INTERVIEW de CLAUDIO ABBADO dans la FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (9 juillet 2011)

Les interviews de Claudio Abbado sont rares en France, surtout des interviews de cette qualité et de cette longueur. Notre presse nationale est assez avare de ce côté. La presse d’outre Rhin beaucoup moins.  J’ai donc décidé de traduire cet entretien et de le mettre sur mon blog, pour tous ceux qui aiment Claudio Abbado.
Si vous lisez l’allemand, je vous renvoie par ce lien à l’article original . L’interview est conduite par Julia Spinola

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Photo Lucerne Festival

Conversation avec Claudio Abbado

 

 

Qu’entendez-vous sous la neige, Signore Abbado?

Ca va bien mieux,  dit le chef d’orchestre Claudio Abbado dans sa suite berlinoise. Dans l’interview donnée à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il parle de son amour pour Mahler, de sa carrière musicale, et du son de la neige dans une vallée isolée de l’Engadine.

Par Julia Spinola

9 juillet 2011

Nous nous entretenons avec le chef d’orchestre Claudio Abbado dans la suite de son hôtel berlinois. Devant nous, des partitions et des manuscrits musicaux. Abbado respire la tranquillité, et rayonne d’un charme amical et doux. Il parle de sa voix mélodieuse et très lègère.

Que sont ces manuscrits qui sont devant vous et que vous étudiez ?

 

 

Ce sont des remarques d’Alban Berg sur sa « Lulu Suite » que j’ai reçues il y a peu. Des annotations dans la partition, qui sont très intéressantes.


Vous avez déjà si souvent dirigé cette partition de Berg depuis 1964. Ces annotations changent-elles quelque chose de votre interprétation ?

Mais bien sûr! On trouve toujours quelque chose de neuf. Regardez par exemple ici ce passage des vents: il est écrit « leierkastenmäßig »(« comme un orgue de barbarie »), cela signifie pour moi que ce thème doit être joué avec une couleur un peu « viennoise ».

Vous étudiez les partitions à fond…

Oui ! On y apprend énormément par ce biais. Souvent aussi par les corrections que les compositeurs eux-mêmes ont introduit. Mahler écrit dans ses partions la moitié de sa vie, sur ses jalousies, sur son grand amour. Et c’est très éclairant. Ce pauvre Mahler a beaucoup souffert : sa femme Alma n’était pas si simple…

Récemment on a découvert ses partitions et prétendu, qu’elle aurait été censurée par Gustav Mahler

Comment trouvez-vous les compositions d’Alma Mahler ?

Pas vraiment significatives

C’est juste. J’ai fait jadis un Festival Mahler à Edimbourg, où l’on a aussi joué quelques compositions d’Alma. Il m’est clairement apparu que c’était une bonne étudiante – mais pas plus. Elle croyait vraiment être la plus grande. Cela tenait plus à son caractère qu’à son talent.

Est-ce que l’année Mahler vous a apporté des connaissances nouvelles ?

Oui mais pas plus que chaque année ordinaire. Les jubilés ne sont toujours qu’une occasion.

La musique de Mahler a toujours allumé un débat musicologique, à savoir s’il s’agit d’une musique « absolue » ou d’une « musique à programme ». Ce distinguo a-t-il un sens pour vous ?

A mon avis, chacun peut le voir comme il lui plaît. Pour moi c’est seulement une musique grande et merveilleuse que j’aime. Pour ça, point besoin d’étiquette.

Et comment vous situez-vous par rapport aux indications programmatiques de Mahler? Servent-elles en quelque chose à l‘interprétation ?

Oui, on arrive avec elles à des idées nouvelles. Mais c’est justement là ce qui est beau avec les grands compositeurs : on découvre continuellement des aspects nouveaux dans leurs œuvres. La grande musique est inépuisable. Dans la musique, exactement comme dans la vie, il n’y pas de limites. C’est pourquoi j’essaie toujours de réétudier une partition comme si c’était la première fois. Toute autre méthode serait trop simple, et aussi très ennuyeuse

Comment réussit-on à échapper à la routine, quand on est un grand chef d’orchestre ?

