Où en est LA SCALA ?

Dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part. Elle est considérée comme le plus grand théâtre lyrique du monde. Tous les chanteurs veulent y chanter, les grands chefs, paraît-il, accourent. Sans compter un public international qui se presserait à ses portes. Rien n’est plus faux, au moins depuis quelques années.
D’abord, le public: il est pour une grande part milanais, venu d’un rayon de 2-3 km autour du théâtre, ce qui est très rare dans les théâtres d’opéra. C’est un public d’habitués, d’abonnés, qui se retrouve comme dans un grand salon citadin. De même celui des galeries (séparées du public des loges et de l’orchestre: à la Scala, il n’y pas de communication possible chacun a son entrée, son escalier, “les classes” sont séparées) très différent, plus jeune, moins bourgeois, est aussi le plus souvent un public qui se retrouve. Jamais, lorsque je vais à la Scala, je ne salue moins d’une vingtaine ou une trentaine de personnes, amis, connaissances, ou simples rencontres lors d’une queue, ou lors d’une discussion pendant une représentation: en 31 ans de fréquentation de ce théâtre, quasi quotidienne entre 1985 et 1991, on fait de nombreuses connaissances, on se fait des amis, on devient un meuble. En fait, le modèle est celui d’un théâtre de province, plutôt que d’un grand opéra international. Le Teatro alla Scala est le plus grand théâtre de province du monde!

Mais voilà, ce théâtre au public très local, a une réputation mythique, mondiale, parce qu’il a une histoire faite de ces noms qui sonnent à nos oreilles comme autant de miracles: Verdi, Rossini, Callas, Tebaldi, Toscanini, Abbado, Karajan, mais aussi Stendhal qui n’a pas peu contribué dans ses écrits à faire de ce lieu un mythe. De plus, la Scala fut partiellement détruite lors d’un bombardement pendant la seconde guerre mondiale et sa reconstruction, puis sa réouverture sous la baguette de Toscanini, revenu après plus de 15 ans d’exil volontaire, furent le symbole de la reconstruction du pays. Depuis, la Scala est un lieu de l’identité italienne, beaucoup plus que n’importe quel autre théâtre, à commencer par la Fenice. Le théâtre est donc la plupart du temps préservé des crises cycliques qui frappent le spectacle en Italie, comme aujourd’hui.

Les racines du XXème siècle:

Arturo Toscanini directeur musical de la Scala en plusieurs épisodes entre la fin du XIXème et les années trente, a construit le répertoire, modernisé l’organisation, ouvert à la musique “nouvelle”, Debussy, Wagner, Moussorgsky par exemple. En ce sens sa politique est plus proche de celle d’un Abbado que celle d’un Muti par exemple (bien que Muti se soit construit comme référence médiatique celle d’un “nouveau Toscanini”: rien à voir, ni par les idées, ni par la manière d’aborder les oeuvres). De très grands chefs italiens ont aussi complété cette épopée toscanienne, dont le plus célèbre et si différent fut Victor De Sabata, à qui l’ont doit sans doute la plus belle Tosca du XXème siècle avec Acllas et Di Stefano.

Les années 50 et 60 furent celles du chant et du chant mythique, ce furent les années Callas et du duel Maria Callas (la voix qui vit et vibre), et Renata Tebaldi (la voix qui chante et enchante), illustrées par des luttes de clans parmi les fans dignes des luttes de tribunes au parc des Princes. L’Italie adore la tribu comme modèle de structure sociale: la Scala a donc connu les callassiani, les tebaldiani, plus récemment les abbadiani, les mutiani…Ce furent aussi les années de chefs comme Furtwängler, il dirigea un Ring légendaire en 1950, le jeune Leonard Bernstein (Medea, Alceste), Dimitri Mitropoulos (qui essuya les huées de la première milanaise de Wozzeck, et qui mourut à la Scala lors d’une répétition de la IIIème de Mahler). En dehors des grands chefs italiens de référence (Tullio Serafin, Antonino Votto, Gianandrea Gavazzeni) on va voir voir se créer des habitués de ce théâtre (Leonard Bernstein, Wolfgang Sawallisch, Herbert von Karajan qui va y diriger Mozart, Verdi, Puccini), et les distributions vont être toujours des distributions de référence. Le mythe d’aujourd’hui s’est incontestablement construit à cette époque, dite l’époque Ghiringhelli, du nom du directeur qui régna de 1945 à 1972, en défendant ardemment le théâtre contre les pouvoirs constitués et contre les cabales.

L’ère Abbado:

La période suivante est marquée de 1968 à 1986, par la présence de Claudio Abbado au poste de directeur musical, un poste qui n’existait pas vraiment les années précédentes, qu’il occupe à l’âge de 35 ans. Il est bientôt accompagné par Paolo Grassi, qui devient “Sovrintendente” en 1972 après avoir dirigé avec Giorgio Strehler le Piccolo Teatro di Milano depuis 1947. Pendant cinq ans la personnalité très forte de Grassi va marquer le théâtre comme s’il y a était resté vingt ans: homme de théâtre, il travaille pour que chaque jour le rideau se lève, main dans la main avec Abbado, c’est l’époque des concerts pour les ouvriers des usines, dans les usines, avec Maurizio Pollini, des abonnements pour les étudiants et travailleurs, c’est aussi l’époque où il aide le public à s’organiser  et à fonder des associations dont il espère avoir l’aide pour maîtriser les passions, c’est le rôle des fameux “Amici del Loggione del Teatro alla Scala”, association encore aujourd’hui importante. Ronconi (pour Wagner ou Berg), Strehler (pour  Verdi ou Prokofiev ou même le grandiose Lohengrin de Wagner)   Zeffirelli (pour Verdi), tous les grands noms de la scène italienne produisent pour la Scala, mais on y voit aussi Jean Pierre Ponnelle (pour une série de Rossini devenus légendaires) Jorge Lavelli (une Madama Butterfly inoubliable et inoubliée, qu’on vit aussi à Paris). C’est aussi le moment où le répertoire s’ouvre vers le plus contemporain: le théâtre en avait besoin, il n’avait pas de directeur musical depuis le départ  polémique de Carlo-Maria Giulini en 1956, et la mort de Guido Cantelli, une semaine après sa prise de fonction. Ainsi propose-t-il par exemple “Samstag aus Licht”, une création de Karlheinz Stockhausen, d’un cycle qu’il ne terminera pas (mise en scène Luca Ronconi), ou le très fameux “Al gran sole carico d’amore” de Luigi Nono énorme succès du spectacle mis en scène par Youri Liubimov, qui sera repris en 1979 sous la direction de Giuseppe Sinopoli, un des premiers opéras dirigés par Abbado est un Wozzeck (deux productions en 18 ans) dont l’entrée au répertoire avait fait scandale dans les années 50 comme rappelé plus haut.

Paolo Grassi quitte la Scala pour la RAI en 1977, il est remplacé par Carlo-Maria Badini, personnalité moins flamboyante, plus politique, qui restera jusqu’en 1990.  Abbado continue le travail sur le répertoire. Il dirige beaucoup plus la saison symphonique que la saison lyrique et cela lui sera reproché, mais il impulse de grands projets qui vont marquer les esprits, le projet Berg en 1979 avec un échange avec l’Opéra de Paris: Paris envoie la Lulu de Chéreau (avec Boulez), Milan envoie Wozzeck de Ronconi (avec Abbado), le projet Moussorgski (Khovantchina, Boris extraordinaire de Lioubimov et Abbado, avec pour la première fois la version originale de Moussorgski, aujourd’hui jouée partout dès 1979), le projet Debussy qui clôt la période Abbado en 1986, avec le magnifique Pelléas et Mélisande d’Antoine Vitez qu’on verra à Vienne, puis à Londres au début des années 1990.

Enfin on ne compte pas les découvertes:outre le Boris dans sa version originale, sublime, dont la production scaligère marqua définitivement l’installation dans les répertoires des théâtres,  Don Carlo en version complète (Ronconi, en 1977), où l’on entend pour la première fois des musiques qu’on croyait perdues, dont le fameux “Lacrimosa” après la mort de Posa,  Il Viaggio a Reims (1984), de Rossini mis en scène par Ronconi (encore!), joué à Pesaro puis à Milan,en 1985, puis à Vienne, une production qui met les centres des villes en folie avec son cortège qui traverse les rues en direct avant de débouler dans la salle. Du délire dans les salles, qui n’en reviennent pas de ces distributions où le moindre petit rôle est tenu par une star, une des rares fois où Abbado concède le bis.
Mais l’orchestre de la Scala voudrait un chef plus présent, Abbado dirige à peine deux productions par ans et quelques concerts de la saison musicale: les musiciens font savoir qu’il ne désirent pas qu’Abbado reste à la Scala, et Riccardo Muti frappe à la porte. Depuis 1981, il a dirigé Mozart avec Le nozze di Figaro dans la mise en scène de Strehler, inspirée étroitement de celle qu’il fit pour Paris, Cosi fan tutte, dans une mise en scène faite pour Salzbourg de Michael Hampe. Il a ouvert la saison en 1982 avec Ernani (Ronconi), un demi-succès qui pourtant fait rêver aujourd’hui (Freni Ghiaurov Domingo Bruson). Bref, Abbado laisse la Scala pour l’Opéra de Vienne en juin 1986, avec un grandiose projet Debussy qui se clôt sous des pluies de fleurs.

L’ère Abbado a marqué par les découvertes d’œuvres rarement ou jamais jouées, la fréquentation plus régulière de la musique contemporaine (amèrement- et stupidement- reprochée par Sergio Segalini dans un petit ouvrage sur la Scala), l’élargissement du répertoire et de la base sociale du public. Claudio Abbado a aussi fondé le Philharmonique de la Scala, sur le modèle du Philharmonique de Vienne, en s’appuyant sur les forces de l’orchestre du théâtre. Il laissait une marque profonde chez le public mélomane et curieux. Il était au contraire très décrié par une autre partie du public et de la presse, et les articles idéologiquement violents qui lui reprochaient ses idées ne manquèrent pas tout au long de son “règne”. Enfin, il était arrivé à la Scala comme un jeune chef prometteur, il la quittait comme un des chefs internationaux les plus reconnus, et arrivait à Vienne sur le siège de son compositeur fétiche, Gustav Mahler.

