FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2010: DON GIOVANNI de MOZART (Louis LANGREE &Dimitri TCHERNIAKOV)(14 juillet 2010)

150720102173b.1279358108.jpgUne fois de plus, voilà ,un spectacle qui pose le problème de la “fidélité” à un livret, à une histoire, et même à une musique conçue comme un continuum et qui se voit interrompue scène à scène. Don Giovanni, dans l’optique de Mozart et Da Ponte, est l’histoire d’une chute, au terme d’une course effrénée qui va crescendo. Rien de tout cela ici, où Don Giovanni est un looser à la Brando dans “Dernier tango à Paris”. Les mises en scènes du Don Giovanni se succèdent, les plus grands s’y sont confrontés, et au total a-t-on une référence théâtrale absolue, comme pourrait l’être le Ring de Chéreau ou le Nozze di Figaro de Strehler? Ni Chéreau à Salzbourg avec Barenboim, ni Brook à Aix en 1998, ni Strehler à la Scala avec Muti, ni Ronconi à Bologne, ni Karajan à Salzbourg,  ni Zeffirelli à Vienne il y a déjà bien longtemps n’ont vraiment convaincu, même si la plupart de ces spectacles avaient de grandes qualités dramatiques ou esthétiques. Celui de Solti à Paris en 1975 était, souvenez-vous, assez piteux, avec en finale la ville de Séville brinquebalante qui engloutissait Don Giovanni (production à oublier de August Everding) mais Roger Soyer, mais José Van Dam, mais Kiri te Kanawa, mais Margaret Price, mais Stuart Burrows, mais Jane Berbié.

Les seuls qui m’aient assez convaincu sont celui, dans une esthétique un peu discutable,  de Luc Bondy au Theater an der Wien avec Abbado au début des années 1990, celui de Haneke à Paris il y a quelques années, et évidemment celui de Peter Sellars: comment oublier cette magnifique proposition très décoiffante, proposée à la Maison de la Culture de Bobigny (A l’époque, Sellars n’était pas le chéri des opéras officiels…) ?

150720102173b.1279358108.jpgC’est bien le rôle d’un Festival que d’ouvrir le public à des visions nouvelles d’une oeuvre, à des expériences à tenter, à des parcours possibles à suivre, sinon Aix pouvait conserver ad vitam aeternam les décors du Don Giovanni de Cassandre et proposer la production historique des années 60. C’est une autre option, celle de la mémoire et du conservatoire.
Bernard Foccroule a fait appel à Christof Loy pour Alceste, Robert Lepage pour Le Rossignol et Dimitri Tcherniakov pour Don Giovanni, trois styles, trois approches qui vont apporter au public des éclairages nouveaux et c’est bien là le moins pour un Festival de l’importance d’Aix en Provence.

Avant d’aborder la mise en scène, force est de reconnaître dans l’approche musicale une excellence et un relief qu’on n’avait pas mesurés dans Alceste avec le même orchestre et le même choeur. La musique, au moins à l’orchestre traversait Gluck d’une manière un peu indifférente: elle est bien présente dans Don Giovanni, et Louis Langrée joue le jeu de la mise en scène. Sa direction est à la fois vive et raffinée, elle a une épaisseur étonnante, et le chef joue des sonorités sèches qui s’accordent magnifiquement avec ce qu’on voit; il explique dans le programme de salle comment il a fait travailler l’orchestre avec des partitions non annotées, pour redonner de la fraîcheur et de la liberté à l’approche des musiciens; le résultat est qu’il y a longtemps que je n’avais pas entendu un Don Giovanni aussi intéressant, vivant, subtil, précis: voilà un travail magnifique qui fera date.

