RAMEAU RADIOSTAR, ou CONSIDÉRATIONS LÉGÈRES SUR LE TEXTE et LA VOIX

Jean Philippe Rameau (1683-1764) par Joseph Aved
Jean Philippe Rameau (1683-1764) par Joseph Aved

Une vive discussion avec des amis à propos de la récente Elektra des Proms de Londres dirigée par Semyon Bychkov avec Christine Goerke dans le rôle, m’a fait gamberger sur ce qu’on peu attendre d’une voix. L’audition de la retransmission radiophonique, dont j’attendais beaucoup m’a terriblement surpris : Madame Goerke m’est apparue (en radio évidemment) affligée d’un vibrato important et de suraigus criés, très désagréables et je n’ai pas trouvé la prestation si hallucinante qu’on voulait bien le dire. On m’a expliqué que cette chanteuse était sur scène l’incandescence personnifiée et que je n’étais pas dans la salle. Acceptons-en l’augure…
Parallèlement et par le plus grand des hasards, j’ai fait l’acquisition d’un enregistrement ORFEO d’une Elektra de 1965, Karl Böhm, Regina Resnik, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek , paru en juin dernier. Malgré la qualité moyenne du son, c’est du feu sur scène et surtout, au-delà de la performance strictement vocale, le texte est articulé, mâché, prosodié d’une manière totalement stupéfiante
À entendre cet enregistrement, deux souvenirs liés à Regina Resnik sont remontés à la surface :
–       d’une part les conseils que Regina Resnik donnait aux jeunes chanteurs qu’elle accompagnait dans des master class. Insistant sur le texte et sa couleur, et recommandant, à l’approche de l’aigu, de ne pas y penser mais au contraire de penser à ce qu’on était en train de dire et aux mots plus qu’aux notes. « Si le mot est compris et bien prononcé, la note vient » disait-elle.
–       d’autre part, fasciné par sa Klytemnästra, je lui avais demandé un soir de me dire le texte, sans le chanter, mais avec la prosodie. Regina avait demandé de se préparer (incroyable conscience de l’artiste qui ne voulait pas même pour ce petit cadeau privé, être prise en défaut). Deux jours après, elle me dit le texte à partir de « Ich habe keine gute Nächte », je fus cloué sur place. Elle était Klytemnästra, sans une note.

Car la question du texte est centrale à l’opéra, mais pas seulement. Dans mes activités professionnelles et dans le travail sur les projets culturels des classes, j’insiste toujours sur la question de la lecture à haute voix, devant un groupe, d’un texte littéraire ou non : l’exercice change complètement le regard qu’on a sur le texte, le son et le sens se répondent. « les parfums les couleurs et les sons se répondent » disait Baudelaire. L’exercice change également la posture de celui qui le dit, et sa relation au texte, qu’il entend, et s’il l’entend, il le comprend. Le texte dit prend consistance physique, et c’est essentiel.
J’ai souvent remarqué qu’à de très rares exceptions près, les plus grands chanteurs sont ceux qu’on comprend le mieux quand ils chantent, parce qu’ils ont à la fois le souci du texte et de son sens et le souci de la prosodie, presque indépendamment de la note. Et cela se vérifie presque systématiquement, quelque soit le répertoire, y compris dans le Rossini le plus échevelé : prenez par exemple Ruggero Raimondi dans « Medaglie incomparabili » de Il Viaggio a Reims, c’est d’abord un travail sur le texte, et sur divers accents(espagnol, français russe, anglais…), je vous renvoie à ce propos à Youtube pour en admirer le résultat.
En regardant les programmes de France Culture, assez avares d’émissions musicales sans doute à cause de sa grande sœur France Musique, je suis tombé sur une émission qui pose à peu près le même type de questions, cette émission est programmée le Mercredi 10 septembre à 23h dans le cadre des Ateliers de la Création. Je le signale parce que le « pitch » publié sur le site m’est apparu bien illustrer les problématiques que j’évoque dans le présent texte.
Pour illustrer à leur manière le 250ème anniversaire de la mort de Rameau (12 septembre 1764), les producteurs ont conçu une émission « Rameau radiostar » où il va être question d’accents, de prosodie, de manière de parler de voix d’opéra et de radio. J’en reproduis l’annonce :
Comme dit Catherine Kintzler : « L’opéra consiste à placer systématiquement de la musique en situation poétique. » Autrement dit, si les opéras de Rameau sont poétiques, c’est grâce à la musique. Partant de ce principe-là, il n’y a pas d’adaptation radio qui puisse valoir. Par conséquent, c’est ce qu’on va voir…
Avec la participation exceptionnelle des Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, nous allons tester ce qui se passe quand on joue Hippolyte et Aricie à la manière d’une dramatique radio. Histoire de s’exercer, nous allons tester ce qui se passe quand on fait un horoscope en déclamation lyrique.
Bref, l’anniversaire de Rameau est l’occasion d’une joute attendue et notoire entre les deux grandes manières de parler : la déclamation et la radio. 

Je suis persuadé qu’on ne peut chanter sans déclamer : le chant français qu’il soit baroque ou du XIXème, et même du XXème (voir Pelléas et Mélisande…) ne prend sa pleine valeur lorsque la diction est au rendez-vous.  En jury de concours de chant à propos d’une jeune artiste chantant Charlotte de manière totalement incompréhensible, j’avais eu une discussion avec un célèbre chef de chant anglais qui me disait « Oh ! Vous les français, vous êtes des obsédés de la diction ». Le chant français est héritier et tributaire de la déclamation. J’oserais même dire l’Opéra…Ce que nous savons du chœur antique est bien proche de cette langue déclamatoire et prosodiée qui conduit au chant. Ce qui fait d’ailleurs une des qualités des chanteurs français lorsqu’ils chantent dans une autre langue est ce souci permanent de la clarté et de l’articulation du discours (cf  Ludovic Tézier), c’est aussi ce qu’a compris un Jonas Kaufmann quoi qu’il chante et notamment Werther ou Don José. Le répertoire allemand et notamment wagnérien est fondé sur le texte et son articulation, il faut faire entendre le texte, presque avant la note, tous les grands chanteurs wagnériens le savent et bien entendu aussi les chanteurs de Lieder constructeurs d’univers par la magie d’un texte. Un Dietrich Fischer Dieskau, un Hermann Prey ou aujourd’hui un  Christian Gerhaher  en sont des exemples, et tout le débat artistique des Meistersinger, qui porte sur le Lied de Walther, tourne largement autour de cette question.
Ainsi Rameau, qui prétendait pouvoir mettre en musique la Gazette de Hollande, montrant par ce biais que le sens était secondaire, se concentrait sur « l’en soi » mélodique du mot, il est vrai à une époque où le formalisme de la scène d’opéra faisait peu cas de l’intrigue ou du texte ou même de la vraisemblance (c’est tout l’objet de la querelle des Bouffons, qui le mettait en cause), la voix seule peut-elle tout porter, et par le seul miracle de la voix l’émotion peut-elle naître ? Cela se discute encore…
Si Rameau réussit à être une Radiostar, alors, il faudra gamberger…

Rameau Radiostar : France Culture, Mercredi 10 septembre, 23h [wpsr_facebook]

Un magnifique diseur..Klaus Florian Vogt
Un magnifique diseur..Klaus Florian Vogt

 

BAYREUTH 2014-2020: LA PROGRAMMATION ANNONCÉE

Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014  à la direction du Festival de Bayreuth
Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014 à la direction du Festival de Bayreuth

Hier, dimanche 27 juillet,  lors de l’assemblée annuelle des membres de la Société des Amis de Bayreuth (Gesellschaft der Freunde von Bayreuth), Katharina Wagner, accompagnée de son conseiller musical, un certain Christian Thielemann, a annoncé la programmation du Festival dans les cinq prochaines années, s’arrêtant au Ring 2020, qui reste un secret.
D’abord, cela confirme la réconciliation de l’administration du Festival avec la Gesellschaft,  entité de quelque 5000 membres, fondée il y a 65 ans, qui est l’entreprise de mécénat officiel du Festival puisqu’elle siège ès qualité dans les instances dirigeantes et qui a durement attaqué Katharina à cause des choix de chanteurs et de metteurs en scène. Son activité consiste, non à être l’arbitre des choix artistiques, mais  essentiellement à financer des travaux d’aménagement du site (ateliers, salles de répétitions), et le conflit avec Katharina était né de divergences sur le financement de la salle de répétition d’orchestre, qui depuis longtemps répète dans la grande salle du restaurant. C’est que le festival doit gérer un espace relativement réduit pour cinq à sept spectacles annuels, dont une nouvelle production. Habitués au système de répertoire et à l’alternance serrée, les gestionnaires du festival prévoient pour les reprises peu de répétitions (sauf pour le Ring, qui traditionnellement a droit à deux ans pour s’installer, c’est pourquoi l’année 2 du Ring, il n’y a pas de nouvelle production. cela veut dire grosso modo répétitions scéniques dès le mois de mai, et répétitions musicales pendant les trois première semaines de juillet, les membres de l’orchestre venant de toutes les structures (orchestres et théâtres d’Allemagne) dont les saisons se terminent fin juin.