L’ère Muti:

Avec Riccardo Muti, une ère nouvelle et radicalement différente va commencer. Riccardo Muti a laissé une trace très profonde lors de son passage à Florence. Il y a dirigé les grands Verdi dans des productions restées légendaires (Le Trouvère, Otello) mais aussi Le Nozze di Figaro (de Vitez) Il a la réputation d’être un nouveau Toscanini, proposant des interprétations d’une énergie fulgurante, avec des contrastes rythmiques inédits, tout cela avec une maîtrise technique des orchestres qui font l’admiration de tous. Politiquement, il n’a pas la réputation d’être de gauche, comme Abbado, et musicalement, à part leur “rivalité” mise en scène par les journaux dans le répertoire italien, les deux personnalités sont très différentes par leurs goûts, l’un est fasciné par le classicisme et le XIXème, l’autre par le monde de la Mitteleuropa et par le XXème siècle, Muti s’est formé en Italie (esentiellement à Naples et Milan), et Abbado à Vienne, l’un est médiatique et flamboyant, l’autre discret et timide.
Et pour moi, Muti est un grand chef, et Abbado un musicien.
Un autre élément les sépare, c’est la vision du théâtre et de la scène. Si Abbado donne une très grande importance au travail théâtral et scénique, Muti pense que c’est la musique qui doit dominer et conçoit le metteur en scène comme obéissant aux visions du chef. Il travaille beaucoup musicalement avec les chanteurs, au piano, il les accompagne avec attention. Il est moins regardant sur l’effet produit par la scène. Il ouvre par une production de Nabucco, triomphale pour lui et les chanteurs dans leur ensemble, mais qui scéniquement est d’une banalité affligeante (Roberto De Simone). De fait, peu de productions, tout au long de ces 18/19 ans de présence, auront marqué la vie du théâtre, même si elles sont accueillies avec enthousiasme par une certaine presse (aux ordres?), on retiendra, dans les productions dirigées par Muti, le Don Giovanni de Giorgio Strehler (1987)qui pourtant n’est pas sa mise en scène la plus réussie à mon avis (voir le DVD qui en a été fait), I Capuletti ed i Montecchi dans la production de Pier Luigi Pizzi (Covent Garden) avec les magnifiques Agnès Baltsa et June Anderson, la Lodoiska de Cherubini (mise en scène Luca Ronconi) qui est un spectacle étourdissant, magnifiquement dirigé, qui fait découvrir une oeuvre étonnante, le plus gros succès parisien de la révolution française, dont  Beethoven s’inspirera et dont Brahms désira la partition dans sa tombe…Pour moi c’est là la plkus grande réussite. Pourtant, Muti va ouvrir le répertoire au XVIIIème siècle, Jommelli, Mozart, Gluck, Pergolèse, au classicisme du XIXème (Spontini, Cherubini), mais qui se souvient aujourd’hui de ces productions, même si l’idée de les présenter au public de Milan est excellente et mérite d’être soulignée.
La Traviata, si marquée par Callas, revient en 1990 au répertoire avec deux jeunes (Tiziana Fabbricini, si émouvante, mais si fragile vocalement, et un certain Roberto Alagna…), dans une production hyperclassique, mais solide et au total assez réussie de Liliana Cavani. Riccardo Muti va aussi diriger Wagner, Le Vaisseau Fantôme, (en trois actes séparés, ce qui ne se fait plus en Europe depuis des lustres) Parsifal (Cesare Lievi, 1991) et un Ring brinqueballant avec deux metteurs en scènes (André Engel pour Walkyrie et Siegfried et Yannis Kokkos pour Götterdämmerung) et un Or du Rhin en version de concert : un échec honteux et retentissant, il fera aussi le Fidelio de Beethoven avec Waltraud Meier, deux oeuvres de Puccini -Tosca et Manon Lescaut-, un Macbeth sans grand intérêt, non plus que Due Foscari oubliés aujourd’hui, mais aussi une vraie réussite, les Dialogues des Carmélites de Poulenc, mise en scène Robert Carsen. Oublions en revanche un Idomeneo d’un ennui mortel et un Don Carlo qui fut une des soirées les plus violentes de son règne (mise en scène obsolète de Zeffirelli, et chanteurs pas vraiment prêts -Pavarotti). L’impression est que peu à peu, Muti se désintéresse du théâtre: signe de cette légèreté, la valse des directeurs artistiques après le départ de Cesare Mazzonis, je crois en 1990, dernier directeur artistique de très grande culture de de très grande finesse, possédant un réel pouvoir (et donc très critiqué, publiquement par Riccardo Muti) qui fit le jour de sa dernière conférence de presse un discours retentissant sur “ce que devrait être un théâtre européen” qui ne plut pas!
Riccardo Muti n’a pas vraiment d’intérêt pour la gestion ni la question du théâtre, et il n’a pas confiance dans les grands managers artistiques, de type Mortier avec lequel il fut en conflit à Salzbourg, il se méfie aussi des metteurs en scène un peu “modernistes” et n’a pas toujours la main sûre en matière de chanteurs. Sa manière de diriger a aussi changé: de la fulgurance des années 70, on est passé à une sorte de routine de luxe, avec un orchestre évidemment parfaitement préparé, mais qui ne dit rien, une recherche du son et de l’effet, sans lien avec une histoire ou un discours. Les invitations de chefs importants s’émoussent (peur de l’ombre?) On en vit encore avant 1990 (Sawallisch par exemple ou Kleiber pour le centenaire d’Otello en 1987, avec un triomphe délirant) pratiquement plus après (à part Sinopoli qui meurt prématurément, quelques apparitions de Gergiev dans le répertoire russe). Fontana disait d’ailleurs que les grands chefs ne dirigeaient plus à l’Opéra. Il fut question d’un retour d’Abbado à la Scala, au milieu des années 90, avec un Fidelio, un Barbier de Séville et surtout une Elektra (celle de Salzbourg), avec les berlinois qui était presque décidée. Mais Muti déclara qu’aucun autre orchestre que celui de la Scala ne jouerait dans la fosse: ce fut la rupture avec Abbado, qui se considéra trahi, et qui ne mit plus les pieds à Milan. A la fin des années 90, la Scala n’était plus qu’un mythe médiatique, et il ne se passait plus grand chose.Gestion désastreuse, sans vision, sans stratégie, que la personnalité du surintendant Fontana, sans idées lui aussi sinon celle de coller à Muti, ne pouvait aider à construire un avenir.

Le théâtre qui avait besoin de travaux importants ferme pendant quatre ans, il s’exile au Teatro degli Arcimboldi, spécialement construit par Vittorio Gregotti aux dimensions exactes de la Scala, loin du centre ville. La réouverture est l’occasion d’un battage médiatique inouï avec une production totalement médiocre de Europa Riconosciuta de Salieri qui avait inauguré le théâtre en 1778. Mais l’orchestre et les masses artistiques  ont désormais perdu toute confiance en leur chef, une routine médiocre s’est installée, tant au niveau des productions que des chefs ou des chanteurs invités, Carlo Fontana, le surintendant qui avait succédé à Carlo Maria Badini en 1990 n’a d’autre politique que celle de suivre les désirs de Riccardo Muti, et les directeurs artistiques comme je l’ai dit, se sont succèdés avec rapidité, sans réussir à imprimer une quelconque cohérence à la programmation. C’est ainsi que les masses artistiques de la Scala, en grève, contraignent et Fontana, et Muti à la démission au printemps 2005. Quand Lissner arrive, tout seul après les refus de Pereira (alors à Zürich) et de Nicolas Joel (alors à Toulouse), il trouve un théâtre sans projets, avec un orchestre désemparé et un personnel complètement découragé et déstabilisé. Si Abbado était parti sous les fleurs, Muti s’en va à la sauvette, en laissant un théâtre en déshérence.

Stéphane Lissner

Rien ne laissait prévoir le destin milanais de Stéphane Lissner. Il arrive seul, sans aucun collaborateur, sans connaître un mot d’italien, mais avec ses réseaux, son intelligence et son habileté. Directeur du Festival d’Aix en Provence, conseiller artistique du Festival de Vienne (Wiener Festwochen), directeur du théâtre des Bouffes du Nord, on le voit dans le futur,  directeur de l’Opéra de Paris, pourquoi pas au Festival de Salzbourg, mais pas à la Scala. D’abord parce que la Scala n’a jamais eu de directeur étranger, ni directeur musical, ni directeur artistique, ni a fortiori Sovrintendente. Ces deux derniers postes sont l’objets de subtils équilibres politiques typiquement italiens. C’est dire la situation désespérée du théâtre: aucun italien ne se présente pour relever le défi. Mais les grands managers internationaux pressentis se sont défilés eux aussi.

En trois mois, il va bâtir une saison et faire revenir la confiance des personnels. Il va activer ses réseaux, le réseau berlinois, avec Daniel Barenboim, les jeunes (Daniel Harding, Gustavo Dudamel), les italiens (Daniele Gatti, Riccardo Chailly- et Claudio Abbado, sans succès). Il va s’appuyer sur les équipes en place, et s’attacher à rétablir la confiance, faire revenir le public dont l’affluence commençait à baisser, et construire des projets à long terme: la réputation, justifiée de la Scala était de préparer à l’avance les grandes productions (ouverture de saison  par exemple), mais d’être le dernier grand théâtre à bâtir sa saison, au dernier moment, d’où indisponibilité des grands chefs ou des grands chanteurs, retenus ailleurs plusieurs années à l’avance.
Il va aussi avoir l’habileté d’attirer des chefs comme Riccardo Chailly en se refusant à choisir un directeur musical et en lançant une espèce de compétition entre deux ou trois personnalités, alors qu’il sait très bien qu’il va appeler Daniel Barenboim non comme directeur musical mais comme directeur “scaligère” préféré.
Pourquoi Barenboim? d’abord parce que les deux hommes ont une longue amitié, depuis que Daniel Barenboim a été écarté violemment du projet Bastille en 1988: c’est le Châtelet dont Lissner était le directeur qui accueillit des projets prévus à Bastille et avortés. Ensuite parce que Barenboim représente une puissance forte en matière de réseaux, de disques, d’ouverture du répertoire, de travail avec l’orchestre, enfin parce qu’ainsi on peut établir des liens étroits avec le Staatsoper de Berlin dont il est le directeur musical, et donc construire des projets communs et des coproductions. Choix d’amitié et choix stratégique: aucun chef n’est aujourd’hui aussi puissant que Daniel Barenboim. De plus, Barenboim n’a pratiquement JAMAIS dirigé à la Scala.

Deuxième signe, il devient et “Sovrintendente”, et directeur artistique, aidé d’un coordonnateur artistique. C’est dire qu’il va diriger les choix artistiques du théâtre ce qui n’est pas habituel en Italie. Enfin, il va construire et rétablir un répertoire avec des productions d’une qualité qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, non sans habileté: une personnalité aussi importante que Zeffirelli en Italie va être courtisée, et Lissner va lui proposer rien moins que deux productions (Aida, un échec, et La fille du Régiment, un autre semi-échec, Natalie Dessay refusant de chanter dans la production) ; mais n’importe, Zeffirelli est dans la poche.

Troisième signe, il va s’adresser directement au public, en l’invitant à sa présentation de saison, en étant présent chaque soir à l’entrée des fauteuils d’orchestre, pour saluer le public, pour s’entretenir avec lui, pour montrer qu’il est là et à l’écoute.

