SAISONS LYRIQUES 2017-2018: TEATRO ALLA SCALA – MILAN

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Après Paris et Lyon, à la faveur de la publication récente du programme de la Scala, j’ai pensé qu’il était intéressant de s’interroger à partir de cette nouvelle saison, sur la situation de ce théâtre emblématique entre tous, pour deux raisons:

  • La Scala a souvent utilisé implicitement ou non le statut supposé de « Mecque » de l’opéra pour sa communication « (le plus grand théâtre lyrique du monde »), ce n’est pas neutre et cela a déterminé des décisions qui d’ailleurs lui ont quelquefois nui.
  • Elle connaît actuellement des difficultés de public et de pilotage, et la saison est un élément déterminant pour lire une politique.

Milan n’était pas une ville trop touristique il y a seulement 20 ans, elle l’est devenue, à la faveur des foires qui se sont fortement developpées, qui ont été couronnées par EXPO2015. Les touristes parcourent Milan désormais, et évidemment passent par la Scala, qui est une marque de la ville (« marchio Scala » entend-on dire: on le sent par la manie du selfie qui y règne, signe d’une « simple visite » dans ce théâtre dont la programmation est moins importante que « d’y être ».

En effet, je l’ai souvent écrit le public de la Scala est double,

  • d’une part ce public touristique dont je viens de parler (il y a des années déjà, des agences de voyage louaient une loge et les voyageurs y séjournaient pendant un acte à tour de rôle)
  • d’autre part un public local, la majorité, ce qui faisait dire à Stéphane Lissner que la Scala recrutait dans un rayon de deux kilomètres autour du théâtre, avec des réactions de théâtre local, d’endroit où l’on se retrouve, au système d’abonnement très traditionnel que Lissner a d’ailleurs essayé de modifier, un « salotto » chic qui en fait de ce que j’ai appelé quelquefois non le plus grand théâtre lyrique du monde mais le plus grand théâtre lyrique de province du monde. Ceux qui ont vécu à Milan et qui adorent cette ville (j’en suis), savent que c’est une ville un peu schizophrène, entre une ouverture internationale réelle et des réflexes de ville de province. Dans ce public, une proportion de mélomanes très avertis à qui on ne l’a fait pas, parmi lesquels quelques d’extrémistes hueurs.

Avoir la Scala sur son territoire, c’est évidemment aussi en exploiter le prestige, d’autant que sa reconstruction en 1946 après un bombardement (américain) fut le symbole de la reconstruction et de la renaissance de l’Italie, marquée par un concert mythique dirigé par Arturo Toscanini.
La Scala par ailleurs est le dernier survivant historique des grands théâtres italiens mythiques du XIXème, puisque les deux autres, La Fenice de Venise ou le San Carlo de Naples ont perdu le statut emblématique qu’ils avaient, tandis que les grands théâtres italiens des 50 dernières années, comme Bologne ou Florence, se débattent aujourd’hui dans des difficultés financières notables. Dans le paysage italien du jour, la Scala, Turin, et Rome sont pour des raisons diverses les seuls théâtres à peu près sains de la péninsule. Rome parce que c’est le théâtre de la capitale, depuis deux ans dirigé de main de maître par Carlo Fuortes qui se révèle être un intendant hors pair, et Turin, avec une politique artistique intelligente, un directeur musical de grande valeur, Gianandrea Noseda, et un solide intendant, Walter Vergnano.

D’où viennent donc les difficultés actuelles de la Scala ?
Elles tiennent à des causes historiques et des causes contingentes externes et internes.

  • Les causes historiques, on les a évoquées un peu plus haut, c’est notamment deux périodes éminemment brillantes,
  • les années 50 où le théâtre fut le champ clos des rivalités des personnalités lyriques Callas/Tebaldi par exemple mais où tous les grands chefs de l’époque passaient, Karajan en premier lieu, mais aussi Mitropoulos, Cantelli, Serafin, Furtwängler…les noms parlent d’eux-mêmes et les représentations mythiques ont fait l’objet d’enregistrements officiels ou pirates fameux.
  • Les années Abbado (dès 1968), grâce à l’action de Paolo Grassi dans les années 70, et dans une moindre de mesure de Carlo Maria Badini jusqu’en 1986, année du départ d’Abbado qui sans rien renoncer de la magnificence vocale et musicale (Kleiber, Böhm, Sawallisch), ont été marquées par une ouverture du répertoire et l’appel fréquent à des metteurs en scène plus modernes (Ronconi, Ponnelle, Strehler(même si Strehler était déjà dans le circuit avant Abbado), Chéreau, Lioubimov, Vitez).

A tort ou à raison, les périodes qui suivent où se sont succédés Carlo Fontana (avec Muti), Lissner (avec Barenboim), et maintenant Pereira (avec Chailly) ne sont pas considérées comme des grandes périodes de référence. Certes les équipes en place ne sont jamais des références, face aux âges d’or du passé, sans cesse rappelés mais il reste que ni Lissner (qui paie un peu son statut de premier étranger dans la place) ni Fontana (et Muti), qui ont dû partir suite au refus des personnels de leur faire confiance n’ont laissé chez le public mélomane local de traces artistiques profondes, en dépit de productions notables et de moments tout de même exceptionnels.
La période Lissner, qui a remis le théâtre à flot dans des conditions difficiles, a élargi le répertoire, ouvert à des chefs plus jeunes, très divers, rarement contestés, et a imposé un style de mise en scène qu’on avait oublié dans ce théâtre très marqué par la tradition. Mais si les spectacles de répertoire non-italien ont été souvent triomphaux (les Wagner de Barenboim par exemple), Lissner n’a pas réussi à pacifier le théâtre sur le répertoire italien, assez mal servi en général, et obéré par une crise notable de l’école italienne de chant, notamment pour Verdi, le compositeur maison.
Les éléments internes sont nombreux également : le système qui régit le théâtre est la Stagione, qui comme on sait, valorise les nouvelles productions, avec des reprises en nombre limité, et des distributions de qualité, choisies et normalement dignes de la réputation du théâtre.

Or sous l’emprise de l’idée selon laquelle il n’y avait pas un nombre de représentations suffisant, que le public se pressait (de fait dans les années 80 ou 90, il était difficile de trouver des places et le marché noir a toujours été actif), et à la faveur de la restructuration du théâtre du début des années 2000, qui en a sans doute abîmé l’acoustique de manière notable, mais en même temps modernisé la machinerie théâtrale favorisant une alternance plus serrée, dans un théâtre resté jusque-là avec ses machineries du XVIIIème , on a augmenté le nombre de productions de manière considérable : alors qu’il était jusqu’alors le plus souvent d’une dizaine de décembre à juillet, sans productions d’automne, réservées à la saison symphonique jusqu’en 2000, on trouve cette année une quinzaine de titres couvrant la saison qui va de décembre à novembre de l’année suivante, sans compter le ballet, les concerts, les récitals, la programmation pour les enfants. Une diversité qu’il faut saluer, mais qui en même temps bouscule un théâtre au public comme on l’a dit, limité et habitudinaire. L’offre est large, mais trop large sans faire d’effort pour élargir le public et aller le chercher par des incitations attractives, parce que la Scala n’a pas cette tradition, habituée qu’elle est à un afflux régulier et à son public captif. Quand le public vient, on ne songe pas à le construire ou à le travailler dans la mesure où il ne manque pas.

Donc le format actuel est trop large pour la demande réelle de la cité. Mais un autre motif non indifférent, ce sont des prix sont devenus dissuasifs dans un pays en crise : le tarif opéra le plus élevé culmine à 250 €, sur toute la Platea (fauteuils d’orchestres) et tous les premiers rangs de loge du premier au quatrième étage, et la galerie (1ère galerie) est à plus de 100 €. A ces tarifs, le spectacle a intérêt à être réussi. Et le niveau actuel des productions ne correspond pas vraiment aux tarifs demandés. A Munich, hors festival (où les prix augmentent) le prix maximum est de 163 € ou 132 € selon l’œuvre (Milan, 250 € et 230 €), et Munich actuellement a une offre autrement plus séduisante dans un pays au pouvoir d’achat important et dans une région prospère que Milan.

Enfin, dernière cause, et la plus récente, la direction musicale de Riccardo Chailly, au-delà de la qualité intrinsèque du chef, incontestable, manque de lisibilité. Riccardo Chailly aime à excaver des œuvres inconnues, des éditions jamais jouées, des détails scientifiquement passionnants de la musicologie, mais en dirigeant seulement deux productions dans l’année, le choix 2017-2018 de Andrea Chénier et Don Pasquale étonne. On attendrait d’un chef au répertoire aussi large et à l’imagination si notable des choix moins ordinaires et un rôle plus dynamisant qu’il n’a pas.
L’observation de la saison 2017-2018 confirme malheureusement cette impression d’absence d’idées, de recours à des recettes sans génie et surtout de manque de phares qui drainent les foules.

 

  • Andrea Chénier, d’Umberto Giordano, 9 représentations du 3/12/2017 au 5/01/2018, dont la représentation pour les jeunes (le 3 décembre) et l’inauguration du 7 décembre (à 2500 € la place d’orchestre).

Première source d’étonnement, l’ouverture de saison par un Andrea Chénier, certes populaire, et qu’on voit un peu partout en Europe, Londres ou Munich par exemple, mais dont le relief musical ne correspond pas tout à fait à une production inaugurale, qui doit faire le point sur l’état de toutes les forces du théâtre (chœur, orchestre, et même ballet) dans une œuvre incontestée du grand répertoire. Selon une recette aujourd’hui dépassée, c’est Anna Netrebko dans Madeleine de Coigny qui en est la motivation, comme si une hirondelle faisait le printemps. La mise en scène est confiée à Mario Martone, certes un des bons metteurs en scène italiens, très propre, très consensuel et donc un peu fade. Quant au ténor, c’est Monsieur Netrebko à la ville, Yusif Eyvazov, qui n’est pas jusqu’ici connu comme une référence. Nul doute qu’il sera attendu au tournant par un public (notamment au Loggione) qui ne pardonne rien, et c’est un risque et pour le théâtre, et pour lui et pour Netrebko. Je voudrais rappeler qu’en son temps, Rolf Liebermann s’était refusé à engager Joan Sutherland à Paris parce que la condition était la présence en fosse de Richard Bonynge. Enfin c’est comme à Munich Luca Salsi qui sera Gérard. Quand on évoque justement le triomphe incroyable de l’Andrea Chénier de Kaufmann/Harteros munichois que le public parisien a pu entendre, on se demande la plus-value de la Scala

  • qui se soumet au désir de la chanteuse d’avoir Monsieur à ses côtés,
  • qui propose une mise en scène plutôt attendue .

Il y a fort à parier que cela va encore alimenter l’opposition sourde qui se fait jour au pilotage d’Alexander Pereira qui en l’occurrence prend un peu le public pour des gogos.

Et même la présence de Chailly en fosse dans cette œuvre, garantira certes une direction de grand niveau, mais ne transformera pas forcément le tout en or. Beaucoup de doutes sur cette inauguration, emblème d’une politique artistique un peu erratique. Certes, d’une manière un peu racoleuse, on affiche une volonté d’italianità, un retour aux sources qui répétons-le à l’envi, n’est que mythe : au XXème siècle, Toscanini le directeur musical légendaire de la Scala dont le buste trône dans le foyer et dont on évoque les mânes à l’envi, a inauguré avec Wagner de nombreuses fois et a ouvert le répertoire plus qu’aucun autre directeur musical, il y a un siècle….

Il y a une trentaine d’années, la Scala affichait en décembre une deuxième production face à celle de l’inauguration, pratique aujourd’hui disparue sans doute au nom du marketing dû à l’exclusivité de la Prima. Et la deuxième production prévue dans la saison eût pu plus qu’une autre prendre place en cette période festive. Mais ce sera en janvier, après la fête…

 

  • Die Fledermaus, de Johann Strauss sera affichée pour 8 représentations du 19 janvier au 11 février. C’est pourtant une tradition germanique de Pereira connaît bien que Fledermaus en fin d’année, mais sans doute les questions de disponibilité artistique, et le désir de laisser comme seule production lyrique celle de la Prima en décembre ont-ils été déterminantes.
    La production qui sera dirigée par Zubin Mehta, est mise en scène par l’acteur Cornelius Obonya et son épouse Carolin Pienkos, le premier acteur du Burgtheater de Vienne et la seconde qui y a été assistante, dans des décors d’Heike Scheele, la décoratrice du Parsifal de Stefan Herheim autant dire garantie de spectaculaire.
    Leur connaissance de Vienne, et le fait que Cornelius Obonya (qui vient d’interpréter au festival de Salzbourg pendant plusieurs années le rôle-titre de Jedermann, une référence pour un acteur germanique) soit en l’occurrence aussi un notable Frosch, le geôlier du troisième acte de Fledermaus à l’accent viennois à couper au couteau garantit quelque chose d’idiomatique. Il reste que les dialogues seront sans doute en italien, puisque Frosch sera Nino Frassica, acteur et homme de télé très connu en Italie et Rosalinde l’italienne Eva Mei. Eisenstein est interprété par Peter Sonn, excellent ténor que les milanais ont vu dans David des Meistersinger, et Adele sera Daniela Fally, pilier de l’opéra de Vienne et interprète de tous les rôles de soprano aigu (Fiakermilli, Zerbinetta…). Triste à dire, mais c’est plus excitant et mieux construit que la production inaugurale. Pour un peu on aurait pu faire l’échange…

 

Pour la troisième production de la saison, et première reprise, un Verdi mythique  dans cette salle :

  • Simon Boccanegra de Giuseppe Verdi, pour 8 représentations de 8 février au 4 mars, dans la mise en scène de Federico Tiezzi et les décors de Pier Paolo Bisleri. La production de l’ère Lissner était suffisamment médiocre pour qu’on en ait refait les décors de Maurizio Balo’ en coproduction avec Berlin. C’est dire…

Ce qui frappe encore plus, c’est que cette production médiocre a été créée en 2009/2010,  reprise en 2013/2014, puis en 2015/2016, soit la saison dernière. Or Simon Boccanegra est l’un des opéras phares de la Scala à cause de la production Abbado/Strehler, longtemps carte de visite mondiale du théâtre qui choisissait ce titre dans toutes ses tournées.
Une idée : au moment où on aime les reconstitutions de productions historiques, ne vaudrait-il pas mieux réinvestir dans une reconstitution de la production Strehler dont on a plusieurs vidéos que de subir une production d’un niveau tout au plus moyen, et en tous cas oubliable d’un titre aussi emblématique.
Attraction de la saison, Krassimira Stoyanova dans Amelia, sans nul doute l’une des titulaires les plus intéressantes aujourd’hui. Simon sera Leo Nucci, grandissime artiste certes, mais la Scala pourrait appeler au moins en alternance des barytons en pleine carrière, Fiesco est le solide Dmitry Belosselsky, et Fabio Sartori sera Gabriele Adorno . La direction est assurée par Myung-Whun Chung, qui a laissé un excellent souvenir cette saison dans Don Carlo. Remarquons néanmoins que Riccardo Chailly a dirigé Boccanegra (je l’avais entendu à Munich) et que cette reprise aurait pu lui échoir, ce serait pleinement dans son rôle.

 

Venue de Covent Garden, une production de John Fulljames (bien connu des lyonnais où il a signé notamment Sancta Susanna) dans des décors de Conor Murphy et une chorégraphie de Hofesh Shechter, d’un opéra de Gluck vu souvent  à la Scala mais en version italienne :

  • Orphée et Eurydice, pour 7 représentations du 24 février au 17 mars, dirigé par le remarquable Michele Mariotti qui ne nous a pas habitués à ce répertoire, mais qui pour l’occasion va travailler avec un chanteur qu’il connaît en revanche parfaitement dans un autre répertoire, Juan Diego Florez en Orphée. Ce sera l’attraction de cette série de représentations, aux côtés de l’Eurydice de Christiane Karg (moins connue en Italie qu’en Allemagne) et l’Amour de Fatma Saïd. C’est la première fois que la version française est donnée à la Scala, et la distribution et le chef garantissent un très haut niveau.

 

De la tragédie lyrique gluckiste au bel canto bouffe , la production qui suit est confiée au directeur musical Riccardo Chailly :

  • Don Pasquale, de Gaetano Donizetti pour 8 représentations du 3 au 28 avril, mise en scène de Davide Livermore, habitué de Pesaro, mais aussi de Turin dont il est originaire, et intendant et directeur artistique du Palau de les Arts de Valence. Outre Riccardo Chailly, la distribution réunie autour du Don Pasquale de Ambrogio Maestri est composée de la Norina de Rosa Feola (la Ninetta de La gazza ladra cette saison) ainsi que de l’Ernesto de René Barbera et le Malatesta de Mattia Olivieri. Production solide sans doute, mais de là à exciter la passion…

Retour sur la scène italienne d’une rareté pour 9 représentations du 15 avril au 13 mai.

  • Francesca da Rimini, de Riccardo Zandonai, dans une mise en scène de David Pountney, des décors de Leslie Travers. L’unique opéra dont on se souvienne parmi la douzaine du compositeur originaire de Rovereto près de Trento est néanmoins peu représenté, malgré une musique d’un grand intérêt. On le croit un post-vériste, alors qu’il est quelque part entre le post wagnérisme et le post-debussysme. La distribution, dirigée par Fabio Luisi qui devrait être très à l’aise dans ce répertoire comprend Maria-José Siri (Butterfly cette saison à la Scala), Roberto Aronica (la voix sera là, oui, mais la subtilité ? on pense avec regrets à Alagna il y a quelques années à Paris) et Gabriele Viviani. Ceux qui ne connaissent pas l’œuvre ont à peu près la garantie qu’elle sera bien dirigée et chantée. Du solide là-aussi, sans être exceptionnel.

 

Pour célébrer les 95 ans de Franco Zeffirelli et pour 7 représentations du 8 mai au 3 juin :

  • Aida dans la production de Franco Zeffirelli (apparemment celle de 1963, « Zeffirelli 1 » dans les magnifiques décors de Lila de Nobili si l’on en croit l’illustration du site de la Scala et non celle de 2006, « Zeffirelli 2 »un ratage).
    Si on fait le compte, on a vu Aida en 2006/2007 (Zeffirelli 2, Chailly), 2008-2009 (Zeffirelli 2 , Barenboim), 2011/2012 (Zeffirelli 1, Omer Meir Wellber), 2012/2013 (Zeffirelli 2, Noseda), 2014/2015 (Peter Stein, Mehta). C’est donc la sixième fois qu’on va afficher le titre, à peu près une fois tous les deux ans avec des fortunes et des productions diverses, mais sur la trentaine de titres de Verdi, il semble que ce soit quelque peu excessif…
    Cette fois-ci, la distribution comprend Krassimira Stoyanova en Aida et Violeta Urmana redevenue mezzo en Amneris : c’est du dur ! Fabio Sartori en alternance avec Marcelo Alvarez en Radamès, George Gagnidze en Amonasro et Vitali Kowaljow en Ramfis complètent. Intéressant pour les dames, moins pour les messieurs. La direction musicale est assurée par un très vieux routier, ami de Pereira qui l’a souvent appelé à Zürich, Nello Santi qui aura alors 87 ans.

On sort un peu de l’ordinaire et beaucoup du rebattu du 5 au 30 juin avec

  • Fierrabras de Schubert, pour 7 représentations, dans la production du Festival de Salzbourg de Peter Stein (voir Blog Wanderer) de 2014. Une production « classique » non dépourvue ni de finesse, ni d’élégance, très critiquée en 2014 à Salzbourg, et qui ne mérite pas cette indignité.
    L’appel à Daniel Harding pour la direction musicale (à Salzbourg, c’était Ingo Metzmacher) est aussi une bonne idée, Daniel Harding étant revenu au premier plan depuis quelques années. Sans être exceptionnelle, la distribution est très solide, dominée par Anett Fritsch et Dorothea Röschmann et avec Marie-Claude Chappuis, Bernard Richter, Tomasz Konieczny, Markus Werba et Peter Sonn.

