BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: L’ORFEO de Claudio MONTEVERDI le 18 JUILLET 2015 (Dir.mus: Christopher MOULDS; Ms en scène: David BÖSCH)

"Just married" ©Wilfried Hösl
“Just married” ©Wilfried Hösl

Le répertoire ancien et baroque ne fait pas partie des gènes de la Bayerische Staatsoper, même si le Cuvilliés Theater, l’un des joyaux de l’architecture baroque se trouve à quelques mètres du Nationaltheater. Mais c’est au Prinzregententheater que Nikolaus Bachler a décidé de présenter les opéras baroques. Ce théâtre, bâti au début du siècle sur le modèle du Festspielhaus de Bayreuth dont il est une imitation assez fidèle, en plus réduit, permet d’accueillir plus de spectateurs et continue la tradition lyrique d’un théâtre qui abrita la Bayerische Staatsoper tant que le Nationaltheater n’était pas reconstruit, soit jusqu’en 1963. Aujourd’hui, et depuis 1993, il abrite l’Académie August Everding, l’un des centres de formation de jeunes artistes les plus complets de l’Allemagne d’aujourd’hui.
C’est donc au milieu de fresques antiquisantes du début du siècle et au son de la fanfare initiale célébrissime de Monteverdi, dissimulée dans la salle, que cet Orfeo est présenté dans une mise en scène de David Bösch que les lyonnais connaissent bien puisqu’il a mis en scène Simon Boccanegra il y a deux saisons et qu’en cette dernière saison on lui doit Die Gezeichneten de Franz Schreker. C’est un des jeunes metteurs en scène les plus en vue du théâtre allemand, dont l’approche n’est pas forcément fondée sur une relecture du livret à l’éclairage du monde d’aujourd’hui, comme souvent dans le Regietheater, mais plutôt l’inverse une utilisation d’éléments d’aujourd’hui pour illustrer un livret d’hier.

Le Chariot de Thespis 70 ©Wilfried Hösl
Le Chariot de Thespis 70 ©Wilfried Hösl

Ainsi de L’Orfeo, travail qui s’appuie sur une sorte de version théâtrale de l’arte povera avec des personnages sortis d’une version hippie du retour à la terre et de bergers version post soixante huitarde qui font leur « chariot de Thespis » d’un Bulli, le fameux van historique de Volkswagen des années 60 et 70. Dans ce monde idéal, reconstitué avec des matériaux pauvres (papier, carton, terre), au milieu de grandes fleurs de papier scandant le paysage, dans de beaux éclairages de Michael Bauer, Orfeo fête son mariage, costume de lin couleur ivoire, sorte de vedette qui chante au micro avec un petit groupe de copains et qui reçoit sa lyre en cadeau de noces. La date du mariage est affichée le 18 juillet 75, soit il y a quarante ans (l’an dernier, la date affichait le 20 juillet 1974). Bösch superpose donc le mythe d’Orphée et celui d’un Eden perdu qui serait cette période d’après 68 où tout semblait possible et où une certaine jeunesse pensait retourner à la nature, aux travaux des champs, dans une vision idéalisée de la vie rurale : l’Arcadie version années 70.

Mais à tout Eden correspond la chute, et c’est bien l’histoire de cet Orfeo qui commence au Paradis et finit aux Enfers.
David Bösch fait dérouler cette histoire dans deux mondes divers par les éclairages, mais proches par le style, deux mondes dessinés de manière aussi pauvre l’un que l’autre : dans l’un les fleurs géantes poussent de la terre, dans l’autre pendent des cintres des images des âmes, figurées à la manière d’un visage à la Munch grâce à de magnifiques projections.

Dieux des Enfers ©Wilfried Hösl
Dieux des Enfers ©Wilfried Hösl

D’un côté un Bulli, de l’autre un chariot composé à partir d’une sorte de châssis pour Charon comme pour Pluton, d’un côté un groupe de joyeux drilles, de l’autre un groupe de dieux décatis et chenus au milieu desquels trône une Proserpine altière à la robe étoilée, et un Pluton barbu à la Charlemagne. Deux mondes symétriques, mais dans un style voisin, on passe facilement de l’un à l’autre, au point que le Bulli à la fin paraît un objet transitionnel qui bascule indifféremment du paradis à l’enfer.
Pas de magie au sens baroque, pas d’effets scéniques lorsque chante Orphée, qui apparaît charmer Cerbère (divisé en trois danseurs masqués) et les Esprits comme Papageno charme les animaux avec son Glockenspiel : ce qui règne tout on long de ce magnifique travail c’est une apparente simplicité, comme si nous étions dans un monde au premier degré, où tout est lisible et compréhensible, dans une expression presque naïve, souriante d’abord, triste ensuite, une sorte de monde premier, presque rousseauiste, un Rousseau du Devin de Village, construit autour d’une imagerie des origines : la Musica ouvre l’opéra avec sa valise, comme un peu perdue dans un espace vide, isolée, et assise sur sa valise, personnage presque sorti de La Strada de Fellini, elle ne trouve sens que lorsqu’elle s’approche en souriant de l’orchestre.

Noces hippies ©Wilfried Hösl
Noces hippies ©Wilfried Hösl

La descente aux enfers (accompagnée par la Musique, devenue la Speranza – l’Espérance-, excellente Anna Stéphany, en troupe à Zürich) puis la remontée sont représentées de la manière la plus élémentaire : il suffit d’un tapis rouge où Orphée précède Eurydice, pour la figurer et David Bösch refuse le happy end prévu par Monteverdi et l’apothéose d’Orphée : Eurydice est morte et gît sur la terre. Orfeo désespéré au milieu du groupe d’amis qui s’apprêtait à fêter de nouveau la résurrection du couple, et qui ne lui est plus d’aucun réconfort, ne peut plus chanter et rompt les cordes de sa lyre, Apollon (vu non comme un Dieu triomphant mais comme mendiant claudiquant) intervient pour l’inviter à le rejoindre au ciel et contempler Eurydice dans les étoiles, mais Orfeo s’ouvre les veines et préfère s’allonger auprès de son aimée pour s’ensevelir avec elle.

Orfeo (C.Gerhaher) et Apollo (D. Power) ©Wilfried Hösl
Orfeo (C.Gerhaher) et Apollo (D. Power) ©Wilfried Hösl

Ainsi donc David Bösch refuse ce merveilleux que la mythologie peut apporter pour lui préférer le merveilleux – si l’on peut dire –  humain de la passion amoureuse et du désespoir. Il n’y rien de surhumain dans la manière de représenter l’histoire, elle est au contraire très linéaire, voire parabolique, Orphée et Eurydice rejoignant Roméo et Juliette, ou Tristan et Yseult dans le monde des amants qui vivent l’Eros définitif à travers Thanatos. Le drame n’en est que plus fort, et l’adhésion n’en est que plus vive.

Dans une salle au rapport scène-salle idéal pour ce type de travail où les chanteurs sont proches, où la mise en scène apparaît très épurée et stimulant en même temps l’imaginaire. Le drame s’apaise presque devant l’émotion. Il n’y a plus “spectacle” qui serait divertissement un peu extérieur et formel, mais intériorisation dans une simplicité et une épure qui favorisent la rentrée en soi.

Orfeo star ©Wilfried Hösl
Orfeo star ©Wilfried Hösl

Cette simplicité, le chant époustouflant de Christian Gerhaher, Orfeo baryton, et donc inhabituel en est le modèle. On est d’abord sous le charme d’un timbre clair d’une douceur ineffable, qui n’a pas le style quelquefois trop apprêté d’un Fischer-Dieskau, mais qui au contraire cultive une ligne de chant qui semble naturelle, fluide, avec une diction miraculeuse et une expressivité uniques, y compris dans les moments plus tendus où la voix s’élargit. Chaque note, chaque mot est scandé voire sculpté et pourtant rien ne semble artificiel. Miracle de style et miracle de maîtrise d’un chant direct sans une once d’affèterie : nous sommes aux antipodes d’un chant hyper élaboré  comme quelquefois peut paraître le chant baroque, mais toute l’émotion procède de l’impression d’évidence. L’auditeur peut se reporter à YouTube où la Bayerische Staatsoper a posté “Possente Spirto” sans doute le moment le plus extraordinaire de la soirée. C’est bluffant.
Toute la compagnie d’ailleurs m’est apparue cultiver cette simplicité, qui est évidemment l’expression suprême du travail : apparaître comme le parangon de l’évidence aussi bien des chanteurs qui viennent de la troupe, à commencer par Elsa Benoît, Euridice à la fois élégante  et maîtrisée, mais aussi Tareq Nazmi, Goran Jurić, Plutone, Dean Power, Apollo exemplaire vu de manière inhabituelle par la mise en scène (un mendiant claudiquant) qui était la veille Elemer d’Arabella.

La Musica/la Speranza (Anna Stephany) ©Wilfried Hösl
La Musica/la Speranza (Anna Stephany) ©Wilfried Hösl

Ce qui caractérise l’ensemble de la compagnie c’est une expression loin de toute minauderie ou d’une quelconque recherche de l’artifice : Anna Stephany (La Musica/La Speranza) est à ce titre exemplaire ou la très belle Proserpina (qui chante aussi la messagiera dans une intervention très émouvante) d’Anna Bonitatibus, très belle en scène, chantant avec profondeur et beaucoup de sentiment, mais sans jamais en rajouter dans la déploration (quand elle chante la messagiera) et toujours avec une certaine noblesse.

 

 

 

 

Messagiera (Anna Bonitatibus) ©Wilfried Hösl
Messagiera (Anna Bonitatibus) ©Wilfried Hösl

Son arrivée en messagère de malheur, ou sa tenue en Proserpine à la robe constellée, sont de vrais moments de théâtre, qui tiennent exclusivement à sa présence. Notons aussi les esprits (qui sont aussi les bergers) de Mathias Vidal (excellent pastore I) Jeroen de Vaal, James Hall et Simon Robinson, avec un effort de la mise en scène de caractériser chacun pour éviter tout ce qui pourrait ressembler à une vision faite de lieux communs ou de figures imposées, plutôt que des individus vivants et singuliers.

Ce naturel dans l’expression est aussi ce qui caractérise l’excellent chœur de la Zürcher Sing Akademie dirigée par Tim Brown, d’une grande fraîcheur vocale au son impressionnant et d’une belle présence scénique, projetant une image de jeunesse et de bonheur sans mélange. Enfin, l’orchestre composé d’éléments du Bayerisches Staatsorchester de l’opéra et du Monteverdi-Continuo Ensemble est dirigé par Christopher Moulds, et accompagne les solistes avec une grande efficacité. Le dialogue entre Orfeo et l’orchestre dans l’impressionnant « Possente Spirto e formidabil Nume », l’air central d’Orfeo, où les instruments solistes répondent tour à tour aux paroles est un moment exceptionnel où la qualité de l’accompagnement orchestral contribue à créer une très grande émotion. Sans jamais là non plus imposer une présence qui serait envahissante, mais sans être un simple accompagnement, l’orchestre est un véritable personnage tantôt discret, tantôt présent, avec une vraie ligne rigoureuse et peu décorative dans une musique où il est si facile de faire de la maniera excessive : il en résulte une fraîcheur où tout se répond, le chant, le chœur, la mise en scène et l’orchestre dans une harmonie qui fait image : il m’a rarement été donné de voir un Orfeo aussi fluide, aussi naturel, aussi présent et en même temps aussi jeune, aussi frais et aussi fort.
Voilà encore une réussite de la Bayerische Staatsoper là où on l’attendait moins. On aimerait voir David Bösch, comme Barrie Kosky à Berlin (et avec quel bonheur) continuer à travailler la trilogie Monteverdienne, vu la réussite éclatante et émouvante de cet Orfeo.[wpsr_facebook]

Orfeo creuse la tombe ©Wilfried Hösl
Orfeo creuse la tombe ©Wilfried Hösl

 

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: ALCINA de G.F.HAENDEL le 10 JUILLET 2015 (Dir.mus: Andrea MARCON ; Ms en scène: Katie MITCHELL)

Alcina, dispostif global ©Patrick Berger
Alcina, dispostif global ©Patrick Berger

Après Ariodante l’an dernier, Andrea Marcon et le Freiburger Barockorchester présentent cette année Alcina, l’opéra magique de Haendel, l’histoire de la magicienne Alcina et de sa sœur Morgane, qui séduisent les hommes et les transforment ensuite en animaux sauvages, en arbres et en rochers. Mais voilà, Alcina tombe amoureuse de Ruggiero qu’elle a attiré dans ses filets au point qu’il en a oublié sa fiancée Bradamante. Bradamante ne s’en laisse pas compter,  vient chercher son aimé, et cherche à l’arracher aux trop doux sortilèges de la magicienne.

