LUCERNE FESTIVAL 2013: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 23 AOÛT 2013 (SCHUBERT – BRUCKNER)

Image du concert Schubert/Bruckner ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Voilà encore un programme singulier: deux symphonie inachevées, toutes deux créées de manière posthume, la symphonie n°7 en  si mineur D 759 (selon les numérotations les plus actuelles) très fameuse de Schubert, composée à partir de 1822 et créée à Vienne en décembre 1865, et la symphonie n°9 de Bruckner en ré mineur WAB 109 moins connue du grand public, créée à Vienne en février 1903, mais dont la composition s’étend de 1887 à 1896 ; du dernier mouvement on a suffisamment de traces pour avoir permis plusieurs reconstitutions, mais souvent peu convaincantes.
Mais ce qui a intéressé Claudio Abbado dans ce programme, c’est justement l’inachèvement, dont les causes sont peu claires pour Schubert, et qui constitue pour Bruckner un testament (l’oeuvre est dédiée à Dieu, dem lieben Gott).
Beaucoup d’auditeurs sont sortis sonnés de la soirée, et le triomphe, long, avec le public debout presque d’emblée, n’avait pas la couleur des triomphes d’Abbado habituels. Ce fut un long applaudissement, sans faiblesse, sans fin, continu, mais en même temps presque “retenu”, comme si le public se mettait en cohérence avec ce qu’il avait entendu.
On connaît bien le Schubert d’Abbado, il a enregistré une intégrale fameuse qui fait partie des références, et on lui doit aussi d’avoir exhumé, puis présenté à la Staatsoper de Vienne Fierrabras, dans une mise en scène de Ruth Berghaus. Le Schubert d’Abbado est à la fois élégant, comme toujours, mélancolique et élégiaque, mais avec en même temps quelque chose de vital, c’est clair dans les symphonies, ça l’est encore plus dans Fierrabras, dont l’énergie, dont les rythmes, dont la folie explosive ont frappé les spectateurs de l’époque (dont j’étais) et qui justifie que ce soit celle-ci qui d’emblée, ait été reprise dans les théâtres (l’an prochain à Salzbourg pour le Festival 2014, avec Harnoncourt, par exemple), plus que les autres oeuvres de Schubert. Et comme souvent, la surprise est totale lorsque l’on découvre cette lecture totalement nouvelle de l’Inachevée. On comprend d’ailleurs par ricochet les options qui ont guidé la lecture de l’Eroica la semaine précédente, et notamment ces tempi dilatés qui ont tant surpris (voire gêné) les auditeurs: car ce Schubert doit se lire à l’éclairage de la symphonie n°9  de Bruckner. C’est, si j’ose le néologisme, un Schubert brucknerisé qui nous été donné d’entendre, avec des tempi très étirés, très dilatés (début de deuxième mouvement proprement incroyable, presque un rythme de marche funèbre). Abbado n’est pas avare de moments proprement sublimes, où le public est totalement pris comme à revers. Le début en forme de murmure à peine perceptible, comme un frémissement très étiré surgi du néant, du silence, comme une chose inquiétante et mystérieuse. Nous sommes d’emblée plongés dans une profonde mélancolie, voire le drame dans les moments plus tendus. Pas un seul moment de répit, de relâchement, pas une seule lueur dans cette lecture sombre, presque définitive. Le début du second mouvement est très lentement scandé, comme par des coups frappés du destin. Certes l’écoute de son enregistrement avec la Chamber Orchestra of Europe montre bien qu’il a toujours eu cette approche plutôt lente, jamais cependant Claudio Abbado n’a installé un tel climat dans une symphonie de Schubert, d’une indicible tristesse, bien au-delà de la mélancolie. Il y a des moments sublimes, notamment tout les moments murmurés, mais beaucoup d’auditeurs sortent du concert interloqués: jamais on aurait attendu un tel Schubert sans lueur, sans espoir, renonçant à toute expression vitale.