Le résultat, en 5 ans, le théâtre est revenu à un niveau vraiment international avec des productions déjà célèbres (le Tristan de Chéreau , qui n’est  pas sa meilleure production pourtant, ou De la Maison des Morts, de Chéreau toujours, un triomphe à Aix qu’il renouvelle à la Scala en s’appuyant non plus sur Boulez, mais sur Salonen), il ouvre à Janacek, à Berg, à Wagner, on voit des chefs qui pour certains n’étaient jamais monté au pupitre à Milan, comme Gardiner, mais on voit aussi évidemment Barenboim, Harding, Chailly -qui ne veut plus diriger, fâché d’avoir été écarté de la direction musicale-, Dudamel, Mehta, Salonen, des baroqueux comme Spinosi qui va diriger le Barbier de Séville cet été ou Giovanni Antonini pour l’Armida de Gluck l’an dernier. En bref, les choses se diversifient, s’ouvrent et la Scala redevient le grand théâtre international qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.

Conclusion en forme d’interrogation:

Comme je le disais, au début de ce texte : “dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part”. Or pour l’instant, la politique de Lissner, qui a sauvé la maison certes, a produit des saisons de qualité, mais au fond interchangeables: on pourrait voir les mêmes à Londres, à Paris ou à Amsterdam. Lissner a fait de ce théâtre un théâtre de standard international, il n’a pas réussi encore à lui redonner sa couleur propre. Le prochain projet, c’est le Ring des Nibelungen, pour être prêt pour 2013 et le bicentenaire de Wagner, dirigé par Daniel Barenboim et le belge Guy Cassiers du Tonelhuis d’Anvers, un spectacle sans nul doute complexe, sans nul doute passionnant, qui sans nul doute fera beaucoup parler, tant la personnalité de Cassiers est aujourd’hui incontournable dans le paysage théâtral d’aujourd’hui.
Mais le vrai problème, c’est comment aussi assurer en 2013 l’année Verdi ?

J’ai parlé de Verdi dans un autre article de ce Blog, et j’ai confié combien Verdi me semblait aujourd’hui un peu marginalisé, mais la Scala, pour le monde entier, ce n’est ni Wagner, ni Janacek, ni Berg: c’est Verdi, et pour l’instant, les productions verdiennes de l’ère Lissner ont laissé perplexe, une Aida monumentale et kitch, pour faire plaisir à Zeffirelli,  un Don Carlo de Braunschweig (et Daniele Gatti) qui n’a pas convaincu du tout, et un Boccanegra pour Domingo, pour Harteros, mais ni pour le spectacle, assez lamentable, ni pour le chef (Barenboim) étranger à ce répertoire.
La Scala, c’est aussi Rossini: n’oublions pas que Rossini fut le grand auteur de la Scala, plus que Verdi qui a toujours eu avec ce théâtre des relations agitées,Rossini est peut-être plus facile aujourd’hui à monter que Verdi. Certes Abbado revient diriger (Mahler!) mais il ne faut pas compter sur lui pour relancer Verdi et Rossini qu’il servit si bien pendant ses 18 ans de règne. Il faut trouver des chefs (ce ne peut être Barenboim, on l’a vu lors du dernier Boccanegra) pour diriger l’opera omnia de Verdi, car telle est l’intention du théâtre. Il faut aussi trouver des chefs de profil incontestable  pour incarner Rossini. Pour l’instant Lissner tente les baroqueux (Ottavio Dantone, Jean-Christpohe Spinosi) mais feront-ils oublier le grand Claudio?

La Scala ce sont aussi des productions de référence de Puccini, mais aussi de tout le répertoire italien du XIXème, à quand une Norma? une grande Lucia? à quand un nouveau grand Pagliacci? C’est là où l’on attend Lissner, et on sait bien que non seulement ce n’est pas là sa tasse de thé, mais qu’une Norma ne se trouve pas aussi facilement, et Madame Urmana qui était prévue, sans aucun doute se ferait jeter par un public qui, ne l’oublions pas, n’est pas le plus méchant des publics, ni le plus stupide, mais le plus compétent et attentif. Le public de la Scala peut faire d’un inconnu une vedette en un soir, il est disponible, et pas aussi snob que celui de Paris,  mais n’a pas de scrupule à huer une star s’il estime qu’elle n’est pas à la hauteur: Pavarotti, Caballé, Ricciarelli en firent les frais et Fleming il n’y a pas si longtemps. C’est un public difficile, mais ouvert. Et c’est un public qui n’a pas eu depuis longtemps ses oeuvres fétiches.

Si la Scala doit retrouver son statut mythique, et non pas son statut de grand théâtre international qu’elle vient de reconquérir, c’est là son chemin, pour son public et pour le monde entier.
Stéphane Lissner n’a pas fini le travail…même si il a réussi à ramener Abbado dans sa ville.

L’impossible BALLO IN MASCHERA, ou de la difficulté de chanter VERDI aujourd’hui.

Ce matin, en écoutant “Un ballo in maschera” dans un enregistrement pirate du MET de 1962 (Nello Santi dirigeait rien moins que Carlo Bergonzi, Leonie Rysanek, Robert Merrill) où Leonie Rysanek, la grande, l’immense Rysanek qui enchanta mes jeunes années dans Chrysothemis à l’Opéra de Paris (avec Nilsson et Varnay et Böhm…heureux temps), est totalement naufragée, la justesse chavirant avec le reste dans un intenable roulis dans “Ecco l’orrido campo”. On sait que sa voix bougeait et n’était pas toujours juste (Bayreuth 1982 dans Kundry!!), mais là c’est carrément une caricature, tout bouge, tout se noie, les ensembles sont à la limite du supportable tant elle est fausse. Pour compenser, j’ai écouté un autre “live”, Abbado, Pavarotti, Verrett, Obratsova, Cappuccilli en décembre 1977 à la Scala et là tout autre paysage, la lumière, la perfection, un Pavarotti à son sommet, une Verrett totalement engagée, une Obratsova qui poitrine à plaisir, mais quelle personnalité, et un Cappuccilli somptueux, “énaurme” tel qu’en lui même enfin l’éternité le change; sans parler d’Abbado vif, attentif, nerveux, théâtral: une pure merveille (répétée un mois plus tard avec un seul changement, Mara Zampieri, que j’aime moins à cause de son émission tubée), suivie par un public passionné qui écoute avec une attention et une participation exemplaires le déroulement de l’opéra, on entend ses réactions, ses soupirs, sa satisfaction. Un vrai public participatif,qui respire à l’unisson avec la scène, quel moment!!

J’ai alors essayé de rassembler mes souvenirs, et penser aux rares “Ballo in maschera” vus sur une scène dans ma vie de mélomane. A la Scala (Gavazzeni, Pavarotti, Parazzini, Nucci), ce fut en 1986 un total naufrage et se termina dans les hurlements douloureux du public. Pavarotti, oui, bien sûr, mais comment pouvait-il être impeccable avec un soprano impossible, hurlant ou huhulant au choix, et un 2ème acte où Nucci et Parazzini semblaient un duo de chèvres bêlantes dans le trio (difficile à chanter il est vrai) “Odi tu come fremono cupi/Fuggi fuggi..”.

Plus récemment à Paris, dans la production inexistante de Deflo, sous la baguette d’un Semyon Bychkov satisfaisant, Angela Brown en Amelia suivait les traces de Rysanek dans la perdition. A dire vrai, je n’ai jamais vu de Ballo in maschera satisfaisant, tout juste acceptable ou moyen, jamais exceptionnel: je n’ai pu voir Abbado à l’oeuvre, ni même Muti (dans ses bonnes années).
C’est un opéra très difficile à réussir, sans doute l’un des plus difficiles de Verdi, à cause de la diversité des voix qu’il exige (un contralto, un soprano coloratura, un baryton, un ténor, un soprano lirico spinto) à cause des multiples difficultés techniques et notamment du rôle d’Amelia, à cause de la difficulté des ensembles du 3ème acte (des sauts brutaux à l’aigu, proches du cri). Et c’est dommage, car c’est une des plus belles partitions de  Verdi (Deuxième acte et  final sont sublimes).

De cette attente vaine d’un “Ballo” de grand lignage, je me suis mis à réfléchir à la difficulté aujourd’hui de trouver des distributions impeccables de grands Verdi. On peut peut-être trouver de bonnes distributions de Traviata, de Rigoletto, même Macbeth mais Nabucco, Ballo in maschera, Trovatore, Ernani, Forza del Destino, Aida, Otello (depuis que Domingo ne le chante plus) sont aujourd’hui difficiles à distribuer ou bien n’attirent plus les grands théâtres. On a vu récemment des Don Carlo (et Don Carlos) assez satisfaisants, mais pas un Trovatore qui tienne la route. Il y a 20 ans ou 30 ans, on distribuait relativement facilement Verdi, mais il était presque impossible de trouver une distribution wagnérienne digne de ce nom: c’est l’inverse aujourd’hui.

Il y a évidemment des modes et l’opéra n’y échappe pas . On ne chante plus aujourd’hui comme il y a vingt ans, les voix ne sont pas les mêmes, on préfère de beaucoup les voix très dominées aux voix échevelées (Giovanna Casolla, avec son énorme volume a fait une carrière internationale digne, mais pas exceptionnelle) sans doute aussi à cause de l’écroulement du chant italien: on trouve sur le marché plus de chanteurs français de niveau international que de chanteurs italiens: l’Italie ne produit plus de grandes voix et l’école de chant se meurt, conséquence d’une politique imbécile de l’Etat, de la déreglementation du métier de professeur de chant, de la jungle des agents. Les écoles qui marchent sont l’école américaine/anglo saxonne: bonne préparation technique, chanteurs prêts à affronter le répertoire dès la sortie des écoles, et l’école slave, à la formation traditionnelle solide et aux voix volumineuses, tous ces chanteurs ont fondu vers l’Europe, qui a le plus grand nombre de théâtres (l’Allemagne notamment). mais tous vivent Verdi non dans leur chair, mais dans leur tête. Une Nina Stemme (suédoise) chante Aida et Leonora de Forza del Destino: elle en a le volume, mais pas l’âme. Karita Mattila (finlandaise) fut une Amelia Grimaldi appréciable avec Abbado (Simon Boccanegra 2000 à Salzbourg), et Anja Harteros (allemande d’origine grecque) en est une exceptionnelle aujourd’hui: les grands sopranos pour Verdi se nomment Sondra Radvanovsky (américaine) et Anja Harteros ( allemande), cette dernière avec un engagement vocal qu’on croyait disparu.
Du côté des ténors, on croyait être sorti du tunnel avec Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est. Il y a Alagna, irrégulier, et Vittorio Grigolo, aussi irrégulier mais quelle voix!! Stefano Secco est un très bon artiste mais dans Carlo il atteint sa limite. Reste enfin Jonas Kaufmann, dont le répertoire italien n’est pas celui où il brille le plus (ses Alfredo et Rodolfo sont bons, mais n’ont rien à voir avec d’autres rôles germaniques de son répertoire), sans doute dans Don Carlo et dans Otello sera-t-il intéressant à écouter, sûrement dans la tradition d’un Vickers. Il y a quelques basses de très bon niveau (Prestia par exemple) et une série de très grands barytons (en grand nombre, à commencer par notre Ludovic Tézier). Mais aucun mezzo soprano de grand caractère pour Verdi. Luciana d’Intino ou Sonia Ganassi font très bien leur métier, mais ne sont tout de même pas les Eboli du siècle. On attend la Cossotto ou l’Obratsova du moment. Violeta Urmana quand elle était mezzo eût pu peut-être briller, elle est soprano aujourd’hui et soprano assez discutée.