Pour ce spectacle phare du Festival 2015, Bernard Foccroule a réuni une distribution de très haut niveau, composée de chanteurs qui tous abordent le rôle pour la première fois, dont Patricia Petibon (Alcina), Philippe Jaroussky (Ruggiero), Anna Prohaska (Morgane) et Katarina Bradić (Bradamante). Il  a confié la mise en scène à Katie Mitchell, qui en est à sa quatrième production  à Aix. Elle a marqué par son travail sur Written on Skin de George Benjamin en 2012. La structure de son décor rappelle d’ailleurs ce spectacle, comme si se créait une sorte de style, bien que le décorateur en soit en 2015 Chloe Lamford et en 2012 Vicki Mortimer. Ainsi donc, est représentée une sorte de maison en coupe, de type maison de poupée, avec au centre un salon bourgeois, éclairé, lambrissé, et de chaque côté et au premier étage, dans un éclairage glauque et froid, les espaces cachés, les coulisses de la magie, qui abritent en haut la machine à transformer les hommes en animaux empaillés qui le mieux leur correspondent (qui ressemble étrangement à la machine à corned beef de Tintin en Amérique avec son tapis roulant) et en bas les « antres» de Morgane à jardin et d’Alcina à cour, où elles apparaissent vieillies et décaties. Elles passent d’un espace à l’autre par des portes qui sont des seuils à transformation puisque très habilement elles apparaissent jeunes et désirables dans l’espace central et passent de l’ombre à la lumière par un sas magique : magnifique travail de théâtre où les héroïnes vieillies et celles qui sont désirables s’enchaînent avec une précision qui va jusqu’au moindre geste. Ce mécanisme se grippera à la fin quand les pouvoirs magiques s’atténuent et s’épuisent au 3ème acte, non sans une jolie ironie.

Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger
Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger

Katie Mitchell revendique le « féminisme » de ce travail, qui glorifie le désir féminin dans ses manifestations diverses, Morgane plutôt SM et Alcina plutôt autoérotique, et l’homme objet, Ruggiero devenant une sorte de machine à donner le plaisir sans grande personnalité : le héros Ruggiero a perdu tous ses pouvoirs et tout son héroïsme au contact des mains expertes d’Alcina. Mais le désir de la magicienne se meut en amour de plus en plus exacerbé à mesure que Ruggiero va s’éloigner, car Haendel – et c’est l’un des prix de cet opéra – travaille particulièrement les ressorts psychologiques des personnages, qui ne sont pas des stéréotypes sortis des romans du Tasse ou de l’Arioste (en l’occurrence), mais des âmes qui vibrent et qui aiment.

La magie qui fait mouvoir l’histoire, c’est le désir et ses sortilèges, un désir ritualisé avec un lit central et des servants multiples qui gèrent les personnages et notamment Ruggiero comme des objets qu’on habille et déshabille à plaisir et qui ne font rien d’autres que se laisser faire. Au lit central qu’on fait et défait, qui ne sert à dormir qu’au lever de rideau, d’ajoutent des vitrines qui abritent soit des animaux empaillés, soit des végétaux, soit les produits qui servent à préparer la transformation: on pense aux expériences du XVIIIème siècle où l’on injectait des produits dans les cadavres (ou dit-on dans les corps vivants des serviteurs – à Naples notamment) pour des expériences « scientifiques », mais il y a quelque chose aussi d’expériences à la Mengele dans ces rituels où l’on injecte la mort lente à ces personnages, et une claire allusion à la mort par injection létale, c’est à dire les diverses barbaries de notre époque, sans parler de références plus littéraires (H.G.Wells).

Bramante reçoit l'injection fatale ©Patrick Berger
Bramante reçoit l’injection fatale ©Patrick Berger

Les animaux en vitrine rappellent d’ailleurs les cabinets de curiosité qui essaimaient les maisons aristocratiques européennes. Ainsi donc les deux sœurs s’inscrivent emblématiquement dans les occupations d’une aristocratie oisive qu’on connaît bien au XVIIIème, servies par une domesticité abondante, silencieuse, industrieuse où hommes et femmes s’affairent indistinctement dans la joie du transgenre.
Bien sûr les allusions directes au plaisir, la crudité de certaines scènes qui font penser à un porno soft et chic, l’utilisation des vocalises pour mimer le plaisir font rire ou sourire le public, mais ce sont des artifices désormais fréquents : les vocalises mimant le plaisir ici ou ailleurs les effets de la drogue existent depuis le Don Giovanni de Peter Sellars à la fin des années 80.
Au milieu de ce petit monde inoffensif à la « Histoire d’O », surgissent habillés en soldats d’intervention de type GIGN Bradamante et Melisso : gilets pare balles, petite valise contenant les outils de sabotage. Ils tranchent dans le paysage policé et glacé installé par la mise en scène, mais c’est aussi ce qui va exciter le désir de Morgane. Des hommes, des vrais ! Et le mâle Bradamante (très bien personnifié par Katarina Bradić) tranche avec la féminité d’un Ruggiero amolli : les schèmes sont inversés dans ce monde un peu isolé dans sa bulle que nous propose Katie Mitchell. Bradamante d’ailleurs est un peu l’élément perturbateur d’une histoire qui pourrait durer : Ruggiero l’a oubliée, il coule des jours tranquilles en dansant un tango éternel chez Alcina.

Passe muraille...©Patrick Berger
Passe muraille…©Patrick Berger

La magie est vécue à minima dans l’histoire que raconte Katie Mitchell, c’est une magie mécaniste (la machine à empailler, qui, on va le voir, employée à l’inverse, sert aussi à ressusciter) ou chimique (les injections d’un produit vert dans le corps des victimes). Le seul élément vraiment magique est le passage d’une pièce à l’autre, car – ce qu’on découvre bientôt- l’espace central est illusion et les autres espaces (premier étage et espaces latéraux) ceux plus gris du réel, hic et nunc, où Morgane et Alcina plus mûres et plus fripées mais pas cacochymes regardent les effets de leurs pièges ou méditent, assises à leur petite table, comme dans les coulisses d’une représentation qui a lieu au centre.
Certains moments sont à mon avis mieux réglés que d’autres : la transformation de Bradamante de soldat en charmante jeune femme par exemple, plus fraiche et plus spontanée que les deux magiciennes, un peu artificielles ou sophistiquées, ou bien l’exécution de la même Brdamante et sa transformation en petit oiseau, devant un Ruggiero prisonnier attaché à un pilier qui rappelle un peu Ulysse attaché au mât pour résister au chant des Sirènes. Le dérèglement de la magie dans la toute dernière partie où le rythme s’accélère et où plus rien ne fonctionne pour les deux femmes qui ne savent plus si elles apparaissent dans la splendeur de leur beauté ou dans la réalité de leur âge, joue à un « qui est qui » désespéré très bien construit dans son ironie et sa distance.
En revanche, les moments où Melisso et Bradamante posent des dispositifs électroniques destinés à bloquer les machines et les portes magiques me paraissent moins inspirés, dans leur allusion aux séries télévisées ou aux films « à sauvetage » d’inspiration américaine : bien sûr, Katie Mitchell cherche à transposer les aventures des héros de L’Orlando Furioso avec les moyens du jour et à l’aide de notre imaginaire embrumé par la TV ou les films de série B, mais c’est tellement grossier que l’effet d’ironie s’estompe, tout comme m’est apparue une facilité la mise sous vitrine des deux femmes, naturalisées pour l’éternité.
Au total, ce travail habile, qui commence en porno chic et finit en film de guerre US, est irrégulier et manque d’une certaine idée force. L’approche de Christof Loy à Zürich en 2014 (Alcina à Zürich) , qui jouait sur l’espace scénique, sur le baroque et sur la magie du théâtre rendait  de manière plus évidente l’ambiance particulière de la partition entre retenue et feu d’artifice, en faisant de l’espace théâtral un espace des âmes tiraillées entre réel et représentation.
Mais ce qui frappe ici, c’est la cohérence entre le plateau et la musique : il y a clairement une adhésion entre l’espace musical et l’espace scénique, et un véritable engagement des chanteurs au service de la production : chacun joue le jeu, chacun est à sa place, avec des fortunes diverses au niveau du chant, mais une impeccable cohésion scénique. Dans cet opéra de femmes, il faut souligner d’abord la performance de Katarina Bradić en Bradamante, performance scénique car elle est impressionnante de justesse dans Bradamante travesti en soldat et performance vocale grâce à une voix homogène, au timbre riche, aux agilités dominées et aux graves sonores aux aigus puissants. Une découverte faite pour interpréter les nombreux travestis du répertoire.
Anna Prohaska est en revanche une déception. Certes, les agilités, les mezze voci, les notes filées sont là, avec des aigus quelquefois plus fragiles. Mais il manque d’abord la projection: la voix passe mal (il est vrai que l’acoustique du Grand Théâtre de Provence n’est pas idéale). Ensuite le timbre n’est pas très agréable, un tantinet acide, et les graves sont complètement opaques. Les récentes prestations de cette chanteuse désormais populaire sur le marché lyrique ne m’ont pas convaincu. Il manque quelque chose à cette voix pour s’épanouir et emporter l’adhésion. Et tornami a vagheggiar exécuté avec soin mais sans vraie intensité en souffre .
Reste Patricia Petibon, qui comme les autres faisait ses débuts dans le rôle d’Alcina : elle domine le plateau, très largement, d’abord par ses qualités d’interprétation et d’actrice, puis par une voix particulièrement expressive : elle entre complètement dans la mise en scène, est complètement engagée en contrôlant chaque geste, chaque expression et avec un sens extraordinaire de la nuance et de la couleur; elle n’a aucun problème technique, ni dans la projection, ni dans le contrôle de la voix, ni dans les agilités : son ombre pallide est anthologique. Elle est très différente de Bartoli, peut-être plus intérieure, mais elle propose une Alcina qui ne se résigne pas, un vrai personnage tragique et tendu. Nous sommes  à un niveau d’excellence à jeu égal.

Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger
Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger

Du côté masculin, un Melisso (Krzysztof Braczyk) de bon niveau, au physique impressionnant de soldat d’intervention, dont la voix de basse sonne, bien posée, bien projetée, apparaît bien plus présent que l’Oronte un peu léger et sans personnalité marquée d’Anthony Gregory.
Philippe Jaroussky promène son extraordinaire facilité vocale, se jouant des agilités et des autres difficultés du rôle. Mais scéniquement, il n’entre pas vraiment dans le personnage : certes il est un homme-objet au départ et la mise en scène lui demande une certaine passivité, mais lorsque ses amis lui apportent ses habits de soldat et de héros (en réalité un habit d’officier et non d’intervention comme Melisso), il n’en fait pas plus et reste plutôt apathique en scène. Entre une Bradamante énergique et une Alcina passionnée, il reste un peu prostré, peut-être paralysé par ces femmes exigeantes.
Notons enfin l’Oberto magnifique qui nous est offert par Elias Mälder, le jeune chanteur du Tölzer Knabenchor : des interventions limitées au début (l’intrigue d’Oberto recherchant son père reste très secondaire) mais frappantes, voire stupéfiantes, qui ont emporté l’enthousiasme justifié de la salle.
Tout se passe comme si Katie Mitchell avait demandé à sa distribution masculine une relative discrétion, une modestie dans le jeu destinée à exalter la partie féminine. C’est ce qu’a fait Haendel dans la partition, réservant des rôles de complément aux voix masculines, et l’essentiel des airs spectaculaires au castrat et aux voix féminines : l’homme ici s’efface pour n’être qu’outil au service des passions des autres.
Le plateau et la mise en scène,sont soutenus avec attention par une fosse magnifiquement conduite par Andrea Marcon à la tête d’un Freiburger Barockorchester plus convaincant dans Haendel que dans Mozart (Die Entführung aus dem Serail). Marcon propose une interprétation très raffinée, soignant les équilibres sonores, jamais trop énergique, ni trop rapide, plutôt retenue et même souvent mélancolique. Il en résulte une ambiance quelquefois mystérieuse, quelquefois feutrée, et toujours très colorée, qui donne à la partition une vraie épaisseur, voire une vraie profondeur, en s’appuyant notamment sur de très belle cordes. Dans un style moins énergique et peut-être moins brillant que Giovanni Antonini à Zürich, il est tout aussi convaincant en ne recherchant jamais l’effet mais toujours le sens et la vérité du texte.

Ainsi cette production est-elle emblématique de la politique menée à Aix-en-Provence par Bernard Foccroule : chaque année une œuvre du répertoire baroque, chaque année un effort pour revisiter ce répertoire garanti à la fois par l’excellence musicale, incontestable ici malgré un cast un peu irrégulier, et par une mise en scène plutôt novatrice, mais sans excès : un début un peu hard qui peut faire frémir, puis un travail d’actualisation assez cadré sans bouleverser le regard sur l’œuvre. « Du plaisir sans peur », comme dirait Tartuffe.
Et puis, revoir Alcina fait toujours plaisir à Aix-en-Provence : l’œuvre est inscrite dans l’histoire du Festival, qui pour ses 30 ans en 1978 s’était offert Alcina avec une Teresa Berganza de légende en Ruggiero et une grande Christiane Eda-Pierre (dont on ne rappelle pas suffisamment la carrière) en Alcina, sous la direction de Raymond Leppard et dans une production marquante de Jorge Lavelli. C’était le début d’une grande carrière pour cet opéra devenu l’un des plus populaires du répertoire baroque. Il est réconfortant de penser que 37 ans après, c’est toujours vrai, et c’est encore à Aix. [wpsr_facebook]

Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli
Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli

 

IN MEMORIAM JON VICKERS (1926-2015)

Jon Vickers en 1991
Jon Vickers en 1991

Encore un des marqueurs de ma vie de mélomane qui s’en va. J’ai eu la chance, comme beaucoup de parisiens, de le voir dans une série de rôles : Otello, Néron (de l’Incoronazione di Poppea), Parsifal, Canio, Peter Grimes, Florestan, Tristan, Samson. C’est encore mon Parsifal de référence, tant il m’a marqué dans ce rôle qu’il interprétait de manière hallucinante, en en faisant un personnage mûr, soucieux, dramatique, imposant.

