BADISCHES STAATSTHEATER KARLSRUHE 2015-2016: LE PROPHÈTE de Giacomo MEYERBEER le 28 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Johannes WILLIG; Ms en scène: Tobias KRATZER)

Acte IV  ©Matthias Baus
Acte IV ©Matthias Baus

Deux nouvelles productions de Meyerbeer à quelques semaines de distance, l’une à Berlin (Vasco de Gama – L’Africaine) l’autre à Karlsruhe (Le Prophète) ; ces dernières années on a vu aussi réapparaître Les Huguenots (à la Monnaie et à Strasbourg, mais aussi à Nuremberg) et on l’annonce à Paris. Que se passe-t-il au royaume de l’Opéra ? Meyerbeer reviendrait il à la mode ? L’auteur le plus populaire du XIXème siècle joué et rejoué à satiété, on dira même jusqu’à l’écœurement, devenu terrible routine parce que victime de son succès, mais aussi victime de l’antisémitisme (il sera interdit par les nazis) a disparu des scènes lyriques depuis des dizaines d’années. Pourtant, dans mon souvenir, Robert Le Diable programmé par Massimo Bogianckino à Paris en 1985 fut plutôt un succès malgré la piètre mise en scène de Petrika Ionesco  (quelle distribution il est vrai ! Rockwell Blake, June Anderson, Samuel Ramey…), mais ce fut un coup d’épée dans l’eau car il n’y eut ni reprise, ni Meyerbeer Renaissance.
Meyerbeer est difficile à monter, à cause de l’énormité des spectacles (longs, onéreux, exigeant des chœurs ordinaires et extraordinaires), à cause de la rareté du répertoire qui exige de la part des orchestres une étude ex nihilo et donc un long travail de préparation, à cause surtout de l’extrême difficulté du chant qui combine le bel canto romantique et le bel canto rossinien, notamment pour les ténors, et qui demande un nombre de chanteurs de grand niveau à peu près impossible à réunir. C’est donc une entreprise assez risquée, qui engage, et aujourd’hui les managers n’ont pas droit à l’erreur.
Cette difficulté rend d’autant plus méritoire que des théâtres comme Nuremberg et Karlsruhe se soient lancés dans l’aventure : certes ils représentent une vraie tradition, sont des Staatstheater, théâtres d’Etat, et ils ont des troupes valeureuses, et de bons orchestres, Karlsruhe notamment. Mais on reste un peu étonné que ces théâtres qui ne font pas partie des plus importants d’Allemagne (mais souvent des plus intéressants) osent ce qu’aucun théâtre français n’a osé ces dernières années (Strasbourg excepté), même si Nice coproduit Les Huguenots de Nuremberg.
Ayant été séduit par le travail de Tobias Kratzer sur Les Huguenots de Nuremberg, et enthousiasmé par ses Meistersinger à Karlsruhe, j’ai repris la route pour la capitale badoise lorsque j’ai su qu’il s’y montait Le Prophète. Bien m’en a pris, c’était sans nul doute l’un des meilleurs, sinon le meilleur de tous les spectacles vus en ces premiers mois de la saison, remarquable par sa mise en scène, mais aussi par une réalisation musicale qui sans réunir les plus belles voix du monde pour ce répertoire, réussit à convaincre à tous les niveaux. Je l’écris d’emblée : cette production est visible jusqu’au début du mois d’avril, et vous auriez grand tort de ne pas faire le voyage, a fortiori si vous êtes alsacien ou lorrain.
On a tellement écrit sur la médiocrité de la musique de Meyerbeer, – il fallait donc que le XIX° siècle eût bien piètre goût pour porter au pinacle un tel compositeur – que lorsqu’on entend ce Prophète (que j’ai en CD, mais que je n’avais jamais entendu en salle), on demeure très surpris de la qualité de cette musique, de son sens dramatique, de son dynamisme, mais aussi, et ce n’est pas toujours vrai des opéras de Meyerbeer, de la qualité du livret, ou du moins de la qualité de l’intrigue et des questions qu’elle pose. Et de plus le travail de Kratzer a rendu au livret une légitimité et une urgence dont il pourrait être dépourvu dans d’autres mains.
C’est enfin une musique spectaculaire, tendue, nerveuse, qui sait aussi être ironique, qui sait aussi être subtile et raffinée, et qui montre des moments d’un très grand lyrisme et d’une très grande émotion. L’orchestration n’est pas simple, bien au contraire: Meyerbeer sait mettre en scène l’orchestre, mettre en valeur l’instrument (les harpes!), et c’est un grand connaisseur des voix (il faisait répéter les chanteurs lui-même) que l’orchestre accompagne toujours avec efficacité, sans jamais les couvrir, même dans les ensembls et dans les concertati. Bien sûr Meyerbeer doit beaucoup à Rossini, à qui il vouait une admiration sans bornes (ils ont le même âge à un an près) – et qui ne doit pas à Rossini?- mais il était curieux de tous les compositeurs de l’époque, Donizetti, Bellini (dont il adorait Norma) et Verdi (dont il verra la plupart des opéras). Partageant sa vie entre Paris et Berlin, il succèdera à Spontini à Berlin,  l’autre précurseur du Grand Opéra, que Napoléon adorait, que Wagner admirait, et dont Paris (où pourtant il a vécu de 1803 à 1820) n’entend plus parler depuis des dizaines d’années.

Mais si c’est un compositeur en prise directe avec son temps, Meyerbeer a aussi préparé la suite, et notamment Wagner, qui lui emprunte beaucoup, notamment au début de sa carrière (n’a-t-on pas dit que Rienzi est le meilleur opéra de Meyerbeer ?). En matière d’orchestration, en matière de structuration des partitions, en matière de leitmotiv,  Meyerbeer est un précurseur.
Le Prophète est le troisième de ces immenses succès parisiens avant L’Africaine, parce qu’il en a interrompu la composition à cause d’un conflit avec le directeur d’alors, Léon Pillet. Dès que Pillet quitte l’Opéra, en 1847, Meyerbeer revient, et Le Prophète est créé en 1849, notamment par Pauline Viardot, pour qui le rôle de Fidès est écrit. Comme tous les Grands Opéras, c’est un drame historique, qui se passe à Dordrecht (Pays Bas) et Münster (Allemagne) au XVIème siècle et qui retrace l’histoire de Jean de Leyde et de la révolution des anabaptistes (1533-1536). Le livret, de Scribe comme la plupart des livrets des opéras de Meyerbeer, s’inspire notamment de L’essai sur les mœurs et l’esprit des nations, de Voltaire (1756) et prend beaucoup de liberté avec l’histoire.
Jean vit avec sa mère Fidès ; il est fiancé avec la jeune Berthe. Orpheline, celle-ci doit demander l’autorisation de se marier au Seigneur du village, Oberthal. Ce dernier la trouvant fort à son goût la lui refuse et retient la jeune fille et Fidès qui l’avait accompagné.
Au même moment, trois anabaptistes sillonnent le pays pour pousser les paysans à la révolte et cherchent à attirer Jean en qui il voient un futur roi tant sa ressemblance avec un portrait du Roi David dans la cathédrale de Münster est frappante, celui-ci refuse.
Berthe et Fidès réussissent à échapper à Oberthal, Berthe se réfugie chez Jean, mais Oberthal survient et menace de tuer Fidès si Berthe ne lui est pas livrée. Jean abandonne Berthe à Oberthal pour sauver sa mère.
Mais il décide de se venger. Pour cela il va rappeler les anabaptistes et s’y associer. Il part avec eux prêcher la révolte, mais doit abandonner sa mère et partir seul mener la lutte religieuse parce que désormais il est le « fils de Dieu » .
Si ce début est assez complexe, la suite est plus simple : Jean à la tête des anabaptistes vole de victoire en victoire, mais aussi de violences en violences au nom de la religion : au début de l’acte III, le chœur des anabaptistes réclame « Du sang ! ». Jean oublie sa vengeance, et devient assoiffé de pouvoir, manœuvré par les trois anabaptistes qui l’avaient « recruté », il devient une sorte de faux prophète « fils de Dieu » et conquiert Münster dans la violence, les religieux s’enrichissent en spoliant les riches ou en récupérant leurs biens après les avoir tués. Mais la victoire est fragile. Et déjà les trois anabaptistes songent à le livrer à l’ennemi pour sauver leur peau.