On aime aujourd’hui des répertoires (baroque, Rossini, bel canto) où la technique, le contrôle sur la voix sont déterminants, des amis italiens appellent cela des voix sous verre, où la chair est moins importante que l’exposition technique: il faut pour Verdi une technique de fer, une voix large et puissante, et aussi travailler l’expression, l’explosion de l’expression: Mirella Freni, Julia Varady, Leontyne Price, Martina Arroyo, Renata Scotto et bien sûr Callas connaissaient ce secret. Tebaldi moins, mais la voix était tellement sublime. Aujourd’hui la voix la plus large et la plus contrôlée que je connaisse est celle de Sondra Radvanovski, sous employée dans les grands théâtres. Le monde découvre Anja Harteros mais elle ne peut pas chanter tous les répertoires. Néanmoins je ne suis pas sûr que même avec toutes les voix adéquates Verdi soit vraiment à la mode: on parle beaucoup du bicentenaire Wagner en 2013, mais on entend moins parler du bicentenaire Verdi, toujours en 2013, et c’est pour moi un signe, un mauvais signe. Signe peut-être que notre époque est moins en phase avec cette générosité innée, celle du coeur à fleur de peau et de l’émotion immédiate, palpable, de la chair de poule qui  vous prend quand on assiste à un beau Trovatore haletant, violent, bouleversant. On aime moins le théâtre de la chair que celui de la forme.

Enfin, Verdi ne pardonne pas: rappelons ce que disait Martha Mödl vieillissante encore distribuée à Munich: elle disait que chanter Wagner pour une voix vieillie n’était pas (trop) difficile, la voix était protégée par l’orchestre, par la science du “dire” qui savait masquer les failles (dans un répertoire voisin, Franz Mazura, 89 ans est une merveille dans Schigolch de Lulu). Chez Verdi , la voix est découverte et exposée, et toutes les failles sont audibles, on n’entend même plus que cela. J’écrivais il y a quelques jours que Wagner survivait à une interprétation médiocre, pas Verdi.
Verdi ne pardonne pas la médiocrité, c’est pourquoi notre époque l’aime sans doute moins.

Trente ans de mises en scène de la TETRALOGIE de Richard WAGNER /(2) De 1980 à 2010

 

 

 

Eté 1980: rappelons l’incroyable succès de la production Chéreau, après des débuts très contestés, qui se termine par une ovation qui dure 1H30 au Festival de Bayreuth à la dernière du Götterdämmerung, et qui marque vraiment le début d’une ère nouvelle de la mise en scène wagnérienne, mais aussi de la mise en scène tout court puisqu’elle ouvre définitivement partout  l’opéra au vent nouveau: elle scelle ce qu’on a appelé l’ère des metteurs en scène. En programmateur avisé, Wolfgang Wagner sait bien qu’il ne peut reproposer pour son Ring suivant, en 1983 (Ring du centenaire, lui aussi, mais de la mort de Wagner) une vision qui aille dans le sens de Chéreau: le spectateur a besoin de digérer le choc, et il faut aussi proposer quelque chose de radicalement différent. C’est Sir Georg Solti qui doit diriger ce Ring, événement considérable puisque le chef du premier enregistrement stéréo du Ring (le fameux “son DECCA”) n’a jamais dirigé à Bayreuth. Or Solti sans doute ébranlé par l’expérience parisienne avortée, veut une mise en scène naturaliste “où un arbre soit un arbre”.

 

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Wolfgang Wagner fait appel au tandem Peter Hall/William Dudley pour réaliser un Ring naturaliste, qui revienne à la narration, tout en proposant des solutions scéniques impressionnantes: les filles du Rhin devant un immense mur d’eau, on construit pour la chevauchée des Walkyries un plateau qui se retourne sur lui même, dispositif unique au monde; le décor est souvent surchargé, mais c’est dans l’ensemble un échec relatif. Non que le public soit seulement nostalgique de Chéreau, mais il faut bien dire qu’en matière de direction d’acteurs, en matière d’esthétique générale, en matière de visions, l’équipe a tapé à côté. Les spectateurs se souviennent que le rocher de Brunnhilde, après la sublime vision de Chéreau, était une sorte de pizza géante qui faisait sourire sans jamais impressionner, alors que d’autres moments avaient été plus réussis (notamment le premier tableau de l’Or du Rhin), la distribution réunie, Hildegard Behrens exceptée, n’était pas vraiment mémorable, et la direction de Solti assez critiquée (à l’audition aujourd’hui, je la trouve pourtant impressionnante).

 

hall_siegfried_02.1263943099.jpgLe résultat, c’est que Solti se retire de l’opération, laissant la place à Peter Schneider, qui assumera les trois saisons suivantes, en brave soldat de la cause wagnérienne. Signalons pour l’anecdote (mais est-ce une anecdote?) une magnifique exposition en 1983 à Villa Wahnfried sur Bayreuth et les juifs, où l’on signale qu’en 1983, tous les chefs qui dirigent à Bayreuth sont d’origine juive, Solti, Levine, Barenboim.

Pendant qu’à Bayreuth on digère l’effet Chéreau, d’autres théâtres réagissent indirectement à l’ouragan. C’est le cas au MET, où James Levine dans ces années propose une nouvelle production du Ring, volontairement « traditionnelle » dans une mise en scène d’Otto Schenk et des décors de Günther Schneider-Siemssen. Cette production a fait les beaux soirs du MET jusqu’au printemps 2009, dernière année de bons et loyaux services, puisque dans deux ans, c’est Robert Lepage qui a été chargé de monter la prochaine production, on le verra. La production Schenk revient à des canons traditionnels (le public du MET est un public moins habitué qu’en Europe à des expériences nouvelles en matière de mises en scène) et c’est une réponse très claire à ce qui est en train de se passer en Europe au point que lace travail va devenir l’emblème des visions traditionnelles du Ring. Le spectacle que j’ai vu ce printemps pour sa dernière édition est un travail très respectable, dans des décors impressionnants (notamment l’Or du Rhin), et a toujours bénéficié comme c’est le cas la plupart du temps au MET de distributions somptueuses. De plus, on en a très tôt proposé une vidéo en VHS, et au départ le marché était divisé en deux produits concurrentiels et opposés, la version Chéreau et la version Schenk.  Les années 80 – et c’est un paradoxe- représentent pour le Ring un « recul » simplement dû à l’impact violent de Chéreau sur les metteurs en scène, même si notamment en Allemagne la plupart des opéras municipaux ou régionaux proposent des Ring dans la plus pure orientation « Regietheater » avec quelquefois des productions tout à fait remarquables (Götz Friedrich au Deutsche Oper de Berlin Ouest, qu’on peut encore voir aujourd’hui)ou la production munichoise, très contestée de Herbert Wernicke (pour l’Or du Rhin) et David Alden (pour les autres journées).

Après l’échec de la production Hall, qui fut d’ailleurs  plus coûteuse que celle de Chéreau, Wolfgang Wagner propose en 1988 à Harry Kupfer, directeur de la Komische Oper de Berlin (encore à Berlin-Est pour un an), de mettre en scène le Ring que Daniel Barenboim doit diriger, avec lequel il entame un très long compagnonnage dont on voit encore des traces précises dans la programmation wagnérienne de la Staatsoper de Berlin. Harry Kupfer est à l’époque l’un des plus fameux metteurs en scène allemands. A Bayreuth, il a à son actif un « Fliegende Holländer» qui a fait date et ce choix est tout à fait symbolique de l’alternance que propose Wolfgang Wagner. On revient à un regard très dramaturgique et moins naturaliste, et Kupfer annonce très clairement qu’il se place dans le sillage de Chéreau (il emploiera même l’expression « papa Chéreau » dans une conférence de presse). Bien que très différente de l’approche historique et très XIXème siècle (naissance du capitalisme et de l’industrialisation) qu’en faisait Chéreau, Kupfer lit les caractères et les rapports entre les personnages dans le même esprit. Chéreau a laissé des traces précises, des idées géniales qui ont fait date et qui ont été reprises par nombre de productions : la violence (y compris érotique) des rapports entre les êtres, l’intensité de la relation Brünnhilde-Wotan, la complexité du personnage de Mime, mais aussi, le final du deuxième acte de la Walkyrie, où Wotan serre dans ses bras ce fils qu’il vient de tuer (depuis, la plupart des metteurs en scène cherchent à marquer ce moment d’un geste fort), ou la marche funèbre du Crépuscule, où Chéreau montrait le cadavre de Siegfried sous les yeux d’une foule anonyme qui le regardait en passant son chemin. Kupfer choisit l’option très dépouillée : tout se déroule sur une surface lunaire, glaciale : le début de l’Or du Rhin impressionne fortement (la video rend parfaitement ce moment stupéfiant, avec ses jeux de fumées et de lasers) et il invente, ou rajoute lui aussi des idées qui vont faire florès ensuite chez les épigones.

 

2anneevanstomli21.1263943533.jpgAnne Evans(Brünnhilde) et John Tomlinson (Wotan) dans la mise en scène de Harry Kupfer

On se souvient aussi des Wälsungen, la descendance de Wotan marquée par des cheveux roux (Wotan, Brünnhilde, Sieglinde, Siegmund, Siegfried), la marche funèbre du Crépuscule, où le corps de Siegfried s’enfonce dans les entrailles de la terre qui s’ouvre comme un gouffre au bord duquel se trouve Brünnhilde face à qui Wotan apparaît (idée reprise par Stéphane Braunschveig à Aix) face à elle et cette marche funèbre devient une sorte d’insoutenable face à face, les Nornes dans une forêt d’antennes télévisuelles, Siegfried qui ronge son frein lorsqu’il est en couple avec Brünnhilde et qui ne cesse de regarder ailleurs alors que Brünnhilde est en train de broder, l’entrée de Siegfried/Günther à la fin du premier acte du Crépuscule. Toutes ces visions marquantes font du travail de Kupfer, incontestablement, l’une des productions les plus passionnantes de la période, et la vidéo du spectacle disponible en DVD, montre qu’elle n’a rien perdu de sa fascination. Je tiens cette production, comme la plus intéressante avec celle de Chéreau, qu’on ait pu voir sur une scène pendant ces trente ans.