Nerone à Paris (1978)
Nerone à Paris (1978)

N’en déplaise aux baroqueux, il fut Néron face à la Poppea de Gwyneth Jones. Ceux qui ont vu à Paris en 1978 cette production de l’Incoronazione di Poppea dans une distribution digne de Wagner (avec eux Christa Ludwig et Nicolaï Ghiaurov) que déjà à l’époque on avait critiqué au nom de la vérité musicale, savent combien la vérité scénique était là, dans ces personnages hors du commun, dans un Néron bestial et monstrueux, qui savait pourtant (et avec lui la Poppea de Gwyneth Jones) retenir sa voix et produire le plus incroyable duo final qu’on ait pu entendre (On peut le voir sur YouTube). Il y a la vérité musicale qui aujourd’hui est autre, les modes sont ailleurs, elles changeront sans doute comme toutes les modes et tous les diktats. Et puis il y a la vérité du texte, la vérité de la scène : aucune des Incoronazione di Poppea depuis n’a imposé cette vérité là. Pour moi le couple Nerone/Poppea, c’est Vickers et Jones, pour l’éternité.
Jon Vickers est de cette race de chanteurs qui n’a plus cours aujourd’hui.
Aujourd’hui on adore les voix sous verre, les voix propres, les voix lisses, les voix contrôlées car on pense que la forme c’est toujours la substance.
La génération de mélomanes qui a découvert l’opéra dans les années 60 ou 70 a été formée aux grandes voix de tripes, les Resnik, les Nilsson, les Freni, les Price (Leontyne et Margaret), les Arroyo, les Domingo, les Cappuccilli, les Ghiaurov, les Jones, des chanteurs qui savaient ce que style voulait dire, qui savaient ce que contrôle voulait dire, mais qui pliaient leur style et leur technique aux exigences de l’expression, du texte et de la vérité scénique et surtout de l’émotion.

Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan
Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan

Le deuxième acte d’Otello avec Vickers était hallucinant de violence, de déchirure béante. Son Vesti la giubba de I Pagliacci arrachait les larmes. Qui a chanté comme lui l’air de la Meule (Vois ma misère) de Samson et Dalila ? On ne joue plus guère cet opéra aujourd’hui faute de chanteurs capables de transcender une œuvre qui a besoin de brûleurs de planches pour exister.
Jon Vickers avait à la fois la carure écrasante en scène, une présence phénoménale qui exigeait à ses côtés des partenaires immenses car on n’avait d’yeux que pour lui dès qu’il apparaissait et dès qu’il prononçait quelques mots de sa voix inimitable, au timbre si particulier : dans Parsifal, dès le premier acte, où pourtant il n’a pas grand chose à dire, il en était ainsi.
Jon Vickers portait le drame dans la voix, il portait la lacération, il portait la tragédie. Le disque a su d’ailleurs le rendre, dans son Otello (même dans le film avec Karajan pourtant critiquable) dans son Don José, dans son Siegmund même à Bayreuth ou à New York.
Son rapport avec Wagner était contrasté, il a très vite quitté Bayreuth, car il n’y aimait pas l’ambiance religieuse qui entourait Richard Wagner, lui qui par ailleurs était un fervent chrétien. Mais il a laissé une trace wagnérienne indélébile dans le fameux Tristan und Isolde d’Orange (7 juillet 1973) où les trois monstres (Jon Vickers, Birgit Nilsson, Karl Böhm) et l’Orchestre National qui était alors de l’ORTF luttaient contre le mistral et s’inscrivaient pour l’éternité dans la légende (il FAUT voir et revoir le film de Pierre Jourdan).
Alors on ne s’arrêtera pas aux reproches qu’on lui faisait d’histrionisme,  ou de toucher aux partitions pour servir sa voix (Toscanini lui-même et d’autres trituraient quelques mesures pour garantir un effet) : ceux qui l’ont vu sur scène savent quel artiste il était, et quelle présence, quelle générosité vocale il offrait au public. Quand je pense à Peter Grimes, je vois Vickers (qui a beaucoup contribué à la popularité du titre hors le Royaume Uni) seul, déchirant dans son pull de laine épaisse trop grand, attirant les larmes rien que d’être avant même de chanter. Je me souviens aussi de son sourire et de sa chaleur, quand, jeune fan, j’allais l’attendre à la sortie des artistes du Palais Garnier. Bref, un pan de plus de mon univers s’efface du monde terrestre, mais reste présent ô combien dans le monde mythique de mon paradis lyrique. [wpsr_facebook]

Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)
Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LE CID, de Jules MASSENET le 9 AVRIL 2015 (Dir.mus: Michel PLASSON; Ms en scène: Charles ROUBAUD)

Acte I © Agathe Poupeney
Acte I © Agathe Poupeney

En programmant Le Cid de Massenet créé au Palais Garnier et jamais représenté depuis 1919, l’Opéra de Paris est pleinement dans son rôle de conservatoire de l’opéra français, honorant une création ayant eu lieu à Garnier, quand la plupart des opéras de cette période qui ont laissé quelque trace ont été créés à l’Opéra Comique. Il est donc tout aussi légitime de le représenter sur le lieu même de sa création.
On peut discuter du choix du titre, mais cette saison, deux œuvres peu ou pas jouées du répertoire français ont les honneurs de la scène et c’est heureux : le mois prochain en effet, le Roi Arthus de Chausson sera enfin créé à l’Opéra de Paris. Paris découvrira une œuvre à laquelle la capitale n’a eu droit qu’en version de concert grâce à Radio France (tiens…tiens..) en 1981. Il faut donc saluer vigoureusement l’initiative de Nicolas Joel, auteur d’une saison par ailleurs assez pâle.
Mais voilà, en programmant Le Cid, les choix de Nicolas Joel laissent percevoir que cette reprise sera sans doute isolée, puisqu’on est allé chercher à Marseille la production, sans financer de production maison, même si pour l’occasion, distribution et chef sont au-delà de toute éloge.
Car la production de Charles Roubaud est de celles qui méritent de rester au magasin des accessoires. Transposée dans une Espagne des années trente, pré-franquiste, on y brandit force drapeaux, on y voit des soldats et l’armée, des cardinaux et donc l’église, des coteries, des rivalités, un Roi, une infante et un certain nombre de petits héritiers du genre Las Meninas (ou Los Meninos) à la mode 1930, de jolis meubles et un décor ma foi assez efficace pour le genre, signé Emmanuelle Favre.
De mise en scène, pas grand chose, de direction d’acteurs, pas grand chose non plus : les chanteurs sont laissés à eux mêmes avec leurs gestes traditionnels, bras ouverts, main sur le cœur. Bref, de l’archi réchauffé, du tout venant sans véritable intérêt qui ne dérange personne : on préfère hurler contre Warlikowski ou Marthaler, parce que l’intelligence dérange plus que la médiocrité. la scène finale à ce propos est digne de la pire des opérettes.

Scène finale © Agathe Poupeney
Scène finale © Agathe Poupeney

Par ailleurs en affichant Roberto Alagna dans le rôle, et Michel Plasson en fosse, Joel (et maintenant Lissner) s’assurait du succès (mérité d’ailleurs dans ce(s) cas ce soir). Personne à l’évidence ne venait pour une mise en scène, comme si la mise en scène était la cinquième roue du carrosse, sauf quand elle réveille ceux qui sont assoupis.
Un soin tout particulier en effet a été apporté à la réalisation musicale.
Je n’ai personnellement que peu d’affinité avec cette musique, même si certains moments (ouverture, acte III) me sont apparus plus intéressants. L’espagnolade du IVème acte est même vraiment pénible, vu le sujet.
J’oubliais qu’enfin, après 50 ans, je sais d’où vient la musique que tout jeune à peine sorti de l’enfance, j’écoutais en regardant les pirouettes d’Alain Calmat en patinage artistique à la télévision. Il patinait donc sur le ballet du Cid de Massenet !
Ce soir j’aurai appris quelque chose d’enfoui depuis mes 12-13 ans.
On ne compte pas les adaptations du Cid de Pierre Corneille, la tragi-comédie emblématique du théâtre classique, tout en ellipses et en litotes, un texte merveilleux, une structure dramaturgique hardie, et une fin amère : ce report de décision à un an « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi » est interprété par un « happy end » possible, mais rien dans le texte de Corneille ni dans les paroles de Chimène ne le laisse espérer. J’ai toujours interprété cette fin comme une fin de non recevoir.
En tous cas souverainement mis en mot et en drame par Corneille. Le livret d’Adolphe Ennery, Louis Gallet et Edouard Blau bannit toute interrogation et toute incertitude : La « mise en scène » de Roubaud, où Chimène se jette dans les bras de Rodrigue venu la rencontrer dans ses appartements renforce les espérances du public.

Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney
Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney

Seules les interrogations et les lâchetés des soldats qui hésitent à aller combattre sont dans le livret mises en valeur, elles « rallongent la sauce » dans des scènes d’une rare pauvreté à l’acte IV, qui ne servent qu’à préparer l’air de référence de Rodrigue « Ô souverain, ô juge, ô père ! ».
Ce qui était chez Corneille une extraordinaire mise en scène de la dignité humaine est abâtardi dans le livret de l’opéra, où l’on affiche une histoire d’amour assez ordinaire qui illustre plus que Corneille les fameux vers de la parodie de Georges Fourest extraite de  La Négresse blonde  que je ne résiste pas à vous rappeler in extenso :

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or…

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lents se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

C’est bien plutôt ces derniers vers qu’illustre Le Cid de Massenet, dont le ton très éloigné de l’original est bien plutôt une resucée sucrée à la mode de l’opéra bourgeois du XIXème, truffée des vers de Corneille, pour faire plaisir au public.

Ces vers  se tiennent d’eux-mêmes sans besoin de l’apport d’une quelconque musique, qui en l’espèce, les affadit : « Ô rage, ô désespoir », « à moi comte, deux mots » « Percés jusques au fond du cœur », « pleurez, pleurez mes yeux » sont bien là, mais ces vers ont eu pour effet (salutaire) de me replonger dans la pièce de Corneille, chef d’œuvre du théâtre baroque plutôt que classique, et par erreur inscrite aux programmes de collège alors que sa complexité demanderait une étude plus approfondie au lycée.
On me dira que l’opéra et le théâtre, c’est différent, et je m’inscris en faux : l’opéra, c’est du théâtre, et en l’occurrence, Le Cid de Massenet n’est pas du bon théâtre puisque tout ce qui fait la grandeur du théâtre n’est pas repris, au profit de bons sentiments qui piétinent les grands principes. Le ténor et la soprano seront heureux et auront beaucoup d’enfants, que même l’Infante en vain amoureuse finit par applaudir. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, dans un monde idéal où honneur noblesse et amour sont récompensés.

"Dieu qu'il est beau l'assassin de papa"© Agathe Poupeney
“Dieu qu’il est beau l’assassin de papa”© Agathe Poupeney

Comme je l’ai déjà souligné, au service de cette guimauve, une distribution et une direction musicale incontestables dans l’ensemble.
Quel plaisir on a à retrouver Michel Plasson qui sait comme personne donner à cette musique un véritable intérêt et une vraie grandeur. L’orchestre est à son meilleur, veloutés des cordes, éclat des cuivres, contrastes, couleurs, extrême lyrisme : il y a des moments de pur bonheur, procurés par l’engagement de l’orchestre et par le rythme imposé par Plasson, tantôt dynamique, tantôt retenu, mais toujours juste, et souvent émouvant. Il est juste dans l’ouverture, exposé un peu touffus pour mon goût de la plupart des thèmes, car il est contrasté, il est d’une ineffable douceur comme d’une fermeté épique, dans le ballet, il a le rythme mais aussi la clarté analytique qui révèle toutes les notes et les recoins de la partition. De plus il ne couvre jamais les chanteurs, et laisse les voix s’épanouir, et son troisième acte, l’acte de l’amour est totalement convaincant. Bref, ce travail est une vraie fête.

Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney
Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney

Fête du chant français également, car il y a peu à redire des prestations de la distribution dans son quasi ensemble.
Tous les rôles de complément sont bien tenus, aussi bien le Saint Jacques de Francis Dudziak, le Roi de Nicolas Cavalier ou le Gormas de Laurent Alvaro. Notons au passage dans la distribution Luca Lombardo (Don Arias), qui fut un ténor apprécié dans les années 90 (Il enregistra le rôle de Floreski dans la Lodoiska de Cherubini sous la direction de Riccardo Muti).
Paul Gay en Don Diègue est à la fois un personnage de grande allure, avec une belle présence vocale : la voix est bien posée, bien projetée et très intense, par le ton, les accents, la couleur. La prestation dans l’ensemble est plus que convaincante, elle est d’une justesse confondante.
L’infante d’Annick Massis, dont le rôle consiste dès le début à renoncer à l’amour pour Rodrigue (dans un opéra belcantiste, elle aurait sans doute dépensé toute son énergie à nuire à sa rivale, sinon à lui préparer un bouillon de onze heures) au nom de la raison d’Etat et de son statut propre : la voix est comme toujours très bien contrôlée, les aigus sûrs, le tout avec un vrai style. Je ne l’avais pas revue depuis sa princesse Eudoxie dans La Juive de Halévy à Bastille (une production Mortier) : elle est toujours aussi intense, a toujours une magnifique tenue en scène et une voix toujours aussi maîtrisée. C’est vraiment une très belle artiste.