Cette absence de nouvelle production, traditionnelle pour un nouveau Ring, a été un des prétextes avancés pour une petite campagne menée contre l’équipe dirigeante (en plus composée de deux femmes) où l’on a pêle mêle tiré argument de l’absence de la Chancelière Angela Merkel à la première et au premier cycle (comme si c’était déterminant…Hollande est toujours absent des grandes manifestations culturelles françaises et celles-ci fonctionnent malgré tout…), les goûts de Madame Merkel comptent peu même si Le Monde, notre référence en matière de presse sérieuse, s’en est fait écho (people-isation quand tu nous tiens, idiotie quand tu nous saisis) et même si le Bund (l’Etat fédéral) compte pour un tiers dans le financement de la fondation qui gère le Festival. Pour le reste, l’Etat libre de Bavière compte pour un second tiers,  le troisième tiers étant partagé entre la ville de Bayreuth (4/9), le district de Haute Franconie (Oberfranken)(2/9), et la Gesellschaft der Freunde v.Bayreuth (3/9), ceci depuis 1973.
La campagne s’est appuyée aussi sur les différents travaux en cours, restauration des murs du Festpielhaus (sous échafaudages, des briques tombant), construction du nouveau Musée Richard Wagner (en cours et en retard) à Villa Wahnfried, notoirement sous équipé et sous financé, et restauration complète du fameux théâtre des Margraves, l’un des opéras de l’âge baroque les mieux conservés d’Europe, sinon le mieux conservé dont les travaux doivent durer plusieurs années. La conjonction de l’ensemble a fait gamberger les traditionnels faiseurs d’embrouilles, alors que ni le Musée, ni l’Opéra des Margraves ne dépendent du festival, et que celui-ci par exemple a protesté récemment par la décision unilatérale de la Ville de Bayreuth de faire payer les parkings à ciel ouvert environnants 5€, une nouveauté de cette année…
À cela s’ajoute les bruits sur le fait que la salle ne s’est pas remplie aussi vite ni aussi bien que d’habitude, sans doute faute à internet dont c’était cette année la mise en place à grande échelle et, disent les mauvaises langues, faute à la fuite des spectateurs devant les horreurs de la mise en scène du Ring de Frank Castorf, et de celle du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, alors que celle du Fliegende Holländer (Jan Philipp Gloger) ne fait pas de mal à une mouche, et celle de Hans Neuenfels pour Lohengrin a fini par perdre sa valence scandaleuse et son odeur de souffre (ou de rats) à cause d’une distribution restée remarquable (Vogt qui succéda avec succès à Jonas Kaufmann), d’un chef de référence (Andris Nelsons) et simplement parce que c’est quand même une bonne mise en scène. Et cerise sur la gâteau, pour la première fois depuis la création du festival on a dû interrompre la Première (Tannhäuser) pour un problème technique de plateau, le Venusberg (une cage enfouie dans le sous-sol dans la mise en scène) ne réussissant pas à monter. Bref comme le titre la feuille de chou Festival Tribüne consacrée aux Promis (on appelle comme cela les VIP en Allemagne) qui fréquentent un jour par an le Festival: Quo vadis Bayreuth?

C’est dans ce contexte de lutte entre tradition et innovation, que l’atelier Bayreuth continue de produire. On oublie que fille de Wolfgang, Katharina applique son concept de Werkstatt Bayreuth, c’est à dire d’un lieu de propositions scéniques, qui fait appel non à des valeurs consacrées, mais à des artistes en devenir. Cela explique que les chanteurs ne sont pas toujours très connus, que les metteurs en scène proposent des concepts qui peuvent paraître scandaleux. Mais les chefs, même jeunes, font en général partie des valeurs qui montent. C’est ainsi que Leonie Rysanek arriva au festival à 21 ou 22 ans, que Regina Resnik en 1953 avait à peine 30 ans, et que les chanteurs de la génération des années 50 ont plus ou moins commencé leur carrière à Bayreuth, comme plus récemment Anja Silja, ou Gwyneth Jones (jeune et solaire Eva en 1968), Waltraud Meyer (en 1982) ou même Vogt lorsqu’il explosa dans Walther (production Katharina Wagner), voire Riccarda Merbeth dans l’ancienne production de Tannhäuser (Philippe Arlaud – Christian Thielemann) . Cela réussit quelquefois, cela rate aussi (Amanda Mace, dans la production de Meistersinger de Katharina Wagner).
Or donc, Dame Katharina et son Chevalier Christian ont annoncé la suite, une suite sans Eva Wagner-Pasquier, qui quitte la direction du festival pour devenir conseillère artistique (un rôle qu’elle a eu à Aix, qu’elle a encore au MET), mais ce rôle serait  limité à un ou deux ans, en essayant de lui donner un statut qui ait du sens (Sinnvoll..expression qui a été utilisée), histoire de dire qu’elle n’aura pas une fonction honorifique, une sorte d’emploi fictif…Christian Thielemann tient à la présence de chanteurs de grand niveau (on dit toujours ça), et devient une sorte de pieuvre à l’allemande, puisqu’il tient Salzbourg Pâques, Dresde, Bayreuth, et qu’il prétend au Philharmonique de Berlin: une présence institutionnelle qui ne s’est pas pour l’instant concrétisée par une réussite artistique incontestable. Afficher Renée Fleming ou Jonas Kaufmann à Salzbourg ne veut pas dire avoir une politique artistique (vu les mises en scènes particulièrement plan plan qu’on a vues).

Alors, cette programmation? voilà ci-dessous les dessous des cartes…comme Manuel Brug nous l’annonce dans Die Welt.

– En 2015, tout le monde le sait déjà, c’est Tristan und Isolde, dans une mise en scène de Katharina Wagner, dirigé par Christian Thielemann, avec Eva-Maria Westbroek et Stephen Gould.

Jonathan Meese
Jonathan Meese

– En 2016, la polémique gronde déjà pour le Parsifal mis en scène par le plasticien Jonathan Meese, dirigé par Andris Nelsons, et avec Klaus Florian Vogt. L’an prochain, pris par la tournée du Boston Symphony Orchestra qu’il dirige et par le Festival de Tanglewood, il laissera le pupitre de Lohengrin  à Alain Altinoglu, premier français à diriger à Bayreuth depuis Boulez.
– En 2017, nouvelle production de Meistersinger von Nürnberg, confiée à Philippe Jordan, qui dirigera la quatrième et dernière édition du Ring de Frank Castorf, Kirill Petrenko assurant en 2015 son dernier Ring sur la colline verte (il FAUT que vous fassiez le voyage en 2015 pour entendre sa géniale direction) avec Michael Volle dans Hans Sachs (il a triomphé à Bayreuth dans Beckmesser, l’un des Beckmesser mémorables de cette maison avec Hermann Prey), Johannes Martin Kränzle comme Beckmesser et Krassimira Stoyanova comme Eva. La mise en scène en est confiée à Barrie Kosky, directeur de la Komische Oper de Berlin qui a plusieurs fois déclaré combien il était loin loin loin de Wagner….Il va confronter sa géniale légèreté à celle des Maîtres…

– 2018 verra un nouveau Lohengrin, confié à Christian Thielemann et au metteur en scène letton Alvis Hermanis, dont on a parlé dans ce Blog à propos des productions de Die Soldaten et de Gawain à Salzbourg, mais aussi de Sommergäste (Les Estivants) à la Schaubühne de Berlin, une mise en scène qui sera sans nulle doute plus figurative que conceptuelle, mais qui s’en occupera puisque Anna Netrebko (c’était dans l’air) sera Elsa. Sa voix charnue, très élargie, homogène, devrait faire merveille.

 

Tobias Kratzer
Tobias Kratzer

Enfin, last but not least, en 2019, Tannhäuser, confié à Tobias Kratzer, une jeune pousse de la mise en scène germanique, à qui l’on doit des Meistersinger remarqués à Karlsruhe (ils sont en répertoire désormais, allez-y), un Lohengrin à Weimar et des Huguenots de Meyerbeer à Nürnberg (allez y aussi, le système de répertoire permettant de ne pas attendre 20 ans avant de voir un production). Le chef n’est pas connu mais devrait être une star de la nouvelle génération.

Et le Ring de 2020? chut, on murmure Thielemann, dont le premier Ring en cette maison (Tankred Dorst) n’a pas été une réussite à 100%, et qui aimerait bien renouveler son triomphe viennois.
Rien ne filtre sur la mise en scène. ni sur la distribution. On pourrait cependant parfaitement imaginer, si le Lohengrin de 2018 fonctionne, Alvis Hermanis,  un raconteur d’histoires et de grandes fresques dont l’esthétique conviendrait pour succéder à Castorf, et qui proposerait ainsi un Ring non conceptuel, et je sens, mais je me trompe sans doute une odeur de Netrebko en Sieglinde…[wpsr_facebook]

Jonathan Meese SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008 Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm
Jonathan Meese
SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008
Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm

OPÉRA NATIONAL DE PARIS : MÉMOPÉRA, LA MÉMOIRE ET L’ÂME DES LIEUX

L’Opéra est un lieu de mémoire. Les grands opéras internationaux, Bolchoï, Scala, MET, Staatsoper Vienne ou Bayerische Staatsoper et bien d’autres affichent leur histoire comme un drapeau. Une seule affiche de la Scala  en dit long sur le théâtre et sa tradition. Le MET affiche en son entrée basse une galerie des principaux chanteurs qui ont marqué le lieu. Deux moments d’humeur récents justifient ce billet que je voulais écrire il y a déjà longtemps, et qui concernent l’Opéra de Paris, celui de Joel, comme celui de Mortier, comme celui de Gall et de leurs prédécesseurs. C’est un constat permanent, désolant, qui montre qu’à Paris la mémoire des lieux lyriques n’est ni exploitée, ni mise en scène, ni même rappelée au public. On s’en moque, et s’en moquant, on dit le non-dit: l’opéra n’est pas considéré un lieu qui porte une culture, des valeurs, une histoire, ni un lieu symbolique de la France. Et pourtant, si je ne me trompe, la création de l’Opéra remonte à 1669, antérieure de 11 ans à celle de la Comédie Française qui, quant à elle porte quelque chose de notre mémoire nationale partagée.