A partir des années 1990, le réservoir à idées semble se tarir. On aurait espéré Heiner Müller après le magnifique Tristan qu’il donna à Bayreuth, mais il mourut trop tôt. Wolfgang Wagner explore alors une autre veine, celle de l’esthétique, et de l’unité par l’esthétique et la vision, plus que par la mise en scène proprement dite, en confiant à une équipe composée de James Levine, Alfred Kirchner (à qui l’on doit une belle Khovantchina avec Abbado à Vienne), et de Rosalie, une artiste peintre qui imprime à cette production une incontestable poésie. En fait, il s’agit (presque) à travers les yeux de Rosalie, et la vision cosmique de Kirchner, de rappeler, en clé contemporaine, l’univers de Wieland Wagner : les personnages sont dans le mythe, ils évoluent sur le globe terrestre, presque comme des géants, et c’est presque à une bande dessinée ou un dessin animé qu’on a droit. Musicalement, la lenteur de James Levine va souvent rendre ce travail ennuyeux et assez rapidement oublié, quant à la distribution, à part Polaski dans Brünnhilde, elle reste assez moyenne.

Pendant la même période, Robert Wilson se lance dans l’aventure à Zurich (le Châtelet présentera ce Ring au début des années 2000). Ce n’est plus la période créatrice de Wilson, et on préférera d’autres productions wagnériennes comme Lohengrin (au MET) ou surtout un magnifique Parsifal à Hambourg. Les 16 heures du spectacle en paraissent 1000, et là aussi, on s’ennuie ferme. Pourtant le hiératisme de Wilson, confronté à une histoire qui est qui est de chair et de sang, aurait pu faire merveille, ce n’est pas le cas.

Avec la mise en scène de Jürgen Flimm à Bayreuth pour l’an 2000 clôt sans doute une ère. Cette production a des atouts, un chef original et discutable, mais prestigieux à l’époque, Giuseppe Sinopoli, Placido Domingo et Waltraud Meier en Siegmund et Sieglinde, et un metteur en scène qui jouit d’un préjugé favorable. Mais la production montre que désormais tout ou presque a été dit, et Flimm ne cesse de répéter des figures désormais presque imposées du Regietheater sur le Ring, en poussant la logique jusqu’au bout :  c’est à une lecture clairement idéologique que nous assistons, où est en jeu la lutte des classes laborieuses et  exploités contre les exploiteurs : le monde de la production à outrance qui règne à Nibelheim, chez Alberich dans l’Or du Rhin d’où un Hagen qui représente clairement en fils d’Alberich  le monde ouvrier dans un palais des Gibichungen qui est un univers de multinationale avec des secrétaires qui courent partout, , l’ intérieur relativement bourgeois de Hunding dans la Walkyrie montre en même temps que les héros sont au-delà de la lutte des classes. Une production assez propre où le fantôme de Chéreau (cette fois-ci en vrai grand-papa) règne çà et là. Le versant musical était à mon avis discutable (les options insupportablement dilatées de SInopoli ralentissant l’histoire), il pâtira de la mort brutale du chef italien, remplacé par Adam Fischer, chef par ailleurs très solide, mais qui dirige une production à la genèse de laquelle il n’a pas été associé, et désormais sans Domingo ni Meier. Tout ce que nous apprend Flimm, c’est qu’il est temps de changer de lecture, d’époque, de stratégie, et que le monde du Ring, notre monde, ne peut plus être lu avec les mêmes yeux ni avec la même loupe, à l’aube des années 2000.

De 2000 à 2010, les productions du Ring dans les grands théâtres ne sont pas toutes convaincantes, loin de là, même si on sent se développer une veine nouvelle, fondée sur l’histoire, sur le récit, une sorte de version lyrique du Seigneur des anneaux parallèlement à des soubresauts élégants mais sans grand intérêt (Braunschweig), ou à des ratages absolus (Bayreuth 2005).

Après Flimm à Bayreuth, on sent donc qu’une ère se termine et s’étiole, et qu’il faut chercher ailleurs une clé de lecture possible. Wolfgang Wagner vieillit, confie de plus en plus les rênes à sa fille et un espoir extraordinaire naît lorsqu’on apprend que c’est Lars von Trier, le cinéaste danois, qui va mettre en scène la future production du Ring : Marthaler pour Tristan, Schlingensief (et Boulez) pour Parsifal en 2004 et désormais Lars von Trier : le Festival de Bayreuth retourne à être cet atelier expérimental que Wolfgang a voulu relancer en 1976 avec Chéreau. Les batailles rangées après Parsifal (spectacle génialement fou, d’une complexité rare), après Tristan (lecture glaciale et bouleversante d’un Tristan stratifié par le temps) laissent présager des frissons chez les spectateurs, alors qu’on se demande comment un chef comme Christian Thielemann, idéologiquement étiqueté à l’opposé de Lars von Trier, et plutôt classique dans ses lectures musicales, va pouvoir dialoguer comme il se doit lors de la préparation d’une pareille entreprise. Au bout de deux ans, Lars von Trier abandonne le navire, prétextant une complexité de laquelle il ne vient pas à bout, et confessant un échec. Il est difficile de savoir ce qui se cache derrière ce départ, sans nul doute très regrettable, et qui plonge le Festival dans une énorme difficulté, trouver un metteur en scène qui en à peine eux ans, va proposer un concept et monter un spectacle gigantesque. La surprise est grande lorsque le metteur en scène choisi par Wolfgang (ce diable d’homme réussit encore à étonner à 85 ans !) n’est justement pas un metteur en scène, mais un écrivain, dramaturge, homme du théâtre de l’écriture plus que de la scène, une figure incontestable de la scène allemande néanmoins, Tankred Dorst, 80 ans. Il s’entoure d’une équipe nombreuse, qui va littéralement mettre en image le concept de Dorst, un concept original, intéressant et jusque là peu exploité : le Ring se déroule devant nous, dans le monde, mais nous ne le voyons pas. Tout est fondé sur cette double appartenance, un monde mythique en transparence et en correspondance (au sens baudelairien) avec notre monde d’aujourd’hui.

Cette production est pour moi un échec absolu, qui finit même par nuire à la lecture de Thielemann, que j’ai à chaque fois trouvé ennuyeuse, sans vrai souffle, sans idée. Est-ce que ce que l’on voyait sur scène, cette insondable médiocrité, influait à ce point sur ce qu’on entendait ? Je vais sans doute écouter avec attention les CD de cette production très contrastée au niveau du chant (avec du très bon, Wotan de Falk Struckmann ou Alfred Dohmen, Siegfried magnifique (enfin !) de Stephen Gould, Eva Maria Westbroek depuis peu dans Sieglinde, mais du mauvais aussi comme la Brünnhilde inexistante et sans âme de Linda Watson). Peut-être changerai-je un peu d’avis…
Que s’est-il passé ? A mon avis, il fallait à ce concept intéressant à la fois adjoindre un vrai metteur en scène, et aussi un décorateur qui aurait trouvé des solutions moins lourdes et moins caricaturales : les chanteurs sont livrés à eux-mêmes, l’espace scénique est encombré, aucune image esthétiquement un peu recherchée : il ne se passe rien, on ne comprend pas toujours le sens de ce que l’on voit, on a l’impression d’un travail gratuit, sans intérêt, sans âme, et sans intelligence, alors que ce n’est pas le cas. En fait, la traduction visuelle du concept est totalement ratée. Un spectacle à oublier, je dirais presque (à mon avis du moins, par rapport à l’histoire du Ring dans cette maison) un vrai naufrage.

On ne connaît pas encore les choix définitifs du Ring 2013, le Ring du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, le Ring de l’année Wagner. On parle du chef russe Kyrill Petrenko (et ça c’est une excellente nouvelle !) et on a murmuré les noms les plus fous, jusqu’à Quentin Tarantino: ce sera en fait Wim Wenders. C ela veut dire que depuis l’affaire  Lars von Trier, on n’a pas renoncé à travailler sur l’univers cinématographique, ce qui est une excellente idée, non encore bien exploitée à Bayreuth ou ailleurs, mais le cinéaste n’est pas toujours un excellent metteur en scène lyrique.

Parallèlement, une évolution se lit dans les choix des théâtres, qui sentent tous que l’âge post-moderne exige un âge post-chéreau. En ce sens Stéphane Braunschweig à Aix et Salzbourg m’a bien déçu. Non pas que le spectacle fût médiocre, il y a au contraire de bons moments (l’Or du Rhin, incontestablement le meilleur des quatre, ou dans une moindre mesure, le Crépuscule), mais la lecture globale ne m’est pas apparue ajouter une pierre définitive à l’édifice des lectures du Ring. Beaucoup de redites (prise à Chéreau, voire à Kupfer), une direction d’acteurs pas vraiment convaincante, une vision souvent illustrative, en fait on a l’impression d’une hésitation fondamentale, et pas vraiment d’un choix et d’une direction affirmés. Comme chez Flimm (que j’ai trouvé plus intéressant) on arrive à l’impasse.

Pour en sortir, il faut aller explorer d’autres territoires. Deux productions me sont apparues ouvrir des pistes, parce qu’elles reviennent à l’histoire, au récit, à la création d’un univers, en collant plus aux images, tout en proposant une vraie lecture. Elles sont qui plus est toutes les deux d’un très haut niveau musical.

 

A Vienne d’abord, où Franz Welser-Möst propose un Ring très stimulant, avec une équipe de chanteurs actuellement sans rivale. Le Siegfried si difficile à réaliser est l’une des plus grandes réussites (Stephen Gould encore une fois exceptionnel) le Mime prodigieux d’Hedwig Pecoraro, le Wotan impressionnant de Juha Uusitalo- je l’ai entendu avant son accident de santé, il paraît qu’il est moins convaincant en ce moment-, et la Brünnhilde de Nina Stemme. Une production qui utilise la vidéo, qui n’est pas une lecture, mais une très rigoureuse illustration (Sven-Eric Bechtolf pour la mise en scène et Rolf et Marianne Glittenberg pour les décors et costumes).

A Valence et Florence ensuite, l’expérience remarquable de la Fura dels Baus (Carlos Padrissa) musicalement de très haut niveau avec Zubin Mehta au pupitre (et notamment à Valence avec Domingo dans Siegmund, le jeune Lance Ryan en Siegfried, incroyable de solidité et la magnifique Jennifer Wilson si engagée dans son chant, que j’appelais par affection Jennifer Nilsson, tant la solidité de la voix et le volume rappellent la soprano suédoise.). Tout en utilisant à fond les possibilités techniques, avec des trouvailles phénoménales (Walhalla en mur humain, marche funèbre dans la salle, précision des vidéos qui donnent souvent une lecture-commentaire  en transparence de ce qui se fait sur scène) ; spectacle passionnant, très complexe qui rend au déroulé du récit tout son aspect épique. Un conte, à la fois pour les enfants et pour les adultes.

