OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LE CID, de Jules MASSENET le 9 AVRIL 2015 (Dir.mus: Michel PLASSON; Ms en scène: Charles ROUBAUD)

Acte I © Agathe Poupeney
Acte I © Agathe Poupeney

En programmant Le Cid de Massenet créé au Palais Garnier et jamais représenté depuis 1919, l’Opéra de Paris est pleinement dans son rôle de conservatoire de l’opéra français, honorant une création ayant eu lieu à Garnier, quand la plupart des opéras de cette période qui ont laissé quelque trace ont été créés à l’Opéra Comique. Il est donc tout aussi légitime de le représenter sur le lieu même de sa création.
On peut discuter du choix du titre, mais cette saison, deux œuvres peu ou pas jouées du répertoire français ont les honneurs de la scène et c’est heureux : le mois prochain en effet, le Roi Arthus de Chausson sera enfin créé à l’Opéra de Paris. Paris découvrira une œuvre à laquelle la capitale n’a eu droit qu’en version de concert grâce à Radio France (tiens…tiens..) en 1981. Il faut donc saluer vigoureusement l’initiative de Nicolas Joel, auteur d’une saison par ailleurs assez pâle.
Mais voilà, en programmant Le Cid, les choix de Nicolas Joel laissent percevoir que cette reprise sera sans doute isolée, puisqu’on est allé chercher à Marseille la production, sans financer de production maison, même si pour l’occasion, distribution et chef sont au-delà de toute éloge.
Car la production de Charles Roubaud est de celles qui méritent de rester au magasin des accessoires. Transposée dans une Espagne des années trente, pré-franquiste, on y brandit force drapeaux, on y voit des soldats et l’armée, des cardinaux et donc l’église, des coteries, des rivalités, un Roi, une infante et un certain nombre de petits héritiers du genre Las Meninas (ou Los Meninos) à la mode 1930, de jolis meubles et un décor ma foi assez efficace pour le genre, signé Emmanuelle Favre.
De mise en scène, pas grand chose, de direction d’acteurs, pas grand chose non plus : les chanteurs sont laissés à eux mêmes avec leurs gestes traditionnels, bras ouverts, main sur le cœur. Bref, de l’archi réchauffé, du tout venant sans véritable intérêt qui ne dérange personne : on préfère hurler contre Warlikowski ou Marthaler, parce que l’intelligence dérange plus que la médiocrité. la scène finale à ce propos est digne de la pire des opérettes.

Scène finale © Agathe Poupeney
Scène finale © Agathe Poupeney

Par ailleurs en affichant Roberto Alagna dans le rôle, et Michel Plasson en fosse, Joel (et maintenant Lissner) s’assurait du succès (mérité d’ailleurs dans ce(s) cas ce soir). Personne à l’évidence ne venait pour une mise en scène, comme si la mise en scène était la cinquième roue du carrosse, sauf quand elle réveille ceux qui sont assoupis.
Un soin tout particulier en effet a été apporté à la réalisation musicale.
Je n’ai personnellement que peu d’affinité avec cette musique, même si certains moments (ouverture, acte III) me sont apparus plus intéressants. L’espagnolade du IVème acte est même vraiment pénible, vu le sujet.
J’oubliais qu’enfin, après 50 ans, je sais d’où vient la musique que tout jeune à peine sorti de l’enfance, j’écoutais en regardant les pirouettes d’Alain Calmat en patinage artistique à la télévision. Il patinait donc sur le ballet du Cid de Massenet !
Ce soir j’aurai appris quelque chose d’enfoui depuis mes 12-13 ans.
On ne compte pas les adaptations du Cid de Pierre Corneille, la tragi-comédie emblématique du théâtre classique, tout en ellipses et en litotes, un texte merveilleux, une structure dramaturgique hardie, et une fin amère : ce report de décision à un an « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi » est interprété par un « happy end » possible, mais rien dans le texte de Corneille ni dans les paroles de Chimène ne le laisse espérer. J’ai toujours interprété cette fin comme une fin de non recevoir.
En tous cas souverainement mis en mot et en drame par Corneille. Le livret d’Adolphe Ennery, Louis Gallet et Edouard Blau bannit toute interrogation et toute incertitude : La « mise en scène » de Roubaud, où Chimène se jette dans les bras de Rodrigue venu la rencontrer dans ses appartements renforce les espérances du public.

Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney
Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney

Seules les interrogations et les lâchetés des soldats qui hésitent à aller combattre sont dans le livret mises en valeur, elles « rallongent la sauce » dans des scènes d’une rare pauvreté à l’acte IV, qui ne servent qu’à préparer l’air de référence de Rodrigue « Ô souverain, ô juge, ô père ! ».
Ce qui était chez Corneille une extraordinaire mise en scène de la dignité humaine est abâtardi dans le livret de l’opéra, où l’on affiche une histoire d’amour assez ordinaire qui illustre plus que Corneille les fameux vers de la parodie de Georges Fourest extraite de  La Négresse blonde  que je ne résiste pas à vous rappeler in extenso :

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or…

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lents se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

C’est bien plutôt ces derniers vers qu’illustre Le Cid de Massenet, dont le ton très éloigné de l’original est bien plutôt une resucée sucrée à la mode de l’opéra bourgeois du XIXème, truffée des vers de Corneille, pour faire plaisir au public.

Ces vers  se tiennent d’eux-mêmes sans besoin de l’apport d’une quelconque musique, qui en l’espèce, les affadit : « Ô rage, ô désespoir », « à moi comte, deux mots » « Percés jusques au fond du cœur », « pleurez, pleurez mes yeux » sont bien là, mais ces vers ont eu pour effet (salutaire) de me replonger dans la pièce de Corneille, chef d’œuvre du théâtre baroque plutôt que classique, et par erreur inscrite aux programmes de collège alors que sa complexité demanderait une étude plus approfondie au lycée.
On me dira que l’opéra et le théâtre, c’est différent, et je m’inscris en faux : l’opéra, c’est du théâtre, et en l’occurrence, Le Cid de Massenet n’est pas du bon théâtre puisque tout ce qui fait la grandeur du théâtre n’est pas repris, au profit de bons sentiments qui piétinent les grands principes. Le ténor et la soprano seront heureux et auront beaucoup d’enfants, que même l’Infante en vain amoureuse finit par applaudir. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, dans un monde idéal où honneur noblesse et amour sont récompensés.

"Dieu qu'il est beau l'assassin de papa"© Agathe Poupeney
“Dieu qu’il est beau l’assassin de papa”© Agathe Poupeney

Comme je l’ai déjà souligné, au service de cette guimauve, une distribution et une direction musicale incontestables dans l’ensemble.
Quel plaisir on a à retrouver Michel Plasson qui sait comme personne donner à cette musique un véritable intérêt et une vraie grandeur. L’orchestre est à son meilleur, veloutés des cordes, éclat des cuivres, contrastes, couleurs, extrême lyrisme : il y a des moments de pur bonheur, procurés par l’engagement de l’orchestre et par le rythme imposé par Plasson, tantôt dynamique, tantôt retenu, mais toujours juste, et souvent émouvant. Il est juste dans l’ouverture, exposé un peu touffus pour mon goût de la plupart des thèmes, car il est contrasté, il est d’une ineffable douceur comme d’une fermeté épique, dans le ballet, il a le rythme mais aussi la clarté analytique qui révèle toutes les notes et les recoins de la partition. De plus il ne couvre jamais les chanteurs, et laisse les voix s’épanouir, et son troisième acte, l’acte de l’amour est totalement convaincant. Bref, ce travail est une vraie fête.

Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney
Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney

Fête du chant français également, car il y a peu à redire des prestations de la distribution dans son quasi ensemble.
Tous les rôles de complément sont bien tenus, aussi bien le Saint Jacques de Francis Dudziak, le Roi de Nicolas Cavalier ou le Gormas de Laurent Alvaro. Notons au passage dans la distribution Luca Lombardo (Don Arias), qui fut un ténor apprécié dans les années 90 (Il enregistra le rôle de Floreski dans la Lodoiska de Cherubini sous la direction de Riccardo Muti).
Paul Gay en Don Diègue est à la fois un personnage de grande allure, avec une belle présence vocale : la voix est bien posée, bien projetée et très intense, par le ton, les accents, la couleur. La prestation dans l’ensemble est plus que convaincante, elle est d’une justesse confondante.
L’infante d’Annick Massis, dont le rôle consiste dès le début à renoncer à l’amour pour Rodrigue (dans un opéra belcantiste, elle aurait sans doute dépensé toute son énergie à nuire à sa rivale, sinon à lui préparer un bouillon de onze heures) au nom de la raison d’Etat et de son statut propre : la voix est comme toujours très bien contrôlée, les aigus sûrs, le tout avec un vrai style. Je ne l’avais pas revue depuis sa princesse Eudoxie dans La Juive de Halévy à Bastille (une production Mortier) : elle est toujours aussi intense, a toujours une magnifique tenue en scène et une voix toujours aussi maîtrisée. C’est vraiment une très belle artiste.

L'infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)
L’infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)

Mes réserves vont plutôt à la Chimène de Sonia Ganassi. J’ai toujours apprécié cette voix et cette artiste, sérieuse, à qui on a peut-être offert des rôles excédant ses possibilités réelles (comme Eboli) : c’est une interprète rossinienne de grande classe, ce n’est pas mezzo dramatique.
Pour Chimène, la voix est un peu à la peine. Chimène est un rôle pour grand mezzo : Grace Bumbry l’a enregistré avec Domingo (sous la direction d’Eve Queler), c’eût put être un rôle pour Urmana, ou même pour Béatrice Uria-Monzon, dont le beau physique et la voix chaleureuse et musicale eût fait merveille. Chez Ganassi, le volume est aux limites, les aigus métalliques et presque criés, elle n’a pas non plus l’allure qui conviendrait au rôle. Son interprétation reste honorable, mais un peu en-deçà du niveau des autres protagonistes.
Roberto Alagna est Rodrigue. Il n’a peut-être pas tout à fait la part héroïque du rôle, dont les aigus les plus marquants lui posent quelque difficulté (courts, un peu vite évacués), mais tout le reste en fait un Rodrigue de rêve. D’abord, la diction, phénoménale, une pure leçon de chant, et de vrai chant français, avec des piani et pianissimi de rêve, tenus sur le souffle, avec des modulations et des variations de couleur, et une voix d’une clarté miraculeuse. Il y a très longtemps que je ne l’avais entendu dans une telle forme et aussi radieux avec dans la voix à la fois une technique impeccable, mais aussi un sens de l’interprétation, un sens de la variété, une jeunesse incroyable du timbre (il a 51 ans).
« Tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène » : c’est tellement vrai en l’occurrence et tellement vibrant que cette prestation stupéfie par sa vérité et son authentique engagement. À peu de jours de distance, j’ai eu la chance d’entendre Kaufmann et Alagna, et ai pu vérifier qu’en matière de style, ils n’ont pas beaucoup de rivaux. Mais là où Kaufmann avec son timbre sombre incarne les héros mélancoliques, Alagna est solaire, lumineux, vibrant de jeunesse et vraiment enthousiasmant.
Sur lui et sur Plasson repose le succès incroyable remporté par la production auprès du public parisien. Pour ma part, si je ne suis ni convaincu par la production, ni par la musique de Massenet, mais je dois reconnaître que j’ai rencontré Le Cid ce soir dans les meilleures conditions musicales possible.
Je vais quand même retourner à mon Corneille adoré. [wpsr_facebook]

Roberto Alagna © Agathe Poupeney
Roberto Alagna © Agathe Poupeney

LA CRISE DES ORCHESTRES À RADIO FRANCE: TRISTES SOUBRESAUTS

« Si elle écarte l’option d’une fusion entre les deux orchestres de Radio France — ainsi que celle d’une installation de l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées —, Fleur Pellerin prône leur « redimensionnement » et une « réforme de leurs modalités de travail ». Pour autant, elle n’accepte aucun « statu quo artistique et budgétaire ». En clair, Mathieu Gallet devra trouver une nouvelle ambition artistique pour ces formations qui permette de réduire, dans le même temps, la facture qu’ils représentent. »
Voilà ce qu’on lit sur Telerama.fr
Mathieu Gallet a déjà trouvé une nouvelle ambition artistique : faire jouer les orchestres dans le hall de Radio-France puisque vendredi soir encore,  l’ONF sous la direction de son timbalier Didier Benetti (comme me l’a précisé un commentaire ci-dessous, que son auteur en soit remerciée) a présenté des extraits de la Passion selon Saint Jean de Jean-Sebastien Bach vu que le plan Vigipirate, concentré sur la Maison de la Radio, imposait l’annulation de la soirée, alors que la Philharmonie, elle, affichait dans la plus grande normalité la Messe en si et que le TCE affichait une autre Passion selon Saint Jean, sans doute tout aussi subversive par Philippe Herreveghe.
On se moque du monde, et l’humiliation et de l’orchestre (et du chef ) n’a de pendant que la médiocrité d’une direction incapable d’un minimum de sens commun. En quoi les concerts programmés représentaient-ils un danger potentiel, en quoi Gatti est-il susceptible d’agiter les terroristes : je pensais naïvement qu’il n’agitait que certains dignes-membres-de-la-critique-parisienne.
Cette décision honteuse montre à quel point on en est arrivé, et surtout en quel respect on tient public, musiciens, chef, et surtout la musique et la culture. Que certains dignes-membres-de-la-critique-parisienne publiquement en appellent à la fusion des orchestres, honte à eux, est proprement impensable : la mort d’un orchestre, c’est la mort d’une tradition, d’une histoire, d’un pan de la culture et d’un grand pan de la musique. C’est aussi traumatique que la mort d’un théâtre ou celle d’un journal. Ici cela ne semble traumatiser personne.
Je ne nie pas les problèmes, mais qui les a créés ? Pourquoi désormais le National et le Philharmonique ont la même mission et le même répertoire ? Pourquoi certains ont laissé entendre que l’un était meilleur que l’autre ? Pourquoi les mêmes en accusent le directeur musical du National ? Tout cela ne repose sur aucune donnée, sinon l’opinion et les clans. Et alors pourquoi les orchestres devraient-ils être victimes d’enjeux de clans, de coteries et d’opinions de gens qui pensent être la référence de la critique, quand ils n’expriment que leur opinion, étayée par la doxa du jour, au gré des modes et des postures.
Certes, on peut se demander pourquoi à Radio France une politique marketing aussi pauvre, pourquoi une politique de communication d’un autre âge, pourquoi pas de compte Twitter ou Facebook quand tous les orchestres similaires en ont un, et surtout toutes les stations de Radio France ?
Certes on peut se demander pourquoi une politique d’enregistrements aussi pauvre quand la Maison est pleine d’archives sonores non exploitées.
Certes on peut se demander aussi pourquoi aussi peu de tournées en France, pourquoi un seul concert par semaine alors que, je donne un seul exemple, faire un second concert hebdomadaire à Bobigny, Nanterre et Créteil en alternance porterait la musique là où elle ne va pas ou très peu, avec une régularité qui permettrait une vraie politique de diffusion.
Certes on peut enfin se demander quelle idée est sortie du management de Radio France depuis Koering, et encore plus, Pierre Vozlinsky.
C’est cette pauvreté-là que je déplore, qui aboutit à ce désastre, et les musiciens, comme le public, comme le contribuable, en sont les victimes.
Il est de bon ton d’accuser les musiciens et les chefs, mais c’est le champ managérial et les directions successives de Radio France qu’il faut accuser, qui au-delà de la nomination des directeurs musicaux (seul élément visible au niveau de la « com ») n’ont cure de la politique culturelle, de la programmation ou de l’éducation du public, alors qu’en ayant en main un outil comme une radio, ils ont plus que d’autres les moyens de réaliser quelque chose. Ils ont tout en main, mais il leur manque le courage de penser.