En ce début d’été, retour d’une des dernières productions de l’ère Lissner/Barenboim, non sans lien avec celle qui précède :

  • Fidelio, de Beethoven, dans la mise en scène maison de Deborah Warner pour 7 représentations du 18 juin au 7 juillet dirigé par Myung-Whun Chung, deuxième présence au pupitre de la saison (serait-il un premier chef invité in pectore ?), avec l’excellent Stuart Skelton en Florestan et Simone Schneider en Leonore. Cette dernière, en troupe (Kammersängerin) à Stuttgart, commence à chanter un peu partout en Allemagne, des rôles comme Sieglinde, Rosalinde, Chrysothemis, Elettra, l’impératrice. Elle chantera aussi Leonore avec Nagano à Hambourg en 2018. Notons aussi dans la distribution Eva Liebau en Marzelline, jeune soprano qu’on va voir à la Scala dans Ännchen de Freischütz en fin de saison. Rocco sera Stephen Milling, Pizzaro le méchant sera l’excellent Luca Pisaroni dans un rôle inattendu (on l’entend plutôt dans des Mozart ou des Rossini). La distribution est complétée par Martin Gantner en Fernando et Martin Piskorski en Jacquino. On dirait à Munich ou à Vienne « très bonne représentation de répertoire ».

Retour au répertoire italien pour clore la première partie de la saison, avec un titre rare de bel canto.

  • Il Pirata, de Bellini, dirigé par Riccardo Frizza pour 8 représentations du 29 juin au 19 juillet. On sait que les six premières seront confiées à Sonya Yoncheva qui chantera lmogene, Gualtiero sera Piero Pretti, un des ténors qui commencent à émerger un peu partout, tandis qu’Ernesto sera l’excellent Nicola Alaimo. La mise en scène déchainera sans doute l’ire du Loggione et de la platea, puisqu’elle sera signée Christof Loy, maître ès Regietheater (un Mistigri à la Scala) dans des décors de Raimund Voigt. L’œuvre est si rare qu’elle vaudra sans doute le déplacement.

La saison se poursuit après la pause estivale avec cinq productions et non des moindres.

  • Ali Babà e i 40 ladroni, de Luigi Cherubini. Retour de Cherubini à la Scala pour une œuvre rarissime. Ali Babà et les quarante voleurs est une tragédie lyrique en 4 actes créée à Paris en 1833, dernier opéra de Cherubini. Très peu représentée (on l’a vue en version digest pour enfants interprétée par les artistes de l’Opéra – Studio de l’Opéra du Rhin en 2010). À la Scala, la version italienne sera confiée à la direction de Paolo Carignani, bien connu des scènes allemandes pour tout l’opéra italien, et aux chanteurs de l’Accademia di perfezionamento per cantanti lirici del Teatro alla Scala. La nouvelle production de l’œuvre qui manque à la Scala depuis 1963 est mise en scène par Liliana Cavani dans des décors de Leila Fteita. Cela ne garantira pas un spectacle échevelé ni révolutionnaire, mais garantira aux jeunes artistes de l’académie un vrai travail scénique avec une très grande professionnelle. Pour l’œuvre cela vaut sans doute le déplacement des spectateurs curieux (il y en a), amoureux de Cherubini (il y en a moins, mais j’en suis).

Un grand Verdi qu’on n’a pas vu à la Scala depuis l’ouverture de la saison 1982/1983,

  • Ernani de Giuseppe Verdi, alors dirigé par Riccardo Muti, dans une mise en scène de Luca Ronconi qui n’a jamais été reprise après les 8 représentations de décembre 1982, et qui était alors interprété par (rêvons un peu) Mirella Freni, Placido Domingo, Renato Bruson, Nicolaï Ghiaurov.
    Fallait-il donc une nouvelle production si le décor monumental de Ronconi subsistait – on peut certes en douter, pour un spectacle âgé de 35 ans – ? Certes, c’est loin d’être un de ses meilleurs spectacles, mais je doute qu’une nouvelle production de Sven Eric Bechtolf, même avec des décors/costumes de Julian Crouch, soit meilleure, connaissant son travail habituellement sans imagination.
    Pour la direction musicale, Pereira a appelé l’excellent musicien qu’est Adam Fischer, plus wagnérien – remarquable – que verdien, dans un opéra évidemment fait pour un Michele Mariotti…Mais Fischer n’est pas contestable comme chef. Et dans la distribution, on trouve comme Elvira Aylin Perez, jeune, très en vue actuellement, et comme Ernani Francesco Meli…évidemment sans commentaire, tandis que Don Carlo sera Simone Piazzola, et Silva Ildar Abdrazakov. Bon cast, sans nul doute. On ira, parce qu’Ernani est une œuvre magnifique et inconnue au bataillon en France. Vous pouvez traverser les Alpes. (8 représentations du 29 septembre au 25 octobre)

 

Mozart au rendez-vous automnal avec là aussi une rareté à la Scala (la dernière fois, elle fut représentée à la Piccola Scala qui n’existe plus, c’est dire) pour 7 représentations du 8 au 29 octobre :

  • La Finta giardiniera, dirigée par le baroqueux Diego Fasolis, l’un des meilleurs dans la sphère italophone (il est suisse né à Lugano), dans une mise en scène (venue de Glyndebourne, c’est une location) de Frederic Wake-Walker et des décors d’Antony Mc Donald, très réjouissante et qui a remporté un très grand succès à Glyndebourne.
    Belle distribution également, avec les noms de jeunes chanteurs excellents de la nouvelle génération mozartienne, Bernard Richter, Hanna Elisabeth Müller, Kresimir Spicer, Anett Fritsch. Une initiative intéressante qui peut valoir un petit voyage.

Une reprise de prestige en fin de saison, qui ne s’imposait peut-être pas :

  • Elektra, mise en scène de Patrice Chéreau dans des décors de Richard Peduzzi et des costumes de Caroline de Vivaise.
    Cela ne s’imposait pas, parce qu’un spectacle où seule Waltraud Meier demeure de la distribution originale, celle qui a travaillé avec Chéreau, n’est plus un spectacle de Chéreau, qui ne voulait pas que ses spectacles soient repris sans lui, et qui tenait à travailler sur la longueur avec la même équipe. Chrysothémis est Regine Hangler, Elektra Ricarda Merbeth, Orest Michael Volle et Aegisth Roberto Saccà. Certes, des chanteurs respectables ou remarquables, mais si Chéreau devient un cadre extérieur comme dans n’importe quelle production de théâtre de répertoire, c’est regrettable, ou pire, idiot. Avec Waltraud Meier (et Michael Volle l’autre chanteur hors du lot, même s’il n’a pas participé à l’aventure Chéreau), c’est la présence – une vraie surprise – au pupitre d’un des très grands chefs de la fin du XXème siècle, de plus en plus rare dans les théâtres, Christoph von Dohnanyi, qui va diriger cette partition tour de force à 89 ans…

Dernière production de la saison, une création du 15 au 25 novembre pour six représentations :

  • Fin de Partie, de György Kurtág, une commande de Lissner et de Pereira si je ne m’abuse, qui devait être créée à Salzbourg, puis à la Scala, et mise en scène par Luc Bondy, dirigée par Ingo Metzmacher. Kurtág ayant pris un retard notable, le spectacle se crée à Milan, dans une mise en scène de Pierre Audi, décors et costumes de Christof Hetzer, dirigé par Markus Stenz, le très bon chef allemand, notamment pour le XXème siècle. Dans la distribution, notons Frode Olsen, familier des scènes, basse solide vue récemment dans Le Grand Macabre (dir.Simon Rattle) à la Philharmonie de Berlin et Leigh Melrose, magnifique baryton (vue cette saison dans L’Ange de Feu à Zürich) à la présence et à l’engagement scéniques hallucinants, Hilary Summers qu’on verra à Aix cet été (The Rake’s Progress) et Leonardo Cortellazzi.
    Une création, de Kurtág en plus, cela ne se manque pas et celle-ci est particulièrement attendue.
    Au total, cet automne 2018 est peut-être le moment le plus intéressant de la saison.
    Faisons les comptes : 15 productions différentes dont :
  • 8 nouvelles productions (Andrea Chénier, Die Fledermaus, Don Pasquale, Francesca da Rimini, Il Pirata, Ali Babà e i 40 ladroni, Ernani, Fin de Partie) dont une création mondiale (Fin de Partie)
  • 4 spectacles importés ou coproduits dont trois nouveaux pour Milan (Orphée et Eurydice, Fierrabras, La Finta Giardiniera, Elektra),
  • 3 reprises de productions maison (Simon Boccanegra, Aida, Fidelio).

Pour le répertoire,

  • 8 œuvres du répertoire italien
  • 2 œuvres de répertoire français (Orphée et Eurydice, et Fin de partie avec l’original français de Beckett, du moins c’est prévu ainsi)
  • 1 œuvre de Mozart (en italien)
  • 4 œuvres de répertoire germanophone (Die Fledermaus, Fierrabras Fidelio, Elektra)

Pour les compositeurs

  1. Italiens :
  • Verdi : 3
  • Giordano : 1
  • Bellini : 1
  • Donizetti : 1
  • Cherubini : 1
  • Zandonai : 1

 

  1. Non italiens :
  • Beethoven : 1
  • Gluck: 1
  • Kurtág : 1
  • Mozart : 1
  • Schubert : 1
  • Strauss Jr : 1
  • Strauss : 1

Sur le papier une saison diversifiée, équilibrée, qui donne une bonne place au répertoire italien et très variée en terme de compositeurs et de titres, avec quelques raretés pour Milan ou en absolu (Il Pirata, Ali Babà, Fierrabras, la Finta Giardiniera, Ernani, Francesca da Rimini); en y regardant de plus près, des distributions solides mais pas exceptionnelles et plutôt sans imagination, quelques chefs de grand prestige (Chailly, Mehta, von Dohnanyi) d’autres excellents (Chung, Harding, Stenz, Fischer, Mariotti, Luisi) puis de bons chefs pas encore starisés, ou plutôt des chefs de répertoire (Carignani, Frizza, Fasolis, Santi) et l’impression que certaines œuvres rares sont affichées mais un peu sous-distribuées, avec des reprises inutiles (Boccanegra, Aida, voire Fidelio). Ce qui me gêne le plus, c’est l’impression que Riccardo Chailly aurait pu diriger plus d’œuvres (Ernani ? Aida ? Boccanegra ? Fidelio ?) pour donner une ligne à sa saison. Je ne comprends pas bien la nature de son engagement comme directeur musical.
Enfin, Andrea Chénier comme ouverture de saison, d’un côté cela peut, à la limite, se justifier, de l’autre je ne lis rien d’excitant dans le cast (Netrebko à part), avec une mise en scène sans trop d’attente non plus. So what ?

So what ? L’impression est celle d’une situation d’attente, d’absence de spectacles phares, en dépit de productions quelquefois intéressantes. D’où cette impression de fadeur, de théâtre solide de répertoire mais pas de stagione en « Festival permanent ». Quand l’Impératrice des opéras se réveillera-t-elle ?

MÉMOIRE D’ABBADO 2: TEATRO COMUNALE DI FERRARA 1999-2000: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART (Dir.mus: CLAUDIO ABBADO; Ms en sc: Mario MARTONE)

 

Quelques mois avant que la maladie ne l’assaille, Claudio Abbado dirigeait Cosi’ Fan Tutte à Ferrare, avec le tout jeune Mahler Chamber Orchestra. On connaît le Mozart d’Abbado, mais ce n’est pas son Mozart qu’on exalte, on s’intéresse beaucoup plus à son Mahler par exemple. C’est pourquoi j’ai sorti de mes archives ce texte, qui est encore un souvenir très vif.
C’était son premier Cosi’ (il y en aura un autre en 2004). Jubilatoire.

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Il faudrait le répéter sans cesse, tout spectacle d’opéra repose sur trois piliers: le chef, les voix, la mise en scène. Si le spectacle repose sur l’un des trois seulement, il ne passe pas la rampe, sur deux des trois, c’est une soirée réussie, sur les trois, c’est le triomphe !Et puis il y a ces soirées où l’on sort de la salle différent, où l’on a fait un pas de plus dans la connaissance d’une oeuvre, où l’on redécouvre ce qu’on croyait archi-connu.
C’est le cas du Così fan tutte de Ferrare.
Il se passe quelque chose d’alchimique dès l’ouverture, qui nous fait sentir qu’on explore, ou qu’on nous fait explorer des continents inconnus. Abordant pour la première fois le dernier opéra de la Trilogie de Da Ponte, Claudio Abbado réussit d’emblée un coup de maître. D’emblée s’installe dans l’esprit qu’on écoute là quelque chose de définitif. Ayant eu le privilège d’assister à Udine à la version “réduite” de l’oeuvre de Mozart, nous avions bien eu l’impression qu’il y avait là une vision autre, beaucoup plus “raide”, beaucoup plus essentielle, sans fioritures, sans concessions au mielleux, au coté “bonbonnière” qu’on a souvent reproché à l’oeuvre: et que découvre-t-on: une comédie certes, mais la comédie des erreurs, des faux semblants, qui devient vite le drame des déchirements intérieurs.
Le contraste entre premier et deuxième acte est dans ce sens saisissant: un premier acte haletant, étourdissant, où l’action court, où la farce prédomine (Ah! Le docteur à l’accent émilien de la Mazzucato), où la jeunesse envahit tout: on joue, on s’amuse, sans enjeux, sans penser, dans la légèreté et l’insouciance d’esprits juvéniles et conquérants. On joue à s’aimer, à se dire des paroles définitives auxquelles on croit, on s’étourdit de sa propre soif de vivre. On entre dans le jeu des sentiments sans penser qu’il s’agit du jeu de la Vérité. Alors, l’orchestre exprime avec ironie les déclarations d’intention de ces dames: il faut écouter ces fulgurants coups d’archets, légers comme des fléchettes, accompagnant “Smanie Implacabili”, il faut écouter l’entrée du choeur des soldats, au rythme étouffé, presque “piano”, qui évoque tout sauf un choeur martial dans les premières mesures, et qui monte en crescendo jusqu’à l’exagération et la satire. C’est ici un cor qu’on n’avait jamais entendu, là des percussions qui tout à coup rythment l’action. En bref, une véritable mise en scène de la musique, qui en fait non plus un cadre somptueux de la comédie, mais un commentaire dialectique de ce qui se trame sur scène, la musique n’est plus décor, elle n’est plus à écouter, elle est, simplement, action.
Ayant admirablement intégré la leçon des interprétations baroques, Claudio Abbado n’hésite pas devant les sons rêches, les ruptures brutales de tempos, les rythmes haletants, le son n’est jamais “rond”, il est toujours saillant, présent, protagoniste.
Alors, le deuxième acte n’est plus la simple chronique de (deux) trahisons annoncées, il est le moment où l’on découvre aussi qu’il n’y a rien de plus fragile que la parole, de plus léger qu’un mot, qu’on remplace si aisément par un autre, mais où l’on découvre aussi ce qu’est le sentiment, l’intériorité, le doute: c’est la fin des certitudes. Et la musique à ce moment là se fait non pas élégiaque et poétique, mais grave, mais sombre, mais obscure comme les replis de ces consciences qui ne savent pas ce qu’elles font, ni où elles sont. Il faut voir alors avec quelle gravité, avec quelle décision Fiordiligi choisit la voie – la voix – du coeur. Comment croire à une fin heureuse après un tel “Per pietà”.
Et justement cette fin heureuse, Abbado la précipite, avec des tempi redoutables, un rythme qui fait littéralement exploser l’orchestre, comme si il fallait à la fois se débarrasser au plus vite de cette fin convenue, mais qu’il fallait revenir au vertige de la farce pour éviter le vertige des sentiments pour que tout finisse (dans cette mise en scène au moins )au lit, présent sur la scène comme une obsession, et peut-être, à quatre….
Jamais nous n’avions entendu diriger avec cette énergie, cette précision de tout les instants, ce suivi attentif de chaque mot, de chaque geste, de chaque moment scénique auquel le Maestro fait correspondre un son, un instrument, une phrase musicale.
Mais ce résultat est obtenu grâce à un orchestre jeune, hyper-doué, disponible, sensible à chaque geste du maestro, épiant jusqu’aux mouvements scéniques (combien de regards vers la scène), pour suivre exactement le rythme des corps, des voix, des paroles, grâce à un travail d’un mois, en équipe, autour d’un concept, dans l’enthousiasme et le calme de la cité des Este. Alors peu importe si tel où tel ce soir là n’était pas très en forme, si Melanie Diener (Fiordiligi ) a moins bien réussi la première que la générale, si la voix de Charles Workman (Ferrando) semble trop forte ou trop sonore, si telle autre est éteinte, c’est l’ensemble qu’il faut juger, et l’ensemble est un choc, évident
Un tel résultat pourrait-il être obtenu dans un opéra, où l’orchestre chaque jour est sollicité par d’autres taches, où le spectacle est toujours un parmi d’autres? Un tel résultat aurait-il pu être obtenu à Salzbourg, entre deux répétitions de Tristan et trois concerts ?
Non. C’est ici le spectacle du mois, voire de l’année, et un tel résultat ne s’obtient que par la concentration exclusive sur une oeuvre, que par un climat de confiance exceptionnel et d’affection que l’on sent dans toute l’équipe, il ne s’obtient que par l’osmose totale d’une équipe: alors oui, Claudio Abbado en est le chef d’orchestre, mais d’un orchestre bien plus large, qui comprend chanteurs, figurants, metteur en scène mais aussi techniciens et travailleurs du Teatro Comunale . Voilà pourquoi, ayant fait sienne une mise en scène venue d’ailleurs (production du San Carlo de Naples) qui se concentre sur l’essentiel, et évite l’accessoire (pas de déguisements, peu de décor) mais qui fait de l’accessoire un protagoniste (les lits), il fait entrer cette mise en scène “étrangère” dans son système dialectique, et elle devient l’évidente illustration du drame qui se joue en fosse.
Entourant les musiciens, comme dans “Le Voyage à Reims” mis en scène par Luca Ronconi, comme dans “Don Giovanni” mis en scène à Ferrare par Lorenzo Mariani , par des praticables et des passerelles qui rendent les chanteurs très proches du public, le décor inclut l’orchestre et en fait non plus l’accompagnateur du spectacle, mais le septième personnage. Wagner avait enfoui l’orchestre pour que le drame soit plus directement compréhensible par le public, pour que la concentration ne joue que sur les personnages, ici au contraire, où orchestre et chef sont dans l’oeuvre et non pas à côté, Abbado invente à sa manière une autre forme d’opéra total.

Mozart, Così Fan Tutte, Teatro Comunale di Ferrara:

Melanie Diener (B: Carmela Remigio)(Fiordiligi) Anna-Caterina Antonacci(B:Laura Polverelli) (Dorabella) Nicolà Ulivieri (Guglielmo) Charles Workman (Ferrando) Andrea Concetti (Don Alfonso) Daniela Mazzuccato (Despina)

Mise en scène: Mario Martone

Mahler Chamber Orchestra
Direction Musicale: Claudio Abbado
les 8,10, 12(B), 14 Février 2000

KOMISCHE OPER BERLIN 2016-2017: DIE ZAUBERFLÖTE de W.A.MOZART le 29 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Henrik NÁNÁSI; Ms en scène: Suzanne ANDRADE et Barrie KOSKY; Animations: Paul BARRITT)

Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Inutile de revenir sur la qualité des spectacles présentés à la Komische Oper et à l’exigence de de son animateur, le metteur en scène Barrie Kosky, de mises en scène de haut niveau. Il en signe lui-même beaucoup, mais celles qu’il confie à d’autres sont aussi de grands moments de théâtre, un exemple parmi d’autres, l’Ange de feu qu’on vient de voir à Lyon, de Benedict Andrews.
Pour Die Zauberflöte, le défi est double. D’une part, c’est une œuvre symbolique de l’opéra-comique, un Singspiel populaire que toute l’Allemagne fait voir à ses jeunes générations au moment de Noël, et donc pleinement part du répertoire traditionnel de la Komische Oper, d’autre part, c’est une œuvre qui en l’espèce doit plaire à tous. Il faut conjuguer le monde enfantin et un peu merveilleux et la grande tradition de l’opéra-comique, tout en restant fidèle à Mozart, mais aussi aux attentes des familles qui viennent en masse.
Or l’expérience montre que Zauberflöte, comme Fidelio ne sont pas des œuvres faciles à monter. Nombre d’immenses figures de la mise en scène s’y sont frottées et y sont tombés à commencer par Giorgio Strehler à Salzbourg, mais aussi tant d’autres. On se souvient de la production de Roberto de Simone à la Scala dirigée par Riccardo Muti. Une marche funèbre.