Cette année, Paris et Milan se lancent. Les deux théâtres sont orphelins de Ring, pour des raisons expliquées au début de mon propos. Paris a choisi Günther Krämer, qui est un metteur en scène de qualité : je ne suis pas sûr que le renouveau vienne de là. J’ai plus d’intérêt à voir ce que Guy Cassiers, de l’école flamande de théâtre (Tonelhuis d’Anvers !), très en pointe dans la lecture du monde d’aujourd’hui, va proposer en utilisant des moyens techniques les plus avancés; j’ai vu de lui il y a un an un passionnant tryptique du Pouvoir, à partir du Mephisto de Klaus Mann (Mefisto for ever), un dialogue imaginaire entre Lénine, Hitler et Hirohito (Wolfskers) et une fascinante relecture de la tragédie grecque et de la guerre de Troie( Atropa), à l’éclairage de la politique et des discours de George Bush. L’Anneau est vraiment en prise directe sur cette problématique.

Enfin, last but not least, le MET est engagé dans l’entreprise la plus complexe de son histoire, aux dires de Peter Gelb, son directeur, en confiant le Ring à Robert Lepage, ce qui pourrait bien être la production que nous attendons tous. Jusque là les spectacles d’opéras de Lepage, son travail sur les contes, sur Shakespeare, ont montré que c’est un incomparable raconteur d’histoire, un conteur scénique qui fait à la fois rêver et frémir. Le Ring lui va comme un gant, et cela fait douze ou quinze ans que j’attends cela tant ses spectacles me faisaient désirer un Ring. Réponse dans deux ans.

En attendant Bayreuth et une production qui sans nul doute va marquer le véritable début du tandem Katharina et Eva Wagner, on peut voir, comme c’est logique, que les différentes productions du Ring illustrent parfaitement les évolutions de notre monde et de nos approches intellectuelles. Chéreau a transféré au théâtre une lecture des textes fortement marquée par les travaux de Barthes, de Foucault (spectateur assidu et militant du Ring de Bayreuth) et de tous les travaux sur la textualité triomphante ;  sa connaissance du monde germanique et de la culture allemande a fait qu’il a su croiser les deux mondes intellectuels, ce qui explique le côté « fondateur » de son entreprise. Mais comme l’a dit Todorov, c’est une attitude qui, dans la littérature, a fait quelquefois oublier le lecteur simplement spectateur, celui qui sait dire « c’est beau ». Certes, Chéreau créait de l’émotion à chaque moment, mais en même temps il ouvrait un regard en abîme sur le monde. On n’était plus le même en sortant du théâtre. Car le Ring est une œuvre qui rencontre à chaque moment le monde, qui dit la création de l’homme, qui dit l’amour et sa mort, qui dit les rapports maître-esclave, qui dit la naissance de l’exploitation, qui dit aussi la mort des dieux. On voit bien aujourd’hui que le théâtre a besoin de retourner au mythe, au récit, à la narration, le théâtre a aussi besoin d’expérimenter de nouvelles formes, de nouveaux outils, nés par exemple de l’invasion du numérique : le Ring pourrait être (je crois même que cela a été fait) un magnifique jeu vidéo. En ce sens La Fura dels Baus et Lepage nous emmènent ou nous emmèneront pour sûr au pays de l’étonnement, sans forcément revenir sur des lectures idéologiques qui pour l’instant me semblent épuisées. Peut-être Cassiers fera-t-il le lien entre les deux, avec sa lecture du monde à la fois violente et glacée, sa fascination des phénomènes de pouvoir et sa science des effets. De toute manière nous avons toujours besoin du Ring, source inépuisable de fantasmes et de lectures, et nous avons aussi besoin de belles histoires tristes.

 

 

CONCERT DU NOUVEL AN: quelques notes sur les éditions à posséder

Institution quelquefois plus médiatique que musicale , le concert du Nouvel An est souvent cependant l’occasion de mieux comprendre ce qui fait d’un chef d’orchestre glorieux (la plupart de ceux qui accèdent au podium du Musikverein le 31 décembre et le 1er janvier le sont) un véritable musicien. En effet, le programme proposé est souvent identique (quelques fantaisies çà et là cependant) et de toute manière tout le monde se retrouve au “Beau Danube Bleu” et à la “Marche de Radetsky”. Pour qui veut comparer les chefs, ou jouer à l’écoute aveugle avec ses amies et amis mélomanes, c’est un excellent moyen de juger, sur un morceau que tout le monde connaît à peu près par coeur. J’ai dans ma discothèque Willy Boskovski, Karajan (1987), Abbado 1988 et 1991, Kleiber 1989 et 1992, Muti en 1993 (il fera aussi 2000 et 2004) (soyons méchant, par curiosité presque malsaine), et Jansons. Je me suis amusé, sur un long trajet en voiture, à faire des comparaisons.
Le concert du Nouvel An à Vienne a été dirigé par Willy Boskovski, le premier violon des Wiener Philharmoniker de 1955 à 1979 et chef de l’orchestre Strauss, le spécialiste incontesté de ce répertoire pendant de très longues années, je me souviens qu’il dirigeait l’orchestre son violon en main, c’était dans la plus pure tradition viennoise, et les concerts de cette époque furent sans doute les plus “conformes” à l’esprit viennois, et c’était incontestablement l’orchestre, et Strauss, qui avaient la vedette. Acheter Boskovsky, c’est une garantie de qualité, d’esprit, d’authenticité et aussi de simplicité.

Ce n’est qu’en 1980 qu’on a commencé à y voir des chefs de renom se frotter à Strauss à Vienne, le premier fut Lorin Maazel, plusieurs fois appelé à diriger ce concert pendant les trente dernières années. En général les GMD (Generalmusikdirektor, directeur général de la musique) de Vienne, poste prestigieux s’il en est (ce fut celui de Mahler), comme Maazel, Abbado ou Ozawa sont invités presque obligatoirement à diriger ce concert:  l’an prochain, ce sera (logiquement) le tour de Franz Welser-Möst,  puisqu’il va occuper le poste de GMD à la Staatsoper en succédant à Seiji Ozawa. Depuis que le concert du Nouvel An est le phénomène planétaire et médiatique que l’on sait, la vedette reste Strauss, le chef, sans doute peu connu du très grand public (sauf Karajan en 1987) passe au second plan, sauf pour les mélomanes. C’est cette ignorance qui  a fait ainsi la fortune d’un André Rieu dans Strauss, hélas.

Il reste que si l’on veut acheter ou faire cadeau d’un concert du Nouvel An, c’est une bonne entrée en musique classique: on a un large choix, le concert de l’année étant publié dans les jours ou les semaines qui suivent le 1er janvier (un temps absolument record!). Ma vocation de mélomane est ainsi née à partir d’un cadeau de valses de Vienne qu’on me fit quand j’avais 8 ans, j’ai écouté et réécouté les valses de Vienne par l’orchestre hongrois de Yoska Nemeth, sans doute un des musiciens tziganes parmi les plus fameux du XXème siècle. C’est dire comme je suis attaché à cette musique. Si vous trouvez le disque en question, n’hésitez pas, c’est vraiment tout à fait remarquable et c’est un excellent moyen de rentrer dans l’univers des Strauss.

Et les autres?  J’aime bien Abbado 1 (1988) plus que Abbado 2 (1991) éclectique et surprenant (Mozart!), comme aime faire Claudio, mais au total un peu ennuyeux pour mon goût, disons que ces concerts ne sont pas les plus grands souvenirs de ma vie d’abbadien itinérant. Riccardo Muti comme souvent fait du beau son, mais tout cela reste assez plat, sans âme (j’écrirai un jour prochain sur ma relation très contrastée à ce grand chef, dont j’aime surtout les années 1975-1985, c’est à dire les premiers enregistrements fulgurants et l’éblouissant passage à Florence). J’ai acheté le disque de Mariss Jansons, chef que j’apprécie tout particulièrement, comme ceux qui me lisent le savent. Quelle surprise d’entendre un Strauss très symphonique,dans une interprétation très marquée par l’univers de Tchaïkovski, avec un orchestre massif qui semble quelquefois jouer Onéguine: si vous voulez une couleur autre, une vraie prise de risque interprétative, alors n’hésitez pas à en faire l’acquisition, c’est étonnant, c’est très fort, très intelligent, mais on n’est pas vraiment à Vienne.

Il reste…Carlos Kleiber. Eh, oui! A écouter et à réécouter, on a tout dans ces trois disques des deux concerts (1989 et 1992): on a d’abord la légèreté et la danse: Kleiber ne fait pas d’abord du symphonique, il fait danser l’orchestre, il n’appuie jamais sur les effets, il est étourdissant de vélocité (et l’orchestre suit d’une manière époustouflante), il virevolte, mais toujours avec un soin maniaque pour les effets instrumentaux (des rubatos des cordes à se damner, des flûtes de rêve) sans jamais insister, sans jamais appuyer, en cherchant toujours l’effet dansé: alors naît l’émotion profonde, intense (début du Beau Danube Bleu en 1989!comme je l’ai déjà souligné précédemment) . Il a arrive même à effacer toute lourdeur dans la Marche de Radetsky! Ne parlons pas de l’ouverture de “La Chauve Souris”, qu’il a dirigé si souvent à Munich;( je l’ai entendu pendant le Carnaval, il arriva en perruque déguisé en Boris Becker!) . Le disque de 1989 est un miracle, plus sans doute que celui de 1992. Si vous avez un seul concert à acheter, alors, pas d’hésitation, Vienne-Kleiber 1989. C’est absolument incomparable, à tous les niveaux, Strauss pour l’éternité. Rien de surprenant me direz-vous, certes, car à distance de 21 ans, personne n’a encore proposé mieux et Kleiber est une référence universelle, mais il vaut mieux encore une fois le dire et encore une fois le répéter: Kleiber 1989, c’est vraiment un monde fou fou fou!

BONNE ANNEE 2010! Quelques spectacles attirants….

Bonne année 2010 pour les amis qui me lisent.
En écoutant ce matin le concert du Nouvel An à Vienne, confié à la baguette de Georges Prêtre, je me mettais à penser aux huées régulières que ce dernier prenait à Garnier dans les années 70, uni dans la huée avec une Jane Rhodes ou une Régine Crespin. C ‘était le moment où certains imbéciles ne supportaient pas les chanteurs ou les artistes français. La première fois que je l’entendis triompher c’était dans Moïse de Rossini, en 1983, que j’ai évoqué il y a quelques semaines dans les quelques mots dédiés à Bogianckino.

Beau concert, ce matin. Il est vrai que l’exercice est imposé, le triomphe acquis et  rares sont ceux qui le ratent. Mais on retrouve toujours chez Prêtre cette élégance du geste,même minimaliste, comme ce matin, et cette précision qui le font apprécier des musiciens. Combien de triomphes à la Scala où il est adoré.

J’ai voulu alors réécouter  ce qui me paraît être l’absolu du genre: les concerts dirigés par Carlos Kleiber (1989 et 1992), on ne peut que rester fasciné par l’étourdissante performance, le dynamisme, le sens des rythmes, l’humour, l’incroyable vélocité, l’acrobatie technique, et puis je suis tombé en arrêt, étranglé par l’émotion, par les premières mesures du Beau Danube Bleu (version 1989), sans aucun rival ni avant ni après. Il y a tout: l’élégance, la légèreté, la mélancolie, le mystère. Sacré bonhomme. Irremplaçable.

