OPERNHAUS ZÜRICH 2015-2016: IL VIAGGIO A REIMS de Gioacchino ROSSINI le 23 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Je n’ai qu’une référence pour Il Viaggio a Reims, la production (1984) princeps de Luca Ronconi à Pesaro représentée alors dans l’espace assez réduit de l’auditorium Pedrotti, revue en 1985 à la Scala, puis à Vienne, puis à Ferrare et de nouveau à Pesaro dans les années 1990. Une de ces productions qui n’a jamais vieilli, qui a gardé toujours sa force, sa joie, sa folie, car c’était une folie qui à la Scala et Pesaro, impliquait la ville par ce cortège royal qui la traversait pour arriver à l’heure dite du final, sur la scène du théâtre et dont on voyait l’avancée en direct sur écran. À Vienne, c’était hélas un film.

Paris a failli voir ce Viaggio a Reims, au théâtre des Champs Elysées, mais les places étaient tellement chères que l’entrepreneur lui même, voyant que la salle ne se remplissait pas, y renonça, et ce fut Ferrara qui récupéra les représentations. Ainsi, depuis 1825, Paris, pour qui le spectacle a été conçu, n’a pas revu de Viaggio, et jusqu’en 1984, l’œuvre, de circonstance et abandonnée au bout de 5 jours ne fut plus jamais plus représentée.
Une folie aussi la distribution d’alors, Valentini Terrani, Cuberli, Ricciarelli (Caballé à Vienne), Gasdia, Ramey (Furlanetto a Vienne), Merritt (ou Araiza), Chausson, Gimenez, Raimondi, Nucci, Dara…tant de stars rassemblées pour des numéros d’un oratorio mis en scène sur la plus ténue des intrigues, pour le plus explosif des spectacles.
Et puis Abbado, Abbado, Abbado qui orchestrait cette folie et qui orchestrait même un bis tellement le triomphe était indescriptible, à la Scala notamment où à chaque fois, fut repris le « grand concertato a quattordici voci », final de la première partie et qui laissait le public dans la plus stupéfiante des joies.
Après de telles expériences, quand ce fut tout, ce fut tout. Au moment où l’œuvre fut reprise dans d’autres mises en scènes et avec d’autres chefs, un peu partout dans le monde, je n’eus jamais le courage de m’y confronter. Quand on a eu le génie, même le très bon vous paraît fade.

Qu’est ce que Il Viaggio a Reims ? En terme de dramaturgie, ce n’est rien, strictement rien puisqu’il ne se passe rien : un certain nombre de voyageurs européens se retrouvent dans un hôtel de Plombières, en route pour le sacre de Charles X à Reims, mais un problème de diligence les oblige à rester, puis à changer de programme en allant aux fêtes de Paris qui va aussi célébrer le sacre.
Il n’y a pas d’action ou si peu, et pas d’intrigue, ou des micro-intrigues aussi multiples que microscopiques.
Pour Rossini, le propos était simple, faire une sorte de festival joyeux, à l’occasion de l’avènement de Charles X, une fête du chant, un digest de tout le savoir rossinien en matière de pyrotechnie vocale : du lyrisme, de la vocalise, du poétique, de l’ironie, du burlesque, le tout en musique, un peu comme un spectacle qu’on monterait à l’occasion d’un grand événement aujourd’hui sous la Tour Eiffel sur un pot pourri de musiques connues. Ce fut tellement un unicum que Rossini en reprit les musiques pour environ 50% du Comte Ory trois ans plus tard. Il Viaggio a Reims, c’est d’abord du spectacle, c’est l’opéra qui fait la fête.

Je pense que la production de Ronconi, tellement emblématique, aurait pu être conservée, tant elle est intemporelle, et qu’elle suffirait à notre plaisir. C’est le type de production qui colle tellement à une œuvre qu’on n’arrive pas à s’en détacher. Il en existe une vidéo officielle (de Vienne) et une de Pesaro en 1984, reprise par la RAI et qui existe dans les archives,  bien meilleure, malgré l’orchestre de la Staatsoper, Caballé n’y est pas si bonne et Ricciarelli était bien plus convaincante Qui trouve cette retransmission RAI aura gagné le gros lot.

 

J’ai donc décidé de rompre le jeûne à l’occasion des représentations de Zürich, qui m’ont attiré par une distribution jeune qui m’est apparue équilibrée, par la direction de Daniele Rustioni qui est un chef très intéressant (futur directeur musical de l’opéra de Lyon à partir de 2017) et surtout par la mise en scène de Christoph Marthaler, que j’aime beaucoup et dont l’approche pouvait correspondre à ce qu’on peut faire de l’œuvre aujourd’hui, puisqu’on peut s’y permettre tout et son contraire.
Si ce ne fut pas une révélation (on peut difficilement entrer en compétition contre les mythes, et notamment lorsque ces mythes reposent sur une vérité vérifiable), ce fut une très bonne soirée, qui m’a laissé sinon de très bonne humeur, on verra pourquoi, signe, et la tête pleine de cette musique que j’adore et c’est un signe.
L’orchestre de Zürich (Le Philharmonia Zürich) est un orchestre de fosse suffisamment plastique pour jouer aussi bien Wagner que Verdi, aussi bien Donizetti que Strauss. Pour Rossini, c ‘est toujours un peu plus difficile de trouver le ton juste : il y a des questions techniques de phrasé, de rythmes, mais aussi de vélocité et de volume qui ne sont pas toujours faciles à appréhender (c’est d’ailleurs la même chose pour les chanteurs, où les chanteurs latins (italiens ou hispaniques) réussissent en général beaucoup mieux à dire, mâcher, projeter le texte. Ce qui fait défaut à l’orchestre, c’est un sens du volume qui soit en phase avec cette musique qui doit rester légère, même lors de « forte » ou « fortissimo », Daniele Rustioni a beau faire des signes désespérés pour « contenir » le volume, ce fut justement plusieurs fois sans effet, ce n’est pas tout à fait l’orchestre pour ce type d’œuvre, même s’il n’y pas de particulière scorie, le son est un peu épais et ne correspond pas tout à fait à ce qu’on attend.

En revanche, il y eut de grandes réussites : les premières mesures, si importantes pour donner le ton, qui semblent émerger du silence d’une manière si fluide, la deuxième partie dans son ensemble, qui est souvent du remplissage musical (Rossini ne s’est pas donné beaucoup de peine), mais qui avait un rythme et une ligne poétique intéressante, avec une bonne réussite du point de vue de la pulsion du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » placé cette fois dans la deuxième partie et non comme final de la première, pour donner plus de consistance à la deuxième partie, musicalement plus faible. L’accompagnement des femmes était particulièrement réussi aussi, mais il faut dire qu’elles étaient beaucoup plus en phase avec la musique que leurs collègues masculins, notamment basses et barytons.

Dans l’ensemble Daniele Rustioni s’en sort bien, avec un geste précis, et très spectaculaire aussi, très engagé dans l’action et suivant les chanteurs avec beaucoup d’attention et de précision. On sent qu’il aime ce répertoire, en tous cas, il le fait voir.
Du côté du chant, comme je l’ai écrit, il y a plus de réussite du côté féminin que masculin, y compris dans les petits rôles (bien par exemple la Maddalena de Liliana Nikiteanu qui ouvre l’opéra), Madame Cortese est Serena Farnocchia, qui fait une très bonne carrière dans les grands rôles du répertoire italien. Elle est une Madame Cortese efficace (la patronne de l’Albergo del Giglio d’Oro), la voix bien en place, bien projetée, au volume bien contrôlé ; il lui manque quelquefois un peu de douceur (de morbidezza), mais dans le contexte et dans ce rôle là, ce n’est pas rédhibitoire.

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs  (Folleville) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) ©Monika Rittershaus

Julie Fuchs en Comtesse de Folleville (la « française »), est irrésistible avec son faux air de Marilyn Monroe, mais elle est surtout impressionnante par le chant, gratifiant d’un feu d’artifice vocal, de suraigus tenus, de notes filées, d’agilités. Ce fut un grand moment de chant et surtout la promesse d’autres performances ; en tous cas, c’est là un de ses chevaux de bataille désormais, elle est vraiment extraordinaire.

Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus

Rosa Feola (Corinna, personnage qui réfère à Corinne ou l’Italie, de Madame de Staël, qui a inspiré tout l’opéra) est elle aussi magnifique. J’ai dans l’oreille la Gasdia, et dans les souvenirs sa coiffure en forme de lyre avec laquelle Caballé jouait. Il faut pour Corinna un authentique lirico-colorature, non une voix de rossignol, mais une voix qui ait du corps et un registre central marqué, avec des aigus à toute épreuve, qui sache filer, vocaliser, monter à l’aigu avec beaucoup de fluidité. Rosa Feola a tout cela : sa Corinna est à la fois vocalement exemplaire (il le faut car Corinna est un rôle de chanteuse spécialisée en improvisation) mais son personnage est aussi intéressant et sort du modèle éthéré que peut être une Corinna traditionnelle. Sa Corinna est une jeune fille ouverte, qui sait séduire, avec une certaine maturité, une sorte de pré Rosine dont on sent qu’elle va beaucoup se jouer des hommes (ou jouer avec). Une prestation non seulement impeccable mais de très grand style.
Il sera difficile de séparer la contessa Melibea « la polonaise » et sa créatrice au XXème siècle Lucia Valentini-Terrani, trop vite disparue, et qui fut l’un des grands mezzos rossiniens (mais pas seulement) des années 80, sa voix grave, sa présence étourdissante, ses capacités infinies à vocaliser et à jouer sur les couleurs et l’expression, tout cela en fait une référence définitive.
Anna Goryachova a une jeune carrière encore, très diversifiée puisqu’elle chante aussi bien du baroque que Carmen ou Isabella de l’Italiana in Algeri. Sa Melibea (qu’elle a déjà interprétée sous la direction de Zedda en Flandres) ne fait pas oublier la Valentini-Terrani, mais défend avec beaucoup de présence et d’élégance le rôle duquel elle se sort avec tous les honneurs, vocalement c’est net, précis, bien projeté, et la présence scénique et tout à fait bien marquée.
Javier Camarena interprète il conte di Libenskof, « le russe », confié jadis à Merritt : il faut des aigus, il faut un style rossinien éprouvé, il faut une dynamique dans la voix : Camarena a tout cela, son Libenskof est particulièrement réussi et de tous les hommes c’est le mieux dans le rôle et dans cette musique qu’il pratique depuis longtemps. C’est un vrai rossinien et on le sent, soit dans les agilités, soit dans la manière de dire le texte, et bien sûr dans sa facilité à darder les aigus ou à les moduler. Il remporte un très gros succès très mérité.
Mais son jeune collègue Edgardo Rocha réussit aussi dans le rôle de Belfiore un peu plus pâle vocalement ; il exige aussi ses aigus, et un peu plus de lyrisme que le précédent, car Belfiore cherche à séduire Corinna, dont l’anglais Lord Sydney est amoureux, il est donc un peu plus tenore di grazia, et de grâce, la voix en a. Edgardo Rocha, qui a travaillé son Rossini avec Rockwell Blake et Alessandro Corbelli a une carrière belcantiste déjà affirmée. C’est une voix d’avenir, à n’en pas douter.

Scott Conner en Don Profondo rencontre un certain succès dans son air fameux « Medaglie incomparabili » où il imite les accents et les attitudes de tous ses compagnons d’infortune, bien mis en scène, puisqu’il est perché à l’étage et domine la scène, en final de la première partie. Notons qu’à travers « Medaglie incomparabili », Luigi Balocchi auteur du livret rappelle le titre de l’aria de Cosi fan Tutte « Smanie implacabili », le livret a aussi d’autres citations d’airs célèbres (« cruda sorte », de l’Italiana in Algeri par exemple), cela fait partie des jeux internes qui invitent au délire référentiel.
L’ air est très honnêtement chanté, mais on est loin de ce qui serait exigible et on est loin (bien entendu) de l’éblouissant Ruggero Raimondi. Les accents ne sont pas clairement identifiables, les mimiques restent embryonnaires, la couleur du texte n’est pas très variée. Il reste que c’est chanté, que le rythme y est, et que cela fonctionne sur le public ; mais pour chanter des airs de ce type, il faut maîtriser parfaitement l’italien et ses couleurs, il faut embrasser le rythme italien, percevoir aussi les accents étrangers en italien et leur fonctionnement ; Scott Conner en est loin.
Lord Sydney (interprété par Nahuel di Pierro) ni Don Alvaro (Pavol Kuban) ne sont des rôles marquants s’il ne sont pas confiés à une star, Ramey ou Furlanetto en faisaient quelque chose, cela reste ici très neutre et pour tout dire passable et sans grand intérêt. Le Baron de Trombonok (l’allemand) est chanté par l’ukrainien Yurij Tsiple qui s’en sort mieux que les autres, sa présence scénique, une voix bien placée, une projection correcte font qu’il est « notable » en scène. Il reprend du relief à la dernière scène où il chante l’hymne allemand.

Parmi les plus petits rôles, signalons le Don Prudenzio (le médecin qui devrait soigner les curistes et qui dans la mise en scène s’occupe du chat) de Roberto Lorenzi, jolie voix de basse, bien dans le style de Rossini, même si un peu raide, Rebecca Olvera qu’on a vu en Adalgisa auprès de la Bartoli et qui ici a le tout petit rôle de Modestina, et le jeune sud coréen Ildo Song qui remporte un petit succès personnel dans Antonio.
Jolie chorégraphie d’Altea Garrido pour le court ballet de la seconde partie et un ensemble donc homogène et honnête, dominé par les femmes et les ténors.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Tout ce petit monde évolue dans l’Albergo del Giglio d’Oro, à Plombières, c’est à dans un hôtel thermal, d’où un Spa, un pédiluve dans lequel des personnages un peu déglingués arrivent, typiques de Christophe Marthaler, maître de la déglingue.
Jamais contemporain dans ses décors (confiés comme toujours à Anna Viebrock), il prend cette fois pour modèle l’architecture de la fin des années 60 et surtout le Kanzlerbungalow de Bonn (Architecte Sep Ruf), qui servit jusqu’en 1999 de résidence officielle des chanceliers d’Allemagne, une maison de verre et de bois, très géométrique, au fond d’un parc qui posait en ces années de guerre froide de singuliers problèmes de sécurité, et même le pédiluve sur scène rappelle la piscine du lieu.
Le modèle est choisi à dessein : partant de la réunion fortuite de plusieurs étrangers (italien, russe, espagnol, allemand, anglais français), il prend prétexte du couronnement de Charles X (aujourd’hui peu parlant) pour faire de cette fête, une sorte de prétexte à entrevues diverses comme on le voit à l’occasion de cérémonies semblables : on assiste à un couronnement et dans les couloirs on échange.
Il s’agit donc pour Marthaler plus ou moins sérieusement d’inviter à voir dans cette intrigue une sorte d’Europe en petit, avec ses discussions, ses petites jalousies, ses manœuvres plus ou moins minables, d’où à un moment la signature d’un traité dans une des pièces pendant qu’on chante au premier plan, d’où aussi la présentation des personnages derrière un pupitre, d’où aussi les étoiles sur les pupitres qui forment le symbole de l’Europe tombant une à une ; car pour Marthaler (et pas seulement lui d’ailleurs), l’Europe brinqueballe. L’image un peu surannée du Kanzlerbungalow, à laquelle s’ajoutent ces européens un peu à côté de la plaque, se disputant pour des choses mineures, avec leurs petits mensonges et leurs petites trahison fait métaphore d’un Viaggio a Reims pour une cérémonie apparemment unificatrice, mais qui cache en réalité petitesses et indifférence.

Comme on le voit, le propos n’est pas si joyeux, mais l’idée d’Europe est bien présente dans l’œuvre, affirmée même dans certaines parties du livret, comme lorsque  Trombonok chante l’hymne allemand (à un moment où l’unité allemande est encore loin). Et Marthaler s’appuie sur cette idée développée tout au long de l’œuvre, qui vient de Madame de Staël (Corinne ou l’Italie) roman typiquement cosmopolite et européen.
Mais la joie explosive qui était le propos de Ronconi devient ici un objet un peu amer et mélancolique, comme toujours chez Marthaler, dont le regard n’est jamais foncièrement joyeux. Certes, le burlesque est là, les postures un peu surréalistes, un monde de personnages dont certains apparaissent errant au fond de la scène sans autre fonction de l’apparaître, un monde d’hôtel de thermes où l’on voit toutes sortes de pathologies, psychiques ou physiques, un monde dont les gestes sont comme mécaniques, qui prend beaucoup au monde des clowns, au cinéma muet, aux saynètes où à un geste ne correspond pas ce qui est dit (le chat que tout le monde soigne au lieu de soigner les humains par exemple).
La couleur même du décor, marron et gris, n’est pas joyeuse et a quelque chose de glacial et de tristounet, tout aussi bien que les portraits de célébrités qui ont dû ou pu passer par l’hôtel (rappelons que l’espace est celui du Kanzlerbungalow de Bonn, lieu de réception du Chancelier de 1970 à 1999, aujourd’hui Monument historique national, un espace qui a vu défiler les Grands et les Petits de l’époque), on y voit des gloires d’hier (Ludwig Erhard) comme d’aujourd’hui (Elisabeth II, Juan Carlos, Marine Le Pen, Sepp Blatter – et une coupe du monde traîne sur le bureau à l’étage, car on est à Zürich, le Vatican du Foot), images sans vie, cadres déposés contre le mur, sorte d’histoire qui passe et qui ne fixe pas.
Le monde, et l’Europe en particulier est une comédie burlesque, et presque chaplinesque donc par ricochet inquiétante par les relations à l’histoire qu’elle crée .

Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus

Marthaler avec son rire mécanique et grinçant  finit par ne plus faire rire : certes, on sourit souvent, on glousse beaucoup, mais pas beaucoup de place pour l’éclat de rire dans cette tranche de vie européenne à laquelle il nous fait assister. La deuxième partie, même agrémentée du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » reste une sorte de succession de moments sans joie (même l’épisode des hymnes) où les personnages semblent « se résoudre à » plutôt que de montrer le dynamisme et la foi en l’avenir (festif) qu’on pourrait attendre. Et ainsi le grand final un peu grandiloquent concocté par Rossini semble encore plus plaqué et artificiel, même si le chœur est dans la salle et semble inviter à la Fête.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

La fête de l’Europe est ratée, parce qu’elle est vide et Madame de Staël est un rêve: on n’y croit plus. Voilà la conclusion à laquelle on arrive en regardant cette production, aussi artificielle que l’Europe qu’elle évoque, aussi grinçante et au fond terrible, que tous ces gens (et portraits) sur scène (et dans la salle ?) sont inconscients, parce qu’inconsistants. À un moment ils évoluent en deuxième partie parmi les débris d’un avion qui s’est écrasé (sans doute par un attentat: voilà le type d’image d’Europe heureuse que Marthaler nous diffuse…

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, avion… ©Monika Rittershaus

L’Europe est triste hélas…
Au terme de ce spectacle, très acéré comme toujours chez Marthaler, mais quand même pas toujours convaincant je sors mi figue-mi raisin, non par l’interprétation musicale, plutôt bien en place, avec une distribution équilibrée qui montre que même sans vedettes, on peut monter de manière très efficace cette œuvre, mais plutôt par l’ambiance générale. J’avais quitté Viaggio a Reims dans une ambiance optimiste, ouverte, joyeuse, associée pour moi à l’un des grands moments de mon existence de mélomane. Aujourd’hui, comme on dit « c’est pas la joie ». Et cette lecture de Marthaler, ce rire sans joie, n’est après tout qu’un signe des temps, sans même être un avertissement. Nous sommes dans le constat d’une certaine déchéance, d’une vacuité effrayante (la scène mécanique de la signature du traité, à quelques jours de la fin de la COP 21 est terrible par son réalisme et par ce qu’elle nous dit de la politique) et même d’un ennui inquiétant. Si l’existence de mélomane est encore une fête, celle du citoyen ne l’est plus, et c’est un peu ce que Marthaler nous dit en filigrane, mettant dans le même sac pourri et Blatter, et Le Pen, et les autres. Il y a du malaise dans ce travail. Marthaler réussit à retourner le propos.
C’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu.
BONNE ANNÉE à TOUS LES LECTEURS.[wpsr_facebook]

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et le chat ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et à droite le chat ©Monika Rittershaus

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LE ROI CAROTTE, de Jacques OFFENBACH le 14 DÉCEMBRE 2015 (dir.mus: Victor AVIAT; Ms en scène: Laurent PELLY)

Le Roi Carotte et ses radis  ©Stofleth
Le Roi Carotte et ses radis ©Stofleth

Depuis le développement des recherches éditoriales sur Offenbach, depuis la publication des Contes d’Hoffmann revus par Jean-Christophe Keck, la curiosité se focalise sur certaines productions du Mozart des Champs Elysées. Et voilà que l’Opéra de Lyon pour les Fêtes de fin d’année exhibe des cartons une œuvre d’Offenbach totalement inconnue, Le Roi Carotte, jamais repris depuis les premières séries de représentations qui remonte à 1872, une fable légumineuse sur le pouvoir, sur un livret de Victorien Sardou, accueillie triomphalement à Paris, puis à Londres, à New York, à Vienne, et qui a disparu des scènes en 1877 parce que trop coûteuse à monter. Pensez donc, à peu près 6h de spectacle, 40 rôles différents, des centaines de figurants, des décors monstrueux, une sorte de féérie jamais vue, d’autant plus féérique qu’un an après la défaite de la guerre de 1870, la France a besoin de rire, et en particulier Paris, moins d’un an après la Commune.

