité les auteurs dits “dégénérés” expliquent-elles tout? Peut-être aussi des rivalités entre auteurs à succès ont-elles profité à Richard Strauss plutôt qu’à Franz Schreker, qui pourtant lui disputait la première place. Car on se demande bien comment Strauss a pu dominer le monde de l’Opéra et Schreker disparaître totalement du paysage lyrique, après son décès, après la guerre (la seconde) pour ne réapparaître que de manière épisodique dans les programmes, et encore plus dans les enregistrement, alors que mes deux expériences de ce début de saison, Amsterdam il y a un mois (Der Schatzgräber, voir le compte rendu) et Strasbourg ce dernier week-end ( Der ferne Klang/le Son lointain), sans compter Die Gezeichneten (les Stigmatisés) il y a quelques années, toujours à Amsterdam sont à chaque fois des chocs musicaux: il y a de quoi ravir des générations de spectateurs dans cette musique souvent enivrante et dans ces histoires d’une violence, d’une urgence et d’une tristesse infinie.
Der ferne Klang, créé à Francfort le 18 août 1912, est le résultat d’une longue gestation, puisque le livret fut terminé en 1903, et que Schreker abandonna la composition de l’œuvre pour la reprendre après 1905 et la terminer en1910. Le livret en trois actes raconte la relation entre Fritz, un compositeur à la recherche d’un “son lointain”, qui serait la clef de son œuvre, et la jeune Grete, d’une famille ruinée par le père ivrogne. Trois actes, trois moments d’une relation entre l’artiste à la recherche d’un absolu du son, et la jeune fille qui après avoir abandonné sa famille, se retrouve “cocotte” à succès dans un établissement vénitien, puis prostituée au troisième acte.
Au premier acte, Fritz abandonne Grete au nom de sa recherche d’absolu sonore, pensant que son amour troublera cette recherche. Au second acte, il n’a toujours rien trouvé, mais retrouve Grete, et la repousse, horrifié de connaître sa vie dissolue, lui dont les conceptions restent d’un conformisme étroitement petit bourgeois. Au troisième acte, il vient de subir un échec de son opéra “La Harpe”, deux actes à succès, troisième acte raté, justement incapable de cette innovation sonore que serait le “son lointain”. Retrouvant Grete, il comprend qu’il y a un indissoluble lien entre ce son et l’amour, et que toute sa vie a été ratée pour l’avoir ignoré, Grete retourne à lui en lui pardonnant . Il meurt dans les bras de son aimée, ayant retrouvé et l’aimée et le son, mais sans réussir à modifier son opéra et à le terminer par sa trouvaille sonore.
Terrible histoire d’égoïsme et d’aveuglement d’un côté, de déchéance de l’autre. La jeune Grete n’a cependant rien d’une oie blanche, c’est une jeune fille autonome, décidée, qui sait parfaitement ce qu’elle veut. Sa vie bascule dès le premier acte quand elle rencontre une vieille dame, sorte de mère maquerelle qui va la prendre en charge, mais elle va assumer les méandres de son destin, son goût de la sensualité, sa vie perdue et ses regrets par rapport à Fritz. Une Lulu avant l’heure, face à un Fritz un peu en retrait, sans conscience de la valeur des choses, et en perpétuel aveuglement égoïste, pensant trouver l’art en soi, alors que c’est dans la relation à l’aimée qu’il avait à se construire.
De cette histoire complexe, avec une foule de personnages (les chanteurs tiennent des doubles ou triples rôles ), notamment au deuxième acte, Schreker a tiré une musique riche, charnue, ouverte aux styles divers, de la musique tzigane aux prémisses du jazz, rappelant Strauss bien sûr, mais aussi quelquefois Mahler, ressemblant à du Puccini (mais moins, beaucoup moins que Der Schatzgräber) une musique complexe, très construite, avec de vraies trouvailles, sur plusieurs plans – l’opéra dans l’opéra, au loin, au IIIème acte- ne tombant jamais dans la facilité, où évidemment la direction d’orchestre est déterminante, tant l’instrumentation et la couleur jouent un rôle essentiel. Vocalement, les deux rôles principaux doivent être tenus par un ténor qui ait dans la voix Belmonte de Entführung aus dem Serail, Walther des Meistersinger, et Lohengrin, et un soprano lyrico-spinto qui pourrait une belle Arabella pour la suavité, et une Rusalka par la largeur mais aussi la poésie. Beaucoup de voix de basse et de baryton dans le reste de la distribution, et un joli ténor lyrique pour le rôle du Chevalier.
Stéphane Braunschweig a opté pour une lecture plutôt sage, qui privilégie une vision épurée, souvent suggestive, sans véritablement entrer dans le drame, restant aux frontières de l’onirique, choisissant d’illustrer plutôt que d’analyser. L’intrigue complexe est plutôt clairement dessinée, les ambiances et les décors (de Braunschweig aussi) sont peut-être plus frappants que l’entreprise de mise en scène, et jolis costumes de Thibault Vancraenenbroeck.
