IN MEMORIAM MIKIS THEODORAKIS

Μίκης Θεοδωράκης (1925-2021)

Mikis Theodorakis en 1997. Stringer/File Photo

Le lecteur habituel de ce blog sera peut-être étonné de trouver un In memoriam dédié à Mikis Theodorakis, au milieu des ombres tutélaires qui ont accompagné la vie lyrique du Wanderer. Mon propos n’est pas un autre témoignage de ce qu’il fut en Grèce et ailleurs, les grands médias l’ont rappelé.
Non, parce qu’il fait pour moi partie d’un recoin particulier de mon jardin personnel, une rencontre qui remonte à 1974, lorsque, jeune professeur de lettres classiques, j’effectuai ma première année de « guidage » au sein de l’association “Athéna”.
Cette disparition réveille en moi l’amour fou de la Grèce, de la langue grecque, ancienne et moderne, l’unique langue grecque, celle qu’à 15 ans, en 1968 je découvris en regardant des journaux lors de mon premier voyage en Grèce. J’apprenais alors le grec ancien et l’on m’avait laissé bizarrement entendre que le grec d’aujourd’hui n’avait rien à voir avec le grec ancien. Quand je découvris que je pouvais lire quelques phrases des journaux, que je comprenais en me promenant à Athènes à peu près tout ce qui était écrit, ce fut pour moi à la fois une surprise et une joie intense : je constatais que le grec, le grec que j’aimais et que j’apprenais au lycée comme une langue “morte”, se parlait et s’écrivait. Il est vrai qu’en 1968, existaient encore une langue orale, Dimotiki (δημοτική), et une langue écrite Katharevousa (« καθαρεύουσα » litt. « purifiée », création artificielle des XVIIIe et XIXe pour recréer une langue plus proche du grec byzantin et du grec ancien et débarrassée des influences turques et italiennes). Le mouvement philhéllène voulait retrouver en Grèce les traces du lointain passé antique. Du coup, la toute jeune Grèce indépendante du XIXe ne semblait pas s’appartenir culturellement mais appartenir aux philologues allemands et aux architectes bavarois qui édifièrent les bâtiments officiels de l’Athènes capitale. Mais du coup, en 1968, un très jeune helléniste pouvait plus ou moins lire les journaux, tous écrits en langue « savante ».
Ce n’est pas l’objet ici de revenir sur les décennies de combats politiques autour de la langue et de la reconquête de la langue authentique, la langue parlée, qui commença à être utilisée dès le XIXe et surtout au XXe en littérature, au milieu des polémiques.  Depuis 1976, la langue « dimotiki » est langue officielle.
Je suis néanmoins persuadé que si le grec avait été vécu dans notre école comme une langue millénaire encore parlée aujourd’hui, et si l’on ne s’était pas essentiellement limité au grec classique (Ve et IVe siècle avant J.C.) avec quelques incursions plus tardives (Plutarque), peut-être la langue grecque eût-elle acquis une autre valence auprès des élèves. Les tribulations de la langue grecque, les enjeux politiques et identitaires qu’elle a portés, la manière dont la langue moderne a été ignorée, voire méprisée par une certaine tradition “classique”, et l’absurde prononciation du grec ancien dans les classes, alors que les principes qui gouvernent la prononciation du grec aujourd’hui sont déjà bien installés à l’époque romaine, tout cela a contribué à fossiliser des études secondaires classiques qui eussent pu rester vives, passionnantes et apprendre beaucoup aux élèves sur ce qu’est une langue, ce qu’est une nation, ce qu’est une culture.
Que signifie ce long préliminaire à Théodorakis ? Simplement que  j’ai découvert la culture grecque « moderne » en 1974, jeune “Guide” de l’Association Athéna, qui drainait beaucoup de jeunes amoureux de la Grèce. J’étais alors tout jeune prof certifié, je préparais l’agrégation, et ce fut comme une illumination.
L’autre élément essentiel, c’est que j’ai connu la Grèce en 1968, au temps des colonels, de cette dictature qui régna dans le pays entre 1967 et 1974, où l’on voyait aux portes des villes des portails triomphaux « Vive L’armée », et où à flanc de montagnes on écrivait en lettres géantes « la Grèce aux grecs et aux chrétiens », et où les étudiants révoltés devant l’École Polytechnique d’Athènes en novembre 1973,  le début de la fin de ce régime, avaient été l’objet d’une féroce répression.
Tout jeune guide « Athéna » j’ai donc connu la Grèce libérée de la dictature, puisque je me suis trouvé en Grèce pendant les trois mois d’été de la libération, et le jour-même  le 24 juillet 1974, j’étais confiné dans un navire dans la rade du Pirée. J’ai donc vécu de très près le moment du retour de Constantin Karamanlis, leader charismatique jusque-là exilé en France et les tensions avec la Turquie après l’affaire de Chypre. Avec Karamanlis sont rentrés tous les exilés, dont Theodorakis, et tout l’été la Grèce a chanté ses chansons, interdites jusqu’alors par la dictature.
Chaque soir à Athènes j’allais donc écouter de la musique dans des boites, des cabarets où se produisaient tous les chanteurs interdits, et qui chantaient tous du Theodorakis. J’y fus entrainé par des amis qui m’ont plongé dans cette musique et cette culture, Xavier Coquebert de Neuville, son frère Antoine et Pierre Chuvin, (tous deux disparus) cet immense helléniste à l’incroyable culture, qui m’a initié à ces musiques, et aussi à l’Asie mineure et à la culture turque.
C’est ainsi que moi qui n’aimais que l’opéra et la musique classique me suis pris d’un amour fou pour la musique grecque, la chanson grecque, à travers et à partir de la musique de Theodorakis. C’est lui qui m’a aussi ouvert à la littérature grecque, à la poésie de Ritsos et d’Elytis, et puis peu à peu à d’autres auteurs, d’autres compositeurs à d’autres musiques.
Toute la profondeur culturelle de la Grèce d’aujourd’hui s’est découverte à moi à partir de Theodorakis.