Au lieu de cela, on préfère les brimades minables, à l’image de l’esprit qui règne, comme cette annulation de vendredi.
La crise de la culture est là : des politiques qui sont de moins en moins cultivés : où sont les Pompidou, les Duhamel, les Lang ou les Mitterrand ? Des managers sans grandeur qui ne sont que des épiciers, voire, en l’occurrence, des bouchers. Et une presse souvent sans mémoire, et sans profondeur, qui vogue au gré des clans.
Triste période.
Tristes sires.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LA NOUVELLE SAISON

Les choses changent l’Opéra de Paris, à commencer par le logo, très discrètement redessiné, un des logos les plus anciens puisque c’est celui inauguré par Liebermann en 1973…42 ans de bons et loyaux services valaient bien une légère modification non de l’esprit mais du trait. Une manière de s’inscrire dans la continuité mais aussi dans l’évolution et le changement. Un logo “Liebermannien” mais doucement “Lissnérisé”.

Tout le monde désormais connaît la saison prochaine à Paris, et mille excuses au lecteur qui va devoir subir de nouveau un descriptif de ce qu’il connaît déjà.

J’ai évidemment lu les commentaires extasiés sur la saison de Paris l’an prochain. Extase ? On n’ira pas jusque là. Simplement, après les années de médiocrité que nous venons de vivre, voilà enfin une saison qui ressemble à celle d’une maison internationale de type Covent Garden ou MET, une saison équilibrée avec son lot de grand noms, de mises en scène sages et d’autres à faire frémir le bourgeois: vous rendez-vous compte, Calixto Bieito, qui écume les scènes suisses, allemandes, espagnoles, voire italiennes depuis une bonne quinzaine d’années arrive à Paris au printemps dans une œuvre non de répertoire il est vrai, mais dans Lear, de Reimann, une œuvre contemporaine âgée de 37 ans (1978, Munich avec Dietrich Fischer-Dieskau et Julia Varady), créée, incroyable mais vrai, à l’Opéra de Paris en 1982 dans une production de Jacques Lassalle, évidemment jamais reprise depuis (ouf! on a eu peur) : qui s’en étonnerait ?
Lissner fait ainsi coup double, il fait une nouvelle production d‘une œuvre qui en Allemagne est désormais jouée régulièrement, montrant que l’Opéra est à l’écoute de la modernité, et il appelle Bieito, pour faire buzz et attirer le public qui peut-être trouvera un argument pour venir.
C’est à peu près la même opération avec Moses und Aaron de Schönberg en début de saison, confié à Romeo Castellucci. Moses und Aaron, parangon de la modernité, est créé en 1957 à Zürich, en version scénique,  en 1954 à Hambourg en version de concert, et composé entre 1930 et 1932, inachevé. Créé à l’opéra de Paris en septembre 1973, par Georg Solti, dans une mise en scène de Raymond Gérôme et dans une version française d’Antoine Goléa, et jamais repris depuis… : qui s’en souvient ? Tout le monde se souvient des Nozze di Figaro à Versailles, personne de Moïse et Aaron

Ainsi, deux œuvres déjà au répertoire de Paris, jamais reprises depuis la création à Paris, vont illustrer la modernité, par la mise en scène (Bieito qui fera frémir, et Castellucci qui fera méditer le public ou le  plongera dans des abimes de perplexité…), et par la musique, car on sait bien que la  musique contemporaine commence pour certains autour de 1935, voire un peu avant…
Lissner place ses metteurs en scène les plus « novateurs » ou les plus « scandaleux » sur des œuvres sans enjeu pour le public : imaginez-vous une Butterfly par Castellucci et un Verdi par Bieito comme il en a fait ailleurs ? Combien de crises cardiaques dans la salle…Lissner espère ainsi remplir la salle d’une manière plus assurée qu’avec un Lassalle (production sage et triste dans mes vagues souvenirs) ou un Raymond Gérôme (production tombée dans les oubliettes de l’histoire), sans forcément créer le scandale que cela créerait sur du grand répertoire.
C’est là un élément de la méthode Lissner : créer des opportunités, réveiller des intérêts et afficher un soi disant risque, alors qu’il ne risque strictement rien vu que Castellucci est désormais une gloire consacrée et que Bieito a derrière lui toute sa carrière.
Mais en même temps, Lissner sait créer l’événement : Moses und Aaron, c’est la première nouvelle production de cette saison, en coproduction avec Madrid, c’est la création en langue originale à Paris, avec une qualité musicale affichée: Philippe Jordan assume la direction musicale du Schönberg et Thomas Johannes Mayer sera Moses, John Graham-Hall Aron. belle, très belle affiche.

Si l’on regarde les nouvelles productions affichées d’emblée : Le Château de Barbe-Bleue, de Bartók, et La voix humaine de Poulenc (Mise en scène : Krzysztof Warlikowski qui revient à Paris d’où il avait été ostracisé, son Parsifal a même été détruit – c…ie quand tu nous tiens…) dans un spectacle dirigé par Esa-Pekka Salonen (nov-déc) avec Johannes-Martin Kränzle et Ekaterina Gubanova pour le Bartók et Barbara Hannigan pour La Voix Humaine, ce qui nous promet un one woman show dont elle a le secret. Voilà une affiche, musicale et scénique, qui fera courir.

Enfin, dernière nouvelle production (Décembre) des premières proposées dans la saison, est l’inauguration d’un cycle Berlioz, une Damnation de Faust, confiée à Alvis Hermanis (gageons qu’il ne fera pas frémir, mais que ce sera propre et léché), et surtout, avec Jonas Kaufmann, de retour à Paris, et qui revient à des amours embrassées en 2004 à Genève où il avait fait sensation (dans une belle production d’Olivier Py) qui alterne, excusez du peu, avec Brian Hymel (il vaudra aussi le voyage) et avec le Mephisto de Bryn Terfel et la Marguerite de Sophie Koch, le tout sous la direction de Philippe Jordan.
Dès le début, la couleur est affichée avec des spectacles sans doute forts, qui valent le déplacement, et qui alternent avec des reprises alimentaires du répertoire : Madama Butterfly, avec Oksana Dyka, qu’il faudra subir, mais qui alternera avec la plus adaptée Ermonela Jaho, le tout dirigé par Daniele Rustioni, dont ce sera la première apparition à Paris, un Don Giovanni passe-partout dans la mise en scène de Michael Haneke, désormais classique et rebattue, mais avec le très bon Patrick Lange dans la fosse, L’Elisir d’amore, (avec Alagna et Kurzak , dirigé par Donato Renzetti) et à Garnier Platée dans la production bien connue de Laurent Pelly, et Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre-Grenoble (encore Grenoble ?) et une bonne distribution, ce qui garantit l’affluence.
Enfin, concession à l’opéra contemporain, une petite forme pour les enfants affichée à l’Amphithéâtre de Bastille, mais mise en scène par Katie Mitchell, Vol retour (The way back home), de Joanna Lee, en coproduction avec l’ENO, et en création française avec les solistes de l’atelier lyrique de l’Opéra (devenu Académie : référence à l’académie créée à Aix par Lissner)…
À partir de janvier, la programmation revient à des standards plus conforme aux goûts traditionnels du public, mais avec des atouts musicaux intéressants, à commencer par un Werther (janvier-février) dirigé par Alain Lombard (un revenant…) affichant non plus le couple Koch/Kaufmann, utilisé pour Damnation, mais un nouveau couple à mettre sous la dent du public pour cette production déjà ancienne (Benoît Jacquot, élégance et tranquillité), Piotr Beczala et Elina Garanca: on verra donc cette année l’ensemble des têtes d’affiche qui se partagent « l’opéra international tour » et l’excellent Stéphane Degout dans Albert.
Robert Carsen, l’opéra sans scandale et le plaisir sans peur, reviendra pour Capriccio de Richard Strauss dirigé par Ingo Metzmacher (jan-fév), qui arrive dans la fosse de l’opéra (ça c’est plutôt intéressant), avec la très correcte Adrianne Pieczonka dans Madeleine, bien entourée par Wolfgang Koch, Benjamin Bernheim, Lauri Vasar, Lars Woldt et Daniela Sindram.
Les choses sérieuses en matière de standards commenceront fin janvier jusque mi-mars avec Il Trovatore en coproduction avec Amsterdam, mis en scène par Alex Ollé de la Fura dels Baus, dirigé par Daniele Callegari (bon…), mais avec Anna Netrebko, puis Hui Hé, Marcelo Alvarez puis Fabio Sartori en Manrico, en Luna Ludovic Tézier (à ne manquer sous aucun prétexte) puis Vitaliy Bilyy,  Ekaterina Semenchuk puis Ekaterina Gubanova en Azucena. On se battra entre le 28 janvier et le 15 février pour avoir ensemble Ludovic Tézier et Anna Netrebko. Pour les ténors et les mezzos, c’est au choix ou au goût. Sur la même période, l’opéra affiche une reprise de Il barbiere di Siviglia dans la mise en scène de Damiano Michieletto sous la direction du jeune chef Giacomo Sagripanti, dont on fait grand cas en Italie, avec des chanteurs consommés comme Lawrence Brownlee (Almaviva) et Ildar Abdrazakov (Basilio) ou Nicola Alaimo (Bartolo) en lançant des nouveaux noms moins connus, comme Alessio Arduini (Figaro) en troupe à Vienne actuellement, ou Pretty Yende, la jeune sud-africaine de 30 ans qui a gagné le concours Operalia en 2011. Un Barbier exploratoire en quelque sorte…
Moins exploratoires en mars 2016, Die Meistersinger von Nürnberg, dans la mise en scène de Stefan Herheim déjà vue à Salzbourg, qu’on espère plus convaincante dans sa reprise parisienne, sous la direction du maestro di casa Philippe Jordan, dans une distribution qui sort des sentiers battus dans cette œuvre, et c’est heureux : on y entendra Gerard Finley dans Sachs et Günther Groissböck dans Pogner, avec l’Eva de Julia Kleiter (un choix qui nous dirige vers une Eva plus fraîche que mûre), et avec Brandon Jovanovich dans Walther : c’est une voix large dont on parle beaucoup qui est proposée au public parisien. Rappelons pour mémoire que la dernière production scénique remonte à 1989 (Herbert Wernicke) et la dernière représentation de concert à 2003 (James Conlon , avec la jeune Anja Harteros). Il était temps de penser à remonter l’œuvre, que le public parisien connaît donc très mal. C’est même je crois– rendons à César..- une idée de Nicolas Joel.
En alternance à Garnier (sur tout le mois de mars et jusqu’au 1er avril) une très stimulante soirée Tchaïkovski confiée entière à la mise en scène et au décor de Dimitri Tcherniakov qui allie, comme le voulait le compositeur, l’opéra Iolanta en un acte et Casse Noisette, le célèbre ballet chorégraphié à la fois par Sidi Larbi Cherkaoui, Benjamin Millepied, Edouard Lock, Arthur Pita, et Liam Scarlett. Tant d’univers différents pour une soirée sur le conte, celui qu’on rêve en étant enfant et celui qu’on fait vivre pour masquer un secret (la cécité de Iolanta). Voilà un travail qui s‘annonce passionnant, d’autant que la distribution (Sonia Yoncheva, Alexander Tsymbaliuk, Vito Priante entre autres) et le chef commun aux deux œuvres (Alain Altinoglou) stimulent la curiosité dans ce répertoire.
Suivra sur avril et mai un Rigoletto, titre standard et tiroir-caisse s’il en fut, dans une mise en scène sans doute moins standard de Claus Guth, dirigée par Nicola Luisotti (plutôt prometteur), puis par Pier Giorgio Morandi (plutôt classique) avec deux distributions en alternance : Michele Fabiano (le ténor qui monte) et Francesco Demuro (qui monte un peu moins) en duc de Mantoue, Quinn Kelsey et Franco Vassallo en alternance dans Rigoletto. Il sera intéressant d’entendre Kelsey qu’on a entendu à Dresde, Francfort et Zurich, mais qui s’est produit essentiellement aux USA jusqu’ici. Gilda sera en alternance Olga Peretyatko et Irina Lungu, ce qui est un peu plus banal.
Mais en mai, ce Rigoletto alternera avec un Rosenkavalier dans la mise en scène désormais archi amortie de Herbert Wernicke, mais avec une distribution comme on en rêve : Anja Harteros en Maréchale sur 4 dates du 9 au 19 mai et Michaela Kaune sur les dates suivantes jusqu’au 31 mai. On sait à qui ira ma préférence, mais l’entourage vaut aussi le voyage : Daniela Sindram (Octavian), Erin Morley (Sophie) Peter Rose (Ochs) et Martin Gantner (Faninal) avec un chanteur italien de bon calibre (Fabio Sartori), le tout évidemment dirigé par Philippe Jordan.
L’année se termine par un must et deux spectacles standard pour attirer la foule : en mai et juin, le must, c’est Lear de Aribert Reimann déjà évoqué plus haut et dirigé par l’excellent Fabio Luisi, qui a dirigé au temps d’Hugues Gall à l’Opéra Norma, Turandot et Il Barbiere di Siviglia à l’époque où il faisait du répertoire partout . Les choses ont changé, il est désormais réclamé depuis qu’il a officié comme principal chef invité au MET. La mise en scène est confiée à Calixto Bieito pour son premier travail à l’opéra de Paris et l’un de ses premiers travaux en France. Il était temps…La distribution n’est pas en reste : Lear sera Bo Skhovus, un rôle qui va parfaitement à l’état actuel de la voix et à ses talents de comédien, Goneril sera Ricarda Merbeth et Cordelia Annette Dasch. Une curiosité sympathique, le Fou (Narr) sera Edda Moser, qu’on aima en Donna Anna et en Reine de la nuit aux temps de sa splendeur. Une bonne idée que de programmer Lear au Palais Garnier : 700 places de moins à remplir, mais surtout une relation un peu plus intime (si l’on peut dire) à l’espace.