Fidès reconnaît son fils dans le faux prophète, ils finissent par se retrouver, Jean retrouve Berthe aussi, mais il est trop tard pour retourner au bonheur et Berthe se suicide tandis  Oberthal surgit avec les trois anabaptistes pour se saisir de Jean, horrible explosion et tous périssent dans les flammes.

 

Un des anabaptistes distribue la Bible ©Matthias Baus
Un des anabaptistes distribue la Bible ©Matthias Baus

J’ai tenu à raconter cette histoire avec un relatif luxe de détails pour bien faire comprendre comment Tobias Kratzer sans rien transformer du livret, va en faire une histoire d’aujourd’hui, sur la manière dont la religion est utilisée pour manipuler les plus pauvres et ceux qui sont aux marges de la société, et sur la manière dont les guerres de religion cachent toujours des objectifs politiques ou économiques. Il pointe au passage les prédicateurs évangélistes outrageusement enrichis, les enlèvements contre rançon, et les dérives pédophiles de religieux abusant de leur pouvoir (dans la limousine de luxe de Jean, comme Oberthal violait Berthe dans la voiture de police)
Kratzer décide donc de transposer l’intrigue en France, dans une de ces cités en périphérie des villes. Le décor de Rainer Sellmaier installé sur une tournette (merci Castorf) représente d’un côté le café de Jean (aubergiste dans le livret) et la pièce attenante qu’il partage avec sa mère, et en dessous une sortie de parking et un garage entrepôt où des jeunes du quartier passent leur temps, sur le côté une voiture de police cabossée, et lorsque tout cela tourne, on découvre une dalle de béton sur laquelle les jeunes  se réunissent autour  d’un terrain de basket.

Les anabaptistes essaient de convaincre Jean ©Matthias Baus
Les anabaptistes essaient de convaincre Jean ©Matthias Baus

Si les lieux évoluent, la structure reste la même, on va passer du café de Jean à une pièce où les anabaptistes (vêtus en mormons) gèrent leur com, comptes twitter, vidéos etc…et la voiture latérale va être ensuite une carcasse qui brûle (lorsque le peuple se révolte violemment) et puis, quand Jean triomphe, une « limo » gigantesque.
Cette transposition recrée les rapports du livret original, en y superposant les violences des cités, la force de la religion avec laquelle on manipule les jeunes, la manipulation par la vidéo par les images et par le net. La fidélité au livret est totale, mais la transposition éclaire évidemment ce que la France vit depuis quelques années.
Tobias Kratzer imagine faire d’Oberthal un « flic » ripou qui commence par violer Berthe (un viol en réunion) et cette violence initiale appelle en retour la violence des pauvres, assoiffés de sang au nom de Dieu, voulant punir les mécréants et dépouillant les puissants.

Discours et "montage" ©Matthias Baus
Discours et “montage” ©Matthias Baus

A cette lecture sociale s’ajoute évidemment l’évolution de Jean, brave type au départ, manipulé par les trois anabaptistes, comme dans le livret, qui s’engage à leurs côtés pour se venger, mais qui est entraîné dans la spirale infernale de la violence, du sang, mais aussi de l’argent et du pouvoir : il finit par croire en ce qu’il est pour la foule, un prophète suivi aveuglément, alors qu’il n’est qu’un prédicateur charlatanesque. Une des scènes les plus drôles est le discours qu’il fait à la foule pour la calmer, un discours sur écran où l’on voit à la fois le tournage en studio et le résultat sur écran avec le montage, les images superposées et les quelques hésitations et erreurs désopilantes en surimpression comme des chats danseurs, une mire, ou un film porno, sur la trace de ce qu’avait fait Tcherniakov pour La fiancée du Tsar à Berlin et à la Scala. Autre scène magistrale et idée géniale, l’arrêt sur image initial de l’acte III, partie de basket saisie en plein mouvement, suivie par le très fameux ballet des Patineurs (un must de ma prime jeunesse que j’écoutais en boucle), transformé en ballet breakdance incroyablement réussi, réaliste et parfaitement en phase avec la musique, qui remporte d’ailleurs un triomphe.

Breakdance sur "les patineurs" ©Matthias Baus
Breakdance sur “les patineurs” ©Matthias Baus

À la fin s’accumulent des scènes d’émotion, de trahison, de cynisme où les personnages sont enchainés à leur destin auquel ils ne peuvent finalement échapper, au milieu des airs, duos trios qui s’accumulent et s’enchaînent, et au milieu du sang, des meurtres, dans une violence désormais structurelle qui envahit tout le plateau et qui semble impossible à arrêter ou canaliser.

Fidès reconnaît son fils dans "le fils de Dieu" ©Matthias Baus
Fidès reconnaît son fils dans “le fils de Dieu” ©Matthias Baus

L’explosion finale prévue par le livret est mise en situation et légèrement postposée, provoquée non par l’arrivée d’Oberthal, mais par la réponse de Jean qui se fait exploser avec une ceinture d’explosifs et sa mère à ses côtés. C’est tellement saisissant que le public en reste interdit quand le rideau tombe.