Je vous raconte brièvement mes deux agacements.

Premier agacement: le site de l’opéra vient de changer et je suis allé voir Mémopéra, l’archive en ligne de l’Opéra National de Paris. Il y a peu, Mémopéra remontait à 1989, à l’ouverture de l’Opéra Bastille, comme si c’était en soi un  événement considérable: si l’on compte depuis 1669 le nombre de déménagements de l’Opéra, on va immédiatement en relativiser la portée . Aujourd’hui, Mémopéra remonte à 1980, soit au début de l’ère Lefort: si vous voulez savoir pour une raison quelconque ce que chantait Regine Crespin à Paris en 1957, impossible.
L’archive en ligne de l’Opéra de Vienne, de très loin la plus détaillée et la plus accessible, remonte à 1860, celle du MET peu ou prou à la même période, celle de la Scala commence à 1949, mais la Scala a publié depuis longtemps des chronologies qui remontent au XIXème siècle, Munich remonte à 2001, mais vient de faire paraître le journal de la Staatsoper jour par jour depuis 1963. A l’heure où l’accessibilité des données est une nécessité scientifique, mais aussi historique et mémorielle, tous les opéras devraient se retourner vers leur histoire et l’ouvrir au public. À Paris, avec la présence de la bibliothèque de l’Opéra et des trésors qu’elle contient, ce devrait être une obligation. L’Opéra est un patrimoine national, et le public a droit à accéder à son histoire. Espérons que Mémopéra peu à peu va remonter le temps et nous faire découvrir au jour le jour l’histoire de cette grande boutique dont le public connaît bien peu de choses.
En terme d’affichage, vous avez le choix entre la tendance ROH (Royal Opera House Covent Garden) très portée vers le marketing, le hic et nunc, et la tendance Vienne, très portée sur la valeur patrimoniale. Paris se situe ailleurs, car l’Opéra n’a jamais vraiment valorisé son histoire, la mémoire de son répertoire, le sillon tracé depuis
344 ans…sinon par des expositions, c’est à dire des actions ciblées sur un public captif, de gens curieux, et limitées dans le temps; aucune action pérenne envers le public le plus large.

Second agacement: lors de la sortie d’Elektra dimanche dernier,  je suis descendu par les longs escaliers de Bastille et ceux qui connaissent savent qu’il y a à chaque étage comme un coin salon avec quelques fauteuils. Au mur, des affiches? Non; des photos d’archive? Non; quelque chose qui trace la mémoire d’un lieu? Non; sur les murs, de la pub chic pour Piaget ou Repetto. Un peu comme dans un lounge d’aéroport.  Bastille est un lieu peu chaleureux qui se rapproche d’un hall pour 747 en péril: pourquoi ne jamais avoir cherché à l’aménager, à l’habiller, à illustrer cette histoire de l’Opéra de Paris. Cela coûterait donc si cher d’afficher au lieu de Piaget des photos de productions récentes ou non, de vieilles affiches, quelques costumes, des maquettes pour donner une âme à ce qui n’en a pas, cela coûterait si cher de mettre des photos d’artistes dans les couloirs qui mènent à la salle?
C’est exactement le même cas à Garnier, écrin chic pour les dîners de tel ou tel sponsor, mais lieu plein d’espaces vides, peu aménagés (les rotondes!) qui pourraient disperser le public pendant les entractes. Je ne comprends pas pourquoi les lieux n’affichent pas fièrement leur histoire, leur identité, leur mémoire, leur âme, pourquoi on refuse au grand public qui les fréquente (et dieu sait si l’Opéra de Paris affiche des bulletins de victoire sur la fréquentation) cette respiration-là, qui donne au moins l’impression de participer d’une trace, et de ne pas être simplement un consommateur de spectacle. J’ai écrit plusieurs fois que les administrateurs et directeurs successifs de l’Opéra (Massimo Bogianckino excepté) n’avaient jamais considéré le répertoire spécifique de cette maison et son histoire: cela se lit dans les programmations souvent standardisées, cela se lit aussi sur les murs, cela suinte de partout.
Pourtant, le public d’opéra est un public de mémoire: il n’y a qu’à lire le moindre article de ce blog, mais même les très jeunes mélomanes pensent souvent par référence à un passé même récent, à un opéra vu quelques mois avant à Lyon, Munich ou Londres, ou même à la TV.
Toute représentation d’opéra est une confrontation entre un présent et un passé mythique, explicite ou implicite. Pénétrer dans un Opéra, qu’il soit récent ou ancien, c’est pénétrer dans une histoire et dans une forêt de références. Quand je rentre à la Scala, je pense forcément à Callas et tout le monde y pensera le 7 décembre quand le rideau se lèvera sur Traviata. Quand on voit Elektra à Bastille, tout le monde pense à Chéreau (déjà le passé et déjà l’histoire!) et moi je pense en plus à Böhm et à Nilsson. Quand on va à Vienne, c’est à un défilé de fantômes familiers qu’on est convié. Quand on se promène dans les foyers de Munich,  tous les artistes qui ont foulé le lieu sont sur les murs en autant de portraits peints ou de sculptures. Le MET aussi est un lieu chaleureux, sympathique, rempli de souvenirs, vitrine d’une culture déjà longue et d’une très forte identité, mais à Paris, rien n’est fait pour créer une mémoire collective, un sentiment d’appartenance, un sentiment d’intimité chaleureuse, je dis bien d’intimité, et de familiarité qu’il ne doit pas être si difficile de susciter. L’Opéra de Paris nous informe qu’il va labelliser des produits à vendre, mais il ne se préoccupe pas de valoriser ses propres lieux, d’en donner une image autre qu’une vague histoire de marketing. Les opéras sont des lieux de mémoire, mais aussi de culture collective:  il semble que les managers successifs de l’Opéra de Paris n’aient jamais saisi cette balle là, n’aient jamais cherché à créer une relation affective entre le public et le lieu, comme si l’Opéra de Paris, ce n’était ni la France, ni notre histoire, ni notre culture, comme si cet art, si lié à l’histoire culturelle de Paris, était un art plaqué ou importé ou seulement un art du fric ou du paraître.
[wpsr_facebook]

CLAUDIO ABBADO NOMMÉ “SENATORE A VITA” de la RÉPUBLIQUE ITALIENNE

Le président de la République italienne, Giorgio Napolitano a nommé aujourd’hui quatre “Senatori a vita” (Sénateurs à vie) parmi lesquels l’architecte Renzo Piano et Claudio Abbado (il n’en avait nommé aucun dans son premier mandat).
En Italie, selon l’article 59 de la Constitution une petite partie des sénateurs n’est pas élue, mais nommée: ce sont les “Sénateurs à vie”, nommés par le président de la République (5 par mandat) pour la contribution qu’ils ont donné dans leur vie à leur pays, dans leur domaine spécifique, culture, politique, sciences. Ils deviennent sénateurs et siègent dans l’assemblée, avec les mêmes droits qu’un sénateur ordinaire. L’Etat italien considère que ces gloires doivent avoir le privilège de participer ès qualité à la vie publique et politique nationale et aux débats qui l’animent, et qu’ils ont le droit, par les mérites dont ils ont fait preuve, de voter les lois.
Parmi ceux qui ont déjà eu cet honneur, citons Giulio Andreotti, le politicien qui a marqué la vie politique italienne pendant des dizaines d’années (et qui est mort il y a quelques mois), nomination évidemment critiquée, étant donné les soupçons qui pesaient sur ses relations avec la Mafia, citons, moins contestée Rita Levi-Montalcini, neurologue, Prix Nobel de médecine en 1986, et dans le champ culturel Arturo Toscanini (qui renonça) ou Giorgio Strehler, le plus grand metteur en scène de théâtre italien des 50 dernières années.
C’est donc un très grand honneur qui est fait à Claudio Abbado, que par ailleurs le président Giorgio Napolitano admire beaucoup. Il vient en effet à de très nombreux  concerts.