143 ans après la première, l’Opéra de Lyon a décidé de proposer Le Roi Carotte, profitant d’une nouvelle édition, de Jean-Christophe Keck, dans une version revue par Agathe Mélinand pour la mise en scène de son complice de toujours Laurent Pelly.
Bien sûr, une renaissance après tant de temps eût justifié de monter la version originale, ou à défaut celle allégée revue par Offenbach, d’environ 3h. La version d’Agathe Mélinand est plus réduite encore (2h15 avec entracte). Il faudrait attendre un Festival pour remonter le oser spectacle dans la version originale, qu’un opéra en saison peut difficilement assumer vu les dimensions. Je pense que les polémiques éventuelles sur les coupures sont inutiles, cette série de représentations ne manquera pas de mettre la focale sur l’œuvre et gageons (ou espérons) que Lyon ne soit que la première d’une série de propositions.
En effet, comment gérer, à l’heure de Star Wars, l’opéra féérique ? Il est clair qu’en 1872, les moyens de théâtre étaient différents et que le public avait d’autres habitudes et d’autres attentes. Il est difficilement pensable de proposer les six heures, à moins de réécrire complètement le livret en l’actualisant (car l’essentiel des six heures est du texte parlé). Déjà, les allusions mythologiques et les jeux de mots de La belle Hélène ou d’Orphée aux Enfers échappent à un public qui a bien moins de références classiques qu’alors, imaginons le cas du roi Carotte avec ses allusions politiques, c’est un travail d’orfèvre à confier à un chansonnier.

Barricades et révolution ©Stofleth
Barricades et révolution ©Stofleth

Enfin, 3 heures de spectacle correspondent presque à certains opéras de Wagner, c’est dire que c’est déjà un ensemble très lourd. Gageons que le choix d’Agathe Mélinand et de Laurent Pelly se justifie par l’économie de la pièce et par la réception d’une telle production pour le public d’aujourd’hui.

Victor Aviat ©Harald Hoffmann
Victor Aviat ©Harald Hoffmann

Ces deux heures quinze suffisent quand même à donner une très bonne idée d’ensemble et de vérifier que ce Roi Carotte est du grand Offenbach, mené d’une main sûre par le jeune chef Victor Aviat, un jeune hautboïste remarqué, qui entame une carrière de chef en remportant en 2014 le Nestlé and Salzburg Festival conductors award. Avec un sens théâtral marqué, un sens du rythme et de la pulsation très affirmé, il imprime une dynamique communicative à l’orchestre avec un son clair, une lecture particulièrement entrainante et l’orchestre de l’opéra le suit, sans scorie aucune, ainsi que le chœur bien préparé de Philip White, alerte, vif, très en verve. Il y a une tradition bien installée d’Offenbach à l’Opéra de Lyon, et cela se sent, tant l’ensemble des forces a cohérence et énergie.

Car la machine fonctionne au service d’une musique qui touche tous les claviers, avec un sens de l’ironie marquée, comme souvent chez Offenbach, c’est à la fois très symphonique, c’est aussi lyrique, en pastichant les duos d’amour de l’opéra traditionnel notamment bel cantiste, mais c’est aussi un joli exercice acrobatique où chaque son peut figurer un légume ou un insecte : nous sommes dans une fantasmagorie visuelle et sonore, très spectaculaire, qui reste un peu superficielle mais techniquement très au point.
La difficulté consiste à faire du spectaculaire de 2015 et non de 1872, c’est à dire employer les moyens du théâtre d’aujourd’hui pour rendre les tableaux d’hier recevables ou présentables.

Étudiants ©Stofleth
Étudiants ©Stofleth

Bien sûr, à la fois par l’inspiration, due au conte d’Hoffmann Petit Zacharie, appelé Cinabre qu’on retrouve dans la Chanson de Kleinzach des Contes d’Hoffmann, et par certaines scènes comme celle des étudiants qui renvoie à celle du prologue des mêmes Contes d’Hoffmann, on reconnaît la manière d’Offenbach d’utiliser des motifs qui se répètent ou simplement évocatoires qui construisent un système d’écho entre ses œuvres. Il faut toujours tenir compte chez Offenbach de l’imitation du premier XIXème siècle (Rossini, Auber), de l’interprétation, et de la folie déglinguée qui peut résulter de l’ensemble. L’histoire du Roi Légume est une histoire linéaire assez claire, mais qui donne aussi prétexte à des parodies, à des scènes presque fermées (comme celle de Pompéi, ou celle des insectes) qui ne sont qu’une partie de ce que le spectateur de 1872 avait pu voir et applaudir. Mais l’œuvre est à la fois loufoque, comique, ironique, amère, voire tragique. La monumentalité du propos permet une pluralité de styles et de situations au total assez inhabituelles chez Offenbach, dans cet opéra potager, c’est bien à une macédoine de styles comme de légumes à laquelle nous sommes conviés.
Agathe Mélinand a adapté le texte en travaillant comme à l’accoutumé à la transformation des allusions d’Offenbach aux « actualités » du temps en jeux sur nos habitudes ou nos actualités, allusions, jeu de mots, gestes, paroles à double sens, et travaille ainsi à l’implication du public qui lit quelque part son propre monde ; le descriptif de la situation financière de Krokodyne et la manière dont Fridolin XXIV a ruiné son royaume est à ce titre désopilant tellement cela parle au spectateur, qui évidemment pense à la France d’aujourd’hui voire à la situation économique du monde (crise des subprimes comprise) et rit. C’est pourquoi je parlais de chansonniers plus haut. En tous cas, tout est fait pour que le public entre de plain pied dans l’œuvre et qu’un échange scène-salle puisse naître dans une sorte de bonne humeur communicative.
Laurent Pelly a eu l’intelligence de ne pas afficher de style pompeux ou m’as-tu-vu, et de construire la fantasmagorie sur des éléments apparemment simples mais parlants, plutôt que sur du tape-à-l’œil.
Comme souvent chez Pelly, peut être plus que chez d’autres metteurs en scène, on ne peut séparer les costumes, qu’il a réalisés et qui sont vraiment splendides, notamment la carotte, bien sûr, mais surtout les radis, d’un réalisme troublant ou les céleris-rave (ce sont parmi les costumes les plus réussis vus sur une scène ces derniers temps) qui apparaissent dans un brouillard inquiétant, ni les décors (de Chantal Thomas) très réussis du propos d’ensemble. Il y a d’abord une volonté de ne pas surcharger, mais en même temps de donner le plus de fluidité possible à la succession des tableaux, le risque de ce type d’œuvre étant de ralentir le propos par de trop fréquents changements. Ici, des éléments glissent, se mettent en place, qui un livre gigantesque, qui une passoire, qui un presse purée, qui une galerie de tableaux, qui Pompéi, qui le Vésuve, qui une planche d’entomologie.

Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth
Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth

Ces éléments n’envahissent jamais le plateau et n’écrasent pas le propos, mais dessinent des ambiances qui laissent les personnages évoluer. C’est qu’à la manière du grand opéra romantique, on voyage beaucoup dans ce Roi Carotte, de Krokodyne à Pompéi,  sur le Vésuve, dans des livres, au sein du potager, composant à chaque fois une ambiance ou un tableau, qui rappelle quelque peu les cabinets de curiosités. C’est que Pelly réussit à afficher avec un vrai réalisme poétique une intrigue qui voit une Carotte devenir Roi et tout un potager devenir Cour avec un effet carotène garanti (serviteurs – ou bâtards ?- tous roux).
L’histoire du Roi Carotte est assez simple : Fridolin XXIV règne sur Krokodyne, mais dilapide le trésor et envisage pour se refaire d’épouser Cunégonde (et sa dot), une princesse délurée et pleine d’envies et de désirs. Pendant ce temps, la sorcière Coloquinte qui a été privée de ses pouvoirs pendant 10 ans par le père de Fridolin les retrouve et veut se venger sur le fils; suite à un accord avec Robin-Luron  le bon génie de Fridolin, celle-ci le détrône, et  Robin-Luron l’accepte pour son bien, pour que Fridolin devienne plus sérieux, il en profite pour libérer Rosée du Soir amoureuse de Fridolin en secret.

Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Carotte (Christophe Mortagne) ©Stofleth
Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld), Carotte (Christophe Montagne) et les “carottides” ©Stofleth

Coloquinte met sur le trône une horrible Carotte aimée de tous et notamment de Cunégonde, que rien n’arrête grâce à l’effet d’un philtre: Le Roi Carotte va s’installer et faire régner la tyrannie. Fridolin va de son côté partir faire une sorte de voyage initiatique à la recherche de l’anneau de Salomon qui seul peut faire cesser l’enchantement de Coloquinte, la petite troupe se rend jusqu’à la Pompéi d’avant l’éruption, elle récupère l’anneau, revient à Krokodyne grâce à la complicité des abeilles, le Roi Carotte, détesté, est détrôné et Fridolin revient au pouvoir à la satisfaction de tous.
L’ histoire tient du conte de fées, du voyage initiatique au royaume du délire, et de la satire politique (des pouvoirs abusifs, des courtisans qui tournent casaque, des cours corrompues, n’oublions pas que le public sortait à peine ses ruines du second Empire). Laurent Pelly joue sur tous ces tableaux, à la fois travaillant sur le conte (la vision de la sorcière Coloquinte), sur la fantasmagorie (très beau tableau des insectes en planche d’entomologie), sur la bande dessinée (Pompéi), sur les effets de théâtre (l’éruption du Vésuve), sur le dessin animé (le personnage de Robin-Luron, un génie qui ressemble bien un peu à Jiminy Cricket) et décline la thématique potagère : la prison est un panier-égouttoir à légumes, et Le Roi Carotte finit en purée dans un gigantesque presse-purée. Mais il est surtout très attentif au jeu des chanteurs : il a en main une troupe remarquable, très équilibrée, très homogène, très engagée, qui s’amuse et qui donne à l’ensemble une très grande légèreté.

Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth
Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth

Bien sûr, Yann Beuron (Fridolin XXIV) domine la distribution, c’est le rôle le plus important, et il joue un vilain enfant-pas-si-sage, un fêtard qui s’adonne au vice avec grand naturel et simplicité, mais terriblement sympathique. Face à lui saluons la Cunégonde d’Antoinette Dennefeld, dont on connaît à Lyon la belle voix  de mezzo, entendue dans L’enfant et les sortilèges et Isolier (excellent) du Comte Ory, et qui fait preuve d’un dynamisme et d’un allant irrésistibles qui lui procurent l’un des triomphes de la soirée. Christophe Mortagne en Carotte avec un encombrant costume aux jolis fanes est un ténor d’horrible caractère à souhait, qui réussit une très grande variations de couleurs et qui pose vraiment le personnage. Avec ses sons désagréables, son émission nasale à souhait, ça couine à tous les étages . Jean Sébastien Bou dans un rôle de complément de ministre vendu (Pipertrunck) fait évidemment remarquer une belle voix de baryton marquante,  d’une grande élégance tout comme Boris Grappe dans Truck (l’autre ministre) montre son efficacité dans la veulerie..

Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth
Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth

La jeunesse craquante de Rosée-du-soir (la soprano Chloé Briot) et la fraîcheur de Robin-Luron (la mezzo Julie Boulianne) donnent aux deux rôles une présence marquée, sympathique, celle de personnages positifs de dessin animé ou de bande dessinée,

Coloquinte (Lydie Pruvot)
Coloquinte (Lydie Pruvot)

par opposition à tout le groupe des horribles dont une Lydie Pruvot (Coloquinte) désopilante dans ce rôle exclusivement parlé de sorcière.
Le chœur de Philip White est très engagé, et très agile dans le jeu, on l’a dit plus haut, et une bonne partie joue les petits rôles, très nombreux, y compris dans cette version bistourisée.
L’impression de troupe est telle qu’il est presque difficile de distinguer les uns et les autres, mais ce qui est certain, c’est que c’est une production de fin d’année réussie, alliée au célèbre Mesdames de la Halle représenté au théâtre de la Croix Rousse.
Ce Roi Carotte repris à la TV, puis enregistré pour un DVD, va compléter la tradition de l’Opéra de Lyon, marquée par des interprétations désormais historiques de Jacques Offenbach. Il faut découvrir cette musique, parodique quelquefois, romantique à d’autres moments, spectaculaire et pleine de vie, très variée et étonnante. Il faut découvrir cette satire du Grand Opéra romantique, qui est à la fois comédie, vaudeville, mais aussi opéra à machines et opérette. Ce Roi Carotte a quelque chose de très classique dans sa facture et dans sa construction, et se paie le luxe d’annoncer d’une certaine manière ce que va dénoncer le Festival « Pour l’humanité » en mars: l’excès, l’intolérance, la méchanceté, la deshumanisation, qui est au centre d’une histoire qui donne le pouvoir à de méchants légumes, qui n’ont rien d’humain (et donc à l’inhumanité) . Victorien Sardou n’y est pas étranger : il reste qu’Offenbach réussit à surprendre, et nous laisse dans la douce (même en décembre) nuit lyonnaise plein de bonne humeur et plein d’images grâce à l’excellent travail de Pelly, ce n’est pas la moindre de ses qualités en ces derniers mois plutôt gris.[wpsr_facebook]

L'explosion du Vésuve ©Stofleth
L’éruption du Vésuve ©Stofleth

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: GIOVANNA D’ARCO de Giuseppe VERDI le 18 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano
Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano

Verdi est un auteur difficile.  Très populaire, certes, mais est-il vraiment si connu ? Si compris? On lit tout et son contraire sur cette Giovanna d’Arco que la Scala redécouvre après l’avoir oubliée depuis 1865, sur un livret de Temistocle Solera et d’après la tragédie de Schiller Die Jungfrau von Orleans (qui n’est pas pour mon goût l’une de ses meilleures pièces). Verdi est redoutable parce que souvent très difficile à mettre en scène d’une manière convaincante à cause de livrets hautement improbables. Comme c’est un auteur populaire, le public a de plus tendance à demander le minimum syndical en matière de mise en scène, des décors illustratifs, de la couleur et des beaux costumes, quelques mains sur le cœur, quelques genoux en terre, des contre ut à plaisir. Et c’est plié.

Mais c’est aussi un auteur difficile à chanter : comme il a écrit sur environ 50 ans, il a évolué, s’est adapté  du style en vogue à ses débuts fait de bel canto et d’acrobaties vocales au style en vogue en 1893, post wagnérien, avec un Falstaff qui a des liens de grande parenté avec Die Meistersinger von Nürnberg.
Le problème avec Verdi c’est que c’est toujours complexe là où on pense que c’est simple et direct, et en plus, pour le Verdi des débuts, on met tout dans le même sac sous le titre « opéras de jeunesse » ou « jeune Verdi ». Peut-on penser que des chefs d’oeuvre comme Nabucco ou Ernani soient des opéras « de jeunesse » avec tout ce que l’expression sous entend en terme d‘inachèvement ou de maladresses ? Or, il y a des jugements à l’emporte pièce sur Verdi qui ignorent la réalité très diverse du compositeur, en perpétuelle évolution, en perpétuelle recherche, et qui finira par Falstaff, un coup de génie et de fraîcheur écrit à 80 ans. Verdi n’est pas moins génial jeune, il a simplement à se faire connaître et à s’imposer, et s’appuyer sur les modes du temps, et donc il n’écrit évidemment pas dans le même contexte que lorsqu’il est le patriarche de Sant’Agata. C’est sûr, ce sont des vocalités différentes, ce sont des livrets différents, des histoires différentes ou quelquefois revues, mais ce sont des musiques toujours élaborées et jamais bâclées.
À l’orchestre, ce qui frappe, c’est aussi la difficulté à faire émerger ce qui est toujours présent chez lui, une certaine subtilité de l’écriture. Au-delà du Zim boum boum qu’on lui fait dire à ses débuts, ou que certains chefs affectionnent, il y a toujours des moments  où la mélodie emporte tout, où la construction mérite de faire émerger telle ou telle phrase peut-être dissimulée, qui va  annoncer des œuvres bien plus tardives: d’où l’extraordinaire écart entre la routine zimboumesque, fréquente et applicable à tous ses opéras, y compris les plus grands (j’ai entendu des Otello fracassants et cassés, sans parler des Aida de cirque) et la permanente recherche de la profondeur et de la subtilité, y compris là où l’on ne l’attend pas: un Verdi cristallin est toujours une réserve à surprises.
Le sens du théâtre chez Verdi se lit chez les rares chefs qui sont les plus raffinés, ceux qui recherchent le son juste et non pas ceux qui font du bruit. Muti dit souvent « Verdi comme Mozart » voulant souligner des lignes fines, des constructions élaborées, pour faire admettre une sorte d’égale dignité. Verdi n’a sans doute pas besoin d’être comme Mozart, il lui suffit d’être lui-même, et c’est déjà un tel puzzle que bien peu de chefs sont de grands verdiens. Il y eut Toscanini, il y eut Serafin, il y eut Abbado, il y eut Karajan, il y eut Solti, il y eut même Erich Kleiber (et son fils Carlos pour Otello et Traviata), il y a encore Muti ( très grand metteur en son), encore Levine (très grand chef de théâtre pour Verdi) et pour moi il y a aujourd’hui aussi Gatti, sans doute aujourd’hui le plus raffiné et le plus profond (Son Trovatore, sa Traviata, son Falstaff…). Chacun d’eux eurent et ont un cheval de bataille, jamais le même, tant Verdi est un labyrinthe.
C’est le propre des auteurs « populaires » de ne pas toujours être pris pour ce qu’ils sont et d’avancer souvent masqués.
Comment nier que sur l’ensemble d’une œuvre aussi fournie il y ait des réussites plus ou moins affirmées ou quelques ratages ? Mais quelle que soit l’œuvre, quelque chose transpire, une trouvaille, un rythme, un halètement, une vie : il y a toujours un moment de suspension qui nous prend, une chaleur prête à s’exhaler, il y a toujours la musique, derrière le son.
Comme le chant reste chez Verdi un élément fondateur et prépondérant, on a souvent sacrifié le chef aux voix, et si l’on regarde le marché aujourd’hui, il y a peu de chefs de très grande envergure qui osent Verdi. C’est pour moi un signe. On regarde du côté de l’Italie où l’auteur national veut des chefs indigènes, mais dans le nombre, combien de chefs de répertoire qui sont des routiniers, qui garantissent la soirée, mais jamais ni la grandeur ni l’extase.
Moi même, pendant toute ma carrière de spectateur, j’ai vécu peu de moments verdiens délirants : car avec Verdi, le triomphe vire immédiatement au délire lorsqu’au plateau s’ajoute un vrai chef : Boccanegra ou Macbeth avec Abbado, Otello avec Kleiber, Aida avec Karajan, un soir de Nabucco avec Muti, l’Ernani splendide du même Muti en 1982, tellement critiqué lors des représentations, et qui pourtant a produit l’enregistrement que l’on sait et tout récemment encore l’Ernani de Levine au MET, sans doute le dernier grand verdien vivant, ou le dernier Falstaff de Gatti à la Scala en octobre dernier.
Il y a toujours chez ces chefs une pulsion théâtrale, une respiration qui halète, mais aussi des moments de lyrisme inouï, des raffinements qui vous laissent pantois (entendez l’orchestre qui pleure au final du Boccanegra d’Abbado !) ou des explosions saisissantes,  comme l’explosion initiale de l’Otello de Kleiber, celui de 1976 et celui de 1987. Stupéfiant.

La question du jour, ce ne sont pas les chefs (même s’il y a si peu de grands Verdiens) , mais les voix. Les voix verdiennes sont encore plus rares, contrairement à ce qu’on lit çà et là : trois ou quatre sopranos pour Verdi à des degrés divers (Harteros, Netrebko, Radvanovski, Meade peut-être), un seul ténor (Meli) les autres sans intérêt ou des Urlando furioso. Il y aurait Alagna, bien sûr, avec sa voix de soleil, mais il semble hésiter dans ses choix, il reste que le Verdi français lui tend les bras. Dans les barytons, il y aurait Tézier, seul successeur aujourd’hui de Cappuccilli mais il n’y a pas une basse (Furlanetto est en fin de carrière) qui atteigne les sommets d’un Ghiaurov. Même s’il y a beaucoup de basses très correctes sur le marché, aucune ne vit Verdi et ne l’incarne. Il manque dans ce paysage beaucoup d’italiens, mais la situation du chant en Italie, la formation en capilotade, le manque de figures de proue, la situation des théâtres et de la culture en général au pays de Verdi expliquent cette situation désespérante. Composer une distribution « de légende » est aujourd’hui une gageure, comme faire une distribution wagnérienne l’était dans les années 70 ou 80.
C’est dans ce contexte qu’il faut décrypter cette production de Giovanna d’Arco. Bien sûr, chaque époque a ses stars, elles ont aujourd’hui pour nom Netrebko, Stemme, Harteros aujourd’hui : toutes ont chanté Verdi, avec pour chacune de grands moments, mais qui de ces trois là pourrait être « verdienne » au sens où une Leontyne Price l’était, ou une Martina Arroyo, ou une Renata Scotto ?