Enfin la saison d’opéra se clôt sur deux standards d’été, d’abord, La Traviata dans la mise en scène très reposante (un très grand lit pour dormir) de Benoît Jacquot, avec plusieurs distributions (normal, le tiroir-caisse doit fonctionner à plein du 20 mai au 29 juin) Sonya Yoncheva et Maria Agresta (à partir du 11 juin), Bryan Hymel (jusqu’au 14 juin) et Abdellah Lasri, le jeune ténor marocain qui se compose son répertoire en troupe à Essen, une des voix les plus intéressantes de la génération montante et trois Germont l’un qui roule sa bosse (Zeljko Lučič), l’autre, Simone Piazzola, moins connu, jeune baryton vainqueur d’Operalia 2013 qui promène depuis quelque temps son Germont un peu partout. Quant au troisième, c’est un certain Placido Domingo, il chantera Germont les 17 et 20 juin.
La saison se terminera en juin-juillet par l’Aida d’Olivier Py, qui ne rajoute rien à sa gloire, sous la direction de Daniel Oren, dans une distribution correcte en alternance, Anita Rachvelishvili/Daniela Barcellona en Amneris, Sondra Radvanovski et Liudmyla Monastyrska en Aida, Aleksandrs Antonenko et Fabio Sartori en Radamès, George Gagnidze et Vitaliy Bilyy en Amonasro et un luxe, Kwanchul Youn en Ramfis. A part Sondra Radvanovski qui est une solide chanteuse verdienne et la Rachvelishvili qui est un mezzo remarquable (moins, dans ce rôle, Daniela Barcellona) le reste est du tout venant. On dirait une distribution de la période précédente. Sans intérêt donc, sinon pour le public touristique de la période.
Au total, une saison construite intelligemment : si pendant le premier trimestre (Sept-Dec) Lissner pose le paysage (Moses und Aron, Château de Barbe Bleue, Damnation de Faust) par des produits d’appel donnant la couleur du futur, il propose des pièces de répertoire (Butterfly, Elixir, Don Giovanni, Platée) pour étayer la programmation et ne pas trop effrayer. En réalité, chaque trimestre a son lot de bonnes reprises avec de très bonnes distributions (Rosenkavalier, Traviata), et de nouveautés (Trovatore, Iolanta/Casse Noisette ou Meistersinger en février-mars et Rigoletto et Lear en mai). Il y en aura pour tous les goûts et il suffit de se poser la question “ferais-je le voyage pour tel titre s’il était affiché à Munich, à Bruxelles, à Berlin plutôt qu’à Paris ?” pour que la réponse tombe, claire, évidente: oui.
Il y a par ailleurs des distributions consacrées, mais pas mal de figures nouvelles à qui on confie des grands rôles, et cela, c’est plutôt intéressant.
Ainsi, Paris redevient une salle équivalente aux autres grandes salles internationales mais à vrai dire encore un peu interchangeable. C’est déjà un premier pas. Lissner n’a pas eu à trop se fatiguer pour se différencier de son prédécesseur (à vaincre sans péril…), mais le résultat est séduisant, équilibré avec un vrai soin pour les distributions et les chefs, y compris pour les reprises.

Il reste à donner une identité « Opéra de Paris » à cette programmation. On aimerait un Don Carlos ou des Vêpres siciliennes dans leur version créée pour Paris, on aurait aimé un Trouvère (version 1857) et non un Trovatore (version 1853), voire un Meyerbeer (on attend, langue pendante, des Huguenots) ou même une reprise de La Juive de Halévy, et à l’autre bout du spectre, il manque sans doute une création. Peu de risques sont donc pris en cette première année de mandat réel (la saison actuelle est l’œuvre de Nicolas Joel), mais il y a quelque chose de nettement moins pourri au royaume de Danemark, sans nul doute, et des directions qui paraissent intéressantes. On a suffisamment soupiré ces dernières années par les non choix, les distributions grises, les chefs médiocres que l’on peut afficher une satisfaction certaine mâtinée d’espoir.
Pourvu que ça dure.[wpsr_facebook]

WIENER STAATSOPER 2014-2015: QUELQUES NOUVELLES DE VIENNE (et quelques réflexions sur Paris)

Haus am Ring
Haus am Ring

Ce qui frappe lorsqu’on vient à l’Opéra de Vienne, c’est l’enracinement visible dans une tradition. Ces étudiants qui filent réserver leurs places au « Stehparterre » (les places debout du Parterre). ce sont les mêmes qu’il y a dix, vingt, trente ans. Même allure sérieuse de bons élèves ou d’enfants sages. De mon temps, on marquait sa place par un mouchoir noué, puis on filait s’asseoir pour se reposer des quelques heures de queue qui avaient précédé…Et puis il y a les touristes qui se font photographier au pied du grand escalier, sourires, tranquillité…et ce public qui semble ne pas bouger, tout comme ces bustes de chefs disparus, ces tapisseries qui ornent la « Gobelinsaal », ces affiches du soir qu’on achète. Certes, la position des bars a changé, les vitrines contenant les costumes de telle ou telle star ont disparu, mais ce sont bien peu de choses  par rapport à l’immense tradition qui est ici chez elle… il suffit pour s’en persuader de consulter les archives sur le site http://www.wiener-staatsoper.at/ qui relèvent scrupuleusement les titres et les distributions depuis le 3 juin 1869 (on y donnait La Muette de Portici)… Cette grande maison qui trône sur le Ring a quelque chose de rassurant, d’immuable, et de tellement emblématique : Bourse, Mairie, Burgtheater, Parlement, Hofburg, Kunsthistorisches Museum, Opéra. Toute la Vienne institutionnelle est sur le Ring, comme un peu tous les symboles de Paris sur la Seine. Et l’Opéra est le nœud vivant de la Vienne d’hier et de celle d’aujourd’hui : métro, trams, bus, piétons s’y rencontrent et s’y croisent.

On n’échappe pas à l’Opéra à Vienne.
Et pourtant, il y a eu un peu d ‘agitation dans cette vénérable institution en début de saison, quand le GMD Franz Welser-Möst a donné brutalement sa démission en annulant sine die ses engagements. Mais la force des grandes institutions  est leur « Da sein » leur « être là » au-delà des hommes. Sans doute derrière cette démission y avait-il l’espoir secret de déstabilisation, d’autant qu’elle fut vite suivie par une déclaration encore plus tonitruante du chef Bertrand de Billy contre Dominique Meyer. Car en cette année 2014, les chefs d’opéra ont fait l’actualité : à Rome (Muti), à Vienne (Welser Möst), à Dresde (Thielemann), à Turin (Noseda), tous en bisbille avec leur intendant présent ou futur, c’est l’administration (le management) contre l’art ou contre la(les) vanité(s), Thielemann a eu la peau de Serge Dorny, mais les autres n’ont pas réussi à emporter presse et opinion derrière eux. Dominique Meyer a eu la grande habileté de ne pas bouger, de ne pas ajouter à l’agitation, d’afficher une sérénité qui a finalement isolé Welser-Möst.
Welser-Möst est un très bon chef, c’est évident, mais son absence manque-t-elle ? Pas vraiment parce qu’il n’a jamais réussi à être plus qu’un très bon chef, mais jamais un mythe ou un chef qui fasse courir les foules. Alors pour ma part je pense qu’il s’est fait plus de mal qu’il n’a fait de mal à l’Opéra. L’Opéra de Vienne en a vu d’autres et a consommé un certain nombre de GMD. Les conflits et les départs anticipés ne datent pas d’hier et sont une constante de la maison, Mahler, Karajan, Maazel, Abbado et maintenant Welser Möst. À moins de remplir à la fois les charges de GMD et d’intendant, ce qui est difficile, l’aigle lyrique à deux têtes n’est pas facile à gouverner, dans une ville où l’Opéra est un sujet politique, et où faire et défaire les gloires est le jeu favori de la presse et du public. Si au café du commerce en France il y a autant d’entraîneurs de foot que de consommateurs de petit blanc, au Café Mozart en Autriche il y a autant de Direktors (on appelle ainsi l’Intendant) et de GMD que de consommateurs de Wiener Mélange.
De fait, tout continue, et même avec des nouveautés puisque Vienne la vénérable se met, comme Munich et comme le Philharmonique de Berlin au streaming et aux retransmissions en direct des productions de la maison. On peut se reporter au site http://www.staatsoperlive.com/de/ et on verra que déjà est accessible une vidéothèque comprenant aussi bien du ballet que de l’opéra, dans des productions  symboliques de l’histoire de cette maison, Meistersinger von Nürnberg (Thielemann, Schenk), Fledermaus (Welser-Möst, Schenk), Carmen (Nelsons, Zeffirelli), Manon (De Billy, Serban avec Netrebko), La Forza del destino (Mehta, Poutney avec Nina Stemme), Anna Bolena (Pido’, Genovese, avec Netrebko & Garanca), Arabella (Welser-Möst, Bechtolf avec Emily Magee), mais aussi des ballets (Casse-Noisette) ou des opéras pour enfants.
À cette vidéothèque sans doute appelée à s’enrichir s’ajoutent de très nombreuses reprises en direct de soirées viennoises, aussi bien des ballets (Mayerling, le 7 décembre chorégraphie Kenneth Mac Millan) que des opéras : on verra en décembre prochain par exemple :
– Le 14 décembre : La Cenerentola (Lopez-Cobos, Bechtolf, D’Arcangelo, Corbelli, DeShong)
– Le 16 décembre : La Traviata (Myung-Whun Chung, Sivadier, Jaho, Pirgu)
– Le 18 décembre : Arabella (Schirmer, Bechtolf, Koniecny, Schwanewilms)
– Le 26 décembre : Casse-Noisette (Chor.Noureiev reprise par Manuel Legris, avec               Liudmila Konovalova et Vladimir Shishov )
– Le 31 décembre : Die Fledermaus (Lange, Schenk, Eröd, Banse, Kulman)

Et cela continuera en janvier avec notamment un Tristan und Isolde (Schneider, MacVicar, Theorin, Seiffert) mais aussi Salomé, Zauberflöte, la Dame de Pique etc…sans oublier ce printemps le Ring complet (mise en scène de S.E Bechtolf) dirigé par Sir Simon Rattle
à 14 € la représentation et un abonnement annuel de 320 €.

On l’aura compris, l’Opéra de Vienne ne mise pas pour ce live-streaming sur les nouvelles productions, mais sur son répertoire, son quotidien, c’est à dire un peu son âme. Et il vise à se créer une sorte de public virtuel au quotidien, en adoptant une stratégie différente du MET (appuyé sur une dizaine d’événements annuels dans les cinémas), ou de Munich (appuyé sur quelques nouvelles productions annuelles par un streaming en accès gratuit), mais qui se rapproche plutôt de la stratégie du Philharmonique de Berlin avec son Digital Concert Hall, faisant payer l’accès et visant à la constitution de précieuses archives vidéo, d’une notable richesse.

En alignant sa politique de diffusion sur celle du Philharmonique de Berlin, l’Opéra de Vienne se pose ainsi comme la référence lyrique faisant face à la référence orchestrale. C’est un choix qui va plus loin que la plupart des tentatives actuelles.
De Seattle à Tokyo et de Grenoble à Brisbane, qu’on soit à Saint Céré ou à Maastricht, il sera ainsi possible chaque soir (ou presque) de vivre en direct la vie quotidienne de la Maison du Ring (Haus am Ring).
Ainsi les grandes maisons d’opéra se mettent en ordre de marche, l’arrivée du numérique aura bouleversé dans 10 ans le monde du lyrique : mais est-ce que cela ne donnera pas des arguments à une réduction des subsides aux théâtres locaux, moins prestigieux, mais offrant au moins de l’opéra en direct et en trois dimensions ? La situation italienne, tragique, mais aussi la situation française qui l’est moins, mais qui n’est pas forcément brillante, nous montrent que les capacités productives des théâtres se réduisent (voir ce qui se passe à Montpellier) et on ne peut dire que le lyrique soit une grande préoccupation du Ministère de la Culture. Pourtant, la question du spectacle vivant et de la musique vivante est essentielle. Il serait délétère que le public se fractionne en autant d’individus enfermés chez eux à regarder sur leur TV ou sur leur ordinateur Vienne ou Berlin, voire Paris.
Le concert dont le nom porte en lui l’idée d’ensemble, d’harmonie et d’accord, ne saurait être exclusivement consommé dans le secret des salons ou des écrans plats. L’expérience du concert en salle reste une expérience unique, que la reproduction sonore ne saurait remplacer, aussi élaborée qu’elle soit. De plus, l’expérience du spectacle en salle c’est à dire l’expérience collective, la réunion d’une société, est nécessaire à la vie en société et à la survie sociale. Le théâtre, le concert (de toutes les musiques) le cinéma en salle sont des expériences vitales pour une société et pour le mélange des classes et des gens. Si les politiques rêvent d’une numérisation permettant peu à peu d’éliminer toute manifestation locale (théâtre, opéra concert), ils contribuent évidemment à ruiner dangereusement une culture dont les manifestations collectives sont une des bases, et ce depuis l’antiquité.
Dans l’Europe d’aujourd’hui seul l’Opéra en Allemagne se porte encore bien à cause du système de répertoire et de l’engagement des villes, et bien sûr d’une tradition historique forte. Mais toute civilisation a besoin de manifestations collectives, tout art a besoin d’un public, en direct. Attention à ne pas faire du numérique un outil du totalitarisme. Aussi, si j’applaudis à toutes les formes de transmissions numériques d’opéras ou de concerts, ou même de films, ce ne sont que des outils de plus pour diffuser la culture, mais pas des substituts qui permettent d’éliminer ce qui existe au nom de la modernité, de la réforme et de tout ces mots qui cachent la réalité d’un appauvrissement pour tous, en préservant l’île heureuse du concert en direct pour ces quelques uns qui préserveront leur musique vivante, à Pleyel ou ailleurs. C’est pourquoi, même si je ne suis pas particulièrement cinéphile, je soutiens qu’il est nécessaire que le cinéma garde sa valeur de manifestation collective en salle et que son public ne se fractionne pas en millions d’individus regardant une vidéo dans le salon. Il en va de formes sociales de réunion qui dépassent de très loin le simple enjeu du spectacle.