Encore aujourd’hui, je connais par cœur certaines chansons, j’écoute encore fréquemment certains disques, dont l’un me bouleverse, les Dix huit Chansons de la patrie amère (Δεκαοχτώ λιανοτράγουδα της πικρής πατρίδας)(Encore aujourd’hui  la chanson Τη Ρωμιοσύνη μην την κλαις, ne pleure pas la Grécité m’émeut profondément) mais aussi le disque Ρωμιοσύνη  (Romiosini-Grécité), un des disques que j’écoute très souvent, chanté par le grand Grigoris Bithikotsis.
Paradoxalement, Ρωμιοσύνη désigne la “grécité” alors que le nom provient de « Romain », les grecs ayant été des romains (d’Orient) jusqu’à la fin de l’Empire byzantin.

Chantant des poèmes de Ritsos à partir des disques de Theodorakis, je me suis mis à lire Ritsos, écoutant son album To Axion esti (Το Άξιον Εστί) je me suis mis aussi à lire Elytis  et peu à peu aussi la poésie de Séfiris et enfin les grands romanciers grecs à commencer par Kazantzakis. Accessoirement je me suis mis à apprendre plus méthodiquement le grec (moderne).
Grâce à Théodorakis aussi et par imprégnation  je me suis mis à écouter d’autres disques, d’autres compositeurs, notamment Vasilis Tsitsanis (Βασίλης Τσιτσάνης),

Nikos Xilouris (Νίκος Ξυλούρης) le crétois, qui a puisé dans les airs populaires crétois dont cet air qui fut hymne des étudiants de polytechnique révoltés contre la dictature Πότε θα κάvει ξαστεριά, (quand il fera clair), mais aussi Grigoris Sourmaïdis (quel merveilleux disque que  Litania – Λιτανεία) .
J’ai une tendresse particulière pour Apostolos Kaldaras, dont j’aime beaucoup Vêpres Byzantines (Βυζαντινός Εσπερινός) écrit à partir de musique byzantine et surtout Mikra Asia (Μικρά Ασία) des chants qui évoquent la « Catastrophe » (Μικρασιατική Καταστροφή) de 1922 et l’exil des grecs d’Asie mineure vers la Grèce.