La voie d’une rare justesse choisie par Barrie Kosky, porté par goût vers les œuvres de ce type, qui est un grand metteur en scène d’opérette, qui adore le Music-Hall et qui sait parfaitement colorer une mise en scène et s’adresser à un public très divers a été celle de s’associer à « 1927 » de Suzanne Andrade et Paul Barritt, qui travaillent sur des spectacles aux frontières du théâtre de l’animation, du film, et qui sont passionnés par l’univers du muet : 1927 est l’année du premier film sonore.
Kosky explique dans le programme de salle que ce travail collectif sur Zauberflöte a permis à Andrade et Barritt d’entrer dans l’univers de l’opéra, grâce à l’expérience de Barrie Kosky qui a mis les équipes de la Komische Oper à disposition. Ce spectacle est donc la conjugaison d’expériences très diversifiées et de mondes variés.

Le résultat, qui remonte à 2012, est simple : le spectacle repris régulièrement affiche complet à chaque reprise, d’autres théâtres ont voulu le louer : c’est le cas du Liceu de Barcelone et du Teatro Real de Madrid, et ce sera le cas de l’Opéra-Comique de Paris la saison prochaine, qui va y afficher bien des membres de la troupe de la Komische Oper.
Le principe de la mise en scène en est assez simple : il s’agit de faire de Zauberflöte un spectacle sur la magie des images, en jouant sur la relation animation/théâtre, et en faisant de chaque personnage un prolongement des images animées, en leur donnant une allure années 20, et notamment des films des années 20. Papageno ressemble à Buster Keaton, Monostatos à Nosferatu, et Pamina a un faux air de Louise Brooks dans la Lulu de Pabst.

Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

En même temps, la mise en scène utilise les techniques du film muet pour résoudre la question des dialogues, toujours épineuse : au lieu des dialogues parlés, puisque nous sommes dans un film muet, on va afficher comme dans le muet, des cartons de commentaires insérés entre les scènes, qui vont être mimés par les chanteurs, cartons évidemment plein d’humour, quelquefois accompagnés d’images désopilantes. Ainsi évidemment, tout le début cueille le public par surprise, la chasse au dragon, la situation de Tamino, dans l’estomac du monstre, les simagrées des trois dames, l’impossibilité (bienvenue dans un film muet) de parler pour Papageno. Il en résulte aussi des scènes impressionnantes par l’effet qu’elles produisent, dont l’apparition de la Reine de la nuit en araignée géante, ou les animaux sauvages (ici des cerbères) autour de Monostatos calmés par le Glockenspiel et transformés alors en danseuses de cabaret, Papageno au milieu des éléphants roses installés dans des verres qui lui crachent du liquide, Pamina agressée par les cerbères de Monostatos.

Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Beaucoup plus facile aussi d’imaginer au deuxième acte les épreuves de l’eau, du feu, car l’imagination est au pouvoir. Bref, les 3h30 de spectacle durent 5 minutes, et le travail scénique qui réclame un rythme, un tempo, une exactitude de suivi minutée est essentiellement confié à la projection vidéo et aux chanteurs, apparaissant et disparaissant du mur écran qui barre la scène.
Un spectacle au principe simple, à l’exécution délicate, qui ne souffre aucun décalage ni retard, qui demande aux acteurs chanteurs non tant du jeu, mais une parfaite synchronisation des mouvements par rapport à l’écran. Le résultat : la magie d’un bout à l’autre et à n’en pas douter la plus « juste » Zauberflöte vue sur une scène depuis longtemps. C’est le type même de spectacle pour tous les âges, de 8 à 80 ans disait Barrie Kosky, de 7 à 77 ans dirons-nous, en bons disciples de Tintin.

Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamina; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamino; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Donc un conseil au lecteur qui chercherait à initier les chères têtes blondes à l’opéra : réservez très vite à l’opéra-comique l’an prochain pour toute la famille : vous ne le regretterez pas.
Musicalement, comme souvent à la Komische Oper, une distribution homogène avec quelques perles plus ou moins baroques et plus ou moins précieuses. On est un peu déçu par le Sarastro de Thorsten Grümbel, qui chante aussi le Sprecher, la voix ne projette pas, les graves ne sont pas vraiment sonores, c’est un Sarastro un peu pâle, sans grand relief, et qui ne réussit pas à s’affirmer. Le Tamino d’Adrian Stooper, le ténor australien, est sympathique, bien en place, correct sans être vraiment notable, mais élégant. Pour tous les autres c’est un sans-fautes : le Papageno de Dominik Köninger, Vogelfänger accompagné de son chat désopilant Vogelfänger lui aussi…est vivant, leste, très expressif et physiquement et dans son chant, c’est une prestation vraiment réussie, tout comme celle, plus brève, mais brillante de la jeune Papagena de Talya Lieberman, qui appartient au studio de la Komische Oper. Le Monostatos de Peter Renz, vieille connaissance de la maison, est lui aussi expressif à souhait et compose un personnage tragi-comique d’une rare authenticité, noblesse et jolis sons de la part des « Gehärnischter Männer » Christoph Späth et Daniil Chesnokov : étant issus tous trois du Tölzer Knabenchor, die drei Knaben sont évidemment ce qu’on peut trouver de mieux en matière de justesse et de fraîcheur (Daniel Henze, Laurenz Ströbl, Peter List).  J’ai particulièrement apprécié la Reine de la nuit de la jeune soprano grecque Danae Kontora. Voix sûre, sonore, avec tous les aigus qu’il faut, même dans le registre le plus haut, et des piqués de Der Hölle Rache… au second acte très précis et sans bavure aucune, cela compose au total une Reine de la Nuit de très bon niveau qui ne mérite qu’éloges.
Enfin l’américaine Nicole Chevalier est Pamina : poésie, justesse, contrôle sur la voix, engagement dans l’interprétation, émotion aussi, voilà un ensemble qui fait une Pamina elle aussi vraiment intéressante :  les deux femmes dominent une distribution par ailleurs globalement très respectable, comme on l’aura compris.
Très respectable à excellent le chœur de la Komische Oper dirigé par David Cavelius qu’on entend sans le voir beaucoup, mise en scène oblige, et l’orchestre fait preuve d’une ductilité et d’une présence notables. Dirigé par le GMD Henrik Nánási, il montre une belle énergie, un sens des contrastes, une certaine subtilité, voire du réel raffinement à certains moments (Ach ich fühl’s…). Mais sa principale qualité, c’est la dynamique et la limpidité qui confirment le bon travail effectué par le chef sur sa formation. On ne peut que regretter son départ en fin de saison, d’autant que sur cette production, que Nánási a créée en 2012, il a fait fait preuve d’une sens du rythme, d’une précision métronomique pour être en phase avec le rythme de la vidéo. Joli travail d’artisanat d’art.
Le résultat: il faudra courir à l’Opéra-Comique, à Paris, ou faire le voyage de Berlin : il est toujours préférable de voir une production chez elle, pour la salle où elle est née. Ou faire les deux, c’est le genre de spectacle pour lequel on peut dire : plutôt deux fois qu’une.[wpsr_facebook]

Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: Concert des WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Mariss JANSONS le 21 AOÛT 2016 (MOZART- BRUCKNER) Piano, Emanuel AX

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Ce n’est pas à un concert parmi tant d’autres du Festival de Salzbourg auquel nous avons assisté le 21 août dernier, un de ces concerts qui se consomment dans la masse de l’offre salzbourgeoise. Mariss Jansons ne se consomme pas, il se déguste. Tout simplement parce que ce jour-là, Mariss Jansons, Emanuel Ax et les Wiener Philharmoniker ont fait de la musique et rien d’autres.

Faire de la musique signifie «s’effacer» derrière la partition, sans se mettre en représentation, et interpréter l’œuvre dans un rapport simple et naturel, sans sensationnalisme, sans maniérismes, sans aucune autre vocation qu’exécuter de manière fluide et avec une joie profonde le concerto n° 22 Kv 482, en mi bémol majeur, le plus long écrit par Mozart.
Après avoir confié la partie solo dans les deux dernières occasions où ils ont interprété cette pièce à un chef qui était aussi un pianiste (Barenboim et Buchbinder), la collaboration traditionnelle entre soliste et chef a repris ses droits, ici avec Mariss Jansons et Emanuel Ax, pianiste américain d’origine polonaise, un artiste toujours au service de la musique, aux antipodes de la virtuosité narcissique. Le couple Ax / Jansons a travaillé ensemble à merveille; orchestre et soliste ont fait de la musique en tissant ensemble la partition par un jeu entrecroisé, à l’écoute l’un de l’autre, à disposition l’un de l’autre sans que le chef n’impose une direction mais bien plutôt offre un cadre musical  dans lequel le travail du soliste est mis en relief. Que ce soit avec le volume, très retenu, que ce soit avec le jeu interne entre soliste et instrumentistes (avec des bois, la plupart du temps), il s’est agi de rendre la musique lisible et accessible avec une facilité et une simplicité incroyables.

Emanuel Ax ne donne pas l’impression d’exécuter une partition difficile, ne semble pas  jouer pour prouver quelque chose de lui-même, il ne cherche pas à imposer quelque chose: il effleure le clavier avec aisance et légèreté, volant au-dessus des touches, avec des cadences parfois inédites et un rythme peut-être pas spectaculaire, mais qui jette une couleur paisible et souriante sur le concerto en question, écrit à un moment singulièrement heureux de la vie de Mozart, autour de 1785.

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Je me suis intéressé, en particulier au système d’échos mis en place entre l’orchestre et le soliste, et particulièrement le jeu avec les bois (notamment la clarinette fabuleuse d’Ernst Ottensamer mais aussi le basson et la flûte dans le célèbre troisième mouvement, immortalisé par Milos Forman dans le film Amadeus). On est aussi frappé par la concentration d’Emanuel Ax qui dessine dans l’andante, le deuxième mouvement, si délicat, si intériorisé, un univers très personnel, un paysage à la fois sobre et d’une noblesse à couper le souffle. L’interprétation d’un Mozart si naturel, jamais terne ou ennuyeux, un Mozart purement agréable, mais toujours raffiné sans affectation, semblait d’une fraîcheur rare. Et Mariss Jansons, qui n’est pas si fréquent dans ce répertoire, montre également une grande capacité d’adaptation et un soin tout particulier au dialogue entre chef et soliste, avec une attention à l’autre qui est en quelque sorte aussi une leçon d’humanisme au sens illuministe du terme et une grande leçon d’humilité, ce qui nous fait regretter de ne pas écouter plus souvent son Mozart, si apaisé et si poétique.
Interprété de cette façon, avec un soin mutuel et dans la sécurité et la confiance musicale de l’un à l’autre, ce deuxième mouvement est devenu l’une de ces rares occasions où l’auditeur se sent invité à écouter d’une manière presque chambriste, quasi intimiste, bien que l’on soit assis dans la grande salle du Festspielhaus de Salzbourg. Un moment de musique pure qui pourrait s’étendre à l’infini.

S’il y a un lien entre Mozart et la deuxième partie du concert, la Symphonie n°6 en la majeur de Bruckner, c’est certainement le lien entre l’ adagio de la symphonie et l’andante du concerto : les clairs obscurs brucknériens sonnaient comme un écho de la force intérieure du deuxième mouvement de Mozart . Ces clairs obscurs s’appuient sur la fantastique phalange des Wiener Philharmoniker , un véritable corps vivant, avec sa respiration, ses cuivres en sourdine au son extraordinaire, et les attaques des cordes en un jeu splendide qui construit un espace au tempo légèrement tendu et pourtant très ouvert avec du souffle, mais sans emphase , comme si l’on en revenait à la pure nature de la musique.

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

C’est que le naturel perçu dans l’interprétation de Mozart se retrouve dans l’interprétation de la symphonie de Bruckner, évidemment avec une assise distincte. C’est “Die Kekste”, la plus effrontée, comme disait Bruckner: ce qui unit les deux œuvres au-delà de la nature, est une impression d’ouverture et de luminosité. Jansons ne reste jamais monumental ou écrasant : sa lecture n’est pas brutale, elle ne montre aucune brusquerie, comme dans une chaîne infinie de sons qui sont liés les uns aux autres en se développant sans rupture. Cette impression de sérénité sans fin est déjà perçue au premier mouvement, avec ce léger dialogue entre les cordes, sur lesquelles s’enchaînent les cuivres majestueux mais pas écrasants, continuant en quelque sorte le flux de la parole: la légèreté est intimement liée à la force, avec des sons qui restent toujours clairs (peut-être en raison de la tonalité en la majeur) et lumineux. Il suffit d’écouter les phrases de la flûte et les échos des trompettes, comme si elles mimaient les bruits d’une nature presque Beethovénienne. On sait que la sixième a été considérée comme le suprême exemple du romantisme. La fin du premier mouvement, qui pourrait être lourdement affirmée, se conclut  avec des cuivres certes marqués mais en même temps comme suspendus – dans un effet qui rappelle de la dernière note du premier acte de Tristan de Wagner : rien n’est ici lourd, mais d’une force presque aérienne.

Ce qui convainc dans le travail de Jansons avec l’orchestre est l’absence, non seulement d’accents trop marqués, trop « imposés », mais aussi de cette insistance lourde qui pourrait bientôt confiner au vulgaire: nous sommes à l’opposé du vulgaire, immergés dans le flot musical et seulement dans la force la musique. Jansons grâce à la luminosité du rendu et l’incroyable clarté du son nous invite à une visite de l’architecture interne de la composition. Que ce soit dans le Scherzo ou le Finale , nous sommes toujours au bord de quelque chose, sur ligne de crêtes : ce qui pourrait être trop lourd ou trop évanescent ne l’est jamais trop , grâce à une véritable science des équilibres et des volumes, et grâce enfin à une alternance entre des sons légers et d’autres plus affirmés, et donc à une suprême maîtrise du rythme et de la dynamique . Et grâce, bien sûr, à une lecture architectonique de l’œuvre qui en respecte les formes sans ajouter d’intentions parasites comme si la forme était en elle-même la substance .

Ce miracle de l’équilibre, qui est particulièrement visible dans le dernier mouvement, parvient à combiner une puissance rayonnante avec une intériorisation sereine.
Je suis rarement sorti aussi heureux et apaisé d’un concert: c’est le miracle d’artistes qui font de la musique sans simplement  la reproduire en représentation, et le miracle d’un orchestre totalement au service d’une vision si simple et en même temps si complexe.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERTS du WEST EASTERN DIVAN ORCHESTRA dirigés par Daniel BARENBOIM les 14 et 15 AOÛT 2016 (MOZART/WIDMANN-LISZT-WAGNER) Soliste Martha ARGERICH (le 15 AOÛT)

Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 20 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1213-daniel-bareboim-martha-argerich-y-la-west-eastern-divan-en-el-festival-de-lucerna

C’est désormais un passage obligé. Chaque été, lors de la première semaine du festival, Daniel Barenboïm et son West Eastern Divan Orchestra donnent deux concerts entre les deux programmes du Lucerne Festival Orchestra, en cette première semaine généralement si riche. C’est cette année d’autant plus obligé que Daniel Barenboïm fête sa 50e année de présence à Lucerne (tout comme Bernard Haitink) puisqu’il a donné son premier concert le 25 août 1966, à la tête de l’English Chamber Orchestra. Il reviendra à Lucerne avec la Staatskapelle de Berlin le 10 septembre prochain pour un concert Mozart-Bruckner.

Les programmes des deux concerts étaient très différents : revenant à ses premières amours, le programme du 14 août était composé des trois dernières symphonies de Mozart (les n° 39, 40, 41) ; Barenboïm ces dernières années a moins dirigé Mozart dont il fut l’un des grands interprètes (notamment au piano, mais aussi à l’opéra) entre les années 60 et 70. Il est intéressant d’entendre son Mozart symphonique aujourd’hui. Le second programme, outre une pièce de Jörg Widmann, comprenait le concerto n°1 de Liszt (Martha Argerich au piano) et une seconde partie composée d’extraits de Wagner.

C’est donc un peu tout l’art de Barenboïm en modèle réduit qui nous était donné d’entendre ces deux soirs. Ayant entendu un peu de jours de distance Haitink, Jansons et Barenboïm, il est évidemment intéressant de voir ces trois personnalités si différentes sur le podium.

Trois musiciens exceptionnels et des trois, deux d’une discrétion légendaire et le troisième bien plus médiatique et exposé .
Daniel Barenboim paraissait un peu fatigué et amaigri,  surtout grippé en ce 14 août, mais cela n’a pas empêché de montrer dans ces Mozart l’habituelle énergie. Des trois symphonies, la n°39 a été peut-être le moins réussie, ou la moins en place techniquement, avec des cordes un peu rugueuses et un rythme moins énergique. En revanche la n°40, avec son dialogue cordes-bois (et notamment de très belles clarinettes) l’a été beaucoup plus avec une touche de poésie et d’intériorité bienvenues. Les bois de toute manière ont été remarquables tout au long du concert. Évidemment, la n°41, « Jupiter » a emporté l’adhésion et l’enthousiasme du public, avec un deuxième mouvement tout à fait bouleversant, et des bois à se damner, notamment dans leur dialogue avec les cordes. C’est un Mozart qu’on a évidemment moins entendu ces derniers temps, un Mozart qui tire vers la symphonie romantique plus que vers l’espace baroque. Il y a là une énergie, une dynamique, une tension qui entraîne et emporte l’adhésion. Il y a dans cette vision quelque chose de théâtral au bon sens du terme, quelque chose de généreux aussi, jamais superficiel, qui fait partager l’émotion.
Le deuxième concert avait un programme encore plus attirant puisqu’à Daniel Barenboim s’ajoutait Martha Argerich. Tous deux souffrant probablement d’un refroidissement. La musique ne s’en est pas aperçue.
Le programme se composait de trois parties, « Con brio » de Jörg Widmann , une pièce de 2008 , le concerto pour piano n°1 de Liszt , et une seconde partie entièrement dédiée à Wagner , avec des extraits de Tannhäuser ,de Götterdämmerung et de Meistersinger von Nürnberg .

La première pièce était « Con brio » de Jörg Widmann, ouverture pour orchestre créée en 2008 sur une commande de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk.
Mariss Jansons à l’occasion d’une intégrale Beethoven avait demandé à plusieurs compositeurs une pièce inspirée par Beethoven. C’est ainsi que Jörg Widmann a créé « Con brio », inspiré des septième et huitième symphonies, les plus alertes, les plus énergiques peut-être, celle où la sève coule sans doute avec le plus d’évidence. Widmann a composé un morceau très énergique et aussi raffiné en utilisant les instruments à la limite de l’audible, mais en même temps avec de belles couleurs et des citations habilement insérées, jouant sur les limites de la tonalité mais aussi sur la tradition, dans un jeu particulièrement passionnant.

Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Un début excitant, d’autant plus que le concerto de Liszt doit lui aussi beaucoup à Beethoven . La première à Weimar en 1855 avait été dirigée par Hector Berlioz, un autre admirateur éperdu de Beethoven avec le compositeur au piano. L’orchestre, fort, plein de relief, est parfois surprenant (utilisation du triangle dans le troisième mouvement qui intervient de manière affirmée entre orchestre et piano, qui était et reste une curiosité). Le final martial est scandé par un rythme très marqué par Barenboim: mais l’orchestre dans ce concerto sert de cadre spectaculaire à un piano ébouriffant confié à une Martha Argerich un peu fatiguée et un peu grippée, mais toujours magique dès qu’elle touche le clavier, pour le legato incroyable de naturel, pour la douceur du toucher et  la fabuleuse précision du son.  La virtuosité est ahurissante, qui s’allie à une simplicité apparente du jeu et à une extrême attention à l’orchestre: le dialogue avec la clarinette est un  moment suspendu de ceux qui sont inoubliables. Tout sous ses mains semble facile et ne joue jamais sur l’effet : aucun effet sinon celui époustouflant du génie.

Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

« Magique » Argerich offre en bis un duo à quatre mains avec Barenboim (Schubert) où la partie acrobatique est confiée à un Barenboim au raffinement, à l’élégance et à la fluidité inouïes. Une première partie qui laisse le public stupéfait et impressionné par tant de joie de faire de la musique et par un résultat pour le moins fabuleux .
On a supposé que la deuxième partie de l’ensemble était plus traditionnelle, tant le répertoire wagnérien est désormais attaché au nom de Barenboim. C’était sans compter sur l’enthousiasme de l’orchestre à jouer Wagner, qui semble le compositeur favori, pour lequel chaque musicien donne tout aussi bien dans les parties les plus grandioses que celles plus intimes. Les cuivres, sans scorie aucune, évidemment très sollicités, les bois fabuleux (Hautbois! Clarinette!) Et des cordes chaudes, rondes, moins raides que la veille dans Mozart (notamment la symphonie n ° 39, cf ci-dessus). Après une ouverture de Tannhäuser si dynamique, si fluide, si majestueuse en même temps, et si convaincante qu’elle déclenche l’enthousiasme immédiat de l’audience, Barenboim a enchainé avec deux morceaux de Götterdämmerung, avec en premier lieu la scène de Siegfried et Brünnhilde suivie du voyage de Siegfried sur le Rhin. Depuis le premier accord, Barenboim dessine un climat, une ambiance, un paysage qui installe le drame, le mystère, et en même temps nous plonge dans l’histoire: Barenboim ne fait pas du son pour le son, mais pour le drame: son Wagner entre immédiatement «in medias res» et quand il conclut la pièce par l’accord final qui ferme le monologue de Hagen, il réussit sans chanteurs, sans décor, sans théâtre, à nous montrer un paysage intérieur qui nous plonge dans l’histoire.

Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Puis il conclut avec la marche funèbre accompagnant la mort de Siegfried, tendue, spectaculaire comme un choc et en même temps retenue, intérieure, presque une méditation sur la mort. Un moment inoubliable.

Le programme se termine sur l’ouverture de Die Meistersinger von Nürnberg, chaleureuse, souriante, d’une précision de joaillier : on y peut tout entendre, tous les niveaux, tous les instruments, avec des moments retenus volontairement et d’autres plus expansifs. Barenboim n’est jamais démonstratif, jamais complaisant : son Wagner est naturel, fluide, et en même temps plein de relief; il met l’accent sur la couleur, qui, après le drame de Götterdämmerung ne nous propulse pas dans la comédie, mais dans l’humanité souriante, dans l’humanisme wagnérien et sa transcendante douceur
Magie.
Magie d’autant plus forte que le premier bis propose le prélude du troisième acte de Meistersinger : à la joie profonde succède la mélancolie, qui n’est pas la tristesse : l’interprétation est d’un tel raffinement, d’une telle justesse, d’une telle profondeur qu’on voit certains musiciens essuyer une larme. Comment pourrait-il en être autrement : nous sommes entrés dans les méandres d’un monde intérieur, d’un esprit saisi de doute, qui est exaltation de la sensibilité, qui est poésie pure. Les fleurs du beau.

Ensuite, pour satisfaire l’accueil frénétique du public, il conclut le concert alla grande avec le prélude de l’acte III de Lohengrin, triomphant, dynamique, joyeux, interprétation d’une incroyable jeunesse.
Un jeune chef de 73 ans nous a amenés au seuil de la jeunesse éternelle.[wpsr_facebook]

Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: COSÌ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 8 JUILLET 2016 (Dir.mus: Louis LANGRÉE; Ms en scène: Christophe HONORÉ)

Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. (J.J Rousseau, Confessions, Livre VIII)

Les opéras de Mozart sont très souvent représentés, mais, et c’est paradoxal, les productions en sont rarement convaincantes, y compris musicalement. Des trois opéras de Da Ponte, seul Le Nozze di Figaro (vertu de Beaumarchais ?) ont connu des représentations exceptionnelles (Strehler, Solti, à Paris par exemple) mais qui peut citer un Don Giovanni qui fasse l’unanimité ? Strehler s’y frotté sans convaincre (Scala 1987), Chéreau n’a pas plus réussi (Salzbourg 1994) pour ne parler que de ceux qui me sont chers, mais combien d‘échecs cuisants!  De la trilogie Da Ponte, Cosi fan tutte est l’autre opéra délicat à mettre en scène, avec son intrigue faussement légère, ses dialogues ambigus et ses faux semblants. L’histoire même des représentations, avec le trou d’un siècle (le XIXème) qui range l’œuvre au rang des pochades, met en évidence plus que pour tout autre opéra la question de sa réception. Pochade il y a cent ans et chef d’œuvre aujourd’hui, fragilité des jugements humains pour une œuvre sur la fragilité des sentiments humains.
À certains moments, il me prend le désir d’un Così fan tutte à la Michael Hampe (il en existe une vidéo, production Salzbourg-Scala des années 80), soleil, Naples et perruques, avec de faux albanais qui ne trompent personne, mais auxquels tout le monde fait semblant de croire, sans trop se creuser la cervelle. Il y a dans Così un jeu sur le théâtre qu’avait bien saisi Luca Ronconi en son temps, voire Chéreau aussi sur la scène d’Aix, bien que ce ne soit pas sa mise en scène la plus convaincante, mais aussi d’autres jeux sur la vérité et le mensonge, en des constructions en abyme. Les Hermann à Salzbourg en 2004 présupposaient que les deux sœurs comprenaient immédiatement de qui elles étaient le jeu et que derrière les albanais il y avait leurs fiancés. Double « burla », double farce. Toujours à Salzbourg, mais quelques temps avant, en 2000, Hans Neuenfels en faisait une expérience d’entomologiste, où Alfonso, mettait en éprouvette de petits insectes interchangeables (nos couples), et mélangeait pour voir le résultat. Autant de visions, la plupart justes, mais pas toujours rendues avec la conviction voulue. De toutes les productions vues ces dernières années, celle de Claus Guth (Scala 2014)est sans doute la plus juste, la plus équilibrée, qui fait d’ailleurs des choix bien proches que ce qu’Honoré ressent confusément. Cela reste ma référence récente.

Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt

Alors, on imagine avec quelle curiosité je pouvais attendre la vision de Christophe Honoré, dont j’ai tant apprécié les Dialogues des Carmélites et Pelléas et Mélisande à Lyon.
Le Così qui nous été offert à Aix en Provence est dur, cruel : aucun personnage ne s’y rachète. Cette lecture qui privilégie les tensions, les frustrations et les ambiguïtés installe l’action dans un contexte qui surprend, l’Abyssinie italienne des années 30, celle de la colonisation fasciste, celle d’une Italie dominatrice à mille lieues de la Naples solaire souriante et légère de l’original. Ce qui frappe d’abord, c’est l’ambiance nocturne, avec ces feux installés qui ressemblent aux fanaux installés par les prostituées de la via Appia pour signaler leur présence. Alors que Così fan tutte est originellement une affaire de six personnages en quête d’amour( ?), ce Così s’installe dans une société coloniale, avec des dominants et des dominés, une société qui s’ennuie et qui trompe son ennui par l’exploitation notamment sexuelle des autochtones. Il y a donc beaucoup de personnages, des oisifs, des soldats désœuvrés dans un monde étouffant, dans la nuit tropicale moite et infinie. Six personnages en quête de rien.
Qui dit colonisation dit colonisateurs et colonisés, dit violence mentale et physique et en même temps un type de rapports humains pervertis : le désir de l’autre est quelquefois transgressif et le désir de l’altérité absolue est dans cette Abyssinie fasciste le désir de l’autre, de l’africain, de celui qui est à l’opposé de moi, que je méprise et que j’exploite. Mais le désir ignore ces frontières-là. C’est ce que Christophe Honoré se propose d’explorer, et c’est ce qui fait doute chez moi : il y a dans Così, quels que soient les points de vue, un espace typiquement « XVIIIème » qui est celui du jeu. Ce peut être un jeu à la Valmont-Merteuil, qui finit mal, un jeu à la Crébillon, moins définitif, mais peut-être plus excitant. Il y a dans ce Mozart là quelque chose des égarements du cœur et de l’esprit, quelque chose des fragilités, des sentiments vacillants, de la lutte des sentiments contre le désir, ou même de la lutte du désir contre les sentiments, ou du désir qui les révèle, y compris contre la volonté. Le cœur, celui qui a ses raisons que la raison ne connaît pas, est quand même le noyau de l’histoire : Honoré s’intéresse beaucoup plus au désir, Da Ponte aux fragilités du cœur.
Chez Honoré, le jeu grince dès le départ, ce qui pipe un peu les dés : Don Alfonso est un homme mur ravagé par l’alcool, désabusé, misogyne, un tantinet vulgaire qui lui aussi erre dans ce milieu oisif et cherche à se divertir, au sens pascalien du terme, les deux fiancés sont frustes, en terrain conquis : ils trompent leur oisiveté en lutinant l’autochtone. Rien de souriant ni de sympathique. Bien sûr, il y a dans Così fan tutte de quoi faire un film gris, voire noir, et beaucoup s’y sont essayés, mais pas que. Il y a un vaste espace pour toutes les ambiguïtés et tous les doutes : Così fan tutte, comme Don Giovanni est un Dramma giocoso : l’expression aujourd’hui lue de manière presque oxymorique laisse un espace pour le serio, pas forcément pour le serioso (entendu au sens de trop sérieux).
Ce qui me gêne dans le choix de Christophe Honoré, ce n’est pas qu’il pose les questions- il pose d’ailleurs les vraies questions-, c’est qu’il les résolve de manière univoque. Il nous impose dès le départ une réponse indiquant la voie à suivre, comme une sorte de mécanique implacable. Imposant un milieu surprenant (l’Abyssinie italienne à laquelle personne de pensait et personne ne pense plus) et imposant des comportements univoques (de militaires, de corps de garde, de violence exprimée ou rentrée, de colons), il verse des révélateurs pour produire un résultat au fond attendu. Mais dans ce Così plutôt sérieux, dont les personnages inspirent de moins en moins la sympathie, il ne peut échapper à la machine mise en place par Da Ponte, notamment au premier acte, aux lazzi, au jeu, qui devient étrange dans un décor nocturne par ailleurs très suggestif. J’avoue ne pas être du tout convaincu par ce choix de transfert de contexte, destiné à noircir les personnages et à exacerber leurs désirs au contact de l’altérité et du pouvoir local que ces personnages ont sur les gens : la scène du deuxième acte, où les deux femmes se frottent de manière sans équivoque à un serviteur noir est à ce titre emblématique, très bien faite, mais est-elle si justifiée ?

Abyssinie...©Pascal Victor / ArtComArt
Abyssinie…©Pascal Victor / ArtComArt

Et c’est bien ce qui me bloque et m’a fait écrire un tweet lapidaire qualifiant cette mise en scène  de « ratée » : la lettre aux chanteurs du programme impose un contexte dont je persiste à ne pas voir la pertinence : rien dans le texte de Da Ponte ne dit que les albanais sont refusés parce qu’ils sont albanais ou qu’une intrusion d’étrangers est malvenue. Les deux femmes expriment leur désagréable surprise à ce qu’on leur mette dans les pattes deux hommes qui pénètrent chez elles alors qu’elles sont dans la déploration du départ de leurs amants, ce n’est pas l’autre qu’elles refusent a priori, mais la présence mâle dans leur univers à ce moment-là. Bien sûr, Christophe Honoré a voulu exacerber les tensions, et marquer les possibles du désir (son allusion à Sade dans son texte est en ce sens cohérente), mais je trouve que la lecture de Sade enrichit des œuvres bien plus avant dans le temps, de la première moitié du XXème siècle par exemple, et paradoxalement moins des œuvres contemporaines du divin marquis. La transposition dans un monde aux relations de pouvoir ou de force, destinée à aiguiser le désir, ne répond pas pour moi aux possibles de ce texte-là, ironique toujours, sarcastique quelquefois, pastiche des drames bourgeois ou des tragédies lyriques. Mozart mime le pathétique avec un sourire permanent, même si amer quelquefois.
Du coup, la comédie, intrusive dans un contexte qui ne lui est pas favorable, apparaît être un chien dans un jeu de quilles, même si le clown peut être triste, elle dérange bien sûr, et c’est voulu, et cela ne fonctionne pas.
Je trouve donc que la transposition ne prend pas sens, parce que Così fan tutte n’est pas un opéra noir. C’est une œuvre sans doute amère, sans doute porte-t-elle un double sens, sans doute le rire ou le sourire sont-ils quelquefois forcés. Mais orienter toute l’œuvre vers une vision où tout concourt ici à dévaloriser les personnages, les hommes comme les femmes, est « una forzatura » diraient nos amis italiens une sorte de vente forcée: personne n’en réchappe. Du côté des femmes, il y a de la sensibilité au moins en plus du désir: mais les hommes, aussi bien Alfonso, ivrogne revenu de tout que les deux tourtereaux, que Guglielmo qui embroche dans un coin une prostituée, ou que Ferrando pas bien malin sont peu recommandables…ces femmes n’ont pas un goût très sûr, mais elles ont le goût qui leur correspond et n’ont que ce qu’elles méritent. On a beaucoup glosé sur le déguisement « parfait » en Dubats, ces soldats locaux employés par les italiens (Regio Corpo di Truppe Coloniali), où les blancs deviennent noirs méconnaissables :  certes, l’impossibilité de reconnaître leurs amants donne au désir ces femmes un exquis parfum d’exotisme, avec tous les fantasmes que l’homme noir peut éveiller. Mais la possibilité de les reconnaître, dans d’autres mises en scènes, donne aussi au jeu peut-être encore plus de profondeur. Toujours ce côté univoque et presque chimique de réaction en chaîne qui me dérange ici.
Seule la Despina (magnifiquement incarnée par Sandrine Piau) équivoque, plus dame que suivante (un peu dans le sillage de Haneke ou même Guth), revenue de tout, sans illusion sur personne, ni même sur elle-même, réussit à se détacher et à imposer un vrai personnage singulier, le seul peut-être à exister face à des couples sans grand intérêt et un Alfonso à la dérive.
Ce manque de légèreté et ce pessimisme structurel ont été exploités dans d’autres mises en scène, mais le propos ici a généré chez moi un certain ennui, notamment dans la première partie, à cause d’un manque de rythme, voire de vitalité. J’ai trouvé cela mortifère, et je ne sens pas Mozart ainsi, même en 1790…Amer oui, mortifère non.
Il y a sans aucun doute de jolis moments notamment dans la deuxième partie (celui de la douche notamment) parce que Honoré est un sculpteur de caractères, parce qu’il est attentifs aux gestes, aux regards, mais dans un espace ( avec de très beaux décors d’Alban Ho Van) qui n’a pas emporté ma conviction parce que l’œuvre ne semble jamais prendre son envol, dans une atmosphère sombre et lourde que la musique ne contribue pas à éclairer.

En effet, pour conduire un tel travail de mise en scène, il eût fallu à mon avis que la distribution fût sans failles, et que la musique n’allât pas son chemin, et un chemin au total assez fade.
Le ténor Joel Prieto est Ferrando, une voix agréable sans caractère particulier ; peu de lyrisme, peu d’expressivité, peu d’accents : una aura amorosa complètement anonyme. On demande pour Ferrando une certaine présence, une certaine élégance qu’on n’a pas ici, un chant plat qui ne réussit jamais à captiver.
Nahuel di Pierro entendu dans Il Viaggio a Reims n’avait pas vraiment marqué dans Lord Sydney, même si c’est un chanteur valeureux. Il ne marquera pas plus dans Guglielmo. Une certaine brutalité qui va certes avec le rôle que lui dessine Christophe Honoré, maislà aussi un chant assez anonyme : c’est là qu’on s’aperçoit combien Mozart est difficile, il faut le style, la diction, l’expression et la présence. Ce chant est correct, sans scories, mais sans rien de particulier non plus.

Rod Gilfry est Don Alfonso : même si le rôle est toujours à la limite du chant et du récitatif et ne demande pas d’effort particulier, il exige un art aigu du parlando, une vélocité de l’expression particulière et de la couleur vocale : la voix de Gilfry est fatiguée, ou du moins apparaît telle. Même si dans Alfonso ce peut être un atout, cela reste ici décevant du point de vue de l’expression. Autant j’avais bien aimé ce chanteur dans Saint François d’Assise (il est vrai assez loin de Don Alfonso), autant aussi sur cette même scène son Don Giovanni m’avait déçu. J’écrivais : « Don Giovanni vocalement sans relief et scéniquement « forcé ». Il est mal dans le rôle que veut lui faire jouer Tcherniakov. Là où il y a trois ans un Bo Skhovus à la voix vacillante était phénoménal de justesse et d’adéquation à ce Marlon Brando bis voulu par la mise en scène, Rod Gilfry reste un peu extérieur: il joue mais il n’est pas, il chante mais sans éclat ni accent, il n’est pas Don Giovanni, ni dans la vision de Tcherniakov, ni dans toute autre vision ». Si on remplaçait Don Giovanni par Don Alfonso, on aurait exactement la même impression. Don Alfonso (ah ! Gabriel Bacquier ! Ah, Ruggero Raimondi à la voix même usée jusqu’à la garde !) exige non seulement une implication, mais surtout un maniement de la langue impressionnant (un maniement qui rappelle ce qu’exige Falstaff), une aisance dans l’expression. Ici tout est caricatural, exagéré, il joue ou surjoue mais on n’y croit pas. Et puis cet Alfonso vulgaire et usé voulu par la mise en scène correspond-il à ce seigneur libertin ? Je préfèrerais un vieux Valmont, bien plus crédible dans l’imposition du pari, bien plus crédible aussi auprès de Despina.

Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt

La distribution féminine correspond mieux au niveau requis pour un festival, et même à ce qu’a voulu Christophe Honoré : on sent que dans cette œuvre  la psyché féminine l’intéresse plus en l’occurrence que son pendant masculin, sans doute aussi les qualités théâtrales des dames sont-elles bien plus convaincantes que celles de leurs collègues), même si je n’ai pas été emporté par la Fiordiligi de Lenneke Ruiten, au moins du point de vue du chant. Les qualités théâtrales sont, elles, notables. Elle montre une Fiordiligi d’un extraordinaire naturel, et d’une agilité scénique qui marque le spectateur. Si le ramage s’était rapporté au plumage, c’eût été sans doute un des clous de la soirée, et elle nous eût laissés pantois. Mais son chant reste plat, sans éclat particulier et sans caractère, même si correct. Ce n’est pas une Fiordiligi qui marque vocalement. Kate Lindsey a une voix plus personnelle, avec une belle chaleur et une belle rondeur, plus en phase avec l’œuvre et avec le caractère du personnage, même si Smanie implacabili n’a pas le relief qu’on attendrait. Sandrine Piau, on l’a déjà dit, est la seule vraie incarnation : elle incarne une Despina plus amie que suivante, désopilante dans ses déguisements successifs très couleur locale (très beaux costumes de Thibault Vancraenenbroek), même si la voix accuse certaines âpretés notamment à l’aigu. Il reste que des trois femmes, c’est elle qu’on va retenir, et qui ramasse la mise aux applaudissements.
Au-delà du chœur très épisodique, un Cape Town Opera Chorus dirigé par Marvin Kernelle très « couleur locale » et donc très vrai dans son comportement scénique, et bien en phase vocalement, le Freiburger Barockorchester était en fosse, ce qui garantissait niveau d’excellence et son légèrement rugueux qui convenait bien à l’ambiance voulue. Des cordes charnues, des cuivres impeccables, des bois de rêve qui confirment que nous avons là pour ce répertoire une des phalanges de référence : ils furent excellents. Mais j’ai été très déçu par la direction musicale, très précise, voire syncopée, de Louis Langrée. J’avais apprécié son Don Giovanni, je trouve son Così fan tutte assez anonyme, peu vital et pour tout dire sans prise de risque ni de direction claire. En ce sens, cette direction est à l’opposé de la mise en scène parce qu’elle est sans parti pris : ni marquée par la mise en scène : on aurait pu entendre dans la fosse quelque chose de plus sombre, ni par le « giocoso » : cela ne pétille pas non plus. C’est presque un pilotage automatique, tout ce qui est à faire est fait, mais sans accents ni personnalité.  Je pense que le manque d’engagement de la musique est pour beaucoup aussi dans l’impression d’ensemble distillée par la soirée : il eût fallu un Harnoncourt pour ce Così-là .
Une soirée qui laisse en bouche un goût d’inachevé. Un parti pris de mise en scène mené sans vraiment aller jusqu’au bout, comme au milieu du gué, qui commence par être « radical » et qui s’affadit à mesure malgré une direction d’acteurs très soignée, un parti pris de direction musicale justement sans parti pris malgré un orchestre superlatif, et un cast déséquilibré, qui n’est pas à la hauteur des attentes, malgré de fortes individualités. Le gracieux Mozart a encore frappé.[wpsr_facebook]

Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt

OPERA NATIONAL DE LYON 2015-2016: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 22 JUIN 2016 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Wajdi MOUAWAD)

Belmonte (Cyrille Dubois) frappe la "tête de turc" ©Stofleth
Belmonte (Cyrille Dubois) frappe la “tête de turc” ©Stofleth

Le début à l’opéra de Wajdi Mouawad était très attendu, d’autant que L’Enlèvement au Sérail de Mozart se prête aujourd’hui à diverses interprétations, et devient bien plus qu’une turquerie joyeuse, à cause des événements vécus ces dernières années, comme l’a bien montré le travail de Martin Kusej au festival d’Aix en Provence, qui optait l’an dernier pour une traduction dramatique radicale du Singspiel, le transposant en enlèvement de Daesh, et se terminant dans le sang.
Wajdi Mouawad est un auteur-metteur en scène, avec une longue carrière théâtrale derrière lui ; il met aussi en scène ses propres textes ; c’est d’ailleurs là où il a rencontré ses plus grands succès en France. Rien d’étonnant que Serge Dorny lui ait donné l’occasion de modifier le dialogue, même avec le risque inhérent à ce type d’opération. Et c’est le dialogue new-look qui est , dans la mise en scène, la vedette de la soirée.
Wajdi Mouawad a donc travaillé à partir du texte de Mozart, et il a réussi à ne jamais en trahir l’esprit, et à garder à l’œuvre sa personnalité : il respecte par exemple l’époque, avec ses costumes, même si l’espace conçu par Emmanuel Clolus est abstrait. Et même si les costumes des turcs (d’Emmanuelle Thomas) sont très impersonnels, gris, et laissent totalement de côté le pittoresque. Rien de moins « turc » que cette turquerie. L’opération est donc de ce point de vue réussie. Mouawad s’appuie fréquemment sur le dialogue original, qu’il prolonge ou précise. Un seul exemple lorsqu’à la fin Selim évoque Lostados, dans l’original il signale que Lostados lui a tout pris, dont l’amour de sa vie « Dein Vater, dieser Barbar ist schuld, daß ich mein Vaterland verlassen mußte. Sein unbiegsamer Geiz entriß mir eine Geliebte, die ich höher als mein Leben schätzte. Er brachte mich um Ehrenstellen, Vermögen, um alles. Kurz, er zernichtete mein ganzes Glück. Und dieses Mannes einzigen Sohn habe ich nun in meiner Gewalt! Sage, er an meiner Stelle, was würde er tun? »
Le texte de Mouawad précise alors dans de longs développements que le père de Belmonte a épousé la femme en question, blonde aux yeux bleus, et qu’elle est la mère de Belmonte, ce qui ne change pas le sens du geste de Selim, mais change évidemment le regard de Belmonte sur l’aventure. Le dialogue allonge singulièrement l’œuvre, ce qui n’est pas contradictoire avec la tradition du Singspiel qui permet entre autres des variations voire des improvisations dans les dialogues avec autant d’importance que le chant (Singspiel= « jeu chanté »)puisque c’est le dialogue qui est action et chant qui est station.
Vu la thématique traitée par Mozart, ( vu aussi les circonstances politiques actuelles) qui affirme la clémence comme valeur suprême de l’humain, traitée aussi bien dans La Clémence de Titus que dans la Flûte enchantée, on pouvait s’attendre de la part de Mouawad à une intervention forte. Mozart s’affirme homme des Lumières et Mouawad a résolu de suivre Mozart et de souligner fortement les valeurs illuministes, de manière très démonstrative, mais en y introduisant et développant des thématiques d’aujourd’hui, comme le statut de la femme, tout en ne trahissant jamais l’original de Mozart. Disons  qu’il en développe les potentialités, qu’il le libère de certaines idées inhérentes au XVIIIème car ce qui intéresseMouawad est souvent évoqué en filigrane dans le dialogue original. Dans cet Enlèvement new-look, c’est la femme qui pour l’essentiel porte les valeurs de l’humanité, c’est elle aussi qui mène le jeu.
Rappelons rapidement l’histoire assez simple de L’Enlèvement au Sérail : une jeune aristocrate, Konstanze, sa servante Blonde et Pedrillo le valet de son fiancé ont été enlevés par des pirates barbaresques, comme on dit et le lot a été acheté par Selim Pacha, sans doute un gouverneur puissant de province ottomane. Belmonte, le fiancé de la belle Konstanze entreprend d’aller la libérer et se fait passer pour architecte. Ils fuient, mais son découverts, condamnés, d’autant plus que Belmonte est le fils du pire ennemi de Selim. Mais Selim pardonne, au nom de la clémence. Tous sont libérés et retournent chez eux.

Mouawad compose donc son propre Singspiel développé, avec de longs dialogues en allemand (traduction Uli Menke) qui devient d’une certaine manière l’œuvre, et le chant une sorte de parenthèse sur laquelle il intervient peu.

Ouverture ©Stofleth
Ouverture ©Stofleth

C’est bien là la première réserve à ce travail très sérieux et logique, documenté et globalement cohérent avec Mozart. Toute la mise en scène se concentre pratiquement sur le texte parlé, et Mouawad laisse les chanteurs vaquer à leurs occupations sur le texte chanté, mis en place de manière bien plus conventionnelle. Mouawad est essentiellement intéressé à ce que son texte soit porté : d’où une introduction longue, se tissant avec la musique de l’ouverture, pour l’occasion fragmentée, d’où un prologue essentiel pour la compréhension de l’histoire, mais qui fait qu’au bout de 10 minutes, on a à peu près compris l’option de mise en scène. Le prologue guilleret de Mozart se tresse donc avec un prologue théâtral tout aussi guilleret, où chez les Lostados on fête le retour des prisonniers, enlevés à la barbarie. Pour la peine on joue à la « tête de turc », un jeu de foire qui consiste à faire bouger une tête de turc figurée en tapant dessus avec un marteau. On s’amuse beaucoup, jusqu’au moment où c’est au tour de Blonde et Konstanze, qui se refusent à y jouer, au nom du fait que Selim leur a sauvé la vie, c’est alors qu’on va revenir à l’histoire, comme dans une structuration de théâtre dans le théâtre, d’illusion baroque, qui évidemment rappelle le mythe de la caverne platonicien.
De manière très habile, Mouawad mélange les moments d’ici et maintenant et les moments d’alors, dans des variations de dialogue croisées, à la fois bien faites et claires. Les dialogues se mélangent entre évocation et commentaires, mais assez vite la mise en scène va abandonner ce « théâtre dans le théâtre » pour ne retenir que l’évocation d’alors.
Mais Mouawad ne se contente pas de nous conter les vertus de l’humanisme, ni l’histoire des deux couples. Il va aussi s’appuyer sur l’histoire de l’opéra mozartien pour évoquer La Flûte enchantée, certaines scènes en semblent extraites, tant sont semblables les situations Pedrillo/Osmin Papageno/Monostatos par exemple, mais aussi les méditations de Konstanze (vêtue d’un blanc paminesque) qui font bien penser à Ach ich fühl’s. mais on sait cela et on sait combien La Flûte enchantée est redevable à L’Enlèvement au Sérail, variable mozartienne de l’opéra à sauvetage qui est si en vogue à la fin du XVIIIème.
Mouawad sait aussi quel intérêt Mozart porte aux histoires de couples et aux variations sur l’amour : il anticipe aussi Così fan tutte et c’est là sans doute la plus grande originalité de son travail, sa réflexion porte, plus encore que sur les valeurs humanistes, sur l’instabilité et la fragilité des choses humaines et notamment de l’amour. Et Konstanze et Blonde sont chacune à leur mode, saisies par ces tourments. Konstanze en mode héroïque, elle résiste, Blonde en mode résigné, elle se soumet aux lois locales puisque Selim a donné Blonde à Osmin, qui l’a épousée et dont il a même (on le voit à la fin) un enfant. Et Blonde est sensible à cet Osmin non pas bouffe mais sincèrement épris, et donc jaloux de Pedrillo, dont Blonde reste aussi amoureuse. Comme dans Così fan tutte, on peut aimer plusieurs hommes, sans en trahir aucun. Le cas de Konstanze est peut-être plus complexe et conduit d’une certaine manière à une Konstanze/Fiordiligi (qui ne cède pas, malgré un vrai sentiment pour Selim) et à une Blonde/Dorabella, qui cède et s’en accommode, au nom même de cette condition de la femme qui fait qu’ici comme en occident, servante elle était et servante elle restera. Ainsi donc dans ce maelström des sentiments et des situations, où personne n’est vraiment méchant, où les hommes sont tous sincèrement amoureux et où les femmes ont su apprendre que ceux qu’on appelle barbares ne sont pas plus ni moins barbares que nous, qu’ils sentent et qu’ils aiment comme nous.
C’est paradoxalement Belmonte qui n’a pas le beau rôle, il vient libérer Konstanze et les deux valets, mais  ne saisit pas, au nom de son sentiment tout égoïste, les émois et les doutes de Konstanze, dont on sent bien qu’il arrive au moment où elle serait prête à céder au Pacha. Et le côté juvénile de ce Belmonte, bien caractérisé par Cyrille Dubois, s’oppose à la maturité de Selim, un Peter Lohmeyer un peu déclamatoire, mais plus mur et plus sûr que Belmonte.
Enfin, l’espace essentiellement structuré par des cloisons s’ouvre sur un globe qu’on croit être d’abord le turban du turc vu de dessus, mais c’est aussi le monde « comme volonté et comme représentation » dirait l’ami Schopenhauer, un monde qui s’ouvre sur la prison, prison des femmes d’abord, le harem du Pacha, qu’on a vu d’abord représenté avec les enfants allant à l’école puis soignés chacun par une des mères-femmes du pacha, en une représentation en même temps gentiment satyrique, tandis que les janissaires sont comme des ombres mortes et grises, d’un monde qui n’a pas d’identité sinon celle d’une vague inquiétude.
Dans ce globe, d’abord harem, puis prison des quatre prisonniers après la découverte de leur fuite, finira Selim quand les autres partiront : à lui d’être désormais prisonnier de ses souvenirs. Et le mince rideau translucide qui sépare l’ici (chez Lostados) où l’on revient, et là-bas ( où tout n’a pas été noir), montre que la fin n’est pas si heureuse, longs regards des femmes, des regrets sans doute, et puis le retour aux anciennes amours : rien ne sera plus comme avant.
Ainsi Mouawad conclut-il ce qu’il a voulu être une histoire moralisante, avec son côté quelquefois préchi précha, un peu didactique, presque déictique, avec sa méditation sur les sentiments ,  sur l’universalité de l’amour et ses fragilités et sur l’humanité avec ses grandeurs et ses faiblesses. Un presque « conte pour adultes », venu d’une histoire assez conventionnelle de Mozart, mais démonstrative elle aussi, au service de l’universalité de l’humain. Et l’ensemble des lustres, lors de l’image finale, tous de cristal “occidentaux”, avec au milieu un luminaire oriental, montre que de l’aventure, il restera toujours quelque chose…C’est subtil, mais bien fait car c’est une belle métaphore des “Lumières”.

Dernière image ...lumières ©Stofleth
Dernière image …lumières ©Stofleth

L’opération est, je l’ai dit, réussie dans la forme, Mozart n’est pas trahi, mais prolongé, le Singspiel n’est pas trahi dans la forme mais mené jusqu’au bout et développé; la parole domine, car à l’évidence Mouawad y est plus à l’aise. Il a peut-être été pris au piège de l’opéra, qui impose un tempo plus rigoureux, qui impose aussi des mouvements ou des postures différentes, et cela il n’a pas su le mener à bien, il n’a pas su faire le lien théâtral entre musique et chant, d’autant plus difficile que ce dialogue était du Mouawad traduit en allemand, et que la familiarité avec l’allemand n’était pas – malgré les efforts visibles- partagé par tous, Cyrille Dubois en tête qui semblait devoir choisir entre le jeu ou la langue , au contraire de la Konstanze très à l’aise dans les dialogues parlés, et qu’évidemment tous les allemands et germanophones du plateau, dont la très jeune polonaise Joanna Wydorska qui chante fréquemment en Allemagne.
Un sentiment mitigé sur ce travail, très sérieux, très sensible, mais un peu démonstratif et un peu maladroit. On veut certes délivrer un message, mais fallait-il appesantir à ce point les dialogues pour délivrer un message que déjà Mozart avait pu délivrer, même partiellement et même si Mouawad voit dans l’histoire originelle une sorte de conte bien pensant de musulmans humains parce que touchés par les Lumières. Bien sûr, ce type de forme est datée et Mouawad a résolument essayé et c’est tout à son honneur, d’actualiser, mais trop de stabilo tue peut-être la lecture.

Dans ce travail tout concentré sur le dialogue, la « Gesamtkunstwerk » qui ferait tenir le trépied musique/chant/théâtre est un peu déséquilibré, et musique et chant plus qu’ailleurs vont se juger presque indépendamment du théâtre ou de la mise en scène. Stefano Montanari est incontestablement le maître de la fosse et le maestro de la représentation. Un rythme vif, sec, très marqué par des couleurs baroquisantes, sinon franchement baroques (percussions, bois). Tout cela est mené tambour battant, avec un sens de la pulsion particulier ; l’orchestre répond très positivement à ces sollicitations et pour une fois l’acoustique sèche du théâtre de Nouvel convient bien aux intentions du chef. Pas d’alanguissement, et une musique qui anime le plateau, et qui sait aussi accompagner les chanteurs, où l’on sait que les femmes sont très sollicitées ; j’ai bien aimé Montanari à chaque fois que je l’ai entendu à Lyon, il semble ici avoir approfondi son travail, et permis en même temps une vraie respiration au plateau, malgré le côté très serré du tempo. Le chœur de l’opéra, sollicité, mais de manière relativement réduite, fait preuve de ses habituelles qualités désormais, dirigé ici par Stephan Zilias.
La distribution est dans l’ensemble homogène, et fait preuve de nombreuses qualités, notamment dans le jeu (Osmin, excellent) et aussi dans le chant. J’ai employé le terme d’homogénéité, parce qu’on voit bien le travail d’équipe, parce qu’il n’y a vraiment pas de faiblesses, mais il reste que tous ne sont pas à l’aise dans une œuvre où notamment pour les femmes, la sollicitation est extrême : il fallait Jane Archibald pour triompher des trois airs de Konstanze, dont le redoutable Martern aller Arten mais pas seulement. Jane

Konstanze (Jane Archibald) et Selim (Peter Lohmeyer) ©Stofleth
Konstanze (Jane Archibald) et Selim (Peter Lohmeyer) ©Stofleth

Archibald remporte un triomphe mérité, ce ne sont qu’aigus et suraigus, agilités, variations et cadences, avec les reprises. Technique de chant maîtrisée, dominée, une perfection. Mais comme toutes les perfections, un peu froide. C’est un chant technique plus qu’un chant sensible. Je me souviens (ah, l’ancien combattant) de Christiane Eda-Pierre dans le rôle, qui fut une grande Konstanze pour moi (avec Böhm au Palais Garnier, eh oui), avec bien moins de moyens techniques qu’Archibald, mais une telle émotion, un tel ressenti, une telle sensibilité qu’elle emportait la mise. Archibald est magnifique, pour la tête, la technique, pour les amateurs d’acrobaties, mais pour le cœur, c’est autre chose.

Cet autre chose, on l’a eu avec Joanna Wydorska : une voix très petite,  qui monte correctement à l’aigu quand il faut (Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln) même avec de toutes petites scories dans les passages, qui n’a pas la technique d’une Archibald, mais qui est tellement fraiche, tellement naturelle, tellement sensible dans son jeu qu’elle réussit à compenser et à convaincre : c’est une Blöndchen qui m’a beaucoup touché, et qui a su dominer ses maladresses par une personnalité scénique affirmée et très juste.
Le Pedrillo de Michael Laurenz n’a pas beaucoup d’airs à chanter, il a beaucoup à parler ; alors quand il chante, il montre que ça s’entend. La voix n’est pas si légère (j’ai entendu plus léger dans le rôle) et il donne de la voix, une voix large et puissante, avec un manque d’homogénéité entre les graves et les aigus, ces derniers un peu trop élargis, et manquant pour mon goût un peu de contrôle, mais l’ensemble se défend et le personnage est très bien campé, bien joué (et bien dit, ce qui est ici, on l’a compris, important).

Blonde (Joanna Wydorska) et Osmin (David Steffens) ©Stofleth
Blonde (Joanna Wydorska) et Osmin (David Steffens) ©Stofleth

L’Osmin de David Steffens tranche aussi sur les Osmin bouffes ou terribles qu’on a vu sur les scènes. Dans les quelques mots du programme, Mouawad insiste sur le fait qu’«il ne suffirait pas de faire d’Osmin un intégriste habillé de noir avec un couteau à la gorge de Blonde… », allusion à la mise en scène de Kusej à Aix, « pour se dédouaner et régler le problème ». La question est la vision de l’Islam dans l’Enlèvement, « compensée » par un Selim touché par la grâce des Lumières et donc un regard sur l’Islam qui reste, dit-il, “cauchemardesque”. Il lutte donc contre cette vision, on l’a dit, en présentant un monde de l’islam débarrassé de son imagerie d’opérette, tout de gris et de noir (sauf les femmes, en rouge), un univers d’une rigueur monastique et Osmin et Selim portent le même costume. Osmin est d’abord un amoureux qui cherche à retenir son amour, et Blonde a accepté la situation, en servant son Osmin comme elle « servirait » n’importe quel mari sous n’importe quels cieux (allusion à une sorte de statut universel de la femme), et en l’aimant, une des scènes les plus souriantes dans ce domaine est la manière dont elle le brosse, tendrement, alors qu’il est dans la baignoire, une scène d’intimité amoureuse dont on n’a pas l’habitude dans les visions ordinaires de l’œuvre de Mozart. L’Osmin de David Steffens est donc assez élégant, digne, mais défendant plus son amour et son privé que le palais, et sa voix est jeune, claire, et son chant très fluide et naturel. Cette jeunesse d’Osmin est frappante et le rend fragile, et tout sauf obtus, comme le voudrait la tradition. David Steffens réussit bien à incarner le personnage inhabituel, et sa jeunesse et son physique renvoient bien plus à un Sprecher qu’à un Monostatos dans La Flûte enchantée. Son chant expressif et bien profilé rend le personnage plus profond que Belmonte, l’autre amoureux qui n’a pas, répétons-le, le beau rôle.