Et en France…

En France, la situation reste contrastée.
La publicité autour des concerts de la Philharmonie de Paris (de Berlioz à Bowie !) montre qu’elle peine à remplir . Les polémiques qui entourent son inauguration, les polémiques sur la situation de Pleyel etc…sont pitoyables : elles rappellent qu’on a dit la même chose de l’Opéra Bastille (qui ira dans le XIIème pour écouter de l’Opéra ?) sans prendre en compte qu’avec la Cité des Sciences, la Grande Halle, la Cité de la musique, le Conservatoire, et même le Zénith on ne peut pas dire que La Villette soit un désert culturel et que le public ne se déplace pas. Le public de la Philharmonie, lui seul (comme si le public des autres salles du lieu était différent) aurait donc peur de prendre le métro et d’aller si loin ? Ce ne sont qu’imbécillités qui cachent une volonté de préservation des lieux de « distinction » au sens de Bourdieu. Chacun chez soi. Moi à Pleyel, toi à Pantin.
Depuis que je suis mélomane, j’entends évoquer la nécessité d’un Auditorium pour Paris. Lorsque l’Opéra Bastille a été projeté au milieu des années 80, des voix se sont déjà élevées pour souligner que le besoin était plus celui d’un Auditorium que d’un Opéra. La question n’est donc pas aujourd’hui celle de la salle, qui était nécessaire et qui enfin existe (depuis qu’on en parle, il a fallu 35 ans…) la vraie question est celle de l’assise de public : il y aura des soirs  où le Théâtre des Champs Elysées, l’Auditorium de Radio France et la Philharmonie programmeront des concerts et il n’y a pas suffisamment de public pour remplir les trois à la fois, sans compter Opéra, Opéra Comique et Châtelet ; c’est déjà vrai aujourd’hui.
La question du public, c’est la question de la politique culturelle, la question du statut de la musique dite classique, la question de la relation à la musique dans un pays où même si tous les conservatoires sont pleins, les salles ne le sont pas toujours et le renouvellement du public peine à se faire. Tout cela est complexe, mais je ne suis pas sûr qu’on attirera plus de monde en affichant « De Berlioz à Bowie » : le débat sur la programmation de la Philharmonie accueillant « toutes les musiques » me semble assez démagogique et stérile.
Ce n’est pas une question de salle, c’est une question de stratégie car dans les années 70, se souvient-on que le Palais des congrès de la Porte Maillot n’accueillait pas seulement Chantal Goya, ou les ballets Moisseiev, mais aussi des concerts de l’orchestre de Paris ou du Philharmonique de Vienne (si si, Barenboïm, Abbado et Böhm..). Il n’y a pas d’exclusion a priori de tel genre ou de tel autre, mais tout de même, Paris était suffisamment pauvre en vraies salles de concerts comparables aux autres villes européennes pour que le public des concerts puisse investir la Philharmonie sans entendre  dire « du classique mais pas que… ». À charge pour les managers culturels de faire venir un nouveau public, comme ce fut le cas à Bastille (je rappelle que ce fut un succès immédiat), même si on est loin, très loin du projet d’Opéra National Populaire des origines. À charge pour les managers culturels aussi de faire de ce nouveau lieu un phare incontournable,  et à charge de la puissance publique d’assumer ce nouveau lieu,  sa maintenance et son financement puisqu’elle l’a voulu : la polémique Ville de Paris/Etat est en la matière désespérante de nullité, mais en nullité nous sommes servis au quotidien, à droite, à gauche, au centre et à la périphérie…Mais même si aujourd’hui la salle peine à remplir, il en ira différemment lorsqu’elle sera ouverte, le chemin de la porte de Pantin, comme celui de Bastille il y a 25 ans, deviendra vite familier aux mélomanes.

En temps de crise, et on le voit partout en Europe et ailleurs, il est difficile de faire vivre la culture, et notamment la musique classique, là où elle n’est pas considérée comme vitale ; mais notre crise n’est pas seulement économique, elle est aussi morale et politique, et dans ces derniers cas une culture qui tienne le coup et qui soit vivante, ouverte et financée est une vitale nécessité. Une vie culturelle appauvrie est un signal de décadence et un petit pas vers la barbarie. On voit la situation dramatique en Italie depuis le passage de Berlusconi. Et on sait que les lieux de culture sont les premières cibles des barbares, c’est bien qu’ils sont emblématiques d’une ouverture et d’un humanisme, de la résilience de l’humain.
Ce n’est pas au privé de financer la vie culturelle, c’est à la puissance publique, c’est son rôle de garant. Et qu’on ne me rétorque pas qu’aux USA, c’est le privé qui finance, car avec le système des déductions d’impôts, c’est l’Etat qui finance en creux.

Voilà à quoi me fait rêver Vienne. Vienne qui a trois opéras (Staatsoper, Volksoper, Theater an der Wien) et un certain nombre de théâtres publics au rôle aujourd’hui bien défini (comme à Berlin d’ailleurs)  et deux grands salles de concert (Musikverein et Konzerthaus) c’est à dire une situation comparable à d’autres villes européennes. Dans ce paysage, la Haus am Ring représente évidemment bien plus qu’un théâtre d’opéra, mais le cœur vivant d’une ville dont la musique « classique » fait partie de l’ADN et qui en fait un argument publicitaire depuis longtemps. L’opération « Staatsoperlive » contribue par l’abondance qu’elle va offrir à renforcer et consolider cette image. Je vous encourage donc à aller écouter des concerts à la Philharmonie, à aller à l’opéra, à Paris ou si vous le pouvez, à Vienne ou ailleurs, mais aussi, certains soirs, à faire le cyber-wanderer en parcourant l’offre numérique en ligne. Vienne sera incontournable et si vous avez envie de voir un opéra sur ce site – j’en rappelle l’adresse : http://www.staatsoperlive.com/de/
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La salle de la Philharmonie de Paris si attendue
La salle de la Philharmonie de Paris si attendue

 

 

 

HUMEUR: SUR UN ARTICLE COMMENTANT L’ARRIVÉE DE DANIELE GATTI À AMSTERDAM

Le Concertgebouw d'Amsterdam
Le Concertgebouw d’Amsterdam

Je viens de lire dans la revue Classica un article sur la nomination de Daniele Gatti comme directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam, que j’estime d’une grande clairvoyance, d’une grande culture, et qui exprime surtout une vision lumineuse de la vie musicale européenne. Je vous y renvoie,  mais j’estime légitime d’essayer dans ce blog de le confirmer point par point.
Le titre est alléchant : « Ramdam à Amsterdam », il suggère qu’il y a de l’agitation, peut-être de la polémique à Amsterdam à l’occasion de la nomination de Gatti. Et de fait, tous ceux qui suivent l’actualité musicale ont constaté que le Royal Concertgebouw Orchestra en avait fait du ramdam à l’occasion de cette nomination ! Grève, communiqués, sit-in, occupation des locaux…
ah ? non ? mais non ! je confonds avec d’autres orchestres à Paris, ou à New York et en plus ce n’était même pas Gatti le coupable. Ramdam dans la tête de celui qui écrit peut-être, ou fantasme de ramdam… Dame !
Dès le départ, l’article parle de «surprise» («Pour une surprise, c’en est une»).
Surprise pour qui ? Sans doute pour ceux qui ne suivent l’actualité musicale que de loin, du haut de leur Tour Eiffel, l’actualité musicale, car on savait que le nom de Gatti circulait, notamment depuis la tournée des concerts Mahler (Symphonie n° 9) de 2013, triomphale, mais sans doute face à des publics sans goût, sans culture et avec des musiciens aveuglés et gavés de Heineken et d’Edam…Dame !

Suit une brève histoire de cet orchestre, 126 ans, 7 directeurs musicaux seulement (ce n’est pas si mal, Amsterdam…), une laudatio aigre douce sur Chailly qui avait fortement renouvelé le répertoire entre 1988 et 2004, mais que Jansons a « recentré sur les grands classiques, de Beethoven à Chostakovitch ». Et visiblement, cela plait mieux à notre auteur, c’est normal, il écrit dans une revue qui s’appelle Classica. Mais la question n’est pas le répertoire soi-disant « classique » de Jansons ni son charisme personnel réel auprès des orchestres et du public: en bonne rhétorique, il faut construire l’opposition et montrer que l’un fait l’unanimité, et que la nomination de l’autre est « risquée », comme le souligne le sous-titre : « Le choix du successeur de Jansons au Concertgebouw est risqué ».

Après la colonne « passé= âge d’or » suit la colonne « futur incertain » consacrée à Daniele Gatti. Et comme on le comprend.

Remarqué à Bologne, une ville italienne de province, autant dire, vu de Paris, à Dijon ou à Limoges (Bologne dont il était directeur musical à 30 ans, à un moment où son théâtre était considéré comme l’antichambre de la Scala et où il avait succédé notamment à Riccardo Chailly) il n’a jamais confirmé «les grands espoirs placés en lui». Suivent donc une liste de trois postes Londres, Zürich et Paris, où son passage aurait été «controversé» : par qui ? par la critique ? par les musiciens ? par le public en furie ?

Il a été si controversé que dans les mêmes années, le Festival de Bayreuth, certes, une ville encore plus provinciale que Bologne, au fin fond de la Bavière, à peine accessible en train et abritant un Festival du même acabit, l’a appelé à diriger Parsifal, il est vrai une œuvre mineure d’un compositeur sans avenir, et surtout une œuvre qui à Bayreuth, ne représente aucun enjeu symbolique…

Il a été si controversé à Zurich que l’intendant de Zurich passé à Salzbourg l’a appelé pour diriger La Bohème, Die Meistersinger von Nürnberg, Il Trovatore œuvres mineures et bouche-trous bien connus du répertoire d’opéra. Il est vrai que Salzbourg est un Festival de rien du tout, un trou perdu coincé entre Bavière et Autriche, un vulgaire passage autoroutier.

Et voilà, (vous rendez-vous compte ?) que c’est ce chef au passé controversé et à l’avenir incertain qui est appelé au Royal Concertgebouw  Orchestra d’Amsterdam, considéré comme un des tous premiers orchestres du monde.
Juste deux incises : c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qu’on a cité dans la presse autrichienne en premier pour succéder à Franz Welser-Möst comme GMD à Vienne  et c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qui vient de triompher à Berlin avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin,  salué par toute la critique présente dans un concert Wagner, Brahms, Berg, un de ces concerts fourre tout au répertoire incohérent pour un orchestre de troisième zone dans une ville sans passé musical. D’ailleurs, ce même Philharmonique de Berlin a souvent été dirigé par des chefs sans « spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque »: Herbert von Karajan, un inconnu dont les disques marquants vont de Puccini à Wagner, de Bruckner à Donizetti, de Johann à Richard Strauss, de Verdi à Bach, de Mozart à Holst, en passant par Moussorgski et Ravel, ou Bizet et Sibelius. ; Claudio Abbado dont le répertoire marquant va de Beethoven à Ghedini, en passant par Mozart et Verdi, avec des détours par Berg et Bach, et un parcours qui mène à Bizet ou Mahler, ou Wagner et Strauss (Johann et Richard), sans parler de Nono ou Bruckner, Stockhausen ou Bellini ; ou Simon Rattle sans spécialité reconnue qui dirige au concert et au disque Brahms et Mahler, Mozart et Thomas Adès, Bach et Schönberg, Wagner et Rameau, Berlioz et Bernstein…que de chefs sans spécialité reconnue ni répertoire marquant !
D’ailleurs, la preuve qu’il n’a pas de spécialité, ce Daniele Gatti : il vient de triompher dans Il Trovatore, il est vrai à Salzbourg et il est vrai avec un orchestre de troisième zone (Wiener Philharmoniker) et une distribution de série B (Netrebko, Domingo…), comme au MET, un an avant, dans Parsifal avec Jonas Kaufmann, un inconnu: faut-il que les managers soient inconscients de confier à des mains aussi contestables des productions de ce type, faut-il qu’orchestres et chanteurs soient descendus bien bas pour ne pas protester qu’on leur impose un tel chef…
Devant ce mystère, une seule solution, le piston…

On vous l’avait bien dit, le trafic d’influence, la politique…c’est la seule explication possible et le brillant analyste de Classica nous l’assène comme ultima ratio : « peut-être résulte-t-elle de relations privilégiées avec les politiques ou les musiciens locaux ? » (sic).

Sans doute Daniele Gatti, avec ses origines néerlandaises bien connues (il est né à Milaan et s’appelle en réalité Daniel Van Gattighem) a-t-il profité de cet avantage auprès des politiques néerlandais qu’il doit vraiment fréquenter assidûment pour planter là ses concurrents paraît-il charismatiques (Rattle, Gergiev, Thielemann, Salonen) dont certains ne sont pas des habitués loin de là, de l’orchestre du Concertgebouw, comme chacun sait.
Et pire, horribile visu, auditu, et cogitatu, Daniele Gatti a peut être des relations privilégiées avec les musiciens locaux. Mais qui sont donc ces musiciens locaux ? Le conservatoire ? L’Opéra ? Le plus horrible serait qu’il ait des relations privilégiées avec les musiciens locaux de l’orchestre du Concertgebouw. Parce que là, on ne comprendrait plus.

La seule raison que le brillant analyste n’évoque même pas, c’est que l’un des meilleurs orchestres du monde ait choisi Daniele Gatti tout simplement parce qu’il estime que c’est le chef idoine pour l’orchestre aujourd’hui, au vu des concerts qu’il a déjà à son actif avec lui et des triomphes (eh, oui, dur, très dur à lire, je sais) remportés. Mais c’est une raison complexe trop tirée par les cheveux pour l’aller chercher, et surtout, trop impensable aux yeux de certains idéologues aveuglés par leur mépris.