Claudio Abbado avec Daniel Barenboim

Je ne vais pas revenir longuement sur les motivations qui ont présidé à cette nomination, par ailleurs attendue, mais outre les activités musicales de Claudio Abbado, et notamment ses nominations successives à Milan en 1968, à 35 ans, puis à Vienne de 1986 à 1991, puis à Berlin en 1989, c’est aussi l’engagement politique et social, marqué par les activités dans les usines, les abonnements pour les travailleurs, les répétitions systématiquement ouvertes aux jeunes, ainsi que l’engagement auprès des jeunes musiciens, notamment à travers la fondation du European Comunity Youth Orchestra, puis du Gustav Mahler Jugendorchester, pour rapprocher les pays de l’Est et de l’Ouest, notamment les anciens pays de l’Empire austro-hongrois, et plus récemment son travail avec El Sistema et l’Orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela sans parler du  comportement moral irréprochable tout au long de sa vie qui sont récompensés.
Claudio Abbado est aujourd’hui l’une des plus grandes gloires de l’Italie . J’écris suffisamment sur ses concerts pour souligner que Claudio Abbado  est toujours en recherche, y compris sur des oeuvres connues et souvent jouées, et qu’il retravaille systématiquement ses partitions: il développe encore aujourd’hui malgré la maladie qui l’a frappé et malgré des coups de fatigue une énergie peu commune. Il intervient par ailleurs fréquemment dans les débats de son pays et notamment sur la question écologique, il suit avec attention l’actualité.
Il a publié aujourd’hui un communiqué dont je me propose de donner ci-dessous quelques extraits traduits:
” Je me sens honoré et ému de la décision du Président de la République Giorgio Napolitano de m’insérer parmi les quatre Sénateurs à Vie nommés aujourd’hui.” Ainsi dans une note le Maestro a commenté la nomination. “Ma gratitude va au président Napolitano  pour avoir voulu insérer parmi ceux qui ont illustré la Patrie ‘pour leurs très grands mérites dans le domaine scientifique, artistique et social’ un représentant de la culture, et en particulier de la culture musicale -affirme Abbado – en marquant ainsi l’importance et la valeur aux côtés de la science, comme instrument de croissance et de développement pour le pays.

Abbado dit considérer cette nomination comme une grande opportunité pour pouvoir collaborer avec des personnalités de grand relief comme Elena Cattaneo (NdT: Professeur de pharmacie à l’université de Milan), Carlo Rubbia (NdT: Prix Nobel de Physique) , Renzo Piano (NdT: Architecte)” et il conclut: ” J’espère que mon état de santé me permettra d’accepter cette charge si prestigieuse, pour laquelle je considère de mon devoir de pouvoir garantir assiduité et engagement.”
Je suis sûr que tous les mélomanes qui suivent Claudio Abbado se réjouissent de cet honneur, justifié ô combien.
[wpsr_facebook]

 

NABUCCO et MUTI à l’OPERA DE ROME: L’ITALIE QUAND ELLE EST GRANDE

Vous avez sûrement entendu parler de cet événement, retransmis sur ARTE, le bis du “Va pensiero..” Choeur des esclaves hébreux de Nabucco, par Riccardo Muti. Je vous en redonne le lien. Je renvoie aussi  ici aussi au site AGORA VOX (cliquer sur le lien), que j’ai consulté suite à un mail reçu.

Au-delà de l’émotion de ce moment – les dernières images du choeur en larmes sont tellement éloquentes – il faut  souligner que, au contraire de Claudio Abbado ou d’autres comme Maurizio Pollini, Riccardo Muti n’est jamais intervenu dans le débat politique, qu’il a plutôt la réputation d’un modéré, en tous cas pas d’un homme marqué à gauche. Son initiative en est d’autant plus symbolique et montre aussi la situation morale et politique d’un pays qui a construit toute sa grandeur sur l’art et la culture et aussi sur son incroyable faculté à rebondir, même dans les situations les plus désespérées et les plus critiques.  C’est souvent au moment où d’autres se laisseraient aller dans le pessimisme et le desespoir, au bord du goufre, que les italiens savent déployer une énergie vitale et collective incroyable.
La situation des institutions culturelles est très difficile, le gouvernement a plus ou moins fait le choix de conserver des subventions aux trois théâtres symboliques, Teatro alla Scala, Opéra de Rome et Teatro del Maggio Musicale Fiorentino de Florence (dans une moindre mesure), et de frapper plutôt les autres: par exemple la situation de Gênes est désespérée, malgré un magnifique instrument (le Teatro Carlo Felice). Même quand elles doivent arriver, les subventions d’Etat tardent, les réponses sont floues, et mettent les institutions dans des situations d’endettement impossibles. Depuis le loi sur les fondations qui fait des grands théâtres des fondations de droit privé, on s’aperçoit que ce qu’on disait alors ne se vérifie pas, l’argent privé veut bien financer là où l’image est forte (Fenice de Venise, Scala de Milan, Rome), mais pour le reste, ceux qui mettent la main au porte monnaie sont essentiellement des institutionnels (Communes, Régions) ou des organismes financiers semi-publics: les fondations restent donc essentiellement financées sur des fonds publics, quand la loi devait permettre d’ouvrir largement au financement privé.

Depuis longtemps le paysage devient de plus en plus noir: la situation des théâtres est encore pire que celle des opéras (l’opéra est en Italie l’art vivant le mieux doté), et vivre du métier d’acteur est un défi impossible dans la péninsule. Les saisons se réduisent, les postes fixes disparaissent au profit de contrats précaires, beaucoup de compositeurs contemporains travaillent mieux à l’étranger  que dans leur pays, alors que les artistes ont toujours été les plus grands ambassadeurs de l’Italie dans le monde. Souvent d’ailleurs ils se sont dressés pour que vive une certaine idée de l’Italie, comme Verdi bien sûr, mais aussi Arturo Toscanini contre le fascisme, Claudio Abbado ou Maurizio Pollini au moment des années de plomb.

La culture en Italie est souvent un vecteur de lutte, un moyen de dire non. Alors, la soirée de ce Nabucco à l’Opéra de Rome est un indice fort que commencent à se redresser ceux qui se sentent humiliés et meurtris par le spectacle grotesque qui est offert au sommet de l’Etat, mélange d’Ubu et de Shakespeare: malheureusement, depuis “Mani pulite” au début des années 90, un système a été détruit, mais on a reconstruit le même en pire, et la classe politique italienne (de droite et de gauche d’ailleurs) reste, à quelques exceptions individuelles près, d’une très grande médiocrité. Les grands hommes en Italie sont des hommes de culture, et ils sont alors si grands, qu’ils dépassent largement les frontières du pays, normal dans un pays qui a vu naître Dante, le plus grand écrivain de tous les temps, déjà en butte aux politiciens locaux de son époque…

PS: A ce qu’il paraît Silvio Berlusconi n’était pas dans la salle le 11, mais le 17 mars. Qu’importe l’entourloupe médiatique: il reste que la salle a chanté en choeur le “Va pensiero”, que Riccardo Muti a bien dit ce qu’il a dit, et que c’est une réponse symbolique au pouvoir de toute manière.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS: QUELQUES MOTS SUR LA SAISON 2011-2012

Construire une saison, c’est établir un savant équilibre entre nouveautés et répertoire, entre mises en scènes hardies et visions traditionnelles, entre musiques qui captent le public et oeuvres plus difficiles, entre grands standards et petits diamants, garantissant pour chaque opéra une distribution de bonne facture, et pour certaines oeuvres des stars qui vont attirer le public et donner la couleur de l’ensemble de la saison, c’est aussi donner sa part à chaque répertoire, allemand, italien, russe, français.
Nicolas Joel en ouvrant sa première saison par Mireille, voulait affirmer une couleur:  le retour du répertoire et des chanteurs français dans les distributions. Cette saison réaffirme cette option originelle puisqu’on retrouve de grandes oeuvres du répertoire national dans les nouvelles productions, à commencer par Faust, mais aussi Manon, et Hippolyte et Aricie, et dans les reprises, Pelléas et Mélisande, L’amour des trois Oranges (dans la mesure où la version originale est en français) mais aussi Orphée et Eurydice de Gluck-Pina Bausch et Roméo et Juliette de Berlioz-Sasha Waltz ballets composés à partir d’oeuvres lyriques. Soit un total de 7 oeuvres sur les 21 spectacles lyriques proposés.
En proposant deux nouvelles productions Faust et Manon, offrant un écrin à deux vedettes nationales, il réalise une opération médiatique: une n’aurait-elle pas suffi? Notre Opéra national avait-il si vite besoin d’une Manon et d’un Faust, quand les Huguenots attendent depuis plusieurs dizaines d’années?
En ce qui concerne production et distribution, Faust est confié à Alain Lombard, qui fait son grand retour dans la maison (qu’il a dirigée avec Paul Puaux pendant un an après le départ de Bernard Lefort) avec un de ses chevaux de bataille. Son enregistrement de Faust (Caballé, Aragall, Plishka) tant salué par la critique  à sa sortie, n’a pas vraiment résisté au temps, mais Lombard reste un des bons chefs pour cette oeuvre. La production aura la rude tâche de succéder à celle, légendaire, de Jorge Lavelli restée au répertoire plus de 25 ans après des débuts difficiles (grèves, scandale: “bien fait pour Gounod” avait hurlé un spectateur heureux à la première…) et elle sera confié à Jean-Louis Martinoty, grand professionnel dont les interprétations mozartiennes qu’il est en train de présenter à Vienne semblent rencontrer l’assentiment. Faust sera Roberto Alagna, prophète en son pays, et Marguerite Inva Mula, qui ne m’avait pas vraiment convaincu en Mireille. Gageons un succès assuré.