J’ai pu ainsi en 1974 et les années suivantes entendre en Grèce les chanteurs les plus célèbres d’alors, aujourd’hui légendaires, IAntonis Kaloyannis et Maria Farandouri, Giorgos Dalaras, Haris Alexiou, et surtout Grigoris Bithikotsis (Γρηγόρης Μπιθικώτσης) qu’il faut écouter dans Καυμός (Douleur). Certes, ma culture musicale grecque est « datée » et sans doute limitée, mais qu’importe puisqu’elle m’a permis de mieux pénétrer l’histoire et la culture moderne de ce pays tant aimé et tant labouré chaque été jusqu’au seuil des années 1990.
Voilà ce que réveille en moi la disparition de Theodorakis, j’étais moins stimulé par ses grandes machines symphoniques que par ses chansons, par la mise en musique de magnifiques poèmes, qui signifiaient tant en 1974, quand la Grèce entière se réveillait de la nuit dictatoriale. Il faut dire qu’entre les dictatures multiples, une monarchie sans gloire, une guerre civile atroce, la Grèce qui pourtant s’est libérée seule du joug nazi n’a pas été gâtée au XXe siècle, c’est pourquoi d’ailleurs je n’ai pas trop apprécié les leçons de rigueur donnés par Angela Merkel au moment de la crise grecque, c’était au minimum maladroit quand on connaît la violence de l’occupation nazie.
Il y a longtemps que je ne suis pas retourné en Grèce, et les années où j’y passai des étés entiers sont désormais lointaines. Mais j’ai dans le cœur ces textes-là, cette culture-là, et je le dois à la musique de Theodorakis. C’est pourquoi je voulais ici témoigner qu’il n’a jamais plus quitté mon univers, et a développé, approfondi, justifié mon amour de la Grèce, de sa culture de toutes les époques et de sa merveilleuse langue, d’hier comme d’aujourd’hui.

Mon très vieux LP de “Omorfi Poli – όμορφη πόλη” (très belle) où se trouve Καυμός (Douleur) chanté par Grigoris Bithikotsis (Γρηγόρης Μπιθικώτσης)

UN TEXTE D’IGOR LEVIT EN FORME D’AVERTISSEMENT CONTRE LE RACISME ET L’ANTISÉMITISME EN ALLEMAGNE

 

Igor Levit est considéré comme l’un des plus importants pianistes de sa génération. Il a écrit ce texte suite à des menaces de mort reçues en novembre dernier visant un de ses concerts. Il peut être lu sur le site du journal berlinois TAGESSPIEGEL qui l’a publié dans son édition du dimanche 29 décembre 2019 sous l’URL: https://www.tagesspiegel.de/meinung/pianist-igor-levit-erhielt-morddrohungen-habe-ich-angst-ja-aber-nicht-um-mich/25372372.html

C’est un texte puissant, sensible, intelligent. Il est d’actualité en Allemagne sans doute, mais partout ailleurs en Europe où la tentation populiste (pudique terme qui masque la peste brune) commence à irriguer de nombreux pays ces dernières années et excite les haines.

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de le traduire pour permettre à des lecteurs et lectrices non germanophones d’y avoir accès directement. Levit y appelle un chat un chat, et c’est réconfortant qu’un artiste de sa trempe prenne la parole. On en entend bien peu en France qui ont ce courage-là.
C’est le cadeau de fin d’année du Blog du Wanderer. Meilleurs voeux, notamment musicaux et beethoveniens en cette année du 250ème anniversaire du compositeur, un des grands défenseurs des valeurs de l’humain, comme Levit le rappelle ci-dessous.

Igor Levit ©Robbie Lawrence

Avant, c’était la vigilance, la recherche de quelque chose de neuf, de l’inconnu, la colère, l’inquiétude, l’attention. Après s’ajoute quelque chose à l’ensemble qui me semblait lointain auparavant : la peur.
Pas pour moi, mais pour ce pays. Mon pays. Notre pays.

Quiconque me connaît, en direct ou par le numérique, sait qu’à chaque fois que je me présente, je place trois termes au-dessus de tout : Citoyen. Européen. Pianiste. Mais dans l’intervalle, j’ai commencé à me demander si ça suffisait pour toucher au cœur. Parce que quelque chose que je pensais qu’il n’était pas nécessaire de nommer explicitement, parce que je le considérais comme allant de soi, a été laissé de côté dans cette auto-description : l’être humain.
Humain, citoyen, européen, pianiste.
Il ne suffit pas de se décrire en termes de fonction, de profession, d’appartenance culturelle et institutionnelle et de se situer politiquement, socialement et civiquement. Cette liste n’est pas exhaustive. Il y a quelque chose de plus élémentaire dans la profondeur de l’être humain : l’être, l’âme, les sensations, les émotions, une boussole morale.

En insistant sur l’évidence ? Oui, parce que ce n’est plus si évident.

L’autre jour, un journaliste m’a demandé dans une interview si Israël était mon pays, parce que j’étais juif. La question n’était probablement qu’irréfléchie et superficielle. Mais ça m’a atteint comme un coup sur le moment. J’ai réagi, parce que ça m’a frappé : « Tu es différent. Tu n’es pas l’un des nôtres. Toi et nous – il y a quelque chose entre les deux. D’une certaine façon, tu n’appartiens pas exactement à notre communauté ».