Au premier acte, la forêt de quilles vertes dans laquelle Grete se perd (qui rappelle que son père l’a jouée aux quilles pour la livrer à l’un de ses acolytes) sur fond d’une dune de gazon rouge non seulement est une vision magnifique, mais donne à l’œuvre une couleur onirique qui sied à ce conte triste. Au second acte, la dune rouge devient protagoniste, et Venise n’est évoquée qu’à travers les plots noirs et blancs et peut-être, les masques de poisson portés par les hommes.
Une atmosphère un peu rêvée, qui pourrait être celle de l’acte de Giulietta des Contes d’Hoffmann, où d’une fête chez Lulu. Jolie gestion des mouvements, des groupes, des attitudes, et en même temps absence singulière de ressorts dramatiques, comme si le drame passait en effleurant les protagonistes, et en premier lieu Grete.
Le troisième acte, qui rappelle le premier (mur noir avec une entrée des artistes de l’opéra) est un défilé de de clients présents ou passés de la prostituée Tini (Grete), de fantômes du passé (Vigelius), puis la scène finale représente Fritz chez lui, assis dans son fauteuil, méditant sur le destin de sa musique et son propre destin, pendant que la prostituée Tini/Grete se présente à lui vêtue comme la jeune fille du premier acte, enfin prête à poursuivre la relation entamée tant d’années auparavant, pendant qu’en même temps Fritz comprend enfin que l’amour est ce qui lui a toujours manqué, et qu’il a abandonné dès le début de l’œuvre.
Ce troisième acte est sans doute le plus émouvant musicalement, et l’économie de gestes de la mise en scène sert ici l’émotion. Il reste que cette musique complexe méritait aussi plus grande complexité dans la lecture, qui reste une élégante illustration, mais en aucun cas une lecture dont la complexité et l’épaisseur puisse se construire en écho à la musique. Spectacle élégant, esthétiquement soigné, mais qui ne dit pas grand chose sur l’œuvre.
La distribution est très homogène, et tous les rôles sont tenus de manière très honorable. Citons notamment le Graumann de Martin Snell, le très bon Dr Vigelius de Stephen Owen, la mère de Teresa Erbe, l’excellent Stanislas de Barbeyrac qui donne une très belle preuve de talent dans l’air des fleuristes de Sorrente et le Comte émouvant et très juste de Geert Smits. Seule Livia Budai dans la vieille a une voix qui fut mais qui n’est plus (que de problèmes de justesse).
Helena Juntunen, chante avec engagement et présente un personnage à la fois juvénile et mur, très émouvante, intense, investie. La voix n’est sans doute pas suffisamment large pour remplir toutes les exigences du rôle et elle a quelquefois du mal à monter à l’aigu (quelques notes pas très propres, quelques moments tendus), mais dans l’ensemble, elle tient la scène, même quand l’orchestre la couvre . Tout comme Will Hartmann, annoncé souffrant, qui ménage sa voix pour tenir la distance (il est cependant moins présent sur scène que sa partenaire). Timbre agréable, voix bien posée, bien projetée (la salle n’est pas si grande), et diction impeccable, d’une clarté cristalline. On sentait que la voix n’était pas au mieux, sans pourtant que la prestation n’en souffrît trop.
Dans une salle aux dimensions moyennes comme celle de Strasbourg, l’orchestre, important, prend immédiatement un volume énorme, quelquefois les voix sont couvertes, mais pas souvent, et Marco Letonja, nouveau directeur du Philharmonique de Strasbourg a réussi à rendre à cette partition sa présence, son intensité, sa brillance. L’orchestre est remarquable de précision, tous les pupitres s’entendent (bravo aux harpes très sollicitées), chatoyance, couleur, contrastes, énergie, font de l’orchestre ce soir le véritable protagoniste, et s’il fallait découvrir cette musique, le spectateur est particulièrement chanceux d’avoir eu ce chef et cet orchestre pour l’y aider. Enfin, le chœur de l’Opéra du Rhin, dirigé par Michel Capperon est de très bon niveau, avec une note particulière pour les femmes, dont le second acte est tout à fait extraordinaire: car Schreker ne cesse de multiplier les plans musicaux, comme des images de cinéma, très dynamiques, faisant alternativement passer des phrases de premier au second plan, faisant surgir des moments surprenants (les tziganes) ou passant du chanté au parlé sans rupture.
Au total, il faut évidemment aller voir ce spectacle, création en France après 100 ans! Je ne sais même pas d’ailleurs si ce n’est pas aussi la première représentation scénique d’un opéra de Schreker. On manquerait quelque chose à ne pas découvrir cette musique, dont on ne peut qu’espérer une renaissance, telle un Phénix, tant elle recèle de surprises, de hardiesses, tant elle se laisse écouter, tant elle appelle le succès. A quand l’entrée de Schreker au répertoire de l’Opéra de Paris? Allez, deux heures vingt de TGV et tout parisien est à portée de train de Strasbourg: ce son lointain ne l’est pas tant.