L'infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)
L’infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)

Mes réserves vont plutôt à la Chimène de Sonia Ganassi. J’ai toujours apprécié cette voix et cette artiste, sérieuse, à qui on a peut-être offert des rôles excédant ses possibilités réelles (comme Eboli) : c’est une interprète rossinienne de grande classe, ce n’est pas mezzo dramatique.
Pour Chimène, la voix est un peu à la peine. Chimène est un rôle pour grand mezzo : Grace Bumbry l’a enregistré avec Domingo (sous la direction d’Eve Queler), c’eût put être un rôle pour Urmana, ou même pour Béatrice Uria-Monzon, dont le beau physique et la voix chaleureuse et musicale eût fait merveille. Chez Ganassi, le volume est aux limites, les aigus métalliques et presque criés, elle n’a pas non plus l’allure qui conviendrait au rôle. Son interprétation reste honorable, mais un peu en-deçà du niveau des autres protagonistes.
Roberto Alagna est Rodrigue. Il n’a peut-être pas tout à fait la part héroïque du rôle, dont les aigus les plus marquants lui posent quelque difficulté (courts, un peu vite évacués), mais tout le reste en fait un Rodrigue de rêve. D’abord, la diction, phénoménale, une pure leçon de chant, et de vrai chant français, avec des piani et pianissimi de rêve, tenus sur le souffle, avec des modulations et des variations de couleur, et une voix d’une clarté miraculeuse. Il y a très longtemps que je ne l’avais entendu dans une telle forme et aussi radieux avec dans la voix à la fois une technique impeccable, mais aussi un sens de l’interprétation, un sens de la variété, une jeunesse incroyable du timbre (il a 51 ans).
« Tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène » : c’est tellement vrai en l’occurrence et tellement vibrant que cette prestation stupéfie par sa vérité et son authentique engagement. À peu de jours de distance, j’ai eu la chance d’entendre Kaufmann et Alagna, et ai pu vérifier qu’en matière de style, ils n’ont pas beaucoup de rivaux. Mais là où Kaufmann avec son timbre sombre incarne les héros mélancoliques, Alagna est solaire, lumineux, vibrant de jeunesse et vraiment enthousiasmant.
Sur lui et sur Plasson repose le succès incroyable remporté par la production auprès du public parisien. Pour ma part, si je ne suis ni convaincu par la production, ni par la musique de Massenet, mais je dois reconnaître que j’ai rencontré Le Cid ce soir dans les meilleures conditions musicales possible.
Je vais quand même retourner à mon Corneille adoré. [wpsr_facebook]

Roberto Alagna © Agathe Poupeney
Roberto Alagna © Agathe Poupeney

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: MANON de Jules MASSENET le 21 MARS 2015 (Dir.mus: Emmanuel VILLAUME, Ms en scène: Laurent PELLY)

Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Avouons le, Manon de Massenet n’est pas l’un de mes opéras de l’île déserte. Mais étant sur place, j’ai voulu en profiter pour voir cette représentation coincée à 12h30 entre l’Ernani de la veille et les Contes d’Hoffmann du jour, dirigés par James Levine.
Et j’ai été bien inspiré car ce fut une belle et grande représentation.
Les matinées du samedi au MET ont un public fait de très jeunes et de très vieux, très typé, très aidé par le personnel de salle, toujours nombreux et sympathique, il y a une vraie ambiance, sympathique au demeurant. Le MET n’est pas un théâtre snob, ou très chic et très habillé ; le public y est spontané et chaleureux, même si à la différence de Munich, il ne s’attarde jamais au baisser de rideau final, mais réserve ses applaudissements les plus chaleureux durant la représentation, quelquefois à scène ouverte pour un décor, quelquefois même saluant l’entrée d’un chanteur. Bref, chaque théâtre a ses habitudes et j’aime bien cette ambiance, les bousculades à la MET Shop pour acheter les produits dérivés multiples, et même des variations sur les costumes de scène. Il y a avait vraiment beaucoup de monde en ce samedi midi.

Cours la Reine (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Cours la Reine (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

La production est bien connue, c’est celle de Laurent Pelly qu’on a vue à la Scala notamment en 2012 (voir mon compte rendu d’alors http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=3580). J’avais été assez sévère avec la mise en scène de Laurent Pelly. À distance, je le suis un peu moins, à moins que l’excellence musicale n’ait adouci mon jugement. Ce n’est pas un des travaux de référence de Pelly, mais il y a tout de même une distance assez ironique, une peinture des personnages, notamment secondaires, plutôt sarcastique (excellent Christophe Mortagne dans Guillot de Morfontaine), sans illusion, avec des moments réussis (le premier acte, très bien réglé, l’hôtel de Transylvanie, très acrobatique dans un espace relativement réduit), d’autres moins (Le Cours la Reine, malgré de jolis mouvements du chœur d’homme devant Manon), une vision plus évocatoire que réaliste, projetée au XIXème à l’époque de Massenet, dans une « belle » époque, bien décadente comme le XVIIIème de Prévost. Massenet stylise moins l’histoire que Puccini, rentre plus dans le détail, est moins elliptique, et s’intéresse beaucoup aux personnages secondaires qui gravitent autour le l’héroïne, Lescaut, le père Des Grieux, les chœur des femmes à Saint Sulpice, ou bien sûr Brétigny et Morfontaine, personnage ridicule, comique et fort dangereux à qui Manon devra sa ruine. Au total j’ai plus accroché à Pelly cette fois qu’il y a trois ans à Milan.
Mais c’est bien plus les aspects musicaux que j’ai trouvés ici très convaincants, à commencer par la direction musicale d’Emmanuel Villaume. Je sais depuis longtemps que c’est un chef intéressant, j’ai par exemple écouté son dernier enregistrement de Iolanta de Tchaïkovski avec Anna Netrebko et j’en conseille vivement l’achat aux mélomanes. Sa direction est vraiment étonnante de couleur, de tension, de vivacité, de poésie.
Ici, dès le prélude, cette musique souvent raillée par un snobisme de mélomane germanophile est prise ici au sérieux, avec sa générosité, son éclat, la luxuriance de ses détails ; ce qui me frappe dans la direction de Villaume c’est la luminosité d’une direction qui jamais ne relâche la tension, qui accompagne le plateau, qui sait exprimer la situation avec le pathos voulu, mais sans être démonstrative ni vulgaire, c’est au contraire d’une rare élégance.
Mais ce qui frappe plus qui comme moi n’est pas trop proche de cette musique (j’aime beaucoup Werther, Don Quichotte, mais le reste moins), c’est qu’il révèle des multiples détails de la partition, et il en ressort une richesse inattendue. Je sais que les lecteurs amateurs de Massenet ne vont trouver là rien que très normal, mais jamais quelqu’un n’avait autant focalisé mon attention sur les raffinements de cette musique, et sur les multiples signes qui nous invitent à une audition débarrassée des idées préconçues. Grâce à la direction d’Emmanuel Villaume, je vais essayer de me plonger de manière plus attentive sur cet univers que je trouvais vaguement ennuyeux. Ici je ne me suis pas ennuyé une seconde à l’écoute de l’orchestre, avec des sommets (l’acte de Saint Sulpice, bien entendu, mais aussi le deuxième acte, très tendu, très senti) et de très beaux moments (le dernier acte).

Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Il est vrai qu’il est servi par une distribution remarquable, avec des rôles de second plan très bien tenus, j’ai parlé du Guillot de Morfontaine désopilant et plein de relief de Christophe Mortagne qui obtient un grand succès mérité, Nicolas Testé en père noble qui rappelle Germont est aussi remarquable. On est d’ailleurs frappé dans la scène de l’hôtel de Transylvanie par le souvenir qu’a Massenet de la fête chez Flora à l’acte II de la Traviata. Russell Braun est un bon Lescaut (il l’était aussi à la Scala), tandis que le Brétigny de Dwayne Croft est un peu plus pâlichon. Chœur et ballet sont impeccables, les mouvements du chœur sont très bien réglés.
Quant au couple Manon-Des Grieux, qui malgré tout et surtout l’apparente importance laissée aux personnages secondaires, fait tout l’opéra, c’est Diana Damrau et Vittorio Grigolo. Les écarts stylistiques de Grigolo auxquels il nous a habitués et sa totale étrangeté à un style aussi contrôlé que le style français laissait craindre quelques bizarreries. Une seule, mais de taille, le long cri animal qui clôt l’opéra à la mort de Manon qui sonne Mascagni ou Leoncavallo, mais pas vraiment Massenet.

Car Grigolo a (un peu) tendance à rendre son chant un peu vériste. Mais soyons honnêtes et reconnaissons que son Des Grieux est bien plus contrôlé et bien plus émouvant que ce à quoi je m’attendais. Une diction impeccable, malgré un léger accent, une frâicheur, une spontanéité, une jeunesse dans le personnage qu’on n’avait pas vue depuis très longtemps, et sur les aspects strictement techniques, un style amélioré, un effort net pour dompter la voix, pour maîtriser des mezze voci, des notes filées, pour contrôler la parole, le tout couronné à la fois par une puissance vocale marquée, et par un timbre lumineux et chaleureux. Moi qui ai toujours eu des réserves sur ce chanteur, je l’ai trouvé ici convaincant voire émouvant. Son Des Grieux est une réussite, même si il nous a encore gratifiés de saluts bondissant, à genoux bras écartés attrapant les bravos comme autant de bouquets lancés. Pour cette fois, il lui sera beaucoup pardonné.

Scène de Saint Sulpice (final)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Scène de Saint Sulpice (final) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Quant à Diana Damrau, qui m’a émerveillé dans Lucia di Lammermoor il y a un mois à Munich, elle est dans Manon évidemment remarquable de style, de technique et d’engagement scénique : elle est vraiment naturelle et spontanée, aussi bien en petite ado un peu perverse (Acte I) qu’en femme plus mûre et arrivée (acte III) ou qu’en amoureuse éperdue (acte III toujours, à Saint Sulpice). Quelques problèmes de diction cependant pour mon goût : on ne comprend pas tout, en tous cas moins qu’en italien aussi bien dans Traviata que dans Lucia. Il reste que la prestation, sans être équivalente au sommet atteint par sa Lucia est très émouvante, très engagée et forme avec Grigolo un beau couple, très crédible et naturellement fort musical. Ils ont obtenu un triomphe mérité, comme l’ensemble de la production, qui m’a rapproché (un peu) de cette musique qui ne m’émeut pas en général.
Tout de même, dans quel théâtre du jour au lendemain peut-on voir et entendre des prestations d’un tel niveau dans des répertoires si divers. C’est bien là le caractère exceptionnel du MET, Disneyland lyrique, comme disent certains, mais pour ma part j’aime et j’ai toujours aimé et Disney et Disneyland, et surtout les attractions de ce niveau qui, elles, ne mentent pas. Je n’ai pas boudé mon plaisir et j’en suis fort satisfait.[wpsr_facebook]

Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: ERNANI de Giuseppe VERDI le 20 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Pier Luigi SAMARITANI) avec Placido DOMINGO

Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera

J’aime beaucoup Ernani parce que l’opéra a presque la folie de la pièce originale, parce que Hugo et Verdi savent les secrets du mélodrame, grands sentiments, moins grands principes. J’aime aussi parce que c’est l’un des opéras où l’art du chant est à son sommet, notamment pour le soprano qui a l’un des airs les plus difficiles du répertoire à chanter, et pour le chœur qui chante l’un des chœurs les plus célèbres de Verdi, pour le ténor dont le cœur balance entre héroïsme verdien et belcanto donizettien, pour le baryton qui trouve là l’un des premiers grands rôles de baryton verdien (et Verdi a donné ses lettres de noblesse à la voix de baryton) pour la basse qui trouve là aussi l’un des tous premiers grands rôles de basse mal aimée, anticipant Philippe II, et j’aime cette musique qui exalte la mélodie, sans tout à fait renoncer à oumpapa. Bref, j’aime ce « jeune » Verdi (il a quand même 31 ans) de 1844, qui plus qu’un autre titre, annonce le grand Verdi.
Et pourtant, j’ai vu très peu d’Ernani dans ma vie. Pas à Paris bien sûr, où je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été représenté (quelle pitié que d’afficher des Traviata à répétition sans jamais avoir eu l’idée de programmer un titre ô combien lié à notre répertoire national, à notre histoire culturelle nationale).

En fait cette représentation d’Ernani est la troisième de ma vie de mélomane. J’ai vu à la Scala deux fois la production de Ernani de 1982, dans la mise en scène de Luca Ronconi (une des rares productions qu’il n’ait pas réussi), avec Placido Domingo (Ernani), Renato Bruson (Carlo), Nicolaï Ghiaurov (Silva) et Mirella Freni (Elvira) dans l’un des rares rôles qui ne lui allaient pas tout à fait, le tout dirigé par Riccardo Muti à une époque où son Verdi n’était pas anesthésié. J’ai vu aussi de cette production la distribution B : Lando Bartolini, Antonio Salvadori, Giorgio Surjan, Aprile Millo dirigés par Edoardo Müller (à l’époque d’ailleurs, vous réserviez pour la distribution A et vous arriviez à Milan en voyant affichée la distribution B, pour le même prix…c’était la Scala des bonnes années).
C’est dire ma joie de retrouver cette œuvre à New York, dirigée par James Levine qui depuis les années 70 est l’un des grands verdiens de notre époque avec des enregistrements splendides (I Vespri Siciliani par exemple) et qui reste une référence pour ce répertoire, dans une distribution qui compte les meilleurs chanteurs du jour pour Verdi, et surtout ce type de Verdi, et de retrouver Placido Domingo dans une œuvre où je l’avais entendu 33 ans avant (même si le rôle n’est pas le même…).