Manon est confiée à Evelino Pido’: il est hors de doute que c’est un très bon chef d’opéra qui accompagne d’ailleurs beaucoup Natalie Dessay. Est-ce la raison de ce choix surprenant? Pido’ est plus habituel dans le bel canto. Et Colline Serreau fait la mise en scène, en espérant que le succès du Barbier de Séville (reproposé lui aussi dans la saison) soit renouvelé.
Rien de décoiffant tout de même dans ces choix.

hippolyte1.1300459653.jpg

Hippolyte et Aricie à Toulouse: Jennifer Holloway : Diane / Jaël Azzaretti : L’Amour / François Lis : Jupiter © Patrice Nin

Hippolyte et Aricie est une reprise de la production de Toulouse de 2009, avec Emmanuelle Haim et son concert d’Astrée (dont la prestation cette année dans Giulio Cesare n’a pas fait l’unanimité) pour la musique et Ivan Alexandre, pour la mise en scène. Il a fait un travail de reconstitution qui sans nul doute produira un certain effet dans l’écrin somptueux du Palais Garnier,  notamment avec Anne Catherine Gillet, déjà  Aricie à Toulouse, et Topi Lehtipuu qui devrait être magnifique dans Hippolyte .

La location de la production de Jean-Pierre Ponnelle de La Cenerentola (celle de Munich, pas celle de la Scala) permet de l’afficher comme une sorte de création (“première présentation à Paris”) elle est montée par Grisha Asagaroff qui suit souvent les mise en scènes de Ponnelle (décédé en 1988) encore affichées (les très grandes remontent généralement aux années 70): elle est dirigée par le plus grand spécialiste de Rossini (Claudio Abbado exclu, puisqu’il ne dirige plus de Rossini hélas…), à savoir Bruno Campanella. Nul doute -comme ne manquera pas de le dire la presse, c’est en effet l’expression consacrée pour Campanella-  cela pétillera-t-il  “comme du champagne”. A l’affiche Karine Deshayes, victoire de la musique classique, une des bonnes Angelina du jour.

Une création,  “La Cerisaie” de Philippe Fenelon, en coopération avec le Bolchoï et en langue russe, est confiée à Tito Ceccherini, un très bon chef pour la musique contemporaine, et dans une mise en scène de Georges Lavaudant, une des gloires de la mise en scène française qui revient à l’Opéra de Paris après un lointain Roméo et Juliette de Gounod (des années Lefort). Ce pourrait être intéressant, l’équipe est de qualité et une création est toujours une belle occasion.

Venons-en maintenant à ce qui constitue pour moi le noyau dur des nouvelles productions de la saison, à savoir, La Forza del Destino, Cavalleria Rusticana et Arabella.

La Forza del Destino revient à l’opéra, dans une production de Jean-Claude Auvray: il fit notamment à Paris dans les années 80 une Tosca -avec en 1984 sous la direction de James Conlon, Pavarotti/Behrens/Bacquier- restée dans les mémoires car Pavarotti en s’asseyant y rompit une chaise et parce que, tout de même, le duo ne manquait pas de chien!
La direction musicale confiée à Philippe Jordan, permettra d’écouter le directeur musical dans un répertoire où on le connaît peu. Mais nul doute que la prestation sera digne d’intérêt. La distribution propose Violeta Urmana, Marcelo Alvarez, Vladimir Stoyanov et Kwanchoul Youn, c’est à dire un ensemble solide mais qui ne fait pas forcément rêver: relèveront-ils le défi verdien?

Pour Cavalleria Rusticana et Pagliacci, Nicolas Joel est  allé chercher en Espagne une production de Giancarlo del Monaco dirigée par Daniel Oren: Le Canard Enchaîné titrerait “Les apparentements terribles”. Appeler cela une nouvelle production est un peu excessif, comme pour Ponnelle, on pourrait l’appeler “Première présentation à Paris”…N’ironisons pas. Rien à dire de ce choix inutile. Une distribution solide, sans grande imagination (Urmana, Giordani, Galouzine, Mula). Et une direction et mise en scène sans surprise, hélas…

Enfin, Philippe Jordan a dû vouloir réitérer le succès de la belle production de Capriccio qu’il a dirigée à Vienne, magnifique spectacle de Marco Arturo Marelli avec Renée Fleming. Dans cette Arabella qu’il va diriger et que Marelli va mettre en scène, la présence de Renée Fleming et de Michael Volle en Mandryka nous promet une magnifique soirée straussienne.
Sans nul doute, des huit “nouvelles productions” (dont tout de même trois sont déjà anciennes…), c’est celle qui me paraît la plus riche de potentialités. Le reste, sans être inintéressant, reste de la grande série, sans chefs vraiment stimulants (sauf Jordan), avec des distributions certes solides, mais pas exceptionnelles.

Les reprises ne font pas trop rêver non plus. Une Lulu sans grande nouveauté, même avec Laura Aikin, vue à Lyon et à la Scala dans le même rôle et avec Michael Schoenwandt qui n’est pas un mauvais chef, un Rigoletto de répertoire, certes avec Machaidze et Beczala, mais globalement sans intérêt, un Tannhäuser dirigé par Mark Elder, (qui ne dura qu’une saison à Bayreuth dans les Maîtres chanteurs jadis…) pour les débuts de Nina Stemme, une Salomé dirigée par Pinchas Steinberg, même avec Angela Denoke, ne me paraît pas d’un intérêt majeur. Il reste tout de même çà et là des éléments qui peuvent exciter nos papilles avides, Adam Fischer est un bon chef pour Clemenza di Tito et Klaus Florian Vogt dans Titus ne manque pas d’intérêt, Pelléas et Mélisande et Don Giovanni promettent, grâce à Philippe Jordan dans les deux oeuvres, grâce à Stéphane Degout dans Pelléas, et grâce à la production de Don Giovanni de Michael Haneke (le duo Petibon/Gens devrait y faire des étincelles scéniques). Oui, la reprise des chorégraphies de Pina Bausch (Orphée et Eurydice) avec Hengelbrock au pupitre et Sasha Waltz (Roméo et Juliette) sont de bonnes initiatives aussi. Les autres reprises (L’amour des trois oranges, Dame de Pique, Barbier de Séville) ne déparent pas, mais ne déchaîneront sans doute pas  les passions.
A mon avis, de toutes les reprises, la plus digne d’intérêt me paraît “La Veuve Joyeuse” de Lehar, avec la grande Susan Graham et Bo Skovhus, d’autant que l’israélien Asher Fish est un chef à suivre. Réservez la dans vos agendas.

Que dire au total? La saison est loin d’être indigente, loin d’être indigne et donnera sans doute l’occasion de bonnes soirées lyriques.
Mais tant dans les nouvelles productions que dans les reprises, je ne peux m’empêcher de lui trouver un manque d’imagination, que ce soit dans les distributions, souvent solides, mais jamais vraiment excitantes, et surtout dans le choix des chefs: à part Philippe Jordan, aucun me paraît susceptible de donner une vraie couleur, une vraie originalité à une soirée. On peut dire qu’il est difficile de saisir au vol des chefs, retenus souvent des années à l’avance, qui n’aiment pas toujours diriger des reprises etc…, ou qui limitent leurs apparitions à l’opéra; il y a aussi des chefs importants qu’on n’a jamais vus à l’opéra de Paris (Haitink…Metzmacher…Gatti…),et il y a plein de chefs plus jeunes ou très jeunes qui font une brillante carrière, ou qui ont été remarqués (Mikko Franck, Andris Nelsons, Gustavo Dudamel, Kirill Petrenko, Nicola Luisotti, Robin Ticciati, Omer Meir Wellber pour les plus en vue). On a bien trouvé le jeune Tomas Netopil pour Katia Kabanova, on pourrait bien en trouver d’autres!
Quant aux mises en scènes, elles sont pour la plupart confiées à de vieux routiers, qui ont déjà tout dit (ou trop dit, comme Gianfranco del Monaco) et il n’y a pas là non plus d’exploration de territoires moins connus. Tout cela est à la fois solide (Nicolas Joel est un grand professionnel, c’est évident) mais reste un peu fade, un peu plat, un peu gris. On peut le regretter. Il ne s’agit pas de secouer le cocotier à chaque production, mais on aimerait le voir secoué un peu plus…

POUR QUE VIVE PARIS QUARTIER D’ÉTÉ

Une des initiatives les plus originales et populaires du paysage culturel français est menacée par une décision du Ministère de la Culture d’abaisser de 30% sa subvention. Autant dire signer son arrêt de mort. Sans commentaire.
Paris Quartier d’Été, c’est une idée de Jack Lang, mise en musique, en théâtre, en danse, en kiosque, en cirque par Patrice Martinet, l’actuel directeur du théâtre de l’Athénée, qui en assure la destinée depuis ses origines. L’initiative consiste à s’emparer de lieux divers de Paris, des plus consacrés aux plus inattendus, pour offrir spectacles et performances de très haute qualité internationale à des prix défiant toute concurrence, voire gratuitement. C’est ainsi qu’on vit investir la Défense, Les Arènes de Lutèce, le parc André Citroën, pour des concerts de musique classique qui amenèrent jusqu’à 70000 personnes (à la Défense).C’est ainsi que l’Opéra de Paris, le digne Palais Garnier accueillit une mémorable soirée kabyle avec la magnifique Cherifa, attirant un public qui n’y avait jamais mis les pieds. C’est ainsi que les kiosques des jardins parisiens, avec en premier lieu celui du Jardin du Luxembourg se mirent à revivre, au son des fanfares,  des orchestres de Jazz, des ensembles de “Musique du monde”. C’est ainsi qu’on vit le Palais Royal attirer de nouveau une foule estivale pour des spectacles de danse de toute première importance, source inépuisable de succès et de public. C’est ainsi aussi qu’on vit poindre des artistes inconnus qui firent un malheur, comme Shirley et Dino avec la carrière que l’on sait et qui s’en suivit.

