LUCERNE FESTIVAL 2011 (PÂQUES): EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKI, dirigé par Mariss JANSONS (16 mars 2011)

oneghin2.1303060295.jpg

Le Festival de Lucerne n’est pas seulement un Festival d’été, mais aussi d’automne (Piano) et de Printemps (Pâques): il s’agit de varier les propositions, de faire fonctionner la salle, de construire une offre continue. Cette année à Pâques, outre Mariss Jansons et l’orchestre de la Radio Bavaroise, on pouvait assister à une master class de direction d’orchestre de Bernard Haitink, qui par ailleurs dirigeait le Chamber Orchestra of Europe dans deux soirées Brahms (dont le Deutsches Requiem), à des concerts d’Hélène Grimaud, de Kolja Blacher (le violoniste soliste premier violon du Lucerne Festival Orchestra), du Concentus Musicus de Vienne dirigé par Nikolaus Harnoncourt (Haendel, Resurrezione), du Concert des Nations et de la Capella Reial de Catalunya avec Jordi Savall dans le “Vespro della Beata Vergine” de Monteverdi. En une semaine, il y en a pour tous les goûts.

Etrangement il restait des places pour le concert que l’Orchestre de la Radio Bavaroise et le choeur de la Radio Bavaroise donnaient ce samedi 16 avril sous la direction de Mariss Jansons, une version concertante de Eugène Onéguine, que Mariss Jansons dirigera à l’opéra d’Amsterdam en juin et juillet prochains (avec le Concertgebouw) avec une distribution une peu différente et dans une mise en scène de Stefan Herheim. Il restait même des places à 60 CHF (50€ environ), ce qui est très étonnant: d’autant plus étonnant que nous avons assisté à une de ces soirées mémorables qui vous clouent sur place.
Le jeu de l’opéra en version de concert est quelquefois difficile: jouer? ne pas jouer?se mouvoir? Abbado préfère les versions semi-concertantes, avec une mise en espace. Ici, quelques mouvements, quelques regards, un jeu minimal, mais sans partition, ce qui permet tout de même une sorte d’accroche scénique et laisse dire aux mauvaises langues que cela fonctionne très bien sans mise en scène, ce qui montre que la mise en scène est inutile!
Eugène Onéguine n’est (n’était) pas a priori mon préféré des opéras pouchkiniens de Tchaïkovski, mais il me semble avoir redécouvert cette musique d’une incroyable finesse, cette alternance, ce mélange même de tension haletante et de respiration, là où je voyais quelquefois un peu de facilité. De fait on se souviendra longtemps de ce final diaboliquement tendu, qui s’achève par un noir total, surprenant, immédiatement suivi d’une explosion du public hurlant son enthousiasme.

On se souviendra de tout d’ailleurs, et tout d’abord d’un orchestre vibrant, techniquement impeccable, suivant tous les mouvements du chef (qui bouge beaucoup, qui exprime la musique par son corps d’une manière étonnante de vivacité), des cordes somptueuses (les violons allégés au maximum, les violoncelles et les contrebasses au son plein, le violoncelle solo magnifique), des bois et des cuivres à faire rêver, jusqu’aux timbales de Raymond Curfs, qui officie aussi au Lucerne Festival Orchestra. On se souviendra aussi du choeur de la Radio Bavaroise, tout à fait extraordinaire préparé par Martin Wright. Sa prestation au début de l’oeuvre, dont certains moments renvoient aux chants des liturgies orthodoxes et ne sont pas sans évoquer certains grands moments choraux de Moussorgski, impressionne et bouleverse.
Ce qui frappe c’est à la fois un son très plein, très charnu , favorisé par l’acoustique très réverbérante de l’auditorium de Lucerne, qui installe quelque chose de somptueux, mais qui est capable de s’alléger jusqu’à l’inaudible, et qui reste d’une absolue clarté. Pas un pupitre n’échappe à l’oreille, ce ne sont que contrastes savamment ménagés entre des morceaux de bravoure (valse du second acte, et surtout étourdissante et brillantissime Polonaise du 3ème acte qui fait éclater l’enthousiasme du public), et les moments de pur lyrisme (les airs de Lenski par exemple) ou pur tragédie, non exempts de recueillement (le duel) ou les dramatiques échanges du final, qui tendent l’ambiance à l’extrême. Voilà un travail spectaculaire en tous les sens du terme, spectaculaire parce qu’il donne à voir, regards, mouvements légers, engagement des musiciens et des chanteurs, subtiles variations des éclairages entre les scènes,  parce qu’il donne à s’émouvoir, parce qu’il étonne et qu’il surprend, et simplement parce que la musique donne à entendre tant de couleurs, tant d’ambiances, tant de rythmes, tant de finesse rassemblés qu’on a l’impression de redécouvrir l’oeuvre.
Au service de ce magnifique travail, une distribution engagée et parfaitement choisie. On retrouve avec plaisir Stefania Toczyska qui a encore ses impressionnants graves dans Madame Larina, Marina Prudenskaia en Olga confirme ce que j’écrivais l’an dernier à propos du Requiem de Verdi de Salzbourg à la même période “mezzo irréprochable”, avec en plus une personnalité affirmée qu’on sentait moins alors. Voix chaude, présente, puissante, qui fait d’Olga un personnage moins pâle que d’habitude. Notons aussi la jolie mezzo Nona Javakhidze, qui remplace Nina Romanova, souffrante en Filipewna.

veronika.1303060413.jpg

Se confirme enfin une vraie perle, la jeune soprano géorgienne Veronika Dzhioeva, remarquée il y a deux ans à Baden-Baden dans Aleko avec Gergiev, qui se révèle une Tatiana à la fois juvénile, mais aussi mature, décidée, à la voix très expressive et aux accents bouleversants: l’air de la lettre est un très grand moment, et la scène finale incroyable de tension dans le duo avec Bo Skovhus. Du côté des hommes, on est un peu déçu au premier acte par Bo Skovhus, qui a toujours ses grandes qualités d’interprète, qui dit le texte avec une clarté et une attention peu communes, mais dont la voix semble un peu voilée, notamment dans les graves, qu’il a beaucoup perdus. Mais son deuxième acte est bien meilleur et surtout son troisième acte, totalement bouleversant, où il transcende littéralement le personnage, ce qui donne une scène finale d’un dramatisme incroyable . Face à lui, le magnifique Lensky de Marius Brenciu, dont j’avais vu un bon Don Carlos à Bâle il ya quelques années: c’est une voix claire, bien posée, très contrôlée, qui rappelle avec un peu plus d’épaisseur Veriano Lucchetti, avec ses sons très ouverts, mais aussi des murmures et des mezze voci parfaits, et au total un Lensky qui distille une très grande émotion. Quant au Gremine de Mikhail Petrenko, un Gremine juvénile, à la voix de basse plus claire que d’ordinaire (comme son Hagen d’Aix), il est tout simplement étonnant. On a tout: la voix, au timbre assez clair (quel Don Giovanni il doit être!), mais à l’étendue impressionnante, dans les aigus comme les graves, la couleur, la technique et le contrôle et un sens exceptionnel du texte (on s’en rendait compte à Aix aussi) qu’il rend d’une incroyable clarté. Les autres chanteurs, et notamment le très bon Triquet de Gilles de Mey, qui en cinq minutes réussit avec son air du second acte à captiver le public, sont sans reproches (Carsten Wittmoser, Benedikt Göbel).
Artisan de ce triomphe, Mariss Jansons, l’élève de Karajan, mais aussi, comme Abbado, comme Mehta, de Hans Swarowsky, assistant de Evgueni Mravinsky, et donc dépositaire d’une double filiation, riche de la tradition germanique et de la grande tradition russe (il sort du conservatoire de Saint Petersbourg): un chef qui aujourd’hui est inévitable, dans ce répertoire bien sûr, mais aussi on l’a vu, dans Mahler ou même dans Verdi. On est toujours surpris de le voir diriger avec cette énergie, avec cette précision du geste, un geste à la fois net qui travaille l’aérchitecture de la partition, mais qui dessine aussi la musique, et qui accompagne l’orchestre et le choeur, mais aussi les chanteurs avec une attention et une précision rares: il est là tout près du chanteur et semble chanter avec lui: un tel engagement, une telle performance provoquent même à la fois un brin d’anxiété (il a des problèmes cardiaques depuis longtemps) et en tous cas l’enthousiasme du public debout scandant ses applaudissements, et celui de tous les participants: Veronika Dzhioeva était rayonnante au moment des saluts et on sentait une véritable osmose dans toute la compagnie, autour de ce chef miraculeux. Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet…

jansons.1303060652.jpg
Photo Michel Neumeister

SALLE PLEYEL 2010-2011: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA (Mahler Symphonie n°IX) le 20 octobre 2010.