Il bandito (Acte I) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Il bandito (Acte I) Francesco Meli© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Bien sûr, il y a la mise en scène…dont c’est la 95ème représentation au MET dans une production dont la première remonte à 1983. Vu la production, elle eût pu remonter à 1970 ou 1958…on a presque perdu l’habitude de ces couleurs, de ces beaux costumes chamarrés et interchangeables, de ces mouvements ridicules, de cette poussière ambiante où les chanteurs peuvent librement mettre la main sur le cœur écarter les bras et monter et descendre les marches de gigantesques escaliers qui sont la manière de scander l’espace d’un acte à l’autre (sauf le tableau 2 de l’acte I), et qui rappellent les escaliers fameux de Josef Svoboda, le maître décorateur des années 70.
Décorateur et Metteur en scène ( ?), Pier Luigi Samaritani est un très bon décorateur à qui Paris (Garnier) doit les décors de La Bohème dans la belle mise en scène de Gian Carlo Menotti (1974), et un piètre metteur en scène à qui Paris doit Werther (1984) et Madama Butterfly (1983) .
Ce soir à New York, on y trouve les habituels poncifs de l’opéra sur scène, qui font sourire à force d’être ridicules ou surannés. Il n’y a rien à dire sur cette production, qui ravira ceux qui pensent que l’opéra c’est seulement du chant et des beaux costumes, mais qui laisse pensif quand à l’avenir du genre…

Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il faut donc se rabattre sur la musique, car ce soir c’est vraiment la seule chose intéressante, voire passionnante et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai traversé l’océan.
James Levine reprend donc une production qu’il a créée dont la dernière reprise remonte à 2012 (déjà avec Angela Meade) sous la direction de Marco Armiliato.
Dès le prologue, on entend son Verdi coloré, tendu, dans une lecture d’une incroyable clarté, qui exalte notamment les bois, et qui rend à Verdi sa pulsion, il y a là du rythme, de la dynamique, et une attention particulière aux chanteurs qu’il ne couvre jamais. On peut cependant regretter que l’orchestre ne soit pas aussi explosif qu’on souhaiterait, James Levine le retient un peu, comme il retient le chœur dans le fameux Si ridesti il leon di Castiglia qui n’a pas l’éclat habituel qui fait exploser le public. Il reste que ce Verdi là, on n’a plus l’habitude de l’entendre aujourd’hui et que James Levine sait à la fois mettre en valeur la mélodie, le tissu de la partition qu’il révèle en profondeur et sait donner à son Verdi une luminosité qu’on avait oublié. On est à l’opposé du Verdi sous verre, snob et distancié qu’on nous assène depuis des années. Enfin, ça vit, ça pleure, ça tremble. À ce titre le trio Ernani/Elvira/Carlo du 1er acte Tu se’ Ernani!… mel dice lo sdegno, un des moments qui me remplissent de cette joie et de cette palpitation si particulières aux grands moments verdiens (j’en ai encore les larmes aux yeux en y pensant) est ici exécuté avec la dynamique et le rythme, la vivacité, l’énergie incroyables qu’on attendrait toujours et dont on rêve toujours pour Verdi. Grandiose.

Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il est servi par un quatuor de référence. Je n’avais jamais entendu Angela Meade dont on me disait grand bien. La voix est grande, les aigus sont sûrs et la diction impeccable comme souvent chez les américains : dès le récitatif du premier air, le très redouté et souvent raté Ernani Ernani involami qui demande un très grand contrôle sur la voix, la messe est dite. Il y a dans cet air de quoi désespérer le soprano moyen, scalette, aigus et suraigus, filati, trilles. Mais madame Meade n’est pas un soprano moyen, elle est une magnifique voix verdienne, et la cabalette le confirme : nous y sommes…c’est si rare aujourd’hui d’avoir un soprano qui a à la fois la technique, l’intensité, les aigus, le contrôle, et la puissance qu’on ne peut que saluer la performance dans son ensemble. Certes madame Meade est un soprano scéniquement à l’ancienne, qui n’a pas l’agilité physique à laquelle nous sommes désormais habitués mais qui a en revanche une voix à laquelle nous ne sommes plus habitués. Ce soir, c’est un Verdi à l’ancienne, mais qui nous renvoie à un vert paradis qu’on croyait à jamais disparu : Carlo Bergonzi et Leontyne Price ne sont pas très loin et si on les voyait surgir, on ne serait pas plus surpris…

Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Et Placido ? quand il rentre en scène affublé d’une perruque un peu ridicule sensée en faire un jeune Carlo, une voix du fond de salle crie bravo. Ce soir, il est dans une grande forme, bien plus que pour son Trouvère salzbourgeois et le rôle qu’il chante pour la première fois lui va mieux car  moins exposé. Bien sûr c’est un ténor qui chante et entre Meli et lui c’est une rivalité de ténors, un jeune et un ancien…mais à vrai dire le timbre est tellement séduisant, tellement clair, tellement jeune, tellement incroyable qu’on reste éberlué. Certes, notre Placido sait à merveille masquer les inévitables petits problèmes, mais dans son air de l’acte III Oh de’ verd’anni miei, on reste interdit devant la tenue, devant le style, devant l’endurance de cette voix, même si les aigus sont descendus d’un demi ton au moins. Peu importe, parce qu’il y a là quelque chose de supérieur qui est une sorte de jeunesse de l’âme, de générosité, de grandeur à peu près uniques. certains ironisent sur le fait que Placido ne puisse s’arrêter, mais ces restes ( ?) d’une période et d’un style aujourd’hui disparus, ce timbre encore unique sont miraculeux, et sont une vraie leçon de vie et d’intelligence. Encore de quoi alimenter les émotions.

Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Dmitri Belosselskyi est Silva, cette voix encore jeune de basse chante le vieillard, quand Placido chante le jeune Carlo. Ce sont les paradoxes de l’opéra qu’on a pu relever ailleurs, par exemple quand la sexagénaire Freni chantait une Mimi encore pleine de fraîcheur et de jeunesse. Son Silva est noble, sombre mais pas noir. Après tout, dans cette œuvre où chacun des protagonistes fait des serments de gascon, il est le seul qui tienne parole, même si c’est aux dépens du héros. Il fait partie de ces personnages de Verdi qui gardent toujours une certaine grandeur même s’ils ont le mauvais rôle. On le voit lorsqu’il accueille et donne l’hospitalité à l’acte II à Ernani dissimulé sous un manteau de voyageur errant. Belosselskyi, que j’ai rarement entendu, a du style, la voix a du relief , de la présence et il campe un personnage crédible, non dénué d’authenticité et d’humanité.

Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Francesco Meli est Ernani. Plus j’écoute ce chanteur et plus je le trouve intéressant voire passionnant. D’abord la voix est magnifiquement claire et lumineuse, un vrai soleil que cette voix typiquement italienne et ce timbre qu’on trouvait il y a des décennies chez les ténors hispaniques qui fait penser à Aragall, voire Carreras, mais avec un contrôle et un soin de la diction et de la parole qu’on trouvait chez Kraus. Que de références élogieuses dira-t-on…certes, mais il y a peu de ténors qui affrontent les rôles avec une simplicité et une honnêteté notables sans être des histrions. C’est ce qui me frappe dans sa manière de chanter, directe, naturelle et pourtant si travaillée. Enfin un ténor qui a une voix naturelle et qui sait ammorbidire, adoucir, qui sait contrôler de manière intelligente. Certes, il y a encore un problème qu’on avait déjà remarqué dans les parties un peu plus héroïques et les notes très hautes : il y arrive, mais la gorge se serre un peu. Il sait que là est son talon d’Achille, il est encore jeune et cela se travaille, pourvu qu’en gagnant là il ne perde pas ce qui fait son prix, qui est ce style typiquement belcantiste qui manque à tant de ténors verdiens. Alors qu’un Alvarez ne m’a jamais ni remué, ni ému, ni impressionné, le chant et le style de Francesco Meli m’émeuvent parce que c’est senti, c’est vécu et que sans en faire des tonnes sur scène (ce n’est pas un acteur né) il a une vraie présence. On est loin des folies glamour d’autres ténors vedettes, mais on est près du vrai, près du cœur et c’est l’essentiel.
On aura compris qu’enfin on a tous vibré à ce Verdi là, même dans un décor d’un autre âge et dans une non mise en scène, mais dans mon trépied lyrique, si deux des composantes fonctionnent parmi musique, chant et mise en scène, alors le trépied tient. Ici, prima la musica qui a été plus que grande. On ne peut d’ailleurs que regretter que le MET Live in HD ne le retransmette pas tant cette soirée fut marquante.
Rien que pour cet Ernani, je ne regrette pas d’avoir traversé l’océan…Cela se joue jusqu’en avril. Si vous avez prévu un voyage à New York, allez-y, on trouve toujours des places au MET, et à la dernière heure elles valent 30 à 40% moins cher.
Ce fut une vraie leçon de vie, une vraie leçon de Verdi, une vraie leçon d’opéra.
[wpsr_facebook]

Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 10 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI; Ms en scène: Olivier PY) avec Anja HARTEROS

Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl
Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl

Hiver italianissime à Munich avec deux des sopranos germaniques les plus en vue, Diana Damrau pour Lucia et une reprise de Trovatore avec Anja Harteros.
C’était ce soir Trovatore, une production d’Olivier Py encore récente créée par le couple Kaufmann/Harteros l’été 2013.
Après le magnifique Trovatore salzbourgeois, il était intéressant d’entendre l’autre soprano, Anja Harteros, après qu’ Anna Netrebko nous eut bluffés à Salzbourg, il est vrai avec un chef…

Il s’agissait hier d’une représentation dite de répertoire, c’est à dire n’ayant pas fait l’objet de répétitions retravaillées. Et la distribution était différente de la première de 2013, puisque et Luna (Vitaliy Bilyy et non Alexey Markov) et Manrico (Yonghoon Lee et non Jonas Kaufmann) et Azucena (Anna Smirnova et non Elena Manistina) et Ferrando (Goran Jurič et non Kwanchul Youn) avaient été changés.

De la Première, il restait le chef Paolo Carignani et Anja Harteros (Leonora), ainsi que l’Inès fort remarquée de Golda Schultz.
J’ai longuement écrit sur la difficulté de Trovatore, moment où Verdi laisse son « premier » style, dit du « jeune » Verdi, encore tributaire de formes et couleurs belcantistes, avec de redoutables épreuves pour les sopranos (Abigaïl, Elvira, Odabella) mais n’a pas encore trouvé les couleurs de la maturité d’à partir de 1859 (Un ballo in maschera). C’est pourtant pendant cette période « entre deux » qu’il compose les trois opéras les plus populaires de sa production, Rigoletto (1851), Il Trovatore (1853), La Traviata (1853),
Signalons pour mémoire (je le signale à chaque fois…) qu’il existe de Trovatore une version française spécifique de type Grand Opéra de 1857, avec quelques modifications par rapport à l’original (cadences, final complètement modifié) et un ballet. On eût aimé que Stéphane Lissner s’en souvienne au lieu de présenter la saison prochaine un Trovatore en italien. Je n’ai pour ma part entendu cette version qu’une seule fois, à Parme. On oublie toujours de penser que l’Opéra de Paris a une histoire, et une identité, comme ailleurs : sans doute est-ce l’effet aéroport international de la salle de Bastille.. Mais les questions économiques et la vie des grands chanteurs font qu’ils-n’ont-pas-le-temps-n’est-ce-pas d’apprendre la version française. On nous a asséné des années durant cette fadaise à propos du Don Carlos en version originale, qui est bien plus intéressant que la version italienne, et bien plus beau. Résultat : depuis quelques années, Vienne, Barcelone, Bâle, ont présenté plusieurs fois le Don Carlos en français, mais toujours pas Paris où il a été fait en septembre 1986, effet du passage de l’italien Massimo Bogianckino, méprisé par le petit monde parisien, qui fut le seul à avoir une politique s’appuyant sur l’histoire de cette maison.
Nemo profeta in patria.

Qu’en était-il donc de ce Trovatore, dont on a un peu parlé en France à cause d’Olivier Py, qui travaillait pour la première fois à Munich. Bien des journalistes français se sont alors souvenus que Munich existait…
La mise en scène d’Olivier Py, soulignons le d’emblée, est nettement plus travaillée que son Aïda médiocrissime présentée à Paris l’automne de la même année. Il y a un propos, il y a une intention, il y a une mise en scène.
Certes, on y retrouve puissance 10 les péchés mignons de notre metteur en scène national : décors monumentaux tout noirs bougeant sans cesse sur des chariots, néons, tournette, ça bouge, ça tourne, ça circule à en perdre l’orientation et même le sens, notamment dans la première partie (Actes I et II), très picaresque, très axée sur le monde du théâtre, de la foire (gitans) et le monde des machines outils du XIXème, engrenages qui tournent, locomotive enfumée, tout est là pour nous rappeler que le Moyen âge du Trovatore est un Moyen âge revu à la sauce bourgeoisie industrieuse du XIXème. Le premier axe est donc ce que j’appellerais la « machinerie » et presque le « machinisme », vu l’aspect macchinoso de cet appareil scénique, comme diraient les italiens.