Voilà un exemple de prose faite de mauvaise foi, qui n’est pas analyse, mais opinion assénée, non étayée, non argumentée et qui tait volontairement ce qui la contredit (ou qui, simplement, l’ignore peut-être), voilà l’exemple même que ce qu’on ne devrait jamais lire dans la presse sérieuse.
Mais voilà, dans le microcosme, mieux vaut le fiel que le miel. L’intelligence et l’honnêteté en crèvent. Mais rien de grave, on sait ce qui se profile derrière ce type de pratiques.[wpsr_facebook]

RADIO FRANCE 2014-2015: Daniele GATTI dirige ROMÉO ET JULIETTE d’HECTOR BERLIOZ le 18 SEPTEMBRE 2014 (avec Marianne CREBASSA, Paolo FANALE, Alex ESPOSITO)

L'Orchestre National de France au TCE ©  Radio France
L’Orchestre National de France au TCE © Radio France

La nouvelle est tombée vendredi 3 octobre : Daniele Gatti succède à Mariss Jansons à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, c’est une excellente nouvelle qui tombait à point nommé, puisque j’étais en train d’écrire le présent compte rendu du Roméo et Juliette de Berlioz proposé le 18 septembre dernier en ouverture de saison de l’Orchestre National de France au théâtre des Champs Elysées.
Pour avoir l’an dernier assisté à Lucerne à une IXème de Mahler assez mémorable (ma première IXème non dirigée par Abbado) , avec l’Orchestre du Concertgebouw dirigé par Daniele Gatti, je peux attester qu’on sentait immédiatement une sorte de feeling avec l’orchestre, dans un répertoire qui fait partie de son histoire , voire de ses gènes et que Gatti affectionne tout particulièrement. Ce fut même un concert vraiment spécial. J’avais alors écrit que Gatti était un chef « de tête », « de concept », et un chef que je disais « chtonien » et non éthéré. C’est un chef qui prend à revers, qui surprend, et donc qui est rarement là où on l’attend, même si pour certains, c’est à chaque fois une sorte de mauvaise surprise. Car Daniele Gatti est discuté, quelquefois violemment, et notamment à Paris. Il suffit de lire les réactions à sa nomination à Amsterdam. Dans le genre mi-figue, mi-raisin, dans la manière de dire que c’est une bonne nouvelle tout en sous-entendant que c’est un choix par défaut (Jansons quittant l’orchestre à cause de sa santé), certains ont déployé les plus grands trésors de la rhétorique française la plus hypocrite pour lui souhaiter un « bon voyage ! » sous lequel on ne pouvait s’empêcher de lire « bon débarras !».
Je ne comprends pas ces réactions, car,  on l’a encore entendu cet été dans Trovatore à Salzbourg, Daniele Gatti est un chef qui va jusqu’au bout de ses lectures, de ses convictions, et qui prend le risque d’aller ailleurs, d’explorer des territoires autres, y compris sur des partitions rebattues où l’oreille a fini par être formatée, voire endormie. C’est un chef qui a une vraie lecture des œuvres, approfondie, une approche intellectuelle et conceptuelle, et surtout une volonté farouche de faire comprendre. On lui reproche souvent de ne pas être un « communicant », certes, ce n’est pas un showman à la Rattle ou à la Dudamel, mais c’est un musicien incontestable, et ses lectures des œuvres communiquent une vision claire, nette, sans concession et souvent inattendue.
Il en va ainsi pour ce Roméo et Juliette de Berlioz, le premier Berlioz qu’il aborde, sans doute parce qu’il ne pensait pas avoir d’affinités avec cet univers; mais, directeur musical de l’Orchestre National de France, il est difficile d’échapper un jour à Berlioz, comme échapper à Mahler à Amsterdam, Strauss à Munich ou Mozart à Vienne.
Et je crois que Daniele Gatti a été à son tour pris à revers par cette partition et par Berlioz. Car il est facile de se laisser piéger par le gigantisme  et par le son berlioziens, par cette sorte d’image de romantisme échevelé certes, qui en deviendrait un autre conformisme.

Or, Berlioz prend systématiquement lui aussi à revers  et notamment dans Roméo et Juliette.
Dans un XIXème siècle où l’histoire de Shakespeare avait déjà fait l’objet d’un Singspiel de Georg Benda à la fin du XVIIIème, d’un opéra de Nicola Vaccaj, Giulietta e Romeo en 1825, d’un opéra de Bellini I Capuleti e i Montecchi (sur le même livret de Felice Romani) en 1830, et où Berlioz avait vu Harriet Smithson dans la pièce de Shakespeare (version Garrick) en 1828, Berlioz ne propose pas un autre opéra, un opéra de plus mais va labourer ailleurs, vers un genre inconnu et spécialement créé pour l’occasion, une symphonie dramatique, où les voix (sauf le père Laurence) sont anecdotiques, et où le livret est surtout un récit, qui s’entremêle avec la musique. La présence de voix de mezzo, ténor et baryton pourrait laisser croire à un dialogue, à des rôles, à une théâtralisation : or le théâtre n’est pas dans les voix, mais dans la musique. De plus les formes comme le mélodrame ou mélologue sont assez populaires depuis la fin du XVIIIème (souvenons-nous du Pygmalion de Rousseau, repris par Donizetti, sa première œuvre), c’est à dire que là où on attend théâtre, voire opéra, Berlioz répond, symphonie et même symphonie dramatique, c’est à dire une symphonie mise en drame, mise en voix, mais non mise en scène.

Autre manière de prendre à revers, Berlioz (et c’est aussi audible dans bien d ‘autres œuvres) dissimule dans des détails de la partition (le diable se cache toujours dans les détails) des dissonances, des phrases musicales très hardies qu’on retrouvera plus habituellement dans des œuvres du futur même lointain, comme s’il faisait des tentatives, comme si cette musique, bien loin d’être échevelée, avait quelque chose de rigoureux et d’expérimental. Comme si cette musique avait un programme caché. Je me souviens comme Abbado traitait de manière surprenante certains moments de la Fantastique (notamment dans son hallucinante interprétation de 2013 à Berlin) et comment il nous indiquait l’innovation et la surprise et aussi souvent, comment il nous montrait par exemple derrière la chevelure berliozienne les lunettes mahlériennes.
La première fois que j’entendis Gatti (1991, Bologne), nous le retrouvâmes par hasard au restaurant après la représentation (Moïse de Rossini) et nous entamâmes un brin de conversation avec lui. Il nous confia déjà à l’époque (il avait 30 ans) que son rêve était de diriger Berg. Cette déclaration m’avait beaucoup marqué et j’ai toujours écouté ensuite Gatti avec ce souvenir bien ancré en moi : il a cette approche de la musique qui convient si bien à une lecture d’un Wozzeck ou d’une Lulu (œuvres qu’il dirige d’ailleurs remarquablement, à la fois de manière très analytique et sensible) une lecture appuyée sur les formes traditionnelles, revues, relues, et avec un son, qui produit quant à lui des agencements surprenants, des dissonances, des ruptures, une certaine brutalité et en même temps un certain lyrisme, tout en laissant peu de place à la complaisance. Ce qui frappe quand on entend Berg c’est que l’attention est décuplée par l’incroyable richesse de la « concertation », qui oblige à s’attacher à chaque détail. Je suis très impatient d’entendre son Pelléas et Mélisande à Florence parce que je suis sûr que l’univers de Debussy sous ce rapport lui conviendra parfaitement.
Je me trompe peut-être, mais je suis sûr qu’en se plongeant dans la partition de Berlioz, c’est cette richesse-là, ces détails là, que Gatti a notés, ces petites choses que Berlioz sème çà et là, et qui sont des tentatives d’aller vers un ailleurs qui n’a rien à voir avec la musique du temps, ces petites choses qui devaient bien intéresser notre auteur de la musique de l’avenir, Richard Wagner ces petites choses qui obligent à une écoute très attentive et très fouillée.
Alors Daniele Gatti nous a fait entendre cette petite musique-là, cette musique de l’avenir : voilà une œuvre au thème rebattu, à la forme surprenante, presque un hapax, et voilà au total un Berlioz qui ouvre des univers nouveaux. Un orchestre et un chœur retenus, un souci de faire entendre des détails très raffinés et rarement relevés.
Le dernier Roméo et Juliette auquel j’avais assisté, c’était Salonen à Lucerne, très beau concert qui m’avait convaincu, mais ici j’ai l’impression d’aller encore plus loin dans la direction résolue de la lecture.

Gatti fouille le tissu textuel et non seulement révèle des détails surprenants, mais aussi colore de manière particulière les moments qui rappellent ou Les Troyens, ou Benvenuto Cellini, voire la Fantastique, il met en place une sorte de réseau référentiel, mais en même temps le traite presque avec distance, tenant résolument à travailler d’abord une couleur, à retenir le son de cette énorme machine, qu’il arrive (une gageure) à rendre presque intime quelquefois, tout en laissant la place aux moments plus spectaculaires (les cuivres de l’Orchestre National sont en grande forme), mais sans excès, avec éclat, mais sans clinquant : il révèle les contrastes, mais dans un cadre très contenu, assez contraint où finalement se révèle alors une autre dimension peut être plus profonde de Berlioz. Son souci permanent de clarté, sa volonté de faire apparaître les architectures l’amène à mettre en valeur les pupitres et notamment les bois, excellents , mais aussi les cordes, et notamment les violoncelles et les contrebasses ce qui est absolument nécessaire pour faire que les masses orchestrales et chorales puissent être parfaitement lisibles et donner la couleur à chaque partie. Les contrastes sont en effet nombreux, et presque systématiques entre les moments très retenus murmurés, voire presque parlés et les grands moments choraux, inspirés de la 9ème de Beethoven que Berlioz avait entendu une dizaine d’années plus tôt. Le chœur de Radio France est d’ailleurs vraiment remarquable de subtilité, de maîtrise, de clarté: on comprend chaque mot, chaque inflexion. Un très beau travail de préparation de Howard Arman.
Ainsi a-t-on l’impression d’entendre et de distinguer chaque note, comme si on se concentrait sur une œuvre de musique contemporaine, et en même temps de voir révélée une architecture, un peu comme la lecture d’un plan détaillé, d’une architecture au style plus dorique que ionique, sans volutes mais avec des lignes et des arêtes, quelquefois aiguisées, en somme une approche essentielle, et non décorative. Gatti ne s’attarde jamais sur le décoratif, il est trop direct pour cela  et il met l’auditeur à l’épreuve en l’obligeant à une audition dynamique et presque participative là où quelquefois on aurait tendance à se laisser aller passivement. En faisant un (très mauvais) jeu de mot, c’est un Ber(g)lioz qui nous est posé ici, un Berlioz lu au prisme des débuts du XXème siècle, un Berlioz qui s’insère dans une histoire musicale où on ne pense pas forcément à lui, et ce faisant, Gatti donne une profondeur insoupçonnée à cette partition.
La place des voix dans cet immense dispositif reste latérale. Placés dans l’orchestre, à peine visibles, les solistes deviennent presque des parties instrumentales. Marianne Crebassa a peu de temps pour nous laisser entendre son beau mezzo, sa diction parfaite et sa projection impeccable. Je me souviens de sa prestation remarquable dans Tamerlano de Haendel à Salzbourg. Elle garde dans sa partie sa distance récitante, mais fait entendre en même temps une couleur chaude et une belle intelligence musicale. Elle s’impose beaucoup plus que Christiane Stotijn à Lucerne en 2013. Paolo Fanale est un choix surprenant. Pourquoi aller chercher un italien (talentueux certes) pour une partie que bien des ténors lyriques français pouvaient tenir. C’est que Paolo Fanale semble s’être fait une spécialité des rôles en français, on l’a vu à Genève dans Mignon, on l’a vu aussi dans Les Troyens à la Scala (Iopas), on le voit brièvement apparaître dans ce Roméo et Juliette, avec son timbre très lyrique et velouté, et un zeste de raideur qui finalement peut convenir à cette récitation, même s’il reste pâle et si on préfèrerait plus de souplesse.
La plus grande surprise vient d’Alex Esposito, qu’on a bien plus l’habitude de voir dans des rôles rossiniens ou mozartiens (c’est un notable Leporello, un remarquable Figaro) où il démontre un grand engagement et vocal et physique. L’entendre dans un répertoire inattendu et dans un rôle de récitant est une surprise: il est vrai que le père Laurence est le seul récitant-personnage de l’œuvre, il assume à la fois la distance du récit et l’implication du personnage. Sa belle voix claire, sonore, bien projetée, est immédiatement convaincante dans un style très différent de celui de Gérard Finley à Lucerne, avec de menus accidents de diction mais dans un ensemble tout de même très soigné. Il donne une vraie présence et en même temps une véritable humanité à son intervention. Un très beau moment.
Une conclusion s’impose, ce premier Berlioz de Daniele Gatti est une réussite et cette manière de l’aborder est pleinement convaincante. Il en propose une lecture passionnante et assez novatrice, et débarrasse ce Roméo et Juliette de tout ce qu’il pourrait avoir de convenu d’attendu et de superflu. Le public, et semble-t-il l’orchestre ont bien senti la qualité de ce moment.

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Daniele Gatti ©  Corriere della Sera
Daniele Gatti © Corriere della Sera

THÉÂTRE À LA COMÉDIE FRANÇAISE 2013-2014: LUCRÈCE BORGIA de VICTOR HUGO LE 13 JUILLET 2013 (Ms en scène Denis PODALYDÈS avec Guillaume GALLIENNE)

Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage
Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage

La salle Richelieu était bien pleine en ce 13 juillet, pour voir le spectacle phare de cette fin de saison, chant du cygne de l’ère Muriel Mayette à la tête de la vénérable maison. Une Lucrèce Borgia de Victor Hugo, qu’on a l’air de redécouvrir, puisque pas moins de trois productions d’audience nationale ont vu le jour cette année, celle de Lucie Berelowitsch venue de Bretagne, à l’Athénée (voir ce blog), celle de Denis Podalydès à la Comédie Française, (jusqu’au 20 juillet) et celle de David Bobée aux Fêtes Nocturnes de Grignan, avec Béatrice Dalle (jusqu’au 23 août).
Conçu comme un spectacle médiatique et médiatisé , avec Guillaume Gallienne à peine auréolé de ses multi-Césars, avec des costumes de Christian Lacroix, des décors d’Eric Ruf, tout nouvel administrateur de la Comédie Française, et une mise en scène de Denis Podalydès: c’est presque une pure production maison, une de ces productions qui portent l’image du Français. On en a beaucoup parlé avant, on en a fait une belle promo : pensez, l’héroïne de Hugo jouée par le roi du trans-genre gentillet, Guillaume Gallienne, et Gennaro par une jeune femme : la mère jouée par un homme, et le fils par une femme. Allez y retrouver vos petits !
Le spectacle joue à guichets fermés (même Manuel Valls en ce dimanche): il a donc atteint son but.