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

C’’est pourquoi la distribution de Giovanna d’Arco affichée par la Scala était ce qu’on peut faire de mieux pour Verdi aujourd’hui, dans un opéra où le chant est particulièrement difficile, notamment pour la protagoniste qui doit chanter du do grave jusqu’au ré, c’est à dire qui soit un lirico spinto, presque soprano dramatique, avec une culture bel cantiste qui permette les agilités, les notes filées, la morbidezza. On sait que les héroïnes initiales de Verdi sont vocalement tiraillées entre ces extrêmes, les Elvira (Ernani), les Odabella (Attila), les Abigail (Nabucco) sont très difficiles à distribuer (il n’y pas pas une Leyla Gencer par génération). Anna Netrebko semble être aujourd’hui effectivement la plus adaptée, elle qui a commencé par chanter Mozart, qui s’est adonnée au bel canto (sa Giulietta de Capuleti e Montecchi était impériale, sa Bolena fut merveilleuse), c’est à dire un chant contrôlé, une technique de fer, mais aussi du volume et une certaine largeur…tout cela doit aboutir un jour à Norma d’un côté, à Leonora (Trovatore) ou Lady Macbeth de l’autre. Pour elle une partie du chemin est faite, mais les transformations de la voix vont quelque fois plus vite que le chemin à parcourir…

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Car la voix d’Anna Netrebko s’est élargie, s’est même épaissie d’une manière stupéfiante : elle chante en concert Madeleine de Coigny, d’André Chénier, avec une voix incroyablement large. Difficile de garder intactes des qualités bel cantistes, de technique raffinée, de retenue et de contrôle de la voix. Et de fait, si sa Giovanna d’Arco est tout à fait remarquable, la Netrebko n’a plus tout à fait la voix voulue : pendant le premier acte, les notes sont un peu courtes, les agilités moins aisées, et conjuguent difficilement volume et largeur d’un côté, agilité et contrôle de l’autre, même si la deuxième partie de l’opéra est vraiment remarquable : son « L’amaro calice sommessa io bevo » de l’acte III est  vraiment exceptionnel ainsi que son « contro l’anima percossa » de l’ensemble final qu’elle domine très largement. La voix est cependant devenue trop grande et trop charnue et a un peu perdu de la souplesse nécessaire pour certaines pièces de la joaillerie verdienne.
Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une autre chanteuse capable d’affronter le rôle aussi bien qu’elle, et elle s’en sort avec les honneurs : mais Verdi est tellement complexe et difficile, et vocalement tellement casuiste, qu’elle n’a plus tout à fait le profil aujourd’hui pour ce type de rôle, et pour Giovanna en particulier.
Francesco Meli était Carlo, c’est aujourd’hui le ténor italien le plus valeureux, notamment pour ce répertoire, car il a chanté d’abord Rossini et les romantiques, ce qui impose une discipline de fer à la voix , et un contrôle de tous les instants: la voix est claire et lumineuse, la technique est imparable, il y a longtemps qu’on n’a pas entendu un ténor aussi rigoureux et aussi propre, avec une ligne de chant, une tenue de souffle exemplaires. Si l’on veut comprendre ce que veut dire technique de chant, il faut l’écouter, et notamment ses modulations sonores : aucun son fixe, aucune note dardée, tout est chanté, tout est parfaitement en place, avec une ligne mélodique à faire pâlir. Oui, Meli est le plus grand ténor italien aujourd’hui, le seul qui défende une manière de chanter qu’on croyait perdue pour Verdi.
Et pourtant la voix peine dans les hauteurs et les suraigus, notamment ceux lancés dans la vaillance, on l’avait remarqué dans Trovatore (en particulier pour «Di quella pira »), ici dans les parties de vaillance, là où orchestre et chœur sont lâchés, il a un peu plus de difficultés à se faire entendre. Mais avec une voix et une technique pareilles, le premier Verdi est quand même pour lui.

Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Une deuxième réserve procède peut-être de sa maîtrise technique : il est tellement attentif au chant et veille tellement à cette perfection de porcelaine qu’il lui manque peut-être sur scène une spontanéité, une vie intérieure et une flamme si indispensables pour affronter les grands rôles verdiens. Ce qui peut passer chez Rossini ou Bellini ne passe pas chez Verdi : s’il manque un feu intérieur, s’il manque l’engagement, on reste insatisfait. Le chant de Francesco Meli est magnifique, mais encore dans le verre, encore sous vitrine, encore peut-être insuffisamment incarné, il ne se lâche jamais et n’est jamais scéniquement trop engagé : ce que certains traduisent « il chante tout très bien, mais tout de la même manière ». S’il est magnifique, il n’est jamais bouleversant. C’est la tête sans la tripe. L’admiration est esthétique, rarement théâtrale. Plus que les suraigus, je pense qu’il devrait travailler d’abord la vibration « animale » si essentielle pour que Verdi fonctionne à plein et se libérer sur scène. Disons à sa décharge que le personnage de Carlo, ce rôle  d’icône dorée et statufiée que lui donne la mise en scène ne l’aide pas à « se lâcher » et contribue fortement à cette distance qui me chagrine ici quelque peu.

Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

J’ai eu la chance d’entendre Carlos Alvarez dans le rôle du père abusif Giacomo (une sorte de Germont), qui sortait de maladie (il n’a pas chanté les premières représentations). J’ai pour Carlos Alvarez une très grande indulgence depuis son Posa de Don Carlo à Salzbourg dans la mise en scène de Wernicke avec Maazel au pupitre en 1998, ce qui ne rajeunit pas : une voix d’une suavité exceptionnelle, une douceur bouleversante , d’une jeunesse chavirante: il triompha et reste le seul à avoir marqué ma mémoire (même si Filippo II était déjà René Pape…) .
Bien sûr, la voix est aujourd’hui moins claire, moins douce, moins suave, mais elle bouleverse toujours car lui a la vibration verdienne; ses interventions sont incarnées, elles sont vivantes, et ce Giacomo-là, même si le rôle est un peu brut de décoffrage (le personnage est impossible), est plus humain, plus vécu que les autres personnages. Si Verdi était là ce soir, il vivait surtout en Alvarez, dont les deux derniers actes étaient totalement engagés, prenants, étreignant le cœur pour nous rappeler comment on doit entrer en Verdi. Il suffit d’écouter dans son air initial du 3ème acte « Speme al vecchio era una figlia », avec quelle variété de couleur il chante le vers final « quella misera sottrar » avec un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de Simon Boccanegra.

Dmitry Belosselskyi en Talbot, le méchant anglais, chante avec énergie, mais n’a pas la couleur que j’aime chez les basses verdiennes. Cela chante mais cela ne vibre pas trop non plus (c’était aussi patent dans son Silva d’Ernani à New York l’an dernier, très en place, peu  en âme). Mais le rôle est bref. Il reste qu’un « Wanted basse pour Verdi » serait bienvenu dans les petites annonces. Les basses bonnes ne manquent pas sur le marché, mais les grands rôles de basse chez Verdi sont exigeants et surtout pas interchangeables. Tous les Filippo II ne sont pas des Fiesco par exemple (René Pape n’a d’ailleurs pas abordé ce dernier).
On va trouver que je suis en train de couper des cheveux en quatre, mais j’essaie simplement de faire percevoir l’extrême complexité des exigences verdiennes, et notamment de ce Verdi-là, dans cette salle-là. On voit tellement de Verdi « fast food », tellement de Verdi tout venant que cela finit par instiller des jugements faussés, voire dégrader celui qui reste l’un des plus grands.
Or Giovanna d’Arco n’a jamais été retenu comme un des grands chefs d’œuvre et on le joue si rarement que je ne l’ai vu que deux fois, à Bologne dans une mise en scène de Werner Herzog et déjà Riccardo Chailly (qui était alors le directeur musical du Comunale) et cette fois-ci à la Scala. C’est paradoxalement l’un des opéras de Verdi que j’ai écoutés le plus et que je connais donc le mieux (dans l’enregistrement irremplaçable et référentiel de James Levine avec Caballé, Domingo, Milnes, tous jeunes et éclatants – Domingo !- et pas dans le dernier venu de Salzbourg) comme on écoute des musiques agréables et engageantes dans des situations diverses, le matin au réveil, en voiture pour un long trajet, en fond lorsqu’on cuisine. Une musique rythmée, des ensembles vigoureux, des airs qu’on retient bien et quelques mouvements d’émotion donnés par un Domingo en grâce et une Caballé de rêve. J’écoute souvent Rossini que j’adore, dans les mêmes conditions, celles qui ouvrent des jours heureux, qui vous rendent de bonne humeur toute la journée.
C’est dire que j’aime Giovanna d’Arco, et que je ne méprise pas cet opéra.
Il reste que j’ai des doutes pour ce choix pour une Prima.
Je comprends Riccardo Chailly, qui a voulu rester fidèle à une œuvre depuis longtemps défendue, et qui a voulu donner l’aura de la Première et donc le regard Mondovisuel à un opéra de Verdi qui sinon n’aurait pas eu les honneurs des médias comme à cette occasion. De plus, reprendre un opéra de Verdi non joué à la Scala depuis 1865 faisait parler le Landerneau lyrique, mais la Prima est aussi l’occasion de rendre témoignage de l’état du théâtre, de l’état des masses artistiques, ballet compris et donc exige un opéra aux dimensions plus larges ou même plus populaire, voire plus racoleur : l’epos est de mise le 7 décembre. Giovanna d’Arco est au contraire assez bref, mais c’est peut-être un avantage à la Prima que de laisser le temps à tous les inutiles qui peuplent la salle ce soir là d’aller ensuite dîner pas trop tard et aux TV de ne pas voir se prolonger une soirée d’opéra au delà du supportable pour les indices d’audience.
Riccardo Chailly a défendu l’œuvre avec vaillance, avec son énergie coutumière sans ce volume excessif remarqué à Turandot. La première de Turandot était son entrée officielle comme directeur musical et cette Prima était son premier 7 décembre ès qualité, ceci pour la chronique. Il a merveilleusement dirigé l’ouverture, l’une des « Sinfonie » les plus réussies de Verdi, notamment le crescendo initial aux cordes, et le jeu sur les bois, délicate antithèse avec les envolées aux cuivres, et avec son final en tarantelle brutale qui emporte tout sur son passage (qu’il faut oser s’agissant d’un personnage comme Jeanne d’Arc) et qui finit en explosion sonore étourdissante – Verdi est grand, très grand !- , Chailly a  tout aussi magnifiquement accompagné certains moments et notamment les chœurs, tout à fait exceptionnels dirigés par Bruno Casoni, qui ont montré que dans ce répertoire ils sont irremplaçables. Certains autres passages cependant me sont apparus moins réussis, notamment les équilibres entre musiques de scène et fosse, ou dans l’ensemble un relatif manque de lyrisme et quelquefois de rondeur que cette musique encore très romantique m’inspire. C’est tout de même une direction sans failles, très carrée, très architecturée, mais pas toujours si sensible, ce que je reproche quelquefois à d’autres Verdi de Riccardo Chailly.

Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Cette Giovanna d’Arco reste donc très bien menée, et à quelques détails (très personnels) près, magnifiquement dirigée, comme dans le duo Giovanna/Giacomo (de l’acte IV) qui reste pour moi le moment le plus lyrique et le plus intense à l’orchestre, et aussi l’un des moments mélodiques les plus réussis de l’opéra.

« Pensier non ho, non palpito
che non sia volto a te » (Giovanna)
– « chiari la mente a me » (Giacomo)

Mais la question c’est aussi la complexité du sujet : Jeanne d’Arc est une héroïne symbolique en France, l’héroïne de la défense de la patrie, confisquée sans trop de scrupules quelquefois par des partis politiques qui n’ont de Jeanne d’Arc ni la grandeur, ni la sainteté, ni l’honnêteté, mais peu utilisée au théâtre et peu à l’opéra (c’est à l’étranger avec Schiller, Verdi, Tchaïkovski, qu’elle est assez bien servie), en France, la Jeanne au Bûcher d’Honegger, ou la Pucelle d’Orléans de Voltaire, plutôt ironique, ne sont pas des œuvres canoniques et les seules grandes références sont, à part la magistrale Jeanne d’Arc de Michelet, qu’on ferait bien de relire, presque exclusivement cinématographiques avec La Passion de Jeanne d’Arc, avec Falconetti,  de Carl Dreyer, ou même Robert Bresson ou Jacques Rivette.
Le destin personnel de Jeanne, Les replis psychologiques, son histoire emblématique en font au total un personnage plus cinématographique d’opératique.

Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

En plus, il reste difficile de mettre en opéra le procès, voire le supplice.
Schiller avait tourné volontairement le dos à la vérité historique, faisant de Jeanne un personnage tragique pris entre son destin historique, sa pureté et ses amours terrestres : il la fait mourir devant Paris (où elle fut blessée) montant au ciel entre son père repenti et son roi amoureux et désormais seul. Difficile à admettre en France où je ne sais même pas si l’œuvre a été jouée un jour à Paris.

Jeanne chez Schiller et Verdi  est amoureuse de l’icône royale qu’est Charles VII, un roi discuté dans l’histoire, et ici icône et amour, et elle est victime pour cela d’un père abusif, un de ces pères très XIXème qui n’a qu’une obsession, le qu’en dira-t-on devant une femme qui vit au milieu des hommes et qui risque chaque jour de perdre sa pureté. C’est d’ailleurs son obsession : elle sauve la France et papa demande si elle est restée vierge. Dans mon jeune temps, Pierre Daninos faisait dire à la gouvernante anglaise donnant des leçons de stoïcisme aux jeunes filles « ferme les yeux et pense à l’Angleterre », Jeanne d’Arc pense à la France en gardant les yeux ouverts, et sans jamais penser à ça .
C’est bien le problème de Giovanna d’Arco, une intrigue ténue qui suit quelques épisodes de la vie de Jeanne, des personnages sans consistance ou difficilement concevables comme le père. Jeanne, navigue entre l’héroïne en armure, la sainte en devenir,  la petite et tendre bergère, le père est tout d’une pièce, tout méchant d’abord (et traître par dessus le marché qui va vendre sa fille aux anglais) et tout gentil ensuite quand il est trop tard et qu’il découvre que sa fille est pure, et un roi qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau quand Jeanne n’est pas là sinon lui promettre l’avenir radieux des icônes (« Vale, o diva ! Qual patrio retaggio/Tu vivrai d’ogni Franco nel cor »).
Que faire avec tout ça, qui n’est pas bien passionnant, lorsqu’on est metteur en scène au XXème siècle?
Autant Patrice Caurier et Moshe Leiser ont réussi avec Norma à Salzbourg et Zurich un travail de transposition dans le monde de la résistance française, autant avec cette Giovanna d’Arco, autre figure de résistance, ils se contentent de faire une figure de l’hystérie, qui a un compte à régler avec son père (trop proche, trop insistant et presque incestueusement jaloux) et préfère vivre sa vie de substitution au service du Roi rêvé, évidente figure paternelle qu’elle rêve amoureux et dont elle tombe amoureuse.
La scène s’ouvre sur un intérieur XIXème (décor assez efficace de Christian Fenouillat) où la jeune fille est dans son lit, observée par un père et des servants, tous angoissés, et où elle entre en crise au moment où apparaissent en transparence le chœur et Carlo, statue dorée sortie d’une tapisserie,  d’un retable ou sculpture vivante, en bref tout sauf de la chair.
L’histoire à partir de là ne sera qu’alternance de fantasme et de réalité, jusqu’à se superposer : le monde du fantasme permettant de la couleur, des costumes, des grands décors (la cathédrale de Reims) des assemblées nombreuses, en bref l’épique, et celui plus réaliste et intime de l’intérieur bourgeois, sans lumière, grisâtre, avec le pauvre petit lit de Jeanne et les deux univers jouant quelquefois l’un avec (contre/de) l’autre, mais sans vraie conviction. L’héroïne et la victime s’emparant tour à tour de l’image de Jeanne : armure d’or, étendard, mais aussi chemise de nuit, l’un le disputant à l’autre, quelquefois maladroitement d’ailleurs.
Les deux metteurs en scène se sont sortis du guêpier par la petite porte, sans grandes idées, sans vraie ligne, sans travailler plus que cela le jeu des acteurs ou les niveaux de lecture : Meli empêtré dans son or ou sur son cheval de bois (scène finale) ne fait rien, c’est d’ailleurs un peu son rôle, Netrebko est un peu gênée, surtout lorsqu’elle doit enfiler ou défaire son armure, seul Alvarez est plus cohérent parce qu’il est dans un seul univers, les pères abusifs étant une tradition dans certains Verdi, on peut toujours puiser dans ses souvenirs.
Il en résulte un travail au total illustratif, qui oublie vite l’hystérie initiale ou qui renonce à l’exploiter, et qui laisse le public jouir de tableaux d’ensemble photographiques. Il ne se passe rien de prenant, rien qui ne puisse accrocher le spectateur.
La question est de savoir s’il peut se passer quelque chose avec cette histoire, avec ce livret, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la musique, sans chercher à trouver quelque chose derrière les yeux. Ce travail sans intérêt, presque inachevé, assez médiocre (qui n’a même pas une idée comme celle de la salle d’injection létale qu’on avait vue dans leur Maria Stuarda à Londres) laisse un peu le spectateur sur sa faim : il n’y a pas un moment qui vibre ou qui secoue, cela reste plat et sans âme.
Vu l’accueil du public de la Scala à la modernité, et vu l’intérêt habituel démontré par ce public très particulier et sa chaleur polaire à remercier la troupe au moment des saluts, on peut se demander si cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas en tous cas à rendre cette Giovanna d’Arco historique. C’est un spectacle en bon ordre, un Verdi musicalement réussi, mais sûrement ni une pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation verdienne, ni évidemment dans celle de la mise en scène.
Il reste à savoir s’il était possible de faire mieux ou au moins autrement…[wpsr_facebook]

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE GÖTTERDÄMMERUNG DE RICHARD WAGNER le 13 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl

C’était le cinquième Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko que je voyais cette année (deux à Munich, trois à Bayreuth) et par ailleurs le troisième[i] dans cette production découverte en janvier 2013:  un Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko ne se rate pas, même dans une production désormais rodée, vue et revue, mais dont l’intelligence et la justesse ne lasse jamais, qui en fait probablement la production la meilleure du Ring aujourd’hui, et de Götterdämmerung en particulier. Cinq fois Petrenko dans la même œuvre, et ce fut encore différent, car il est de la race des chefs qui ne se répètent jamais et qui vous emmènent toujours ailleurs.
J’ai longuement rendu compte de cette production plusieurs fois, et je n’infligerai pas une analyse déjà développée, j’en rappelle seulement les éléments principaux. Andreas Kriegenburg souligne l’aspect parabolique de cette histoire, qui commence dans le mythe et finit dans le monde, qui commence par le mensonge et finit par le mensonge, qui commence par le refus de l’amour et finit en rédemption par l’amour. Kriegenburg en fait une fable où triomphe une humanité solidaire, après avoir traversé la ruse (Rheingold), la raison d’Etat (Walküre), le conte (Siegfried).  On se souvient que la mise en scène utilise pour ses tableaux des dizaines de figurants justement figurant le Rhin, les arbres, la forge, et plus généralement tous les lieux de l’histoire. Götterdämmerung abandonne ces images pour tomber dans l’hyperréalisme du monde, les Nornes évoluent au milieu d’un groupe de réfugiés radioactifs post-Fukushima (le monde est donc déjà mort ou quasi) Siegfried et Brünnhilde chantent leur duo d’amour initial dans un espace encore imagé (le Rhin fait de figurants, encore une fois dans “Le voyage de Siegfried sur âme Rhin”), puis Siegfried, qui ignore le mensonge et la tromperie tombe dans un monde où il est perdu, où il est ignoré, dans la foule anonyme d’employés qui courent partout au milieu d’un espace déshumanisé, un outlet de mode fait de verre et de métal, où la seule loi est le profit (le mot Gewinn est projeté à satiété) et dont les chefs ne vivent que d’alcool et de jouissance sexuelle exercée sur le petit personnel.

Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

Siegfried n’est pas préparé, découvre les habitudes étranges de ce petit monde gavé (les cocktails par exemple) et à la faveur du filtre préparé par Hagen découvre aussi la femme merveilleusement incarnée dans la Gutrune de Anna Gabler, prodigieuse actrice, la meilleure Gutrune scénique possible. Siegfried victime d’un monde qui n’est pas le sien, trompé et puis trompeur, emmêlé dans les mensonges et les contradictions (vol de l’anneau à Brünnhilde), finit misérablement.
Dans ce monde pourri jusqu’à la moëlle (le nôtre ?), Hagen et Alberich ne sont pas les pires qui après tout cherchent à récupérer leur bien, et méprisent ces petits êtres politicards et jouisseurs que sont les Gibichungen.

Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Au final, Brünnhilde rétablit l’ordre du monde perverti par l’or. Reste sur scène Gutrune, qui a tout perdu, richesse, puissance, Siegfried, Gunther son frère et qui se retrouve seule au milieu des ruines de ce monde factice, mais qui est récupérée par l’humanité pure du début de l’histoire (Rheingold) qui l’entoure et forme une grande fleur blanche qui est l’espoir d’un avenir plus radieux.
Andreas Kriegenburg nous raconte une grande, terrible, mais belle histoire, par une vraie lecture qui en épouse parfaitement la dramaturgie, et qui laisse une trace incroyable chez le spectateur. A chaque vision, on retrouvre l’intelligence du propos, l’ironie de la lecture des personnages, quelquefois même l’humour, et toujours la très grande humanité d’un regard à la fois juste et tendre. Je l’affirme encore une fois, c’est la plus grande mise en scène du Ring aujourd’hui, sans aucun contredit possible. Castorf a une lecture d’une profondeur et d’une froideur impitoyable, une lecture destructrice et pessimiste, qui refuse le conte et le rêve, et c’est un choc, mais Kriegenburg, qui lit le monde de la même manière, reste ouvert sur un possible avenir, et son optimisme et son sourire ne quittent pratiquement jamais la scène, et cela n’a pas de prix par les temps qui courent, qui montrent chaque jour la vérité prophétique de la lecture wagnérienne.
Alors, on allait à ce Crépuscule, parce qu’un Wagner à Munich « la seconde Maison » ne se refuse pas, parce que Petrenko dans Wagner ne se refuse pas, et parce qu’on ne se lasse pas des grands spectacles.
La distribution proposait dans les deux rôles principaux Lance Ryan, jeté de Bayreuth dans les conditions qu’on sait, pour la première fois dans cette production (de Götterdämmerung) et Petra Lang dont la Brünnhilde est pour le moins discutée.
Pour le reste de la distribution, que du lourd, mais bien des nouveaux, Markus Eiche en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune, Christopher Purves en Alberich, Michaela Schuster en Waltraute et les filles du Rhin et les Nornes magiques, faites pour partie d’éléments de la troupe (Eri Nakamura, Okka von der Damerau par exemple) et donc somptueuses.
Lance Ryan fut un très grand Siegfried, il le fut à ses débuts dans le rôle, à Karlsruhe, il le fut il y quelques années à Valencia, il le fut moins à Bayreuth. Mais  il y a quelques années comme aujourd’hui, il est un acteur prodigieux de vérité et d’engagement, et d’intelligence et de générosité. Et ce soir, il a été un grand Siegfried, scéniquement et vocalement.
Car le problème de Lance Ryan, c’est le timbre : un timbre nasal, très ingrat quand il est fatigué et très désagréable avec des sons à la limite du supportable. Mais quand il est en forme, les choses passent bien, grâce à un sens de la couleur exceptionnel, un sens de la parole, et une capacité à tenir des notes, à varier les facettes de sons, et une voix juvénile et claire qui convient parfaitement au personnage.
Son premier acte fut exceptionnel à tous points de vue, naïveté, violence, brutalité, puissance, présence incroyable. Plus fatigué dans le deuxième acte où certaines notes passaient mal, il a été phénoménal dans un troisième acte en tous points exceptionnel pour tous. Au total, il a vraiment été convaincant et il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendu dans une telle forme.

Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl
Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl

Petra Lang qui a une voix immense chante Ortrud à tous les étages, quel que soit le rôle (ce sera sans doute étrange dans Isolde l’an prochain à Bayreuth). On connaît ses qualités d’engagement vocal, on connaît aussi les défauts qui en découlent quelquefois : une voix pas toujours stable, souvent de lourds problèmes de justesse, des sons manquant de propreté. En bref, une chanteuse engagée et enflammée, mais avec des risques permanents de dérapage.
Honnêtement, sa Brünnhilde en ce 13 décembre n’a pas démérité : elle a été prodigieuse au premier acte, aussi bien dans sa scène avec Siegfried que dans celle avec Waltraute, et vraiment convaincante, engagée, vocalement sans failles au deuxième acte; elle a un peu payé cet engagement à 100% dans un troisième acte moins réussi, même si correct (mais pas au-delà). Ce fut quand même sans conteste un de ses meilleurs soirs, je ne l’ai jamais entendue aussi émouvante, notamment au premier acte. Je sais qu’elle n’est pas très appréciée et que certains lecteurs afficheront leurs doutes, mais en chant, les choses ne sont jamais définitives et Petra Lang ce soir fut une grande artiste, estimable, touchante, incroyablement engagée.
Hans-Peter König est un Hagen humain. Il a cette chaleur dans la voix qui fait que même dans les pires des rôles (Hunding..) il conserve un espace pour l’humanité. Et c’est pour cela qu’il me plaît. Il n’est pas un  Hagen tout d’une pièce fait de noir désir, il y a comme une lueur…la voix a aussi ce côté un peu rassurant : même si elle reste puissante et sonore elle est légèrement, très légèrement voilée, et la couleur n’est ainsi pas uniforme, plus subtile, plus travaillée. C’est vraiment une présence, et qui réussit à faire de Hagen un personnage intéressant, une sorte de perdant plein d‘espoir, un Hagen qui donne dans une sorte de subtilité à laquelle on n’est pas habitué tout en gardant une force peu commune.

Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl
Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl

La surprise (en est-ce une ?) vient de l’extraordinaire Gunther de Markus Eiche. On connaît la qualité de ce chanteur, mais il réussit là à composer un personnage de minable, sans être caricatural. Doué d’une diction exemplaire, d’une rare intelligence dans la manière de dire le texte, d’un jeu qui a su parfaitement épouser le désir du metteur en scène de faire de ce personnage une sorte de clown bête et méchant. La voix est parfaitement projetée et posée, puissante et claire; le personnage est composé à souhait dans sa bêtise et sa faiblesse. C’est un moment prodigieux que de le voir évoluer dans le style du jouisseur idiot, et quel musicien !
Christopher Purves est inhabituel dans ce rôle d’Alberich, on le voit plus dans des Britten (Balstrode). Alberich, jeune et puissant dans Rheingold, mûr et violent dans Siegfried, est vieilli et inquiet dans Götterdämmerung, même s’il reste le dernier à vivre, comme le soulignait Kupfer dans sa légendaire mise en scène de Bayreuth. Purves ne pourrait peut-être pas aussi bien réussir un Alberich de Rheingold,  mais dans Götterdämmerung, j’ai rarement, très rarement entendu un Alberich qui distillât le texte d’une manière aussi intelligente et aussi raffinée. Il est expressif, il est tout sauf histrion, tout sauf démonstratif, mais intérieur, mais ombrageux, voire émouvant. Une incarnation à laquelle on ne s’attendait pas, même si le chanteur est de qualité. Un Alberich qui sied à cet Hagen et qui fait de la scène initiale du deuxième acte un des grands moments musicaux et un des grands moments de théâtre (par la seule vertu du texte, d’un texte qui n’a jamais sonné aussi juste et aussi humain) de la soirée. Il est vrai que Petrenko accompagne la scène avec une subtilité et une tension inouïes. L’ensemble m’a frappé, car c’est une scène qui doit être à la fois très intérieure et paradoxalement spectaculaire. Elle l’était grâce à cette conjonction des astres.

Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl
Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl

Michaela Schuster est une chanteuse valeureuse et engagée, elle a été une Waltraute exceptionnelle, par la diction d’abord, avec un texte mâché, digéré, sculpté, dit avec une expressivité rare, avec un volume immense et contrôlé à la fois, et avec une présence incroyable, donnant à la Brünnhilde de Petra Lang une réplique vibrante, enflammée, douloureuse et faisant de cette scène attendue entre toutes un des sommets de la soirée qui en compta décidément beaucoup.

Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Anna Gabler a été Gutrune, bête comme une oie, mais ondoyante, mais séduisante, mais amoureuse aussi, et émouvante dans sa manière de ne rien comprendre à ce qui est mis en jeu. Il faut la voir se balancer sur son cheval de bois en forme d’Euro dans sa robe rouge monumentale pour comprendre qui elle est.  Mais là où elle devient exceptionnelle, voire mythique, c’est au troisième acte, défaite, déchirante, en larmes (elle avait les yeux mouillés aux saluts), avec une voix bien plus présente qu’en mars dernier, de cette puissance rauque et désespérée qui saisit le spectateur dans la scène finale. Faire de Gutrune un tel personnage, c’est tout simplement immense.
Magnifiques les trois Nornes d’Anna Gabler justement, Okka von der Damerau et Helena Zubanovitch, retenues, profondes, inquiétantes et tragiques et prodigieuses les trois filles du Rhin qui font vivre un moment suspendu, dans une scène si saisissante, au milieu des convives dormant après la fête, ivres morts. Il est vrai qu’Angela Brower, Eri Nakamura et Okka von der Damerau sont des piliers fabuleux de la troupe de Munich : elles réussissent à la fois à donner une vision d’ensemble, chorale, et une caractérisation individuelle. Grand moment, où Lance Ryan leur donne une réplique d’une vérité saississante.
On a déjà bien compris  que c’est une soirée exceptionnelle qui a été vécue, que le chœur dirigé par Sören Eckhoff imposant et phénoménal de volume, a rendu encore plus mémorable. L’habileté de la disposition sur toute la hauteur du décor, les masses en jeu, l’urgence de l’interprétation, tout cela couronne l’ensemble du plateau. Oui, Munich est bien la seconde maison de Wagner, voire quelquefois la première.

Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper
Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper

Car Kirill Petrenko est en fosse, détendu, souriant, attentif à tout, une sorte de Shiva de l’orchestre où chaque regard, chaque mouvement, chaque main, chaque doigt, est au service d’une intention, d’un signe, très rassurant pour les musiciens et les chanteurs qu’il guide avec une précision, une énergie et un sens dramatique exceptionnels. Il l’avait dirigé dans cette même fosse le printemps dernier un peu plus chambriste, à Bayreuth en collant un peu plus à chaque parole, à chaque dialogue, comme faisant du théâtre musical, alors qu’il fait ce soir de la musique de théâtre, c’est à dire qu’il propose une vision plus tendue, plus dramatique, plus spectaculaire, avec une clarté incroyable dans le son de l’orchestre, avec un son cristallin et presque kaléidoscopique, même si quelques scories des cuivres viennent déranger ce magnifique ordonnancement, mais un volume, mais une expansion, mais un relief encore jamais atteints. Cela reste prodigieux, cela reste phénoménal, cela reste unique : la tension qu’il met, la joie visible de diriger, l’engagement rendent l’auditeur comme hypnotisé, comme magnétisé par cette musique qui semble tomber de partout, qui semble envahir tout l’espace, torche vivante presque cosmique.
Les dernières mesures, déchainées et en même temps retenues, qui accompagnent la vision de cette Gutrune esseulée et désespérée de douleur, prennent alors à la gorge, et il faut quelques minutes pour s’en remettre et s’adonner aux applaudissements triomphaux. Triomphe pour tous, délire pour Kirill Petrenko.

Quant à moi, j’attends avec confiance le prochain Götterdämmerung munichois ou le prochain Ring dans cette production car on ne s’en lasse pas. Après un Ange de Feu exceptionnel la veille, ce Götterdämmerung couronne un week end qui confirme le théâtre munichois comme le leader incontesté du monde lyrique européen, voire mondial. Que les autres en prennent de la graine.[wpsr_facebook]

[i]
Janvier 2013 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=5005)
Mars 2015 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=10363)

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: L’ANGE DE FEU (Огненный ангел) de Serge PROKOFIEV le 12 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Vladimir JUROWSKI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Danse de Méphistophélès  ©Wilfried Hösl
Danse de Méphistophélès ©Wilfried Hösl

L’Ange de feu n’est pas l’un des opéras les plus joués de Prokofiev, si rare que même à Munich, il n’avait jamais été représenté : il entre au répertoire dans une mise en scène de Barrie Kosky et dirigé par Vladimir Jurowski. Disons immédiatement que c’est une entrée tonitruante et réussie puisque le théâtre désemplit pas : il y a avait sous le célèbre portique du Nationaltheater des dizaines de personnes arborant un « Suche Karte » que l’on ne voit qu’aux grandes occasions.
Composé entre 1919 et 1927, l’opéra fut créé en 1954 en version de concert à Paris, un an après la mort du compositeur, et un an après en version scénique à Venise : la violence et  l’âpreté du sujet (d’après un roman de Valery Brioussov) qui doit beaucoup à l’école expressionniste, mais aussi au symbolisme, justifient sans doute ce retard, d’autant qu’en URSS comme en Occident, aussi bien dans les années 30 que dans les années 50, les temps ne sont plus aussi ouverts que dans les années 20. À cela s’ajoute des rôles principaux incroyablement tendus, toujours en scène où excès de tous ordres et violence occupent progressivement tout le terrain.
Même si l’histoire est assez simple, sa traduction scénique demande de la part du spectateur une grande concentration tant le réel et le fantasmé s’y confondent, s’y mélangent, pour ne plus former qu’un, et tant les niveaux de lecture demeurent complexes.
Dans une auberge au Moyen Âge, le chevalier Ruprecht rencontre Renata, une femme à la recherche d’un ancien amant, Heinrich, en qui elle voit l’Ange qui lui promit jadis le destin d’une sainte. Entre Ruprecht, qui est séduit par Renata, et Renata qui va utiliser tous les expédients possibles (y compris magie et sorcellerie) pour retrouver son ancien amant, se construit une relation forte, physique, traversée des désirs de l’un et des fantasmes de l’autre, et le couple finira par se réunir et affronter (plus que vivre) les délires et les fantasmes dont chacun par des voies diverses a rempli sa vie. Il y a là dedans de quoi alimenter les rêves les plus fous d’un metteur en scène ou des dizaines de divans de psychanalystes: c’est un opéra qui par son ambiance n’est pas sans rappeler le film « Les Diables » de Ken Russell (1971).
Personnellement, je n’ai vu qu’une seule production, à la Scala en 1994 dirigée par Riccardo Chailly dans une mise en scène de Giancarlo Cobelli, qui n’était pas inoubliable, bien que musicalement de très haut niveau (avec Galina Gorchakova et Sergei Leiferkus). Signalons au passage que la Scala est sans doute le théâtre occidental qui a le plus représenté l’œuvre de Prokofiev (3 productions dont une de Giorgio Strehler, et 4 séries de représentations entre 1956 et 1999).

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Barrie Kosky a choisi de représenter l’opéra dans le décor (de Rebecca Ringst, qui travaille très souvent avec Calixto Bieito) moderne d’un hôtel de luxe, un décor fixe qui va progressivement se déglinguer et abandonner son bel ordonnancement pour devenir le champ clos de fantasmes de plus en plus délirants. Cela impose rigueur et travail serré sur les acteurs, et évidemment renvoie à la représentation d’un univers plus mental que réel, à la limite du supportable. Il construit son travail avec un sens du crescendo étonnant, le début étant lent, volontairement ennuyeux, voire un peu répétitif, avec des mouvements presque géométriques, des personnages éminemment raides, évoluant à petit pas d’abord vers ce que Rimbaud appellerait un dérèglement de tous les sens, mais un dérèglement qui serait très progressif, comme si on s’enfonçait lentement, chaque fois un peu plus dans la folie. La maîtrise des transformations de la scène, d’abord à peine perceptibles, puis de plus en plus nettes, l’évolution des éclairages, de plus en plus colorés (splendides éclairages de Joachim Klein) aident à ce crescendo (où à cette chute dans l’abime). La mécanique est d’autant plus rigoureuse que l’opéra se déroule sur 2h15 sans entracte, et l’impression sur le spectateur est ainsi de plus en plus étouffante et forte, si bien qu’on en sort littéralement sonné, voire secoué.
Tout commence donc très banalement, par l’entrée dans sa chambre d’un client d’hôtel, une chambre « boite », large, lambrissée, dans un Palace comme on devait les aimer ou les rêver dans les années 30.

Puis se succèdent les arrivées des employés, qui portant les valises, qui prenant les commandes, qui vérifiant que tout fonctionne parfaitement, avec des interventions répétitives et dérangeantes sans que la musique ne commence et dans le silence mécanique qu’on pourrait avoir au théâtre ou dans un film muet, une sorte de mécanique huilée et géométrique qui est exactement à l’opposé de tout ce qu’on va vivre les deux heures suivantes, qui fait rire ou glousser d’abord, et qui finit par agacer : on se demande quand la musique va commencer.
L’apparition de Renata est la bizarrerie initiale, qui va déclencher tout le reste. Le lit central s’avance seul au milieu du plateau, Ruprecht est assis au bout, jambes écartées, et la tête de Renata apparaît sortant du dessous, entre les jambes ouvertes de Ruprecht : un tableau sans ambiguité, préannonciateur du reste, mais en même temps presque « correct » puisque de cette position rien n’est exploité, même si bien vite Renata va s’imposer et imposer son rythme et ses rêves.

Ballet des tatoués...©Wilfried Hösl
Ballet des tatoués…©Wilfried Hösl

Et ainsi l’espace va se transformer, meubles écartés ou entassés, plafond qui se surélève, couleurs criardes des éclairages, et à chaque moment clé, lorsqu’on s’enfonce de plus en plus dans le monde fantasmatique, apparition d’un groupe de danseurs transgenre, de plus en plus érotisé, d’abord en robe de soirée années 50, puis peu à peu dénudés jusqu’à la nudité, ou l’exposé des intimités masculines comme on dit, y compris des chanteurs (Mephistophélès). Barrie Kosky dont le sens de l’humour n’est plus à démontrer a aussi travaillé sur le thème du tatouage, comme expression fantasmatique, profitant de ce qu’il avait sous la main Evguenyi Nikitin, à qui les tatouages ont joué un mauvais tout à Bayreuth.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Le personnage de Renata, excessif, passant de la passion la plus brûlante à la prostration, puis voulant se réfugier au couvent est une figure évidemment très connotée du désir féminin et des ravages du désir, et de la possession au sens catholique du terme (d’où mon allusion précédente au film de Ken Russell qui est une histoire de possession) et Ruprecht, bien qu’il entre dans le jeu de la passion et du désir (opportunément l’histoire de Faust est derrière, avec l’apparition de Faust et Méphistophélès très présents dans les dernières scènes) reste « sauvable », il y a là un traitement particulier de la femme, comme toujours pourrait-on arguer, dans l’espace clos d’un hôtel, une sorte de « huis clos » infernal (on n’est pas si loin de Sartre). L’espace même de l’hôtel, lieu de passage multiple, hommes d’affaires politiciens, aventuriers, qui voit des scènes meurtrières, des turpitudes, de sexe à gogo (Sofitel New York), est favorable à l’explosion de tous les fantasmes et de tous les excès.

Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl
Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl

Et Barrie Kosky explore à la fois avec rigueur et précision tous les possibles de cet espace vite étouffant, où l’excès prend une valeur encore plus marquée, à la limite du supportable : ce mélange de l’hyperréaliste et de l’hyperfantasmé est un des caractères de ce travail qui est impressionnant dans la manière de mener les chanteurs à une vérité du jeu qui laisse rêveur : Evguneyi Nikitin à ce titre est impressionnant de violence, d’engagement : il étourdit tellement il est dans le rôle, ne quittant jamais la scène, toujours aux extrêmes. Vocalement les choses ne sont pas aussi définitives, la voix ne passe pas toujours le flot continu d’un orchestre omniprésent, et manque souvent de projection. Ce n’est pas la première fois que je note cela chez ce chanteur. Sa voix n’impressionne pas et ne marque pas. Mais ici, et c’est paradoxal, il n’a pas de besoin de chanter : il lui suffit d’être en scène et c’est étourdissant.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

La soprano russe Svetlana Sozdateleva a été engagée suite à la défection d’Evelyn Herlitzius, une habituée des rôles tendus du répertoire russe (Lady Macbeth de Mzensk), elle se donne totalement vocalement et scéniquement, sans être exceptionnellement volumineuse, la voix est bien posée, bien projetée, et très homogène vient à bout de ce rôle impossible sans aucune faiblesse. Et son engagement scénique est étourdissant, c’est une chanteuse complètement dédiée, brûlante, une torche qui garde pourtant un brin de distance : c’est tout ce qui fait le prix de son travail. Voilà un nom à retenir, voilà une artiste tout à fait exceptionnelle, qui se donne comptant.