Le plateau en revanche n’est pas de ceux qui restent gravés dans la mémoire du mélomane: les trois dames sont hystériques à souhait mais leurs voix m’ont laissé complètement indifférent. Rien de mauvais, mais rien d’exceptionnel. Marlis Petersen (Donna Anna) a une personnalité vocale affirmée, mais les aigus sont un peu criés, et la voix est très froide. La Zerline de Kerstin Avemo est certes mignonne, mais vocalement quelconque, et l’Elvire de Kristine Opolais acceptable, mais c’est la performance d’actrice qu’on applaudit plus que le miracle vocal. Quand on se souvient d’autre Elvira, Te Kanawa bien sûr, mais aussi Ann Murray qui fut éblouissante dans ce rôle, miezux vaut ne pas entamer de comparaisons: nous avons là des chanteuses honnêtes, sans plus: de ce point de vue, le Festival d’Aix ne devrait pas oublier qu’il est justement un Festival, et qu’on est en droit d’attendre des voix qui sortent un peu des routines des saisons des théâtres. Du côté des hommes c’est un peu mieux: Bo Skovhus est totalement engagé dans le rôle, il en fait une composition extraordinaire, mais la voix manque de projection, elle est souvent couverte, et le timbre velouté de ce chanteur se reconnaît à peine, une vraie déception vocale. Il en va tout autrement de Kyle Ketelsen, exceptionnel à tous points de vue (c’est lui qui emporte les suffrages du public): le jeu est prodigieux, Leporello en mauvais garçon de la famille, c’est une trouvaille que Ketelsen soutient parfaitement, le chant est impeccable de style, de prononciation, de clarté, on tient là un très grand chanteur. On sait que Anatoli Kotscherga est encore aujourd’hui une basse d’immense envergure, il le prouve, tant la voix, notamment à la fin, est d’une hallucinante présence: un Commendatore magnifique. David Bizic et Colin Balzer complètent la distribution: ils font de Masetto pour l’un (une sorte de loubard parvenu) et d’Ottavio pour l’autre (un mafieux russe reconverti et un peu coincé – il se décoince sous le masque!-) des personnages très crédibles scéniquement, au chant très correct sans être là non plus exceptionnels. Au total une distribution plutôt ordinaire qui tient la route et qui surtout, est totalement au service de la mise en scène: c’est par leur jeu et leur engagement qu’ils rendent la prestation phénoménale, sûrement pas par leur chant.