Konstanze (Jane Archibald) et Belmonte (Cyrille Dubois) ©Stofleth
Konstanze (Jane Archibald) et Belmonte (Cyrille Dubois) ©Stofleth

Il n’a pas le beau rôle d’abord parce qu’il semble arriver dans un univers déjà balisé par les sentiments, un univers ordonné qu’il ignore et qu’il considère évidemment comme « barbare », même si Pedrillo l’avertit du caractère du Pacha. À ce propos d’ailleurs, il faut répéter que la société orientale et notamment ottomane était depuis longtemps traversée par l’occident (il faut lire à ce propos Mon nom est rouge  de Ohran Pamuk) et que des personnages comme Selim devaient exister, à l’évidence (Les Lettres persanes de Montesquieu en sont aussi une preuve en creux). Belmonte arrive à l’évidence avec ses idées préconçues, et la vision du prologue où il frappe allègrement sur la tête de turc montre qu’il n’y a pas eu de leçon. Un personnage que Cyrille Dubois incarne avec une certaine justesse. Certes, sans doute sa manière « appliquée » de parler l’allemand, et sa gêne visible lui donnent cet aspect hésitant et « ailleurs » : dans ce monde déjà ordonné qu’est le Sérail de Selim, il apparaît cet « autre » un peu décalé et un peu dérangeant. J’ai beaucoup d’estime pour ce chanteur que j’ai vu excellent plusieurs fois. C’est un de nos vrais espoirs. Il reste qu’il semble un peu gêné aux entournures par Belmonte qui est tout sauf un rôle facile. Pour moi Tamino est moins délicat. Comme Tamino d’ailleurs (et Titus), Belmonte est un rôle qui balise le chemin vers des rôles plus lourds comme Lohengrin. Ce n’est pas un rôle pour ténor léger, mais la voix de Cyrille Dubois qui n’est pas légère n’arrive pas à faire de ce Belmonte un personnage intéressant parce qu’elle manque d’expressivité, à moins que le personnage ne soit vraiment pas intéressant. En ce sens la prestation de Cyrille Dubois répond aux orientations de la mise en scène tant il semble traverser l’action sans jamais en comprendre les enjeux.
Je suis donc partagé.  Cyrille Dubois chante le texte mais sans lui donner corps, presque de manière absente et extérieure. Cela cadre avec le personnage voulu. Mais est-ce voulu justement ? Son profil jeune, amoureux et jaloux exprime un monde blanc ou noir, et la mise en scène souligne le monde de Selim comme un monde noir, en tempérant cependant l’impression par le tapis de pétales de roses qui marque la surface de jeu, rose et noir, rouge et noir, la couleur a son importance. Et d’ailleurs, le tapis de sol de cette surface couverte de pétales est par deux fois roulé et emporté, comme si on jouait sur l’apparence. Comme si des roses ne devaient rester que quelques traces ou quelques épines.
Cyrille Dubois ne convainc donc pas totalement, tant il semble gêné et peu naturel, beaucoup moins à l’aise que dans d’autres rôles.

Pétales de roses ©Stofleth
Pétales de roses ©Stofleth

Au total, une représentation qui incontestablement pose question, parce que le propos est juste, parce que le discours se tient, parce que le dialogue new-look n’enlève rien à la cohérence de l’ensemble et qu’il s’accroche bien à la musique, mais quelque chose laisse insatisfait: est-ce l’excès d’insistance et de didactisme ? est-ce une mise en scène qui semble un peu trop « conforme » et moins dérangeante que le propos ne laisserait le penser ? Est-ce la fin en interrogation ? Le spectacle laisse des questions irrésolues, mais l’ensemble musical, cast et orchestre est vraiment au point, au-delà des observations émises qui laissent aussi planer quelques interrogations (Cyrille Dubois). Une soirée lyonnaise, comme d’habitude stimulante, avec comme d’habitude une prise de risque. C’est bien ce qu’on attend de la scène française d’opéra la plus novatrice. [wpsr_facebook]

Pris au piège ©Stofleth
Pris au piège ©Stofleth

LES SAISONS 2016-2017 (7): GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Préserver l’industrieuse Genève des méfaits d’un théâtre, c’est ce qu’en une soixantaine de pages, le plus célèbre des genevois, Jean-Jacques Rousseau préconise dans sa fameuse « Lettre à D’Alembert sur les spectacles ». Mais au moment même où Rousseau écrit, cette opinion est déjà battue en brèche puisque l’opéra est représenté dans plusieurs salles, dont « La Grange des étrangers » puis le théâtre de Neuve, ancêtre de l’actuel Grand Théâtre inauguré en 1879. Le Grand Théâtre fait pour accueillir le Grand Opéra, il ouvre en effet avec le Guillaume Tell de Rossini. Il y a par ailleurs à Genève une vraie tradition wagnérienne : depuis la reconstruction du Grand Théâtre, incendié en 1951 (suite à une erreur de mise en place d’effets spéciaux pour Die Walküre) et réouvert en 1962, on a connu à Genève plusieurs productions du Ring complet, bien plus nombreuses qu’à Paris. La tradition historique du Grand Théâtre, c’est la grosse machine lyrique : si c’est Guillaume Tell qui ouvre en 1879 le Grand Théâtre tout neuf, c’est Don Carlos de Verdi qui ouvre en 1962 le nouveau théâtre de 1500 places à vision frontale, avec sa large scène, plus faite pour accueillir Les Huguenots ou Götterdämmerung que Cosi fan tutte.
J’ai abordé il y a quelques jours à propos de Zürich la situation de l’Opéra en Suisse, et notamment les trois théâtres les plus importants, Zürich, Genève, Bâle. Zürich est la capitale économique de la Suisse et son opéra est le plus riche. Genève est une ville internationale dont l’Opéra est le plus vaste du pays, et la plus grande scène, mais moins riche que Zürich. Il en résulte que chacune des deux institutions fonctionne selon les systèmes qui se partagent la culture lyrique d’aujourd’hui, Zürich, théâtre de culture germanique, est un théâtre de répertoire, et Genève, de culture plutôt latine, est un théâtre de stagione.

Si l’on s’appuie et sur l’histoire et sur la culture théâtrale locale, Genève est un théâtre de stagione plutôt destiné (historiquement, c’est pour cela qu’il est né) à promouvoir des grands spectacles : l’opéra de Genève est né pour célébrer une bourgeoisie travailleuse  et enrichie, qui voulait par son théâtre imiter…le Palais Garnier, dont le Grand Théâtre est le lointain cousin. Il n’y a pas de hasard si le suisse Rolf Liebermann, administrateur général de l’Opéra de Paris, l’un des grands princes de l’Opéra du XXème siècle, a fait en sorte qu’Hugues Gall, son bras droit, devienne l’heureux directeur du Grand Théâtre à partir des années 1980, où son action fut déterminante sur une quinzaine d’années. À son départ pour Paris en 1995, plusieurs directeurs se sont succédés, Renée Auphan, de 1995 à 2001, puis de 2001 à 2009 Jean-Marie Blanchard qui donna au Théâtre un incontestable prestige artistique, mais que des crises successives dans les dernières années, dues à des problèmes d’organisation technique et administrative, ont contraint à ne pas renouveler son contrat. C’est Tobias Richter, venu du Deutsche Oper am Rhein, qui en est depuis le directeur général
Pour une ville comme Genève, le Grand Théâtre est une nécessité en terme d’image: une ville siège de plusieurs organisations internationales doit avoir un théâtre de prestige ; c’est aussi une nécessité culturelle, et stratégique ; la plus grande ville francophone de Suisse se doit de répondre en écho à la plus grande ville germanophone. Mais autant le théâtre de Zürich reste par delà les vicissitudes une maison de référence, celui de Genève doit faire face quelquefois à des crises (à la fin des années Blanchard) mais aussi à des problèmes structurels (le Grand Théâtre est fermé pour deux ans à cause d’importants travaux sur la structure) et même à des problèmes d’identité culturelle : dans le concert des théâtres européens et francophones de référence, Genève a perdu un peu de relief, face à sa voisine Lyon à la politique artistique beaucoup plus dynamique, mais aussi face à des structures comme l’Opéra des Flandres ou La Monnaie, qui devraient être comparables à Genève et qui ont une ligne artistique plus lisible.
Il faut dire que Genève a aussi un fort handicap, qui est l’absence d’un orchestre maison : l’Orchestre de la Suisse Romande, qui fut l’une des plus prestigieuses phalanges d’Europe, se partage entre la fosse du Grand Théâtre et le podium du Victoria Hall, sans avoir réussi à retrouver un chef qui lui redonne le lustre perdu ni perméabilité des chefs: on voit rarement, très rarement même, le directeur musical de l’OSR dans la fosse de l’opéra, comme si on voulait bien marquer les domaines de chacun, alors qu’on gagnerait sans doute à plus de cohérence, mais aussi de cohésion. Espérons en Jonathan Nott, qui a si bien réussi à Bamberg, et qui est aussi un bon chef d’opéra.
Et dans les deux ans qui viennent, le Théâtre s’est replié dans la structure provisoire qui servit à la Comédie Française, le Théâtre éphémère devenu à Genève Opéra des Nations, situé dans le voisinage des Nations Unies, une structure à la capacité moindre (un millier de places) et aux possibilités techniques inférieures au Grand Théâtre, ce qui impose une programmation plus limitée en termes de répertoire, qui correspond bien moins à la tradition maison : au Grand Opéra et à Wagner, dont la dernière production du Ring (Metzmacher, Dieter Dorn et Jürgen Rose) a constitué le climax des dernières années, va se substituer un travail sans doute concentré sur l’Opéra Comique français (tradition française oblige), le Bel Canto (qui rappelons-le est plutôt destiné à ces salles de dimensions moyennes), Mozart et le baroque (qui n’est pas vraiment la tradition locale, bien que la Salle Théodore Turrettini, dans le bâtiment des Forces motrices, ouverte en 1997, se destinât originellement à ce type de répertoire).
Enfin, la question du public de Genève se pose : un public vieillissant, plutôt traditionnel, et mondain, et une politique qui n’est pas vraiment dirigée vers les jeunes générations (de 20 à 45 ans) : le public de Lyon par comparaison a une moyenne d’âge inférieure à 50 ans et une forte proportion de public de moins de 25 ans. Reconstituer un public, cela prend du temps, et les travaux actuels ne facilitent pas l’entreprise.
Comme on le voit, la situation n’est pas simple et tout lecteur de la saison de Genève doit avoir en tête et cette histoire, et cette tradition, et surtout les conditions actuelles de travail, techniquement plus limitées, qui impliquent une offre à la fois plus modeste et plus diversifiée, mais en même attirante pour déplacer le public de la Place Neuve en plein centre, aux marches de la Ville.

La tradition de la stagione est respectée, pour une saison de septembre à juin (de 10 mois) et sept nouvelles productions. La question technique de l’adaptabilité des formats de production à l’Opéra des Nations fait que les productions maison du Grand Théâtre peuvent difficilement rentrer dans la salle provisoire, et qu’il faut donc soit produire du neuf, soit coproduire, soit louer des spectacles ailleurs, et pour garantir des levers de rideau en nombre correct, proposer d’autres formes, comme le théâtre pour enfants, les récitals ou l’opéra en version de concert. Ce sont 30 mois de jonglage qui attendent l’administration du Théâtre.

PRODUCTIONS d’OPÉRA

SEPTEMBRE

Manon de Jules Massenet
La saison s’ouvre sur un des opéras les plus populaires du répertoire français, pour un des grands mythes de la littérature, de la scène et du cinéma, le mythe de Manon (tiens, d’ailleurs un Festival « Manon » aurait sans doute été bienvenu, avec les ballets et les films, mais aussi des œuvres en version de concert comme la suite de Manon écrite par Massenet Le Portrait de Manon, ou l’opéra comique d’Auber ) . En complément est prévue seulement la Manon Lescaut de Puccini en concert.
La direction musicale est assurée par le slovène Marco Letonja, un chef de qualité directeur musical du Philharmonique de Strasbourg, (qui avait déjà dirigé la Medea de Cherubini) et la mise en scène par Olivier Py, qui revient à Genève après sa trilogie du diable (sous Blanchard) sa Lulu et son célèbre Tannhäuser qui fit découvrir certaines réalités masculines à des spectateurs qui n’en revenaient pas (et Nina Stemme par la même occasion). Olivier Py, digne directeur du Festival d’Avignon, s’est beaucoup assagi, d’aucuns diraient assoupi, mais cela garantit quand même un niveau de qualité enviable.
La distribution affiche Patricia Petibon et Bernard Richter, deux garanties. Patricia Petitbon qui était la Lulu de Py, sera sa Manon, d’ici à faire un lien entre les deux, il n’y a qu’un pas que franchit d’ailleurs le pitch du site du Grand Théâtre.
Coproduction avec l’Opéra Comique de Paris, dont l’espace et les possibilités scéniques ne sont pas trop différentes de l’Opéra des Nations, et qui lui aussi est en travaux…
Du 12 au 27 septembre (8 représentations)

NOVEMBRE

Der Vampyr, de Heinrich Marschner

Voilà une excellente initiative qui va faire courir tous les curieux de nouveauté, et surtout les lyricomanes. On dit toujours que l’opéra wagnérien naît de l’écoute de Weber et de Schubert, bien sûr on oublie les italiens, mais on oublie surtout Marschner qui à l’époque avait autant de succès que les autres dans le genre de  l’opéra fantastique. Sur un livret de Wilhelm August Wohlbrück, d’après Der Vampir oder die Totenbraut (1821) de Heinrich Ludwig Ritter, basé sur la nouvelle The Vampyre de John Polidori.  La production présentée cette saison à la Komische Oper Berlin a évidemment fait couler quelques quantités d’encre, dans une mise en scène du metteur en scène allemand Antú Romero Nunes, ce qui nous garantit le tripatouillage du livret dont il s’est fait la spécialité, lui qui s’est fait connaître en présentant des livrets d’opéra en version théâtrale. C’est un metteur en scène inconnu hors d’Allemagne (on lui doit notamment à Munich un Guillaume Tell très sage et un Ring sans musique à Hambourg). Y aura-t-il à Genève les coupures qu’on lui a reprochées à Berlin ?
En tous cas la distribution est stimulante, avec notamment Tómas Tómasson (Klingsor dans le Parsifal de Barenboim/Tcherniakov à Berlin), Jens Larsen (en troupe à la Komische Oper), Shawn Mathey  et Laura Claycomb. L’orchestre sera dirigé par le remarquable Dmitri Jurowski, ce qui garantit une très haut niveau musical.
Du 19 au 29 novembre (7 représentations). Il FAUT aller voir ce spectacle, vaut le TGV, et tous moyens de transports possibles y compris le bus si on habite le genevois français ou Annemasse.

DÉCEMBRE-JANVIER

La Bohème, de Giacomo Puccini
J’écrivais dans la présentation de saison de Zürich que « toute reprise de La Bohème est alimentaire ». À l’évidence, cette série de 12 représentations avec grosso modo 2 distributions en période de fêtes est faite pour remplir et salle et caisses. Il est évident qu’il faut des opéras populaires pendant ces deux ans de travaux, et les anciens se souviendront qu’à Paris, La Bohème, qui est entrée au répertoire du Palais Garnier en 1973, était auparavant un titre destiné à l’Opéra Comique au format bien plus réduit. Cette version conviendra donc à l’Opéra des Nations.
Deuxième règle : pour attirer le public pour les grands standards de l’opéra, il ne faut surtout pas l’effrayer . Et donc il est à attendre une mise en scène sage. Mathias Hartmann a réalisé une Elektra à Paris sous Mortier, et c’est la même équipe qui a fait le Fidelio  du Grand Théâtre de la saison 2014-2015 qui n’avait pas fait l’unanimité. L’orchestre sera dirigé par Paolo Arrivabeni l’un des chefs habitués de ce répertoire, et la distribution est solide sans être exceptionnelle. Rodolfo sera Aquiles Machado qui roule sa bosse entre Las Palmas et Moscou dans les rôles traditionnels de ténor italien. Mimi sera d’une part la charmante Ekaterina Siurina, et d’autre part Ruzan Mantashyan, soprano lyrique qui a débuté il ya deux ou trois ans et qui a beaucoup chanté Musetta.
Musetta en revanche sera en alternance Julia Novikova soprano colorature qu’on commence à voir dans de nombreux théâtres et la jeune Mary Feminear des jeunes solistes en résidence  au Grand Théâtre. A dire vrai, cette distribution est un peu passe partout, on compte sur l’effet “titre” pour attirer le public, et pas vraiment sur les solistes.
À noter, plus intéressant, un spectacle jeune public de Christof Loy sur « Les scènes de la vie de Bohème » préparatoire à cette série de représentations (voir plus loin)
Du 21 décembre au 5 janvier (12 représentations).

JANVIER FÉVRIER

Il Giasone, de Francesco Cavalli.
Un opéra de carnaval, qui traite évidemment des amours de Médée et de Jason, en version moins tragique que d’habitude. C’est l’excellent Leonardo Gárcia Alarcón qui dirigera la Capella Mediterranea, son orchestre, choisi pour cette série de représentations, ce qui garantit évidemment la cohésion et un travail approfondi alors que l’an dernier (pour Alcina les musiciens de la Capella Mediterranea assuraient seulement le continuo). Il est bon de créer des fidélités, notamment dans un répertoire moins familier du public de ce théâtre. Cela permet de tisser des liens artistiques et musicaux, mais aussi de fidéliser un public peut-être nouveau. Avec le transfert à l’Opéra des Nations, il serait bon d’afficher une ligne de programmation en évolution, qui puisse inclure ce type de collaboration plutôt stimulante.
C’est le jeune et talentueux contreténor Valer Sabadus qui sera Giasone, et la mezzo norvégienne spécialiste de ce répertoire Kristina Hammarström, vue dans Alcina cette saison, tandis que Dominique Visse le grand contreténor français sera Delfa.
Une belle distribution, bien construite, dans un spectacle qui sera mis en scène par l’italienne Serena Sinigaglia dans des décors d’Ezio Toffolutti, c’est à dire une ambiance sans doute plutôt traditionnelle mais élégante, ce qui changera de l’analytique David Bösch (Alcina cette année), invité cette prochaine saison pour Mozart.
Du 25 janvier au 7 février (7 représentations)

MARS

Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Wozzeck d’Alban Berg

Wozzeck (Thomas Koniezcny)(prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (Thomas Koniezcny)(prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Une production louée, pour un opéra qu’on ne reprend pas régulièrement. On peut supposer que c’est une décision peut-être récente parce que la distribution est en cours, et que seul le Wozzeck du remarquable Tomasz Konieczny est affiché (mais c’est déjà une garantie) qui a créé la production en 2015 à Chicago. La production est de David McVicar, au modernisme modéré (un type d’approche qui convient aux USA) et qualifiée « d’humaniste » par la critique américaine. L’orchestre sera dirigé par le suisse Stefan Blunier le GMD de l’opéra de Bonn et directeur musical du Beethoven Orchester Bonn (qui devrait quitter ses fonctions en fin de saison).
Du 2 au 14 mars 2017 (7 représentations)
Production du Lyric Opera de Chicago

MAI

Così fan tutte, de W.A.Mozart
Il eût été étonnant que dans une salle aussi adaptée à Mozart que l’Opéra des Nations, celui-ci fût absent. Così fan tutte, 6 chanteurs, recours au chœur limité, est un opéra idéal pour ce type de lieu au rapport scène-salle très favorable. La distribution est soignée, Veronica Dzihoeva (Fiordiligi), Alexandra Kadurina (Dorabella), Steve Davislim (Ferrando), Vittorio Prato (Guglielmo), Monica Bacelli (Despina) et Laurent Naouri (Don Alfonso), l’orchestre est dirigé par Hartmut Haenchen le chef allemand qu’on va voir pas mal dans la région puis qu’il dirige Elektra et Tristan à Lyon, et la mise en scène est confiée à David Bösch, le metteur en scène en vogue en ce moment (il vient de proposer Idomeneo à Anvers, il prépare Meistersinger à Munich et il a mis en scène Alcina à Genève)
Du 30 avril au 14 mai (8 représentations)

JUIN

Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart
Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart

Norma, de Vincenzo Bellini.
Je vis Norma il y a déjà longtemps à Genève (June Anderson, Inès Salazar). On compte sur les doigts les productions de Norma qui tiennent la route et on attend le moment où la Scala aura le courage de mettre à l’affiche cet opéra qui y manque depuis une  quarantaine d’années (dernière Norma scaligère: Caballé). C’est une gageure. Le récent forfait d’Anna Netrebko attendue à Londres en est une preuve. Il faut une Norma, et le marché en a plusieurs, mais aucune n’est incontestable, sauf la Bartoli, mais dans des conditions spéciales. Sans doute la réussite dans Medea d’Alexandra Deshorties à Genève a donné l’idée de lui confier le rôle de la druidesse. Elle sera entourée de Marco Spotti dans Oroveso, et Ruxanda Donose dans Adalgisa; Pollione n’est pas encore distribué…
La production a été louée à Stuttgart, elle remonte à 2002  et elle est signée Jossi Wieler et Sergio Morabito dans des décors d’Anna Viebrock, la décoratrice fidèle de Christoph Marthaler. La production a voyagé, en Russie, en Sicile, et a été assez souvent reprise à Stuttgart où elle avait obtenu le qualificatif d'”Event of the Year” à sa création; c’est l’américain John Fiore (Parsifal à Genève, Tristan à Zürich), un authentique musicien de grande qualité qui dirigera l’OSR.
Du 16 juin au 1er juillet (7 représentations)

Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart
Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart

A ces sept productions, on doit ajouter trois titres en version de concert qui complètent la programmation.
The indian Queen, de Henry Purcell
La dernière œuvre de Purcell que son frère acheva, une histoire d’amour entre Aztèques et Incas. Concert unique pour ouvrir la saison en profitant d’une tournée de MusicAeterna, et de son chef Teodor Currentzis, une star fantasque de la baguette, ainsi que des chœurs de l’opéra de Perm, qui présentent en version de concert une production de 2013 de l’Opéra de Perm.
Avec Johanna Winkel, Paula Murrihy, Ray Chenez, Jarrett Ott, Christophe Dumaux, Willard White.
Le 4 septembre 2016.