Dans cette œuvre sur le visible et le caché, sur la folie et la raison, sur les extrêmes bien/mal, enfer/salut, sur l’étourdissement et le vertige devant les prodiges de l’inconscient, Barrie Kosky ne fait jamais totalement exploser les choses et garde toujours une très grande maîtrise : l’espace clos y est pour beaucoup et oblige à être particulièrement attentif aux mouvements et concentré sur chaque geste et surtout sur chaque personnage.

Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Ce qui impressionne et en même temps dérange dans le travail général, c’est justementt cette plongée : plus qu’un travail extensif et explosif, on a un travail au contraire intensif et implosif, qui exploite toutes les possibilités en lumières, couleurs, variations sur le volume à l’intérieur d’un espace défini, une sorte de boite infernale où se concentrent les violences et les délires des hommes.
La  dernière scène est à ce propos éloquente : dans le livret, Renata, après avoir porté au couvent les désordres de sa possession (prodigieuse scène de délire au couvent), est condamnée au bûcher par le Grand Inquisiteur, c’est bien le moins. Mais Kosky ramène au final le calme après la tempête, le couple Ruprecht/Renata se retrouve presque intouché, comme après une nuit juste un peu perturbée, disons agitée. Comme si tout n’avait été que délire d’un couple (presque) ordinaire. On sent bien toute l’exploitation psychanalytique et en même temps les espaces inexplorés des possibles érotiques : une sorte d’eros cosmique ou de cosmos érotique qui laisse le public totalement éberlué.

Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl
Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl

Si j’ai déjà évoqué les deux protagonistes, qui ne laissent jamais la scène et dont la performance est ahurissante, il faut souligner l’engagement de toute la distribution, et les figures qui s’imposent, au premier plan le magicien masculin/féminin Agrippa von Nettesheim (Kosky adore passer d’un genre à l’autre et surtout brouiller les pistes et la lecture d’un monde genré) : Vladimir Galouzine, qui nous a plus habitués aux grands rôles de ténor dramatique ou spinto (Otello, Hermann) y est étonnant, méconnaissable y compris vocalement. Quelle apparition ! Notons aussi la voyante d’Elena Manistina, au grave abyssal, et la supérieure de Okka von der Damerau, toujours étonnantes quels que soient les rôles qu’elle traverse, cette chanteuse, qu’on voit rarement dans des rôles importants, a une plasticité telle qu’elle marque dans tous les « petits » rôles qu’elle entreprend et à chaque fois, elle remporte un succès important.

Kevin Conners (Mephisto) ©Wilfried Hösl
Kevin Conners (Mephisto) et Ruprecht (Evguenyi Nikotin) ©Wilfried Hösl

On serait injuste de ne pas souligner encore une fois la qualité de la troupe de Munich avec ses artistes habituels, toujours excellents, Heike Grotzinger, Christian Rieger, Matthew Grills, Andrea Borghini, et cette fois-ci en particulier Kevin Conners qui chante un Méphisto exhibo avec un affront stupéfiant.
Sans la chorégraphie d’Otto Pichler et l’engagement du corps de ballet, expression directe des fantasmes des protagonistes, la mise en scène ne fonctionnerait pas comme elle fonctionne : leur travail est impressionnant, danseurs et figurants sont presque des chanteurs muets tant ils semblent être une voix de l’ensemble.
Evidemment le chœur, notamment dans les parties finales (direction Stellario Fagone) montre comme il est lui aussi particulièrement plastique : tout cela montre combien les masses munichoises atteignent en ce moment un niveau inédit.
Mais tout cela ne serait rien sans la prestation totalement bluffante de l’orchestre. Sous la direction de Vladimir Jurowski, il brille de tous ses feux, dans cette partition polymorphe, qui elle aussi va aux extrêmes, violente, lyrique, brillante, assourdissante, mais jamais tonitruante. Jurowski fait un travail éblouissant, avec des cuivres sans scories, avec des cordes prodigieuses, avec des harpes phénoménales : une masse sonore tellement maîtrisée que tout s’entend, d’une luminosité cristalline et d’une présence imposante, dynamique, animée. Une des grandes prestations orchestrales de cette année, qui impose Jurowski dans les grands chefs de fosse de ce temps.
Avec un tel spectacle, d’un tel niveau, aussi prodigieux dans la fosse que sur la scène, comment nier que Munich aujourd’hui soit la scène de référence, il faut voir ce Prokofiev, il se joue aussi pendant le festival en juillet 2016, c’est à ne manquer sous aucun, mais vraiment aucun prétexte. [wpsr_facebook]

Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl
Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LA DAMNATION DE FAUST d’Hector BERLIOZ le 11 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Alvis HERMANIS)

Méphisto et son royaume ©Felipe Sanguinetti/ONP
Méphisto (Bryn Terfel) et son royaume ©Felipe Sanguinetti/ONP

À Lyon David Marton proposait une vision goethéenne du chef d’œuvre de Berlioz, où il montrait la capacité du livre, de l’intellect, de l’Esprit à lire le monde. À Paris, Alvis Hermanis affirme un monde a priori sans espoir, un monde de troisième acte de Parsifal sans rédemption, le monde de la fin des croyances, de la philosophie, un monde que Faust a servi et qui aboutit à une impasse. La seule solution n’est plus la terre, mais un ailleurs lointain où tout sera à recommencer, cet ailleurs meilleur ouvert à tous les possibles.
Au lieu de faire de Faust un mythe théâtral intemporel, Hermanis choisit de s’appuyer sur la vie et les déclarations de Stephen Hawking, l’un des plus grands physiciens de la planète qui évoque en 2012 la possibilité de coloniser Mars, pour créer une société sans retour, tournée vers l’avenir et contrainte de construire. Autour de ce Faust du XXIème siècle, Alvis Hermanis construit une espèce d’utopie , dont Méphisto est l’un des architectes et donc il efface la question du bien et du mal, résolue dans le voyage interplanétaire. Le chœur, ce sont les candidats au voyage martien (200000 candidats et 125 sélectionnés) et David Hawking, tétraplégique, est présent sur scène pendant tout le spectacle : c’est l’immense danseur Dominique Mercy, le compagnon de route de Pina Bausch qu’un de mes amis appelle « une partie d’elle-même » qui l’incarne. Face à ce Faust, un jeune homme, sorte d’âme du vieillard, ou de double, va vivre l’aventure méphistophélienne jusqu’à l’apothéose finale.

Il faut souligner plusieurs points avant d’approfondir le regard critique sur ce spectacle :

  • d’abord, l’engagement de l’Opéra de Paris, qui propose une très grosse production, avec d’impressionnantes masses chorales, un dispositif technique et vidéo de très grande qualité, un metteur en scène fameux qui fait son premier travail à Paris, et une distribution de stars : Bryn Terfel, Jonas Kaufmann, Sophie Koch et Dominique Mercy : une telle réunion sur une scène n’est pas si fréquente.
  • ensuite, l’extrême précision du travail d’Alvis Hermanis, qui s’appuie non seulement sur les déclarations de Stephen Hawking, mais aussi sur le projet Mars One dont chacun peut lire les détails sur le site du projet http://www.mars-one.com. Hermanis, et c’est là un risque singulier, s’appuie explicitement sur des personnages et des projets existants, qui n’ont rien de légendaire pour construire ce Faust qu’il veut XXIème siècle. Et donc du même coup il prend lui-même position.
  • mais cette superproduction qui a le mérite de proposer une entrée très différente et très inattendue pour une lecture d’aujourd’hui de La Damnation de Faust n’est pas vraiment réussie et s’écrabouille à la Première . Elle a provoqué le soir où j’y étais des « réactions diverses », notamment à la fin de la première partie, qui ne sont pas à l’honneur du public parisien, mais hélas fréquentes, au point de provoquer une réaction du chef qui s’est retourné vers la salle d’une manière très explicite.

Il s’agit de comprendre comment on en est arrivé là, et ce qui ne fonctionne pas dans ce travail, qui n’a rien d’une fantaisie de metteur en scène, qui est nourri d’une vision qu’on ne partage pas forcément, mais de laquelle il faut partir. Les dernières productions que j’ai vues d’Hermanis à l’opéra, Die Soldaten, Gawain et Il Trovatore au festival de Salzbourg n’ont pas vraiment dérangé, même si elles n’ont pas fait l’unanimité : ce sont des super productions elles aussi, avec abondance de chœurs et de figurants, des décors impressionnants ; si elles ne posent pas de thèse, elles prennent cependant des positions dramaturgiques qui essaient de résoudre les nœuds des livrets (Die Soldaten transposé pendant la Grande Guerre ou Il Trovatore vu comme fantasme de gardien de musée). La démarche ici est différente car elle part d’une affirmation claire : lire la Damnation de Faust au XXIème siècle, c’est lire notre monde comme un espace désormais insupportable et donc affirmer la nécessité non de la lutte ou de la résistance, ce serait trop simple, mais de la fuite. Malgré le décor métallique et essentiel (les panneaux et des écrans, des vitrines et des boites), le propos veut s’inscrire résolument dans le réel. Il y a de la part d’Hermanis, non pas la possibilité d’une île, mais sa certitude.

L’idée de placer Stephen Hawking, un scientifique universellement connu au centre de ce Faust n’est pas en soi absurde, mais l’idée de Mars One pour illustrer le voyage dans lequel Méphisto entraîne Faust, amuse plus qu’elle ne convainc : poser la question de la fuite devant l’aporie terrienne, c’est pertinent, écrire un prologue de chronique martienne, c’est déjà plus délicat et risque de faire sourire. Il reste que toute la « Légende Dramatique » est construite sur l’idée de ce voyage, et du regard sur l’approche scientifique, sur l’expérimentation, et sur un retour aux origines (d’où Adam et Eve en vitrine dans une végétation luxuriante, préfigurant sans doute les origines de la colonisation martienne).
Dans un tel projet il faut envisager le monde dans la globalité, envisager aussi le monde comme champ d’expérience, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, dans ses détails et sa globalité naturelle : défilent donc spermatozoïdes en goguette, escargots copulant (illustrant « D’amour l’ardente flamme »), baleines en ballet, rats de laboratoire en attente (plus de débouchés à Bayreuth…), modules de Mars explorer atterrissant par rebonds sur la planète rouge, et traversée du module Curiosity, c’est à dire un panorama de la complexité, si complexe d’ailleurs qu’on n’arrive pas à tout justifier ni expliquer, qui finit par provoquer un sourire ironique (la course spermatozoïdaire rappelle furieusement Woody Allen).
Dans un tel contexte, le livret peut faire obstacle et l’histoire de la pauvre Marguerite parricide y trouve difficilement sa place :  il y a donc pas mal d’incohérence. Marguerite devient l’une des candidates au Cosmos que Faust sacrifie pour partir (je brûle de faire un mauvais jeu de mots sur « s’envoyer en l’air ») et dont il trouve la robe dans le tas d’habits abandonnés au profit de tenues bleues de cosmonautes à l’entraînement. Que cette histoire terriblement « ordre moral » trouve sa place dans un projet martien du XXIème siècle signifie-t-il que l’utopie exige pour le futur un « ordre moral » au sens bourgeois du XIXème ? C’est mal fichu, mal finalisé, superficiel.
Alvis Hermanis a pêché par ὕϐρις (hybris), cet orgueil prométhéen qui prétendait s’égaler aux Dieux dont les hommes sont régulièrement punis. Orgueil et prétention : son projet épique s’est heurté, tout simplement, à l’œuvre et à sa structure, cette légende dramatique mi-opéra, mi-oratorio, dont il n’arrive pas à résoudre les nœuds dramaturgiques et qu’il meuble par des images vidéo, des chorégraphies (qui auraient pu être intéressantes et avoir un rôle fonctionnel autre que boucher les trous noirs dramaturgiques) de Alla Sigalova et par une absence totale d’animation des chœurs, désespérément en rang d’oignon face à l’orchestre, et des protagonistes qui gèrent par eux mêmes le vide sidéral (c’est le cas de le dire) de la direction d’acteurs. Tout simplement parce qu’il n’a rien de plus à dire que la thèse initiale et que la construction de l’œuvre le laisse perplexe, au point de constituer une succession tableaux photographiques sans vrai lien.

 

Images de légende dramatique ©Felipe Sanguinetti/ONP
Images de légende dramatique ©Felipe Sanguinetti/ONP

Ainsi donc, en dehors de l’idée de départ, loin d’être absurde, rien n’est fait pour rendre les choses cohérentes, pour donner un peu de vie, pour rendre l’histoire revisitée lisible. On se prend à rêver de ce qu’aurait pu faire un Neuenfels s’emparant de Mars One. Il en résulte une succession de tableaux assez mièvres, du genre pub pour déodorants, d’une rare indigence, et d’un ennui profond.
Le problème dans cette affaire, c’est que les chanteurs n’arrivent pas à créer un univers sonore cohérent, chacun ayant à faire avec sa partition, et tous s’emparent de leur rôle sans savoir ce qu’on veut d’eux et font ce qu’ils peuvent sinon ce qu’ils veulent, avec conscience et professionnalisme. Ainsi, il reste au bout du compte un seul moment merveilleux , qui intervient dans les 5 dernières minutes : l’apothéose de Marguerite devient celle de Faust-Hawking, quittant son fauteuil de tétraplégique pour flotter littéralement sur les corps des danseurs, dans une apothéose esthétique qui est la plus belle image de la soirée : il fallait le génie du merveilleux danseur qu’est Dominique Mercy, qui de 2009 à 2013 a co-dirigé le Tanztheater de Wuppertal après la mort de Pina Bausch, pour remplir à lui seul la scène, et alimenter nos images intérieures et donner un peu de poésie et d’humanité à cet ensemble. Ce furent cinq minutes de sublime, pendant que le double (Jonas Kaufmann) disparaît sur le fauteuil. C’est la renaissance corporelle de Faust qui clôt l’œuvre, un corps fragile, flottant, mais debout. Le public n’a pas à mon avis saisi l’occasion pour faire à Dominique Mercy l’ovation qu’il méritait.

Dominique Mercy , apothéose ©Felipe Sanguinetti/ONP
Dominique Mercy , apothéose ©Felipe Sanguinetti/ONP

Il faut dire aussi qu’Hermanis et sa chorégraphe, qui pendant deux heures quarante, ont à disposition l’un des plus merveilleux danseurs actuels, n’utilisent son talent de manière visible que 5 minutes, et qu’il reste fixe sur son fauteuil (quelle performance d’ailleurs, notamment lorsqu’on l’entraîne à l’apesanteur : une course à l’abîme, ça se prépare) pendant 2h35.
Plus que l’idée, c’est donc la mise en drame qui pèche, et qui plombe l’ensemble un peu « légende » et pas « dramatique » du tout.
Autant Marton à Lyon avait alimenté l’œuvre par des images suggestives de notre monde ou de nos mémoires reliées à Goethe et au sens profond du mythe , autant ici on a des images (dont des vidéos très efficaces techniquement, qui s’insèrent bien dans le continuum, mais dont on ne voit toujours pas la visée) qui se succèdent à un rythme lancinant : on ne rentre jamais dans le travail qui reste froid, distant, et sans vraie conviction.
On aurait pu croire que musicalement les choses allaient rétablir l’équilibre avec un tel plateau, mais la terrible théorie du trépied a frappé: l’opéra vit sur trois pieds, la mise en scène, le chef, le chant. Et quand deux fonctionnent ça passe, quand deux ne fonctionnent pas, ça casse. Et ici ça casse, parce qu’à la mise en scène s’ajoute un orchestre d’une platitude rare, sans aucune vibration dramatique. Philippe Jordan n’est pas rentré dans l’univers berliozien et ce qui en fait le prix, cette alliance de raffinement extrême et de brutalité, ces contrastes d’une âme romantique qui évoque l’ordre et les désordres. Au lieu d’une approche un peu échevelée et vive, variée et miroitante, nous nous trouvons devant une approche terriblement et uniformément gominée. Certes, on reconnaît les qualités du chef : mise en place, rigueur, précision, mais au service d’une absence de discours, comme si lui non plus n’avait rien à dire. Alors l’orchestre se fait discret, lancinant, même dans les morceaux de bravoure : la marche hongroise qui n’a rien de guerrier ni d’éclatant (ah.. Louis de Funès…), un son perpétuellement en-deçà qui contribue lui aussi à alimenter l’ennui. Pas de nerf, pas de drame, et surtout pas de couleur, pas de lyrisme, et plus grave, pas d’idée ni de personnalité. Du gris partout du gris, en bien plus de 50 nuances et partout de la glace : c’est froid, distant, peu sensible. On se raccroche alors à quelques moments, isolés, comme le début de la seconde partie, vraiment exceptionnel voire magique, qui dure quelques minutes évanescentes et poétiques, et on retourne à l’hibernation.

Final choral ©Felipe Sanguinetti/ONP
Final choral ©Felipe Sanguinetti/ONP

Les chœurs abondants, qui savent être exceptionnels (on l’a vu il y a quelques semaines pour le Schönberg) défendent vraiment la partition mais sans avoir cette force qu’ils savent investir quand il le faut. Ils sont, diraient nos amis italiens, un poil « sotto tono », alors que les enfants de la Maîtrise des Hauts de Seine et du chœur d’enfants de l’Opéra sont, eux, magnifiques.
Reste la distribution, qu’on attendait beaucoup, et qui seule, répond à peu près au défi, mais avec là aussi quelques problèmes.
Dans La Damnation de Faust, c’est Méphisto qui a la partie la plus belle et c’est ici Bryn Terfel. Beaucoup lui reprochent une voix peu posée et désordonnée. Le personnage qu’il incarne ici est un peu un anti-Faust : autant Jonas Kaufmann est complètement contrôlé, autant Terfel doit être par contraste débraillé. Son apparition initiale gilet ouvert un peu négligé est à l’image de ce qu’il doit montrer.
Il se situe à l’opposé exact d’un Naouri à Lyon, étudié, contrôlé, plein d’ironie, distancié, d’une dignité presque majestueuse et surtout stylé. Ici Terfel ne fait pas du style, ne distancie pas, c’est une grosse bête puissante. Mais quelle puissance ! Le texte n’est pas dit, il est distillé avec un sens de la nuance et de la couleur qui fait rêver, Terkel donne mille nuances à ce texte dont chaque note a plusieurs facettes, mais chaque mot aussi dont la clarté et la netteté sont stupéfiantes. Déjà dans son Wotan j’avais noté cette capacité de Bryn Terfel à multiplier les facettes sonores d’un chant, de ne jamais être dans l’uniformité, c’est ici encore le cas, mais dans un style qui n’a pas le contrôle auquel on est habitué dans le chant français : Terfel en fait un chant de caractère adapté à un personnage qui n’a rien de diabolique, mais plutôt dans le genre roublard. Trois costumes, ce gilet débraillé initial, puis une blouse blanche (on est dans un monde scientifique de l’expérience, et Méphisto en fait partie : la science serait-elle diabolique dans ses manifestations ?) et puis un pull sur une chemise, vêtement ordinaire s’il en est, presque anonyme.

Mephisto (Bryn Terfel) evnoie Marguerite (Sophie Koch) sur Mars ©Felipe Sanguinetti/ONP
Mephisto (Bryn Terfel) evnoie Marguerite (Sophie Koch) sur Mars ©Felipe Sanguinetti/ONP

Ce Méphisto qui sort du rang du chœur dès le départ est « un parmi d’autres », et ne se distingue justement que par son discours et les inflexions multiples de sa voix. Une voix qui garde sa puissance et son éclat, mais qui surprend par sa clarté : on est habitué à des Méphisto au grave sépulcral et on a un baryton-basse presque plus baryton que basse. Ce qui fait écho à un Kaufmann ténor à la couleur baritonale. Les deux personnages très contrastés stylistiquement ont une couleur vocale qui tendrait à se rejoindre, ce qui ne laisse pas d’étonner, et qui finalement stimule assez la réflexion: Faust et Méphisto, si différents et si semblables. Il reste que Bryn Terfel ici marque le personnage, et qu’il remplit la scène à lui tout seul, ce qui, vu l’ambiance, n’est pas à dédaigner. On pourra lui reprocher toutes les instabilités brouillonnes du monde, il EST, et c’est pour moi une vraie performance, exceptionnelle.