201020102496.1287691312.jpgAprès Lucerne et Madrid cette année, et après Tokyo, New york, Rome, Londres, Pékin, c’était hier soir au tour de Paris de découvrir le Lucerne Festival Orchestra et de retrouver Claudio Abbado après le rendez-vous manqué de juin dernier. Le programme, la Symphonie n°9 de Mahler, était propre à soulever l’enthousiasme puisque c’est tout de même le répertoire de prédilection de cet ensemble de musiciens, organisés autour du Mahler Chamber Orchestra et qui compte des solistes de niveau exceptionnel, si Natalia Gutman n’était pas au violoncelle comme cet été, si Marie-Pierre Langlamet (Berliner Philharmoniker) n’était pas à la harpe, ils avaient presque tous répondu présent: Kolja Blacher, ex Berliner, aujourd’hui concertiste, comme premier violon, Wolfram Christ, ex Berliner, premier alto, le vétéran Hanns Joachim Westphal (qui entra chez les berlinois dans les derniers moments de Furtwängler), Alois Posch à la contrebasse (ex-Wiener Philharmoniker), Reinhold Friedrich à la trompette, Raymond Curfs (Bayerische Rundfunk) à la timbale, Jacques Zoon (ex-Concertgebouw) à la  flûte, Lucas Macias Navarro le hauboïste exceptionnel (Concertgebouw). Bref , solistes comme “tutti” ont l’habitude de suivre Claudio, et viennent de répéter de nouveau à Madrid la symphonie de Mahler.

027.1287691587.jpgPendant les répétitions à Madrid (on reconnaît Hanns-Joachim Westphal et Kolja Blacher). photo Lucerne Festival .

L’impression à la sortie du concert dépend de nombreux paramètres extérieurs à la musique pure, la salle, l’acoustique, l’humeur personnelle, la place occupée dans la salle, tout cela influe non tant sur le jugement, mais surtout sur la manière de recevoir la musique. On n’entend jamais de la même façon. Mais les interprétations, la manière de prendre l’oeuvre, peuvent aussi varier d’une concert l’autre. Un musicien de l’Orchestre de Bayreuth me disait que Barenboïm dirigeant Tristan n’était jamais le même, et que cela finissait par gêner. Un concert Mahler de Claudio Abbado ne ressemble jamais au précédent, et celui là marquera comme les autres les auditeurs. L’acoustique de la Salle Pleyel est très sèche, et d’une très grande précision, on a l’impression que rien ne nous échappe et le son semble souvent “agressif”, les traits de harpe du début était plus brutaux, plus secs qu’à l’accoutumée: salle (à Lucerne, l’acoustique est plus enveloppante, plus réverbérante, plus suave) ou soliste différente? (Laetizia Belmondo et non Marie-Pierre Langlamet). De même le début du premier mouvement apparut plus “anonyme”, mais dès que l’on entra dans les larges phrases d’ensemble, ce fut un enchantement qui ne s’est pas démenti jusqu’à la fin. Il eut des sommets de virtuosité (le troisième mouvement, tourbillonnant d’une rapidité démente), des sommets de chromatisme (deuxième mouvement qui fait tant de fois penser à Berg) puis enfin des sommets d’émotion (quatrième mouvement, évidemment) donnés par l’engagement des musiciens (encore une fois, les dialogue entre violon et alto, entre flûte et hautbois furent enivrants et bouleversants). A Lucerne, le premier concert était apparu tout de nostalgie et d’amertume, ici ce qui frappe, c’est l’énergie incroyable, une sorte d’énergie du désespoir, qui dit non, qui se dresse d’une manière particulièrement forte (l’acoustique de Pleyel nous y conduit!).
201020102497.1287691295.jpgMais ce qui ne change pas c’est le long silence (Si un esprit hurleur n’avait pas interrompu le recueillement après une minute environ, ce silence eût pu durer encore et c’était impressionnant) dans une semi-obscurité qui nimbe les mesures finales; c’est aussi le triomphe final, la standing ovation presque immédiate. On reste étonné de tant de maîtrise, de tant de perfection, de tant d’émotion. Une fois encore “C’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre”

014.1287691561.jpgPhoto Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2010: Gustavo DUDAMEL dirige le PHILHARMONIQUE DE VIENNE le 18 septembre 2010 (ROSSINI, ORBON, BERNSTEIN, RAVEL)

Nous n’avons pu assister à l’autre concert de Gustavo Dudamel et du Philharmonique de Vienne (Brahms Ouverture Tragique, Schumann Concerto pour violoncelle et orchestre, Dvorak Symphonie du nouveau Monde) qui au dire de tous fut grandiose, mais pour ce concert de clôture du Festival de Lucerne 2010, le Festival a choisi aussi le Philharmonique de Vienne et Gustavo Dudamel. C’est une occasion festive de proposer un programme original.Le programme propose en effet des oeuvres célébrissimes (Ouverture de la Pie Voleuse, Boléro de Ravel) et des oeuvres peu ou pas connues du mélomane, comme ces Tres versiones sinfónicas de Julián Orbón (1925-1991) ou le Divertimento for orchestra de Leonard Bernstein composé en 1980 à l’occasion du centenaire du Boston Symphony Orchestra. la soirée a été l’occasion de vérifier une fois de plus que Gustavo Dudamel s’installe au sommet des chefs recherchés: il y a six ans, en 2004, il était le vainqueur du Concours Gustav Mahler de Bamberg et aujourd’hui, il dirige non seulement tous les grandes phalanges de ce monde (il dirgera pour le concert de la Saint Sylvestre le Philharmonique de Berlin), mais est aussi directeur musical du Gothenburg Symphony Orchestra, l’un des bons orchestres du vieux continent et du Los Angeles Philharmonic, l’un des orchestres américains de référence, mais surtout, il déplace les foules avec une prise peu commune sur le public et les orchestres: voir dans les coulisses les musiciens de l’orchestre défilant pour l’embrasser ou le saluer était édifiant, d’autant que cette célébrité somme toute nouvelle s’accompagne d’une chaleur communicative et d’une gentillesse qui n’a pas vraiment changé depuis ses débuts, puisque pour ma part, j’ai eu la chance de l’interviewer pour la revue italienne AMADEUS à l’automne 2004,à l’occasion d’un concert à Bamberg, suite à sa victoire au concours Mahler, quelques mois auparavant.
Dudamel a pris les fonctions de chef de l’orchestre Simon Bolivar des jeunes du Vénezuela à 18 ans, en 1999, et son travail extraordinaire avec cet orchestre lui a sans doute été une école de la direction irremplaçable, geste net, précis, lecture des intentions du chef par des mouvements sans ambiguité, et en même temps énergie communicative due à une fougue juvénile.
De plus, il est devenu une sorte de symbole, celle de la re(co)naissance de la musique sud-américaine, en imposant dans les programmes qu’il propose très souvent des pièces du répertoire sud-américain, comme cette oeuvre de Julián Orbón aujourd’hui. Que l’oeuvre soit portée, pour la première fois sans doute (il ya de bonnes chances puisque je ne l’ai pas vérifié) par l’immense Philharmonique de Vienne est aussi symbolique. Il est symbole aussi de l’orgueil culturel et identitaire de cette amérique latine qui peu à peu se relève d’années sombres et d’un pays, le Vénezuela, où grâce au génial Sistema de José Antonio Abreu, 400 orchestres et 250000 jeunes pratiquent la musique classique, au point que l’on s’intéresse en Europe à en appliquer le modèle, notamment en Italie sous l’impulsion d’Abbado. Sur le continent du foot, on a choisi la musique classique pour créer du lien social et de l’orgueil national (il ya toujours des Vénézuéliens sympathiques qui agitent des petits drapeaux dans les concerts de Dudamel), et sur le vieux continent, là où est née la musique classique, on a choisi le foot, avec les résultats que l’on a vus en France…N’épilogons pas. Tout n’est sans doute pas rose au pays de Chavez (qui n’a rien à voir avec le sistema, créé bien avant lui, mais qui sait aussi surfer sur la vague).