D’autres sont sans équivoque. Pas de manière superficielle, pas de manière irréfléchie, pas de manière cristalline et en annonçant vouloir fermer ma gueule de “sale juif” devant le public pendant que je suis assis sur scène. Devrais-je m’inquiéter ? Est-ce que j’ai peur ? Oui, mais pas pour moi.

Walter Lübcke, président du district de Kassel, a été abattu parce que le meurtrier avait été agacé par une remarque de Lübcke, faite il y a des années, sur la manière dont les réfugiés étaient traités. Martina Angermann, maire d’Arnsdorf, démissionne de son poste épuisée après d’innombrables et interminables attaques haineuses sur Internet. Andreas Hollstein, maire d’Altena en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, est victime d’une attaque au couteau – par haine pour sa politique de réfugiés. Les trois victimes de la haine et de l’hostilité. Cela ne vient pas de nulle part.

Même les auteurs de violences verbales sont des criminels

Après qu’un Erythréen vivant en Suisse eut poussé un enfant (qui est mort) sur la voie ferrée à la gare centrale de Francfort-sur-le-Main, la députée de l’AfD Verena Hartmann a écrit : « Madame Merkel, que voulez-vous nous faire d’autre ? … je maudis le jour de votre naissance ». Et le chef du groupe parlementaire AfD au Bundestag, Alexander Gauland, a déclaré en 2018 : « Hitler et les nazis ne sont que fiente de moineau dans notre histoire millénaire. – Fiente de moineau ? Avec les dommages collatéraux de la Shoah, le programme d’euthanasie et les 50 millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale ?
On pourrait remplir une page entière de journal avec l’énumération des violences, des dénigrements et de l’agitation dans notre pays.

Le langage et la violence.

Certains ne font mal qu’avec des mots. Mais supprimez le “ne…qu’…”. Les propos violents sont un crime. Ils existent dans l’anonymat de l’Internet, mais ils siègent également au Bundestag allemand et dans les parlements des Länder. Ils ont du temps d’antenne à la télévision et de l’espace dans les journaux – il n’est pas rare que les bavures soient d’autant plus violentes. Les gens sont harcelés avec des mots et on leur tire dessus.


D’abord la langue, puis l’action.
Et avec les chambres d’écho du net, les applaudissements fusent. La haine populiste cible tout ce qui ne lui convient pas. Des individus, des membres de la société civile, des populations entières : réfugiés, étrangers, musulmans, juifs, femmes, gauchistes, homosexuels, transsexuels, environnementalistes. En effet, de plus en plus de couches de la population sont stigmatisées.

Le poison des campagnes de dénigrement se répand lentement et insidieusement
On offense, on harcèle, et sur les lignes de touche on fait expressément état de « compréhension ». Insultes, imprécations, discrimination, discréditation, histoires de fake news, haine, menaces de mort, règlements de comptes, banalisation, relativisation et négation de l’histoire – toute la brutalisation drastique du langage et des relations entre les gens se répand de plus en plus : est-ce le climat relationnel, est-ce la terre que nous voulons? Bien sûr, la grande majorité du pays dirait : Non !

Mais : « Goutte à goutte, l’eau creuse la pierre ! » Le poison du harcèlement venu des populistes et de l’extrême droite se répand lentement et insidieusement. Lorsque les agressions et les attentats reviennent régulièrement dans l’actualité, le risque est de nous habituer au scandale et à l’inhumanité au lieu d’être alarmés et sensibilisés : nous acceptons une nouvelle normalité avec des hiérarchies de victimes et de criminels.

Ici, les crimes commis par les migrants sont jugés plus sévèrement que ceux commis par les allemands. Et la politique envers les réfugiés et la peur des étrangers sont citées comme des raisons de l’augmentation drastique de la violence antisémite et raciste. Pour parler clair, ce sont les extrémistes de droite qui attaquent les synagogues, mais en fait c’est la faute de Merkel et des réfugiés. Allons-nous laisser cela se produire, allons-nous tomber dans le panneau ? A qui laissons-nous interpréter notre temps ?

« An artist’s duty is to reflect the times » : « C’est le devoir de l’artiste de refléter l’époque », a déclaré Nina Simone, la grande artiste américaine et militante des droits civils. Les artistes et les intellectuels décrivent le monde tel qu’il est, ils décrivent émotionnellement le monde tel qu’il est : mettre en image ce qui est, le faire entendre, le mettre en mots, l’exprimer.