Faust (Jonas Kaufmann) ©Felipe Sanguinetti/ONP
Faust (Jonas Kaufmann) ©Felipe Sanguinetti/ONP

Jonas Kaufmann en revanche, comme d’habitude, semble avoir fait l’unanimité. Le chanteur a des inconditionnels qui lui appliquent le dogme de l’infaillibilité.
Soit.
Que Kaufmann soit un maître technicien, surdoué du contrôle vocal, qui le contesterait ? Que son français soit d’une incroyable transparence, sans aucune erreur de prononciation, c’est aussi une évidence. C’est un cas unique parmi les ténors, sans doute depuis Alfredo Kraus : technique unique de respiration, filati de rêve, articulation des paroles et sculpture du mot, puissance du médium et du haut médium. Il a chanté à Genève en 2003 La Damnation de Faust dans une belle mise en scène d’Olivier Py, et c’était totalement séraphique, le timbre moins sombre qu’aujourd’hui, la voix plus souple et plus ductile, il avait stupéfié le public présent.
Aujourd’hui, la couleur de la voix a changé, sa souplesse aussi. Son Faust reste magnifique, notamment dans toute la deuxième partie, beaucoup plus convaincante que la première où il existe moins, mais est-ce encore un rôle pour lui? Bien sûr, il peut encore chanter des parties lyriques et il a cette capacité à être performant dans des rôles très différents de Puccini à Berlioz en passant par Verdi ou Wagner, mais je trouve que justement, il manque un peu son but dans la caractérisation et a tendance à uniformiser et style et chant. Ses filati par exemple sont magnifiques techniquement, tenus au-delà du raisonnable comme personne parmi les voix masculines aujourd’hui. Mais ils sont moins « à propos » que «substitutifs». Une note filée doit prendre sens, dans une caractérisation, dans le dessin qu’on trace d’un personnage. Ici, on a toujours l’impression que c’est un choix technique qui se substitue à une attaque de note plus frontale. À Lyon Charles Workman, autre styliste, avec une voix qui fut séraphique et qui a un peu vieilli, osait les aigus de front, au risque de s’y coincer. Il y a évidemment des notes que Kaufmann ne peut négocier qu’en note filée, parce qu’il en maîtrise la technique mieux que tout autre, mais le résultat est qu’elles sont toujours un peu les mêmes, quel que soit le répertoire. Au contraire de Terfel, c’est la couleur qui pêche ici, un peu sage, manquant un peu de relief. Il y a un côté un peu plus « Tintoret » que « Titien » chez Berlioz, et Kaufmann nous fait sans cesse du Titien (que j’adore, entendons-nous bien !). Voilà pourquoi Kaufmann ici ne m’a pas totalement emporté et que je m’arroge le droit de chipoter un peu, même si les Jonassolâtres vont me condamner aux galères ou à la Damnation (d’Hermanis) éternelle.

Sophie Koch (Marguerite) et Jonas Kaufmann (Faust) ©Felipe Sanguinetti/ONP
Sophie Koch (Marguerite) et Jonas Kaufmann (Faust) ©Felipe Sanguinetti/ONP

Sophie Koch montre une fois de plus qu’en matière d’aigus et de puissance, elle est l’un des mezzos les plus solides de sa génération. Je me demande d’ailleurs ce qu’elle attend pour attaquer les grands mezzos verdiens dont elle a le volume et l’étendue. Mais justement, il lui manque pour Marguerite une sensibilité et une fragilité qu’on aime voir chez ce personnage né victime. J’ai plusieurs fois souligné chez elle une diction peu claire en français (ce qui est étonnant chez une chanteuse française), et ici, la prestation d’ensemble est très correcte mais pas exceptionnelle. La voix a le volume et les aigus radieux, mais le style n’est pas si convaincant, la couleur est totalement absente, non plus que l’incarnation. Cela reste fade et sans grand relief. Il est vrai aussi que le rôle n’aide pas , bien moins théâtral que la Marguerite de Gounod, ni la mise en scène qui fait de Marguerite une sorte d’anonyme avec sa robe de ménagère de moins de quarante ans, qui n’irradie rien et sans charisme . C’est pourquoi malgré ses qualités, Sophie Koch n’est pas convaincante, moins d’ailleurs par la voix que par tout ce qui l’accompagne : le chant reste un peu inexpressif et manque de caractère, en tout cas cette Marguerite n’émeut jamais, et c’est tout de même un comble.
Les deux rôles de complément sont bien tenus, Brander est très bien campé par Edwin Crossley-Mercer (belle prononciation, bonne projection) et Sophie Claisse est une voix céleste qu’on note.
Que conclure, sinon qu’on est passé à côté : Paris (et notamment l’Opéra Bastille) avait eu de la chance avec ses deux dernières productions de La Damnation de Faust, l’une de Ronconi très réussie venue de Turin, et l’autre de Robert Lepage aux images stupéfiantes de poésie et de grandeur. La troisième n’est pas au rendez-vous, pas tant à cause de l’idée de départ  que de la manière de gérer le théâtre. L’option d’Hermanis est ici très Regietheater : elle procède d’une lecture interprétative préalable et d’une réponse à la question, comment cette histoire peut-elle nous parler aujourd’hui ? Mais il manque la « Regie » dans ce travail, qui s’arrête au seuil de l’analyse pour ne travailler que sur des constats ou des projections, au propre et au figuré ; on y ignore le discours éminemment prophétique et créateur de la poésie et il y a au total peu de théâtre. Il manque donc tout ce que le Regietheater s’efforce de fouiller et d’expliciter, à savoir les causalités, les sources, les mythes ; on reste ici dans le « tape à l’œil », mais qui rate son coup. Sans doute aussi la direction musicale atone accentue-t-elle les effets délétères de la mise en scène, et force-t-elle  le spectateur à se raccrocher seulement aux performances individuelles de valeureux chanteurs, qui ne peuvent néanmoins supporter sur leur frêles épaules toute la gigantesque production.
Frêles ? On gardera donc de cette soirée l’image définitive de la frêle silhouette titubante de Dominique Mercy, seule concession poétique et sensible du spectacle: au milieu de cette grise soirée, l’Ange gardien de Pina Bausch est passé. Et ce fut tout.[wpsr_facebook]

Frêle, mais debout ©Felipe Sanguinetti/ONP
Frêle, mais debout ©Felipe Sanguinetti/ONP

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE (A kékszakállú herceg vára) de Béla BARTÓK/ LA VOIX HUMAINE de Francis POULENC le 8 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN; Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Cabinet de curiosités psychanalytiques ©Bernd Uhlig
Cabinet de curiosités psychanalytiques ©Bernd Uhlig

« La scène est une chambre de meurtre » .
Cette didascalie de Jean Cocteau pour La voix humaine créée par Berthe Bovy en 1930, Krzysztof Warlikowski l’a fait sienne dans le travail qu’il a effectué sur La voix humaine dans l’opéra de Francis Poulenc en 1959 tiré de la pièce de Cocteau mais aussi sur le Château de Barbe Bleue (livret de Béla Bálasz) de Béla Bartók, qui remonte à 1911, même si la création à l’Opéra de Budapest date de mai 1918. Dans un même espace se succèdent sans entracte les deux œuvres que rien a priori ne rapproche. En effet, l’opéra de Bartók est très influencé par le symbolisme, par le monde de Pelléas et Mélisande créé 9 ans plus tôt (1902) sur le livret de Maurice Maeterlinck, également auteur du livret encore plus proche d’Ariane et Barbe Bleue, de Paul Dukas, créé en 1907. Les œuvres partagent entre elles l’évocation d’un monde mystérieux, quelquefois pesant, et des relations complexes entre les personnages, encore qu’Ariane et Barbe Bleue soit plus linéaire à cause du rôle réduit donné au personnage de Barbe Bleue.
Dans une ambiance voisine, Le Château de Barbe Bleue est un dialogue amoureux entre Judith et Barbe Bleue, qui se termine en échec, avec un jeu subtil qui rend l’ouverture des six premières fameuses portes autant de gages d’amour, et la septième suprême gage et en même temps constat d’échec qui ouvre sur les trois femmes de Barbe Bleue (chacun bien caractérisée par son costume, comme si elles étaient chacune une part de LA femme recherchée et jamais trouvée) enfermées et gardées vivantes auxquelles va s’ajouter la quatrième, cette Judith bien peu biblique qui va passer du statut d’épouse à celui d’ex, et donc de momie: elle troque sa robe de femme vivante contre un costume noir « en représentation », avant d’entrer déjà momifiée dans « la vitrine ».
La Voix humaine est aussi la voix d’une ex, mais l’ambiance n’a rien de l’univers de contes évocatoire de l’œuvre de Bartók, c’est celle d’un théâtre bourgeois plus prosaïque, et aussi beaucoup plus clair et lisible. Quoi de plus banal qu’une rupture ? on a dit que c’était une tragédie, il s’agit plutôt d’un drame bourgeois version années 30.

De Bartók à Poulenc... transition... ©Bernd Uhlig
De Bartók à Poulenc… transition… ©Bernd Uhlig

En liant l’un à l’autre, Warlikowski fait de « Elle », la voix humaine, une cinquième Judith, celle qui aurait tué son amant (d’où le lien avec la didascalie initiale de Cocteau) qui apparaît bientôt en sang, dont l’allure est proche du Barbe Bleue précédent (costume, coiffure, barbe). Comme si le Poulenc était la conclusion logique du Bartók et des fantasmes qui y sont remués : une fois encore Eros et Thanatos. Une fois encore une relation de couple dans sa complexité et ses drames. D’ailleurs, au moment même où Judith pénètre dans la cage de verre rejoindre les trois autres femmes, « Elle » apparaît en fond de scène et va s’approcher lentement du proscenium, comme pour prendre le relais de l’histoire.
On peut discuter le choix initial de Warlikowski, mais sa construction ne manque ni d’arguments ni de cohérence : ces deux œuvres construisent pour lui deux variations autour du thème du fantasme féminin, mais aussi des relations de couple ; le dialogue et l’absence de dialogue. Que ce soit Judith pour Bartók ou Ariane pour Maeterlinck et Dukas, ce sont  deux prénoms qui renvoient à des mythes, biblique pour Judith, grec pour Ariane, mythes de femmes qui décident de donner un sens à leur existence dans la relation à l’homme. Tout comme « Elle » dans la vision qu’en a Warlikowski, prise en instantanée juste après un crime passionnel, non plus victime passive, mais active dans la mesure où elle assume son amour jusqu’au bout, en tuant son amant et en se suicidant ensuite, rejoignant ainsi les grands mythes du couple, ou cherchant jusqu’à la fin à « coupler » les deux existences.

Judith (Ekaterina Gubanova) Barbe Bleue (John Releya) ©Bernd Uhlig
Judith (Ekaterina Gubanova) Barbe Bleue (John Releya) ©Bernd Uhlig

Et d’une certaine manière la recherche de Judith, qui cherche à savoir jusqu’au bout ce que cachent les portes et donc ce que cache Barbe Bleue, a quelque chose de tragique et désespéré, quelque chose qui renvoie à l’insistance œdipienne dans le questionnement et qui va chercher la vérité au risque de tout perdre, et de se perdre, comme si cette vérité pouvait être une sauvegarde, mais l’obsession de la clarté (si importante et répétée dans le texte de Béla Bálasz) devient suicidaire et ruine du couple : la lumière et la transparence sont vite un obstacle à l’amour, et le couple transparent n’existe pas. Ce qui frappe dans l’œuvre de Bartók, et dans le travail qu’en tire Warlikowski, c’est que Barbe Bleue, le monstre du conte de Perrault sur qui courent toutes les rumeurs, est là trop humain, à la limite de la faiblesse, et que c’est Judith qui mène la danse, s’appuyant d’ailleurs sur le motif traditionnel de la curiosité féminine et fatale, de la femme fauteuse du trouble : éternel motif d’Eve, derrière la parabole de la curiosité se dessine toujours celle de la Chute..
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski envisage tout cela, mais se réfugie dans l’évocatoire, le minimalisme (ou le minimal ?) sans toujours pour mon goût aller plus loin, comme s’il nous livrait une ébauche, l’ébauche d’un Serpent en quelque sorte.
Le Château de Barbe Bleue a une dramaturgie assez simple : 7 portes à ouvrir et un échange entre Judith et Barbe Bleue à chaque porte, qui théoriquement fait entrer de plus en plus de lumière dans l’espace, et fait sans cesse mieux connaître Barbe Bleue, tortures, armes, jardin enchanté ou joyaux, tous lieux marqué par le sang ou les larmes (le lac de larmes). Le sang est un motif permanent, qui peut évoquer la violence et la mort, et se relier à la didascalie initiale signalée plus haut, mais aussi la dégénérescence (souvenons nous du Parsifal de François Girard, ou de celui de Christoph Schlingensief). Le motif répétitif fait de chaque ouverture le seul élément « dramatique » le seul événement de l’œuvre. Warlikowski conserve cette simplicité, grâce au dispositif de sa complice Małgorzata Szczęśniak qui a conçu une boite, avec des cloisons lisses, des meubles « Art déco », un canapé, une commode. Des cloisons émergent les portes qui sont des cages de verre, comme des vitrines de Musée, où l’on conserve des trophées, des objets symboliques, des objets de collection qui s’accumulent comme dans un cabinet de curiosités, qui seraient autant de replis de l’âme mystérieuse de Barbe Bleue.

Théâtre dans le théâtre ©Bernd Uhlig
Théâtre dans le théâtre ©Bernd Uhlig

En même temps, Warlikowski comme souvent rappelle sans cesse où nous sommes (on se souvient de l’immense miroir d’Iphigénie en Tauride, dans cette même salle) par ces visions de la salle de Garnier vide où seule Judith est assise, du lustre, qui évidemment implique le spectateur et cherche à faire tomber le quatrième mur (Judith émerge de la salle avant de monter sur scène : elle est nous)
Comme souvent aussi, Warlikowski s’appuie sur le cinéma, comme chambre d’écho, clef de références et outil de vagabondage : il propose comme en un refrain obsessionnel des images La Belle et la Bête de Jean Cocteau, bien sûr parce que Cocteau, mais aussi parce que c’est un autre conte sur la relation de couple, sur l’épreuve, et sur la monstruosité, toujours relative.

Car si c’est Judith qui agit, forçant Barbe Bleue à exhiber ses secrets, c’est bien l’âme de Barbe Bleue qui peu à peu se découvre, un Barbe Bleue qu’on voit à la fois adulte et enfant, sur l’écran, au visage qui perle toujours de sang, et dans la sixième vitrine, où il tient un lapin qu’un Barbe Bleue magicien a exhibé dans le prologue où ce Barbe-Bleue/Mandrake (un personnage créé dans les années 30) fait sortir, tissus pigeons et lapins, comme dans un numéro de magie, comme si allaient surgir de la boite-scène des objets tout aussi hétéroclites, et comme si la relation à Barbe Bleue avait quelque chose de cette magie, et que l’œuvre de Bartók n’était qu’un dévoilement des « tours » successifs du magicien.
Le Château de Barbe Bleue, très bien joué par les deux protagonistes (Ekaterina Gubanova, robe « de scène » verte, John Releya, qui passe de magicien brillant à homme blessé), défile d’une manière claire et linéaire, avec cette esthétique élégante et ces mouvements étudiés typiques de Warlikowski. Pourtant, ce dernier n’arrive pas toujours (à moins que ce ne soit voulu), à sortir du schéma dramaturgique voulu par le livret, et cela devient répétitif, et presque sans surprise, sur un fil ténu qui nous retient à peine de tomber dans l’ennui. Au total, il ne se passe pas grand chose : spectacle de niveau, certes, mais qui ne me fait oublier ni La Fura dels Baus dans le même lieu en 2007, ni même Pina Bausch avec Boulez à Aix en Provence.
Si le lien avec La Voix humaine, sorte de huitième porte « définitive » a été explicité, ni la musique, ni la dramaturgie des deux œuvres ne procèdent du même univers. Warlikowski les a un peu forcées, mais le spectacle a sa cohérence.
Il y a tout de même une vraie différence entre Barbe Bleue et La Voix humaine, c’est que dans le premier, il y a deux personnages, et dans le second il n’y en a qu’un : pour créer l’univers parallèle entre les deux œuvres, va bientôt surgir « Lui », un « Lui » agonisant et ensanglanté, qui éclaire le monologue et le transforme en dialogue. On avait bien compris que quelque chose s’était passé puisque « Elle » entrait en scène en jetant un pistolet, on n’entre pas ainsi sans raison…Par ailleurs, le téléphone bien présent reste totalement muet, trônant orgueilleusement sur la commode: La voix humaine de Warlikowski n’est pas un dialogue avec des blancs (les réponses de l’amant à l’autre bout du fil), mais un monologue ou presque un mélologue où la protagoniste fait à la fois les questions et les réponses. La Judith de la première partie qui a rendu Barbe Bleue muet devient celle qui l’a tué, seule solution pour le garder.
Pour soutenir cette œuvre, il faut évidemment une personnalité hors pair : ce furent récemment Anna Caterina Antonacci, ou il y a plus longtemps au Châtelet Gwyneth Jones (merveilleuse personnalité, mais diction française pâteuse) ; c’est cette fois Barbara Hannigan, et la mise en scène n’est qu’un écrin qui centre tout sur la chanteuse, à qui finalement le metteur en scène lâche la bride puisqu’une longue complicité artistique lie Warlikowski à Hannigan, depuis Lulu et Don Giovanni à Bruxelles. Concerto pour Hannigan et orchestre, une Hannigan d’abord vue de deux points de vue, théâtral et cinématographique avec le jeu initial sur la vidéo : un corps vu de dessus, qui se tort, qui se dresse, qui s’étend, sur un sol géométrique, comme un corps en rupture sur le décor, un corps animal, presque chosifié : on voit ce corps se mouvoir et « Elle » n’est plus « Elle », mais elle est « chose », comme un insecte qui aurait perdu toute identité. On ne jette que quelques regards furtifs sur la chanteuse « en chair et en os » car l’image projetée est tellement forte qu’elle accapare le regard et dissout le théâtre.

"Elle" (Barbara Hannigan) en deux visions ©Bernd Uhlig
“Elle” (Barbara Hannigan) en deux visions ©Bernd Uhlig

Dans la deuxième partie, quand au loin apparaît « Lui » se traînant ensanglanté jusqu’à « Elle », le théâtre reprend ses droits, allant crescendo jusqu’au suicide final, jusqu’aux corps emmêlés et sans vie. Hannigan joue alors une sorte de ballet, et ce ne sont que mouvements et volutes où les corps de l’un et de l’autre s’évitent ou se croisent, « Lui » la regarde et la cherche, mais « Elle » est ailleurs.
Quand on a sous la main un tel monstre sacré, il suffit de la laisser faire, il suffit de la mettre en valeur plus qu’en scène, il suffit de « gérer le reste » que le spectateur ne voit pas tellement il est aspiré par la performance phénoménale de la Hannigan, douée en plus d’une prononciation française impeccable.
Mais dès qu’on a compris le mouvement et ce qui va devenir ligne directrice de l’œuvre (et dès l’entrée en scène on comprend), tout s’enchaine logiquement sans que rien ne soit inattendu, y compris le suicide sur le corps de l’amant emmêlé. Comme si Warlikowski avait laissé l’idée initiale se développer, et qu’il suffisait de laisser aller. Et dans cette histoire de téléphone, on a presque l’impression que Warlikowski est aux abonnés absents, tant c’est Hannigan qui mène la danse. On pourra m’objecter que ce qui apparaît, c’est une sorte de commune création où chacun met du sien, sans doute…il reste que c’est une impression mitigée qui émerge de ce travail : certes, Warlikowski est un grand bonhomme, et les idées qu’il développe dans ce spectacle sont justes et défendables ; il sait créer un univers, rien que par les figures qui traversent muettes toute la production, les trois femmes, l’assistante du magicien et son petit lapin blanc, l’enfant, sont autant de pierres miliaires , de marques de fabrique du metteur en scène polonais  : mais la mise en pratique et donc en scène m’a laissé un peu sur ma faim, de cette insatisfaction qui naît de l’attendu voire du trop attendu. Les remarques que j’ai lues sur son « classicisme » supposé ou sur son « minimalisme » semblaient rassurer certains spectateur toujours inquiets des excès possibles (on se souvient de l’accueil absurde à son magnifique Parsifal…), mais laissaient percevoir la convenance d’un spectacle qui pourtant partait de présupposés intéressants : les ressorts psychanalytiques, les montées d’images, tout cela existe mais jamais vraiment exploité, plus laissé en pâture au spectateur que fouillé de manière chirurgicale. Pour moi on est dans du « Warli » (comme l’appellent ses fans) un peu Canada Dry : on ressort du spectacle sans avoir appris beaucoup plus sur les œuvres qu’en y entrant.

Il reste que cette production est soutenue par une approche musicale d’une qualité incontestable.

