OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: STAATSKAPELLE DRESDEN DIRIGÉE PAR CHRISTIAN THIELEMANN LE 18 AVRIL 2014 (RIHM, STRAUSS, MOZART)

Concert du 18 avril 2014
Concert du 18 avril 2014

Il y a des rituels qui dépassent la simple occasion d’entendre de la musique, des moments installés dans des parcours de vie auxquels on peinerait à manquer. Même sans Karajan, même sans Abbado (auquel le programme rend hommage, comme directeur artistique du Festival de 1994 à 2002), et même sans les Berliner, on continue d’aller au Festival de Pâques de Salzbourg, parce que c’est l’occasion de retrouver des amis, du genre « même heure l’année prochaine », c’est l’occasion de se réunir autour de quelque bière ou de quelque Strudel, c’est l’occasion d’être ensemble, dans cette communauté de mélomanes qui furent jeunes et fringants, qui ont vieilli et qui regardent leur parcours de mélomaniaque avec une nostalgie qu’il vaut mieux partager ensemble.

Ainsi à Salzbourg pour Pâques il y a ceux qui fréquentent Pâques, le cycle 2, et ceux des Rameaux, le cycle 1 : le Festival n’a pas changé ses rites avec le départ des berlinois, il y a ceux qui continuent à être Förderer (mécènes) et ceux qui achètent des billets parmi ceux qui restent, il y a ceux qui ne vont qu’à l’opéra proposé, et ceux qui vont à tout le cycle. Mais à un moment ou l’autre, tout le monde est là.
Le public n’a pas laissé Salzbourg pour suivre Berlin à Baden-Baden (la géographie musicale reste quand même à portée d’autoroute ou de train), même si au parterre il y a de longues files de places inoccupées. Les places sont très chères, et le public n’est pas prêt à débourser de telles sommes sans avoir la garantie du plus haut niveau.
J’aime beaucoup la Staatskapelle de Dresde : j’ai expliqué l’an dernier (voir le blog) combien cet orchestre respire la tradition, avec un son bien à lui, un style de jeu et une personnalité singulières, pas aussi internationalisé que les Berliner aujourd’hui. Mais il reste que j’aime les Berliner, j’y suis trop habitué, même si les musiciens amis prennent tour à tour leur retraite et que l’orchestre se transforme et se rajeunit très vite.
Garder un  étiage de public qui permette de maintenir à flots une telle manifestation, qui fut la plus exclusive au temps de Karajan, financée par les sponsors privés et par la billetterie n’est pas entreprise facile. D’autant que la concurrence (Baden-Baden, Lucerne, et maintenant Aix en Provence) devient rude.
Aussi le programme de l’an prochain, promettant un spectacle populaire, CAV/PAG (Cavalleria Rusticana et I Pagliacci) mis en scène par Philipp Stölzl, plutôt aimé du public germanique et le Requiem de Verdi, tous trois avec Jonas Kaufmann et deux concerts Tchaïkovski/Chostakovitch l’un dirigé par Christian Thielemann et l’autre par Daniele Gatti me paraît susceptible de recueillir un large assentiment et de faire mouvoir ceux qui sont restés chez eux.
Cette année, c’est un peu Wolfgang Rihm, présent dans chaque concert mais avant tout Mozart et Richard Strauss (150 ans oblige…) qui sont à l’honneur : deux compositeurs qu’on a fait souvent dialoguer. Côté Strauss, Metamorphosen, pour 23 cordes solistes, ce soir, et demain samedi 19 Ainsi parlait Zarathoustra et Quatre derniers Lieder, en fait cinq puisque le Festival et la Staatskapelle Dresden ont commissionné Wolfgang Rihm pour orchestrer le tout dernier Lied de Strauss, Malven (avec Anja Harteros), lundi 21 Arabella (avec Renée Fleming), pendant que Christoph Eschenbach dirigera Don Quichotte et Don Juan dimanche 20. Du côté de Mozart, c’est ce soir le Requiem Kv.626, demain le Concerto pour piano et orchestre en ut majeur Kv467 (avec Maurizio Pollini), et dimanche 20, l’ouverture de Don Giovanni Kv527 avec le finale de Ferruccio Busoni. En écho deux pièces de Wolfgang Rihm, ce soir Ernster Gesang (Chant sérieux) pour orchestre (datant de 1996) et dimanche Verwandlung 2, Musique pour orchestre.
La tonalité du concert de ce soir, donné comme celui de mardi dernier (le 15 avril) en mémoire d’Herbert von Karajan à 25 ans de sa disparition, a évidemment a priori une tonalité funèbre, et chacune des pièces proposées est marquée par la question de la mort.