La musique décrit émotionnellement le monde tel qu’il est

« Faire le bien là où on peut, aimer la liberté par-dessus tout, ne jamais nier la vérité – même pas sur le trône ». C’est un envoi du journal de Ludwig van Beethoven de 1793 et d’un des nombreux exemples de sa puissance d’expression et de son amour inébranlable de la liberté. Enchanté par le monde, il ne s’est pas enfermé dans sa chambre de compositeur. Il se tenait au milieu de la société – ferme et prêt à en découdre.

La musique décrit le monde par les émotions, aujourd’hui comme hier.

La musique, c’est tellement de choses : c’est beaucoup plus que des points noirs sur cinq lignes. La musique n’est pas simplement l’héritage d’un compositeur. Elle décrit l’infini, elle est immatérielle, elle touche et raconte les états d’âme, elle peut nous rappeler, à nous les humains, qui nous pouvons être, pourquoi nous sommes et qui nous sommes. Comment nous aimons, comment nous avons peur, comment nous espérons, comment nous nous battons, comment nous nous abandonnons, comment nous nous relevons. elle raconte l’amour, la colère, le chagrin, l’épuisement, le fait d’être ensemble et l’un contre l’autre – elle décrit ce qu’on ressent dans la vie.

Que je joue l’Appassionata de Beethoven de manière contemplative ou intérieurement agitée, c’est le jour ou la nuit. Le lendemain de la première menace de mort de ma vie, l‘Appassionata était toute autre que les autres jours. Les Variations Goldberg de Bach après l’attaque de Halle ont sonné pour moi tout autrement que n’importe quel autre jour. La musique et les musiciens reflètent la vie.

Chacun de nous est libre d’avoir ses propres pensées et sentiments. Dieu merci. Comme interprète, comme lecteur et comme auditeur. Mais être libre, ce n’est pas une invitation à l’arbitraire et surtout ce n’est pas une invitation à l’arbitraire libre de toute responsabilité.

Au contraire : être libre signifie être responsable. La liberté pour et pas seulement de quelque chose. Être libre nécessite l’utilisation de ses sens. Entendre, voir, ressentir, sentir. La musique nous fait ressentir ce genre de liberté.

Mais la musique n’est pas un substitut, ne peut pas être un substitut. Pas un substitut de la vérité, ou de la politique, pas un substitut des relations entre les gens et pas de l’humanité. La musique n’est pas un ersatz qui empêcherait d’appeler racisme le racisme, ou empêcher d’appeler haine des femmes la haine des femmes. La musique ne peut être l’ersatz d’un citoyen alerte, critique, aimant, vivant et actif. Appeler un chat un chat quand l’urgence l’exige. C’est le devoir de chacun d’entre nous.

Nous devons nommer clairement les réalités

L’antisémitisme, le racisme, l’antiféminisme – le mépris de l’humanité : ils ont tous leur place dans notre pays – malheureusement ! C’est un fait. Ils l’ont toujours eu. Et aujourd’hui, ils prennent de plus en plus de place. Nous devons juste commencer à parler de la façon dont nous y répondons. Nous devons grandir politiquement et socialement. Non pas pour égrener des platitudes, non pas pour émettre des vœux pieux, mais pour nommer clairement les réalités, aussi difficiles soient-elles.

Être choqué encore et encore, se plaindre des actes individuels, quand il y a des morts, quand une maison est en feu, quand des gens sont battus, c’est ce que nous sommes formés à faire. Ensuite, nous ne faisons généralement rien d’autre que de resservir les mêmes stéréotypes encore et encore.

Ce n’est plus suffisant !

Nous devons accepter ces faits : Il ne s’agit pas de “cas”, de “cas isolés”. Il s’agit de victimes, encore et encore et encore. Et il s’agit de criminels et d’un système ! Il s’agit d’antisémitisme et de racisme systématiques, d’extrémisme de droite, de terreur et de violence populiste.

N’agissez que selon la maxime par laquelle vous pouvez en même temps vouloir qu’elle devienne une loi générale, dit l’impératif catégorique de Kant. C’est un principe éthique. La vraie vie est différente.

Mais notre réalité sociale n’est pas seulement différente, elle s’éloigne de plus en plus de cet idéal. La direction n’est plus la bonne : toujours plus de division, toujours plus d’hostilité, toujours plus d’exclusion, au lieu de cohésion, d’intégration et de respect.