En appelant Esa-Pekka Salonen absent depuis l’époque Mortier, Stéphane Lissner voulait frapper un grand coup, tant le chef finlandais est populaire auprès du public parisien, et tant l’opéra de Paris depuis cinq ans manquait de grandes figures de la direction d’orchestre.  Salonen dirige avec cette incroyable clarté qui répond à la clarté invoquée par les livrets, et qui fait émerger les deux partitions, écrites à un demi-siècle de distance ou peu s’en faut. Cette distance fait de l’une, Bartók, une partition de son temps, ouverte sur l’avenir, une partition contemporaine, et de l’autre, une partition plutôt tournée vers le passé, qui, tout comme le texte de Cocteau d’ailleurs, renvoie à un « avant » ; à vrai dire, le traitement de Salonen fait émerger pour moi le côté « has been » de cette œuvre, sans d’ailleurs la rendre inintéressante, ni moins passionnante mais il en fait un témoignage d’un XXème siècle qui en 1959, cherche dans les replis du passé son identité quand la musique bruisse de nouvelles pistes et de nouveaux sons. Parce que Salonen fait émerger les deux styles différents des deux œuvres, il montre aussi la moindre inventivité de la seconde.
Je me souviens aussi de Bartók plus agressifs, plus acides que cette approche plutôt en légèreté : de manière surprenante, on a un son plutôt grêle, qui laisse les voix s’épanouir sans jamais les couvrir ni faire de l’orchestre le protagoniste. En ce sens, il joue le théâtre, et le théâtre total, en suivant avec une grande tension ce que l’histoire dit et ce que la mise en scène propose. Cette absence de « corps » orchestral n’est pas problématique, parce que l’essentiel n’est pas là, l’essentiel est dans la transparence, dans la clarté qui préside aux différents niveaux de la partition, dans l’excellence des pupitres de l’Orchestre de l’Opéra dans un de ses meilleurs jours, dans « l’accompagnement » du plateau. La pâte orchestrale est fluide, très plastique, toujours présente et jamais envahissante : on est vraiment dans du théâtre musical plus qu’à l’opéra.
La distribution réduite (trois chanteurs) a été plutôt bien choisie. John Releya est Barbe Bleue. Prévu à l’origine, Johannes Martin Kränzle aux prises avec la maladie a dû annuler : on imagine ce que ce chanteur acteur eût pu donner de violence blessée à Barbe Bleue. John Releya a pris le rôle : une voix encore jeune, bien posée, bien projetée, un timbre plutôt velouté qui lui donne une humanité immédiate et efface le monstre pour laisser apparaître plus de subtilité, plus de complexité, plus d’humanité. Un Barbe Bleue sans présence charismatique (on pense à Willard White sur cette même scène), mais qui convient sans doute encore mieux au propos de Warlikowski qui fait de l’homme un comparse de la femme. Bonne interprétation, mais pas vraiment d’incarnation.
Ekaterina Gubanova est Judith, un de ces rôles « border line » entre le mezzo et le soprano, une sorte de Falcon qu’on a vu incarné par des mezzos et des sopranos dramatiques, qui nécessite des graves solides, et surtout une épaisseur vocale marquée, mais aussi un aigu à la cinquième porte que peu de chanteuses assument vraiment. Ici Gubanova fait la note, mais dans une sorte de fragilité vocale intéressante pour la caractérisation du rôle, mais techniquement aux limites.
Gubanova a un très beau registre central et sa personnalité tient le rôle, elle est scéniquement très crédible, et propose un personnage combattif, éminemment vivant, qui ne s’embarrasse pas de détails : elle poursuit son objectif (faire entrer la clarté dans ce château sinistre) ; en ce sens, elle propose (impose ?) une Judith plus directe, moins complexe que le Barbe Bleue de Releya. Très belle figure, décidée, allant droit au but, et la douleur, qui impose une présence sans jamais vraiment imposer son corps, pourtant valorisé par une robe d’un vert agressif et seyant, assez opposée à la figure de Hannigan dans la torture et la douleur, à l’expression corporelle extrême.

"Elle" (Barbara Hannigan) ©Bernd Uhlig
“Elle” (Barbara Hannigan) sur fond de “Bête”©Bernd Uhlig

La personnalité hors pair de Barbara Hannigan casse évidemment les schémas préétablis. Bien sûr la voix est sans doute un peu en deçà de ce que le rôle exige, un lirico plutôt spinto. Mais il en va de Hannigan comme de Salonen : qu’est-il il besoin de voix plus grande quand la clarté du texte est telle et la projection telle qu’on entend tout, et surtout les subtilités du ton, la variété des couleurs. La prononciation française impeccable qui fait ressortir toute la théâtralité du texte se fait entendre à un point tel que la nature de la voix plus légère n’a pas d’importance. Comme Salonen avec un son plutôt en deçà de l’attendu fait tout entendre, Hannigan est présente par sa voix sans avoir besoin de la forcer. À quand Salomé ?
Ce qui frappe également, c’est l’adéquation entre ce corps élastique, torturé, polymorphe et cette voix qui en suit les méandres et les moindres sinuosités, on a l’impression que les mouvements même du corps créent le son, créent la projection, créent le ton, créent les accents. Barbara Hannigan a un sens et un souci des accents qui laissent pantois, et qui alimentent le débat  fréquent à l’opéra entre belle voix ou voix expressive : Hannigan n’hésite pas à chanter vilain si le personnage doit y gagner en vérité. Elle est une Bête qui est aussi Belle, la Belle et la Bête dans un seul corps. C’est unique aujourd’hui.
Stéphane Lissner voulait marquer ce premier trimestre de trois coups : Castellucci/Warlikowski-Salonen/Hermanis-Kaufmann. Pour son deuxième coup, il a quand même marqué quelques points, mes réserves n’étouffent pas la qualité globale d’un spectacle bien adapté à Garnier qui marquera sans doute plus musicalement que scéniquement, mais qui reste à l’honneur de notre première scène. [wpsr_facebook]

Apparition de la quatrième porte (le jardin poussant sur de la terre imbibée de sang) ©Bernd Uhlig
Apparition de la quatrième porte (le jardin poussant sur de la terre imbibée de sang) ©Bernd Uhlig

BADISCHES STAATSTHEATER KARLSRUHE 2015-2016: LE PROPHÈTE de Giacomo MEYERBEER le 28 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Johannes WILLIG; Ms en scène: Tobias KRATZER)

Acte IV  ©Matthias Baus
Acte IV ©Matthias Baus

Deux nouvelles productions de Meyerbeer à quelques semaines de distance, l’une à Berlin (Vasco de Gama – L’Africaine) l’autre à Karlsruhe (Le Prophète) ; ces dernières années on a vu aussi réapparaître Les Huguenots (à la Monnaie et à Strasbourg, mais aussi à Nuremberg) et on l’annonce à Paris. Que se passe-t-il au royaume de l’Opéra ? Meyerbeer reviendrait il à la mode ? L’auteur le plus populaire du XIXème siècle joué et rejoué à satiété, on dira même jusqu’à l’écœurement, devenu terrible routine parce que victime de son succès, mais aussi victime de l’antisémitisme (il sera interdit par les nazis) a disparu des scènes lyriques depuis des dizaines d’années. Pourtant, dans mon souvenir, Robert Le Diable programmé par Massimo Bogianckino à Paris en 1985 fut plutôt un succès malgré la piètre mise en scène de Petrika Ionesco  (quelle distribution il est vrai ! Rockwell Blake, June Anderson, Samuel Ramey…), mais ce fut un coup d’épée dans l’eau car il n’y eut ni reprise, ni Meyerbeer Renaissance.
Meyerbeer est difficile à monter, à cause de l’énormité des spectacles (longs, onéreux, exigeant des chœurs ordinaires et extraordinaires), à cause de la rareté du répertoire qui exige de la part des orchestres une étude ex nihilo et donc un long travail de préparation, à cause surtout de l’extrême difficulté du chant qui combine le bel canto romantique et le bel canto rossinien, notamment pour les ténors, et qui demande un nombre de chanteurs de grand niveau à peu près impossible à réunir. C’est donc une entreprise assez risquée, qui engage, et aujourd’hui les managers n’ont pas droit à l’erreur.
Cette difficulté rend d’autant plus méritoire que des théâtres comme Nuremberg et Karlsruhe se soient lancés dans l’aventure : certes ils représentent une vraie tradition, sont des Staatstheater, théâtres d’Etat, et ils ont des troupes valeureuses, et de bons orchestres, Karlsruhe notamment. Mais on reste un peu étonné que ces théâtres qui ne font pas partie des plus importants d’Allemagne (mais souvent des plus intéressants) osent ce qu’aucun théâtre français n’a osé ces dernières années (Strasbourg excepté), même si Nice coproduit Les Huguenots de Nuremberg.
Ayant été séduit par le travail de Tobias Kratzer sur Les Huguenots de Nuremberg, et enthousiasmé par ses Meistersinger à Karlsruhe, j’ai repris la route pour la capitale badoise lorsque j’ai su qu’il s’y montait Le Prophète. Bien m’en a pris, c’était sans nul doute l’un des meilleurs, sinon le meilleur de tous les spectacles vus en ces premiers mois de la saison, remarquable par sa mise en scène, mais aussi par une réalisation musicale qui sans réunir les plus belles voix du monde pour ce répertoire, réussit à convaincre à tous les niveaux. Je l’écris d’emblée : cette production est visible jusqu’au début du mois d’avril, et vous auriez grand tort de ne pas faire le voyage, a fortiori si vous êtes alsacien ou lorrain.
On a tellement écrit sur la médiocrité de la musique de Meyerbeer, – il fallait donc que le XIX° siècle eût bien piètre goût pour porter au pinacle un tel compositeur – que lorsqu’on entend ce Prophète (que j’ai en CD, mais que je n’avais jamais entendu en salle), on demeure très surpris de la qualité de cette musique, de son sens dramatique, de son dynamisme, mais aussi, et ce n’est pas toujours vrai des opéras de Meyerbeer, de la qualité du livret, ou du moins de la qualité de l’intrigue et des questions qu’elle pose. Et de plus le travail de Kratzer a rendu au livret une légitimité et une urgence dont il pourrait être dépourvu dans d’autres mains.
C’est enfin une musique spectaculaire, tendue, nerveuse, qui sait aussi être ironique, qui sait aussi être subtile et raffinée, et qui montre des moments d’un très grand lyrisme et d’une très grande émotion. L’orchestration n’est pas simple, bien au contraire: Meyerbeer sait mettre en scène l’orchestre, mettre en valeur l’instrument (les harpes!), et c’est un grand connaisseur des voix (il faisait répéter les chanteurs lui-même) que l’orchestre accompagne toujours avec efficacité, sans jamais les couvrir, même dans les ensembls et dans les concertati. Bien sûr Meyerbeer doit beaucoup à Rossini, à qui il vouait une admiration sans bornes (ils ont le même âge à un an près) – et qui ne doit pas à Rossini?- mais il était curieux de tous les compositeurs de l’époque, Donizetti, Bellini (dont il adorait Norma) et Verdi (dont il verra la plupart des opéras). Partageant sa vie entre Paris et Berlin, il succèdera à Spontini à Berlin,  l’autre précurseur du Grand Opéra, que Napoléon adorait, que Wagner admirait, et dont Paris (où pourtant il a vécu de 1803 à 1820) n’entend plus parler depuis des dizaines d’années.

Mais si c’est un compositeur en prise directe avec son temps, Meyerbeer a aussi préparé la suite, et notamment Wagner, qui lui emprunte beaucoup, notamment au début de sa carrière (n’a-t-on pas dit que Rienzi est le meilleur opéra de Meyerbeer ?). En matière d’orchestration, en matière de structuration des partitions, en matière de leitmotiv,  Meyerbeer est un précurseur.
Le Prophète est le troisième de ces immenses succès parisiens avant L’Africaine, parce qu’il en a interrompu la composition à cause d’un conflit avec le directeur d’alors, Léon Pillet. Dès que Pillet quitte l’Opéra, en 1847, Meyerbeer revient, et Le Prophète est créé en 1849, notamment par Pauline Viardot, pour qui le rôle de Fidès est écrit. Comme tous les Grands Opéras, c’est un drame historique, qui se passe à Dordrecht (Pays Bas) et Münster (Allemagne) au XVIème siècle et qui retrace l’histoire de Jean de Leyde et de la révolution des anabaptistes (1533-1536). Le livret, de Scribe comme la plupart des livrets des opéras de Meyerbeer, s’inspire notamment de L’essai sur les mœurs et l’esprit des nations, de Voltaire (1756) et prend beaucoup de liberté avec l’histoire.
Jean vit avec sa mère Fidès ; il est fiancé avec la jeune Berthe. Orpheline, celle-ci doit demander l’autorisation de se marier au Seigneur du village, Oberthal. Ce dernier la trouvant fort à son goût la lui refuse et retient la jeune fille et Fidès qui l’avait accompagné.
Au même moment, trois anabaptistes sillonnent le pays pour pousser les paysans à la révolte et cherchent à attirer Jean en qui il voient un futur roi tant sa ressemblance avec un portrait du Roi David dans la cathédrale de Münster est frappante, celui-ci refuse.
Berthe et Fidès réussissent à échapper à Oberthal, Berthe se réfugie chez Jean, mais Oberthal survient et menace de tuer Fidès si Berthe ne lui est pas livrée. Jean abandonne Berthe à Oberthal pour sauver sa mère.
Mais il décide de se venger. Pour cela il va rappeler les anabaptistes et s’y associer. Il part avec eux prêcher la révolte, mais doit abandonner sa mère et partir seul mener la lutte religieuse parce que désormais il est le « fils de Dieu » .
Si ce début est assez complexe, la suite est plus simple : Jean à la tête des anabaptistes vole de victoire en victoire, mais aussi de violences en violences au nom de la religion : au début de l’acte III, le chœur des anabaptistes réclame « Du sang ! ». Jean oublie sa vengeance, et devient assoiffé de pouvoir, manœuvré par les trois anabaptistes qui l’avaient « recruté », il devient une sorte de faux prophète « fils de Dieu » et conquiert Münster dans la violence, les religieux s’enrichissent en spoliant les riches ou en récupérant leurs biens après les avoir tués. Mais la victoire est fragile. Et déjà les trois anabaptistes songent à le livrer à l’ennemi pour sauver leur peau.

Fidès reconnaît son fils dans le faux prophète, ils finissent par se retrouver, Jean retrouve Berthe aussi, mais il est trop tard pour retourner au bonheur et Berthe se suicide tandis  Oberthal surgit avec les trois anabaptistes pour se saisir de Jean, horrible explosion et tous périssent dans les flammes.

 

Un des anabaptistes distribue la Bible ©Matthias Baus
Un des anabaptistes distribue la Bible ©Matthias Baus

J’ai tenu à raconter cette histoire avec un relatif luxe de détails pour bien faire comprendre comment Tobias Kratzer sans rien transformer du livret, va en faire une histoire d’aujourd’hui, sur la manière dont la religion est utilisée pour manipuler les plus pauvres et ceux qui sont aux marges de la société, et sur la manière dont les guerres de religion cachent toujours des objectifs politiques ou économiques. Il pointe au passage les prédicateurs évangélistes outrageusement enrichis, les enlèvements contre rançon, et les dérives pédophiles de religieux abusant de leur pouvoir (dans la limousine de luxe de Jean, comme Oberthal violait Berthe dans la voiture de police)
Kratzer décide donc de transposer l’intrigue en France, dans une de ces cités en périphérie des villes. Le décor de Rainer Sellmaier installé sur une tournette (merci Castorf) représente d’un côté le café de Jean (aubergiste dans le livret) et la pièce attenante qu’il partage avec sa mère, et en dessous une sortie de parking et un garage entrepôt où des jeunes du quartier passent leur temps, sur le côté une voiture de police cabossée, et lorsque tout cela tourne, on découvre une dalle de béton sur laquelle les jeunes  se réunissent autour  d’un terrain de basket.

Les anabaptistes essaient de convaincre Jean ©Matthias Baus
Les anabaptistes essaient de convaincre Jean ©Matthias Baus

Si les lieux évoluent, la structure reste la même, on va passer du café de Jean à une pièce où les anabaptistes (vêtus en mormons) gèrent leur com, comptes twitter, vidéos etc…et la voiture latérale va être ensuite une carcasse qui brûle (lorsque le peuple se révolte violemment) et puis, quand Jean triomphe, une « limo » gigantesque.
Cette transposition recrée les rapports du livret original, en y superposant les violences des cités, la force de la religion avec laquelle on manipule les jeunes, la manipulation par la vidéo par les images et par le net. La fidélité au livret est totale, mais la transposition éclaire évidemment ce que la France vit depuis quelques années.
Tobias Kratzer imagine faire d’Oberthal un « flic » ripou qui commence par violer Berthe (un viol en réunion) et cette violence initiale appelle en retour la violence des pauvres, assoiffés de sang au nom de Dieu, voulant punir les mécréants et dépouillant les puissants.

Discours et "montage" ©Matthias Baus
Discours et “montage” ©Matthias Baus

A cette lecture sociale s’ajoute évidemment l’évolution de Jean, brave type au départ, manipulé par les trois anabaptistes, comme dans le livret, qui s’engage à leurs côtés pour se venger, mais qui est entraîné dans la spirale infernale de la violence, du sang, mais aussi de l’argent et du pouvoir : il finit par croire en ce qu’il est pour la foule, un prophète suivi aveuglément, alors qu’il n’est qu’un prédicateur charlatanesque. Une des scènes les plus drôles est le discours qu’il fait à la foule pour la calmer, un discours sur écran où l’on voit à la fois le tournage en studio et le résultat sur écran avec le montage, les images superposées et les quelques hésitations et erreurs désopilantes en surimpression comme des chats danseurs, une mire, ou un film porno, sur la trace de ce qu’avait fait Tcherniakov pour La fiancée du Tsar à Berlin et à la Scala. Autre scène magistrale et idée géniale, l’arrêt sur image initial de l’acte III, partie de basket saisie en plein mouvement, suivie par le très fameux ballet des Patineurs (un must de ma prime jeunesse que j’écoutais en boucle), transformé en ballet breakdance incroyablement réussi, réaliste et parfaitement en phase avec la musique, qui remporte d’ailleurs un triomphe.

Breakdance sur "les patineurs" ©Matthias Baus
Breakdance sur “les patineurs” ©Matthias Baus

À la fin s’accumulent des scènes d’émotion, de trahison, de cynisme où les personnages sont enchainés à leur destin auquel ils ne peuvent finalement échapper, au milieu des airs, duos trios qui s’accumulent et s’enchaînent, et au milieu du sang, des meurtres, dans une violence désormais structurelle qui envahit tout le plateau et qui semble impossible à arrêter ou canaliser.

Fidès reconnaît son fils dans "le fils de Dieu" ©Matthias Baus
Fidès reconnaît son fils dans “le fils de Dieu” ©Matthias Baus

L’explosion finale prévue par le livret est mise en situation et légèrement postposée, provoquée non par l’arrivée d’Oberthal, mais par la réponse de Jean qui se fait exploser avec une ceinture d’explosifs et sa mère à ses côtés. C’est tellement saisissant que le public en reste interdit quand le rideau tombe.

Basket ©Matthias Baus
Basket ©Matthias Baus

Ce qui frappe dans ce travail c’est d’abord l’extraordinaire précision scénique, dans les rapports humains, dans le jeu des chanteurs, dans la finesse avec laquelle les personnages sont caractérisés, petits gestes, regards, qui donnent un incroyable réalisme presque cinématographique à l’ensemble. C’est ensuite le reflet du livret original, sans aucune trahison, sans aller au-delà, mais en reprenant simplement les scènes sans rien y changer (et de fait, peu de coupures), mais en transposant les situations qui leur donnent une présence, une vérité, une crudité qui va jusqu’au malaise : les jeunes laissés à eux mêmes, leur oisiveté forcée, la manière dont ils dévorent la Bible, puis deviennent des soldats de Dieu assoiffés de mort. Kratzer disait s’être inspiré des attentats de janvier mais ce sont aussi les mécanismes des attentats de novembre qu’il nous décrit (cette mise en scène remonte à octobre dernier).
Enfin, on sent que Tobias Kratzer est un spectateur assidu : son travail, comme dans Meistersinger, est plein de références : on a parlé de Tcherniakov, mais il faut aussi parler de Castorf avec ce réalisme pointilleux et le discours idéologique sous entendu, et enfin Bieito à qui il emprunte la ceinture d’explosifs, vue dans Don Carlos à Bâle, un de ses spectacles les plus forts faisant de Carlos un terroriste de la gare d’Atocha, là aussi, en démontant la logique du livret sans jamais trahir ni Verdi, ni Schiller. Dans ce Don Carlos, le duo final Elisabeth Carlos était la préparation de l’attentat, et Elisabeth attachait à Carlos la ceinture d’explosifs en chantant un duo devenu prémonitoire. Kratzer reprend des idées,  sans les copier, sans plagiat, parce que son travail a une rigueur et une logique implacables et tient en haleine le spectateur du début à la fin. Mais en même temps, il tient un discours intertextuel sur le théâtre d’aujourd’hui, sur les grands metteurs en scène actuels, sur les influences du cinéma, avec l’utilisation efficace de la vidéo, tantôt en direct à la Castorf pour donner au spectateur un autre point de vue, tantôt par des montages de films, tout cela combiné avec un jeu hyperréaliste, voire trash (la scène de viol) mais mêlant aussi à la violence le burlesque, l’ironie, le rire, les larmes, le pathos, la distance. Un travail prodigieux qui provoque, après le silence interdit (et le cri d’un spectateur le soir où j’y étais) à la dernière mesure, par un très grand succès et de longs applaudissements.
Tobias Kratzer est déjà un très grand, il sera un incontournable dans les prochaines années.
À ce travail remarquable qui confine quelquefois au génie, correspond un engagement du plateau rarement vu sur une scène : le chœur est d’une vérité criante, dans les attitudes, dans les gestes, dans l’allure, dans la manière aussi de dire le texte français, les danseurs de breakdance semblent sortis du portique de l’Opéra de Lyon qu’ils occupent régulièrement, les chanteurs donnent tout, jusqu’à épuisement. Il est vrai que Meyerbeer leur réserve des airs d’une incroyable longueur et d’une tension insoutenable (Jean à l’acte IV).
Enfin, l’orchestre est mené avec une précision et une subtilité vraiment exemplaires par Johannes Willig, premier Kapellmeister à Karlsruhe (dont le GMD est Justin Brown). À Johannes Willig a été confiée cette nouvelle production qu’il ne reprend donc pas au GMD comme souvent dans les théâtres de répertoire . La précision de son geste est prodigieuse, à guider les masses scéniques impressionnantes, à conduire chaque chanteur et à accompagner les nombreux solos des différents pupitres. Il faut dire aussi que l’orchestre lui répond avec une justesse rare : pas de scories, pas de décalages, tout est net, tout est dominé.
Johannes Willig montre bien sûr l’énergie et la dynamique de cette musique, mais aussi tout ce qu’elle peut avoir de lyrique, de retenu, de léger même. Il conduit l’orchestre sans jamais couvrir le plateau, un orchestre d’une clarté cristalline, d’une lisibilité incroyable, et lorsqu’il fait sonner tout particulièrement forte, qu’il appuie sur un accord, on sent que c’est voulu, parce qu’il y a là dans les fortissimos tout les contrastes possibles du Grand Opéra, d’une musique protéiforme qui cultive les extrêmes.
Intelligence, rigueur, netteté : un chef à suivre, un nom à connaître.
Quant au plateau, il est composé de chanteurs inconnus, tous remarquables. Le plus connu ce soir était Guido Jentjens qui remplaçait le chanteur prévu (et la doublure, car ils étaient tous deux grippés) pour Zacharias l’un des trois anabaptistes. Une assistante à la mise en scène jouait le rôle, et Jentjens chantait avec la partition sur scène, dans des espaces qui ne gênaient pas la mise en scène, mais qui permettaient à la musique de se dérouler normalement . Sa voix de baryton basse, bien sonore, son français assez clair, ont fait que ce remplacement était très réussi.
La distribution mêlait la distribution A et B (vu la rareté de l’œuvre, il a été prévu deux distributions pour pallier les accidents éventuels, dont celui de ce soir sur Zacharias, qui a d’ailleurs abouti à une solution extérieure). Et la distribution du jour était un mixte des deux casts.