Basket ©Matthias Baus
Basket ©Matthias Baus

Ce qui frappe dans ce travail c’est d’abord l’extraordinaire précision scénique, dans les rapports humains, dans le jeu des chanteurs, dans la finesse avec laquelle les personnages sont caractérisés, petits gestes, regards, qui donnent un incroyable réalisme presque cinématographique à l’ensemble. C’est ensuite le reflet du livret original, sans aucune trahison, sans aller au-delà, mais en reprenant simplement les scènes sans rien y changer (et de fait, peu de coupures), mais en transposant les situations qui leur donnent une présence, une vérité, une crudité qui va jusqu’au malaise : les jeunes laissés à eux mêmes, leur oisiveté forcée, la manière dont ils dévorent la Bible, puis deviennent des soldats de Dieu assoiffés de mort. Kratzer disait s’être inspiré des attentats de janvier mais ce sont aussi les mécanismes des attentats de novembre qu’il nous décrit (cette mise en scène remonte à octobre dernier).
Enfin, on sent que Tobias Kratzer est un spectateur assidu : son travail, comme dans Meistersinger, est plein de références : on a parlé de Tcherniakov, mais il faut aussi parler de Castorf avec ce réalisme pointilleux et le discours idéologique sous entendu, et enfin Bieito à qui il emprunte la ceinture d’explosifs, vue dans Don Carlos à Bâle, un de ses spectacles les plus forts faisant de Carlos un terroriste de la gare d’Atocha, là aussi, en démontant la logique du livret sans jamais trahir ni Verdi, ni Schiller. Dans ce Don Carlos, le duo final Elisabeth Carlos était la préparation de l’attentat, et Elisabeth attachait à Carlos la ceinture d’explosifs en chantant un duo devenu prémonitoire. Kratzer reprend des idées,  sans les copier, sans plagiat, parce que son travail a une rigueur et une logique implacables et tient en haleine le spectateur du début à la fin. Mais en même temps, il tient un discours intertextuel sur le théâtre d’aujourd’hui, sur les grands metteurs en scène actuels, sur les influences du cinéma, avec l’utilisation efficace de la vidéo, tantôt en direct à la Castorf pour donner au spectateur un autre point de vue, tantôt par des montages de films, tout cela combiné avec un jeu hyperréaliste, voire trash (la scène de viol) mais mêlant aussi à la violence le burlesque, l’ironie, le rire, les larmes, le pathos, la distance. Un travail prodigieux qui provoque, après le silence interdit (et le cri d’un spectateur le soir où j’y étais) à la dernière mesure, par un très grand succès et de longs applaudissements.
Tobias Kratzer est déjà un très grand, il sera un incontournable dans les prochaines années.
À ce travail remarquable qui confine quelquefois au génie, correspond un engagement du plateau rarement vu sur une scène : le chœur est d’une vérité criante, dans les attitudes, dans les gestes, dans l’allure, dans la manière aussi de dire le texte français, les danseurs de breakdance semblent sortis du portique de l’Opéra de Lyon qu’ils occupent régulièrement, les chanteurs donnent tout, jusqu’à épuisement. Il est vrai que Meyerbeer leur réserve des airs d’une incroyable longueur et d’une tension insoutenable (Jean à l’acte IV).
Enfin, l’orchestre est mené avec une précision et une subtilité vraiment exemplaires par Johannes Willig, premier Kapellmeister à Karlsruhe (dont le GMD est Justin Brown). À Johannes Willig a été confiée cette nouvelle production qu’il ne reprend donc pas au GMD comme souvent dans les théâtres de répertoire . La précision de son geste est prodigieuse, à guider les masses scéniques impressionnantes, à conduire chaque chanteur et à accompagner les nombreux solos des différents pupitres. Il faut dire aussi que l’orchestre lui répond avec une justesse rare : pas de scories, pas de décalages, tout est net, tout est dominé.
Johannes Willig montre bien sûr l’énergie et la dynamique de cette musique, mais aussi tout ce qu’elle peut avoir de lyrique, de retenu, de léger même. Il conduit l’orchestre sans jamais couvrir le plateau, un orchestre d’une clarté cristalline, d’une lisibilité incroyable, et lorsqu’il fait sonner tout particulièrement forte, qu’il appuie sur un accord, on sent que c’est voulu, parce qu’il y a là dans les fortissimos tout les contrastes possibles du Grand Opéra, d’une musique protéiforme qui cultive les extrêmes.
Intelligence, rigueur, netteté : un chef à suivre, un nom à connaître.
Quant au plateau, il est composé de chanteurs inconnus, tous remarquables. Le plus connu ce soir était Guido Jentjens qui remplaçait le chanteur prévu (et la doublure, car ils étaient tous deux grippés) pour Zacharias l’un des trois anabaptistes. Une assistante à la mise en scène jouait le rôle, et Jentjens chantait avec la partition sur scène, dans des espaces qui ne gênaient pas la mise en scène, mais qui permettaient à la musique de se dérouler normalement . Sa voix de baryton basse, bien sonore, son français assez clair, ont fait que ce remplacement était très réussi.
La distribution mêlait la distribution A et B (vu la rareté de l’œuvre, il a été prévu deux distributions pour pallier les accidents éventuels, dont celui de ce soir sur Zacharias, qui a d’ailleurs abouti à une solution extérieure). Et la distribution du jour était un mixte des deux casts.

Fidès (Ewa Wolak) ©Matthias Baus
Fidès (Ewa Wolak) ©Matthias Baus

Ainsi Fidès était Ewa Wolak. Dans un rôle qui a été au disque l’un des rôles fétiches de Marilyn Horne, elle est impressionnante d’engagement, et vocalement un exemple : voix grave et profonde, incroyable d’étendue, et d’homogénéité, avec des agilités impressionnantes et des écarts graves/aigus exceptionnels. Sans avoir une qualité de timbre particulière, elle frappe par sa personnalité, par sa sûreté et par la précision. C’est un rôle qui la magnifie et qu’elle devrait assumer sur d’autres scènes.
Jean était Erik Fenton, un ténor américain d’une singulière endurance, même si la voix (comment pourrait-il en être autrement) accuse la fatigue, notamment au quatrième acte. Belle étendue vocale pour un rôle qui accumule les difficultés, la voix doit avoir une certaine épaisseur, mais avoir des aigus et suraigus sûrs, maîtrisés, tenus. Plus tendu que Raoul des Huguenots, qu’Arnold de Guillaume Tell, il rappelle un peu les exigences de Benvenuto Cellini, mais avec une voix plus large encore . Un mixte de Lohengrin, Rienzi, et Cellini. Il lui faut une ductilité pour les aigus, il lui faut largeur et appui pour les ensembles, il lui faut une ligne vraiment dominée. Erik Fenton a des atouts, une voix claire, bien posée, bien contrôlée, bien timbrée, et une très belle technique de projection. Il « fait le job » comme on dit, sans histrionisme, et avec conscience et justesse.