Scéniquement phénoménaux, c’est bien la marque du travail d’orfèvre que Dimitri Tcherniakov a effectué avec les chanteurs, qui sont complètement engagés dans l’affaire et qui défendent avec ardeur le travail effectué. Le public d’ailleurs a accueilli l’ensemble avec chaleur. Tcherniakov a effectué un travail d’analyse et de théâtre proprement époustouflant, d’une précision rarement atteinte à l’opéra. Chaque scène est proprement sculptée, avec une virtuosité inouïe, chaque geste est juste, et l’ensemble des chanteurs est visiblement entré dans cette logique avec gourmandise.
Mais quelle logique? Tcherniakov a des références cinématographiques fortes, d’une part les films qui parlent de déconstruction sociale, civile et politique comme “Les Damnés” de Visconti, de relations familiales dans la grande bourgeoisie, comme la “Décade prodigieuse” de Chabrol où ceux qui parlent du sexe comme dernier rempart au désespoir métaphysique, comme le “Dernier Tango à Paris”. Don Giovanni porte d’ailleurs la redingote de Brando dans le film de Bertolucci. Je rajouterai “Théorème” de Pasolini, mais un Théorème où Don Giovanni serait une sorte d’ange exterminateur de cette famille aux fissures béantes.  On a vu dans cette reconstitution familiale des avatars dostoïevskiens, et c’est évident, mais j’y vois aussi un univers à la Elfriede Jelinek, qui est un écho encore plus proche de nous. Car Tcherniakov répond à la question simple: que nous dit aujourd’hui Don Giovanni, qui est il dans notre société en décomposition? Il est le révélateur d’un univers qui s’effrite. le rideau s’ouvre sur un conseil de famille présidé par le patriarche (il Commendatore) et se conclut par un conseil de famille qui condamne Don Giovanni, mais qui, aussitôt le héros à terre, se retrouve sans armure, sans protection dans la solitude la plus absolue (ce que dit d’ailleurs le livret: la mort de Don Giovanni n’arrange rien ni ne résout rien!). Tcherniakov a construit une histoire dans l’histoire, comme une sorte de film familial: chaque scène est une séquence, séparée de l’autre par un baisser de rideau, sur lequel sont projetées des diapos donnant la sanction temporelle (le lendemain…trois mois plus tard…trois jours après), comme dans les films muets, faisant s’étendre l’action sur plusieurs mois. Une diapo initiale explique les relations familiales: Donna Anna est la fille du Commendatore, fiancée à Don Ottavio à l’allure d’un apparatchik soviétique, Zerline est sa fille, fiancée à Masetto, sorte de mauvais garçon un peu vulgaire, Donna Elvira, mariée à Don Giovanni, est la cousine de Donna Anna et la nièce du Commendatore, et Leporello une sorte de jeune parasite déjanté, sans doute ami de la famille. Donna Anna est mangée par le désir, tout comme sa fille Zerline, et la première scène est transformée: elle insulte Don Giovanni parce qu’il la quitte et non parce qu’il cherche à abuser d’elle. En ce sens, Tcherniakov rejoint Haneke dans la lecture de l’ambiguïté évidente du personnage et de sa relation complexe à Don Giovanni et Don Ottavio. Une des scènes les plus marquantes est celle des masques où c’est Don Giovanni qui distribue des masques à tous, et qui libère ainsi tous les instincts (y compris Ottavio qui embrasse goulûment Masetto). Les relations entre Elvira et Don Giovanni sont vues d’une manière beaucoup plus complexe: Elvira, qui a Don Giovanni dans la peau, est à la fois l’Elvira traditionnelle, mais aussi celle qui joue avec Don Giovanni au chat et à la souris, tantôt complice, tantôt ennemie, tantôt les deux à la fois. Le couple Leporello et Don Giovanni n’a plus rien d’un jeu de maître et de valet, d’une certaine manière Leporello est une âme damnée assez méphistophélique, d’un cynisme qui en fait presque lui le grand seigneur méchant homme, alors que ce qui marque Don Giovanni c’est le désespoir total et destructeur: Don Giovanni bouscule l’ordre établi (que représente le Commendatore), mais plus il le bouscule plus il s’enfonce: voilà encore un Don Giovanni affaibli (en ce sens la voix un peu éteinte de Bo Skovhus fait merveille), comme chez Claus Guth dans la vision très intéressante qu’il a proposée récemment à Salzbourg.
On ne saurait citer toutes les idées  de ce travail (le personnage de Don Ottavio est beaucoup plus fouillé que dans la vision traditionnelle, celui de Donna Anna à la fois grande bourgeoise le jour et nymphomane la nuit, celui de Zerlina, qui est Donna Anna en version rock). Le Commendatore, patriarche gardien des valeurs perdues, devient à la fin de l’oeuvre un comédien payé par Ottavio pour détruire Don Giovanni: Ottavio le paie, le comédien ôte son faux bouc et ses habits de commandeur et s’en va pendant que Don Giovanni est à terre terrassé par une crise cardiaque.

150720102173.1279357691.jpgRien de métaphysique dans le travail de Tcherniakov,  mais une lecture sociale et psychique d’une famille en décomposition dont Don Giovanni n’est que le révélateur (là aussi,on n’est pas loin de la signification du livret de Da Ponte, ou même du Don Juan de Molière), et celle d’un Don Giovanni désabusé, autodestructeur, suicidaire, qui à mesure qu’on avance dans le drame se délite, s’isole, et ne trouve de justification que dans la violence charnelle (voir la dernière scène avec Elvire!): il n’y a plus de punition du ciel, mais rien qu’un épuisement qui conduit à l’explosion du personnage.