Lucrèce Borgia, première scène © Brigitte Engerrand/Divergences
Lucrèce Borgia,apparition de Lucrèce face à Gennaro © Brigitte Engerrand/Divergences

Est-ce une réussite ? Probablement pas, et pas forcément à cause de ses choix les plus médiatisés. Que Gennaro soit joué par une femme (Suliane Brahim, assez fraîche) et Lucrèce Borgia par un homme (Guillaume Gallienne, pas vraiment frais) ne gêne pas en soi, depuis l’antiquité jusqu’à Shakespeare, les femmes ont pu être jouées par des hommes et les hommes par des femmes notamment à l’opéra: le théâtre est illusion, le théâtre fait tout passer, c’est pourquoi il est théâtre. Ce qui gène, ce sont les choix de jeu, et une mise en scène à la fois luxueuse et compassée, je dirais empesée, avec quelques belles images (scène I autour de la gondole et entrée en scène de Lucrèce notamment) et beaucoup de creux, sinon de vide.
Bien qu’on lise des déclarations rappelant Vitez disant aux acteurs qu’ils n’en feront jamais trop dans Hugo, on reste bien en deçà de cette folie échevelée, de ce romantisme exacerbé, de cette hystérie qui doit nous saisir face au vertige de la parole hugolienne et aux situations tellement extrêmes que Donizetti s’en est emparé pour en faire un opéra. Lucrèce Borgia, c’est un opéra parlé : encore faut-il une Diva.

Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences

Et la Diva fait défaut. Podalydès et Gallienne font le choix d’une diction compassée et pétrifiée du texte, d’une attitude distanciée, ressentie ici comme « tragédienne » au sens des tragédiens du passé : du Mounet Sully des familles. En fait, dans le genre contresens, Guillaume Gallienne m’a fait penser à Marie Bell dans le film Phèdre de Pierre Jourdan, élaboré pour immortaliser une actrice qui avait fait du personnage de Phèdre son fétiche, mais qui l’a enregistré bien trop tard, faisant de Phèdre une belle-mère en proie au démon de midi, et non la jeune femme encore fraiche qu’elle est, et dont la fraîcheur justifie pleinement son amour pour Hippolyte. Imaginez une vieille Phèdre vaguement amoureuse de son fils (dans une famille où l’inceste est pratique ordinaire et où Lucrèce est fille de Pape, tout est possible et même plus) et vous aurez Gallienne, robe noire, voile noir, verbe noir, ou plutôt gris, attitude altière, qui renferme sa passion en elle, qui n’extériorise rien. C’est possible, mais je préfère plus expressionniste. La diction reste assez artificielle, d’où toute vie est absente, la raideur est lassante, le jeu sur homme-femme non exploité (torse nu, sans perruque). Certes, cette Lucrèce est au-delà de la vie, ailleurs, au-delà du monde, mais ne montre ni palpitation, ni relief, ni émotion, ni communication. Un verbe hugolien congelé comme les paroles gelées de Rabelais. L’impression qu’on a tapé à côté court pendant toute la pièce donnée sans entracte.

Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences
Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences

Suliane Brahim dans Gennaro ne m’a pas déplu : d’aucuns l’ont trouvée excessive, un peu braillarde, l’excès fait partie du théâtre de Hugo et je l’ai trouvée d’une grande fraîcheur, et donnant à Gennaro un aspect adolescent et pré-pubère assez séduisant, et cohérent par son excès même, composant avec Maffio Orsini (excellent Stéphane Varupenne) un parfait couple eromène/eraste.

Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences

La troupe montre son professionnalisme, bien des acteurs de référence sont sur le plateau Eric Genovèse en Jeppo Liveretto, une jolie Giorgia Scalliet en princesse Negroni bien féminine, bien pulpeuse, bien présente scéniquement, mais de très loin dominent le plateau et la distribution Christian Hecq et Eric Ruf. Christian Hecq en Gabetta est d’une vérité confondante, avec cette allure dégagée, ses légers tics, sa démarche presque chaloupée, son allure louche et en même temps fidèle, et loyal envers sa maîtresse. On connaît les qualités de Hecq, phénoménal Bouzin du Fil à la patte, mais ici, il est plus maîtrisé, plus ironique plus distancié, plus froid, et presque plus humain, plus proche. Une performance.

Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences
Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences

Eric Ruf, en Duc Alfonse d’Este ravagé de jalousie et d’une noire méchanceté, avec sa tenue en scène, sa diction merveilleuse, son débit faussement affable, avec ses traits d’humour aussi et sa fausse distance, est glaçant et prodigieux de justesse: quel dommage qu’il n’apparaisse vraiment que pendant sa grande scène avec Lucrèce. C’est un pur moment de plaisir théâtral, on ne cesserait de le voir et de l’écouter : du grand, du très grand art. Devenu administrateur, continuera-t-il à jouer un peu, quelle perte ce serait pour la troupe s’il y renonçait !

 

 

 

De la mise en scène de Denis Podalydès, il y a peu à dire : un travail essentiellement nocturne, très musical s’appuyant notamment sur le melodramma verdien (Macbeth, Simon Boccanegra notamment), inscrit dans des somptueux décors d’Eric Ruf, dessinant des espaces à la fois fluides et bien délimités, permettant de laisser le plateau pratiquement libre, avec de beaux costumes déclinés sur 50 nuances de noir et un rouge éclatant lors de la fête chez la Negroni. Les déclarations d’intention sont nobles, leur traduction reste en-deçà des attentes. On comprend l’intention de construire une Lucrèce Borgia extérieurement glacée et intérieurement ravagée, une Lucrèce Borgia si déchirée qu’on va essayer de l’aimer, mais pour moi quelque chose n’a pas fonctionné.  Certes, le jeu est bien contrôlé, il y a de fortes individualités (voir ci-dessus) mais on ne perçoit pas de débordement hugolien : cela reste sage, toujours au bord de quelque chose, d’un gouffre dans lequel on n’ose sauter, c’est tout sauf décoiffé, tout sauf émouvant, tout sauf excessif, tout sauf tripal. C’est tiède et donc pour moi antinomique avec l’univers de Victor Hugo.
Dommage. Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs.
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La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences
La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON

Six nouvelles productions, 10 reprises et donc trois productions en moins que la saison actuelle (c’est la crise…): 3 Mozart, 1 Verdi, 2 Puccini, 1Cilea, 1 Strauss, 1 Rossini, 1 Humperdinck, 5 opéras en français (Faust, Alceste, Le Cid, Le Roi Arthus, Pelléas et Mélisande) et 1 Dvorak. Voilà une saison (la dernière préparée par Nicolas Joel) qui se colore d’un répertoire français connu (Faust et Pelléas) et moins connu (Le Cid et Le Roi Arthus, qui fait son entrée à l’Opéra de Paris) et de nouvelles productions de standards tiroir-caisse: la Tosca de Werner Schröter, qui a fait les beaux soirs de Bastille depuis vingt ans et qui est sans doute amortie depuis des lustres, est remplacée par une production de Pierre Audi, dont il faut attendre sans doute un travail propre et suffisamment sage pour ne pas effrayer. Après Coline Serreau dont le Barbier de Séville a été vu suffisamment semble-t-il depuis 2002, c’est la production du grand Théâtre de Genève qui est importée, signée Damiano Michieletto qui va ainsi faire sa première mise en scène à Paris.
Pour les stars, il faudra repasser plus tard: pas de Jonas ni de Nina, ni évidemment de Anja, qui aura fait sa première apparition avec l’Orchestre de l’Opéra cet été…mais à Lucerne .
Pas de stars de la baguette non plus, mais des débuts dignes d’intérêt, comme ceux de Dan Ettinger dont on fait grand cas en terre germanique et américaine pour La Traviata,  ceux de Constantin Trinks et Patrick Lange, deux jeunes baguettes germaniques  des plus intéressantes qui se partageront Die Zauberflöte et des retours  comme celui d’Alain Altinoglu dans Don Giovanni, ou de Michel Plasson dans Faust et Le Cid; enfin,  un éternel retour, celui de Daniel Oren, pour la nouvelle production de Tosca (il alternera avec Evelino Pido’, autant dire le ying et le yang) et pour la nouvelle production d’Adriana Lecouvreur . Philippe Jordan dirigera moins cette année et s’est réservé seulement trois productions Die Entführung aus dem Serail, Pelléas et Mélisande, Le Roi Arthus, ainsi qu’un cycle des symphonies de Beethoven en concert.
Si cette saison propose quelques soirées digne d’intérêt, on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment stimulante; on a l’impression une fois de plus que la travail consiste à mettre des noms devant des titres, sans vrai projet, qu’il faut remplir les caisses et donc Tosca (20 représentations!), Traviata, Bohème, Zauberflöte, Don Giovanni, Faust font office de tiroir-caisse.
Du côté des distributions, même couleur gris-répertoire, même si on note le retour fort bienvenu de la grande Karita Mattila dans Ariane à Naxos, une reprise bien distribuée dirigée par Michael Schønwandt avec par ailleurs Sophie Koch, Daniela Fally et Klaus Florian Vogt dans Bacchus (il FAUT y aller). On reverra avec immense plaisir Stéphane Degout pour Pelléas et Mélisande (Pelléas) et pour Alceste (le Grand prêtre), une reprise de la production de Py avec cette fois Véronique Gens et le jeune et très talentueux Stanislas de Barbeyrac dans Admète.  Rusalka revient aussi avec Olga Guryakova, dans la production Carsen, mais Lyon propose l’an prochain une Rusalka autrement stimulante, celle de Stefan Herheim vue à La Monnaie et à Bercelone.
Malgré une saison où apparaissent Alagna, Antonacci, et Gheorghiu  le pompon noir sera sans doute porté par  Tosca avec l’insupportable Oksana Dyka et Martina Serafin, qui s’est fait jeter à la Scala dans le rôle, et où, seule, Béatrice Uria-Monzon tiendra sans doute la route; parmi les trois ténors prévus pour Cavaradossi, Marcelo Alvarez sera sans doute le phoenix des hôtes de ces bois (on a les phoenix qu’on peut), les autres étant plus ou moins des ténors à décibels (Berti et Giordano). Un nouveau ténor pointe à l’horizon d’ailleurs, Khachatur Badalyan qu’on va entendre plusieurs fois. Mais dans l’ensemble, il n’y a pas de production qui puisse accrocher l’intérêt véritable, pas un moment qu’on doive vivre toutes affaires cessantes: c’est un peu triste et c’est dommage.
Alors regardons d’un peu plus près les nouvelles productions, dont certaines le sont seulement pour Paris: Le Cid vient de Marseille, Le Barbier de Séville vient de Genève, Adriana Lecouvreur a déjà été vue à Londres.

Il Barbiere di Siviglia, sera dirigé par Carlo Montanaro, ex violoniste de l’orchestre du Mai musical florentin, actuel directeur musical du Teatr Wielki, l’opéra de Varsovie qui a circulé dans bien des théâtres (de Macerata à Graz, de Stuttgart à Berlin, de Reggio Calabria à Tel Aviv) et qui fait escale à Paris. Un chef de bonne réputation pour le répertoire italien.
La mise en scène est assurée par Damiano Michieletto (décor de Paolo Fantin), nouvel enfant terrible de la scène italienne, qui a déjà fait parler de lui à Salzbourg (Bohème) et à la Scala: elle sera décoiffante, comme tout ce qu’il fait.
La distribution dominée par Karine Deshayes (qui alterne avec Marina Comparato), très aimée de Nicolas Joel, ne semble pas destinée à marquer les esprits même si on entendra avec curiosité René Barbera, venu de Chicago qui semble marcher sur les traces de Juan-Diego Florez et qui écume déjà les scènes américaines (en alternance avec Edgardo Rocha, jeune ténor uruguayen valeureux) en Almaviva, Carlo Lepore (et Paolo Bordogna) en Bartolo, Dalibor Jenis en Figaro, alternant avec Florian Sempey, qui sera lui aussi très intéressant à entendre. (14 représentations du 19 septembre au 3 novembre). L’intérêt de ce Barbier de Séville réside essentiellement dans la découverte de ces deux jeunes voix, un ténor et un baryton.

Tosca, de Puccini, mise en scène de Pierre Audi, direction musicale Daniel Oren et Evelino Pido’. Oren est dans son élément, Pido’ est inattendu dans ce répertoire, mais pourquoi pas. Deux chefs néanmoins aux styles très différents, mais deux professionnels. Mon conseil aller plutôt écouter Pido’. 20 représentations du 10 octobre au 28 novembre et trois distributions dont j’ai révélé plus haut les merveilles. Restent les (quatre) Scarpia: Ludovic Tézier, et ce sera sans doute bon, comme d’habitude, Georges Gagnidze, sans doute un peu moins bien, et Sergey Murzaev en alternance avec Sebastian Catana. Avec 10 chanteurs dans les principaux rôles, aux qualités d’acteur contrastées, on souhaite bien du plaisir au metteur en scène. Une Tosca de grande industrie.

Bonne idée que de proposer Die Entführung aus dem Serail devenu plus rare sur les scènes. Philippe Jordan  assurera la direction musicale de la première série (9 représentations en octobre et novembre) tandis que la seconde série (10 représentations en janvier et février)  sera dirigée par Marius Stieghorst, son assistant devenu directeur musical de l’Orchestre Symphonique d’Orléans. La distribution est dominée par Erin Morley, Konstanze qui assure la première série, tandis qu’Albina Shagimuratova (La Lucia de la Scala cette saison) sera Konstanze dans la seconde série. Belmonte sera le très bon Bernard Richter en automne et Frédéric Antoun en hiver, très intéressant lui aussi. Anna Prohaska  sera Blonde (automne), tandis que Sofia Fomina le sera en hiver.
La mise en scène sera assurée par Zabou Breitman, et ce sera sa première mise en scène d’opéra.

Le Cid de Massenet vient de Marseille, dans une mise en scène de Charles Roubaud et sera dirigé par Michel Plasson, un nom qui suffit à rendre cette nouvelle production digne d’intérêt. La distribution construite autour du trio Roberto Alagna, Anna Caterina Antonacci et Annick Massis est entièrement française (Paul Gay, Luca Lombardo etc..). Une fois de plus, l’appel à une production extérieure montre que l’on ne parie pas sur la pérennité du titre dans le répertoire. Mais c’est l’occasion une fois dans une vie d’écouter Le Cid, même si Corneille, c’est bien mieux!

Entrée à l’Opéra de Paris du Roi Arthus d’Ernest Chausson (que Strasbourg présente en mars 2014 dans une mise en scène de Keith Warner et la direction musicale du canadien Jacques Lacombe), créé à Bruxelles en 1903. Après 111 ans, il était temps et c’est une bonne initiative de la direction de l’Opéra. La distribution est prestigieuse:  Sophie Koch, Thomas Hampson, Roberto Alagna, Bernard Richter, Peter Sidhom et c’est Philippe Jordan qui dirigera, ajoutant à son répertoire une oeuvre où on ne l’attend pas.
La mise en scène est confiée au très professionnel Graham Vick, dans des décors et costumes de Paul Brown. Il faut évidemment y aller (10 représentations en mai et juin 2015).