Bon, d’abord:  on doit y échapper. Et ensuite : le concept de « grand chef d’orchestre » ne signifie rien pour moi. C’est le compositeur qui est grand. Nous ne sommes que des serviteurs de la musique et avons la charge de la comprendre autant qu’il possible.

Vous étiez ami d’un éminent compositeur, et vous avez travaillé étroitement avec lui. Je pense à Luigi Nono.

La collaboration avec Nono fut incroyablement importante et riche d’enseignement pour moi, aussi parce que nous avons fait ensemble de nombreuses créations mondiales. Cela m’a permis de voir comment pense un compositeur, comment il réfléchit à une œuvre. C’est ainsi que j’ai commencé à me représenter, même pour les morceaux plus anciens que je dirige, quelles pouvaient être les idées du compositeur. De plus il est intéressant de voir, ce qu’ont dit les chefs qui étaient liés au cercle étroit d’un compositeur. Ainsi par exemple le trésor d’expérience d’une inestimable valeur de Bruno Walter. Walter, qui depuis 1894 était assistant de Gustav Mahler à Hambourg, l’a suivi ensuite comme Kapellmeister à l’Opéra de Vienne et a dirigé les premières exécutions de Das Lied von der Erde et de la Symphonie n°9, a beaucoup écrit sur Mahler. Ou bien prenez les textes d’Arnold Schönberg sur l’Ecole de Vienne ou sur Mahler ! Nuria Nono-Schönberg fait toujours des découvertes nouvelles dans ce qu’il a laissé. C’est toujours très instructif de voir ce que Mahler disait sur sa sixième symphonie, que pour comprendre cette musique, il faudrait encore un demi-siècle.  De fait on a besoin de beaucoup de temps pour pénétrer les secrets d’une telle partition. Ou bien prenez le saut qu’a fait Schönberg de Pelleas und Melisande et des Gurrelieder, à ses dernières œuvres : c’est là aussi monstrueux. Déjà dans ses premières œuvres Schönberg travaille sur les douze tons, comme d’autres compositeurs avant lui. Mais la structure et la méthode du dodécaphonisme, il les a développées bien plus tard.

Ils (les douze tons) servent là seulement comme matériel de base, pas comme principe formel

Quand on le voit, alors on peut aussitôt découvrir ces principes dans toute la musique ancienne : chez Bach bien sûr, mais aussi chez Gesualdo. Gesualdo était le plus moderne de tous. Regardez comment il traite les règles d’utilisation des dissonances! Quelle audace! Bach en était totalement transporté. Il serait d‘ailleurs très intéressant de trouver comment il y a eu communication. Bach n’a jamais été, autant que je sache, à Venosa ou dans la Basilicata. Et pourtant il y a eu un contact entre ces deux grands artistes.  Avez-vous visité une fois la Basilicata ?

Encore jamais.

Vous devez y aller!  J’y suis allé moi aussi pour la première fois il y a quinze ans. C’était comme un monde nouveau pour moi. On ne parle jamais de cette région du Sud de l’Italie, alors qu’elle est vraiment intéressante. Il y a là-bas une forte influence de la culture grecque, plus tard aussi bien sûr de la culture romaine ; il y a des trésors architectoniques, de merveilleux amphithéâtres par exemple.

A la finale du prix allemand des chefs d’orchestre, j’ai remarqué une fois de plus, le nombre de choses que doit intégrer un chef en dirigeant: connaissance de la partition, technique de battue, communication gestuelle et mimétique: comment apprend-on cela ?

La volonté de faire carrière est pour sûr un faux présupposé. L’important d’abord, c’est un amour profond pour la musique. Karajan, qui était comme un père pour moi, m’a donné de très importants conseils. Il m’avait entendu avec feu le Radio Symphonie Orchester Berlin et à la suite, m’a invité à Salzbourg. J‘ai dirigé les Wiener Philharmoniker dans la Symphonie n°2 de Mahler à ma demande. C’est là que tout a commencé. Karajan m’a toujours conseillé de ne pas faire trop de choses, et de ne diriger que si je me sentais vraiment sûr. Il me mit en garde contre une faute qu’il avait fait étant jeune, de monter sur le podium avec un sentiment d’insécurité.