Arpès une exécution très dynamique de l’ouverture de la Pie Voleuse, où Dudamel maîtrise parfaitement l’art du crescendo -on se prend à rêver de le voir plus souvent dans la fosse, lui qui privilégie le podium- et où l’orchestre immédiatement s’affirme avec ce son inimitable des cordes et leur ductilité légendaire, justement arrivent les  Tres versiones sinfónicas de Julián Orbón (1925-1991), compositeur né en Espagne, émigré à Cuba, puis aux Etats Unis un an après l’arrivée de Fidel Castro. Dans cette pièce, composée en 1953, Orbón s’appuie sur des formes anciennes, la musique du XVIème siècle espagnol dans Pavana (pièce 1), la musique des XIèmes et XIIème siècles et notamment la naissance de la Polyphonie et Pérotin (partie 2, conducto) et les rythmes nés des influences africaines de la musique américaine, avec une utilisation très présente de la percussion (xilofono, partie 3). A ces inspirations premières se mèlent l’influence de Copland, maître de Orbón. j’ai été pour ma part frappé de la similitude de la deuxième pièce avec le style de Sibelius, notamment des échos de sa symphonie n°2: rêve ou réalité, je ne sais, en tous cas cela s’est imposé à moi à l’audition. Il ya eu de très beaux moments au concert, où le Philharmonique de Vienne montre évidemment sa parfaite maîtrise technique, le début de la deuxième pièce, très lente,utilisant lles bois , repris bientôt par les cordes et les cuivres était vraiment étonnant. je retiendrai aussi dans la dernière pièce le dialogue percussions/violoncelles. L’ensemble est apparu mériter grandementd’^tre plus souvent entendu en concert et l’interprétation vibrante, mais jamais démonstrative de Dudamel, donne une couleur toute particulière à l’ensemble.

Un autre très grand moment a été le Divertimento for orchestra écrit par Leonard Bernstein pour le centennaire du BSO (Boston Symphony Orchestra). On reconnaît immédiatement la générosité de la musique de Bernstein, avec de lointains souvenirs de West Side Story (la Samba!) dans ces courtes pièces, presque des miniatures, très séparées d’abord (pièces d’une minute ou deux, avec une valse merveilleuse de poésie – magnifique premier violon en contrepoint- en n°2, puis à la fin les éléments se superposent, à peine 11 mesures pour Sphinxes, sorte de version minimale de “An unanswered question”, construite sur une série dodécaphonique de Schönberg inversée, et se superposant au rythme très jazzy du blues et de la marche finale construite en canon, hommage à tous les chefs du BSO disparu (In memoriam: March-The BSO forever) . L’exécution en est exemplaire, au point de provoquer chez le public des murmures d’approbation et d’admiration, tant les intentions et l’ironie de Bernstein (mimant les musiques de film à la Hitchcock) sont soulignées et immédiatement comprises. Un grand moment, qui me fait dire que Dudamel prend vraiment le chemin de Bernstein, tant il semble faire corps avec cette musique.

Légère déception dans la Pavane pour une infante défunte, une pièce qui peut être bouleversante, par son alternance entre le mystère initial et un final plus lyrique.le cor initial a été vistime de quelque petite imprécision, mais tout le début m’est apparu trop lumineux, trop clair, alors que la partie finale à la reprise du thème, a retrouvé le chemin d’une vraie et profonde émotion.
En revanche, l’interprétation du Boléro restera dans les mémoires. D’abord, par la mécanique d’horlogerie (on est en Suisse ! ;-)) mise en place, et la clarté inouïe du propos, la direction, les attaques des musiciens (l’entrée des pizzicati) la maîtrise totale des instruments à vent et des bois, tout simplement prodigieux, et aussi l’absence de recherche de l’effet, mais une tension énorme sur le maintien du tempo, tout cela produit au final une juste explosion du public. Là aussi un souvenir m’assaille, m’étreint et m’émeut, des gestes semblables à Bernstein, dans la même oeuvre, notamment des mouvements d’épaule qui alors m’avaient frappés, lors d’un concert au Théâtre des Champs Elysées avec le National. Epoque bénie où Bernstein dirigeait le National et où Solti dirigeait l’Orchestre de Paris (il ya 32, 33 ans?).
Au final, un bis (la Valse du Divertimento de Bernstein, encore un pur moment de bonheur, de temps suspendu), l’habituelle désormais standing ovation, et la certitude toujours plus installée que Gustavo Dudamel est un très grand chef. Il dirige Carmen à la Scala en novembre. Nous y serons.
Nous serons aussi aux divers rendez-vous de Lucerne, et la nostalgie de la fin des festivités ne doit pas masquer la joie des moments passés sur les rives du lac des Quatre Cantons, dans cette salle magique qui furent parmi les moments les plus forts de cette année. Il faut aller à Lucerne.

Information: Vous pouvez voir le concert sur le site de medici.tv et il sera retransmis par ARTE le 10 octobre prochain à 19.15

LUCERNE FESTIVAL 2010: TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER, dirigé par ESA PEKKA SALONEN, avec VIOLETA URMANA (10 septembre 2010)

100920102299.1284197656.jpgSouvent, lorsqu’on écoute du Wagner, même si l’interprétation est moyenne, la musique réussit presque toujours à émouvoir. Quand tout est parfait, ce qui fut le cas ce 10 septembre à Lucerne, alors le succès prend des proportions  océaniques.
Ce Tristan restera dans les mémoires. Les parisiens le connaissent bien puisque c’est la production Sellars/Viola, qui fit l’objet de trois reprises sous l’ère Mortier, qui a été présentée à Lucerne, avec une distribution très différente (Violeta Urmana, Isolde, Gary Lehman, Tristan), l’orchestre Philharmonia et son chef titulaire, Esa Pekka Salonen.Ce spectacle a été conçu pour des salles de concert (Los Angeles) et pour une utilisation complète de l’espace de la salle. On se souvient que le dispositif scénique à paris était minimal (rideau noir, cubes noirs et écran) et que les chanteurs apparaissaient sur les côtés de la salle, ou au milieu des places d’orchestres. L’espace réduit dévolu au jeu dans la salle de Lucerne (à peine 1m de large devant l’orchestre) fait que l’on utilise souvent la salle en y distribuant le choeur, quelques musiciens solistes, quelques chanteurs. Et cette salle, qui est comme une cathédrale musicale, tout en verticalité, convient bien à la mise en scène, conçue comme un rituel, une ascension vers le ciel.  A la quatrième vision, on reste toujours saisi par les images impressionnantes de Bill Viola, dont la force ne gêne pas l’exécution. Au contraire, elles s’intégrent parfaitement dans la musique et le jeu théâtral minimaliste. Peter Sellars a prévu un dispositif minimal, dans l’espace mais aussi dans les gestes. Un geste à peine esquissé dit souvent plus que bien des démonstrations. La vidéo de Bill viola est construite autour des quatre éléments, avec une insistance sur l’eau, l’eau qui régénère, mais aussi l’eau qui tue. Tout le premier acte est fait d’images sublimes de reflets qui se diluent dans l’eau jusqu’à s’y fondre, d’échos avec l’idée de flamme, l’arrivée des deux héros, au loin, si loin que leur silhouette blanche peut sembler une chandelle, et qui se rapprochent jusqu’à composer deux portraits côte à côte comme ces portraits de couples flamands, le deuxième acte est construit autour de la flamme au départ, puis de forêts ou d’arbres morts, dans un monde fait de  grisaille, le troisième acte automnal, jusqu’à cette fantastique image qui accompagne la mort d’Isolde, où l’on voit le corps de Tristan comme aspiré par l’eau jusqu’au ciel où il retrouve Isolde, dans une lumière bleue inoubliable. L’image colle tellement à notre sensibilité, à la musique, aux voix, que l’on a l’impression de voir projetés des images personnelles. Autre performance aussi dans ce spectacle d’exception, la fluidité permis au regard qui peut passer de l’écran aux chanteurs, de deux à trois dimensions sans impression de rupture, avec un naturel confondant.