Le concert du 23 août ©Peter Fischli/ Lucerne Festival

Évidemment, dans une symphonie de Bruckner qui est presque une sorte de testament artistique comme la Symphonie n°9, on comprend plus nettement le parti pris, en harmonie totale avec le choix de la couleur du Schubert, il y a ainsi une profonde cohérence entre les deux parties du concert, et une vraie parenté, je l’ai précisé plus haut, avec le choix qui a présidé la semaine précédente d’une Eroica si dilatée.  Les deux premiers mouvements sont empreints de cette beauté triste qui se résigne à la fin des choses. Le début de la symphonie, à peine effleuré, est de l’ordre du sublime. Les cuivres sont totalement transfigurés, les bois (et cette fois notamment la clarinette de Alessandro Carbonare) sont très sollicités et le tempo exceptionnellement lent appelle un jeu particulièrement tendu voire acrobatique (le souffle n’est pas aussi infini que le son ne pourrait l’être). Les pizzicati époustouflants du début du deuxième mouvement laissent pantois, pendant que l’ensemble du mouvement, qui est considéré comme particulièrement hardi pour l’époque (on évoque Stravinsky ou Prokofiev) est une danse encore plus inquiétante, presque macabre, où l’ironie présente notamment dans la deuxième partie cède la place à une sorte de désespérance (les bois sont encore une fois exceptionnels) presque sarcastique.
L’adagio final est sublime de bout en bout: alors que l’émotion sans être tout à fait absente des autres mouvements laisse la place à une sorte d’horizon bouché et presque étouffant, désincarné et presque détaché, – une sorte de fond de la désespérance – il y a des moments bouleversants dans cet adagio, le début, le tutti qui précède le calme final qui remue d’une manière profonde, toutes les interventions des cuivres totalement habités par cette énergie du désespoir qui étreint. Le tout début presque mahlérien qui ensuite va exploser aux tubas puis se concentrer jusqu’à la contemplation, a généré pendant l’audition une indicible angoisse, que je crois partagée par de nombreux spectateurs. Oui, là l’émotion a traversé les coeurs, a secoué les auditeurs. Il en a résulté le triomphe réel, mais en même temps retenu qui a ponctué la soirée.
Une soirée et une édition 2013 qui laissent un goût amer en bouche: comme d’habitude, des exécutions d’une qualité inouïe, avec un orchestre phénoménal, comme d’habitude des émotions et des moments très forts, mais cette année, quelque chose d’autre, où était absent cet élan vital, cette éternelle jeunesse qu’Abbado communique dans sa vision de la musique. Etait-ce parce qu’il était plus fatigué (c’était visible dans ses gestes, et il a dû pendant la série de concerts annuler son intervention pour la fête des 75 ans du Festival) est-ce un tournant interprétatif ? L’avenir nous le dira, mais en tout cas, bien des amis qui le suivent encore plus que moi étaient frappés par cette vision sans espoir qui transpirait de ces soirées et du fond de leur âme, ne voulaient pas l’envisager.
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Pendant la répétition générale ©Priska Ketterer / Lucerne Festival


 

LUCERNE FESTIVAL 2013: LATE NIGHT CONCERT le 17 août 2013, MARTIN GRUBINGER et THE PERCUSSIVE PLANET ENSEMBLE (Percussions) (XENAKIS-BARTÓK) avec FERHAN et FERZAN ÖNDER (Piano)

Vue d’ensemble du dispositif pour Pléïades, de Xenakis © Peter Fischli /Lucerne Festival