Ce sont les quatre chants sérieux de Brahms op.121, qui ont déterminé la genèse de l’œuvre de Wolfgang Rihm. C’est presque la conclusion du parcours brahmsien, qui met en musique des textes de la Bible (d’où le titre) en un cycle immortalisé aussi bien par Fischer Dieskau que Hans Hotter ou Kathleen Ferrier.
Wolfgang Rihm a composé cette pièce en 1996 sur commission de Wolfgang Sawallisch pour le Philadelphia Orchestra, elle a été créée le 25 avril 1997, il y a presque exactement 17 ans, en prenant comme référence l’œuvre de Brahms, dont on fêtait le centenaire de la mort . Aussi Rihm s’est-il intéressé aux œuvres tardives, et notamment aux quatre chants sérieux (1896). Par ailleurs, son père venait de mourir et son travail a été, dit-il,  fortement influencé par cet événement familial : double paternité, une paternité familiale et une paternité artistique marquent cette pièce. Il va s’appuyer sur les voix de l’orchestre, et notamment les bois, fortement mis en avant et au premier rang. Mais des voix qui excluent tout instrument aigu : ni flûtes, ni violons, ni hautbois, ni trompettes. C’est sur clarinettes, bassons, cors, altos violoncelles notamment que la pièce s’articule en un tissu de phrases entremêlées et superposées, dans une couleur sombre, recueillie, grave. En faisant le rapprochement avec les Metamorphosen pour 23 cordes solistes de Strauss, qui suivent, on a l’impression d’une entreprise de même inspiration. Rihm le voit comme une sorte d’intermezzo méditatif que l’interprétation de Christian Thielemann fouille pupitre par pupitre avec une chirugicale attention, sans toujours créer les liens qu’on sent, mais sans véritablement les entendre ou les voir dessinés. Certes, la qualité des musiciens et notamment des bois et des vents est exaltée, mise en valeur et en relief, mais presque comme des pépites qui peinent à se transformer en bijou. Cela reste pour mon goût assez froid, et en tous cas ne réussit pas à me toucher bien que la pièce m’ait vraiment plu.
Même impression dans les Metamorphosen de Richard Strauss où ne se construit aucun arc interprétatif et où la précision avec laquelle chaque son, chaque pupitre est mis en valeur, ne réussit pas à donner un sens général ni faire naître une émotion. Pourtant, l’œuvre, fortement liée à la fin de la deuxième guerre mondiale, dédiée notamment à tous les théâtres, salles de concert et lieux de culture détruits par des bombardements, Linden-Oper de Berlin, Semperoper de Dresde, Nationaltheater de Munich, Staatsoper de Vienne, est profondément ressentie comme œuvre méditative, quelquefois teintée d’ouverture vers l’avenir, mais fortement marquée par la mort et la couleur funèbre : d’ailleurs, la marche funèbre de l’Eroica de Beethoven est presque toujours sous jacente, et proprement citée à la fin de la pièce. Il est vrai que Strauss, qui  au début des années nazies (1933-35) comme Président de la Reichsmusikkammer (Chambre musicale du Reich) avait un peu frayé avec le régime, en voyait la fin proche (l’œuvre fut achevée  le 12 avril 1945 et créée par Paul Sacher à Zurich le 25 janvier 1946), se remettait en question et contemplait avec désolation les destructions de ces lieux qu’il aimait : il faut donc voir dans ce travail une sorte de complainte amère, un adagio contemplatif, avec au centre une partie un peu plus dramatique, et aussi un peu plus ouverte. C’est à la fois la résignation et la distance du vieil homme octogénaire qu’on lit, d’une couleur un peu pathétique et profondément désolée.
Thielemann, après avoir exalté les bois avec la pièce de Rihm, met ici évidemment en valeur les cordes particulièrement remarquables de la Staatskapelle. Mais une fois de plus, si l’exécution n’appelle aucune remarque technique, l’orchestre, une phalange de très haut niveau, devrait être particulièrement interpellé dans une œuvre qui évoque les destructions de la guerre, vu le tribut que Dresde a payé à la folie des hommes. Cette émotion vécue dans la peau, à fleur de peau de cette ville, qu’on aurait pu entendre par des éléments où un peu de pathos n’aurait pas forcément nui, n’est pas vraiment présente. Le travail de Thielemann est clair et net sur la construction de chaque note, sur la couleur donnée à tel ou tel passage, sans jamais relier les choses par un dessein global. L’exécution ne nous parle pas (disons plutôt elle ne me parle pas), elle se laisse écouter avec cette distance chirurgicale dont je parlais plus haut : le chirurgien ne peut se laisser emporter par l’émotion; s’il veut réussir son opération, il doit garder une distance a-sentimentale nécessaire. C’est ici l’impression qu’on éprouve ; dans ce contexte, comme dans le Requiem de Mozart qui suit, est-il nécessaire de conclure par un long silence qui devient dans les concerts un système : quand Abbado l’imposa c’était tout autre chose et il y avait interaction entre le public et l’orchestre : imité comme souvent, cela devient un tic inutile qui va à l’encontre de ce qu’on entend, et c’est le cas ici, c’est comme un truc de spectacle destiné à faire croire qu’on est ému…
Or ce travail remarquable de précision ne porte jamais en lui du ressenti, mais essentiellement une précision horlogère, soignée, techniquement impeccable qui ne laisse pas d’espace pour le cœur ; c’est dommage car Thielemann est quand même l’un des chefs straussiens de référence.