L’équipe de chanteurs n’appelle aucun reproche. Habituellement j’ai de grosses réserves sur Violeta Urmana, force et de constater que son Isolde a été magnifique de bout en bout, émouvante, engagée, sculpturale dans sa simple robe noire. Aucun de problèmes habituels (aigus criés, absence de vitalité interne), mais au contraire une Isolde palpitante, intense, bouleversante au second acte. A cette Isolde répond magnifiquement lui aussi le Tristan de Gary Lehman, voix très veloutée, diction parfaite, puissance des aigus impressionnante, avec une seule petite réserve sur le registre central, mais l’ensemble distille une très grande émotion. Anne Sofie von Otter est une très grande Brangäne,on connaît cette voix exceptionnelle, qui sait donner des couleurs prodigieuses à l’univers du lied qui est sien. Ici tout y est, intensité, puissance (des aigus étonnants), tenue de voix (le deuxième acte est anthologique, avec ses retenues, ses mezze-voci, ses murmures), on atteignons là un sommet, dans un rôle où je ne l’attendais pas. Les autres sont tous à citer, le Kurwenal de Jukka Rasilainen, simple, humain, à la diction parfaite, aux inflexions les plus fines et les plus fouillées, avec un troisième acte bouleversant, et le Roi Marke de Matthew Best, pourtant annoncé souffrant, et qui est saisissant de grandeur simple et d’émotion, d’autant que Peter Sellars voit le Roi Marke comme un personnage découvrant son amour …pour Tristan et faisant de la seconde partie du deuxième acte un lamento de l’amour détruit, avec Tristan presque coincé entre Isolde et Marke. Beau Melot de Stephen Gadd, Joshua Elicott et Darren jeffery complétant très avantageusement une distribution parfaite.

100920102301.1284197698.jpgDe plus, le fait de mettre des voix devant l’orchestre fait qu’enfin dans cette salle faite pour les orchestres, on entend, très présentes les voix, quelles que soient leur place dans la salle, puisque Peter Sellars utilise orchestre, galeries, balcons pour distribuer des personnages, spatialisant l’oeuvre (comme il le fit pour la Passion selon saint Mathieu à Salzbourg et à la Philharmonie de Berlin, ou comme le fit Abbado pour Parsifal à la Philharmonie de Berlin, inoubliable) . Peter Sellars, qui commença sa carrière dans l’hyperrréalisme (souvenons nous de sa Trilogie Mozart-Da Ponte), est en train d’évoluer vers un hiératisme tout aussi parlant. C’est un travail d’une rigueur prodigieuse.
Rigueur prodigieuse et précision, mais aussi lyrisme, rondeur de son, chaleur, engagement, et maîtrise parfaite des instruments, voilà ce qu’on peut dire du travail de Esa Pekka Salonen et du Philharmonia. J’avais adoré sa direction à Paris, je suis de nouveau convaincu. Une direction lente, mais tenue, avec des explosions phénoménales: le final du 1er acte ne peut être oublié, avec cette musique se déversant partout dans la salle, le chef se tournant dans tous les sens, et l’impression d’apothéose grandiose qui s’en dégage.Un travail d’un rare lyrisme, d’une intensité inouïe, provoquant souvent les larmes, et un orchestre exceptionnel (on retrouve l’âge d’or de Klemperer): le solo du cor anglais du début du troisième acte (la mélopée du pâtre) nous laisse figés par la stupéfaction et l’émotion.

Grandiose, oui, grandiose et mémorable. Encore une de ces soirées qu’il vaut la peine de vivre et qui nous fait dire une fois de plus: il faut aller à Lucerne. 100920102302.1284197631.jpg

LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ dirige le LUCERNE FESTIVAL ACADEMY ORCHESTRA le 5 septembre 2010 (MAHLER: Symphonie n°6)

La symphonie n°6 fut la première que Pierre Boulez dirigea dans sa carrière. Il se défend que ce choix ait un sens particulier, mais c’est elle qu’il a choisi de faire travailler aux jeunes de la Lucerne Festival Academy.Pour la première fois, Boulez a abordé Mahler avec ces jeunes, qui ne forment pas à proprement parler un orchestre de jeunes comme le Gustav Mahler Jugendorchester, ou l’Orchestre de jeunes Simon Bolivar du Venezuela, qui sont des orchestres dont les membres ont l’habitude de jouer ensemble et finissent par avoir de vrais réflexes d’orchestre. Ici les jeunes sont rassemblés trois semaines (après une sélection bien sûr, ce sont de très bons instrumentistes), préparent des programmes qu’ils jouent une fois devant le public. Ils n’ont évidemment pas le temps de mûrir leur travail au concert. Par ailleurs, ils travaillent presque exclusivement des pièces contemporaines (lire à ce propos l’intéressante interview de Pierre Boulez dans Diapason de Septembre) et de plus, tous les pupitres ne reviennent pas d’une année sur l’autre. Tout cela pour dire que le Lucerne Festival Academy Orchestra est un ensemble très valeureux, mais qui n’a pas la perfection d’un orchestre professionnel, ni l’entraînement d’un orchestre de jeunes installé. Il reste que, malgré ses imperfections techniques, la Sixième que nous avons entendue était un très beau moment.
Le programme a commencé par une pièce de Pierre Boulez d’une vingtaine de minutes, Figures-Doubles-Prismes,  pour grand orchestre, composée en 1957 , reprise en 1963/64 et revue en 1968. Boulez a voulu rompre avec la disposition traditionnelle de l’orchestre et distribué les instruments en construisant des systèmes d’échos, de manière symétrique, et en mélangeant les pupitres, il en résulte effectivement des figures de doubles, mais aussi des effets géométriques prismatiques, ou réfractants, les sons se distribuant d’un côté à l’autre de l’orchestre, avec des systèmes d’échos jouant sur des instruments différents. il en résulte une couleur particulière, avec des allusions à des oeuvres majeures du XXème siècle comme le concerto pour violon de Berg. On connaît l’effet produit par ce type de musique sur des publics “traditionnels”: rien de cela ici, tout d’abord, parce que la pièce paraît “classique”, vive, peu répétitive, dynamique, ensuite parce que peut-être sommes-nous déjà “après” la musique contemporaine, qui sonne presque “classique” à nos oreilles. Un beau moment en tous cas, et un bel exercice pour des jeunes peu habitués à pareille structuration de l’orchestre (à ce que j’ai lu, les premières exécutions ne furent pas si facile pour les musiciens).