Oberthal (Andrew Linden) et Berthe (Agnieszka Tomaszewska) ©Matthias Baus
Oberthal (Andrew Finden) et Berthe (Agnieszka Tomaszewska) ©Matthias Baus

Berthe était la jeune soprano polonaise Agnieszka Tomaszewska, voix claire et puissante, bien posée, bien projetée avec un joli contrôle. Toutes les notes sont chantées, sans trucage, et le personnage existe, très naturel, très vrai aussi et très émouvant, dès le début d’ailleurs : la scène avec Fidès dans le café pour partie sans paroles est merveilleusement réglée et pose les personnages. Mais c’est à l’acte V qu’elle est la plus engagée et la plus bouleversante. Très belle prestation et belle présence scénique.
Des trois anabaptistes, nous avons déjà parlé de Guido Jentjens, James Edgar Knight (Jonas)  et Lucia Lucas (Mathisen) sont tout à fait excellents, belle présence et jolis ensembles, auxquels s’ajoute l’Oberthal de Andrew Finden, qui n’a rien du méchant d’opéra, mais au contraire se fond dans les gens ordinaires. Sa barbarie et son pouvoir en sont d’autant plus dangereux. C’est bien de la barbarie des gens ordinaires, de ceux qu’on croise chaque jour, qui est dénoncée ici et Andrew Finden avec son jeu sans excès et sa « normalité » est très intéressant, en particulier dans la scène du “trio bouffe” du 3ème acte, où il est reconnu et épargné par Jean; la voix est très bien projetée et la prononciation française correcte.
D’ailleurs force est de constater que le travail scénique est si passionnant, l’intelligence des situations si bien rendue, la musique si énergique et dynamique que l’on ne note pas avec un soin si jaloux la prononciation des chanteurs. Disons que dans l’ensemble, ils s’en sortent sans trop de difficultés.
Si l’ensemble de la troupe est vraiment au rendez-vous, je voudrais souligner le triomphe mérité remporté par les danseurs de Breakdance, du groupe (de Stuttgart) TruCru/Incredible Syndicate, ils sont merveilleusement en phase avec la mise en scène, et ont un sens du rythme, de la pulsation, qui colle parfaitement à la musique, quand ils dansent, mais pas seulement: à chaque fois qu’ils sont en scène, où ils apparaissent souvent, ils sont confondants par leur naturel, leur allure, leur démarche et focalisent les regards.
On aura compris qu’il n’y qu’une urgence, c’est acheter un billet au théâtre de Karlsruhe (prix maximum 44,50 €) : avec un tel rapport qualité-prix, on ne pourra jamais dire que (à Karlsruhe au moins) l’opéra n’est pas un art populaire. Et pour s’y rendre, quelques heures de TGV Est puisque Karlsruhe n’est qu’à 40 km de la frontière. Le Prophète est la production qu’il faut avoir vu, celle qui peut réconcilier avec l’opéra, et qui en tous cas nous réconcilie avec Meyerbeer.[wpsr_facebook]

Le Prophète (Bad.Staatstheater Karlsruhe) ©Matthias Baus
Le Prophète (Bad.Staatstheater Karlsruhe) ©Matthias Baus

BADISCHES STAATSTHEATER KARLSRUHE 2014-2015: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 16 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Christoph GEDSCHOLD; Ms en scène: Tobias KRATZER)

Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg
Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg

Die Meistersinger von Nürnberg est un opéra très lourd à monter : distribution lourde (avec de nombreux petits rôles), chœurs importants, et longueur de l’œuvre, la plus longue des œuvres de Wagner sont de singuliers obstacles, aussi le voit-on relativement rarement sur les scènes non germaniques. C’est aussi un opéra complexe, auquel même le public wagnérien non germanophone n’accède pas facilement, ou n’adhère pas avec la facilité et l’enthousiasme avec lesquelles il va vers Tristan und Isolde ou Parsifal. Pourtant, il est à l’origine pensé comme un « Komische Oper », un opéra comique, une qualification à laquelle Wagner lui-même a finalement renoncé, et donc un genre considéré comme plus facile ou plus accessible. J’ai moi-même pendant longtemps été plus réservé par rapport à cette œuvre que par rapport à d’autres.
Pourtant, aujourd’hui, je suis bien près de considérer que c’est peut-être le plus grand chef d’œuvre de Wagner, à cause de l’extraordinaire richesse de la partition, dans laquelle les grands musiciens de l’époque se sont plongés et qu’ils ont étudiée (Mahler va s’en nourrir, notamment pour sa cinquième Symphonie), mais aussi à cause du tissu thématique traité, d’une extraordinaire complexité, sur les rapports de l’art et du monde, et enfin par la peinture des caractères, très ambiguë, et qui n’a de simpliste que l’apparent premier degré.
Un regard un peu acéré sur les relations entre les personnages, sur le texte même, fait immédiatement percevoir des obscurités : jeu d’Eva avec les hommes, aussi bien avec Walther que Hans Sachs ; Hans Sachs, le bon maître solitaire, pas si abstrait, pas si éloigné de considérations et de désirs très humains, Walther lui-même, qui finit tant bien que mal par se plier aux règles qu’il bouleversait au départ, et Beckmesser, qui n’est pas si ridicule que la tradition veut bien le dire. Bref, une analyse du livret nous montre une singulière épaisseur des caractères et des relations entre les personnages, peut-être le livret le plus complexe sous ce rapport. La tragédie peut se permettre des caractères plus monolithiques, mais pas la comédie, ancrée dans le réel, plus prosaïque mais aussi plus proche de nous, de nos contradictions, de nos désirs, de la vraie vie.
Mais le livret est complexe aussi par la thématique traitée, qui n’est pas tant l’amour de Walther et d’Eva que celle d’une parfaite leçon d’anatomie artistique : nous assistons en trois actes à la naissance d’un air, en l’entendant quatre fois, et à chaque fois corrigé et commenté, pour aboutir à l’air chanté et représenté, dans un parcours commenté qui va de l’esquisse à la performance.
Posant la question de la fabrique de l’art, Wagner pose aussi celle du style, de la règle, de la tradition, de l’innovation dans un contexte qui est celui de la règle et de son respect, le chef d’œuvre naissant d’un respect de règles qu’il fait oublier. Face aux fameux débats au XVIIème sur le respect des règles imposées par l’Abbé D’Aubignac dans La Pratique du théâtre et notamment celle dite des Trois Unités, nos plus grands auteurs tragiques n’ont eu de cesse de ne les respecter qu’en apparence…Et d’une manière très subtile, Wagner va lier ces questions théoriques essentielles en les ramenant de manière métaphorique à la création de chaussures, autre manière de traiter les rapports à la création, à l’individu, aux règles, construisant un parallèle à l’acte 2 entre la manière de créer un chant et celle de faire une chaussure dans la scène très brillante entre Sachs et Beckmesser.
Certes, la question de l’irruption de l’innovation ou de la différence dans un monde vaguement sclérosé est une problématique qui se pose aussi bien dans Lohengrin, dans Tannhäuser, et même dans Parsifal, et c’est l’une de ces questions que le musicien Wagner va poser à la société musicale du temps, mais les Meistersinger vont plus loin en posant la question de la liaison de l’art et du social, la question du concours et du public, et même celle de l’incompréhension du public, c’est à dire aussi celle de la réception (au troisième acte, face à Beckmesser) : qu’est ce qui gouverne les réactions du public ? Beckmesser est-il si ridicule ? Et Walther, rentré dans le rang, n’est-il pas désormais un Maître comme un autre, un conforme et non un voleur de feu. Car c’est bien cette question de l’artiste comme lointain fils de Prométhée qui est en creux dans nombre d’œuvres de Wagner, et l’expression Voleur de feu qui appartient à la Lettre à Paul Demeny que Rimbaud écrivit en 1871, est contemporaine du Wagner qui s’installe à Bayreuth pour y créer ce que l’on sait, le théâtre de l’avenir pour la musique de l’avenir.
Comme on le voit, Die Meistersinger von Nürnberg est le reflet de débats esthétiques et philosophiques qui dépassent le simple opéra comique, et celui qui s’attaque à la mise en scène de cette œuvre ne peut aujourd’hui les éviter.
C’est bien ce qu’avait voulu Katharina Wagner à Bayreuth, en prenant, en plus, ses distances avec l’utilisation idéologique de l’œuvre que le nazisme (et Bayreuth) en avait fait à contresens à mon avis, s’appuyant sur le seul discours final de Hans Sachs.
Enlève-t-on à Tartuffe sa puissance subversive en s’appuyant sur le discours final de l’Exempt ? Il en va de même ici. La question étant la puissance subversive de l’art, elle ne saurait épouser l’idéologie de la barbarie nazie, ou de toute autre barbarie d’ailleurs.
Ainsi donc la question de la mise en scène se pose, encore plus que dans d’autres œuvres de Wagner, car il me paraît aujourd’hui impossible de mettre en scène cet opéra au premier degré, quand il se joue en permanence au second degré…
À cette complexité du livret correspond une vraie complexité musicale : il faut de vraies voix masculines, notamment Sachs, Pogner, Beckmesser et Walther, baryton basse, basse, baryton, ténor (lyrique ? dramatique ? lyrico-dramatique ?), et les voix féminines apparaissent faussement plus pâles : combien d‘Eva évanescentes et discrètes, sortes de petites jeunes filles sages a-t-on vu sur les scènes ? Il m’a fallu attendre Anja Harteros à Genève il y a quelques années pour saisir que ce rôle existe, avec une vraie puissance dramatique. Il y a aussi dans cet opéra beaucoup de rôles dont le relief et la présence sont équivalentes et il est difficile de poser la question du personnage principal et du personnage secondaire (c’est clair pour Pogner, vocalement difficile, scéniquement plus pâle) . De tous les rôles, seul Hans Sachs présent tout au long de l’œuvre doit défendre une des parties les plus écrasantes du répertoire, avec de longs monologues qui ne sont pas des airs, mais justement des monologues, avec toute leur charge psychologique et toutes leurs couleurs, et par ailleurs des moments de pure conversation, ou des ensembles apparemment désordonnés, où tous interviennent dans une apparente chienlit, et où tout en réalité est ordonné dans la plus pure tradition rossinienne (je dis bien rossinienne).