Alors il me reste à souhaiter aux lecteurs de mes modestes contributions de belles soirées d’opéra et de beaux concerts en 2010.  Je n’ai pas encore répéré tout ce qui me paraît intéressant, mais j’irai probablement entendre à la Scala le Tannhaüser et le Boccanegra, le Rheingold mis en scène par Guy Cassiers, nouvelle étoile de la scène flamande dont j’ai vu “La trilogie du pouvoir”, fascinant spectacle. Je retournerai à Milan aussi pour la Carmen dirigée par Dudamel. J’essaierai d’ailleurs d’aller à Göteborg écouter sa IXème symphonie de Mahler en février. Par ailleurs, tous les abbadiens mais aussi les autres attendent avec impatience la IXème de Mahler et  Fidelio que Claudio Abbado doit diriger cet été et iront à Berlin en Mai pour son traditionnel concert annuel avec les Berlinois dans le très rare “Rinaldo” de Brahms, et les français seront tous à Pleyel le 11 juin .

J’ai noté une Grande Duchesse de Gerolstein à Bâle mise en scène par Christoph Marthaler avec la grande Anne Sofie von Otter et dirigé par Hervé Niquet (à Pleyel le 11 janvier). Vu le grand souvenir que fut ‘La vie parisienne’ au Volkstheater de Berlin il y a une douzaine d’années, je vais sans doute essayer de voir le spectacle. Je suis tenté aussi par Rienzi au Deutsche Oper de Berlin (fin Janvier) que je n’ai jamais vu sur scène et par Attila au MET, dirigé par Riccardo Muti, et dans une mise en scène de Pierre Audi et surtout des décors de Herzog et Demeuron, les grands architectes suisses.

A Paris, j’avoue être tenté par Norma au Châtelet si rare, mais le nom de Peter Mussbach sur l’affiche me fait hésiter. Je ne suis pas un grand fan de ce metteur en scène, par Cenerentola aux Champs Elysées, et par quelques spectacles de l’Opéra (bien sûr par le début du Ring qu’enfin on monte !).

A Madrid, deux productions m’attirent, la Salomé avec Nina Stemme et L’incoronazione di Poppea avec Philippe Jaroussky. Il faudrait aussi aller voir à Amsterdam les Troyens avec deux dames notables (Eva-Maria Westbroek et Yvonne Naef) et Turandot pour la direction de Yannick Nézet-Séguin, et à Londres Tamerlano avec Domingo.

J’irai sûrement en revanche voir Lulu à Genève avec Patricia Petibon, dans la mise en scène d’Olivier Py, et à Lyon la reprise des spectacles Tchaïkovski avec Kirill Petrenko au pupitre. Petrenko est un chef excellent, qui va sans doute diriger le Ring du bicentenaire de Richard Wagner en 2013, et les spectacles de Peter Stein sont certes inégaux, mais je conseille Mazeppa, magnifique production, un peu moins Onéguine, et encore moins La Dame de Pique, vraiment ratée.

Enfin j’attends avec impatience les débuts à Vienne de Dominique Meyer comme Intendant en septembre prochain, je compte sur lui pour rénover l’image et la politique de cette vénérable institution, en lui souhaitant de ne pas être la tête de turc de la presse viennoise, une habitude là-bas. Souhaitons lui une très bonne année, et surtout une fulgurante fin d’année viennoise, alla grande!

Voilà les perspectives bien incomplètes qui peuvent stimuler le mélomane,  on ne peut que vous souhaiter d’y assister et de prendre votre baluchon (et votre carte de crédit!). En attendant, bonne année encore. Santé et musique!

Il faut aller à LUCERNE

kkl2.1259958180.JPGIl FAUT aller à Lucerne. C’est vraiment aujourd’hui en Europe le Festival le plus complet en matière musicale. J’en ai déjà parlé à propos des concerts de Claudio Abbado en 2009, raison de plus pour 2010 puisque Abbado dirigera le Lucerne Festival Orchestra dans Fidelio (Stemme/Kaufmann), les 12 et 15 août, et la 9ème de Mahler, tant attendue, les 20 et 21 août. Mais Abbado n’est pas la seule raison de rendre une visite à Lucerne, puisqu’on pourra y entendre le Concertgebouw, les Berliner Philharmoniker, le San Francisco Symphony Orchestra, le Cleveland Orchestra, le Gewandhaus de Leipzig et bien d’autres encore. L’orchestre des jeunes du Festival (la Lucerne Festival Academy) sera dirigé comme chaque année par Pierre Boulez qui anime l’académie et les deux artistes étoiles seront cette année Hélène Grimaud et Esa Pekka Salonen. Ce dernier proposera le 10 septembre (avec son orchestre le Philharmonia) le fameux Tristan und Isolde, mis en scène par Peter Sellars avec les vidéos de Bill Viola, que les parisiens purent voir à l’Opéra Bastille; cette production fut conçue pour l’auditorium Dysney de Los Angeles, elle devrait s’adapter à l’espace conçu par Jean Nouvel.

Lucerne est à 90 km de la frontière française à Bâle, et à trois heures de Genève environ. Le voyage vaut le coup, croyez-moi: la région est splendide et même en Suisse on peut trouver en s’y prenant assez tôt des logements pas trop chers, et les hôtels pullulent au bord du lac des Quatre Cantons. Lucerne a en outre un Musée des Transports très important, et une collection de peinture avec des pièces maîtresses du XXème siècle, la collection Rosengart et bien sûr Tribschen où Wagner résida. En plus, cerise sur le gâteau, le Palais des Congrès où se déroule le festival, est l’un des bâtiments les plus réussis de Jean Nouvel, un authentique chef d’oeuvre de l’architecture contemporaine.

Certes, on le sait, la Suisse reste un pays cher (un peu moins depuis l’Euro), et les billets du festival ne sont pas donnés (prix maximum autour de 200-220 Euros), mais en s’y prenant à temps, on peut aussi trouver de bonnes places Galerie IV autour de 30-35 Euros. Il n’est d’ailleurs pas trop difficile d’avoir des places même vers mai juin  (sauf évidemment pour les concerts les plus demandés). L’ambiance des soirées de concerts a beaucoup changé depuis 10 ans, le public qui était un peu froid il ya  quelques années est devenu très enthousiaste, notamment avec Abbado (là c’est carrément du délire), et aussi Dudamel ou Jansons. Et l’ambiance  générale du festival est plutôt bon enfant, et pas vraiment snob.

Pour connaître en détail le programme voici le lien:

http://www.lucernefestival.ch/en/festivals/lucerne_festival_summer_2010/

Mais le festival de Lucerne, c’est aussi en automne Lucerne Piano (du 23 au 29 novembre) et le festival de Pâques ( du 19 au 28 mars) avec cette année l’orchestre des jeunes du Vénézuéla et Abbado, Dudamel, et le jeune Diego Matheuz, mais aussi l’orchestre de la Radio Bavaroise (avec Haitink et Harding), le Concentus Musicus dirigé par Harnoncourt.

C’est (à peu près) seulement à Lucerne qu’on peut entendre le Lucerne Festival Orchestra(LFO), cet orchestre magique fondé par Abbado qui surprend à chaque fois par la perfection technique, l’engagement, la chaleur du son, la sympathie (orchestre rempli de jeunes, qui entretient avec le public un rapport affectif très fort). Dix jours (12 août-21 août) qui ouvrent chaque année le festival. Soyez sans illusion, cet orchestre n’est probablement pas près de visiter Paris, bien qu’il se soit déjà déplacé à Rome, Londres, Tokyo, New York, Pékin, et qu’il doive en septembre 2010 aller à Madrid. En fait rien que cet orchestre vaut le voyage à Lucerne. Les concerts Mahler-Abbado-LFO sont sans doute parmi les événements musicaux les plus marquants de cette décennie, absolument inoubliables (et incroyables), cette expérience vaut la peine d’être vécue, et comme dit Stendhal “c’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre” .
Certes, il y a d’autres Mecques musicales, Salzbourg par exemple, où l’on entend souvent quelques uns des  mêmes orchestres, mais à Lucerne, les orchestres sont chez eux, puisque le Festival a été fondé pour la musique symphonique par Arturo Toscanini en 1938, après l’Anschluss; et  de plus l’ambiance de Lucerne n’a rien, mais rien à voir avec celle, compassée de Salzbourg.

L’intendant Michael Haefliger (le fils de Ernst Haefliger) dirige ce festival en authentique manager culturel, c’est un musicien, un vrai mélomane, enthousiaste et discret, qui sait réunir d’incroyables plateaux pour notre bonheur, et qui investit toute son énergie pour faire construire dans les prochaines années (et ce n’est pas gagné) une salle modulable destinée au théâtre musical. C’est aussi cette modestie et cette compétence qui donnent une couleur toute particulière aux moments vécus à Lucerne.

Il y a très peu de visiteurs français, malgré le proche voisinage et la presse française ne rend pas régulièrement (c’est  regrettable) compte des soirées de Lucerne, même si les concerts d’Abbado et du LFO ont quelquefois été commentés dans Le Monde, par exemple, ou quelquefois Le Figaro. Les germanophones liront avec profit les critiques de Peter Hagmann dans la NZZ (Neue Zürcher Zeitung), le journal de langue allemande aux pages culturelles de référence.

Voilà mon conseil de mélomane, j’espère bien vous avoir convaincus qu’un détour par Lucerne s’impose, vous ne le regretterez pas, et comme moi, vous y reviendrez chaque année.sallelucerne.1259958196.jpg

La chute du Mur de Berlin…la musique comme “Passe Muraille”

S’il ya un domaine où la différence entre République Fédérale Allemande et République Démocratique Allemande (la DDR) n’est pas si profonde, c’est bien la musique classique et la scène musicale, et les observations faites au moment de la chute du mur, le rôle joué par la musique, les organisations d’un côté et de l’autre du mur montrent qu’au-delà des différences idéologiques, évidemment énormes, les différences du point de vue de l’organisation des théâtres à l’Est et à l’Ouest ne sont pas si importantes. En ces temps d’anniversaire, il m’apparaît intéressant de rappeler quelques faits.