Le Lucerne Festival, ce n’est pas seulement les grands concerts symphoniques avec les meilleurs orchestres du monde qui passent une, deux ou trois soirées sur les rives du lac, ce sont aussi des concerts de musique de chambre, de solistes internationaux prestigieux, mais aussi de plus en plus, des formes de concerts inhabituelles, dans la rue, dans des églises, dans des parcs, avec des programmes composites et à des horaires différents. C’est le cas de ce premier Late Night concert, dans la Luzerner Saal où ont lieu habituellement les sessions de la Lucerne Festival Academy, voisine de l’auditorium, remplie à ras bord (1000 personnes au bas mot) d’un public venu ad hoc ou ayant assisté au concert Abbado précédent, terminé à 20h30. Car il est 22h, et le public se prépare à assister à un concert de percussions, animé par le phénomène Martin Grubinger, “artiste étoile” du Lucerne Festival cette année qui sera en outre soliste de deux concerts symphoniques, avec le Pittsburgh Symphony Orchestra, dirigé par Manfred Honeck, le 11 septembre 2013 (Concerto pour percussions, cordes et cuivres “Conjurer” de John Corigliano) et avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Lorin Maazel le 15 septembre 2013 (Concerto pour percussions de Friedrich Cerha) ainsi qu’un concert en plein air gratuit (Europaplatz) le 25 septembre à 14h30 pour les festivités du 75ème anniversaire du Festival.
Martin Grubinger,  déjà entendu à Lucerne dans un concert du City of Birmingham Symphony Orchestra dirigé par Andris Nelsons en 2010 (cliquez sur le lien pour lire le compte rendu), est un “multipercussionniste” né à Salzbourg en 1983 qui est une sorte de militant de la percussion, très désireux d’en faire un instrument soliste au même titre que le piano ou le violon, et qui pour ce faire passe commande à de nombreux compositeurs de pièces pour percussions (en 2010, il avait crée une pièce d’Avner Dorman, Frozen in time, avec le CBSO et Andris Nelsons). Il y réussit parce que ce jeune artiste est un pur phénomène, réussissant avec une virtuosité peu commune à jouer de plusieurs percussions en même temps, timbales, caisses claires, célesta et toute la gamme de percussions peuvent être jouées en même temps par ce surdoué d’une irrésistible sympathie. Il travaille aussi bien le classique que le moderne et contemporain, on le trouve dans la pop comme dans les festivals classiques internationaux, en sus il a interprété Libertango d’Astor Piazzola avec les soeurs Ferhan et Ferzan Önder au piano en bis dans ce concert, et a remporté un triomphe.
Il s’agit d’un concert classique et contemporain, puisque le programme était consacré à Xenakis  (Okho pour 3 joueurs de Djembé et Pléiades pour 6 percussionnistes), et à Béla Bartók (Sonate pour deux pianos et percussions Sz.110).
Grubinger avant chaque pièce la présente en quelques mots avec beaucoup de vie et sans aucune prétention. Il insiste sur l’apport de Xenakis à la littérature pour percussions qui justifie le programme choisi (modifié par rapport à l’origine, Stravinski ayant été éliminé). Il commence par une courte pièce de Xenakis, Okho pour 3 joueurs de Djembé qui date de 1989, interprétée, outre Martin Grubinger, par son professeur Leonhard Schmidinger et par Rainer Furthner. Cet hommage à la musique africaine et aux percussions africaines est un mélange de sons africains et de sons de percussions modernes, et il a été composé lors des célébrations françaises de la révolution et créé au Festival d’automne; un clin d’oeil ironique à la France colonisatrice de l’Afrique, mais aussi un signe fort d’intérêt de Xenakis pour toutes les musiques extra-européennes (on connaît aussi son intérêt pour la musique indienne et le gamelan). Le jeu soigne en même temps une sorte de chorégraphie des trois percussionnistes, qu’on retrouvera multipliée dans Pléïades, notamment dans le maniement très étudié des  baguettes de percussion. Il en résulte à la fois un plaisir pour l’oreille (on a quand même distribué à l’entrée des bouchons d’oreilles) et pour les yeux et il naît instantanément un rythme interne qui vous saisit et vous emporte. Étonnant. Étonnant aussi la manière dont Grubinger ne cesse de sourire, alors que ses deux collègues sont concentrés et sérieux, il semble léger et navigue dans cet océan sonore avec un plaisir non dissimulé.