Manon Lescaut, de Giacomo Puccini
Pour faire écho à la Manon de Massenet, celle d’un Puccini encore jeune qui par cette Manon Lescaut devient une célébrité. Pour l’occasion, sont invitées les forces du Teatro Regio de Turin sous la direction de leur chef Gianandrea Noseda. Manon Lescaut sera Marie José Siri, Des Grieux Gregory Kunde, et Lescaut confié à Dalibor Jenis.
Le 30 mars 2017

Orleanskaya Deva (Орлеанская дева )(La Pucelle d’Orléans).
Une rareté, dans la saison de l’OSR, qui aura lieu au Victoria Hall, un opéra dérivé de Die Jungfrau von Orléans de Schiller, pour 3 soirées.
La distribution comprend Ksenia Dudnikova (Jeanne d’Arc), Migrant Agadzhanyan (Charles VII) et Mary Feminear (Agnès Sorel), tous deux jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève, et entre autres, Roman Burdenko et Aleksey Tikhomirov. L’orchestre de la Suisse romande sera dirigé par le remarquable Dmitry Jurowski.
Les 6, 8 et 10 avril 2017

Et dans la programmation quelques productions pour la jeunesse qu’il faut signaler

Le chat botté, de César Cui. César Cui, un compositeur russe important du XIXème siècle (mort en 1918) qui n’est pratiquement plus jamais représenté. C’est l’occasion de découvrir sa musique dans une production de Strasbourg de 2013, dirigée par Philippe Béran et dans une mise en scène de Jean Philippe Delavault. Les interprètes en sont les jeunes solistes en résidence à Genève.
Dates : Octobre, sans autre précision

Scènes de la vie de Bohème, d’après Henry Murger et Puccini.
Version pour piano de La Bohème de Puccini, présentée en 2011 au Deutsche Oper am Rhein à Düsseldorf, sur une idée de Christof Loy pour jeune public
Pas d’autres précisions et dates prévues entre fin novembre et décembre 2016, en amont des représentations de La Bohème.

Pierre et le Loup/le Carnaval des animaux
Une spectacle créé en octobre 2016 qui devrait être donné tout au long de la saison où Philippe Béran initiera les enfants à la chose musicale (instruments)
Pas d’autres précisions

 

Enfin, un certain nombre de récitals :

13 septembre 2016, 19h30
Thomas Hampson,
baryton

29 septembre, 19h30
Erwin Schrott, Rojotango
Erwin Schrott le baryton basse avec 7 musiciens aborde l’univers du tango.

 Mercredi 12 octobre, 19h30
Camilla Nylund, soprano,
Helmut Deutsch, piano
Wagner, Mahler, Strauss

27 janvier 2017, 19h30
Christian Gerhaher, baryton,
Gerold Huber, piano
Schumann

Vendredi 17 mars à 19h30
Joyce di Donato, mezzo soprano
Orchestre (lequel ?) dirigé par Maurizio Benini

Mardi 9 mai à 19h30
Karita Mattila,
Ville Matvejeff, piano

Dimanche 28 mai, 19h30
John Osborn/Linette Tapia

Samedi 17 juin, 19h30
Patricia Petibon
Suzanne Manoff, piano
La saison 2016-2017 de Genève ne manque pas d’intérêt, même si tout n’est pas d’égale qualité, du moins sur le papier. La situation impose effectivement moins de productions, et habilement la saison est présentée sans faire la différence entre les représentations scéniques et les concerts : on est piégé par la présentation du site.
Justement, les spectacles de complément (notamment les spectacles pour enfants et les récitals) semblent présentés par le site un peu à la va vite, sans dates, sans grandes précisions comme si les choses étaient encore en cours…. Quant aux récitals, à part les textes de présentation un peu racoleurs, certains indiquent vaguement un programme, d’autres même pas de pianiste ou d’orchestre, ni évidemment de programme. Je ne suis pas particulièrement bégueule, mais cela me paraît de la part d’un théâtre de ce niveau un peu léger. En principe, les programmes sont annoncés, les pianistes sont annoncés. Annoncer le nom seul veut dire que le public va aller au concert sur le seul nom…Au moins une phrase du genre “Programme TBA” serait acceptable a minima. C’est se moquer gentiment de son public que de procéder ainsi.
Et puisque la saison présente un nombre de productions réduit, pourquoi ne pas envisager des actions de complément autour des productions qui enrichiraient la programmation sans énormes frais supplémentaires (projections, conférences).
Enfin, que pour une production aussi importante que Wozzeck la distribution ne soit pas indiquée ne laisse pas d’étonner. Où est la précision horlogère suisse ? [wpsr_facebook]

Der Vampyr (Prod.Antú Romero Nunes) ©Iko Freese :drama-berlin.de
Der Vampyr (Prod.Antú Romero Nunes) ©Iko Freese :drama-berlin.de

BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par SIR SIMON RATTLE (MOZART-BEETHOVEN), avec Mitsuko UCHIDA, piano

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus

Wolfgang Amadé Mozart: Concerto pour piano en mi bémol majeur KV 482
Mitsuko Uchida (piano)
Berliner Philharmoniker
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Ludwig van Beethoven: Symphonie n°9 en ré mineur op.125
Genia Kühnmeier (soprano), Sarah Connelly (mezzosoprano), Steve Davislim (ténor) et Florian Boesch (baryton basse)
Choeur Philharmonique de Prague (Direction Lukáš Vasilek)
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Je ne vais pas pinailler sur la perfection, c’est le seul mot qui vaille quand on écoute les Berliner Philharmoniker. La petite harmonie des berlinois, c’est le paradis redescendu sur terre : rien à dire ni à faire, admirer seulement un ensemble fait de solistes internationaux, Schweigert (Basson), Pahud (flûte), Ottensamer(clarinette) Mayer (Hautbois): à eux quatre, on ne saurait faire de quartier, ils se prennent d’ailleurs la voix avec des regards malicieux l’un vers l’autre, mais c’est l’ensemble des bois qui stupéfie.
Sir Simon Rattle les a placés dans le concerto de Mozart directement au contact avec le piano, juste là où habituellement on voit les cordes (violoncelles en général), en rejetant les cordes sur les côtés. C’est que ce Mozart-là installe un dialogue de proximité, un système d’écho entre les cuivres et les bois largement sollicités dans l’introduction (basson, flûte, clarinette) puis le piano, comme une sorte d’ensemble de chambre isolé dans l’orchestre. La longue introduction avant l’entrée du piano fait place aux cors d’abord, puis aux bassons, dialoguant avec cordes puis flûte et clarinette. La brutalité avec laquelle on entre en musique et la relative sécheresse du son fait pencher vers une interprétation plutôt baroquisante. En tous cas, ce début à la fois net, moins lyrique qu’énergique, scandé par les timbales est vif, soutenu, et le son de l’orchestre à l’effectif réduit est plein, presque ciselé. Une vraie petite symphonie dans le concerto, qui rappelle par écho certaines phrases des Nozze di Figaro contemporaines. Le piano se glisse alors avec une singulière souplesse, un incroyable raffinement comme une voix délicate et entame un dialogue ombré avec l’orchestre (bassons d’abord, puis cordes). Après un premier mouvement rythmé et cette couleur qui tire vers le baroque, le début du deuxième mouvement (andante) à l’orchestre (cordes) me renvoie irrésistiblement à Gluck et Rattle sait vraiment ici installer une ambiance : on comprend le dialogue très étroit des bois et vents avec le piano d’une infinie délicatesse et d’une douceur fluide, et cette proximité fait naître une intimité de salon musical qui se respire tout particulièrement ici : la flûte de Pahud est phénoménale, et lui répond en clin d’œil la clarinette d’Ottensamer, en un ensemble d’une indicible poésie, avec des sons à la fois subtils, retenus, presque nocturnes.

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus

D’où la rupture avec le troisième mouvement, rythmé, joyeux, qui se lit au visage même de la soliste, qui frappe encore par la légèreté du toucher, en un rythme de rondo où cette fois l’orchestre s’affirme (encore ces bois !!). Le dialogue entre l’orchestre et le soliste est sans scorie aucune, avec une homogénéité, et une fluidité dans les reprises de voix qui frappe, et où l’orchestre sait alléger jusqu’à l’impossible. Il en résulte un magnifique moment d’harmonie, où l’orchestre et le piano produisent un son presque fusionnel, en ces faisceaux dialogués, presque choraux du chant mozartien. Ce concerto est à la fois intérieur (l’andante) et particulièrement joyeux (1er et dernier mouvement) et ce qui frappe c’est le rôle déterminant de la flûte et surtout de la clarinette, et la manière dont les instruments sont mis en avant, mis en dialogue presque soliste avec le piano. Enfin, Sir Simon Rattle m’a toujours intéressé dans ses interprétations du XVIIIème siècle, que ce soit Rameau (je me souviens de Boréades somptueuses à Salzbourg) ou Bach (les Passions avec la complicité de Peter Sellars), Haydn, et bien sûr Mozart ; j’avais beaucoup aimé notamment son Cosi fan tutte à Salzbourg (avec une belle production des Hermann), un peu moins sa Zauberflöte, mais son approche de ce répertoire me séduit plus que son approche du XIXème siècle.

9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus
9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus

Et c’est la question posée par cette 9ème symphonie de Beethoven, une des masses de granit du répertoire, qui prend tout son sens dans un Festival comme Baden-Baden, apte à remplir l’immense salle du Festspielhaus. J’avoue par ailleurs que la « Neuvième » n’est pas ma préférée des symphonies de Beethoven, même si en ces temps détestables où se réveillent les  haines absurdes et les petits égoïsmes des hommes, on a besoin de ce texte, on a besoin de cette musique, on a besoin de l’humanisme plus que du religieux, et de croire que la joie et l’amour peuvent faire taire les abrutis, les sauvages et les fanatiques.
On ne reviendra pas sur l’orchestre phénoménal, c’est un truisme : mais dans le cas de ce type de phalange, on se demande quelquefois si le chef sert à quelque chose, s’il ne se contente pas de suivre ses musiciens notamment dans un répertoire où ils n’ont rien à prouver et peut-être rien à apprendre…
Mais si, on va y revenir, car c’est quand même l’essentiel. On l’observe donc cet orchestre très rajeuni, de plus en plus féminisé, avec ses cordes incroyablement chaudes et soyeuses, avec ses bois magiques (Albrecht Mayer s’est rajouté à Ottensamer et Pahud dans le Beethoven), avec cet engagement dans la musique en partage qui en fait une phalange unique. La clarté du son, la lisibilité de chaque pupitre est une source sans cesse renouvelée d’émerveillement, même dans cette salle à l’acoustique discutable (moins bonne qu’à Salzbourg, qu’ils ont hélas laissé). Le son de l’orchestre est à tomber, mais ce qu’on entend dans ce Beethoven n’est pas autre chose que le son de l’orchestre, car l’approche reste à la fois « classique » et assez descriptive, pour tout dire sans supplément d’âme. Une exécution qui n’est pas un vrai moment.
Le deuxième mouvement cependant m’est apparu plus vif, plus vivant, plus animé au sens fort, avec un rythme et une fluidité qui lui donnent une vraie couleur presque printanière, une tonalité pastorale qui sans nul doute séduit, là encore les bois (le dialogue Schweigert-Mayer !) éblouissent comme dans un concerto pour bois et orchestre, avec des sons qui s’atténuent progressivement à la Cherubini (car Beethoven connaissait son Cherubini et le cite…) en une ineffable douceur.
C’est presque paradoxal, mais le troisième mouvement (adagio molto e cantabile) merveilleusement exécuté , m’est apparu un peu plus démonstratif, plus démonstratif que ressenti, et donc un peu extérieur, comme si le son était mis en scène, que la musique était en vitrine en quelque sorte, malgré d’ineffables beautés (évidemment, Beethoven + Berliner…).
La même impression prévaut lors du dernier mouvement, où tout est merveilleusement en place mais ne produit pas l’émotion attendue, comme une machine bien huilée, mais qui resterait une machine. Simon Rattle est incomparable dans la mise au point, dans la préparation pointilleuse des équilibres sonores : une redoutable précision, mais souvent la conséquence en est l’impression que les choses sont fixées sans toujours donner la liberté de jouer à l’orchestre, et donc l’impression d’un jeu sous verre.
Les quatre solistes (Pavol Breslik malade était remplacé par Steve Davislim) ne me sont pas apparus tous au mieux de leur forme. Les parties sont brèves mais éminemment difficiles et tendues : Beethoven écrit pour les voix en ne les épargnant jamais, Florian Boesch, chaleureux et élégant, Genia Kühmeier moins en forme qu’à d’autres occasions avec quelques sons métalliques, Sarah Connolly comme toujours impeccable de contrôle et de souci de la fluidité des mots, mais est-ce son univers ? Steve Davislim un peu en retrait (la voix n’est pas grande) mais sensible, juste, vaillant et particulièrement engagé. Et le chœur (Choeur Philharmonique de Prague dirigé par Lukáš Vasilek) m’est apparu un peu plus lointain et moins éclatant (en tous cas, quelle différence avec l’éclat celui de celui de la Radio bavaroise entendu l’avant veille et dans Beethoven à la fin de la même semaine). Je pense aussi que l’acoustique de la salle entrait pour beaucoup dans l’impression d’ensemble, et que les voix dans cet immense vaisseau enveloppées par le son de l’orchestre avaient quelquefois un peu de mal à émerger.

Ainsi il y a des concerts qui inexplicablement ne laissent pas totalement satisfaits, alors qu’il y a tous les ingrédients pour en faire un moment d’exception. C’est un peu le cas de cette soirée, les Berliner Philharmoniker dans leurs œuvres, un magnifique concerto de Mozart avec Mitsuko Uchida en soliste, et une IXème symphonie de Beethoven pas totalement convaincante. Une fois de plus, je crains de passer pour l’enfant gâté, à moins que ce soir-là quelque chose ne me soit passé largement au dessus du cœur. Au moins pour Beethoven, plus lointain qu’un Mozart qui fut exceptionnel. [wpsr_facebook]

Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus
Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2015 (Dir.mus: Jérémie RHORER; Ms en scène: Martin KUŠEJ)

L'enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor

Le public ne s’est pas attardé le 11 juillet dernier à applaudir cet Entführung aus dem Serail qui instille un malaise que la musique ne réussit pas à dissiper.

En schématisant un peu, Die Entführung aus dem Serail est souvent considéré comme une aimable pochade, une « turquerie » comme on en voit tant aux XVIIème et XVIIIème siècles, où dans un sérail de pacotille, gardé par un « méchant » geôlier de comédie, une jeune femme et sa servante prisonnières d’un Pacha, sont sauvées par l’arrivée de Belmonte, amant de la Dame, qui fomente une fuite, tandis que le Pacha (rôle parlé) tombé lui aussi amoureux y renonce et finit par libérer les prisonniers.
C’est un schéma à la mode de l’époque, celui des « comédies à sauvegarde » où la jeune femme prisonnière est libérée par le Prince charmant. On le retrouve à l’opéra sous des formes variées dont Die Zauberflöte (La flûte enchantée), ou Fidelio, ou Lodoiska (de Cherubini) et dans bien d’autres histoires racontées dans les romans de l’époque.
L’Orient est à la mode au XVIIIème siècle, notamment l’Extrême Orient (les salons chinois pullulent dans les demeures riches d’Europe) mais aussi le Moyen Orient, il n’est que de citer les Lettres persanes, ou les turqueries moliéresques.
Ce qu’on sait moins, ou qu’on fait moins remarquer, c’est que l’Europe fascine tout autant les milieux riches proches du Sultan turc, et depuis longtemps : ces débats sont bien inscrits dans le roman « Mon nom est rouge » de Orhan Pamuk, qui traite justement de questions idéologiques et religieuses liées à la fascination du Sultan pour l’Occident au XVIème siècle. L’arrivée des turcs aux portes de Vienne en 1683, peu célébrée par l’historiographie française (la France est à l’époque plutôt alliée des turcs et c’est le cas aussi auparavant pour la bataille de Lépante en 1571) montre que la puissance ottomane restait fascinée par le monde européen.
Le débat sur l’admission de la Turquie dans l’Union européenne en est le dernier lamentable avatar. Il n’est donc pas absurde de penser qu’un personnage comme Pacha Selim, origines européennes ou non, soit pétri de culture occidentale. Ainsi donc le monde turc vu par Mozart est tiraillé entre la sauvagerie aveugle d’Osmin, atténuée voire autodétruite par la bêtise du personnage (la sauvagerie est bornée et stupide) et l’élégance d’un Pacha Selim qui au contraire est humain, voire humaniste.
On sait par ailleurs que l’occupation ottomane, a eu certes ses moments de violence, mais a été plutôt tolérante au niveau religieux. Istanbul accueille les juifs chassés par Isabelle la catholique, et les grecs occupés pendant 400 ans ont pu continuer à pratiquer leur religion, dont le chef est encore aujourd’hui le Patriarche de Constantinople, résidant encore aujourd’hui à Istanbul. Ces seules remarques bien désordonnées montrent que le monde n’est pas noir et blanc, et montrent aussi, notamment par rapport à la Turquie et au-delà des événements terribles qui ont marqué le XXème siècle (génocide arménien et catastrophe grecque qui chasse tous les grecs d’Asie mineure) et changé la donne géopolitique, qu’il ne peut y avoir de jugement absolu.
Même si Mozart est marqué par l’Aufklärung et fasciné par les mouvements de clémence (Selim, Titus, Sarastro), la clémence est elle une valeur d’aujourd’hui ?
Autrement posé par le Festival d’Aix, Mozart en 2015 écrirait-il Die Entführung aus dem Serail ?
Poser cette question, c’est à mon avis pervertir toute lecture de notre monde et de notre espace artistique. Michel Ange ferait-il aujourd’hui son Jugement Dernier ? ou Beethoven écrirait-il Fidelio ? ou même écrirait-il l’Hymne à la Joie, hymne choisi par ’une Europe où les comptables en cravate se réunissent pour essayer d’en chasser un pays qui a contribué à en fonder les valeurs. Poser la question, c’est y répondre et donc c’est une question inutile.