C’est pourquoi il s’agit d’une question de décence et d’engagement. Engagement contre une société de plus en plus brutale, contre les poisons lents et contre l’émoussement des réactions. Ou bien mieux, pour la dignité humaine, pour l’humanité, pour la morale.
Car ce qui est peut-être plus associé au mot yiddish « Mentsh » qu’au mot allemand « Mensch»- c’est l’homme bon. Une personne intègre et honorable, un véritable modèle, quelqu’un dont vous suivez l’exemple. Il s’agit de la force de caractère, de la dignité et du sens de ce qui est bien et de ce qui est mal, de la responsabilité et de l’honnêteté.

Cette conception de l’humanité et de la dignité n’est pas d’ordre juridique ou constitutionnel. C’est une question de morale qui bien entendu ne contredit pas la norme d’ancrage de la Constitution ni les principes juridiques correspondants, écrits ou non, en vigueur n’importe où.

La dignité de l’être humain est touchée et attaquée

La dignité de l’homme est inviolable. L’article 1 de la Constitution stipule c’est le devoir de l’Etat que de la respecter et la protéger. Une revendication et un idéal né des horreurs de l’Holocauste et de la Seconde Guerre mondiale. Mais le décalage par rapport à notre réalité est flagrant. Il y a un écart entre la norme constitutionnelle et la réalité de la vie. La dignité de l’être humain, des êtres humains, est touchée et attaquée. En Allemagne – constamment, chaque jour, quelque part.

L’antisémitisme et le racisme sont des faits. Où est l’obligation de toute autorité étatique de respecter et de protéger la dignité humaine ? Pire encore : les pouvoirs publics sont aveugles de l’œil droit depuis très, très longtemps, et malgré tous les avertissements et les catastrophes – NSU [i] etc. – depuis beaucoup trop longtemps.

Protéger la dignité humaine lorsqu’elle est attaquée : c’est un sujet typique qui provoque le détournement du regard, surtout dans certains organes de l’État. Au lieu de la protéger, on a dit que la migration était la mère de tous les problèmes. Beaucoup, beaucoup trop, détournent simplement le regard lorsqu’il s’agit de protéger la dignité humaine.

Les autorités manquent de personnel et sont débordées

Les autorités qui enquêtent sur l’extrémisme de droite et les violations de la liberté d’expression sur Internet manquent toujours de personnel et sont débordées. L’insulte n’est pas considérée comme un crime particulièrement grave et n’est donc pas une priorité pour les autorités chargées de l’application de la loi. Le constat d’infractions virtuelles sur Internet n’est pas une infraction pénale. Comment l’État entend-il s’acquitter efficacement de son obligation constitutionnelle de protéger la dignité humaine ? Ne faut-il pas en conclure qu’il y a un énorme déséquilibre et un besoin considérable d’action ?

Certains acteurs publics, politiciens, leaders d’opinion et responsables de notre pays semblent ne pas avoir encore compris que l’heure a sonné. Nous sommes en plein changement de normes au sein de notre démocratie, qui ne sera plus la même si nous laissons l’antisémitisme, le racisme et l’antiféminisme continuer à gagner du terrain, si la meute numérique, dirigée par ses gangsters intellectuels, est capable de cibler les gens comme des proies faciles, si des battues sont d’abord lancées sur Twitter et Facebook puis dans nos rues, et si les tempêtes de merde virtuelle sont suivies de la destruction réelle des vies. D’abord la langue, puis l’action. D’abord l’Internet, puis la rue. D’abord la fiction, puis le vrai meurtre. Ce n’est pas de la théorie. C’est la réalité en Allemagne à la fin des années 2010. Maintenant, nous allons vers les années 2020. Avec des feux d’artifice et de bonnes intentions. Un regard sur le passé, sur 100 ans, devrait également en faire partie et est plus qu’un simple rappel. « Les cerveaux sont embrumés, assombris », écrit dans son journal le social-démocrate Friedrich Kellner pendant la tyrannie nationale-socialiste. Aujourd’hui, voir une fois de plus dans notre pays des êtres systématiquement exclus, attaqués, blessés intérieurement et extérieurement ? Ce n’est pas possible. L’indignation ne doit pas s’épuiser dans des rituels et se limiter à la rhétorique de l’inquiétude dans les discussions de salon et les déclarations aux médias.

[i] NSU : Parti National Socialiste souterrain, auteur de plusieurs attaques de banques, de crimes racistes d’assassinats  entre 1999 et 2011


Igor Levit ©Felix Broede