Évidemment, tout le monde attendait la 6ème. En regardant Boulez diriger, on est toujours surpris de sa manière de diriger. peu de mouvement, peu d’expressions du corps, la mesure, et rien que la mesure. Par rapport à Mariss Jansons, vu deux jours avant ou d’autres (Salonen, Nelsons pour ne citer qu’eux), Pierre Boulez se concentre sur l’essentiel, avec peu d’indications “expressionnistes”. Il n’en reste pas moins que le son produit est expressif, que le lyrisme est là (j’avais été frappé par l’énorme différence de son Parsifal enregistré à Bayreuth par DG à la fin des années 60 ou au tout début des années 70, et celui qu’il a dirigé dernièrement à Bayreuth, de 2002 à 2004, qui était beaucoup moins rapide et beaucoup plus lyrique. La pâte sonore de la symphonie, la volonté de Boulez d’isoler les motifs structurant fait que l’effet “marche ” est très souligné, on comprend encore mieux ce qu’il expliquait la veille, sur les équilibres et la place du mouvement lent, dont la partie finale est absolument extraordinaire de plénitude sonore, en produisant une émotion notable. Le premier mouvement n’a pas toujours été parfaitement exécuté mais le rythme, le dynamisme, la décision sont là, comme dans le scherzo qui suit. Boulez fait ressortir les similitudes entre les deux mouvements. Quant au dernier, c’est sûrement le plus réussi: sans doutes les jeunes de l’orchestre sont-ils plus détendus, plus concentrés qu’au début, car c’est là où l’on sent l’orchestre répondant le mieux aux sollicitations.  On est devant une interprétation rigoureuse sans être rugueuse,qui laisse la place à l’émotion, et en même temps très didactique: les différentes phrases sont souvent bien isolées, le tempo se ralentit et laisse mieux identifier la construction musicale: le début du quatrième mouvement est à ce titre emblématique, et d’une clarté rarement atteinte. Une oeuvre d’architecte et au total une bien belle soirée où Boulez à 85 ans se montre d’une exceptionnelle vivacité sur le podium. Public ravi, standing ovation, l’opération Lucerne Festival Academy est une réussite.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ en “atelier” sur la Symphonie n°6 de Gustav MAHLER le 4 septembre 2010.

A côté des dix jours où Abbado dirige le Lucerne Festival Orchestral, il y a les trois semaines où Pierre Boulez anime la Lucerne Academy, formée de jeunes musiciens venus de tous les horizons (peu d’allemands, mais de très nombreux américains et canadiens, des français, des italiens, des anglais, des japonais), qui travaillent sur le répertoire du XXème siècle et notamment la musique contemporaine. Les “coaches” sont les solistes de l’Ensemble Intercontemporain, et les jeunes artistes bénéficient aussi de conférences (faites entre autres par Dominique Jameux). Ils préparent plusieurs programmes (École de Vienne, Stravinski, Boulez, et cette année Dieter Ammann, compositeur en résidence). Pour la première fois Boulez aborde avec eux Gustav Mahler et la Symphonie n°6 “Tragique”. Outre les répétitions et le travail de l’instrument, les trois semaines sont émaillées de rencontres, tables rondes, Master classes, ateliers. Hier 4 septembre, a eu lieu un atelier sur la 6ème symphonie de Mahler, animé par Roland Wächter en conversation avec Pierre Boulez, qui a dirigé une dizaine d’extraits de la symphonie en ajoutant des commentaires. Le public était nombreux dans la Luzerner Saal, une salle dédiée aux répétitions ou aux concerts “alternatifs” ou différents (musique contemporaine, jazz etc…).

Roland Wächter a commencé à présenter l’oeuvre et de suite Pierre Boulez a malicieusement corrigé ou précisé certaines expressions. Par exemple, au moment où l’on abordait l’appellation symphonie tragique, et les souffrances de Mahler, il a commencé à ironiser sur la relativité du concept de souffrance. “Tout le monde souffre, mais tous ceux qui souffrent n’ont pas écrit de symphonies”, posant ainsi le problème du génie. De même, au moment où Wächter exposait les différents thèmes et notamment celui, plus lyrique, dont Alma Mahler disait qu’il la désignait, Boulez ajouta d’un air dubitatif “Oh! Alma a dit beaucoup de choses…”. Ainsi la conversation a été très détendue, et Boulez a expliqué bien des points importants de la symphonie, d’une part sa forme classique, en quatre mouvements, et la marche initiale, avec un da capo unique dans les oeuvres de Mahler, le retour au purement symphonique, et bien sûr le problème du mouvement lent, que l’on place tantôt en second, tantôt en troisième. Pour une question d’équilibre (trois mouvements sont en la mineur, l’andante en si bémol majeur et l’ensemble 1er mouvement et scherzo est cohérent, et équilibre le dernier mouvement, très long) Boulez voit plutôt l’andante en troisième mouvement, comme une sorte de colonne, rappelant la septième et le mouvement lent (le 3ème) entre le couple 1-4 et 2-5. Il revendique fortement son choix, notamment quand Roland Wächter lui rappelle qu’Abbado et Rattle placent l’andante en deuxième mouvement.

On a aussi beaucoup parlé des cloches de vaches, et Boulez insiste sur la relation de Mahler à la nature, et à ses bruits divers , les cloches de vaches étant le dernier bruit de la civilisation qu’on entend quand on monte sur les cimes (la symphonie a tété composée au bord du Wörthersee, à Maiernigg et  il avait été se promener au moment de la composition dans les Dolomites, à Toblach (Dobbiaco)et au lac de Misurina. C’est pourquoi il les veut à peine audibles, très légers, dans le lointain . Il insiste aussi sur l’autre son montagnard, celui du cor, l’un des ses instruments favoris. Boulez souligne aussi  le fait que Mahler demande souvent des sons “rudes”, qu’il ne veut pas d’élégance à tous prix, mais qu’au contraire, il aime quelquefois les sons bruts.C’est le cas des fameux coup de marteau de bois, qui étaient trois (les trois coups du destin qui le frappèrent, la mort de sa fille de quatre ans, sa démission forcé de d’opéra de Vienne, sa maladie cardiaque incurable. A ces trois coups (Mahler en retira un de sa Symphonie..mais Boulez encore malicieusement en ajoute un quatrième qui est l’infidélité de sa femme), Boulez précise que le son du bois est justement non une note, mais un bruit.

Il explique l’extrême difficulté du dernier mouvement, une symphonie à lui seul, très long, dont le début est très complexe. En le dirigeant, il précise qu’il a ralenti volontairement le tempo pour qu’on entende bien la complexité. On commente aussi le dernier coup de timbales, un accord qui explose juste après un ralentissement et une diminution du son devenu très doux, à peine audible, pour que l’explosion n’en soit que plus surprenante, à faire presque peur, suivie seulement des violoncelles en  pizzicato.

Un moment de cette qualité est rare. Boulez, on le sait est non seulement un chef, un compositeur, mais aussi un enseignant, il a donné tout au long de sa carrière des conférences, des lectures commentées de ses oeuvres: il essaie sans cesse d’expliquer, de justifier des choix,  d’accompagner l’audition. A 85 ans, il a une énergie incroyable, écartant la chaise du podium pour diriger debout, s’exprimant en un allemand parfait, doué d’un grand sens de l’humour: il sourit aux efforts de Roland Wächter de proposer des analyses ou des explications: “Oui oui, il ya plein d’analyses, on peut tout trouver avec l’analyse, on arrive même à trouver un ordre là où il n’y en a pas.”
On sent l’intellectuel qui a vécu le moment de la révolution structuraliste, qui s’est traduite en littérature par un retour sans cesse répété au texte et au texte seul. Avec l’insistance dont il fait preuve pour remettre tout commentaire à sa place, face au texte de la partition (c’est un compositeur qui parle, onsent qu’il a des doutes sur la glose et que tous les commentaires sur la souffrance, Alma etc.. ne sont pas prêts de le convaincre. Il s’en tient à la partition, il se veut un lecteur “objectif” du texte musical et laisse des questions volontairement en suspens. On n’en est que plus impatient d’écouter cette Symphonie n°6, ce soir, dans la grande salle du Festival, concert de clôture de l’Académie.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Mariss JANSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW le 3 septembre 2010 (MAHLER: Symphonie n°3)

 

Beaucoup de Mahler à Lucerne cette année. Outre Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra, qui ont proposé la 9ème Symphonie, Sir Simon Rattle et le Berliner Philharmoniker ont joué la Symphonie n°1, Pierre Boulez fera la Symphonie n°6 avec les jeunes du Lucerne Festival Academy Orchestra, et Mariss Jansons a proposé ce soir 3 septembre la monumentale Symphonie n°3 avec le Concertgebouw d’Amsterdam.