Les soeurs Ferhin et Ferzin Önder

Grubinger rend ensuite un vibrant hommage à Béla Bartók, pour sa sonate pour deux pianos et percussions Sz.110, composée en 1937 et exécutée à Bâle pour la première fois en 1938. Bartók n’était pas vraiment un prophète en son pays, qui dans les années 30 est sous la botte du régent Miklós Horthy: Bartok y est considéré comme “cosmopolite”, “antipatriote” et “corrupteur de la jeunesse”. Il est soutenu à l’extérieur, et notamment par le chef et mécène Paul Sacher qui fait commander à Bartók par la Internationale Gesellschaft für Neue Musik une pièce pour marquer les dix ans de l’Orchestre de chambre de Bâle.. Bâle, à 90 km de Lucerne, est un  centre très actif pour l’art contemporain encore aujourd’hui, et son théâtre (Theater Basel) l’un des lieux les plus actifs en matière de mise en scènes d’aujourd’hui, l’un des lieux qui compte pour le théâtre en langue allemande: Bâle est vraiment une des capitales de l’art contemporain et de l’art vivant.  C’est donc à Bâle, en janvier 1938 que cette pièce est créée.  La littérature pour percussions s’est développée dans la musique du XXème siècle à partir de Ionisation  d’Edgar Varèse en 1931. Bartók unit le son plutôt traditionnel du piano à celui encore nouveau des percussions comme instruments solistes. Comme il ne veut pas créer de déséquilibre, il ajoute un second piano. Outre les deux pianos, les percussions (timbales, cymbales, xylophone, tamtam, tambour, caisse claire, triangle) sont jouées par deux musiciens (ici Grubinger et Leonhard Schmidinger) et les soeurs jumelles Ferhan et Ferzan Önder,  d’origine turque, sont aux claviers. Bien qu’elles soient nées en 1965, elles semblent de menues jeunes filles, (dont l’une est l’épouse de Martin Grubinger) à peine sorties de l’adolescence, et leur jeu est d’une fraîcheur rare, et Bartók oblige, particulièrement acrobatique. Le piano est tantôt utilisé “traditionnellement”, tantôt comme pur instrument à percussion (premier mouvement), et il dialogue soit avec les cymbales, soit avec le xylophone en des allers et retours étourdissants. Bartók architecte des sons joue dès le départ sur des thèmes qu’il va ensuite exposer autrement dans les autres mouvements. Le début est très lent, piano-timbale, pour se finir en explosion. le deuxième mouvement, un nocturne, cherche à imiter les bruits de la nuit notamment au piano et au xylophone. Le troisième mouvement est plus dansant (on va retrouver cela dans le bis de Piazzola, pour qui Bartók est une référence: il veut être le Bartók de l’Argentine), plus pianistique aussi (avec un peu de xylophone). Tout cela est exécuté avec beaucoup de virtuosité, dans un ensemble où les instruments se prennent la parole, où les équilibres et les contrastes se construisent. Cette oeuvre qui remonte à 1938 est vraiment encore très “contemporaine”, au sens où elle nous parle sans aucune distance, dans une étonnante modernité.

Les quatre solistes pour Bartók © Peter Fischli /Lucerne Festival

Pour la dernière pièce, on revient à Xenakis, qui en 1978 publie Pléïades  pour six percussionnistes, commande de la ville de Strasbourg et de l’Opéra du Rhin et créé à Mulhouse par les Percussions de Strasbourg. C’est la plus importante des oeuvres pour percussions de Yannis Xenakis (42 minutes). Sept Pléiades, puis six à par la fuite de leur soeur Electre selon la légende. À ces six Pléiades restantes correspondent six percussionnistes, qui vont exécuter quatre mouvements, Claviers, Métaux, Mélanges, Peaux, correspondant aux divers matériaux utilisés dans les percussions. Pour Pléïades, Xenakis invente aussi une sorte de vibraphone de métal,  le Sixxen (six pour 6, xen pour Xenakis) au son difficilement supportable pour l’oreille sans bouchon. Trois mouvements sur les quatre utilisent seulement le type de  percussion indiqué (vibraphones, xylophones, marimbas, sixxen) et celui appelé Mélanges est une sorte de concentré de l’oeuvre utilisant tous les instruments en même temps. La place des parties, et notamment de Mélanges, est pour Xénakis indifférente. les mouvements diffèrent entre eux par la couleur, les rythmes et se répondent cependant par des systèmes d’échos (c’est évident dans Mélanges). Pour soigner la cohérence et les enchaînements, Grubinger a placé Mélanges juste après Métaux puisque Mélanges commence justement par un solo des instruments de métal, et se conclut par les Peaux, bientôt rejoints par l’ensemble des autres instruments dans une orgie rythmique étonnante, repris au quatrième mouvement par les “Peaux” mais qui peu à peu s’effacent jusqu’au silence. Incroyable, malgré l’énorme volume libéré, la subtilité des sons, et même quelquefois leur légèreté: des sons effleurés,   des instruments caressés et puis subitement un déchaînement: c’est émotionnellement très fort. L’ensemble des percussionnistes formant The Percussive Planet Ensemble (un nom qui convient à l’oeuvre jouée, Pléïades, un ensemble d’étoiles) avec Martin Grubinger donnent de cette pièce une interprétation passionnante, qui fait ressortir avec virtuosité  des systèmes d’écho et de renvois où les rythmes sont essentiels, où le jeu des variations et des répétitions créée une sorte d’addiction qui habitue d’auditeur, au point que la musique lui manque physiquement à la fin, c’est du moins ce que j’ai ressenti, et le retour au calme et au silence est plutôt lent, tant on a envie d’en entendre plus. C’est une véritable découverte que ce bain de percussions, qui devient bientôt un besoin de percussions: mais il est 0h15 et le concert prend fin dans un très grand triomphe. Martin Grubinger vient quelquefois en France. Il ne faut le manquer sous aucun prétexte.
Ce soir-là entre Grubinger et Abbado, ce fut une soirée au spectre large, addictive à tous les étages, une vraie soirée de Festival. Il faut aller à Lucerne.