Au total, on ne peut nier les difficultés qu’une telle vision peut avoir à coller parfaitement au livret (on ne peut sans cesse construire les scènes sur l’ironie ou l’antiphrase) et il y a des moments    très “forcés”, je dirais vulgairement “tirés par les cheveux”. On pourra discuter à l’infini l’intérêt de tourner le dos à des principes musicaux (le continuum) ou théâtraux (c’est la dernière journée de Don Giovanni, celle de la crise ultime) assis depuis des siècles, et la transformation des personnages en membres d’une même famille, mais on ne peut nier la qualité et la profondeur du travail d’analyse dramaturgique qui a été mené, et l’extrême précision du travail théâtral. Contrairement à ce qui a été écrit çà et là, ce n’est absolument pas un ratage, c’est une proposition radicale, qui a sa logique, qui ne trahit pas l’esprit de l’oeuvre même si elle peut en trahir la lettre, et qui a prise sur le public, tant le spectacle captive par son inventivité et sa modernité. Je ne peux qu’encourager les éventuels lecteurs à aller sur le site d’Arte où le spectacle est encore proposé en “streaming”. Et pourquoi pas, à se précipiter à Aix pour voir les dernières représentations, ou faire dans le futur le voyage de Madrid (on aurait été étonné que Mortier ne s’associe pas à l’entreprise…), de Moscou (au Bolchoï) ou de Toronto.[wpsr_facebook]

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2010: ALCESTE de C.W.GLUCK (Ivor BOLTON; Christof LOY) (6 juillet 2010)

Depuis les années 50, Gluck n’a pas quitté l’affiche des grands théâtres. Souvenons-nous, Liebermann ouvrit Garnier en 1973 certes avec Le nozze di Figaro, mais aussi avec Orphée et Eurydice – production moyenne- mais Gedda, quand même! Quant à Alceste, avec Callas et Giulini, à la Scala en 1954, mais aussi avec Verrett impériale à Paris en 1985, avec Jessie Norman (et Gedda) à Munich; souvenons aussi de Flagstad, de Gencer, plus récemment d’Antonacci oiu de Von Otter. A la Scala avec Muti en 1987, ce fut Rosalind Plowright. Autant dire que les grandes stars ont voulu se confronter au rôle. Un rôle de star, dans toute la noblesse du grand style, au milieu de colonnes (Pizzi…) sensées évoquer le monde mythologique, dans le rythme majestueux d’un Gluck grandiose et statufié. Au delà du célébrissime “Divinités du Styx”, de nombreux airs, de nombreux choeurs restent ancrés dans les souvenirs.
alceste.1278852294.jpgPascal Victor / Artcomart

Rien du hiératisme tragique et grandiose dans la vision de Christof Loy à Aix en Provence, ni d’ailleurs dans celle du chef Ivor Bolton: on flirterait même avec le contraire. Alceste devient une sorte de drame bourgeois très dix-neuvième siècle, dans un décor minimaliste (murs blancs, larges baies) de Dirk Becker, et se déroule au milieu d’enfants dont Alceste est la mère (on dirait presque la mère supérieure…). L’histoire telle qu’elle est traitée m’a fait penser à “Victoria et Albert” et l’Admète de Joseph Kaiser, pourtant très honorable, n’existe pas beaucoup. Ces enfants (en fait le choeur vêtu d’habits d’enfants avec leurs jouets et leurs excès), occupent sans cesse l’espace scénique et deviennent le personnage principal, de manière systématique et répétitive. Il ne se passe pas grand chose d’autre en scène. Alceste vêtue ( costumes de Ursula Renzenbrink) d’abord en mère très bourgeoise, puis en noir -pour le deuil d’Admète-, puis en blanc (comme les victimes de sacrifices) officie au milieu de cette juvénile et vaine agitation. La noblesse de la tragédie lyrique est effacée, les signes baroques (costumes) renvoyés au statut de déguisement à la fin, ou même de marionnettes siciliennes: l’enfer est une sorte de caverne d’Ali Baba où tous les jouets d’enfants sont entassés. Ces jouets qui deviennent les dons que l’on fait aux Dieux pour les calmer. Quant à Hercule, on dirait le Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, un personnage rajouté, inutile dans le contexte, vaguement enfantin et ridicule dont on nous fait bien voir que l’intervention est vidée de son sens. Ce n’est pas dépourvu de beaux moments, notamment lorsqu’Alceste chante, lorsque le choeur-enfants offre ses jouets en ex-voto, lorsqu’aussi, au début, le spectateur devine le drame à travers les portes closes de la chambre royale, mais cela reste un peu trop “artificiel” pour mon goût.