Acte I "Le duel"©Wilfried Hösl (2013)
Acte I “Le duel” Inès et Leonora ©Wilfried Hösl (2013)

Certains éléments sont intéressants notamment dans la manière dont il traite les personnages secondaires, Ferrando et Inès. Pour une fois, on voit Inès, elle n’est pas une ombre effacée, et Ferrando jusqu’à la fin joue un rôle dans le drame, au départ récitant, à la fin acteur, puisque c’est lui qui assassine Manrico. Pour le reste, cela reste dans la convention à laquelle on est habitué.

Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)
Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)

Le second axe est le théâtre, je veux dire le théâtre dans le théâtre : cela commence dans un décor qui rappelle un théâtre élisabéthain qui pourrait être le Globe et Ferrando commence à raconter son histoire sur scène devant les spectateurs qui commentent comme à Guignol. Vu l’histoire c’est presque de Grand Guignol qu’il s’agit. Et vont défiler devant nous des niches-décor dans lesquelles les personnages sont lovés, une salle d’hôpital toute blanche et un lit de fer sur lequel Manrico est étendu, une petite boite dans laquelle à la fin Manrico et Azucena sont enfermés, et toute une série de scènes dans la scène où se déroulent certains moments de l’action. Un théâtre qui serait presque un théâtre de foire, de bateleurs au moment du chœur des gitans, où s’affiche Azucena en chapeau haut de forme, sorte de madame Loyal de l’histoire qui défile.

C’est bien une construction en abime qui voit d’abord Ferrando, puis la bohémienne entamer des récits qui s’enchâssent.

La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)
La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)

Et justement, le récit de la Bohémienne est en fait, souligne Py, une sorte d’image obsessionnelle de sa mère au bûcher, de sa mère torturée qu’on va voir tout au long de l’opéra, et et toujours évoqués des bébés abandonnés, brûlés (on voit de nombreux bébés ensanglantés, et même à un moment des sortes de marionnettes géantes, putti monstrueux dans une des boites dont il était question plus haut). C’est là le troisième axe, celui des obsessions, des montées d’images qui donne au drame sa ligne et sa couleur.

Un monde en désordre, vaguement orgiastique (la locomotive sert d’objet érotique à une dame qui danse et exhibe ses formes plantureuses, qu’on verra ensuite accoucher d’un bébé évidemment sanguinolent) où circulent çà et là, devant, derrière des personnages peu identifiables et qui donne cet aspect picaresque et un peu too much que j’évoquais plus haut.

Le rideau, les lumières, le théâtre...
Le rideau, les lumières, le théâtre…

Et puis, après un entracte où la mère (aux mille douleurs), cette figure qui traverse tout l’opéra, frappe sur le rideau de plastique translucide où se reflètent les lumières de la salle et les transforme par le jeu des reflets en une sorte de feu d’artifice (fort bien fait d’ailleurs) pendant que le public sort, sorte d’image de l’explosion tragique et désespérée, mais aussi de dilution du théâtre, on passe à des actes III et IV complètement différents par l’ambiance, plus concentrée sur les drames humains, sur les personnages isolés, dans un univers sombre, noir, plus marqué par le religieux :

La Pira © Wilfried Hösl (2013)
La Pira © Wilfried Hösl (2013)

la pira est figurée par une croix qui brûle, Luna finit par briser la croix, les décors bougent à peine, le plateau est nu : naissance de l’espace tragique. Plus de médiation par les images et par le décor construit et déconstruit. C’est clair, la musique des deux derniers actes est plus soutenue, plus continue, plus dramatique et plus spectaculaire, et ici, la mise en scène laisse la musique s’épanouir.
Ce n’est pas ma vision de Trovatore que je trouve haletant dès le départ, enchaînant avec bonheur les moments de tension, les airs, les ensembles. En ce sens la mise en scène d’Hermanis à Salzbourg, qui n’allait pas bien loin non plus, respectait cette cohérence qu’ici, aussi bien à l’orchestre que sur le plateau, on semble ne pas prendre en compte.
Car Paolo Carignani réussit dans la première partie à laisser froid, dans une œuvre où rien n’est froid. Sans êtres alanguis, les rythmes sont assez mous, les tempis n’ont pas la variété à laquelle on s’attend. Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, tout est « en place » comme on dit et surtout il aide les chanteurs notamment lorsqu’ils sont en réelle difficulté (Goran Jurič dans Ferrando par exemple), il ralentit les tempis, il abaisse le volume, il suit le plateau.
C’est un peu plus senti dans la seconde partie, sans doute aussi à cause des chanteurs et notamment d’Anja Harteros, inspirée.
Je regrette quand même que la partition ne nous dise rien sous cette baguette : un seul exemple, les accords initiaux du dernier acte, mous, sans aucun accent, répétitifs. Bien entendu aussi, pas de Da capo pour la pira, parce qu’il faut laisser au ténor le temps de respirer pour tenir le contre ut (qui a d’ailleurs commencé en contre ré) aussi longtemps que possible (et là la note fut particulièrement tenue au grand délice du public qui adore les notes non écrites pour ténor en vitrine). En somme, une direction musicale qui est plus un accompagnement qu’une direction. Mais il est vrai que les chefs pour Verdi, c’est à dire qui révèlent quelque chose de la partition, qui lui donnent couleur et cohérence, sont assez rares sur le marché.
À cette direction musicale sans véritable intérêt sinon technique, correspond un plateau assez contradictoire.
Que les quatre chanteurs ne soient pas les quatre meilleurs du monde comme le voulait l’autre (on ne sait plus qui, il y au moins quatre noms qui revendiquent la paternité de la déclaration), c’était évident rien qu’à lire la distribution. Il reste que globalement le plateau était de bon niveau, et évidemment dominé par Anja Harteros.

Du côté masculin, plusieurs points à relever :
Le Ferrando de Goran Jurič (qui appartient à la troupe) est un exemple clair des difficultés du chant verdien. Ferrando est un de ces rôles auxquels on ne prête pas toujours attention sauf quand l’artiste décroche. Quand c’est Kwanchul Youn, tout le monde est content et on passe rapidement. Goran Jurič a un beau timbre de basse, il sait ouvrir le son, il a les aigus, mais malheureusement, dès que le rythme s’accélère , dès que les paroles sont à prononcer rapidement et que la voix doit descendre, ça part en capilotade. Plusieurs fois, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la voix s’étiole, le son ne sort plus. Problèmes de diction, de prononciation, d’émission. Même quand le chef ralentit à dessein le tempo, il n’y a plus de souplesse ni de ductilité.

Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015
Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015

Vitaliy Bilyy (Luna) est un baryton ukrainien de très bonne facture, un timbre somptueux, riche en harmoniques, des aigus larges, une belle présence. Mais dès qu’il faut alléger, dès qu’il faut moduler, dès que l’air demande de la subtilité et une vraie couleur, il reste le son, mais il n’y plus ni sens ni interprétation. Le test ? Il balen del suo sorriso, qui doit être éthéré, allégé (c’est le seul air d’amour de la partition, un vrai chant d’amour qui devrait contribuer à rendre le personnage un peu sympathique), et surtout interprété de manière polychrome. Ici il y a la voix, un peu forte pour mon goût, mais jamais la couleur, mais jamais un vrai style. Il reste que l’artiste a mérité les applaudissements, même si ce n’est pas à proprement parler du chant verdien, sauf peut-être à la fin.
Le cas de Yonghoon Lee est différent. Vocalement, il n’y a rien à dire (même si au début, il attaque avec de sérieux problèmes de justesse), ce chant est très contrôlé, l’aigu est large (j’ai parlé de son ut-ré interminable à la fin de la Pira), il sait alléger, il émet de jolies notes filées. C’est parfait, comme souvent chez les chanteurs coréens qui sont parmi les asiatiques ceux qui sont le mieux adaptés au chant italien.

Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015
Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015

Le seul problème, qui est de taille, c’est que malgré toutes les qualités techniques de cette voix et malgré un timbre séduisant, son chant est totalement inexpressif, monotone, sans aspérités, sans accents. Il n’évoque rien, ne fait jamais rêver, cela ne décolle jamais : un bloc lisse qui ne semble pas comprendre ce qu’il chante. Son Ah si ben mio bien exécuté sans jamais faire craquer un bouton de guêtre, laisse complètement froid. Un chant autoroutier, en place et sûr. Avec l’érotique d’une autoroute.

 

 

C’est plus convaincant du côté féminin :

Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015
Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015

Anna Smirnova est une Azucena en voix, une voix large, chaude, solide, présente, en volume elle dépasse tous ses collègues. C’est une belle prestation, c’est une voix solide, c’est sans conteste un mezzo de poids.

Mais là aussi, elle a tout ce que n’a pas Lemieux entendue à Salzbourg, mais elle n’a pas ce que Lemieux possède : sens de l’à-propos, distance, belle possession du texte, subtilité. Smirnova, c’est un ouragan, dont le volume plaque contre le mur. Mais après ?
Bien sûr, je ne voudrais pas qu’on m’accuse de faire la fine bouche, mais tout de même : le texte a de l’importance, la couleur a de l’importance surtout chez Verdi, c’est ça qui fait chavirer le public, qui a mis du temps à chavirer après Stride la vampa. On est dans une expression scénique forte, mais sans qu’on ressente derrière l’âme, la sensibilité, dans un rôle qui en demande (Ah ! Cossotto…) .
Mais là aussi, il y avait une telle présence scénique et sonore qu’on ne peut qu’applaudir, malgré les remarques.

Seule Anja Harteros portait quelque chose d’autre.

Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015
Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015

Même si elle était elle aussi victime d’une première partie un peu en retrait, avec des suraigus un peu courts, avec un certain manque de rondeur. Mais il en va autrement en deuxième partie et notamment dans sa longue scène qui commence par d’amor sull’ali rosee, se poursuit par le Miserere puis par le duo avec Luna. Il y a certes toujours un peu problème à tenir les notes très hautes, mais pour le reste, c’est une leçon de chant, avec surtout une tenue de souffle exemplaire, des trilles à faire pâlir, des agilités sans scories, un sens du crescendo qui va en s’élargissant et qui stupéfie, avec en plus cette figure très bien éclairée (par Bertrand Killy) qui en fait une figure tragique, presque callasienne, qui va directement au cœur. Cette présence scénique (la manière dont elle meurt !), cette figure émaciée d’où sortent des sons aussi pathétiques, est totalement bouleversante. Harteros, c’est toujours grand, c’est la plupart du temps émouvant et très senti. Je me demande tout de même si elle a intérêt à garder ce rôle (où elle excelle) à son répertoire. Je la voix bien mieux en Aïda aujourd’hui.
Dernière concession au cirque lyrique : quid du match entre Netrebko et Harteros sur ce rôle ? L’une a une voix large, charnue, d’une diaphane pureté, et s’est formée à l’art du bel canto, l’autre a un sens tragique et une technique de fer, tout en diffusant l’émotion dès qu’elle arrive en scène. Je crois que Netrebko est plus homogène sur l’ensemble (Tacea la notte placida par exemple) avec quelques petits problèmes de prononciation, que n’a pas Harteros tellement immense, tellement bouleversante à la fin…
De gustibus…je me refuse à choisir. Il y a sans doute des soirs où je suis Anna et d’autres où je suis Anja.

Bien sûr je suis content d’avoir vu ce Trovatore, un peu m’as-tu vu pour la mise en scène carte de visite, où l’intelligence est là, mais aussi la volonté de trop en faire. Bien sûr je suis content de vérifier qu’Anja Harteros est toujours grande dans Verdi (même si son Elisabetta et sa Leonora de Forza m’ont plus secoué sur l’ensemble de la soirée à mon avis), mais j’ai pu encore une fois vérifier qu’il est plus difficile, bien plus difficile de faire passer Verdi que Wagner, et que même avec de bons chanteurs, et c’était le cas hier soir, pas un seul n’était mauvais, cela ne part pas toujours.
Triomphe et rappels infinis, c’était une soirée de répertoire à Munich. [wpsr_facebook]

D'amor sull'ali...© Wilfried Hösl (2013)
Acte III…© Wilfried Hösl (2013)

 

 

 

OPERNHAUS ZÜRICH 2014-2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 7 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Claus GUTH)

Nina Stemme le 7 février 2015
Nina Stemme le 7 février 2015

Il en va de Stephen Gould et Nina Stemme comme Dino et Shirley : ils sont inséparables et font le tour des opéras du monde pour présenter leur dernier show, pardon, leur dernier Tristan. On les a vus cette année à Berlin, à Londres, et maintenant à Zurich, mises en scène différentes, chefs différents, mais eux, tels qu’en eux mêmes enfin l’éternité les change.
Le Wanderer, comme Panurge, a suivi le troupeau à l’étape zurichoise, après avoir commencé par l’étape berlinoise (avec une Nina souffrante mais vaillante), en sautant l’étape londonienne.

…Et là, le Wanderer a vraiment honte de commencer cette histoire par l’ironie, mais c’est pour masquer l’émotion. Ce qui a été vu et entendu à Zurich fera sans doute date. C’est sans doute le Tristan le plus beau, le plus intense, le plus intelligent et le plus bouleversant des dernières années. Pas mal d’amis étaient dans la salle, leur tête un peu « sonnée » à la fin du spectacle était un signe qui ne trompe pas, l’attention et la tension pendant le phénoménal troisième acte de Stephen Gould étaient palpables en salle.