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Okho, de Xenakis avec Martin Grubinger au centre © Peter Fischli /Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: CLAUDIO ABBADO DIRIGE le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 16 & 17 AOÛT 2013 (BRAHMS, SCHÖNBERG, BEETHOVEN)

Le mélomane un peu blasé et revenu de tout regarde le programme de ce premier concert du Lucerne Festival dirigé par Claudio Abbado avec une moue entendue…Mmmm Un Brahms bien court (l’ouverture tragique), un bref extrait des sublimes Gurrelieder de Schönberg, et la symphonie n°3 Eroica de Beethoven, 20 fois entendue, dont 19 fois avec Abbado. Non cette fois c’est sûr, le jeu n’en vaut pas la chandelle, et le mélomane blasé va ailleurs, à Salzbourg par exemple pour écouter un Don Carlo qui c’est sûr, sera celui du siècle, ou Maurizio Pollini (qui vient à Lucerne dans quelques jours) ou même Norma avec la discutée Cecilia Bartoli qui a plié Norma à sa voix et à ses règles, ou bien il reste chez lui à écouter les “Eroica” de référence.
Le mélomane blasé, une fois de plus, est tombé dans le piège tendu par le diable Claudio. Car une Eroica comme celle entendue hier, et qui a déchainé le public du KKL, on ne l’a jamais entendue, elle est ailleurs, elle est déjà dans les cieux. Déjà le Lied der Waldtaube des Gurrelieder valait à lui seul le voyage avec une somptueuse Mihoko Fujimura et un orchestre aux miroitements fascinants. Mais l’Eroica, mais le deuxième mouvement, mais l’orchestre du festival! Oui, en accord avec le thème du Festival cet été, c’était révolutionnaire.
Déjà la Tragische Ouvertüre de Brahms op.81 en ré mineur de Brahms, qui s’appelle “tragique” en contrepoint de l’Akademische Festouvertüre, sa contemporaine écrite en remerciement de l’élection à Docteur Honoris Causa de l’Université de Breslau avait surpris par son énergie presque naturelle et si fluide. Elle n’est donc pas vraiment “tragique” et il ne faut pas y voir une œuvre à programme, sinon qu’elle est une sorte de raccourci symphonique (sans doute prévue au départ comme un mouvement d’une symphonie) qui reprend plus ou moins la forme sonate.
On reste toujours surpris du son de la salle de Jean Nouvel, à la fois d’une clarté cristalline, assez réverbérant, mais jamais écrasant. Il reste à espérer que la Philharmonie de Paris suivra ces traces. On retrouve dans l’approche d’Abbado d’abord une alliance entre épaisseur sonore et profondeur, avec un éclat particulier, et une fluidité stupéfiante qui fait passer d’un moment du déroulé musical à l’autre avec un naturel confondant. Rien n’est vraiment mis en relief et pourtant tout a du relief, tout est signifiant: ce n’est plus le Brahms rapide et un peu sec qu’on a pu lui reprocher, c’est un Brahms large, charnu, qui fait presque penser (eh, oui!) au dernier Karajan, un moment stupéfiant (encore plus le 17). Une fois de plus, on note la qualité des pupitres et notamment des bois: ils sont là, les Sabine Meyer, les Jacques Zoon, les Macias Navarro: ces bois exceptionnels sont la marque de fabrique du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lied der Waldtaube (chant de la colombe) long lamento qui marque la mort de Tove, est précédé d’un intermède orchestral (Zwischenspiel) qui embrase tout l’orchestre: Tove la maîtresse du roi Waldemar de Danemark a été assassinée (un bain trop chaud) par l’épouse légitime et se transforme en colombe: c’est la fin de la première partie. Les Gurrelieder, créés à Vienne en 1913 sous la direction de Franz Schreker,  sont rarement représentés, vu l’énormité des forces à rassembler. Cette version réduite contient à la fois le moment orchestral sublime que représente ce Zwischenspiel, et ce moment suspendu exceptionnel défendu ces deux soirs de manière somptueuse (elle était encore plus en