On ne peut s’empêcher d’éprouver une légère déception. Soyons honnêtes, le concert a été magnifique, et s’est terminé sur un énorme succès avec « standing ovation ». Mais nous avons en tête à la fois Claudio Abbado (dans cette salle en août 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra) et Pierre Boulez (à Carnegie Hall à New York, en octobre 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra et en remplacement d’Abbado, malade). Pierre Boulez avait proposé une vision d’une grandeur inouïe, avec un tempo très lent (plus de dix minutes de plus qu’Abbado) et d’une intensité qui avait stupéfié critiques et public. Claudio Abbado a une vision de Mahler plus sombre : dans ses interprétations, c’est la souffrance ou l’amertume qui dominent, la nostalgie ou la mélancolie, y compris dans les symphonies dites « positives », comme la Troisième ou même, comme l’an dernier, la Première. Ce qui nous avait frappés, c’est que cette Première semblait proche de la Septième ou de la Neuvième…

Ainsi, dans cette même Troisième, tous les auditeurs se souviennent du corps de postillon, cet instrument de la nature montagnarde et rude, que Mahler affectionne, dissimulé en coulisse, lointain, éthéré, mélancolique à en pleurer, qui nous avait bouleversés. Le même cor chez Jansons est certes en coulisses, et interprété à la perfection, mais le son est proche, presque trop fort, en tous cas si présent, et si réel qu’il n’a rien d’éthéré, ni de bouleversant, mais qu’il offre bien plutôt un son presque joyeux.

Le premier mouvement est très violent, presque agressif, et les cordes enivrantes du Concertgebouw sont à la fête (les cuivres, tout au long du concert, l’ont été un peu moins, il y a eu çà et là de menues erreurs) : c’est presque stravinskien, oserais-je dire, il est vrai que la Symphonie n°3 est une sorte du préfiguration du Sacre du Printemps, qui observe la nature dans son cycle vital, naissance et mort (il y a comme une marche funèbre dans le premier mouvement), le son n’est pas aérien comme chez Abbado, il est au contraire compact, serré, urgent comme souvent chez Jansons. Ainsi, cette musique pour le cosmos, qui devait selon Mahler donner cette sorte de terreur sacrée du Monde et de Dieu semble t-elle au départ plus « chtonienne ». La présence de la nature, des fleurs, des pâturages, des montagnes est évidemment prégnante, on est dans le monde des « Correspondances » baudelairiennes .

Mahler compose la symphonie en deux étés en montagne (le cor, dont nous parlions, est un instrument de la montagne, paysage inséparable de Mahler). Pan et Dionysos, les dieux favoris de Nietzsche, sont partout présents en ce début, et les mouvements deux et trois (Tempo di minuetto(3), et Comodo.Scherzando(4) dans l’interprétation de Jansons, ne sont pas amers, ni grotesques comme souvent les danses chez Mahler (pensons à la sorte de danse macabre de la Neuvième), mais au contraire plutôt positifs et souriants. C’est aussi frappant dans le « O Mensch », ce Lied sublime sur le texte de Nietzsche chanté ici de manière stupéfiante par Anna Larsson. Le son ne rend pas vraiment le « Misterioso » demandé par le texte. C’est en effet moins mystérieux, beaucoup moins nocturne qu’à l’accoutumé. Ce Minuit chanté par Larsson est plutôt accompagné de la lumière de la pleine Lune, aussi est-on moins surpris de l’enchaînement (« Lustig im Tempo… ») avec les joyeuses voix d’enfants (Luzerner Knaben Kantorei) et de femmes (Dames du Schweizer Kammerchor), et le dialogue avec la voix de l’alto semble presque « naturel ».
Dans une interprétation plus immédiate, plus énergique, plus claire, plus ouverte, le dernier mouvement, l’adagio (Langsam. Ruhevoll. Empfunden) ouvre sur un autre espace. En le reliant par de lointains échos au mouvement lent de l’opus 135 de Beethoven et au Tristan de Wagner, Mahler affirme au final de sa symphonie la prééminence de l’amour. Chez Abbado, cet amour contient en lui-même les déceptions du futur. Rien ne permet de le dire ici : nous sommes bien dans un univers de l’amour heureux, qui respire de plus en plus largement. Il y a là pour Jansons un Mahler heureux, mais de ce bonheur ou de cette joie profonde et intense qui n’a rien à voir avec une explosion. L’audition du final, tout d’intensité, mais aussi tout de bonheur profond, surprend, puis prend l’auditeur. Il est clair que c’est ce moment qui est le plus marquant du concert, celui où nous sommes « dedans », complètement. Le public d’ailleurs l’a bien senti se retenant par un court silence, puis applaudissant à tout rompre.

En conclusion, même si sans doute l’approche « nostalgique » d’Abbado me séduit plus et parle plus à une sensibilité « à fleur de peau », l’approche de Jansons, moins sensible et plus « terrienne », plus rude aussi, finit elle aussi par nous emporter. Car il ya eu joie, une joie profonde. Jansons, qui sort de problèmes de santé délicats (il a de lourds problèmes cardiaques), nous est apparu souriant, engagé. Avec sa gestique expressive et sans doute épuisante – il suait abondamment -, il fait presque peur. Mais il nous a rendus heureux.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Daniel HARDING dirige le MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 21 août 2010 (ELIAS, de Mendelssohn, avec Thomas QUASTHOFF, répétition générale)

Elias, de Felix Mendelssohn, n’est pas exactement une rareté, mais n’est pas exécuté régulièrement. c’est une très belle oeuvre, à la musique généreuse, où l’on entend à la fois des souvenirs de Haendel, de Bach bien sûr, et de Weber aussi mais que l’on sent aussi être la source d’inspirations postérieures. C’est une oeuvre au fort accent romantique, en deux parties, l’une à l’action plutôt dramatique, l’autre plus intériorisée. Elle est interprété par un bariton basse (Elias), un ténor, un soprano, un mezzo-soprano, et dans le choeur, huit solistes (quatre hommes, quatre femmes).L’histoire, tirée de l’Ancien Testament (Livre des Rois), raconte l’histoire d’Élie, qui menace son peuple de la sécheresse puisqu’il s’est détourné de l’Eternel et s’est remis à adorer les idoles. Le sacrifice d’un taureau va déterminer qui est le vrai Dieu, Baal ou Yaveh. Elie déchaîne le feu du ciel et le peuple reconnaît en l’Eternel le vrai Dieu, qui envoie la pluie. Dans la deuxième partie Élie est condamné à mort par la Reine, maison l’isole dans la montagne où il attend Dieu avec confiance, puis est aspiré vers le ciel dans un char de Feu.

J’ai entendu la répétition générale, enregistrée pour un disque, interprétée par Thomas Quasthoff, Michael Schade, Bernarda Fink, Julia Kleiter, l’extraordinaire Choeur de la Radio Suédoise, et le Mahler Chamber Orchestradirigé par Daniel Harding. Ce fut un vrai beau moment de musique. Daniel Harding a traversé une période difficile, et il m’est apparu plus sûr, avec un geste moins nerveux, cherchant une expression plus lyrique, plus ronde, moins rapide et moins tranchante que dans d’autres occasions. Il en résulte une pâte orchestrale superbe, une vraie osmose avec le choeur et les chanteurs, et un remarquable travail sur la couleur. Certes, ayant entendu le même orchestre (fondu dans le Lucerne Festival Orchestra) la veille, on reste étonné devant la différence d’épaisseur sonore, et même de clarté. Il reste que l’orchestre a été remarquable de bout en bout.