Acte 1 © Suzanne Schwiertz
Acte 1 (2008) © Suzanne Schwiertz

De toute manière, dès les premières notes du prélude et dès que Nina Stemme émergeant du lit a ouvert la bouche, la messe était dite.
Ce spectacle est une reprise d’une production déjà ancienne de Claus Guth (première en décembre 2008) où était affichés déjà Nina Stemme et alors Ian Storey, sous la direction de Ingo Metzmacher. Un pur produit Pereira, qui a aussi voyagé à Düsseldorf.
On pourra se reporter au compte rendu que j’en ai fait en octobre 2010, j’avais été attiré par la reprise dirigée par Bernard Haitink avec Waltraud Meier. Malheureusement Meier et Haitink n’avaient pu se mettre d’accord, et la grande Waltraud s’en était allée.

J’avais été frappé de surprise par la direction énergique, dynamique, aux tempos inhabituellement rapides de Haitink, qui proposait de Tristan une vision vraiment très personnelle. J’avais aimé la production intelligente de Claus Guth, explorateur de l’inconscient et qui a fait de Tristan un travail sur la schizophrénie, sur le mental, dans l’ambiance zurichoise de la maison Wesendonk, reproduite dans le décor d’après des photos. Un travail sur des nœuds sentimentaux non résolus, sur la soif d’absolu et le choix du relatif et du moindre mal. Un décor très construit de Christian Schmidt, intérieur bourgeois comme les aime Claus Guth, de ces bourgeois premiers clients du divan freudien, un travail très proustien aussi sur la résolution par l’œuvre des nœuds sentimentaux dont il était question plus haut. Tristan ou Le Temps retrouvé.
Ce décor, installé sur une tournette, ne cesse de tourner comme un manège mental : ces espaces très réalistes sont aussi des espaces mentaux où les personnages se dédoublent, où ils se perdent, où ils se fondent.

Acte 1© Suzanne Schwiertz
Acte 1(2008) © Suzanne Schwiertz

Comme le jardin intérieur où Tristan et Isolde se retrouvent au premier acte se cherchant comme des enfants entre les plantes (on pense aux enfants de La Dispute de Chéreau). Comme les moments où se parlent Brangäne et Isolde qui portent le même costume où l’on confondrait presque leurs paroles (mais pas leurs voix…). Deux faces de Janus, l’une sociale et prête au compromis et l’autre mythique, absolue, dédiée, sans doute rongée ou ravagée par l’ennui. La première image, Brangäne à la fenêtre et Isolde dans le lit, observée par Marke (Herr Wesendonk ?), comme prise de langueur.

Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz
Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz

Dans les grandes histoires d’amour (La Princesse de Clèves : c’est la même déchirure), on fait des choix, et dans les grandes histoires d’amour, on choisit l’amour et souvent la mort. Brangäne-Isolde sortira de la scène finale avec Marke et laissera Isolde-Brangäne lovée sur le corps de son Tristan, sur la table de la salle à manger, sur la table du repas de mariage. Au milieu des reliques du repas, une relique parmi les reliques.
Une magnifique image résume l’histoire au deuxième acte:  Brangäne en noir (cygne noir) et Isolde en blanc (cygne blanc) insérées l’une dans l’autre en une masse Ying et Yang !
Le décor du dernier acte, une façade qui se délite, avec son crépi en miettes, ses briques apparentes, correspond à la ruine de cet amour, et les intérieurs restent cependant tels qu’ils étaient dans les deux autres actes : ils sont le monde fantasmatique, le monde intérieur, comme ces gens immobiles du deuxième acte qui trinquent et fêtent le mariage autour desquels Isolde et Tristan tournent et se cherchent, comme entre les plantes du premier acte.
Une série d’idées, menées jusqu’au bout, qui ne trahissent pas le livret, qui en laissent la déchirante histoire, mais qui l’inscrivent dans une autre histoire qui est l’une des pièces de la genèse de l’œuvre. En somme, nous assistons à un Tristan en train de se faire, à une musique qui procède de la vie, comme si les personnages vivaient la musique en vivant leur histoire, comme dans une éternelle première fois.
Dans cet écrin zurichois et bourgeois (pléonasme ?), il fallait pour cette reprise un moment musical particulier : le couple Gould/Stemme, au sommet de l’art du chant, au sommet de l’incarnation rejoint là les grands couples mythiques de l’histoire de l’opéra, les Nilsson/Windgassen ou les Mödl/Vinay; la manière dont Nina Stemme aux saluts s’est jetée dans les bras de Stephen Gould montre à quel point ils forment un couple d’opéra, montre à quel point l’un et l’autre s’alimentent en une émulation incroyable, montre à quel point aussi le travail, les différentes productions auxquelles ils ont participé construisent une expérience, une maturation, qui conduisent à cette profondeur, cette vie brûlante, à cette consomption proprement stupéfiante. Car j’ai vu Nina Stemme depuis ses débuts dans le rôle : depuis Bayreuth je suis ses Isolde. Et si la voix fut la plupart du temps au rendez-vous, l’implication, la couleur, l’intelligence du texte ici atteignent un tel niveau d’empathie avec le rôle qu’on ne peut qu’être justement « sonné ». Les amateurs de comparaisons disent « Nilsson ». C’est sans doute qu’ils n’ont jamais entendu Nilsson en scène. Je dis simplement « Stemme », car à ce point de la carrière, Stemme est devenue elle-même, c’est à dire qu’elle est proprement incomparable et qu’elle a pris sa place au Panthéon des Isolde. Puissance, couleurs multiples, contrastes, violence, chaleur, douceur, intériorité, expressionisme, cri, chant : la voix peut tout, à ce niveau-là d’incarnation.
Et bien sûr, l’écrin merveilleux de l’Opernhaus Zürich joue aussi son rôle : pas d’amants perdus au loin comme à Orange avec Nilsson et Vickers (qui se détestaient), ici ils sont là, à portée de main, dans l’intimité de ce théâtre et on les voit, on les sent, on les entend sans jamais d’ailleurs qu’ils nous assomment de son: ce n’est jamais fort, et c’est toujours juste.
Stephen Gould, dont c’étaient les débuts à Zurich, n’est pas en reste évidemment : ce qu’il fait, ce qu’il offre, ce qu’il fait entendre est à peine croyable, on oserait dire à peine humain. Il chante sur toute l’étendue du registre, il ne crie jamais (et dans le monologue du troisième acte, c’est ce que font parfois les meilleurs), ses cris sont du chant, avec des notes aiguës tenues jusqu’à l’impossible. Dans le duo du deuxième acte, il murmure, il allège, il est lyrique jusqu’à l’impossible là encore. Je crois n’avoir depuis Vickers jamais entendu pareille performance, d’autant que Gould a un lyrisme inné, je n’oublie pas l’avoir découvert dans Tannhäuser où il stupéfiait parce qu’il réunissait à chanter en liant tout, avec une vraie ligne, et une vraie suavité, si importante dans Tannhäuser. C’est tout à fait similaire ici : il est déchirant dans sa tendresse, les paroles qu’il prononce à Marke (« o König, das kann ich dir nicht sagen ») à la fin du 2nd acte sont dans leur simplicité et dans leur retenue un des moments les plus émouvants, les plus lacérants de l’ensemble de la soirée. Mais dans sa violence, il sait aussi dire le désespoir, l’incarner, le faire surgir. Ahurissant.
Car tous les deux, au-delà de ces qualités, savent aussi le secret des grands, la diction, la présence du texte, d’une clarté, d’une luminosité incroyable. Il leur suffit de dire les paroles, de chanter les mots pour faire surgir le personnage, pour l’imposer avec l’évidence de la simplicité ; car ici rien n’est surjoué, rien n’est caricatural et tout est dit.
On ne cesserait de trouver des perfections à cette performance, qui n’a pu ailleurs être aussi forte, car le rapport scène/salle de Zurich est particulier ; à Zurich, on peut faire du baroque comme du Wagner, Haendel comme Zimmermann, et cela fonctionne toujours ; c’est là la magie du lieu. Nous étions à l’intérieur du drame, immergés dans la brûlante chaleur de la passion.
Il faut aussi souligner la prestation exceptionnelle ce soir de Matti Salminen en Roi Marke, en Wesendonk fatigué et accablé. Salminen va avoir 70 ans cette année. La voix a perdu un peu l’éclat, mais pas le bronze, mais pas son timbre, ni ses qualités d’émission et de clarté. Je soulignais les qualités de diction des grands : encore un exemple ici. Pas une parole n’échappe, pas un mot qui se soit prononcé, mâché, exprimé. Il y a aujourd’hui des Marke miraculeux (René Pape). Il ne fallait pas pour cette production un Marke vocalement miraculeux. Il fallait Matti Salminen. D’abord parce qu’il a toujours été Marke dans cette production qu’il connaît bien, ensuite parce qu’il est chez lui à l’opéra de Zurich depuis des lustres, enfin parce que cette voix convient, dans son état actuel, parfaitement au rôle que Guth a presque construit pour lui. Et ce soir, aux dires de ceux qui ont eu la chance de l’entendre plusieurs fois dans cette série, il était en forme, les aigus sortaient, la voix avait une grande présence, notamment au deuxième acte, et surgissait alors le grand Salminen, celui qui toujours nous a fascinés par sa présence…depuis Chéreau à Bayreuth…

John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015
John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015

John Lundgren en Kurwenal s’est tiré avec honneur, voire avec bonheur d’un rôle difficile, impossible même. On ne sait jamais que faire de Kurwenal qui ne prend vraiment son rôle qu’au troisième acte (au premier, le personnage est insupportable) Je n’ai pas toujours été convaincu par ce chanteur de bon niveau, mais ici, il a à la fois la brutalité et la douceur, la mauvaise éducation (1er acte) et la tendresse (3ème acte), il arrive à colorer chaque moment de manière différente et colle parfaitement au personnage voulu par Guth. Il a remporté sa part de succès (enfin, de triomphe), méritée.

Un cran en dessous, la Brangäne de Michele Breedt. Comme personnage, dans la mise en scène, elle est vraiment impeccable, avec sa face ronde, son look bourgeois, son côté quotidien. Surtout par rapport à l’Isolde de Stemme et surtout dans la mise en scène de Guth, où le double est évidemment antithétique : la grandeur tragique contre le drame bourgeois. J’avoue ne jamais avoir été convaincu ou bouleversé par cette voix sans grand éclat, bien posée certes, mais qui ne se remarque pas. On est loin des Brangäne de forte
présence vocale qui vous font frissonner aux « Habet Acht ». Mais c’est peut-être la voix qu’il fallait face au mythe vivant représenté par le couple ; il fallait peut-être un son plus ordinaire, plus laïc.

Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015
Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015

Elle avait la voix d’une Brangäne-Isolde selon Guth, elle avait la voix de la compromission avec le monde.
Je voudrais souligner aussi la bonne tenue des rôles plus effacés, le très bon Melot (c’est assez rare) de Cheyne Davidson et les trois membres de l’Opernstudio de Zurich, Spencer Lang (un Hirt très frais), Ivan Thirion et Mauro Peter.
DSC03323La direction musicale était confiée à John Fiore. Peu connu en France, ce chef américain a été une dizaine d’années durant le directeur musical de la Deutsche Oper am Rhein (Düsseldorf/Duisbourg) et il est actuellement directeur musical de l’opéra d’Oslo. C’est un chef apprécié pour ses interprétations wagnériennes (son Parsifal à Genève était vraiment somptueux).
Il n’y a pas plus opposé que la conception hyper-énergique de Bernard Haitink aux tempos rapides, à l’incroyable dynamique, à celle de John Fiore, qui propose un Tristan tout en largeur, tout en épaisseur, aux tempos plutôt lents (le prélude est à ce titre frappant), même s’il y avait des moments très dynamiques.
La conception est « classique ». Attention, ne rien entendre de négatif là. John Fiore dit la partition, dans son ensemble, dans sa complétude, plutôt qu’il ne lui « fait dire ». C’est une approche qui travaille avec beaucoup d’attention sur les équilibres et les volumes, car il est facile dans cette salle aux dimensions réduites, de faire basculer les équilibres et de ne faire entendre que l’orchestre au détriment des voix, même si avec les voix du jour, c’était moins évident. Donc il retenait l’orchestre, et a pris grand soin aussi d’en révéler les détails, magnifiques sons des contrebasses, violoncelles et altos, bel espace laissés aux bois (cor anglais, comme il se doit, mais pas seulement) et très belle performance des cuivres au début du deuxième acte qui sonnaient particulièrement juste, en rythme, en couleur, en dynamique.
Le Philharmonia Zurich est un orchestre de fosse de très bonne réputation, c’est un orchestre jeune, engagé, et cela se sent ici.
John Fiore a réussi également à souligner les moments de très grande intensité, sans jamais être tonitruant, sans jamais être démonstratif : les notes, rien que les notes, mais toutes les notes étaient entendues, et avec quelle justesse, et avec quel lyrisme : il a su faire de la musique. Le prélude était somptueux, le duo du deuxième acte vraiment à la fois lyrique et tendu, avec de magnifiques crescendos, et le troisième acte de bout en bout exceptionnel (le début donnait le frisson) au plus haut niveau.