Oui, on sent dans cette écriture comme Wagner a compris ces écritures de comédie, ces crescendos phénoménaux qu’il applique notamment dans le fameux final de l’acte II.
À lire ces lignes, le lecteur se dira que seuls des théâtres de niveau très international ou des festivals, pourront défendre cet opéra dans toute sa complexité et tous ses attendus.
Pourtant, à des degrés divers, les grandes productions des dernières années furent des déceptions. Salzbourg l’an dernier à cause d’une distribution inégale et d’une mise en scène ratée, Bayreuth il y a quelques années à cause d’un chef moins convaincant et d’une distribution qui n’a pas trouvé son homogénéité. Il me faut dans mon histoire de spectateur remonter aux années 80 pour trouver des productions de très grand niveau musical, dirigées par Wolfgang Sawallisch, à Munich, ou à la Scala ou de bonnes productions d’ensemble comme à Bayreuth (même si les mises en scènes de Wolfgang Wagner…).
Mais aussi loin que je me souvienne, aucune des productions scéniques n’était vraiment convaincante, ni à Munich, ni à la Scala, ni à Bayreuth.
Parmi les productions vues ces dernières années, celle qui m’est apparue la plus convaincante dans son ensemble (Mise en scène et musique) est peut-être celle de Zurich, dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Harry Kupfer avec Michael Volle dans Hans Sachs, Michael Volle, qui reste aujourd’hui le Sachs de référence, mais aussi le grand Beckmesser, qu’il a interprété de manière définitive à Bayreuth (où Hermann Prey dans les années 1980 était lui aussi, mais pour d’autres raisons, tout à fait magnifique).