alcestem39621.1278852194.jpgPascal Victor / Artcomart

La distribution est dominée par Véronique Gens. Une Alceste à la fois noble et très simple, très directe, très peu lointaine, une Alceste au contraire proche et non pas habitée par le hiératisme et la noblesse mythologiques, plus mère et épouse que reine. La voix est comme toujours très bien posée, la projection impeccable, les aigus triomphants. Mais cela reste pour mon goût un peu froid, même si le personnage et la couleur vocale sont en pleine cohérence avec les désirs du metteur en scène. C’est une belle Alceste, sans être mon Alceste préférée. Joseph Kaiser, ténor entendu l’an dernier dans Jenufa (magnifique) à Munich, est un très bon Admète, même si la mise en scène ne permet pas à une forte personnalité de s’imposer. Il a l’air un peu perdu, un peu éberlué de ce qui lui arrive (c’est dans le rôle…), mais la voix est présente et la performance très honorable, de même celle du grand Prêtre (vêtu en clergyman) de Andrew Schroeder. Thomas Oliemans ne s’en tire pas mal du tout dans son personnage d’Hercule de pacotille (j’ai dit Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, on pourrait dire aussi une sorte de Loge inoffensif). Le choeur (English Voices) dirigé par Timothy Brown est remarquable, d’autant qu’il lui est beaucoup demandé dans cette mise en scène où les enfants s’amusent, se battent, et sont tour à tour délicieux et insupportables. L’intervention finale d’Apollon (Joao Fernandes, qui chante aussi le Coryphée) vient du choeur et le Dieu est l’un de ces Dieux de carton-pâte qui fait toute l’ironie de la fin, un peu calquée sur les costumes des opéras baroques du XVIIIème qui en fait un jeu mimétique et tout à la fois ironique et destructeur.

Les Freiburger Barockorchester, en résidence à Aix, jadis dirigés par l’excellent Thomas Hengelbrock, sont aujourd’hui régulièrement dirigés par des grands spécialistes du baroque (Herreveghe, Bolton, Jacobs), leur jeu sur instruments d’époque donne ce son quelquefois surprenant et tranchant pour Gluck, qu’on a plutôt l’habitude d’entendre par des formations traditionnelles dans les grands théâtres d’opéra. Le tempo inhabituellement rapide et sec d’Ivor Bolton et sa direction sans vraie nuances m’a empêché de retrouver quelquefois des moments choraux magnifiques et installés dans mes souvenirs, ou même l’approche ronde et majestueuse que Muti avait pu imprimer en 1987 à la Scala.  En bref, je ne suis pas convaincu par l’approche musicale (bruyamment remise en cause par un spectateur le soir de la seconde représentation à laquelle j’assistais).
Au total, c’est une impression contrastée qui domine: ce n’est pas un spectacle à négliger, car certaines idées sont bonnes, l’ensemble est cohérent, la distribution honorable et très homogène, mais il ne nous laissera pas une marque inoubliable, ni même notable, une bonne soirée, une expérience pas totalement convaincante, passable dirons nous…

Mais il y avait la douce nuit aixoise, écrin subtil du théâtre de l’archevêché, bien plus magique que le glacial Grand Théâtre de Provence.

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER au Festival de Pâques de Salzbourg, dirigé par Sir Simon RATTLE, mise en scène de Stéphane BRAUNSCHWEIG (Le 5 avril 2010)