Pour ma part l’œuvre est écrite et elle existe en tant que telle dans ses valeurs et dans son histoire, si ces valeurs sont encore d’actualité et qu’il est encore permis d’y croire, coûte que coûte, y compris en entrant en résistance contre la barbarie ambiante qu’elle ait un langage policé comme en Occident ou un langage sanguinaire comme au Moyen Orient.
Entendons-nous, je sais qu’une œuvre est lue à l’aune de l’époque où on la lit et non de celle où elle est écrite, c’est la loi de l’herméneutique. Mais je crois qu’Entführung a encore à nous dire des choses positives et nous donner des motifs d’espérer. On a besoin d’y croire, aujourd’hui surtout.

Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor
Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor

Évidemment, le sujet de Die Entführung aus dem Serail est idéal pour une actualisation : des occidentaux prisonniers de rebelles orientaux et menacés de mort; c’est devenu si fréquent aujourd’hui qu’il n’est pas difficile d’actualiser la situation imaginée par Mozart, c’en est même une solution de facilité.
Et malheureusement aujourd’hui ces prisonniers (ou otages) n’en réchappent pas souvent, on va donc montrer que la clémence glorifiée par Mozart ne peut plus vaincre aujourd’hui et on va les faire massacrer au lieu de les sauver.
Pour cela, une seule variation est nécessaire par rapport à Mozart : faire qu’Osmin, le geôlier ridicule devienne le geôlier féroce et dangereux qu’il dit être. Et qu’il fasse peur au lieu de faire rire. Le tour est joué.
Voilà le propos défendu par Martin Kušej dans la réécriture du livret et dans sa vision noire de l’œuvre de Mozart : l’option en est claire, les valeurs des Lumières n’ont plus cours, nous sommes dans un monde gouverné par l’ambiguïté et la trahison, il n’y a plus de place pour des valeurs positives, et c’est nous qui en avons creusé la tombe.

Le travail du dramaturge va donc être de faire plier le livret à cette assertion, et à rendre effrayante une œuvre qu’on pensait inoffensive, voire sans intérêt.
Le travail du metteur en scène sera de noircir à plaisir l’ambiance grâce au tripatouillage du texte de Gottlieb Stephanie Le Jeune, qui l’avait lui même adapté de Bretzner.
De manière assez jésuite, le dramaturge Albert Ostermaier explique qu’il serait trop simpliste de transposer l’histoire de nos jours, mais qu’il est plus subtil de la transposer dans les années 20, au moment où les puissances occidentales, Angleterre en tête, vont faire du Moyen Orient le champ clos des envies de pétrole, de richesse, de puissance, de colonisation, sous prétexte de lutter contre les Ottomans alliés aux allemands, et faire naître le ressentiment profond dont Daech est l’ultime produit d’aujourd’hui.

On va donc faire Die Entführung aus dem Serail au temps de Lawrence d’Arabie (d’ailleurs la manière dont Selim s’habille n’en est pas si loin), mais avec tant de ressemblances avec notre actualité (notamment dans les costumes) qu’en réalité il n’y a plus de distance, jusqu’au moment où au troisième acte, lors de la scène finale, Osmin revient sur scène les bras ensanglantés jeter aux pieds du Pacha qui avait pardonné, les habits maculés de Konstanze.
Tout le monde a compris. Fini de rire. On n’a d’ailleurs jamais commencé.

Nous sommes donc dans le désert, c’est la guerre, c’est la chasse au pétrole (le livret new look en parle d’ailleurs), dans une tente où un groupe de rebelles campe. Soleil écrasant, sable brûlant.
Martin Kušej qui se veut dans ce travail la très mauvaise conscience de son temps n’est évidemment pas le premier venu, et cette complète transformation de l’œuvre de Mozart s’accompagne d’un travail théâtral qui d’un côté frise la caricature, ou qui noircit à plaisir les personnages : Belmonte ne se fait plus passer pour architecte (dans le désert et sous les tentes, c’est un peu difficile) mais pour un traître qui vient proposer ses services au Pacha ; mais le travail théâtral est de l’autre quelquefois parfaitement dominé .
Les relations entre les personnages sont empreintes de tension, de violence : il n’y a pas de place pour l’attendrissement ou la détente. Pedrillo qui chez Mozart tourne sans cesse Osmin en bourrique est ici sans cesse victime de sa violence et de sa haine. La longue scène où il est enseveli dans le sable, ne laissant émerger que la tête, est l’une des images fortes de cette mise en scène. La photo que fait prendre Osmin avec les prisonnières et la tête émergeante de Pedrillo sur fond de drapeau noir l’est moins, tellement elle est caricaturale de cette transposition qui ne veut pas dire son nom. Autre image forte, typique de Kušej, la vision pendant Martern aller Arten d’un Selim au corps ensanglanté qui se scarifie en se caressant avec des épines de roses rouges étalées sous sa tente blanche. Kušej aime d’ailleurs le contraste du blanc et du rouge (déjà dans sa Carmen).

Sinon, ce sont mouvements de soldats en noir, fantômes du désert à Kalachnikov, c’est un deuxième acte interminable d’ennui, c’est un effort de transposition un peu pathétique avec dialogues pour partie en anglais, avec deux effets : d’une part cela fait vrai parce que les prisonniers sont sensés être des anglais (Blondchen « ich bin eine Engländerin, zur Freiheit geboren ») d’autre part cela facilite la diction de chanteurs nord-américains qui évitent ainsi le dialogue en allemand.
Une fois découvert au premier acte la volonté du metteur en scène et l’ambiance qui restera la même tout au long de l’opéra, puis un deuxième acte un peu long et ennuyeux qui n’apprend rien de plus, mais où les personnages sont précisés, notamment les femmes, qui jouent avec leurs geôliers pour essayer de gagner du temps, le troisième acte me semble peut-être le plus convaincant théatralement.

L'enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor

D’abord les premières scènes, conçues comme des vignettes journalières où les personnages fuient en parcourant le désert, de plus en plus épuisés et assoiffés ; une première image des fuyards marchant péniblement dans le sable de cour à jardin, puis le noir total, et quand la lumière revient les mêmes de jardin à cour, où épuisés, ils s’allongent et s’endorment, puis noir total de nouveau et l’image de leur capture par les hommes du désert qui les ont rattrapés. Évidemment la tension est à son comble et Osmin rapporte triomphalement ses proies à Selim.

Acte III L'enlèvement au sérail,  ©Pascal Victor
Acte III L’enlèvement au sérail, ©Pascal Victor

Comme dans l’opéra original, avec le même texte, un peu « modernisé », lorsque Belmonte, fils de Lostados, dévoile ses origines, Selim répond qu’il les connaît déjà et explique alors que Lostados père est celui qui l’a dépouillé de tout y compris de sa bien aimée (de même dans le texte original, mais là Selim ne sait rien jusqu’au moment où Belmonte lui donne son nom). De nouveau, suspens, et lorsque le Pacha revient pour édicter sa sentence, il lance quatre pastèques comme quatre têtes qu’il brise de son épée. La pastèque est un fruit dont la chair est rouge sang, cela convient pour la métaphore.

La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor
La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor

Mais alors survient sans doute la scène qui pour moi est la plus intéressante de l’ensemble de l’opéra : tous chantent les louanges de Selim en mangeant les chutes de pastèque laissées dans le sable, soldats et prisonniers, unis dans le plaisir de manger ce fruit si prisé. Une manière de montrer une humanité commune, unie dans un plaisir simple, unie enfin par delà les fusils laissés à terre ou les conflits. Ainsi on fraternise autour de la pastèque (je trouve que l’image est très belle, et très bien trouvée) et Selim demande à sa troupe d’accompagner aux limites de leur territoire les désormais ex-prisonniers. Nous sommes rassurés.
La musique entame alors le final joyeux « à la turque », Selim est seul au milieu des sables: Osmin entre, ensanglanté. Frisson entendu dans la salle. Rideau.
Dans une mise en scène qui fit parler, et qui existe en DVD, Hans Neuenfels en 1998 à Stuttgart avait montré, notamment à l’entrée du Pacha au premier acte, des janissaires et des turcs colorés et « inoffensifs » brandissant sur leurs piques des têtes décapitées, tout en dansant sur la musique. Une image forte et théâtrale dans une mise en scène qui avait dédoublé tous les personnages. En un jeu d’une très grande intelligence sur le réel et le possible.
Ici, vu les circonstances et l’actualité, Bernard Foccroule a demandé à renoncer pour le final à l’idée initiale (Osmin portant les têtes dans des sacs en plastique), mais le final est suffisamment évocateur et peut-être ainsi encore plus fort : Osmin règle ses comptes avec un Pacha dont il refuse le pouvoir et la clémence en lui lançant les habits ensanglantés de Konstanze, celle qu’il aimait.
Malgré des qualités de mise en scène que je suis prêt à reconnaître parce que j’estime Martin Kušej, comme toujours lorsqu’on entreprend un détournement, à un moment le système se grippe: lorsque Osmin boit du vin, ce qui chez Mozart alimente entre Osmin et Pedrillo une complicité comique à la Titi et Gros-Minet, il est difficile de le justifier lorsqu’Osmin est depuis le début un vrai méchant. Certes, on nous dit qu’Osmin l’islamiste (comment l’appeler autrement) succombe lui aussi à la tentation et qu’il trahit ses valeurs, mais cela appauvrit le propos à mon avis au lieu de renforcer l’idée de trahison, centrale dans ce travail. Enfin, la musique de Mozart contredit sans cesse cette systématisation, et on se prend à penser combien, avec un peu d’humour et de distance ironique, le propos eût pu être plus fort et plus convaincant.
À vouloir être sérieux à l’extrême, le parti pris radical de Martin Kušej m’est apparu passer complètement à côté ; personne n’ignore que nous vivons un moment de barbarie, fallait-il encore fouiller la plaie en détournant une œuvre qui s’élève au dessus des événements pour célébrer la clémence ? Ou valait-il mieux jouer l’ironie ou la distance ? Martin Kušej et son dramaturge ont voulu lire le livret sous l’angle le plus noir et s’ils n’ont rien ajouté à l’œuvre de Mozart, ils l’ont plutôt appauvrie dans son propos, car elle est bien plus sérieuse qu’elle n’y paraît : que de thèmes, que de moments qui renvoient à l’utopie sérieuse de la Flûte enchantée, que de situations apparemment codées qui masquent de vrais moments d’émotion, et des personnages moins caricaturaux qu’il n’y paraît. Kušej nous dit qu’il n’y a plus d’utopie ? Et si Mozart, même en 2015, nous disait encore le contraire ?
Dans un tel travail qui revisite une œuvre de manière si définitive, il faut que tout le plateau en soit convaincu, et que tout le plateau ait un poids qui permette de soutenir la thèse de la mise en scène. Non seulement, comme je l’ai déjà évoqué, la musique ne dit pas ce que dit Kušej. À des dialogues sinistres et rudes correspondent une musique et des paroles qui disent autre chose. On assiste presque à deux pièces différentes et parallèles ou lieu d’avoir la continuité voulue par le Singspiel (Spiel ? hum).
Et ni le chef ni le plateau n’emboitent le pas.
Jérémie Rhorer est un chef talentueux qui tient bien son orchestre, les excellents Freiburger Barockorchester, avec un rythme et un son nets et secs qui évidemment naissent des sonorités particulières de l’orchestre (les percussions sont particulièrement bienvenues dans leur sécheresse vu l’ambiance). Mais son interprétation, très rapide et sans beaucoup de nuances, nuit à l’épaisseur de l’œuvre, et à celle imposée par la mise en scène, et à celle de Mozart lui-même. La direction superficielle et pour tout dire assez linéaire, sans vrai intérêt musical, ne contribue pas, même avec cet orchestre remarquable à nous révéler quelque chose de l’œuvre. La différence avec l’Alcina de la veille dans un univers radicalement différent il est vrai mais avec le même orchestre est assez aveuglante. On a l’impression que chef et metteur en scène n’ont pas travaillé de conserve et que chacun joue sa partition sans que les choses se conjuguent, mais on a surtout l’impression d’un orchestre plat, ce qui est un comble.
On va encore m’accuser de ramener mes souvenirs, mais j’ai été définitivement formaté par la prodigieuse direction de Karl Böhm à l’Opéra de Paris (par chance, l’œuvre n’était pas si populaire et l’étudiant que j’étais trouvait à chaque représentation des places dites « étudiants » à 10 Francs), une interprétation d’une clarté cristalline, et en même temps d’une mélancolie inouïe quand il fallait, et surtout d’une profondeur immédiatement perceptible (quelle impression dès les premières mesures de l’air d’entrée de Belmonte où l’orchestre était mystérieux et presque sombre). Ce qui fait que je n’ai jamais considéré Die Entführung aus dem Serail comme une simple pochade et qu’au contraire, en dépit d’une mise en scène assez passepartout à l’époque (Günther Rennert), l’œuvre gardait pour moi une grande valeur et une certaine profondeur. Notons pour l’histoire que c’est à la suite d’une grève lors de la première de cette production qui devait être réservée à la Présidence de la République que Liebermann est tombé en « disgrâce » : Giscard n’était pas Selim…
La distribution dans son ensemble ne répond pas non plus complètement ni à l’ambiance, ni au poids voulu par les différents personnages. Ce n’est pas une question de chant ou de technique : tous maîtrisent le style voulu, tous ont les notes et les agilités requises (avec quelques problèmes de graves pour certains cependant). On ne peut donc leur faire le reproche de ne pas être à leur place. Ils sont chacun à leur place et chacun répond au défi mozartien.
Mais cela ne suffit pas.

David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor
David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor

Dans l’ensemble, David Portillo apporte la sûreté de style des chanteurs américains, et l’excellence de leur diction, c’est peut-être avec l’Osmin de Franz Josef Selig le plus en phase, jamais vraiment léger, jamais non plus trop « sérieux », il forme avec Osmin un joli couple de théâtre, j’ai apprécié sa vivacité, sa tendresse aussi, et son agilité scénique, sans donner dans le côté sautillant qu’on peut voir quelquefois. Face à lui l’Osmin de Franz-Josef Selig a parfaitement intégré le personnage voulu par la mise en scène, sérieux, inquiétant presque intimiste, sans jamais surjouer ou sans jamais surchanter en proposant un histrionisme vocal qui ne serait pas de saison dans une telle mise en scène, il est l’Osmin voulu par Kušej, avec une qualité du chant et une personnalité impressionnantes. On s’y attendait, mais on en a là la confirmation.

Rachele Gilmore (Blondchen) et Hans-Peter Selig (Osmin) ©Pascal Victor
Rachele Gilmore (Blondchen) et Franz-Josef Selig (Osmin) ©Pascal Victor

La Blondchen de Rachele Gilmore a  les aigus exigés par Durch Zärtlichkeit und Schmeilcheln son air initial du deuxième acte, mais il est pris dans un tempo pour mon goût bien trop rapide par le chef, qui empêche la chanteuse de colorer ou de moduler un air qui est pour moi un des airs « suspendus » de la partition. Elle aurait la fraicheur voulue, mais la mise en scène ne lui offre pas beaucoup d’occasion d’en faire preuve, et notamment de se différencier de Konstanze, il en résulte une Blondchen vue comme un double de sa maîtresse, encore plus en danger parce qu’elle est désirée par Osmin, et sans la couleur de soubrette marivaudienne qui me plaît tant dans le personnage.
Daniel Behle est un Belmonte très soucieux des notes, de la technique, très attentif à la musicalité, mais d’une placidité imperturbable: autant le chanteur est valeureux, autant le personnage est inexistant. Il faut écouter dans le tout récent Entführung aus dem Serail dirigé par Yannick Nézet Séguin le Belmonte de Rolando Villazon. Bien sûr le style et l’état de la voix peuvent être discutables, mais il y a là de l’héroïsme, de la tension, de la dynamique qu’on chercherait en vain chez Daniel Behle, très plat, très mal à l’aise scéniquement et pour tout dire inexistant.

Martern aller Arten ©Pascal Victor
Martern aller Arten ©Pascal Victor

La Konstanze de Jane Archibald a elle aussi tous les papiers du soprano colorature en règle. Elle a les aigus et les suraigus et va jusqu’au bout de Martern aller Arten avec brio. Mais il en faut plus pour être une Konstanze. Peu d’accents, peu de profondeur : il faut avoir une certaine expérience du Lied pour pouvoir aborder les airs les plus mélancoliques, il faut entendre dans Konstanze plus une Contessa qu’une Donna Anna. Il y a dans le personnage et ses airs une maturité qui est ici absente. C’est certes bien chanté, mais insuffisant pour faire exister le personnage et surtout pour émouvoir. C’est un personnage qui doit distiller l’émotion. Il n’y pas ici beaucoup d’émotion, et surtout aucun chant qui évoquerait un caractère, une vraie présence. Christiane Eda-Pierre qui le chantait avec Böhm à Paris comme une Dame est bien loin. Il est vrai que le soprano lirico-colorature nécessaire pour répondre et aux aigus, et aux graves, et aux moments acrobatiques et aux moments plus retenus et plus intérieurs n’est pas chose commune, mais si l’on veut une Konstanze, il faut chercher d’abord une certaine maturité, avec des aigus et non les aigus d’abord. Ainsi Jane Archibald, belle chanteuse par ailleurs, pêche-t-elle par un manque d’intériorité et un chant un tantinet monotone.
Enfin, le Pacha Selim de Tobias Moretti est exceptionnel,  sans doute le plus vrai du plateau, merveilleuse diction, ton d’une très grande cohérence avec le propos du metteur en scène, jeu d’une justesse stupéfiante. C’est un vrai personnage de théâtre et non l’habituel statue de sel qu’on voit dans les approches plus traditionnelles. C’est le seul du plateau qui soit dans le jeu, c’est compréhensible et à la fois problématique pour les autres: le travail théâtral s’est heurté aux schèmes de l’opéra.
Notons enfin le chœur Musicaeterna, dissimulé dans la fosse, qui défend bien les parties qui lui sont réservées du style “janissaires en folie”: comme ce n’est pas exactement l’ambiance de la mise en scène un chœur dans ce désert aride serait une faute de goût voire un anachronisme.
Ainsi donc, il semble que la mise en scène ait mis en difficulté un plateau où l’on ne voit pas de vrai travail sur la couleur voulue, sauf chez l’Osmin de Franz-Josef Selig et aussi chez le Pedrillo de David Portillo. Tout en reconnaissant la volonté désespérée (car c’est un travail désespéré) de Kušej de nous montrer un monde insupportable et de susciter dans le public une « réaction », c’est plutôt une résignation qu’on entend dans ces applaudissements sans chaleur et ces quelques huées. J’entendais dans le public des spectateurs qui mettaient dans un même sac le Don Giovanni de Tcherniakov et l’Enlèvement de Kušej, sur le thème « c’est Mozart qu’on assassine ». Absolument faux : Mozart résiste, et l’œuvre n’est pas trahie, si on présuppose un monde sans espoir. Mais s’il n’y a pas d’espoir, il n’y pas de Mozart.
D’une certaine manière, on a là l’exact opposé de ce qu’avait fait Zabou Breitman à l’Opéra de Paris : c’était raté comme pochade de dessin animé et ça n’était pas respectable. Ici c’est (à mon avis) raté dans le genre message prophétique, mais au moins c’est respectable comme cri de désespoir.
In medio veritas…ou plutôt in Mozart veritas…[wpsr_facebook]

Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze)  ©Pascal Victor
Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze) ©Pascal Victor