La musique et le théâtre, la scène, sont des éléments importants de la formation “à l’Allemande”: depuis longtemps les universités forment en “Theaterwissenschaft” des étudiants qui deviennent ensuite critiques ou metteurs en scène, des académies préparent les acteurs, il y a de vrais cursus universitaires partout, et bien avant que le concept d'”études théâtrales” arrive dans l’université française. Il y a entre 250 et 300 théâtres en Allemagne, recensés dans le fameux “Deutsche Bühnen Jahrbuch”, le répertoire annuel des scènes allemandes,dont la plupart, dans une écrasante majorité, sont publiques, supportées essentiellement par les villes ou les Länder (le théâtre engloutit en général l’essentiel des budgets culturels des municipalités) et ces salles jouent des centaines de soirées par an, opéra, opérette, ballet, théâtre. Dans les villes petites ou moyennes, le théâtre municipal (Stadttheater) propose à la fois lyrique, ballet et théâtre. Dans les villes plus importantes, il y a un opéra, et un théâtre municipal, quelquefois, comme à Mannheim ou à Karlsruhe, deux salles dans le même bâtiment. Cela signifie que la proposition en matière d’opéra est beaucoup plus forte et ouverte qu’ailleurs en Europe, et que le marché des chanteurs y est très large. Cela veut dire aussi que si l’on ne peut s’attendre partout à des soirées mémorables, au moins, chaque allemand (et notamment chaque jeune) pour un prix raisonnable peut en n’importe quel point du territoire, avoir accès à l’essentiel des grands standards du répertoire à 30 km à la ronde (qui habite Mannheim, outre Mannheim, peut aller à Heidelberg (13km), Ludwigshafen (2km), Darmstadt (50 km), Francfort (80 km), Stuttgart (120 km), Pforzheim (80km), Karlsruhe (58km) ou même Baden Baden (90km) ou Strasbourg (130km). cela veut dire enfin que les troupes locales sont très enracinées, que les spectateurs sont très attachés à leurs acteurs, leurs chanteurs, leurs théâtres. Ce système du répertoire, très coûteux certes,  permet aux jeunes chefs, aux jeunes chanteurs, de travailler un répertoire large en ayant l’assurance d’un salaire mensuel (la plupart des artistes en troupe ont un statut qui s’approche de celui de fonctionnaire municipal). La même chose vaut pour les acteurs. Et ce système permet  au jeune public de se faire une vraie culture par le contact non avec le disque mais avec le spectacle vivant et ça, c’est irremplaçable. La tradition allemande est celle d’un théâtre public, vécu comme un service public, qui n’est pas un luxe, mais une nécessité sociale. La chute du mur a donné l’occasion de réfléchir sur ce système, beaucoup ont pensé qu’il ne tiendrait plus longtemps vu ses coûts, on discute toujours (notamment à Berlin!) de l’avenir des théâtres, mais pour l’instant, les choses tiennent encore, car toute fermeture de théâtre est vécue comme une blessure, à Berlin comme ailleurs en Allemagne.

Pourquoi préciser tous ces points, sinon pour dire qu’en DDR, oui dans l’ex-DDR et en République Fédérale, le système était à peu près le même, et que sur le plan du théâtre et de l’opéra, la réunification n’a rien changé à son fonctionnement, même si elle a changé les hommes, évidemment (mais pas toujours) et même si le théâtre à l’Est a beaucoup, mais beaucoup souffert dans les nouveaux Länder, de la réunification au départ. Je me souviens y avoir fait un voyage d’études en 1992, et tous les directeurs rencontrés disaient qu’il y avait une chute du public énorme, qui menaçait le maillage culturel de l’ex-DDR. En effet, il y avait un très grand nombre de salles, le public des salles sous le régime communiste était garanti par les usines environnantes qui achetaient des abonnements. Or, vers 1992, les entreprises fermaient les unes après les autres, provoquant chômage et désarroi, et bien sûr, plus d’abonnements de garantie pour les théâtres, d’autant que le public disait-on était plus intéressé par les feuilletons ou les émissions de la télévision que par les théâtres, qui rappelaient la période communiste: il a donc fallu revoir les politiques publiques, fermer des salles; mais, 20 ans après, les choses sont stabilisées. Un seul exemple: je me souviens à l’époque avoir visité le très charmant théâtre de Altenburg, en Thüringe. Il était dans une situation désespérée: je suis allé voir son site internet…je ne commente pas, je vous y renvoie, vous constaterez vous-mêmes ce qu’une petite structure de l’ex-Allemagne de l’Est peut produire aujourd’hui !(http://www.tpthueringen.de/frontend/index.php).
Parlons de Berlin: pour des raisons à la fois politiques et géographiques, c’est l’ex-DDR qui avait sur le territoire de l’ex-Berlin Est toutes les grandes scènes historiques de la ville, à commencer par la Staatsoper, le Deutsches Theater, et le Berliner Ensemble, mais aussi la Komische Oper (le théâtre de Felsenstein) et la Volskbühne am Rosa Luxemburgplatz. Car tout le quartier du centre (Mitte) se situait à Berlin Est. De facto dépositaire de la tradition historique théâtrale et lyrique, la DDR s’en est évidemment emparée pour redorer son blason et montrer qu’en matière d’identité culturelle allemande, elle n’avait pas de leçons à recevoir. D’ailleurs ses artistes (Theo Adam, Peter Schreier) essaimaient les scènes …de l’ouest et les enregistrements de l’époque pour les mêmes raisons, et ses orchestres (Gewandhaus de Leipzig et Staatskapelle de Dresde) continuaient d’être ce qu’ils sont encore, des orchestres de référence!  (Mais il ne fallait pas trop être révolutionnaire, bien des jeunes metteurs en scène (Frank Castorf) vont être sanctionnés par le régime)

Je me souviens d’une tournée triomphale du Staatsoper de Berlin Est, au théâtre des Champs Elysées, qui présenta une Walkyrie bien sage au demeurant mais magnifiquement chantée, avec Theo Adam dans Wotan, début avril 1973. La musique de Berlin Est était alors une vraie référence. Cette situation aboutit bien sûr au trop plein  berlinois d’aujourd’hui: trois opéras et trop d’orchestres et de grandes institutions théâtrales publiques coûtent très cher à Berlin aux finances chancelantes. Mais voilà, on ne ferme pas un théâtre si facilement à Berlin et en Allemagne, surtout là où chacun porte en lui une marque historique profonde. Ironie de l’histoire, la Staatsoper Unter den Linden ferme pour trois ans à la fin de la présente saison. Elle va s’installer à l’ouest, au Schiller Theater, à quelques centaines de mètres et dans la même avenue que son grand rival, la Deutsche Oper (l’opéra de l’ex Berlin Ouest). Pendant trois ans, l’Opéra à Berlin sera à Charlottenburg, et l’on passera d’un trottoir à l’autre pour goûter à l’un (Opéra de l’ex Berlin Est) ou à l’autre (Opéra de l’ex Berlin Ouest) , au style de programmation assez différent. Quant à la Komische Oper, marquée par la tradition à la fois de l’opéra populaire (tous les opéras sont donnés en allemand), et celle de la mise en scène (Felsenstein est passé par là), elle se spécialise de plus en plus dans des mise en scènes un peu particulières (Calixto Bieito par exemple), sous l’impulsion de Andreas Homoki, son directeur, qui part à Zürich dans deux ans. C’est l’avenir de cette salle (l’ex Est) qui pose le plus de problèmes.

Mais l’Est théâtral a depuis longtemps irrigué l’Ouest: bien des metteurs en scènes fameux des années passées sont des transfuges de l’Est, à commencer par Götz Friedrich,  décédé il y a quelques années, qui fut le premier metteur en scène “new look” de Bayreuth (avec son Tannhäuser), et qui ironie là aussi, fut longtemps directeur de la Deutsche Oper (de l’Ouest), Harry Kupfer, à qui l’on doit à Bayreuth un Ring et un mémorable Vaisseau Fantôme, à Berlin un autre Ring, fut lui aussi un hiérarque du théâtre à l’Est puisqu’il dirigea la Komische Oper à la fin des années 70:  il resta quant à lui à l’Est. Parlons aussi de Ruth Berghaus, dont les mises en scènes ensanglantèrent bien des opéras allemands ou autrichiens. Enfin, Frank Castorf, l’un des plus brillants metteurs en scène d’aujourd’hui, qui dirige la Volksbühne de Berlin a fait mettre au fronton du théâtre en lettres lumineuses “OST” (EST), revendiquant une identité culturelle marquée, et désireuse de s’identifier comme “Ossie” (venant de l’est, en langage populaire).
On le voit, la pénétration de l’Est dans le monde de l’Ouest a commencé bien avant la chute du mur, et cette chute au total a posé peut-être plus de problèmes aux artistes locaux, puisque Berlin a été l’objet de convoitises multiples!

Dernier point, si Barenboim dirige depuis bientôt vingt ans la Staatsoper de Berlin, ce n’est pas un hasard, l’artiste, très engagé par ailleurs, trouve sans doute symbolique d’être installé dans le théâtre historique de la capitale allemande, lui l’israélien d’origine argentine, qui défend la cause palestinienne et fonde un orchestre de jeunes qui justement transperce transcende ou ignore les Murs: l’ouverture et la disponibilité qui sont des caractères de cette ville vont bien à sa personnalité. Ce n’est pas un hasard non plus que l’année même de la chute du Mur, les Berliner Philhamoniker aient choisi à la surprise générale et de l’élu lui même Claudio Abbado pour mener leur révolution post Karajanesque! Ce n’est pas un hasard si Rostropovitch, ou Bernstein, se soient retrouvés au pied du Mur pour de mémorables concerts, ils ont porté les uns ou les autres le message social et politique de la musique. Et ce n’est pas non plus un hasard enfin, bien qu’on ne l’ait pas assez rappelé ces derniers jours que les premières grandes manifestations de Leipzig, qui allaient d’exporter à Berlin et provoquer la fin du régime, aient été portées par l’orchestre du Gewandhaus et de son chef Kurt Masur, qui a rencontré l’histoire à cette occasion!

Il y a bien des choses à rappeler sur les moments musicaux de cette période, sur les échanges Est/Ouest, sur le nouveau paysage musical et artistique des “nouveaux Länder” et de Berlin mais il n’y a pas eu rupture, il y a eu élargissement, remise en cause, changements de personnes, enjeux d’ambitions personnelles fortes, mais autour d’idéaux et de croyances qui étaient assez communes, et qui avaient déjà transcendé les murs et les frontières: la musique passe les murailles!

Quelques menues remarques sur le Grand Théâtre de Genève

Après 8 ans de présence, Jean-Marie Blanchard a quitté le Grand Théâtre de Genève. C’est dommage: sa programmation a vraiment marqué par sa qualité, le raffinement des mises en scène et le choix des oeuvres. Sa connaissance des voix a permis d’entendre à Genève des voix de chanteurs aujourd’hui devenues les grandes stars du moment: Jonas Kaufmann (La Damnation de Faust!), Joyce di Donato (La Clemenza di Tito), Nina Stemme (Tannhäuser, Ariadne auf Naxos) sans parler des mises en scène d’Olivier Py, désormais habitué de la maison. Un très grand merci pour ces belles années.
Tobias Richter arrive, fort de sa longue expérience du théâtre en Allemagne. Déjà quelques petits détails montrent l’évolution et le passage d’une direction à l’autre, c’est heureux.

Quelques éléments qu’on voudrait (déjà) voir revus:

– les conférences d’introduction “Une heure avant..” étaient de grandes réussites, la formule proposée (un quart d’heure avant) n’est pas satisfaisante,
– la ligne graphique choisie n’est vraiment pas heureuse… et mériterait d’être complètement transformée..