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Le cycle est clos. Une aventure de quatre ans, partagée avec Aix-en-Provence, dont on espère voir un jour la présentation en cycle complet, car on se sent un peu orphelin de ne l’avoir vu que par épisodes. Bernard Foccroule à Aix ne semble pas avoir été séduit par l’aventure du Ring en Provence, initiée par Stéphane Lissner, même s’il confesse que le succès des Berlinois a été le plus gros succès jamais obtenu par des concerts à Aix. Ce qui est exceptionnel à Aix est “ordinaire” si on ose dire à Salzbourg puisque les berlinois y sont (presque) chez eux. Il reste que monter un Ring est un défi peu commun, et c’est pourquoi on aimerait que l’aventure ne reste pas sans lendemain et ne se range pas dans le tiroir aux souvenirs. Même si la mise en scène de Braunschweig ne m’a pas vraiment convaincu, on ne peut vraiment apprécier un travail scénique sur le Ring que si on le voit d’affilée. J’ai aimé ces deux moments, découvrir à Aix et entendre à Salzbourg: on n’a jamais la même impression. Acoustiquement, je trouve que la fosse d’Aix est sonore, trop sonore, et couvre souvent les voix. Ici rien de semblable et les équilibres reprennent leurs droits. L’impression a donc été sensiblement différente entre les deux lieux. Et le même spectacle se regarde dans un autre contexte.
On sait que Sir Simon Rattle est un wagnérien apprécié, ses Tristan, ses Parsifal ont laissé à Vienne ou à Amsterdam des traces durables et positives. Dans l’ensemble, son Ring a été salué par la critique, focalisée en France sur la qualité de l’orchestre, plus peut-être que par l’approche du chef. Il reste que l’entreprise est un succès. Une fois de plus à Salzbourg, Ben Heppner a déclaré forfait: l’enregistrement à peine sorti de Siegfried, distribué ici aux membres bienfaiteurs, reprend les représentations de Salzbourg, avec Lance Ryan, sans doute le meilleur Siegfried d’aujourd’hui. C’est Stefan Vinke qui  remplace en ce printemps Heppner pour Götterdämmerung. Puisque Heppner a toujours chanté à Aix et jamais à Salzbourg (la Provence en été lui va sans doute mieux que le Salzburger Land au Printemps), on aura ainsi eu l’occasion de comparer trois Siegfried, ce qui renforce encore l’intérêt.

Las! Alors que le Götterdämmerung vu à Aix ne m’avait pas déplu- je l’avais même mis aux côtés de Rheingold pour l’approche scénique ( Walküre et Siegfried m’avaient plutôt déçu) la représentation du 5 avril a apporté bien des déceptions et des doutes. D’abord, au contraire des autres jours, j’ai trouvé que certains pupitres de l’orchestre manquaient de concentration, notamment dans les cuivres (à l’exception des cors). On a entendu beaucoup d’approximations, des problèmes de justesse et d’attaques. Certes, la prestation d’ensemble reste de très grand niveau, mais par rapport aux autres soirs on était incontestablement un ton en dessous.
J’ai des doutes ensuite sur l’interprétation de Sir Simon Rattle: un de mes interlocuteurs germaniques m’a dit – et je ne suis pas loin de le suivre: “L’oeuvre resiste à tout, même à une interprétation médiocre”. Il ne se dégage aucune émotion, et le premier acte (notamment) était – un comble- ennuyeux. On n’arrivait pas entrer dans l’oeuvre. la direction à elle seule ne peut être responsable de ce sentiment très mitigé, mais je ne pense pas que le chef ait su entraîner dans une vision marquante l’ensemble des forces artistiques. c’est toujours très construit, très spectaculaire mais souvent aussi trop fort, sans vraie motivation, et sans aucune mais aucune poésie.
Il est vrai aussi que Rattle n’est pas aidé par une distribution inégale, dont il est responsable: je trouve scandaleux que ce Festival, qui vend les billets parmi  les plus chers du monde, ose afficher une Gutrune (Emma Vetter) criarde, à la voix courte, sans aucun intérêt, et s’adresse pour Brünnhilde à une chanteuse certes affichée dans de nombreux théâtres, mais qui n’est pas c’est le moins qu’on puisse dire une Brünnhilde habitée. Katharina Dalayman n’a pas une voix homogène, rien dans le grave, complètement opaque, et toute la voix  se concentre sur l’aigu, avec une impression pénible de cri et non de chant. Dans ces conditions, aucune interprétation, aucune émotion, aucune poésie. Un seul exemple: toutes les grandes Brünnhilde soignent la fin de la première partie du récit finaldu troisième acte, où Brunnhilde prononce “Ruhe, Ruhe, du Gott” en s’appuyant sur l’orchestre en une longue note tenue. Behrens avec Solti en avait presque fait un climax. Ici, rien, aucun écho aucune correspondance avec l’orchestre. Des notes, mais pas de musique.
La seule a s’en sortir au niveau du chant est Anne Sofie von Otter en Waltraute: je ne suis pas sûr que ce soit vraiment un rôle pour elle, le volume n’est pas toujours au rendez-vous, mais dans la manière de dire le texte, de le moduler, on entend la chanteuse de Lied et cela reste avec ses limites une prestation de très haut niveau.