Car ce furent non seulement des talents consacrés, mais aussi des inconnus qui devinrent célèbres, qui firent les beaux soirs du Paris d’été.
Oui Patrice Martinet a réussi à faire une manifestation authentiquement populaire avec une programmation exigeante, diversifiée, allant chercher au bout du monde des artistes éblouissants, il a donné une couleur et une âme à son Festival, en faisant de Paris et de ses recoins (jusqu’à la maison de Pierre Henry,à Picpus) des lieux animés, où quelque chose se passait.
Cette vie d’été qui offrait de la culture un visage divers, multicolore, ébouriffé, et en même temps bon enfant, souriant, simple, et non la couleur statufiée d’une culture de la distinction à la Bourdieu serait donc menacée par les décisions absurdes répondant sans doute aux logiques comptables qui dominent aujourd’hui dans les Palais de la République ?

Non, nous ne voulons pas la fin d’un des rares lieux qui soit ouvert, ouvert au ciel étoilé, ouvert au rêve et ouvert aux autres et à toutes les diversités, car rarement festival n’a autant donné à voir et à connaître de la grande scène du monde et des autres.

Alors, si vous partagez cette conviction, signez l’appel de Paris Quartier d’été sur son site en allant à l’adresse suivante: http://www.quartierdete.com/petition/?petition=4

LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques considérations sur la “manière” Claudio ABBADO.

Le concept qui soutient le travail de Claudio Abbado avec ses musiciens est “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble: c’est un concept qui assimile le travail d’orchestre au travail de  musique de chambre. Chaque musicien doit à la fois avoir le sentiment de faire partie d’un ensemble, d’avoir son propre rôle à jouer et d’écouter les autres. Un des gestes fréquents de Claudio Abbado est de montrer les liens entre les pupitres, les systèmes d’écho et surtout, d’un signe discret, montrer à l’un ce que joue l’autre. L’habitude de jouer ensemble est le ciment qui construit le son “Abbado”.
Il y a une dizaine d’années, il renonça à diriger à Salzbourg Cosi fan Tutte et Tristan und Isolde, parce que l’orchestre, les Wiener Philharmoniker, ont coutume à Salzbourg, comme ils le font normalement à l’Opéra de Vienne, de changer les titulaires de pupitres entre deux représentations, ou deux répétitions, pour des raisons d’orgnanisation (repos, autres concerts etc..), ce qui fait que le chef n’a pas toujours le même ensemble en face de lui. Les Wiener sont des musiciens hors pair, et ils considèrent que cela n’a pas d’importance face au rendu définitif, vu qu’ils connaissent tous parfaitement les partitions qu’ils jouent et qu’ils se transmettent les instructions du chef. Or, Abbado voulait pour chaque opéra avoir en face de lui les mêmes musiciens. Les négociations échouèrent.
Effectivement le concept “Zusammenmusizieren” ne tient que si l’on a en face de soi la même équipe autour de la même oeuvre. Faire de la musique ensemble, c’est d’abord être ensemble, puis travailler ensemble en s’écoutant les uns les autres, et participer au travail commun. Ce qui frappe dans les répétitions de Claudio Abbado, c’est l’ambiance à la fois concentrée et détendue, et la participation des éléments singuliers au travail de tous, suggestions, discussions sont relativement fréquentes.
On a beaucoup discuté par le passé l’attitude de Claudio Abbado en répétition, et certains musiciens avaient l’impression de “ne rien faire”, de “perdre leur temps” car au contraire d’autres chefs, Abbado n’explique rien. Il n’est pas le maître, le Maestro (il déteste qu’on l’appelle ainsi), il se comporte plutôt en “primus inter pares”. C’est ainsi au fond qu’il se présenta aux Berliner Philharmoniker lorsqu’il en prit la direction: faire de la musique ensemble c’est être ensemble, sans qu’il y ait un chef et des exécutants, mais bien un groupe de musiciens autour d’une oeuvre et non autour d’un chef. Habitués à Karajan, certains des berlinois eurent quelque difficulté à s’adapter, et cela créa quelques problèmes. D’autres chefs imposent un style une manière de faire, interrompent tout le temps l’exécution pour parler, expliquer, indiquer. Les musiciens alors exécutent les volontés du chef qu’ils ont en face d’eux qui a des idées sur l’oeuvre: l’orchestre est alors un immense instrument au service d’une conception ou d’un individu. A cela s’ajoute que les musiciens des grands orchestres, à force de jouer certaines oeuvres, ont une manière de jouer et des habitudes qui se standardisent et tout cela ne cadre pas du tout avec la manière dont Claudio Abbado aborde les oeuvres, toujours d’un oeil neuf: quand il propose de jouer telle ou telle symphonie de Mahler, c’est qu’il a relu la partition, qu’il a eu de nouvelles idées, qu’il l’entend ou la voit autrement: effectivement Abbado est pour moi, un musicien toujours neuf, qui dit toujours quelque chose de nouveau, parce qu’il met toute sa sensibilité au service de la musique. Ainsi peut-on aussi comprendre sa volonté de travailler avce les jeunes: les jeunes n’ont aucune tradition derrière eux, sinon celle qu’on leur a inculqué dans leur formation, mais ils n’ont aucune pratique d’orchestre qui prédéterminerait leur approche. Et Abbado ne les “modèle” pas, il les laisse jouer, il les fait jouer, et il leur apprend à écouter, à s’écouter, à comprendre comment cela fonctionne, sans aucun autoritarisme, mais avec une autorité et une aura sans égales. D’où évidemment l’enthousiasme dont il est entouré. Certains orchestres ont pris cette attitude comme de la faiblesse, et pour un manque d’autorité, d’où des bavardages et un manque de concentration. On se rappelle comment il dénonça violemment sur l’antenne de France Musique, les musiciens de l’Opéra de Paris lors du Simon Boccanegra qu’il dirigea pendant l’ère Liebermann: il ne dirigea plus aucun orchestre français depuis.

On comprend aussi mieux qu’il n’ait pas prolongé son mandat à la tête des Berliner Philharmoniker. N’ayant plus rien à prouver, contraint de travailler en fonction d’une saison, d’un programme, d’un même orchestre, il s’est sans doute découvert une soif d’autonomie et de liberté alimentées par la perspective de la fondation d’un orchestre comme le Lucerne Festival Orchestra, fait d’amis, de musiciens choisis avec lesquels il avait l’habitude de travailler, ou qu’il avait accompagnés depuis leur jeunesse (comme ceux du Mahler Chamber Orchestra).
Ce qui caractérise l’activité d’Abbado depuis 2002, c’est justement cette volonté de travailler avec les jeunes (l’orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela avec lesquels il entretient un incroyable rapport affectif) ou avec des musiciens choisis (c’est le cas de Lucerne, du Mahler Chamber et de son dernier né, l’orchestre Mozart); il a ainsi en face de lui des artistes qui ont l’habitude de jouer avec lui, qui sentent ce qu’il veut, avec une sorte de compréhension à fleur de peau (regards, petits gestes, sourires)où la parole ne rajoute rien. Abbado parle peu en répétition: en répétition on joue, on s’écoute, et les choses se mettent presque “naturellement” en place. Quelquefois, Abbado va discuter avec l’un ou l’autre, donner quelques indications individuelles, mais cela reste très ponctuel. Au total, les musiciens qui viennent pour lui (à Lucerne par exemple), jouent aussi pour lui et se donnent complètement à l’oeuvre. Bien des concerts des dernières années à Berlin, et notamment ceux des toutes dernières saisons eurent cette couleur si particulière qui procura des moments d’exception. Abbado, oserais-je dire, est un “sensualiste musical”. C’est aussi pourquoi souvent les répétitions générales sont des moments de grâce: les musiciens sont détendus, sans la pression du concert, Claudio Abbado est souriant, et tout le monde joue au mieux et va jusqu’au bout: il en résulte quelquefois des moments inoubliables, comme la répétition générale de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” en 2003. 200 personnes dans la salle, toutes frappées de stupeur devant ce qu’elles entendaient.