voix, plus présente, plus intense le 17) par Mihoko Fujimura. Le contexte est tendu, avec un sentiment de terreur sacrée (le thambos diraient les grecs) qui monte peu à peu. La dernière fois que j’ai entendu Gurrelieder, c’était en 1996 à la Felsenreitschule de Salzbourg, avec Claudio Abbado dirigeant le Gustav Mahler Jugendorchester et avec un certain Hans Hotter comme récitant. Soirée inoubliable, dont un ami m’a procuré l’enregistrement radio original. J’y reste fidèle, tant la distance avec d’autres versions est abyssale. Là aussi, l’approche d’Abbado est particulière: comme son orchestre est toujours clair et fortement architecturé, les phrases musicales et leurs influences apparaissent d’une aveuglante lisibilité, notamment les allusions à Wagner et aussi à Mahler.  Immédiatement Abbado fait miroiter l’orchestre énorme, mais où chacun des pupitres est clairement mis en valeur, avec un sens dramatique et une intensité inouïes. On est immédiatement emporté par le mouvement. On ne sait d’ailleurs plus où donner de l’oreille, où concentrer son écoute, les cuivres sans aucune scorie? les bois sublimes (la flûte de Zoon! le hautbois de Navarro! le cor anglais de Emma Schied!)? les cordes somptueuses dominées et rythmées par altos, celli et contrebasses? Ce qui frappe aussi est l’osmose entre le chef, son orchestre et la soliste Mihoko Fujimura, au grave si sonore et à l’aigu triomphant, dans une grande forme, qui crée une tension et qui dessine une ambiance si tendue qu’elle se rapproche d’Erwartung. Je n’avais jamais pensé à ce rapprochement et il m’est venu en écoutant l’extrait hier (je revoyais dans ma tête la belle production lyonnaise d’Erwartung). Au total, un moment d’une telle intensité, d’une telle fascination, que l’on en sort abasourdi. Il reste à espérer intensément qu’Abbado se relance dans l’intégrale en concert. Quel moment ce serait! Déjà, ces 20 minutes valent le voyage.
La symphonie n°3 “Eroica” op.55 en mi bémol majeur de Beethoven est l’une des pièces maîtresses du répertoire symphonique; et sans doute cela pèse dans la balance des choix de mon mélomane blasé évoqué ci-dessus. On sait qu’elle fut d’abord dédiée à Napoléon Bonaparte, porteur des idéaux de la révolution française (thème du Lucerne Festival cette année) mais que Beethoven en 1804, furieux d’apprendre que Bonaparte s’était fait couronner empereur, annula pour la dédier à son mécène, le Prince Lobkowitz.
On connaît aussi le Beethoven d’Abbado, surtout depuis 2001: un Beethoven épuré, post baroque, avec un orchestre (relativement) réduit, une vision chambriste, mais acérée, énergique, donnant forte valeur aux interventions des instruments solistes. Alors on ne s’étonnera pas d’entendre clairement les influences et notamment Mozart et Haydn, ce qui devient pour Beethoven une sorte de lieu commun (même si les dimensions de l’Eroica n’ont rien à voir avec les symphonies classiques de la fin du XVIIIème) mais malgré l’effectif un peu réduit (quel contraste avec le Schönberg qui précède !), mais moins que dans les années 2000-2001: alors cela donne une monumentalité, un son d’une profondeur inattendue, qui en fait une authentique cérémonie du langage musical. Et pourtant que de nouveautés, des contrastes de tempo étonnants, surprenants, là où on ne les attend pas, des moments très étirés (deuxième mouvement) d’autres incroyablement rapides (les dernières mesures), des contrastes aussi de volume avec des pianissimi comme seul Abbado sait en faire, suivis de tutti énormes avec un son d’une épaisseur très charnelle, avec des ralentissements suivis de murmures, et puis des explosions. Toutes ces variations suscitent une très grande tension, quel silence dans la salle!
Que le public ait littéralement explosé à la fin des concerts n’est pas étonnant: jamais il ne m’a été donné d’entendre une telle “Eroica”.