Cette longue introduction n’a pour but que d’encourager le spectateur-lecteur à se lancer dans Meistersinger, et à regarder au cinéma la retransmission du MET le 13 décembre, dirigée par James Levine, même si la production de Otto Schenk sera sans doute très traditionnelle et à courir lorsque l’œuvre sera programmée à Paris, même si la production de Salzbourg de Stephan Herheim n’est pas vraiment convaincante.
Ou alors, les alsaciens ou les lorrains, ou les autres, pourront aller le 7 décembre à Karlsruhe, pour la dernière représentation de la série que le Badisches Staatstheater a programmée de cette reprise de la production de la saison dernière. Ils auront raison, c’est sans doute la mise en scène la plus intelligente et la plus convaincante de Meistersinger vue de toute ma carrière de mélomane, avec un  niveau musical plus qu’honorable. Cela confirme ce que je dis sans cesse dans ce blog sur la qualité du théâtre dit de répertoire. Le Badisches Staatstheater de Karlsruhe a d’ailleurs été souvent un incubateur de futures gloires musicales.
La distribution était à peu de choses près la même que lors de la première, la direction était assurée par le Premier Kapellmeister, Christoph Gedschold, la mise en scène assurée par Tobias Kratzer, 34 ans, dont j’ai vu Les Huguenots il y a un mois à Nuremberg.
Si vous voyez ce nom sur une affiche, n’hésitez plus, c’est un metteur en scène de très grand niveau. J’avais bien aimé ses Huguenots, je suis sorti de ces Meistersinger étonné, au sens fort (et XVIIème siècle) du terme. Il s’agit là, et sans mauvais jeu de mot, d’un travail de maître, qui réussit à rendre parfaitement et surtout d’une manière lisible et fluide, la complexité dont il était question plus haut.
Sans comparer note à note la prestation de la Badische Staatskapelle avec celle de phalanges plus reconnues ou plus prestigieuses, on doit reconnaître avec plaisir qu’à part de menues scories dans les cuivres, la performance de l’orchestre est tout à fait remarquable, et que le chef a rendu la lecture de la partition très claire, très lisible puisqu’aucun des recoins du texte wagnérien n’est laissé dans l’ombre, en relevant çà et là l’ironie, en suivant avec sûreté le déroulement des dialogues, en accompagnant le plateau avec un grand souci de congruence. Certes, l’acoustique généreuse de la salle, de dimensions moyennes, mais avec une grande fosse et une scène assez large, rend le son très présent, et celui des cuivres éclatants trop démultiplié. Il en résulte, notamment lors de la Festwiese quelques déséquilibres. Mais dans l’ensemble, il n’y a rien à redire d’une prestation musicale de très bon niveau, avec un chœur (et « extrachor ») vraiment remarquable – direction Ulrich Wagner- , le tout dirigé par un chef qui sait rendre l’ensemble homogène, et qui ainsi rend parfaitement les effets voulus par la partition. La clarté de la lecture en révèle la complexité et les différentes strates, et le soin mis à rendre la musique à la fois lisible dans son déroulé et dans son épaisseur, sans aucune prise de risque interprétative, mais toujours avec honnêteté et rigueur, font que ces Meistersinger, au niveau musical, n’ont strictement rien à envier à d’autres, réalisés dans des lieux plus prestigieux.
Du point de vue du chant, on a dit la difficulté dans la distribution, confiée pour l’essentiel à des membres (ou d’anciens membres) de la troupe de Karlsruhe. La même impression d’homogénéité et d’honnêteté domine, avec pour résultat final un vrai triomphe : il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais au contraire l’impression que chacun donne le maximum pour la réussite de l’ensemble, un authentique travail de troupe et d’équipe, seulement réalisable dans des théâtres de répertoire.
Serge Dorny, à qui je posais la question de possibles Meistersinger à Lyon, me répondit par l’extrême difficulté à les monter, dans ce qui est tout de même le deuxième opéra en France. Ici à Karlsruhe, une ville moyenne d’environ 300.000h, cela semble naturel, et en tous cas c’est parfaitement réussi, car au-delà de la mise en scène, la réalisation musicale n’appelle pas de remarques particulières, et révèle des chanteurs d’une très grande valeur.
À commencer par Renatus Meszar, Hans Sachs qui, comme tous les chanteurs du plateau, réussit une performance qui est à la fois musicale et scénique. On ne peut dans ce travail séparer le chant de l’engagement dans le jeu. Et on sent l’adhésion à un projet scénique où chaque rôle est interrogé en profondeur. Vocalement, la voix encore jeune n’accuse pas de faiblesse, avec une diction exemplaire, et un engagement scénique qui forcent l’admiration, notamment au troisième acte, où le personnage marque à la fois son désespoir et sa noblesse. Dans cette mise en scène, Hans Sachs s’efface et s’en va, pliant bagage, allant chercher ailleurs la reconnaissance de l’art, et son monologue final sur l’art allemand devient comme un pis aller : dans le naufrage d’une vie personnelle gâchée, il reste l’art et notamment l’art allemand, sorte de lot de consolation.

Rideau de scène
Rideau de scène

Lorsque devant le rideau composé de dizaines et dizaines d’affiches de Meistersinger qui sont autant d’interprétations de l’œuvre, il ajoute en la collant celle de la représentation du jour, désabusé, on en vient à penser « une représentation de plus, une interprétation de plus, une parmi d’autres » ; ainsi va la vie, ainsi va l’art, ainsi va Sachs, éternel perdant qui triomphe comme une sorte de clown triste. Renatus Meszar fait découvrir un Hans Sachs qui sait être violent, qui risque même le coup de poing avec Beckmesser, loin du Maître au dessus de la mêlée, il reste, affectivement et artistiquement dans la mêlée et dans le débat. Hans Sachs ne se résigne pas, il est la vie même, il préfère partir et s’abstraire d’un milieu où il n’a plus rien à faire, puisqu’à travers Walther la succession artistique est assurée, ainsi que la succession affective, puisque le jeune homme lui a pris Eva…
Toutes ces facettes, Meszar sait les rendre, y compris physiquement, y compris sur son visage. L’attention au jeu est telle que la musique et sa puissance évocatrice sont lues sur les expressions du visage (il en est de même pour le personnage de Walther), défi difficile à tenir à l’opéra où les efforts physiques exigés par le chant peuvent effacer quelquefois les expressions du visage demandés par le rôle : quand les deux se confondent, c’est la garantie d’une indicible émotion.

 Walther face aux maîtres en "audition" Acte I © Falk von Traubenberg
Walther (Daniel Kirch) face aux maîtres en “audition” Acte I © Falk von Traubenberg

Face à lui, Walther est chanté par Daniel Kirch. Une voix qui n’a pas tout à fait le format de Walther, et qui semble un peu étroite, et pour tout dire, un peu petite par rapport aux exigences et du rôle et de la masse orchestrale. Mais en réalité cette impression initiale est contredite par la performance. Aucun problème pour mener le rôle jusqu’au bout, aucun effort particulier pour se faire entendre, parce que la voix est parfaitement placée et projetée. Daniel Kirch a de plus une diction exemplaire,  un jeu engagé et juste avec une plasticité du visage qui lui fait épouser toutes les émotions et les exprimer avec une criante vérité. Le personnage est en place, de l’étudiant un peu négligent du début au chanteur qui va présenter une audition de la fin, du marginal au rangé dans un parcours qui rappelle le Walther de la mise en scène de Katharina Wagner, que Tobias Kratzer a visiblement étudiée. Ce qui frappe dans cette vision, c’est la jeunesse et la fraîcheur, c’est l’engagement direct, sans fard, sans affèterie, c’est en même temps la puissance de la passion, qui explique les excès, les désespoirs sans fond, le passage direct de la gaieté à la plus profonde tristesse, et la voix qui change de couleur et de nature à chaque moment ; le début du quintette du 3ème acte est à ce titre emblématique, qui commence presque dans le drame.

Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg
Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg

Mais c’est au second acte que le personnage prend toute sa place, puisque Kratzer construit ce moment nocturne comme un cauchemar de Walther reparcourant l’histoire, son histoire, dans les cadres différents des trois tendances de la mise en scène du XIXème à nos jours : la mise en scène traditionnelle dans les décors de la création, avec une désopilante peinture des apprentis dans  leurs gentils costumes médiévaux, qui dansent une gentille ronde autour de David, que Wolfgang Wagner dans les pires de ses mises en scène n’aurait pas démenti, puis on  passe à l’évocation directe de la vision (si critiquée à l’époque) très abstraite de Wieland Wagner,

Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg
Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg

où les personnages en costumes médiévaux aussi, mais moins « typiques », se raidissent abandonnant un jeu naturaliste pour quelque chose de plus retenu plus distant, plus raide, en accord avec un décor réduit à l’essentiel, pour terminer enfin dans le Regietheater à la Castorf, avec ses tics, sacs poubelles, échoppe de cordonnier moderne (vendeur de clefs, etc…) et son magasin à Kebab, allusion directe au Döner Kebab de Götterdämmerung à Bayreuth, dans lequel vient se glisser subrepticement un rat tout droit sorti du Lohengrin de Hans Neuenfels, toujours à Bayreuth. Voilà Castorf et Neuenfels habillés pour l’hiver, et voilà un deuxième acte rendu cohérent par l’idée du rêve de Walther, qui prépare sa performance, et qui rêve de ses possibles, en une image des étapes de la réception et de l’interprétation de l’œuvre d’une justesse et d’une drôlerie extraordinaires, où Walther, en chemise à carreaux et en jean parcourt ces espaces, un peu perdu, un peu étonné, un peu décalé, pour finalement se retrouver copulant ardemment avec Eva au milieu de sacs poubelles à la Castorf.