Car il reste un mystère, qui est celui du charisme. Les pédagogues le savent bien: face à un groupe classe, les élèves sentent en quelques minutes l’aura – ou l’absence d’aura- de l’enseignant, et le groupe répond en fonction de cet indicible que nulle formation pédagogique ne saura donner. Il  est ainsi dans tous les rapports de groupe à un individu, et évidemment de la relation de l’orchestre à un chef. Quand Abbado prend la baguette, les musiciens se transforment, l’un nous parle de sa main gauche et dit qu’il fait danser sa main gauche comme Noureev, d’autres parlent de tout ce langage des choses muettes qu’il exprime:  regard, sourire, expressions diverses et de cela aboutit à un son qui ne peut se comparer à aucun autre. On le voit bien lorsqu’il laisse la baguette à son assistant pour écouter l’orchestre de la salle, puis qu’il la reprend après. D’une minute à l’autre, le son se fait plus clair, plus cristallin, plus fin. Et les auditeurs se demandent toujours si c’est une impression personnelle, gauchie par leur admiration inconditionnelle, mais constatent que les autres auditeurs ont eu la même. Sans le vouloir, sans le prévoir, l’orchestre sent et joue autrement. C’est le miracle Abbado.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Il faut aller à Lucerne (2)

terrasse1.1282122792.jpgLe Festival de Lucerne est une structure légère, qui accueille pendant cinq semaines grands orchestres internationaux et solistes prestigieux, à l’occasion des tournées estivales ou par tradition. C’est par exemple une tradition qui remonte à Karajan que fin août, le Festival accueille le Philharmonique de Berlin.
Michael Haefliger, fils du ténor Ernst Haefliger, devenu intendant il y a un peu plus de dix ans, a redonné à ce festival un relief qu’il n’avait plus. D’abord, il en a changé le nom: les “Semaines musicales internationales de Lucerne” sont devenues le “Lucerne Festival”, plus court, plus net, plus clair. Ensuite, il a cherché à créer un espace artistique qui soit spécifique à Lucerne. il a pour cela profité de la construction par Jean Nouvel du Palais des Arts et des Congrès (KKL), qui abrite un Musée, un auditorium de 2000 places (Konzert Saal), une salle vaste aménageable (Luzerner Saal), un petit auditorium pour les conférences, et aussi pour permettre aux retardataires de voir les début du concert sur grand écran. A mon avis, cet ensemble, qui s’intègre parfaitement dans le paysage, est l’un des plus réussis de l’architecte français. Qui monte sur la terrasse, sous le toit, en retire une impression inoubliable.150820102276.1282122822.jpg

Il a profité de la disponibilité de Pierre Boulez et de Claudio Abbado d’élire domicile pendant quelques semaines sur les rives du lac des quatre cantons, l’un pour animer une académie, la Lucerne Festival Academy,  où sont analysées et interprétées des oeuvres du répertoire du XXème siècle et contemporain, l’autre pour recréer un orchestre fondé par Arturo Toscanini en 1938 en réponse à l’Anschluss, qui installait à Salzbourg la peste nazie. Lucerne est donc un Festival né de la volonté de défendre des valeurs fortes, opposées à toute forme de clôture et d’exclusion.

Claudio Abbado a quitté Berlin à un moment où sa carrière lui avait tout apporté, et où il ne pouvait plus prétendre à une position plus prestigieuse. La maladie a terni ses dernières années berlinoises, mais lui a permis aussi de rebondir musicalement, par des interprétations plus libres, plus radicales (son Beethoven s’est métamorphosé!): la musique l’a guéri, se plaît-il a dire. Il a donc rassemblé à Lucerne dans “son” orchestre à la fois les solistes avec lesquels il aime jouer, les chefs de pupitres avec lesquels il s’est entendu et sur lesquels il s’est appuyé, des musiciens d’orchestre de qualité exceptionnelle, et pour les tutti, du Mahler Chamber Orchestra, qu’il venait de fonder, un orchestre fait des jeunes musiciens ayant participé aux tournées du Gustav Mahler Jugendorchester, fondé à Vienne à la fin des années 80 pour intégrer des jeunes des pays de l’Est, qui ne pouvaient participer à l’aventure de l’Orchestre des Jeunes de la Communauté Européenne, qu’il avait aussi fondé, mais dix ans plus tôt. Je me souviens de la première saison du Lucerne Festival Orchestra, avec dans l’orchestre Natalia Gutman, le Quatuor Hagen, les frères Capuçon, Reinhold Friedrich à la trompette, des solistes du Philharmonique de Berlin, Emmanuel Pahud, Georg Faust, Stephan Dohr, Albrecht Mayer, Marie-Pierre Langlamet ou d’anciens membres de l’orchestre berlinois, comme Kolja Blacher, Wolfram Christ et même le vétéran Hanns Joachim Westphal, qui joue encore dans l’orchestre aujourd’hui. Bref, l’orchestre impossible dont tous les musiciens avaient, et ont encore en commun à la fois l’admiration pour Claudio Abbado, et l’habitude de jouer avec et pour lui. Jeunes et moins jeunes entretiennent avec lui un rapport affectif fort aussi important que le travail dans l’orchestre pour préparer les programmes proposés chaque année: l’atmosphère est évidemment particulière, l’échange muet entre orchestre et chef n’est pas reproductible ailleurs. Ambiance jeune, ouverte, détendue, amicale. Un vrai moment de grâce.
Les programmes ont un fil rouge, depuis 2003, ce sont les Symphonies de Mahler. Seule la Symphonie des Mille (la huitième) ne sera sans doute pas exécutée: elle ne correspond pas vraiment à l’univers de Claudio Abbado, et il ne l’a déjà faite que deux fois. Le reste des programmes tourne autour des grands classiques allemands (Beethoven-Brahms, mais aussi Bruckner, mais on a vu aussi des oeuvres russes (Rachmaninov, Prokofiev, Tchaikovski) ou françaises (Debussy, Ravel, Berlioz) et de l’opéra: cette année, Fidelio, et en 2004, le deuxième acte de Tristan und Isolde.

A la même période, à partir du 15 août, Pierre Boulez s’installe donc dans la Luzerner Saal et fait travailler les jeunes inscrits à l’académie pendant trois semaines, des heures durant (cinq à sept heures chaque jour) plusieurs programmes alliant ses propres oeuvres, des oeuvres récentes de compositeurs contemporains ou des classiques du XXème siècle (Stravinski, Mahler), répétitions d’orchestre, séances d’analyse, Master Classes de direction d’orchestre, conférences, conversations, tout est possible avec Pierre Boulez qui est un pédagoque né et qui aime expliquer, avec une grande clarté d’ailleurs, les oeuvres qu’il interprète ou qu’il présente. Il en résulte trois concerts, dont un grand concert symphonique (cette année la sixième de Mahler). Pendant tout ce mois d’août, ce qui frappe, c’est la présence à Lucerne des jeunes musiciens partout car si l’orchestre de la Lucerne Festival Academy est par force un orchestre de jeunes, la Lucerne Festival Orchestra est fait de musiciens qui ont eux aussi  quelques années de carrière seulement (une dizaine…une douzaine) c’est un orchestre de trentenaires. On les a connus à vingt ans, ils sont toujours là, mais souvent avec leur famille, leurs jeunes enfants.

A côté de l’Academy et du Lucerne Festival Orchestra, Lucerne désigne chaque année un ou deux artistes étoiles, cette année Hélène Grimaud et un compositeur en résidence, cette année Dieter Ammann, et quelquefois aussi un orchestre en résidence. Puis d’autres manifestations s’ajoutent, tables rondes, conversations, conférences, projections video.

Le Festival programme, comme je l’ai dit ailleurs, c’est aussi un cycle de piano en automne (Lucern Festival Piano) un cycle de concerts à Pâques (Lucerne Festival Easter) et quelques manifestations dans l’année (cette année une Master class de Bernard Haitink en décembre) . Comme on le voit, un vaste choix de manifestations, qui font du Festival de Lucerne la première manifestation culturelle en Suisse et comme je le répète depuis plusieurs mois, un lieu “où il faut aller”.
terrasse3.1282122804.jpg

FESTIVAL DE BAYREUTH : QUELQUES CONSIDERATIONS GÉNÉRALES

vuegen1.1281006421.jpg

 

Bayreuth est vraiment un festival particulier. En ce moment, il semble qu’il soit fait bien des efforts pour le « moderniser », avec un bonheur assez contrasté. En 2011, un nouveau système de réservation sera introduit, qui remplacera le traditionnel bulletin de commande envoyé par poste pour le 16 octobre. Le design des programmes a changé, on est passé d’élégants « Programmhefte » à un livre unique, puis on est revenu aux livrets individuels, par opéra, les ouvreuses vendant 1 Euro la distribution du soir. Le design des programmes est pour le moins banal et manque et d’originalité comme d’élégance. Nul doute que les cahiers programmes qui faisaient l’image du festival que j’ai connus des années 70 aux années 90 correspondaient plus à l’esprit du lieu: ils contenaient un article de fond traduit en trois langues qui souvent faisait ensuite référence (Chéreau, Boulez y ont écrit des textes importants). Aujourd’hui ils contiennent des extraits de grands textes de Wagner, ou de ceux dont il s’est inspiré, ou même des grands textes esthétiques qu’il a lui-même inspirés. Parallèlement, la nouvelle direction promeut des colloques scientifiques, (pourquoi pas ?) mais aussi des versions des opéras pour enfants, avec un très grand succès, voilà de bonnes initiatives qui amènent un peu de nouveauté.