On reste éberlué par la qualité du choeur, dans les ensembles et dans les parties solistes, les quatre femmes notamment sont étonnantes, et les voix ont une qualité de voix solistes, et non de voix choristes. On connaît l’excellence de cette phalange, qu’Abbado a souvent dirigée aussi, et même si cette prestation merveilleuse est attendue de leur part, la surprise est toujours au rendez-vous. les quatre voix solistes sont remarquables elles aussi. Bernarda Fink chante sans jamais forcer, avec un naturel confondant, et une simplicité qui laisse tout décoratif pour aller à l’essentiel. Magnifique la prestation de Julia Kleiter, qui je dois le dire m’a étonné. je la considérais une bonne chanteuse, mais sans rien de particulier. Elle réussit à être , intense, lyrique: son “Höre Israel”, air d’entrée de la deuxième partie, est profondément émouvant et particulièrement réussi. Le ténore Michael Schade est comme toujours impeccable (il est Abdias), mais comme toujours aussi, un tantinet froid, et pas toujours vraiment expressif. Face à lui, le magnifique Élie de Thomas Quasthoff, à la voix chaude, parfaitement posée dans « Herr Gott Abrahams », un peu plus en difficulté dans les aigus et les vocalises de « Ist nicht des Herrn Wort wie ein Feuer », et particulièrement adapté à la toute la deuxième partie, splendide. Il reste que Thomas Quasthoff, peut-être fatigué, ne nous est pas apparu aussi sûr que dans d’autres concerts. Il est vrai aussi que la partie est redoutable, et que le rôle d’Élie est presque un rôle d’Opéra.

En conclusion, une très belle répétition générale qui a, je le sais, tenu ses promesses en concert.  Il reste à se procurer le disque, qui sortira dans les prochains mois: il vaudra sûrement le coup.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 20 et 21 août 2010 (MAHLER: Symphonie n°9)


Comment décrire l’indicible ? Comment rendre compte avec des termes ordinaires de ce qui est de l’ordre de l’extraordinaire, de l’inexplicable, de l’expérience unique. Voici les mots qui pleuvaient de toutes parts à la sortie du concert, indicible…déchirant…incroyable…insoutenable. Insoutenable, oui, je pense que le terme est juste, comme ce silence qui clôt la symphonie, quand les notes s’égrènent, de plus en plus tenues, pour ne devenir qu’un souffle de son qui expire, et qui se terminent par un silence, écrit dans la partition, et qui a duré bien plus d’une minute en tenant en haleine le public, qui ne bougeait pas, puis remué par quelque mouvement (bonbons, toux) puis de nouveau plongé dans un silence de plomb, et Claudio Abbado, immobile, tendu dans une salle dont l’intensité de l’éclairage avait été abaissée.
Cette tension extrême a été suivie d’une ovation rare : près de 25 minutes debout, le public a continué d’applaudir avec une chaleur et une force inouïe, pour exploser et hurler lorsque, l’orchestre sorti, Claudio Abbado est apparu, seul, face au public en délire. Quant à moi, totalement bouleversé, défait, en larmes pendant tout le quatrième mouvement, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, j’ai mis plus d’une demi-heure à retrouver raison. On ne peut aborder ce concert que par l’émotion, de cette émotion qui se crée à partir d’une succession d’étonnements qui conduisent à ne plus tenir compte de telle ou telle question technique, de telle ou telle erreur, mais qui arrivent à créer une totale fascination devant ce monument qui est en lui-même un monument dédié à l’émotion et écrit dans l’émotion.

Dernière symphonie de Mahler complètement terminée (de la dixième il reste l’adagio, et une version reconstituée – et donc discutée- de Deryck Cooke), la neuvième est le reflet d’une âme déchirée entre le monde qui l’appelle encore et l’au-delà vers lequel elle est irrémédiablement entraînée. Le ton est particulièrement mélancolique, la musique exprime à la fois résistance et résignation, mais les deux mouvements centraux, puisent leur source dans la musique populaire (le Ländler et la valse pour le deuxième mouvement) et le troisième est un rondo burlesque « obstiné », qui vire au grinçant qui rappelle un peu la septième symphonie et beaucoup le Wozzeck de Berg, pour se terminer en une danse macabre étourdissante. Le premier mouvement et le quatrième, mouvements plutôt lents qui entourent de manière inhabituelle deux mouvements rapides,  n’ont au contraire rien d’ironique, et si le quatrième est un long lamento qui s’apparente aux adagios de la 3ème, 4ème et de la 6ème, le premier est l’expression la plus haute et la plus déchirante de la nostalgie du monde. Du regard nostalgique à la résignation et au départ du monde : ici Mahler essaie de nouveau de montrer musicalement ce qu’il a dit ailleurs dans les Rückert-Lieder : « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (« j’ai été ôté du monde »). La neuvième est bien la plus douloureuse de ses œuvres, celle où le thème de l’adieu, du mourir, mais aussi du regard attendri et amoureux du monde, se fait le plus fort.
Au service de ce programme, le Lucerne Festival Orchestra a fait preuve d’un engagement inouï : on se souviendra bien sûr des premières mesures, ces notes en écho à peine effleurées, ces discrets appels qui semblent un peu désordonnés, puis la harpe, et les vents, qui aboutissent à l’exposé du thème mélodique aux cordes déjà déchirant, on se souviendra aussi des interventions extraordinaires de la harpe de Marie-Pierre Langlamet (des Berliner Philharmoniker), de celles de Reinhold Friedrich, et de tous les cuivres ; les vents sont proprement étourdissants : Jacques Zoon à la flûte et Sabine Meyer à la clarinette, et l’incroyable hautbois de Lucas Macias Navarro (Concertgebouw), que Claudio Abbado est allé féliciter à la fin. On a encore en tête le final diabolique du troisième mouvement, mené justement à un train d’enfer ; au quatrième mouvement, on a encore dans le cœur le dialogue bouleversant du violon de Kolja Blacher et de l’alto de Wolfram Christ, qui se répondent, comme des sons baudelairiens, en correspondance, et le violoncelle solo de Jens Peter Maintz. Les cordes suivent presque en symbiose la main gauche dansante d’Abbado, on a l’impression que les corps même traduisent par leur mouvement la volonté du chef, ou mieux, qu’il y a traduction simultanée en geste et en son, de cette main gauche d’une élégance unique. Le son est comme toujours d’une clarté cristalline et d’un grand raffinement, on entend tout, chaque instrument, chaque volume sonore, chaque rythme d’autant mieux dans cette salle à l’acoustique ingrate pour les voix, mais si somptueuse pour les orchestres. Les musiciens sont capables de sons filés jusqu’à la limite de l’audible, l’ensemble des violoncelles et des contrebasses est proprement ahurissant.

Le Lucerne Festival Orchestra est-il l’orchestre le meilleur du monde comme le dit la presse italienne ? je ne sais, car c’est une phalange tellement « subjective », tellement dédiée à son chef, que l’on ne peut préjuger de ce qu’elle ferait avec un autre chef (encore que la troisième de Mahler, avec Boulez remplaçant Abbado, à New York fut un autre miracle), ou si elle jouait aussi régulièrement qu’un autre orchestre.  Ici chaque concert est un moment, un événement : quel privilège de jouer seulement cinq ou six fois l’année,  parce qu’on en a envie, et avec un chef de prédilection ! C’est pourquoi il faut l’avoir écouté au moins une fois, comme une flaque d’éternité.
Il n’y a rien à conclure: nous avons vécu un pur moment de poésie, d’une intensité presque surnaturelle, si bien qu’il ne reste plus qu’à attendre évidemment avec impatience le second concert, demain,et à conseiller aux mélomanes parisiens (et les autres) de se mettre illico en quête de places restantes pour le 20 octobre prochain.

21 août 2010

Le concert qui s’est terminé dans les mêmes conditions délirantes que la veille, était pourtant très différent: techniquement supérieur (aucune erreur des vents, cors parfaits), il était pris sur un tempo plus rapide (environ cinq minutes de moins), c’était visible dès le premier mouvement (plus agressif que la veille) et surtout au quatrième. Le troisième a été littéralement ahurissant,  les dernières mesures incroyables de précision et de vélocité. La fin du quatrième mouvement a réussi à nous étonner encore, avec des sons si ténus qu’on se demande comment on les peut entendre encore. Dans l’ensemble, et pour conclure,  disons que si hier l’émotion primait, ce soir c’était l’intellect, hier l’âme, ce soir l’esprit. Mais l’expérience est de toute manière inoubliable.