Certes, d’autres interprétations sont possibles, peut-être plus héroïques justement ou plus éloquentes, voire plus grandiloquentes et somptueuses. Le choix d’Abbado est ailleurs. Il est de s’intéresser d’abord au deuxième mouvement, cette “Marcia funebre” dont l’étendue en fait presque le centre de gravité de l’oeuvre (un bon tiers de la symphonie: environ 17 minutes sur 55 environ). On reconnaît évidemment la fluidité et l’élégance dont Abbado marque son approche.  On sait que l’oeuvre est étroitement liée à la figure de Napoléon, mais aussi de Prométhée: Die Geschöpfe des Prometheus – les créatures de Prométhée – datent de 1801,   les premières esquisses de l’Eroica remontent à l’automne 1802. Prométhée, figure emblématique du Sturm und Drang, figure goethéenne (souvenons-nous de son poème Prometheus écrit entre 1772 et 1774 et mis en musique par Schubert en 1819): cette figure donnerait à l’Eroica une force encore plus déterminée, et à la marcia funebre une couleur encore plus sombre. Abbado n’en donne ni une vision romantique avant l’heure (encore qu’on fasse partir de l’Eroica le romantisme en musique) ni une vision dramatique: il y a à la fois une force de vie (premier mouvement, sorte de mouvement à saut et à gambades entre les différents pupitres qui reprennent le thème initial) qui semble résister à tout, et qui va envahir un scherzo souriant et rapide, dansant, comme si après la marche funèbre la vie repartait, plus forte, plus jeune encore, plus ouverte, et un finale à la fois totalement libéré et traversé de fulgurances, le début avec l’exposition des cordes, suivi de la reprise des bois (hautbois et clarinette: Macias Navarro et Sabine Mayer sont éblouissants. mais il reste aussi des traits mélancoliques qui rappellent le deuxième mouvement (notamment les quelques phrases qui précèdent les mesures finales) et qui mettent de nouveau par cette diversité et ces contrastes le public dans une incroyable tension explosive.
Mais revenons à la marche funèbre.
Ce deuxième mouvement est à mettre en lien dans le travail d’Abbado avec les grands adagios mahlériens, ceux où la mélancolie et l’introspection se refusent à effacer totalement l’espoir. Dans cette marche funèbre, qui est celle où l’on célèbre le souvenir du grand homme, comme le dit la dédicace “composta per festeggiare il sovvenire di un grand Uomo on devrait être écrasé par la douleur, mais on est surtout frappé par la tristesse et la mélancolie. La douleur est muette, la tristesse tire les larmes. Après l’énoncé du thème funèbre, repris pupitre par pupitre,  sur un tempo très dilaté, la musique s’éclaircit et s’allège scandée par les bois (flûte) d’une manière époustouflante pour s’élargir dans une grandeur simple, presque naturelle. Il n’y a dans cette interprétation aucune affèterie, aucun sur-jeu. Abbado fait les notes et ces notes sont musique, et ces notes nous disent quelque chose. On est au seuil du sublime. J’ai eu l’impression de voir éclose une vérité jamais vraiment perçue: l’héroïsme n’est pas une concession divine, il est seulement humain: la leçon de Prométhée, c’est le retour à l’humain, laissé face à lui-même, et c’est aussi la leçon du parcours Napoléonien: Balzac le comprendra si bien dans sa Comédie humaine.
Cette extraordinaire humanité, la prépondérance de l’humain et ses contradictions, ses tensions, en dépit de tout le reste et notamment du divin, c’est la leçon retenue de cette soirée inoubliable.  Ce fut bouleversant, ce fut inattendu, ce fut plein de cette énergie profonde qui nous entraîne en nous-mêmes et totalement hors de nous mêmes: en bref, ce fut Abbado, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.
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LUCERNE FESTIVAL 2013 – ÉTÉ: LE PROGRAMME DES CONCERTS