Eva - Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg
Eva – Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg

Tous les contempteurs du Regietheater seront aux anges, dans un deuxième acte où il nous est dit que tout est Régie, que tout est mise en scène, et que tout peut faire fonctionner l’œuvre, pour finir dans un pandemonium où le rêve de Walther se transforme en cauchemar : la tournette où tournent les trois décors successifs s’emballe, les personnages se mélangent, les costumes s’entremêlent, le moyen-âge vu par le XIXème, le XXème et le XXIème deviennent une sorte de mixture folle, une valse étourdissante et vertigineuse qui débouche finalement sur une vanité. Au centre de ce maelström, le parcours de Walther dans les méandres de l’interprétation va aboutir sur l’œuvre, dont il sera question au IIIème acte.

Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg
Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg

Bien sûr, dans ce paysage, Beckmesser (très bien chanté par Edward Gauntt) ne peut plus être le personnage ridicule qu’on dépeint habituellement. Il est l’amoureux d’Eva (au même titre que Walther, et même que Sachs), un amoureux qui dans le deuxième acte est vu comme un chanteur de Karaoké (haut parleur et micro ouverts à plein régime dans la rue), chemise bariolée et costume de séducteur sud américain, et au premier et troisième acte un professeur de chant ordinaire, mais confit en dévotions pour Richard Wagner, dont la tête en bronze trône dans la salle de classe.

La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser
La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser

Kratzer le voit comme une sorte de défenseur ultime d’une conception rigoriste et presque sectaire du chant wagnérien, une sorte de psychorigide, qui horrifié par les excès du chant de Walther au 1er acte quitte la scène en prenant dans ses bras la tête auguste, la caressant et l’embrassant, pendant qu’au troisième acte, pénétrant par effraction dans le studio de Hans Sachs, après s’être agenouillé devant la tête de Wagner, il est le sujet d’une vision où Wagner le prend, le gronde, lui donne une fessée et sort en triomphant et lançant une projection murale de son fameux « Kinder, schafft endlich Neues! » (Enfants, créez enfin du nouveau) sorte d’appel à la libération de l’art. Le conflit Sachs/Beckmesser, en dehors de la question d’Eva, pose la question bien plus délicate de celle de l’interprétation, de l’art dans la cité, de la représentation artistique, c’est pourquoi le Beckmesser de Edward Gauntt, débarrassé de tous ses ridicules, en chemisette et pull négligemment jeté sur l’épaule, prend une valeur complètement différente, plus noble et en même temps plus pathétique quand, perdant à la fin, il jette de dépit la tête de Wagner au sol, et la brise en plusieurs morceaux, pour la recoller dans l’image finale, pendant que Walther rentré dans le rang, dirige le chœur et que Sachs s’exile. Je trouve assez subtil de mettre en regard Sachs et Beckmesser, comme deux versions d’une même génération d’artistes, plutôt que la vision manichéenne opposant Beckmesser le ridicule à Walther le noble. Sachs et Beckmesser s’opposent ainsi sur l’art, mais perdent chacun pour des raisons différentes, et laissent une nouvelle génération d’interprètes naître.

Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg
Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg

Le Pogner de Guido Jentjens, vu comme un riche bourgeois dans un ensemble de Maîtres venus volontairement de tous les horizons sociaux, du hippie retardé au grand bourgeois riche et considéré, est peut-être vocalement le plus accompli, voix profonde, bien timbrée, bien posée, aux aigus larges et assis, mais cette perfection vocale est accompagnée d’une inexistence scénique totale, Veit Pogner étant complètement effacé dans cette mise en scène par les autres protagonistes, et notamment par sa fille Eva qui est sans doute le personnage le plus complexe auquel Kratzer s’intéresse. La soprano Christina Niessen lui prête une voix claire, puissante, énergique, avec quelques défauts d’homogénéité cependant à l’aigu quelquefois un peu crié. Mais la présence vocale et scénique, l’engagement juvénile font d’Eva un personnage qui existe totalement : non plus la jeune fille un peu pâlotte qu’on peut voir quelquefois sur les scènes, mais une « femme naissante », consciente de ses désirs et de ses volontés, et bien décidée à en faire voir aux hommes, jouant sur leur orgueil et leur sensibilité comme sur un clavier.
Elle séduit vraiment Hans Sachs, et plus qu’une manœuvrière, semble vraiment hésiter entre Sachs et Walther, et se laisse en tout cas circonvenir. Il faut l’entrée impromptue de Walther dans le studio de Sachs au 3ème acte pour interrompre un doux entretien avec Sachs qui aurait sans nul doute basculé sans cette entrée à l’improviste. Cette Eva consciente de sa puissance de séduction, c’est ce qui va rester à l’image finale, où chantant dans le chœur dirigé par Walther, elle disparaît à l’arrivée d’un beau jeune homme qui la vient chercher (comme Walther au premier acte) laissant Walther désespéré et fataliste pendant que le rideau tombe. Voilà une Eva qui ne contredirait pas le Mozart de Così fan tutte.
Enfin, Madeleine (Stefanie Schäfer) acquiert une jolie présence notamment au deuxième acte avec son costume médiéval si chargé qu’elle le garde par erreur au troisième acte, comme une incongruité voulue dans l’économie générale du spectacle, qui est histoire de la trace de Meistersinger pendant que David (Eleazar Rodriguez) propose un personnage d’assistant dans l’école de chant qui est le cadre de l’action, avec une jolie voix de ténor, un peu trop légère pour le rôle. Derrière David, on peut voir en général un futur Loge, un futur Mime, voire un Erik : c’est une voix large, au timbre clair, aux aigus tendus. Eleazar Rodriguez a une jolie voix de ténor lyrique, penchant plus du côté d’Almaviva ou de Cassio que de Loge. En bref, il a la qualité technique mais pas le format. Il reste que le personnage est bien campé et que le format vocal réduit ne nuit pas au rideau final à un succès assez mérité.
Tous ces personnages sont très fouillés au niveau de leur caractérisation, et c’est la première qualité de cette mise en scène où le travail sur les personnes et leurs rapports est particulièrement aigu, particulièrement profond. Il pose de vraies questions sur leurs relations, sur l’évolution de leur psychologie. Souvent, dans une mise en  scène de type « Regietheater » le concept prime sur les détails, ici au contraire, les détails psychologiques, les méandres de la psyché (notamment chez Eva et Sachs) sont poursuivis, justifiés, explorés avec une profondeur rarement atteinte à l’opéra ; ils sont explorés dans leur manifestation et dans leur potentialité, c’est à dire dans toute leur épaisseur. C’est assez rare pour être relevé et apprécié.