Dernière nouvelle production de la saison, Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea. Comme il se doit à Paris pour ce répertoire, c’est à Daniel Oren qu’on confie les rênes de l’orchestre et c’est David Mc Vicar qui en assurera la mise en scène déjà présentée à Londres en 2012 (avec Kaufmann et Gheorghiu, un DVD DECCA en témoigne), une production très naturaliste: il ne manque pas un bouton de guêtre à la reconstitution de la Comédie Française au XVIIIème.
Rappelons qu’Adriana Lecouvreur est entrée à l’Opéra de Paris en 1993-1994, sous la brève ère Jean-Marie Blanchard, avec Mirella Freni dont ce fut la dernière apparition à l’Opéra:  elle y reçut des ovations délirantes dont les échos s’entendent encore à Bastille.
C’est Angela Gheorghiu (en alternance avec Svetla Vassilieva) qui sera l’amoureuse Adriana, face au Maurizio de Marcelo Alvarez, le ténor à tout faire, qui est en général meilleur dans ce répertoire que dans Verdi, et Luciana d’Intino sera la méchante Princesse de Bouillon. Nous irons, bien sûr, avec notre bouquet de violettes…

Enfin notons les concerts, qui, en dehors de l’intégrale Beethoven dirigé par Philippe Jordan (9ème symphonie les 17 juin et 13 juillet avec Ricarda Merbeth, Daniela Sindram, Robert Dean Smith, Günther Groissböck) afficheront la 4ème de Brahms et surtout Erwartung de Schönberg avec Angela Denoke dirigé par Ingo Metzmacher (14 octobre) et la 7ème de Mahler le 4 avril où l’on découvrira le jeune Cornelius Meister, un des chef allemand qui monte..

Fin de règne de Nicolas Joel. S’il n’a pas brillé par le projet ou l’originalité, et cette saison en est la preuve,  il laisse à Stéphane Lissner un théâtre en état de marche, en bon état, avec une politique marketing bien rodée: le marketing consiste à faire bien vendre des produits moyens.
Nul doute que Lissner pourra se pencher sur les contenus sans avoir (trop) de problèmes de contenant, nous l’attendons avec intérêt, voire impatience.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 1er FÉVRIER 2014 (Dir.mus:Carlo RIZZI, Ms en scène Nikolaus LEHNHOFF)

Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Étrange politique que celle de l’Opéra de Paris: bien sûr il fallait faire rentrer au répertoire La Fanciulla del West et on ne peut que louer Nicolas Joel de l’avoir fait, mais alors il fallait le faire alla grande et non à la sauvette. En louant (achetant ?) la production à Amsterdam (2009), l’Opéra dit clairement qu’il n’a pas l’intention de trop y investir. C’est avouer à demi-mot que c’est une entrée plus symbolique que réelle. On rétorquera que confier le rôle de Minnie à Nina Stemme,  c’est afficher sa détermination à en faire un succès. Mais cette Minnie n’a pas le Dick Johnson qui lui correspond,  avec un chef (celui qui officiait à Amsterdam) pas totalement convaincant pour mon goût, cela ne garantit pas le succès et de fait, le public peine à remplir la salle: la billetterie était assez clairsemée lors de cette première et on peut trouver encore pas mal de places. Cette absence de curiosité est vraiment regrettable pour un opéra qui est un pur chef d’œuvre au niveau de l’orchestre.
Certes, La Fanciulla del West souffre de son étiquette de western plus ou moins spaghetti, et d’un livret considéré comme assez faible, mais c’est là aussi une erreur : on peut lire à cet effet l’excellent article de Sylvain Fort dans le programme de salle (La rédemption de Minnie, p.83). Seulement, cet opéra exige sur le plateau deux voix d’exception et douées de ce charisme qui fait vibrer dès l’abord et peut même faire oublier tel ou tel défaut du livret. On en avait une potentielle ce soir, mais ce n’est pas suffisant.
Il y a eu à Vienne cet automne une production dirigée par Franz Welser-Möst, et sa direction est d’une autre facture (je l’écoute actuellement): précise, fouillée, tirant Puccini là où il doit être, vers le XXème siècle (Zemlinski, Janacek) et non vers les scories du XIXème siècle vériste finissant avec dans les deux rôles principaux et Stemme et Kaufmann. Là se justifie l’adjectif alla grande.
Pour ma part, je n’ai vu au théâtre que la production scaligère de Jonathan Miller. Comme souvent chez ce metteur en scène, elle marquait un classicisme intelligent, très propre, sans pittoresque excessif, presque retenu. L’ensemble était dirigé par Lorin Maazel, avec Placido Domingo, Mara Zampieri et Juan Pons. Je n’ai pas vu le DVD qui en a été tiré, mais dans la salle quelle surprise m’a saisi devant l’orchestre, d’une incroyable clarté et d’une étonnante profondeur de Maazel, qui reste pour moi l’un des plus grands pucciniens aujourd’hui, un orchestre où j’avais quelquefois l’impression d’entendre du Schönberg. Plus que les chanteurs (et pourtant Domingo…) c’est de cette lecture orchestrale d’une inédite épaisseur dont j’ai souvenir, et depuis, je défends mordicus cette œuvre trop méconnue. C’est Webern qui écrivit à son maître Schönberg son enthousiasme pour La Fanciulla del West “Eine Partitur von durchaus originellem Klang. Prachtvoll. Jeder Takt überraschend. Ganz besondere Klänge. Keine Spur von Kitsch” (une partition avec un son original d’un bout à l’autre. Magnifique. Chaque mesure est une surprise. Des sons tout à fait particuliers. Aucune trace de kitsch).

Tout cela pour dire combien j’étais disponible au lever du rideau.
Comme souvent lors des premières, de violentes huées ont accueilli le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff, et son équipe, ainsi que le chef d’orchestre. Je n’aime pas les huées en général, mais lorsqu’elles deviennent rituelles et injustifiées, sinon injustifiables, je les déteste. Or, même si le chef n’est pas ce que je souhaite, et même si la mise en scène n’est pas non plus totalement convaincante, le spectacle, qui certes ne frappera pas la mémoire, est défendable.

Nikolaus Lehnhoff n’est pas le premier venu. Il a laissé un grand nombre de mises en scène depuis les 40 dernières années, dans le monde entier à commencer par une très fameuse Frau ohne Schatten à l’Opéra de Paris en 1972 et en 1980 qui le fit entrer dans le monde de la mise en scène lyrique. Resté en dehors du mouvement du Regietheater, il élabore des spectacles qui, sans déranger, sont suffisamment réfléchis et propres pour écumer les scènes mondiales : il n’est guère de scènes lyriques importantes où il n’ait travaillé.
Il a 70 ans lorsqu’il crée à Amsterdam en 2009 cette Fanciulla del West reprise aujourd’hui à Paris et il n’y a pas de quoi dans cette production user sa voix à huer, sauf à avoir avec Puccini et avec la notion de mise en scène un rapport de profonde ignorance.
Ainsi Nikolaus Lehnhoff prend à la lettre l’intention de Puccini de proposer un hommage au mythe américain pour son premier opéra créé outre-atlantique (en 1918 il créera toujours au MET le Trittico). Il propose un maelstrom « d’éléments de langage » qui font aujourd’hui le point sur ce mythe : il met  l’Amérique d’aujourd’hui sous le sceau presque exclusif du dollar, rejetant l’amour authentique de Minnie et Dick Johnson au rang de bluette de Musical hollywoodien.
Une projection initiale pendant le prélude posant Wall Street et une salle de trading comme référence tandis qu’une pluie de dollars puis un gigantesque billet projeté fermeront l’œuvre : « l’argent fait tout ».
De fait, tout au long de l’opéra, l’argent sera central. Minnie compte ostensiblement des dollars, elle en distribue aussi, et le coffre-fort est au centre du décor du premier acte, presque comme le pupitre du Président des Etats-Unis, sur lequel on peut lire « Wells Fargo Bank ». La protection de l’argent des mineurs est en effet l’une des charges que  Minnie s’est donnée.

Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Dans cette mise en scène, on manie les dollars comme les pistolets, tous les personnages sont aussi prompt à sortir les uns comme les autres : et l’arrivée triomphale de Minnie, tirant en l’air, dans son manteau de cuir rouge en haut d’un escalier,  met l’ambiance qu’il faut dans ce premier acte que Lehnhoff n’arrive pas à animer et auquel il n’arrive pas à donner de ligne. De fait, on comprend bien qu’il y a volonté d’actualisation, volonté d’inscrire l’action dans le rêve américain : le saloon « Polka » de Minnie, rempli de Juke box et de machines à sous  (toujours les $$$) est dans une sorte de soupirail géant qu’on atteint par une sorte d’immense tuyau, de dessous, tandis que Minnie arrive par un escalier spécialement dressé qu’elle descend de manière spectaculaire, comme une entrée d’héroïne hollywoodienne, avec les hommes à ses pieds, comme une vedette de revue venue du  ciel, d’un ciel urbain sur lequel ouvre  un vaste trou où l’on voit une rue d’un downtown quelconque (New York ?) ou un paysage bucolique pendant que Jack Wallace (Alexandre Duhamel en costume blanc rappelant l’Elvis des bonnes années) chante de manière très efficace et très juste « che faranno i vecchi miei ». On sent bien qu’il y a volonté de sur-représenter une Amérique mythique et qu’on est plus ou moins dans le théâtre dans le théâtre (ou plutôt dans le Musical dans l’Opéra) où l’air est traité comme un pezzo chiuso.

Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Cette vision d’une Amérique en contreplongée montre la situation de ces mineurs, en cuir noir, qui ont l’air plus de blousons noirs que de travailleurs, dont Jack Rance serait en quelque sorte le chef ou le gardien: ce sont de toute manière les sous-fifres, les sans-grade tout en dessous d’une échelle sociale qui ne peut que regarder le monde de dessous. Dans cette ambiance s’installe le personnage de Minnie arrivée triomphante et qui tour à tour sert au bar, range l’argent dans le coffre et lit la Bible, leur référence à tous, et qui, rappelle Sylvain Fort,  leur lit le Psaume 51, celui du Miserere, c’est à dire le Psaume de la rédemption.
C’est donc l’idée d’une sorte de Sainte Jeanne des Cowboys que Puccini voudrait installer, dans cette mise en scène, on en est assez loin.

Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le deuxième acte se déroule en effet dans la maison de Minnie, c’est une caravane métallique comme on en faisait dans les années 50 dans un paysage enneigé, avec deux bambis à cour et à jardin. L’intérieur d’un rose fuchsia, tout capitonné, avec une vierge au-dessus de la TV qui projette des dessins animés fait irrésistiblement penser à des personnages de cartoons (les bambis…avec les yeux lumineux quand on parle d’amour…) : voilà une vignette aisément exportable dans une histoire de Minnie (!) et Mickey… Dans ce paysage très typé, les personnages vont évoluer dans l’intimité de la caravane, qui devient une sorte de scène sur la scène.

Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Vu la couleur, vu le style d’ameublement, on peut y voir une sorte de maison de poupées pour une femme enfant (les peluches..) aussi bien qu’une caravane de prostituée, et on en vient à penser : et si Minnie très discrètement nous était présentée non comme Sainte Jeanne, mais comme une sorte de p…respectueuse, la p…au grand cœur de certaines histoires de cinéma, une sorte de Marie-Madeleine des cowboys ; voilà qui justifierait aussi l’usage du psaume 51 au premier acte …mais ce n’est qu’une idée parmi les possibles de cette mise en scène, dont l’absence de ligne directrice au milieu de cette idée d’une Amérique mythique, multiple et foisonnante finit par gêner ; car si on en comprend les intentions, elles ne semblent pas fermement assises ni affirmées : les personnages se meuvent comme dans n’importe quelle mise en scène de Fanciulla (encore que la fin de l’acte II soit assez mal réglée), seul le cadre et certains mouvements marquent un évident second degré de lecture, une lecture fortement dépréciative et ironique.

Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Le troisième acte a concentré chez le public toutes les réactions négatives : les bambis aux yeux lumineux devant l’amour avaient surpris, mais le rideau était vite tombé.
Il se relève au troisième acte sur un cimetière de voitures et là le public n’en peut plus : les buh fusent alors que l’image est assez cohérente. On va pendre un bandit, et si l’on fait justice soi-même mieux vaut le faire dans un endroit discret…D’ailleurs, l’idée est empruntée au film d’Arthur Penn, The Chase (La poursuite impitoyable) sorti en 1966. C’est pour moi dans cet acte que le travail de Lehnhoff gagne en cohérence, même si je ne partage pas du tout son regard grinçant. La musique de Puccini devient alors ce qu’elle n’est pas, du sirop pour émules d’Esther Williams ou Judy Garland.

Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le travail de gestion du groupe, dissimulé dans la montagne de carcasses est assez bien fait. La pendaison de Dick qui se termine comme Tarzan sur sa liane, puis l’ouverture du décor sur un escalier lumineux dont va descendre majestueusement Minnie en robe à bustier en lamé rouge comme à Las Vegas ou dans les films hollywoodiens (Ziegfeld Follies) par exemple, sous le Lion rugissant de la MGM, voilà qui prend le public à contrepied et qui provoque des rires abondants, d’autant que Dick en smoking la rejoint en un duo final de film musical américain, sous une pluie de Dollars, pendant que Jack Rance vaincu est adossé au coffre-fort de la Wells Fargo… Le public rit, puis au baisser de rideau (avec projection d’un Dollar géant) se met à huer sauvagement.

Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Lehnhoff a prévu le coup, bien sûr, il a voulu noyer ce final et ses miélismes sous les rires et la moquerie : pur travail de distanciation.
On pouvait aussi envisager dans le genre un final très chrétien, un final à la Pizzi et la montée au ciel très baroque du couple touché par la Rédemption, mais c’eût été trop « premier degré » …et un peu plus wagnérien…Il reste que la musique a été oubliée dans ce final, et c’est peut-être dommage.
Il manque à ce travail non un dessein, non un discours ou un propos, mais une cohérence des lignes, une sorte de rigueur (un peu difficile dans ce trop plein référentiel). Lehnhoff pouvait à mon avis dire la même chose, de manière plus claire et sans se disperser.
Il reste que la mise en scène a du sens, et que cette réaction du public m’inquiète, elle tendrait à montrer que le public de l’Opéra de Paris entretient avec le théâtre et la mise en scène un rapport malsain et irréfléchi: huer pour ça, tomber dans ce piège là, c’est quand même un peu ridicule.