Quand orchestre, mise en scène, plateau se rencontrent, il en résulte une soirée d’exception : les visages parlaient au rideau final. Le triomphe et les rappels infinis ont fait le reste.
On se rappellera longtemps le Tristan de Zurich. [wpsr_facebook]

Stephen Gould le 7 février
Stephen Gould le 7 février

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 20 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Luc BONDY; dir.mus: Asher FISCH) avec Anja HARTEROS et Thomas HAMPSON

Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl

C’est la rentrée, à Munich aussi. L’ouverture de saison affiche Tosca avec Anja Harteros, Thomas Hampson et Marcello Giordani, et le Nationatheater affiche complet, même si Munich a la tête ailleurs, vers l’ouverture de l’Oktoberfest, avec ses parades et ses touristes en costume traditionnel (des asiatiques en Tracht et Dirndl, ma foi, c’est une curiosité qui vaudrait bien le Wanderer en kimono.) ses cageots de bière portés par de vigoureux jeunes gens en Lederhose. Dans cette ambiance un peu folle, les aventures de la diva romaine apparaissent à contrecourant : le Nationaltheater n’a rien de l’Oktoberfest, sinon un plus grand nombre de costumes traditionnels bavarois dans le public.
Cette Tosca est une soirée de pur répertoire amélioré car dans un théâtre de répertoire, Tosca est un tiroir caisse: la production fameuse et déjà éculée de Luc Bondy vue au MET et à la Scala, très passepartout (de fait), permettant aux chanteurs de faire ce qu’ils font dans Tosca sous n’importe quelle latitude et dans n’importe quelle mise en scène. Tosca et Bohème ont cette qualité appréciable pour un directeur d’opéra qu’on peut largement tabler sur des productions durables et donc rentables: la plupart du temps elles se ressemblent toutes, le pompon étant détenu par la Tosca de Vienne, de Margarita Wallmann, qui remonte à 1958, et qui tient encore l’affiche (avec des décors de Nicola Benois sans doute un peu effilochés) depuis 577 représentations. Le bonheur du gestionnaire !

Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila  © Wilfried Hösl
Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila © Wilfried Hösl

Car la production de Bondy ne dit rien de neuf, n’apprend rien sur l’œuvre et tout comme Jean-Claude Auvray au début des années 80 à Paris (avec Behrens, Pavarotti et Wixell) insiste sur l’obsession sexuelle de Scarpia (ici des prostituées l’entourent au lever de rideau du deuxième acte), mais sans fouiller le livret, assez riche sous ce rapport et qui crée une tension pas toujours valorisée entre la violente religiosité de Tosca, et ses désirs tout aussi violents pour Mario.
Les décors monumentaux, signés Richard Peduzzi, ressemblent un peu à ceux qu’il a signés de Carmen ou de Tristan à la Scala, ils renvoient, la brique aidant, à une monumentalité de l’antiquité romaine et non aux temps modernes, l’église Sant’Andrea della Valle ressemble un peu aux Marchés de Trajan ou aux Thermes de Dioclétien (qui abritent il est vrai la basilique Sainte Marie des Anges et des Martyrs de Michel-Ange), une Rome abstraite malgré tout, où le rouge domine, rouge brique, rouge passion, rouge sang, rouge violence.

Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl
Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl

J’ai parlé de répertoire : effectivement, c’est Asher Fisch qui dirige, le second chef officieux de Munich, qui remplit les vides que Kirill Petrenko n’occupe pas parce qu’il dirige bien moins souvent que Kent Nagano, son prédécesseur qui avait créé la production. Au prix de quelques premières (La Forza del Destino l’an dernier par exemple), Asher Fisch qui a un répertoire étendu dirige aussi bien Salomé que Tosca, Parsifal que Zauberflöte, Elektra que l’Elisir d’amore, le chef idéal pour des soirées de répertoire, d’autant que malgré le mépris affiché pour lui par certains, c’est un chef qui, sans être inventif, ni novateur, assure la représentation avec efficacité. Dans le genre, il est plus intéressant qu’un Daniel Oren, sans atteindre l’efficacité ni la sûreté du regretté Giuseppe Patanè. Il connaît bien l’orchestre, dont la qualité n’est pas à démontrer, et qui réussit notamment dans les parties plus lyriques ou contenues, à afficher une vraie poésie:  au total, c’est musicalement très acceptable, même si on aurait aimé comme l’an dernier que ce fût Petrenko qui assumât cette première…
Du point de vue de la distribution, une fois de plus, on constate l’excellence de la troupe, et notamment dans le premier acte où l’on note l’Angelotti très marquant de Goran Jurić et surtout le sacristain excellent et sonore de Christoph Stephinger. Dans le deuxième acte, le Spoletta de Francesco Petrozzi, honorable, n’atteint pas la qualité de ses deux collègues, je n’oublie pas le berger du 3ème acte merveilleusement dessiné par une voix d’enfant du magique Tölzer Knabenchor, a casa (ou pratiquement) à Munich.
Marcello Giordani est Mario. Voilà un ténor à aigus, à magnifiques aigus : j’ai rarement entendu un Vittoria ! du deuxième acte tenu si longtemps, avec cette vaillance et cet éclat. Mais le reste…

Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Le reste, ce sont dès le départ (recondita armonia) des graves détimbrés, des passages qui ne projettent aucun son, des trous, des fragilités de certains sons, plutôt rauques…dans E lucevan le stelle (Acte III) son grand air, il essaie des notes filées et des mezze voci, ce qui est méritoire, mais elles sont hésitantes, le souffle ne tient pas, la projection est fragile, les sons rocailleux…bref, comme un rôle ne tient pas seulement dans ses suraigus, la prestation reste très moyenne.
Thomas Hampson semble en revanche avoir retrouvé une forme un peu perdue ces derniers mois (son Arabella à Salzbourg): une diction exemplaire, une articulation prodigieusement intelligente et des aigus bien tenus et sonores, ce qui est un vrai bonheur dans un rôle aussi « composé » que Scarpia, qui est tout sauf une sale brute. Le timbre est légèrement voilé, mais ce n’est pas gênant : en tous cas, le final du 1er acte (Palazzo Farnese, Va Tosca !) est impressionnant de tension avec un accompagnement magnifique de l’orchestre à ce moment-là : il m’a rappelé Leonard Warren dans un enregistrement pirate (avec Tebaldi et Tucker) où je le trouve incomparable, c’est dire !
Évidemment, son deuxième acte est époustouflant. Son élégance naturelle, alliée à la froideur du personnage réprimant tant de désirs frémissants, fait merveille et en fait une sorte de Don Giovanni, un grand seigneur méchant homme, qui me semble être une lecture possible de Bondy ; la tenue, très aristocratique, le gris de son habit doublé de rouge, le gilet noir, tout concourt à cette adéquation surprenante. Il est un Scarpia d’autant plus odieux qu’il est beau, là où la plupart des Scarpia ne le sont pas. Au service de cette composition, un chant exemplaire, tout en nuances, tout en insinuations mais en même temps une voix (qui a un peu perdu de son éclat néanmoins) magnifiquement projetée parce que le texte est prodigieusement distillé. On sent à la fois l’école américaine, exemplaire dans le travail de diction, et l’intelligence de l’artiste, qui donne du rôle une interprétation modèle : un des plus grands Scarpia entendus ces dernières années.

Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Et Anja Harteros ? autant sa Traviata est ancienne, autant sa Tosca est récente, il doit s’agir de sa troisième ou quatrième reprise du rôle, un des must pour un lirico spinto. Incontestablement, elle joue de son physique à la Callas, mais avec grande intelligence: elle ne l’imite pas, et surtout pas au niveau du chant, bien que sa Tosca soit aussi d’une très grande sensibilité. Elle contredit totalement ceux qui trouvent la chanteuse froide, confondant froideur et maîtrise technique. Je l’ai rarement vue aussi vibrante, aussi fragile, toute menue face au Scarpia de Thomas Hampson. Je l’ai aussi rarement vue si engagée en scène, se roulant à terre, chantant dans toutes les positions, vive et bouleversante.
Sa technique de souffle et d’appui permet des sons diaphanes extraordinaires, et une poésie loin de certaines Tosca hystériques. Son vissi d’arte est à ce titre un miracle de retenue et de simplicité, ne cherchant pas de maniérismes ou d’artifices. Il attire les larmes, et le public qui lui a fait un triomphe ne s’y est pas trompé. Seuls moments légèrement problématiques, les suraigus de E’ l’Attavanti ! plus criés que chantés au premier acte. Clairement, c’est le deuxième acte qui reste le sommet bouleversant de la soirée, face à Hampson; car face à Marcello Giordani, on n’arrive pas à être convaincu, même si le troisième acte d’Harteros est totalement bluffant, il manque le charisme du ténor. Il est clair que si face à elle, on avait eu le créateur du rôle dans cette production, Jonas Kaufmann (qui l’an dernier a remplacé le ténor défaillant un soir alors que Petrenko lui aussi s’était substitué pour toutes les représentations au chef prévu au départ : quand la maladie (?) des artistes fait le bonheur du public…), on aurait sans doute eu droit à des moments d’anthologie.
Voilà qui confirme quand même qu’Anja Harteros est l’un des phares du chant actuel, qui allie technique et émotion, intelligence et engagement et qui montre une Tosca bien plus nuancée, plus intériorisée qu’à l’accoutumée. Elle valait le voyage.
Merci pour ce moment. [wpsr_facebook]

Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010)  © Wilfried Hösl
Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010) © Wilfried Hösl

IN MEMORIAM MAGDA OLIVERO (1910-2014)

Magda Olivero à 102 ans
Magda Olivero à 102 ans

Madga Olivero n’est plus.
Sa longévité (elle vient de s’éteindre à 104 ans) reflète également sa longévité vocale. J’ai assisté à l’enregistrement d’un disques d’extraits d’Adriana Lecouvreur, son rôle fétiche (Cilea ne voulait qu’elle dans le rôle, tellement elle y était marquante) en 1993 à 83 ans, avec un ténor assez connu d‘alors, Alberto Cupido et un accompagnement au piano : elle chante mieux que lui, qui devait avoir entre trente et quarante ans, il avait la voix instable, des problèmes de justesse, elle, imperturbable, tenue de souffle impeccable, mezze voci à se damner, longue tenue des notes, elle se payait le luxe, à 83 ans, d’être en plus très émouvante. On trouve encore le disque dans le commerce, n’hésitez pas. Ce n’est pas une curiosité, c’est du grand art.

Adriana Lecouvreur, encore, à 83 ans...
Adriana Lecouvreur, encore, à 83 ans…

Quand on lui demandait le secret de sa longévité, elle répondait, « la marche en montagne », soulignant que le secret du chant c’est le diaphragme et le souffle.

J’ai eu le plaisir de la connaître, lorsque j’étais jeune membre du jury du concours Toti dal Monte, à Treviso, qui comptait dans sa commission trois dames, Regina Resnik, Leyla Gencer et Magda Olivero, imaginez mon excitation et ma joie. Alors que très vite, j’avais tutoyé Leyla et Regina, Magda Olivero en imposait et on la vouvoyait…Elle arrivait à la commission, le matin vers 11h au début des épreuves, elle s’asseyait, raide, silencieuse et laissait seulement passer quelque parole brève de jugement, sévère et définitif, mais sans jamais bouger, presque statufiée. Là où Regina et Leyla discutaient, souriaient, faisaient de l’humour, Magda Olivero était plus distante, plus aristocratique, et ne tolérait pas la médiocrité. À un ami qui devant elle avait osé gentiment et en matière de plaisanterie ironiser sur Adriana Lecouvreur, elle avait répondu, glaciale, « Vous n’avez pas de cœur » . Elle s’animait pendant les repas, où elle demandait toujours les fruits en entrée, à notre grand étonnement, disant que leur fermentation favorisait la digestion du reste du repas, qui pour elle était toujours frugal.
J’ai vraiment le souvenir d’une grande dame, sympathique après un premier contact toujours distant. Et, comme mon bureau à Milan était proche de chez elle, j’allais quelquefois prendre le thé, et discuter de tel ou tel rôle, de tel ou tel souvenir, dans son appartement du Corso Magenta, elle s’animait alors et disait des choses très fortes sur les rôles et sur le chant. Elle m’a beaucoup appris.
Elle a continué à chanter au-delà des 90 ans, à chaque fois qu’une fête ou qu’une réception en son honneur était organisé, elle chantait, parce qu’elle a gardé cette incroyable technique cette diction parfaite, sa maîtrise de l’émission et du phrasé, qui fit sa gloire et qu’elle mettait au service d’une sensibilité et d’une émotion.
Pour l’avoir entendue, à 83 ans tirer les larmes dans Adriana Lecouvreur (Poveri fiori encore incroyable), et pour l’avoir écouté tant de fois parler de chant, je suis très triste ce soir.
C’était une artiste exigeante, pour elle même, et pour les autres, il est sûr qu’en concours elle n’était pas tendre, notamment dès qu’une candidate chantait son répertoire. Je me souviens de sa réaction, immobile et glaciale, devant un pénible « Son l’umile ancella ». Nul doute qu’avec Callas et Gencer, elle est au Panthéon des divas du chant italien, et elle est insurpassable dans le vérisme. C’est pour moi la seule qui ait donné à ce répertoire aujourd’hui un peu délaissé ou méprisé ses lettres de noblesse. Si vous voulez écouter ce que chanter veut dire, ce qu’est la vraie technique italienne, écoutez Magda Olivero, vous comprendrez d’autant plus la misère du marché d’aujourd’hui. À l’image d’Adriana, elle a toujours été l’umile ancella d’un art du chant italien que bien peu aujourd’hui servent comme il se doit, même si elle avait aussi abordé d’autres rôles, comme Elsa (eh oui…) et aussi tardivement, Jenufa, où elle était impressionnante dans Kostenicka.
Une des plus grandes étoiles du chant s’est éteinte, écoutez-la encore, et apprenez…
[wpsr_facebook]

Adriana Lecouvreur en 1965
Adriana Lecouvreur en 1965