La deuxième qualité de ce travail est sa fluidité, c’est à dire le déroulé sans accrocs de l’intrigue dans tous ses détails, sans être arrêtée par telle ou telle difficulté.
La trouvaille dramaturgique essentielle, c’est évidemment d’avoir uni thématiquement les 1er et 3ème acte, en transformant le deuxième en une nuit de cauchemar unifiée par le personnage de Walther qui rêve, une sorte de parenthèse qui va en fait être l’élément de résolution artistique, faisant passer Walther de l’apprenti maladroit mais doué au statut de Maître. C’est l’expérience du cauchemar, de la souffrance qui réveille la créativité et fait mûrir. Le Walther du 3ème acte est différent du 1er parce qu’il a eu l’expérience du rêve douloureux.
Les 1er et 3ème actes filent ensemble parce qu’ils posent la même question : comment interpréter ? Qu’est ce qu’un chant de Maître, c’est à dire un chant qui allie l’acceptation de la règle et l’innovation créatrice ? Quel est le rôle d’un Maître, d’un Maestro qui transmet et qui guide, qui accompagne et qui laisse en même temps la fibre créatrice s’exprimer.
Ils filent ensemble parce qu’ils sont unis au niveau du décor, la scène étant divisée en trois espaces séparés par des portes, qui permettent d’y construire des dialogues, des ensembles, des apartés, des monologues, ils permettent aux personnages de s’isoler et de se réunir, dans une unité dramaturgique visible sans rendre le livret incohérent ou contradictoire. Nous sommes dans les espaces d’une Ecole supérieure de chant, probablement dédiée au chant Wagnérien et on y prépare les Meistersinger, sûrement pour un Essay final. Les Maîtres sont des maestros qui y enseignent (au moins Beckmesser et Sachs). Au centre une salle de répétition pour le chœur, à jardin une sorte de salle d’attente pour les étudiants, à cour un cabinet où les maîtres boivent le café (machine Nespresso…) et préparent leurs interventions.
Au deuxième acte, la salle de répétition du chœur devient l’espace des trois cauchemars de Walther, où se succèdent les trois décors évoqués plus haut, installés sur une tournette, décor d’origine des Maîtres Chanteurs,  décor de Wieland dans les années 50, décor vu par le Regietheater à la Castorf,. Au total, nous vivons une sorte de théâtre dans le théâtre qui pose le problème central de l’interprétation wagnérienne où l’on ne peut échapper à la question de la représentation.

Acte III scène finale © Falk von Traubenberg
Acte III scène finale © Falk von Traubenberg

Au troisième acte, cet espace devient studio de chant avec piano et dans cette école de chant où l’on médite sur la manière de chanter Wagner, ce qui est parfaitement cohérent avec la thématique de l’œuvre. Ainsi donc la structure de l’interprétation du chant wagnérien pose au deuxième acte la question du visible, et au troisième celle de l’audible.   Tobias Kratzer a résolu la difficulté en construisant un deuxième acte hors champ, unifié par l’idée de rêve de Walther, mais en même temps laissant l’intrigue se dérouler conforme au livret dans trois cadres différents, montrant les limites de chaque approche, mais montrant en même temps combien la logique de l’œuvre résiste parfaitement et affirmant de manière syncrétique qu’il n’y a pas d’ostracisme dans l’idée d’interprétation : belle leçon de tolérance intellectuelle et d’ouverture dans un monde théâtral aujourd’hui traversé par crises et clans, tendances et cabales. Un moment magnifique de théâtre et d’intelligence.

Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg
Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg

Le troisième acte, est appuyé sur deux étais, d’une part la question de l’œuvre et de son interprétation, avec les ultimes moments d’élaboration du chant de Walther, et d’autre part l’idée somme toute banale qu’il n’y a pas de vraie création artistique sans l’émotion des individus et du créateur. Ainsi donc, l’aventure sentimentale de Walther et sa souffrance devant les hésitations et la légèreté d’Eva vont être moteurs du processus créatif et aboutir, d’un chant conforme et parfaitement exécuté, à un chant profondément ressenti : on passe de l’esprit à l’âme, d’animus à anima. Pivot de ce passage, le fameux quintette, parti de voix séparées et souffrantes : le début, déchirant, et fait d’individus chantants seuls en même temps que les autres, et la fin, devenue quintette, est un ensemble de voix chantant à l’unisson la même émotion. Ce basculement fait naître toute la partie finale, conçue comme une fête d’école où tous les étudiants assistent et participent, où le spectateur est protagoniste puisqu’une partie du chœur est distribuée dans la salle, une fête où Wagner est à l’honneur mais aussi le chant comme discipline puisque les maîtres apparaissent au milieu d’écrans projetant les grands chanteurs passés et présents (on reconnaît entre autres Alfredo Kraus, Placido Domingo, et même Klaus Florian Vogt, l’actuel Walther de référence) comme autant de références interprétatives de toutes les musiques. Nous sommes au cœur de la problématique de l’œuvre, que Kratzer inscrit comme à la fois fondement et produit : fondement théorique de la réflexion wagnérienne, et produit des méandres des histoires des individus singuliers. D’où l’image finale où tout recommence comme au début, avec une tête de Wagner cabossée mais recollée et un nouveau jeune homme aux pieds de l’éternelle Eva : toute œuvre est la rencontre de l’Histoire et d’une histoire, du collectif face à une singularité, du pluriel face au singulier.
Tobias Kratzer a réussi ainsi à TOUT raconter, de l’histoire singulière des protagonistes à celle globale et théorique, de l’interprétation et de l’œuvre d’art, une œuvre d’art à la fois dans la cité et dans la psyché. Il raconte cette histoire d’une effrayante complexité avec un naturel, une simplicité et une logique qui laissent rêveur, il raconte avec sérieux, mais aussi avec humour, avec tendresse, avec ironie aussi, avec la distance de qui aime ses personnages sans leur passer leurs caprices.
Ce jeune metteur en scène de 34 ans a réussi je crois la plus belle des mises en scène des Meistersinger des dernières années : il a réussi à tout dire, tout en nous laissant l’espace pour rêver, continuer à créer et à construire. Il a construit sur de solides références historiques, théâtrales, musicales, en laissant en même temps à cette musique son extraordinaire pouvoir d’enchantement grâce à l’excellence du rendu musical d’ensemble. Cette mise en scène ne peut réussir que soutenue par l’excellence musicale, tant elle est elle-même musicale et tant elle prend appui sur ce qu’on entend en fosse.
Ce dimanche 16 novembre, je n’étais pas le même en entrant et en sortant du théâtre. Et j’ai déjà envie d’y retourner. [wpsr_facebook]

Acte II final © Falk von Traubenberg
Acte II final © Falk von Traubenberg