Fidès (Ewa Wolak) ©Matthias Baus
Fidès (Ewa Wolak) ©Matthias Baus

Ainsi Fidès était Ewa Wolak. Dans un rôle qui a été au disque l’un des rôles fétiches de Marilyn Horne, elle est impressionnante d’engagement, et vocalement un exemple : voix grave et profonde, incroyable d’étendue, et d’homogénéité, avec des agilités impressionnantes et des écarts graves/aigus exceptionnels. Sans avoir une qualité de timbre particulière, elle frappe par sa personnalité, par sa sûreté et par la précision. C’est un rôle qui la magnifie et qu’elle devrait assumer sur d’autres scènes.
Jean était Erik Fenton, un ténor américain d’une singulière endurance, même si la voix (comment pourrait-il en être autrement) accuse la fatigue, notamment au quatrième acte. Belle étendue vocale pour un rôle qui accumule les difficultés, la voix doit avoir une certaine épaisseur, mais avoir des aigus et suraigus sûrs, maîtrisés, tenus. Plus tendu que Raoul des Huguenots, qu’Arnold de Guillaume Tell, il rappelle un peu les exigences de Benvenuto Cellini, mais avec une voix plus large encore . Un mixte de Lohengrin, Rienzi, et Cellini. Il lui faut une ductilité pour les aigus, il lui faut largeur et appui pour les ensembles, il lui faut une ligne vraiment dominée. Erik Fenton a des atouts, une voix claire, bien posée, bien contrôlée, bien timbrée, et une très belle technique de projection. Il « fait le job » comme on dit, sans histrionisme, et avec conscience et justesse.

Oberthal (Andrew Linden) et Berthe (Agnieszka Tomaszewska) ©Matthias Baus
Oberthal (Andrew Finden) et Berthe (Agnieszka Tomaszewska) ©Matthias Baus

Berthe était la jeune soprano polonaise Agnieszka Tomaszewska, voix claire et puissante, bien posée, bien projetée avec un joli contrôle. Toutes les notes sont chantées, sans trucage, et le personnage existe, très naturel, très vrai aussi et très émouvant, dès le début d’ailleurs : la scène avec Fidès dans le café pour partie sans paroles est merveilleusement réglée et pose les personnages. Mais c’est à l’acte V qu’elle est la plus engagée et la plus bouleversante. Très belle prestation et belle présence scénique.
Des trois anabaptistes, nous avons déjà parlé de Guido Jentjens, James Edgar Knight (Jonas)  et Lucia Lucas (Mathisen) sont tout à fait excellents, belle présence et jolis ensembles, auxquels s’ajoute l’Oberthal de Andrew Finden, qui n’a rien du méchant d’opéra, mais au contraire se fond dans les gens ordinaires. Sa barbarie et son pouvoir en sont d’autant plus dangereux. C’est bien de la barbarie des gens ordinaires, de ceux qu’on croise chaque jour, qui est dénoncée ici et Andrew Finden avec son jeu sans excès et sa « normalité » est très intéressant, en particulier dans la scène du “trio bouffe” du 3ème acte, où il est reconnu et épargné par Jean; la voix est très bien projetée et la prononciation française correcte.
D’ailleurs force est de constater que le travail scénique est si passionnant, l’intelligence des situations si bien rendue, la musique si énergique et dynamique que l’on ne note pas avec un soin si jaloux la prononciation des chanteurs. Disons que dans l’ensemble, ils s’en sortent sans trop de difficultés.
Si l’ensemble de la troupe est vraiment au rendez-vous, je voudrais souligner le triomphe mérité remporté par les danseurs de Breakdance, du groupe (de Stuttgart) TruCru/Incredible Syndicate, ils sont merveilleusement en phase avec la mise en scène, et ont un sens du rythme, de la pulsation, qui colle parfaitement à la musique, quand ils dansent, mais pas seulement: à chaque fois qu’ils sont en scène, où ils apparaissent souvent, ils sont confondants par leur naturel, leur allure, leur démarche et focalisent les regards.
On aura compris qu’il n’y qu’une urgence, c’est acheter un billet au théâtre de Karlsruhe (prix maximum 44,50 €) : avec un tel rapport qualité-prix, on ne pourra jamais dire que (à Karlsruhe au moins) l’opéra n’est pas un art populaire. Et pour s’y rendre, quelques heures de TGV Est puisque Karlsruhe n’est qu’à 40 km de la frontière. Le Prophète est la production qu’il faut avoir vu, celle qui peut réconcilier avec l’opéra, et qui en tous cas nous réconcilie avec Meyerbeer.[wpsr_facebook]

Le Prophète (Bad.Staatstheater Karlsruhe) ©Matthias Baus
Le Prophète (Bad.Staatstheater Karlsruhe) ©Matthias Baus

OPER FRANKFURT 2015-2016: IWAN SUSSANIN de Mikhail Ivanovich GLINKA le 27 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Sebastian WEIGLE; Ms en scène: Harry KUPFER)

Acte I © Barbara Aumüller
Acte I © Barbara Aumüller

Francfort est l’un des meilleurs opéras d’Allemagne, troupe solide, orchestre vraiment remarquable mené par son GMD Sebastian Weigle, titres très variés, avec des raretés fréquentes : un vrai lieu pour le mélomane curieux.
Prenons l’exemple de cet Ivan Soussanine (Иван Сусанин) présenté depuis octobre.
On a choisi non de présenter la version traditionnelle de 1836, Une vie pour le Tsar (Жизнь за царя) , la première œuvre qui marque le début de l’opéra national russe, un manifeste pour le régime tsariste à la gloire de la dynastie des Romanov, déjà assez rare sur les scènes non russes mais celle revue en 1939 par le laminoir stalinien, qui efface le Tsar et glorifie le peuple, encore plus rare et plus étonnante.
Pour mettre en scène ce spectacle, l’intendant Bernd Loebe a appelé Harry Kupfer, grande gloire de la mise en scène allemande, octogénaire, à qui l’on doit le très beau Rosenkavalier de Salzbourg, et aussi un Ring bayreuthien immense et surtout un Fliegende Holländer tout aussi bayreuthien et encore plus légendaire, qui a tenu – un défi – dix ans sur la scène de Bayreuth.
Mais Harry Kupfer est aussi un homme de l’Est, élevé à l’école de Brecht et de Felsenstein, qui a dirigé la Komische Oper. Autant dire qu’il connaît bien la mécanique soviétique.
Avec son exactitude et sa précision coutumières, il présente l’Ivan Soussanine réécrit par Sergey Gorodecky en 1939, pendant la deuxième guerre mondiale après l’invasion de l’URSS par les forces de l’Axe et en fait en quelque sorte l’opéra-spectacle de propagande à la gloire du peuple soviétique que Staline voulait, puisque Staline lui-même utilisait la musique de Glinka dans les parades et faisait même défiler sur scène d’authentiques héros de la guerre. Un siècle auparavant, Glinka en faisait un manifeste national russe, qui jusqu’à la chute du tsarisme ouvrit les saisons du théâtre impérial. Que ce soit Une vie pour le Tsar ou Ivan Soussanine, c’est bien d’un emblème qu’il s’agit, c’est bien d’un opéra-monument qu’il s’agit.

Tout va donc être lu sous le prisme de la propagande : les pauvres paysans évoluant dans les ruines, face aux méchants allemands fêtant au champagne leurs victoires sous un énorme tank, le tout se terminant sur la Place Rouge au pied du Mausolée de Lénine et devant la traditionnelle rangée de dignitaires.
Kupfer travaille avec Hans Schavernoch, son décorateur fétiche, qui imagine un beau dispositif, très poétique, assez proche par l’esthétique de celui de Salzbourg pour Rosenkavalier : une esthétique du noir et blanc, un fond gris, des cloches brisées, le portail monumental détruit d’une église, des arbres squelettiques, nuages, neige, brume.

Glinka désignait les polonais, l’ennemi héréditaire (catholique) contre lequel s’est réveillé le sentiment national russe (orthodoxe) et s’est fondée la mythologie héroïque de la construction de la nation. Du coup, l’acte « polonais » de Glinka fait évidemment penser à l’acte polonais rajouté par Moussorsgki dans son Boris Godunov. Pendant que le peuple russe crève, et que les paysans souffrent, en Pologne, on fait la fête.
Dans cette production, Kupfer a remplacé les polonais par des envahisseurs allemands après la rupture du pacte germano-soviétique, et a proposé une version mixte hélas écourtée  allemand/russe (version spécifique pour Francfort de Norbert Abels et Harry Kupfer). Traduire le texte russe en allemand, pour représenter les allemands, c’est renforcer l’impression d’étrangeté et d’antagonisme et multiplier la force du spectacle. Le tank monumental qui domine la scène rappelle furieusement celui qui trônait à la frontière entre DDR et Berlin Ouest resté bien après la chute du mur et aujourd’hui disparu. Sur ce tank on a inscrit le parcours des allemands : Berlin, Varsovie, Moscou. Et sous ce tank, on danse, on valse, on boit, on chante pendant qu’on projette des vidéos de revues berlinoises qui peu à peu s’effacent pour des vues de guerre. Ceux de l’arrière, les civils allemands de la bourgeoisie proche des nazis, s’étourdissent et se distraient, en une vision si frappante qu’elle a indigné une partie du public à la Première parce que Kupfer fort durement renvoyait les spectateurs au miroir de leur histoire.

Acte II "germanique" © Barbara Aumüller
Acte II “germanique” © Barbara Aumüller

Son travail comme toujours est d’une très grande attention et précision à chaque scène, chaque mouvement et chaque geste : chez les paysans, l’utilisation des cloches brisées comme tribune devant les autres paysans compose des sortes de tableau de genre qu’on verrait bien dans des gravures. Chez les allemands, un aimable désordre, valses, conversations, toasts, petits groupes souriants traversés par des officiers qui peu à peu vont s’agiter aux mauvaises nouvelles qui viennent du front.
Le dernier acte, au fond de la forêt où Soussanine va perdre les allemands et se sacrifier sous la tempête de neige est particulièrement frappant (le monologue de Soussanine est déchirant).

Épilogue sous le Kremlin © Barbara Aumüller
Épilogue sous le Kremlin © Barbara Aumüller

Mais c’est l’épilogue, où la mémoire du héros est célébrée, qui reste l’image la plus emblématique, avec le peuple chantant au premier plan et les dignitaires soviétiques sur le balcon du Kremlin au pied du Mausolée de Lénine comme au bon vieux temps du stalinisme, du kroutchévisme, du brejnevisme. Et peu à peu, d’une manière un peu optimiste, la tribune s’efface, les dignitaires se défont de leur manteau militaire et redeviennent le peuple où hommes et femmes se mélangent sans séparation peuple Nomenklatura, comme un message riche d’avenir radieux. Une vision heureuse et ironique quand on sait que tous ces rêves ont fait long feu.
Si la mise en scène de Harry Kupfer montre comment l’œuvre de Glinka a toujours été un outil de propagande, pour le tsar à l’origine et pour le peuple soviétique ensuite dans la révision de 1939, elle montre aussi en transparence la pérennité des images du peuple russe, vu à travers sa paysannerie, et celle des exemples d’héroïsme patriotique, construits selon les mêmes schémas par le XIXème et par le XXème siècle (et pourquoi pas par le XXIème siècle de Poutine). À travers ce parti pris, Kupfer rappelle des “universaux” internes à la Russie.

Danse "germaniques" sous le tank © Barbara Aumüller
Danse “germaniques” sous le tank © Barbara Aumüller

En représentant, comme nous l’avons rappelé plus haut, un tank monumental et conquérant dans l’acte « germanique » (et non polonais dans cette mise en scène) il rappelle de manière opportune le « Panzerdenkmal » érigé par les soviétiques au poste frontière « Bravo » à Drewitz-Dreilinden à l’ex-entrée sud de Berlin-Ouest , remplacé aujourd’hui sur le même socle par une pelle mécanique rose, geste artistique destiné à effacer ironiquement le bon vieux T34 qui y trônait. Kupfer montre ainsi que tous les totalitarismes fonctionnent de la même manière.

Musicalement, l’œuvre de Glinka est passionnante : on remarque immédiatement qu’en 1836, le compositeur russe utilise les formes « occidentales » de l’opéra monumental (ou du Grand Opéra), avec un chœur important ( qui restera un élément central de l’opéra russe) des airs avec récitatif, air et cabalette, à la mode italienne, un ténor « ténorisant » à la mode des ténors impossibles de Rossini ou Meyerbeer, un soprano lyrique très proche de certains personnages donizettiens, un rôle de travesti (Wanja) cher au Grand Opéra comme dans Guillaume Tell (Jemmy), Les Huguenots (Urbain), Benvenuto Cellini (Ascanio) (Glinka et Berlioz deviendront très amis) , Rienzi (Adriano) et Un ballo in maschera, (Oscar) et même dans Don Carlos/Don Carlo (Thibault/Tebaldo) dernier avatar du Grand Opéra.
Mais malgré des postures musicales « à l’occidentale », le jeu mélodique, le son particulier du chœur et surtout le personnage de Soussanine, notamment dans son monologue du dernier acte nous projettent dans l’avenir de la musique russe. En réalité, oserais-je dire que la musique se « russifie » à mesure des développements de l’intrigue, et notamment quand le drame se noue, c’est-à-dire aux actes III et IV, qui font de Soussanine le héros et le centre de l’action. Ainsi donc, l’opéra évolue de scène en scène, avec un acte II qui sonne « étranger » – qu’il soit polonais ou allemand dans la mise en scène présente, avec une musique légère qui est une jolie caricature de musique facile, pour personnages sans âme, et des acte III et IV où, après l’affèterie de l’acte II, surgit l’âme russe authentique. Comme si Glinka nous montrait au premier acte qu’il peut faire aussi bien que la musique à la mode, au deuxième qu’il peut tout autant la caricaturer, et aux deux derniers il compose une musique plus « nationale » qui correspond à l’héroïsme du personnage principal et à la couleur de l’authenticité.
La réalisation musicale de l’opéra de Francfort est exemplaire : un chœur vraiment engagé, puissant (dirigé par Tilman Michael), qui sait aussi moduler les volumes dans des scènes plus « intimistes », un orchestre impeccable qui sonne sans jamais être trop volumineux ou massif, avec une vraie clarté, et des variations de couleurs entre les actes subtiles et d’une grande justesse : Sebastian Weigle débarrasse la lecture de tout ce qu’elle pourrait avoir de pathétique excessif, (l’ouverture notamment est assez retenue) mais sans excès de sécheresse; il est très attentif aux volumes, aux variations des masses sonores, avec un vrai sens des ensembles et des rythmes.

Il accompagne avec grande cohérence le propos et la version voulue par Kupfer, débarrassée des danses (sauf au deuxième acte, et à dessein), des aspects les plus martiaux, (près du tiers de l’opéra quand même), et le résultat est à l’opposé de la caricature ou du folklore, mais sec sans être rude, et clair comme une parabole.
L’ensemble de la distribution est à la hauteur de l’enjeu, d’abord avec l’Antonida de Kateryna Kasper, une héroïne féminine splendide de contrôle et de technique. Sa voix de soprano lyrique est particulièrement expressive, large, avec une vraie ligne de chant et un véritable engagement vocal et scénique. A ses côtés Wanja, rôle travesti qui convient au timbre sombre du mezzo Katharina Magiera, voix à la belle étendue, au grave profond. Très efficace au niveau scénique, elle remporte un très grand succès notamment à l’acte III où elle est d’une grande authenticité et d’une vraie fraîcheur. Je soupçonne Wanja d’être inspiré du personnage de Jemmy, fils de Guillaume Tell héroïque à sa manière également dans l’opéra de Rossini, de sept ans antérieur.

Le rôle de Sobinin est tenu par le ténor Anton Rositskiy, une voix qui, sans être large, répond aux exigences du rôle, notamment en ce qui concerne le registre aigu, bien sollicité. Le timbre n’est pas exceptionnel, mais la voix est techniquement très bien posée, sans vibrato excessif avec une ligne sûre . Non dépourvu de vaillance, son personnage n’est jamais pâle et toujours crédible.

John Tomlinson (Ivan Soussanine) © Barbara Aumüller
John Tomlinson (Ivan Soussanine) © Barbara Aumüller

La « star de la soirée », c’est cependant John Tomlinson, qui fut dans les années 90 l’une des basses les plus réclamées du répertoire et notamment un Wotan de référence qu’il a chanté sur toutes les scènes du monde et encore assez récemment. D’Ivan Soussanine, il a d’abord le « physique du rôle », paysan paternel, vieillard humain, chaleureux, et énergique. Cette adéquation entre un rôle et un chanteur est rare à ce niveau,  mais le chanteur, à l’unisson avec le reste, débarrasse le rôle des tics que certaines basses rompues à ce répertoire peuvent promener de scène en scène. Tomlinson est sobre, il a la simplicité et le naturel voulus, il “est” plus qu’il ne “joue”. Certes, la voix accuse les années, elle bouge quelque peu, elle a aussi quelques problèmes d’intonation, notamment au premier acte, mais cela convient bien à l’incarnation d’un vieillard vibrant et engagé.

Monologue de Soussanine (Acte IV) © Barbara Aumüller
Monologue de Soussanine (Acte IV) © Barbara Aumüller

Elle a néanmoins encore ce grain sonore, caverneux, idéal ici, et une chaleur qui s’exhale et qui émeut l’auditeur ; le quatrième acte et le très long monologue qui précède la mort de Soussanine sous les coups des soldats allemands sont des moments exceptionnels d’incarnation . Un chant intense, rigoureux, un  brin rugueux, d’une bouleversante humanité.
John Tomlinson trouve dans Soussanine un rôle que bien des théâtres devraient lui demander. Il y est, pourrait on dire, définitif.
Voilà donc close une série de représentations de cette oeuvre rare, présentée dans une version sans doute écourtée, mais en même temps épurée, avec une ligne dramaturgique très cohérente, et une interprétation musicale d’une grande propreté, sans décorations inutiles, sans complaisance aucune, mais ni sèche ni indifférente. Plus qu’une fresque historique, l’opéra prend sous le scalpel de Kupfer la grandeur d’une tragédie. Guettez les saisons futures de Francfort pour découvrir ce chef d’œuvre, à qui il a été rendu justice avec une rare vérité.[wpsr_facebook]

De gche à dte: John Tomlinson, Kateryna Kasper, Katherine Magiera, Anton Rositskyi © Barbara Aumüller
De gche à dte: John Tomlinson, Kateryna Kasper, Katherine Magiera, Anton Rositskyi © Barbara Aumüller