 

LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques considérations sur la “manière” Claudio ABBADO.

Le concept qui soutient le travail de Claudio Abbado avec ses musiciens est “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble: c’est un concept qui assimile le travail d’orchestre au travail de  musique de chambre. Chaque musicien doit à la fois avoir le sentiment de faire partie d’un ensemble, d’avoir son propre rôle à jouer et d’écouter les autres. Un des gestes fréquents de Claudio Abbado est de montrer les liens entre les pupitres, les systèmes d’écho et surtout, d’un signe discret, montrer à l’un ce que joue l’autre. L’habitude de jouer ensemble est le ciment qui construit le son “Abbado”.
Il y a une dizaine d’années, il renonça à diriger à Salzbourg Cosi fan Tutte et Tristan und Isolde, parce que l’orchestre, les Wiener Philharmoniker, ont coutume à Salzbourg, comme ils le font normalement à l’Opéra de Vienne, de changer les titulaires de pupitres entre deux représentations, ou deux répétitions, pour des raisons d’orgnanisation (repos, autres concerts etc..), ce qui fait que le chef n’a pas toujours le même ensemble en face de lui. Les Wiener sont des musiciens hors pair, et ils considèrent que cela n’a pas d’importance face au rendu définitif, vu qu’ils connaissent tous parfaitement les partitions qu’ils jouent et qu’ils se transmettent les instructions du chef. Or, Abbado voulait pour chaque opéra avoir en face de lui les mêmes musiciens. Les négociations échouèrent.
Effectivement le concept “Zusammenmusizieren” ne tient que si l’on a en face de soi la même équipe autour de la même oeuvre. Faire de la musique ensemble, c’est d’abord être ensemble, puis travailler ensemble en s’écoutant les uns les autres, et participer au travail commun. Ce qui frappe dans les répétitions de Claudio Abbado, c’est l’ambiance à la fois concentrée et détendue, et la participation des éléments singuliers au travail de tous, suggestions, discussions sont relativement fréquentes.
On a beaucoup discuté par le passé l’attitude de Claudio Abbado en répétition, et certains musiciens avaient l’impression de “ne rien faire”, de “perdre leur temps” car au contraire d’autres chefs, Abbado n’explique rien. Il n’est pas le maître, le Maestro (il déteste qu’on l’appelle ainsi), il se comporte plutôt en “primus inter pares”. C’est ainsi au fond qu’il se présenta aux Berliner Philharmoniker lorsqu’il en prit la direction: faire de la musique ensemble c’est être ensemble, sans qu’il y ait un chef et des exécutants, mais bien un groupe de musiciens autour d’une oeuvre et non autour d’un chef. Habitués à Karajan, certains des berlinois eurent quelque difficulté à s’adapter, et cela créa quelques problèmes. D’autres chefs imposent un style une manière de faire, interrompent tout le temps l’exécution pour parler, expliquer, indiquer. Les musiciens alors exécutent les volontés du chef qu’ils ont en face d’eux qui a des idées sur l’oeuvre: l’orchestre est alors un immense instrument au service d’une conception ou d’un individu. A cela s’ajoute que les musiciens des grands orchestres, à force de jouer certaines oeuvres, ont une manière de jouer et des habitudes qui se standardisent et tout cela ne cadre pas du tout avec la manière dont Claudio Abbado aborde les oeuvres, toujours d’un oeil neuf: quand il propose de jouer telle ou telle symphonie de Mahler, c’est qu’il a relu la partition, qu’il a eu de nouvelles idées, qu’il l’entend ou la voit autrement: effectivement Abbado est pour moi, un musicien toujours neuf, qui dit toujours quelque chose de nouveau, parce qu’il met toute sa sensibilité au service de la musique. Ainsi peut-on aussi comprendre sa volonté de travailler avce les jeunes: les jeunes n’ont aucune tradition derrière eux, sinon celle qu’on leur a inculqué dans leur formation, mais ils n’ont aucune pratique d’orchestre qui prédéterminerait leur approche. Et Abbado ne les “modèle” pas, il les laisse jouer, il les fait jouer, et il leur apprend à écouter, à s’écouter, à comprendre comment cela fonctionne, sans aucun autoritarisme, mais avec une autorité et une aura sans égales. D’où évidemment l’enthousiasme dont il est entouré. Certains orchestres ont pris cette attitude comme de la faiblesse, et pour un manque d’autorité, d’où des bavardages et un manque de concentration. On se rappelle comment il dénonça violemment sur l’antenne de France Musique, les musiciens de l’Opéra de Paris lors du Simon Boccanegra qu’il dirigea pendant l’ère Liebermann: il ne dirigea plus aucun orchestre français depuis.

On comprend aussi mieux qu’il n’ait pas prolongé son mandat à la tête des Berliner Philharmoniker. N’ayant plus rien à prouver, contraint de travailler en fonction d’une saison, d’un programme, d’un même orchestre, il s’est sans doute découvert une soif d’autonomie et de liberté alimentées par la perspective de la fondation d’un orchestre comme le Lucerne Festival Orchestra, fait d’amis, de musiciens choisis avec lesquels il avait l’habitude de travailler, ou qu’il avait accompagnés depuis leur jeunesse (comme ceux du Mahler Chamber Orchestra).
Ce qui caractérise l’activité d’Abbado depuis 2002, c’est justement cette volonté de travailler avec les jeunes (l’orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela avec lesquels il entretient un incroyable rapport affectif) ou avec des musiciens choisis (c’est le cas de Lucerne, du Mahler Chamber et de son dernier né, l’orchestre Mozart); il a ainsi en face de lui des artistes qui ont l’habitude de jouer avec lui, qui sentent ce qu’il veut, avec une sorte de compréhension à fleur de peau (regards, petits gestes, sourires)où la parole ne rajoute rien. Abbado parle peu en répétition: en répétition on joue, on s’écoute, et les choses se mettent presque “naturellement” en place. Quelquefois, Abbado va discuter avec l’un ou l’autre, donner quelques indications individuelles, mais cela reste très ponctuel. Au total, les musiciens qui viennent pour lui (à Lucerne par exemple), jouent aussi pour lui et se donnent complètement à l’oeuvre. Bien des concerts des dernières années à Berlin, et notamment ceux des toutes dernières saisons eurent cette couleur si particulière qui procura des moments d’exception. Abbado, oserais-je dire, est un “sensualiste musical”. C’est aussi pourquoi souvent les répétitions générales sont des moments de grâce: les musiciens sont détendus, sans la pression du concert, Claudio Abbado est souriant, et tout le monde joue au mieux et va jusqu’au bout: il en résulte quelquefois des moments inoubliables, comme la répétition générale de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” en 2003. 200 personnes dans la salle, toutes frappées de stupeur devant ce qu’elles entendaient.

Car il reste un mystère, qui est celui du charisme. Les pédagogues le savent bien: face à un groupe classe, les élèves sentent en quelques minutes l’aura – ou l’absence d’aura- de l’enseignant, et le groupe répond en fonction de cet indicible que nulle formation pédagogique ne saura donner. Il  est ainsi dans tous les rapports de groupe à un individu, et évidemment de la relation de l’orchestre à un chef. Quand Abbado prend la baguette, les musiciens se transforment, l’un nous parle de sa main gauche et dit qu’il fait danser sa main gauche comme Noureev, d’autres parlent de tout ce langage des choses muettes qu’il exprime:  regard, sourire, expressions diverses et de cela aboutit à un son qui ne peut se comparer à aucun autre. On le voit bien lorsqu’il laisse la baguette à son assistant pour écouter l’orchestre de la salle, puis qu’il la reprend après. D’une minute à l’autre, le son se fait plus clair, plus cristallin, plus fin. Et les auditeurs se demandent toujours si c’est une impression personnelle, gauchie par leur admiration inconditionnelle, mais constatent que les autres auditeurs ont eu la même. Sans le vouloir, sans le prévoir, l’orchestre sent et joue autrement. C’est le miracle Abbado.