Le Festival de Lucerne de l’été 2013 sera un peu redimensionné. Effet de la crise? Une grosse semaine en moins puisque cette année le Festival ouvre le 16 août et non le 8 comme l’an dernier. La programmation en est-elle affectée? Pas vraiment: on trouve comme d’habitude la théorie des orchestres de prestige présents au bord du Lac, Philharmonique de Berlin(Rattle), Philharmonia(Salonen), Concertgebouw(Gatti), Radio Bavaroise (Jansons), Staatskapelle de Dresde (Thielemann), Philharmonique de Vienne (Maazel), Philharmonique de Saint Pétersbourg (Temirkanov), Symphonique de Pittsburgh (Honeck), avec cette année, Wagner oblige (il a séjourné à Lucerne, dans la villa de Tribschen), un Ring des Nibelungen complet avec l’excellent Symphonique de Bamberg, un des orchestres de grande tradition, on pourrait même dire de Haute École, qui fut l’orchestre de Joseph Keilberth, dirigé aujourd’hui par Jonathan Nott.

Et Abbado? la thématique de cette édition “Révolution” l’a conduit à programmer un concert d’ouverture (16 et 17 août) composé de trois compositeurs à leur manière “révolutionnaires”, Luigi Nono (Extraits de Prometeo), Schönberg (Extraits des Gurrelieder – à quand le moment rêvé de la programmation de l’intégrale?) et l’Eroica de Beethoven. Le second concert continuera d’explorer Bruckner avec la Symphonie n°9 WAB 109, pour trois concerts (23, 24, 26 août).

Sans répéter ce que vous lirez parfaitement dans le programme officiel publié dans le site, je voudrais attirer votre attention sur ce que j’estime être incontournable. D’abord Der Ring des Nibelungen , direction Jonathan Nott, Bamberger Symphoniker, les 30 et 31 août et les 2 et 4 septembre  avec entre autres Klaus Florian Vogt (Siegmund), Petra Lang/Eva Johansson (Brünnhilde), Albert Dohmen (Wotan/Wanderer) Torsten Kerl (Siegfried) , Mikhaïl Petrenko (Fafner/Hunding) Elisabeth Kulman (Fricka).

Chaya Czernowin, compositrice israélienne, sera l’artiste en résidence 2013, et plusieurs orchestres joueront ses oeuvres, à commencer par le  West Eastern Diwan Orchestra, dirigé par Daniel Barenboim qui donnera deux concerts, le 18 août (Verdi, Haddad, Wagner, Czernowin) et le 19 août (Wagner, Berg, Beethoven) deux concerts où l’on jouera Wagner, mais aussi un compositeur israélien et un compositeur arabe.
Le Concertgebouw pour sa venue annuelle, sera dirigé par Daniele Gatti les 1er et 3 septembre pour deux concerts, au programme Mahler IX (le 1er septembre) et Bartok/Prokofiev le 3 septembre, parce que Mariss Jansons leur chef dirigera son autre orchestre (Orchestre de la Radio Bavaroise) quelques jours après, le 7 septembre dans un programme Beethoven (concerto pour piano n°4 – Mitsuko Uchida)/Berlioz (Symphonie Fantastique), et le 8 septembre dans un programme Mahler avec la symphonie n°2 “Résurrection”, et le chœur de la Radio Bavaroise, Anna Larsson et Genia Kühmeier en solistes…on y sera!

J’ai noté aussi le Philharmonia Orchestra dirigé par Esa Pekka Salonen dans une Damnation de Faust de Berlioz avec Paul Groves (Faust) etGérard Finley, mais aussi, hélas, Christianne Stotjin.

Je n’oublie pas Maurizio Pollini le 1er septembre à 11h et Pierre Boulez, programmé avec le chef Pablo Heras Casado avec le Lucerne Festival Academy Orchestra le 7 et le 9 septembre pour deux concerts différents, l’un très contemporains (Mason, Attahir, Ammann,  Boulez) l’autre plus “classique” (Webern, Berg | Berio, Stravinski).

C’est la fête à Lucerne, comme vous pouvez le constater, et le 25 août ce sera encore plus fort, puisque les deux orchestres Lucerne Festival Orchestra et Lucerne Festival Academy Orchestra, dirigés par David Robertson, seront réunis dans la ville pour un programme surprise connu seulement en juin prochain!
Prenons donc notre mal en patience, et délectons-nous à l’avance de ce programme un peu allégé, mais si alléchant.