Musicalement, le plateau souffre moins la discussion. L’œuvre est difficile à mettre en scène, mais elle est aussi difficile à distribuer et à chanter. Elle exige de vraies voix, grandes, expressives, qui sachent aussi être émouvantes, dans un contexte un peu décalé par rapport aux habitudes de l’opéra italien car il y a peu d’airs, et l’on est dans un discours continu relativement inhabituel, qui bride les vélléités solistes, et qui frustre singulièrement l’auditeur quelquefois (c’est sensible au deuxième acte), mais tout change si on se concentre sur l’orchestre, qui est vraiment dans cette œuvre le protagoniste incontesté.
La distribution réunie n’est pas contestable : les rôles de complément, très nombreux, mais tous très individualisés (c’est une originalité de l’œuvre) sont très bien tenus : Nick (Roman Sadnik) d’abord qui chantait déjà en 2009 à Amsterdam, mais aussi Andrea Mastroni (Ashby), Roberto Accurso (Sid), André Heyboer (Sonora) avec une mention toute spéciale pour le jeune Alexandre Duhamel en Jack Wallace, déjà cité, et particulièrement en place et délicat dans un des seuls airs de la partition, et sans doute celui qu’on retient le plus.  Les autres membres de cette distribution défendent parfaitement l’œuvre sans oublier l’excellent chœur d’hommes (direction Yves-Marie Aubert) qui est totalement convaincant et très présent : magnifique prestation.
Claudio Sgura n’est pas un artiste qui m’émeut ou qui m’étonne. Je trouve que la voix est quelquefois voilée (dans le registre grave) qu’elle s’engorge facilement et qu’elle a des difficultés à se projeter. Mais Jack Rance lui va bien, bien mieux que les rôles dans lesquels je l’ai entendu, et la prestation est plus qu’honorable : il a une belle prestance, un jeu engagé, une vraie présence, et au total tout passe bien la rampe. Mais je rêve d’un Tézier…
Marco Berti a les aigus qu’il faut, la projection qu’il faut, la voix est très bien posée, même si le registre médian reste un peu problématique – la voix se révèle à l’aigu, sûr et travaillé ; c’est incontestablement un ténor correct: mais il est si peu le personnage, si peu habité, si peu engagé, si peu charismatique que l’on n’y croit pas un seul instant. Il faut qu’il y ait chez Dick Johnson cette poésie, cette voix convaincante qui nous fait croire que c’est un bandit « au grand cœur », il faut qu’il fasse rêver. Ce n’est vraiment pas le cas.
Nina Stemme était Minnie, avec ses aigus triomphants, avec son style plus wagnérien que puccinien, une voix est magnifiquement présente, notamment au deuxième acte : cependant les passages, la fluidité sont quelquefois moins homogènes qu’on ne le souhaiterait sans poser vraiment problème. Des trois, évidemment c’est la plus convaincante et la plus en phase avec le rôle, même si scéniquement, elle n’est pas totalement crédible dans cette Minnie du Golden West. Je me demande ce qu’ajoutent à son talent les rôles italiens qu’elle à son répertoire (Aida, Forza…) Elle sait être insurpassable dans certains rôles : ici elle ne l’est pas. Il ne suffit pas d’avoir les aigus, il faut que la voix nous dise j’y crois. Ce n’était pas le cas. Je n’ai pas été emporté, je n’ai pas été passionné : j’ai écouté avec plaisir, j’ai apprécié, mais sans être chaviré… Or Puccini chavire ou n’est pas.
Reste l’orchestre. Carlo Rizzi a reçu sa bordée de buh. Injustifiés comme le reste.
C’est un chef très attentif, qui sait accompagner et soutenir les voix, qui connaît aussi le rythme puccinien. Mais si j’ai bien entendu en surface, je n’ai pas entendu en épaisseur, je n’ai pas entendu vraiment le miroitement de la pâte orchestrale qui fait pour moi tout le prix de cette œuvre et qui la rend unique. Certes, certaines phrases émergent, mais je n’ai pas ressenti la clarté de l’orchestre (très bien préparé) à ses différents niveaux. C’est sans doute l’orchestre qui a fait naître pour moi non la déception, mais l’insatisfaction : Puccini exige précision, attention à l’orchestration et au tissu complexe qui la compose, il n’est pas un vériste pour qui compterait seulement une jolie mélodie, bien propre, bien émouvante : il est tout sauf facile. Et c’est là son génie : il fait croire que c’est facile. Mais qu’il est difficile au contraire pour un chef de trouver le ton juste, le son juste : il n’est pas si facile de faire pleurer. Rizzi ne m’a pas convaincu, même si sa direction est propre, même si l’orchestre est très en place : il manquait pour moi cette profondeur qui fait naître l’étonnement.
Au total une opinion contrastée : à la sortie samedi, j’étais plus sévère. Avec la distance, je pense que le spectacle est musicalement et scéniquement digne et j’ai aimé le troisième acte, le mieux mis en scène de la soirée.
Et découvrir La Fanciulla del West vaut bien une messe américaine, une americanata comme disent méchamment les italiens. Cette Fanciulla est quand même, malgré tout, et en dépit de ma propre insatisfaction, une belle américaine.
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Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat

THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 2013-2014: MARISS JANSONS DIRIGE LE SYMPHONIERORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS LE 18 JANVIER 2014 (BERG-TCHAÏKOVSKI) avec GIL SHAHAM

Mariss Jansons et l'Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, le 18 janvier 2014 au TCE
Mariss Jansons et l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, le 18 janvier 2014 au TCE

Cette semaine parisienne était particulièrement chargée musicalement, entre les quatuors à la Cité de la musique, Lakmé, et ce week end qui accueille d’un côté à Pleyel le LSO et John Eliot Gardiner ainsi que l’Orchestre Simon Bolivar et Gustavo Dudamel , de l’autre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks et Mariss Jansons et les Wiener Philharmoniker et Riccardo Chailly au Théâtre des Champs-Élysées. Le public parisien devait donc se diviser ou se multiplier. Que sera-ce lorsque la Philharmonie, la Maison de la Radio et Boulogne Billancourt seront ouverts?
Mon choix s’est porté le 18 janvier sur Mariss Jansons, évidemment, et les bavarois. Le programme était alléchant, et Jansons ne se choisit pas, il s’impose.
Le Théâtre des Champs Élysées n’était pas tout à fait plein: le public des mélomanes à Paris reste relativement réduit et n’est pas élastique: devant trois lieux possibles pour des concerts symphoniques ou de musique de chambre, il se dilue, et ne peut satisfaire pleinement à l’offre.
Une remarque liminaire : entre une salle Pleyel à l’acoustique erratique et un théâtre des Champs-Élysées à l’espace réduit qui comprime et les orchestres, et le son, il n’y a pas de vrai lieu pour que la musique respire vraiment à Paris. On aura beau discuter à l’infini de la pertinence de la construction de la Philharmonie à La Villette (Ah, comme les beaux quartiers conviennent mieux à la musique classique! Comment oser s’aventurer à la frontière du 93 pour aller écouter sa musique favorite et risquer mille morts à la Porte de Pantin et dans la terrible ligne 5?)  ce sont des débats qui cachent évidemment la volonté d’un certain public de préserver ses lieux et les petits privilèges de l’entre-soi. On a entendu les mêmes au moment de la construction de Bastille (le 12ème? ooooh quelle horreur! mais personne n’ira jamais là-bas…) et on a vu le résultat. Laissons la pensée médiocre s’exprimer, c’est une période qui lui est hélas très favorable…
Oui, en enfant très gâté, j’ai l’habitude de salles plus vastes, à l’acoustique plus claire, qui laissent le son respirer, les musiciens jouer avec de l’espace, la musique s’expanser et réverbérer. Entendre cet orchestre au Théâtre des Champs-Élysées m’a surpris et j’ai eu l’impression qu’il ne pouvait rendre ce qu’il rend dans d’autres salles, qu’on n’entendait pas forcément tout ce qu’on devrait entendre, même si évidemment le rendu permettait quand même de comprendre et des options du chef et des qualités intrinsèques de cette phalange exceptionnelle, l’une des plus aguerries et des plus accomplies du monde.
Le concert a commencé par me laisser dans une grande perplexité: le concerto pour violon de Berg est une pièce que j’affectionne, et dans laquelle je suis rentré en écoutant Claudio Abbado, avec Kolja Blacher d’abord et le Mahler Chamber Orchestra dans une petite ville du sud de l’Italie, Potenza, et avec Isabelle Faust et le Philharmonique de Berlin (voir le l’article dans le blog).
J’avais alors essayé de souligner l’impression bouleversante de poésie et de tendresse perçue alors, avec des sons d’une finesse infinie, grêles comme l’infime, qui rendaient palpable la fragilité de la vie. Ce qui frappait, c’était ce “je ne sais quoi” et ce “presque rien” qui rendent justice à cette esthétique de l’ineffable chère à Jankelevitch. On entendait tout, et cette musique, si inspirée du choral de Bach O Ewigkeit, du Donnerwort (BWV 60), renvoyait à une espèce de sens du sacré, qui donnait tout son sens au sous titre de l’oeuvre “À la mémoire d’un ange”.
Le concerto, je l’ai déjà rappelé ailleurs, est dédié à Manon, la jeune fille enlevée à 18 ans à Alma Mahler et Walter Gropius. Et la couleur de l’interprétation qu’en donnent et Shaham et Jansons semble plutôt s’appuyer sur l’expérience de Gropius l’architecte, car elle propose une vision très architecturée, aux formes très nettement dessinées, aux contours nets, aux transitions à la fois souples et glaciales qui font penser à la neue Sachlichkeit, une sorte de nouvelle objectivité dont Gropius et le Bauhaus s’inspirent dans les années antérieures et qui s’appliquerait ici à cette lecture. Une interprétation à distance, d’une pudeur qui confine à la neutralité, et qui aboutit à effacer presque toute approche sensible. Évidemment, on ne demande pas de pathos dans une oeuvre qui en est très éloignée, mais elle n’est pas éloignée en revanche d’une sensibilité religieuse qu’on ne perçoit pas ici. L’orchestre est impeccable, le son d’une netteté et d’une précision au cordeau, presque géométrique: un bloc descriptif plus qu’introspectif qui essaie d’évacuer ce qui pourrait donner de l’émotion.
Pour tout dire, je ne suis pas arrivé à rentrer dans cette logique et la pièce ne m’a rien dit. Je n’ai pas entendu l’orchestre me parler, non plus que le soliste, impeccable, complètement en phase avec la couleur orchestrale, et donc sans aucune marque d’émotion, et plus grave encore, sans vrai discours. Tout cela laisse froid. On ne voit pas d’univers dans le travail, on ne voit rien de ce qui peut être derrière les yeux car tout au contraire est devant les yeux. Ce n’est évidemment pas une question de technique, c’est une question de vision. La perceptible technicité de l’être, sans rien de son imperceptible légèreté.
En bis, logique vu la genèse de l’oeuvre, une pièce de Bach très familière au public, la gavotte en rondeau de la Partita pour violon seul nº 3 de Bach, joli morceau virtuose, mais qui là aussi n’exprimait pas une approche sensible et m’a laissé un peu extérieur.
La deuxième partie a changé complètement la donne. Car la Pathétique de Tchaïkovski fait évidemment partie du génome de Mariss Jansons, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski à Leningrad. Et on sait ce que sont encore aujourd’hui les interprétations de Mravinski, sans doute inégalées.
On reproche souvent à Tchaïkovski un côté un peu sucré, qui trouverait dans la Symphonie n°6 pathétique un terrain particulièrement fertile, avec le danger inhérent à une symphonie “pathétique” à savoir un excès de pathos, qui ferait naturellement pléonasme. Et certains n’hésitent pas à s’engager dans cette voie.
D’emblée, dès les premières mesures, on a tout ce qu’on n’avait pas précédemment à savoir un discours, un discours qui s’installe immédiatement, par le dialogue sensible des bois et des violoncelles, par la respiration des silences, par la manière de susurrer  et surtout par cet imperceptible voile dans l’attaque des violons, reprise par la flûte (somptueuse). Et immédiatement une fluidité, une urgence, un halètement, dans une clarté du langage, dans une approche cristalline sans jamais être appuyée, car peu de pathos dans cette pathétique, ce qui lui donne d’autant plus de force, une force lyrique dans le deuxième mouvement et surtout un troisième mouvement à couper le souffle qui  tient en haleine et crée une incroyable tension . Ce troisième mouvement molto vivace où toute la technicité de la direction et la qualité de l’orchestre se mettent au service d’une énergie du désespoir qui après le premier mouvement très intériorisé et tendu (où est même citée la messe des morts de l’église orthodoxe) le second plus apaisé (et très dansant, ce qui fait toujours penser au J.Strauss de Jansons) marque ce troisième d’une tension et d’une dynamique qui en font une course désespérée et bouleversante, ce qui pourrait justifier le qualificatif “tragique” que son frère voulait donner à l’oeuvre, et auquel lui préféra “pathétique”. Le dernier mouvement est cet adagio lamentoso qui est l’originalité formelle de cette oeuvre. Il pâtit légèrement de la tension imprimée au troisième, même si l’épaisseur sonore de l’orchestre, sa pâte orchestrale sont mises en évidence, avec le dialogue entre les instruments (les cuivres et les bois…, mais aussi les contrebasses dont le son s’efface peu à peu à la fin)  et montrent une machine parfaitement huilée mais aussi l’engagement dans une interprétation  très légèrement distanciée, en crescendo sonore qui fait regretter le manque de volume de la salle et qui malgré tout en multiplie l’effet, mais paradoxalement ne procure pas forcément l’émotion voulue par ce mouvement. Le silence final est perturbé par quelques applaudissements timides d’auditeurs peu attentifs: on n’est pas à Berlin…

Un triomphe , qui provoque le bis traditionnel de Jansons, la Valse triste de Sibelius, où sont soulignées encore une fois les qualités de souplesse et les magnifiques transitions “à la Jansons” que l’on a connues dans ses interprétations de Johann Strauss. Commencée dans le doute, la soirée se termine sans l’adhésion totale à une vision et un chef qui reste pour moi, après qui vous savez, le plus passionnant du jour.
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Concert du 18 janvier Mariss Jansons et le SOBR
Concert du 18 janvier Mariss Jansons et le SOBR