Le Siegfried de Stefan Vinke est sonore, très sonore, mais là aussi, un legato absent, des difficultés à maîtriser le suraigu, notamment au deuxième acte, une voix un peu nasale qui semble plus une voix de tête, que d’appui sur le coffre et le diaphragme. Ce n’est pas une prestation scandaleuse, mais ce n’est pas un Siegfried pour Salzbourg. Le forfait de Ben Heppner y est pour quelque chose sans doute, mais avec Lance Ryan l’an dernier, on avait gagné au change. Ce n’est pas le cas cette année.
Mikhail Petrenko en Hagen pose un autre problème, qui d’ailleurs était le même à Aix: voilà un chanteur intelligent, doué d’une excellente diction, un grand interprète, mais le rôle de Hagen réclame une puissance qu’il n’a pas, notamment dans les ensembles et avec le choeur au deuxième acte. Il est remarquable dans les parties moins épiques, mais le volume reste notoirement insuffisant, mais c’est l’un des seuls personnages “habités”.

Malgré une annonce de rhume, Gerd Grochowski est vraiment un Gunther excellent: lui aussi sait prononcer le texte avec attention et subtilité, la voix a du volume et de la présence dans un rôle ingrat. Quant à Dale Duesing en Alberich, même si la voix est désormais un peu fatiguée, c’est lui qui fait preuve de la plus grande intelligence interprétative, et son intervention est saisissante en début de deuxième acte face à son fils Hagen “Schläfst du Hagen mein Sohn”. D’ailleurs c’est la scène musicalement la plus réussie car sans doute la mieux chantée. Les Nornes sont honnêtes, et les filles du Rhin bonnes: la scène avec Siegfried du début du troisième acte est avec la scène Hagen/Alberich la plus musicale, celle aussi où Rattle conduit l’orchestre, le fait chanter, et où l’on entend un son plein et charnu, et une vraie poésie. Très beau moment.

Comme on le voit, beaucoup de problèmes musicaux et une distribution à tout le moins inégale,  en aucun cas du niveau requis pour Salzbourg.
Quant à la mise en scène, s’il y a çà et là des moments intéressants des images fortes et de belles lumières, monologue final de Hagen au premier acte, scène Hagen/Alberich, scène du palais des Gibichungen avec une bonne utilisation de l’espace, et projections video impressionnantes dans la scène finale et notamment le Rhin, le reste n’a pas beaucoup d’idées ni d’intérêt. Les bonnes idées, on les a déjà vues ailleurs (Wotan réapparaissant à la fin, c’était déjà dans Kupfer à Bayreuth, le “peuple” autour du Rhin, puis tourné vers le public, c’était dans Chéreau). S’il n’y a pas vraiment de mauvaises idées (bon, le choeur des vassaux de Hagen en joueurs de golf et de chasseurs, cela fait sourire), il n’y a rien de notable, rien d’original,et surtout pas de vraie direction d’acteurs, pas de travail sur les relations entre les personnages, pas de  poésie, comme si Braunschweig n’y croyait pas.En fait, des quatre opéras, le plus séduisant reste l’Or du Rhin. Ce Götterdämmerung ne marquera ni les annales du Festival, ni celles du théâtre en général, même si l’entreprise aura marqué Aix en Provence, par son côté exceptionnel. Ici où l’exceptionnel devrait être l’ordinaire,cela aura été une production ni aboutie, ni vraiment inspirée, sans voix exceptionnelles et avec une mise en scène indifférente et plate.
050420101950.1270680627.jpgL’orchestre au complet est venu saluer le public à la fin du spectacle.

L’an prochain (voir le lien), Salomé, avec Emilie Magee (bof) et Stefan Herheim dans comme metteur en scène (mieux) dirigé par Rattle et Gustavo Dudamel comme chef invité dans un des concerts! On reviendra donc!