Car l’un des caractères spécifiques du lieu est son côté immuable, si bien que tout changement se remarque et se commente : cela fait partie des gènes de ce Festival, puisque Cosima a longtemps veillé jalousement à ce que RIEN ne change. Le rituel est ainsi fait : on arrive généralement une heure avant le début, pour se promener, humer l’air du lieu et… trouver une place de parking pas trop éloignée. Le spectacle est annoncé par trois fanfares à 15min, 10min, 5 min du début, l’une des plus fameuses est la troisième fanfare annonçant le troisième acte du Crépuscule, très émouvante. Les entractes qui durent une heure permettent de se dégourdir les jambes (s’il ne pleut pas…) autour du théâtre (fermé pendant les entractes) et dans le parc, ou de se restaurer, ou simplement manger les traditionnelles saucisses (4,20€ tout de même cette année…), la charcuterie locale qui les produit a même fait une affiche assez terrible (Bayreuther Bratwürste !) qui semble être celle de l’étal d’un boucher.Chaque année un stand supplémentaire: Champagne, glaces, eaux minérales, café pour occuper les festivaliers, dont certain se restaurent soit au self, soit au restaurant qui prend réservation et commandes avant le début de l’opéra, pour permettre de servir dans les meilleures conditions en une heure d’entracte. Cette année, nouveau stand de vente des chocolats locaux, mais aussi bijoux, fichus, porcelaines et même statuettes.

vuegen1.1281006421.jpgLe théâtre est à mi hauteur d’une colline, à quelques encablures de la gare, entouré d’un parc, les parkings à flanc de colline sont à l’arrière (gratuits et gardés), et au sommet, à trois cents mètres, une institution, le « Bürgerreuth », jadis une “Gasthof ” traditionnelle et populaire à la terrasse de laquelle il faisait bon passer un moment, depuis le années 80 c’est un restaurant italien, chic et cher. Mon restaurant de référence à Bayreuth, c’est goldloewe.1281007071.jpgactuellement le « Goldener Löwe », très bonne table aux prix fort raisonnables et à l’accueil sympathique et discret. 

intfest4.1281006309.jpgLe public est comme il se doit, d’un âge certain, avec une élégance discutable et très diversifiée  mais qui  n’a rien à voir avec le tape à l’œil de Salzbourg. Bayreuth n’est pas un rendez-vous de la Jetset…6 heures d’opéra en restant coincé sur des sièges inconfortables en bois, dans une salle non climatisée (à déconseiller aux claustrophobes tant s’en échapper est difficile) ne sont pas favorables à la mondanité.

face1.1281006366.jpgComme chaque année, la chancelière Angela Merkel est dans la salle, mais pas dans la loge d’honneur, d’où un contrôle des billets légèrement renforcé et une présence sécuritaire discrète, mais rien de plus, même pas une voiture de police (quand on pense à ce que mobilise notre président à chacun de ses déplacements, cela laisse rêveur…). Et on la voit discuter volontiers avec les autres spectateurs qui l’abordent sans chichis.

face2.1281006383.jpgOn reconnaît les habitués, ceux que l’on a vus jeunes et fringants il y a trente ans, aujourd’hui un peu vieillis et installés. Même l’industriel du marché noir, qui eut en son temps l’honneur de sa photo devant la billetterie (WANTED !) s’est assagi même s’il continue de rôder avec paraît-il des offres à des prix astronomiques…

queue.1281007765.jpgphoto DPA (site du Spiegel qui a une belle galerie de photos de Bayreuth)

Il y a toujours la petite queue des gens cherchant des billets, ce qui est ici un sport pittoresque, beaucoup rivalisant d’originalité pour afficher leur recherche (dessins, objets, symboles). Le spectacle joue à guichet fermé : une dizaine de places à peine peuvent être disponibles à l’occasion de billets retournés aux caisses. J’ai vu une seule fois lors de mes 33 séjours à Bayreuth, une des caissières sortir sur le trottoir et proposer un billet (pour la dernière année du Vaisseau fantôme mis en scène par Harry Kupfer, magnifique spectacle à la durée de vie exceptionnelle à Bayreuth).

La ville elle-même est une cité du XVIIIème siècle avec quelques curiosités touristiques,d’abord

whnfrd3.1281006479.jpgla villa Wahnfried reconstruite en 1976 pour devenir un Musée Richard Wagner, whnfrd1.1281006456.jpgdans le jardin de laquelle sont enterrés Richard et Cosima (et leur chien), le Nouveau Château, construit au temps de Frédéric de Prusse pour sa sœur, la Markgräfin Wilhelmine, à qui l’on doit aussi le ravissant Eremitage, sorte de palais d’été.  Le plus beau monument de la ville est sans nul doute l’Opéra, construit au XVIIIème par Giuseppe Galli Bibiena, un des théâtres baroques les plus beaux et les mieux conservés au monde, qui vient de rater l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO, ce qui est une grosse bêtise. Il reste que le temps pour le tourisme est limité, car les représentations commencent à 16h, pour finir aux alentours de 22h : toute la journée est donc dirigée vers la représentation du soir. On passe même le matin au festival, pour regarder les disques wagnériens sortis cette année, les offres spéciales, les livres en vente.

Au contraire de Salzbourg, la ville vit sa vie et le Festival vit la sienne, les deux mondes restent assez séparés, ce qui fait le désespoir des édiles locaux, qui aimeraient bien que Bayreuth profite plus de la manne festivalière. Mais l’un des avantages du lieu est justement cette séparation et cette relative discrétion du tourisme de masse: Wagner n’est pas Mozart, et en faire un produit marketing est beaucoup plus difficile (on envisage difficilement un chocolat Richard Wagner). D’autant que la ville n’est pas accessible facilement sauf en voiture; en train, il faut changer à Pegnitz, Nuremberg ou Würzburg et la ligne n’est même pas électrifiée. Et il y a bien un aérodrome, mais petit et réservé à l’aviation privée, à peine aux turbopropulseurs… Rien à voir donc avec Salzbourg là non plus. Cependant, la région est agréable (notamment la Suisse franconienne), les prix sont raisonnables, (on trouve de nombreuses pensions aux alentours, dans des cadres bucoliques et charmeurs, à 35 ou 40 € la nuit même en temps de Festival). En fait, il y a environ 2000 festivaliers, et quelques touristes, et changer la donne ne pourrait être que dommageable. On se demande d’ailleurs comment Bayreuth, cité charmante au demeurant, pourrait devenir une Mecque du tourisme de masse.

Une autre particularité de ce festival est aussi que, quelle que soit la qualité du spectacle, ce qui compte c’est d’être dedans (« drin sein »). La demande est 7 à 8 fois plus forte que l’offre. Bayreuth n’a pas besoin de marketing ou de publicité, et ne souffre même pas de la qualité discutable de certains spectacles, comme le Ring actuel. C’est quelquefois très mauvais, mais c’est quand même complet. Pendant longtemps, les prix ont été les plus raisonnables du marché festivalier. Cette année, ils ont fait un bon de 40%, déficit et pression sociale oblige : les personnels techniques, qui sacrifient leurs vacances pour venir à Bayreuth, menaçaient de faire grève le jour de la première, ce qui aurait été un scandale épouvantable. Ils ont attendu pour réagir que le vieux Wolfgang Wagner laisse la place à ses deux filles, Katharina (32 ans), fille d’un second lit, et Eva (environ 30 de plus), fille d’un premier. La succession fut le théâtre de conflits internes à la famille, puisque toute la famille de Wieland a été depuis longtemps écartée de toute responsabilité.

foyer2.1281006351.jpgBayreuth « joue » pendant un peu plus d’un mois, du 25 juillet au 28 août. Si les répétitions théâtrales commencent en juin, les répétitions musicales ont lieu globalement pendant les trois premières semaines de juillet, sachant que la dernière semaine est prise par les répétitions générales presque toutes publiques. Seule, la nouvelle production de l’année a droit à plus de temps de préparation. Mais c’est un an à l’avance que les choses sont fixées le plus souvent, notamment pour un nouveau Ring, ce qui signifie la charge immense de quatre nouvelles productions en même temps. Les musiciens et techniciens venus de tous les orchestres et de tous les théâtres allemands ont l’habitude de l’alternance serrée du système dit « de répertoire », ainsi les reprises des productions, longuement répétées au départ, ne donnent pas habituellement lieu à des répétitions approfondies, sauf si d’une année sur l’autre, une production doit être modifiée profondément (comme ce fut le cas pour le Ring de Chéreau entre 1976 et 1977). Certains chefs d’ailleurs s’en sont plaints (Kleiber lorsqu’il fit Tristan ou même Boulez) ou refusent de diriger à Bayreuth à cause du temps de répétitions trop contraint (cinq à sept productions à remonter en trois semaines de travail global): cela veut dire qu’il faut multiplier les scènes de répétitions, et actuellement un débat fait rage pour ajouter une scène supplémentaire qui coûterait 22 millions d’Euros. C’est qu’on répète à Bayreuth partout, y compris dans les espaces du self ou du restaurant et que le théâtre occupe à peine 20% des espaces de travail du Festival. Il faut évidemment repenser la philosophie et l’organisation, je l’ai déjà écrit, les conditions du marché de l’art lyrique sont différentes. On demandait aux artistes il y a trente ou cinquante ans de rester sur place et de se consacrer exclusivement au Festival, comme une troupe permanente, c’est devenu impossible aujourd’hui: Jonas Kaufmann, Lohengrin cette année, partage son temps entre Lucerne – pour le Fidelio dirigé par Abbado- et Bayreuth et le chef Andris Nelsons en profite pour une petite tournée avec son orchestre, le City of Birmingham Symphony Orchestra. Pas de Lohengrin donc entre le 6 et le 17 août, mais Kaufmann à Lucerne le 12 et le 15 août, Nelsons à Lucerne le 16 août, et tout ce petit monde se retrouvera à Bayreuth le 17 août… Voilà les agendas des artistes aujourd’hui, il faut en tenir compte pour « moderniser ». Or, moderniser sans perdre son âme, c’est le défi et du Festival et de la ville de Bayreuth.

 intfest3.1281006286.jpg    foyer1.1281006328.jpg  foyer2.1281006351.jpg

jardin3.1281006400.jpg