La dernière fois que j’ai entendu le Requiem de Mozart, c’était à Lucerne avec Claudio Abbado et ce fut un immense moment d’émotion, où l’on recevait un message prémonitoire à fleur de peau. Chair de poule à évoquer un moment pourtant commencé dans l’amertume d’une 8ème de Mahler annulée. Mais il ne faut pas en rester à une interprétation, car aucune n’est définitive, ni fixée dans le marbre : l’oreille doit être disponible, ouverte à tous les possibles (possibilista, disent fort justement les italiens). J’attendais donc avec curiosité ce Requiem.
Dès les premières mesures, on est surpris, voire bousculé par une approche un peu brute d’où toute religiosité est absente. On dit que le Requiem de Verdi est un grand opéra de Verdi. Ici, on entend presque le Mozart des opéras, la Flûte enchantée, quelquefois même des échos des Nozze di Figaro, voire une Messe du Couronnement, un Requiem civil au sens de l’expression Baptême civil, un Requiem qui sonnerait comme un Te Deum, ouvert, dansant, tranchant, quelquefois triomphant. Une sorte de requiem post mortem qui n’aurait rien à voir avec le Vendredi Saint, mais bien plutôt avec les Pâques toutes proches…
Dans ce sens, c’est évidemment intéressant, car on n’a jamais entendu un Requiem sonner aussi terrestre, ni aussi peu mystique ou religieux, et même pas maçonnique. Non, on est dans l’architecture assez froide d’une église de béton, sans arceaux, sans élévation, sans âme, mais avec un esprit de géométrie plutôt horizontal que vertical. Est-ce frustrant? Oui si on attendait un moment d’élévation mystique ou même de sainte révolte (Dies irae). Dans un esprit de disponibilité, sans attente particulière, on vit un moment sans aucune émotion sans doute, mais avec la surprise de l’inattendu d’une exécution qui reste évidemment d’un très haut niveau. L’orchestre nous dit plein de choses pointues et diverses sans jamais nous transmettre une vraie parole.

Cette parole, elle vient du chœur exceptionnel du Bayerischer Rundfunk, (direction Michael Gläser et Peter Dijkstra) entendu la semaine dernière dans Parsifal à Lucerne, qu’on retrouve dans Mozart avec cette intensité phénoménale, ce sens de la modulation, de la diction, ce poids donné à la parole qui est Parole : c’est sans conteste le chœur qui ici porte la religiosité, avec ce contraste étrange entre un orchestre plutôt laïc et un chœur pétri de religieux: est-ce un hasard si c’est le chœur qui a eu un triomphe mérité de tout un public enthousiaste, alors que le succès de l’orchestre, du chef et des solistes a été moins spectaculaire ?
Car le Requiem de Mozart, c’est d’abord un dialogue chœur/orchestre ici un peu tendu par les options différentes de l’un et de l’autre, où les solistes restent en retrait. Pour que les solistes s’imposent, il faut un quatuor de légende. Ce n’est pas le cas ici, où à part Georg Zeppenfeld (lui aussi à Lucerne la semaine dernière dans l’acte III de Parsifal) avec sa voix grave, mais claire, sonnante, très humaine aussi, de cette humanité tendre qui vient du cœur et non de l’outre tombe, qui s’impose comme voix dominante, et dans une moindre mesure, l‘élégant ténor Steve Davislim (malgré une attaque initiale quelque peu tonitruante) , les femmes (Chen Reiss soprano hésitante, à la voix en retrait et la mezzo Christa Mayer, sans vrai caractère) n’arrivent pas à s’imposer, voix pâles, sans grande personnalité, et surtout sans présence, ni charnelle, ni spirituelle.
Au total, et malgré là aussi un silence final de recueillement injustifié vu l’interprétation orchestrale résolument vidée d’une grande partie de sa portée spirituelle, une expérience plus qu’un Moment, avec un orchestre expert, mené avec beaucoup de netteté par Christian Thielemann, mais sans engagement dans l’œuvre.
Je ne peux pas dire que ce Requiem manquait d’intérêt, car il est toujours stimulant de parcourir des chemins inconnus ou inattendus, mais je n’arrive pas à être convaincu de la justesse de ce point de vue, ni surtout de la vision qu’il porte.
Beau concert sans doute, grand concert j’en doute.
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