Il y a malheureusement beaucoup d’exemples de jeunes artistes qui ne peuvent résister aux séductions d’une carrière rapide.

Oh oui, on doit aussi se protéger des stratégies des maisons de disques. Lorsque Deustche Grammophon me proposa de faire un cycle avec toutes les symphonies de Mahler, j’ai accepté à la condition de pouvoir prendre beaucoup de temps pour la faire. Dans l’intervalle j’ai déjà enregistré trois fois les symphonies complètes.

Ecoutez-vous parfois vos enregistrements anciens ?

Oui. Parfois ce n’est pas mauvais, parfois c’est terrible.

Votre compréhension de Mahler a donc changé.

Oui, je suis allé toujours plus profond

Y-a-t-il des compositeurs contemporains qui vous intéressent ?

Lorsque j’ai fondé le festival Wien Modern, j’ai travaillé avec Nono, Boulez, Berio et Stockhausen. Ensuite il y a eu encore le jeune compositeur Wolfgang Rihm. Avec lui aussi je travaille volontiers. C’est un compositeur si intelligent et un homme si cultivé. Avec Henze aussi j’ai fait des choses.

Que faites-vous lorsque vous ne travaillez pas ?

Je vais en montagne, en Suisse : il y a là une vallée, la Fextal, où rien n’a dû changer depuis cent ans. Pas de circulation. On doit y aller en calèche ou à pied. J’y fais l’été toujours de longues promenades, qui sont idéales pour moi pour étudier

Comment étudie-t-on pendant une promenade ? Vous devez avoir la musique dans la tête.

 

Oui, je laisse la musique traverser ma tête et je répète tout intérieurement. Il y a un tel calme dans ce paysage. Il y même de la neige en été. Et j’aime le bruit de la neige.

Le bruit qu’elle fait quand on marche ?

Non, on l’entend aussi lorsqu’on est rien que sur le balcon

Vous entendez la neige?

Naturellement c’est un bruit tout à fait minimal, même pas un vrai bruit, un souffle, un néant de son. Dans la musique cela existe aussi: lorsque dans la partition un pianissimo est écrit qui va jusqu’au rien. Ce rien, on peut le percevoir tout en haut. Avec un orchestre c’est très difficile à réaliser. Les Berliner Philharmoniker réussissent quelquefois.

Est-ce indiscret si je vous demande comment va votre santé maintenant? A vous voir, ça va très bien.

Cela va bien mieux, j’ai besoin évidemment d’une très grande discipline, avant tout dans l’alimentation. Mais aussi dans le travail. Je ne donne plus autant de concerts : Berlin, Lucerne, orchestre Mozart – et c’est presque tout. Et en même temps j’y fais les enregistrements.

Mais maintenant vous voulez porter en Italie le programme vénézuélien de formation musicale „El sistema“ .

Dans certains endroits c’est déjà bien avancé, à Bolzano par exemple, où il y a maintenant trois mille inscriptions. Nous avons une sorte de réseau avec des sessions dans quelques villes d’Italie. A Milan c’est très bien organisé par Maria Maino, à Fiesole par le pianiste Andrea Lucchesini. C’est difficile en ce moment à Naples, aussi dois-je y aller moi-même l’an prochain.

Une toute autre question: avez-vous, même avec votre expérience, encore quelque chose comme du trac?

Bien sûr, toujours. Mais ma règle a toujours été, depuis mes débuts, et pendant ma période à la Scala, de me concentrer sur ce que j’avais à faire, à savoir, soutenir les solistes et les chanteurs sur la scène ou les jeunes compositeurs dont le dirigeais les œuvres. Eux ont à subir une pression bien plus forte que le chef d’orchestre. Cela aide à détourner l’attention de sa propre situation.

Ressentez-vous votre talent comme une tâche, un devoir, à savoir transmettre votre compréhension de la musique?

Oui, je l’ai toujours fait. C’est ce que j’admire par exemple chez José Antonio Abreu, qui a fondé le programme de formation musicale „El sistema“. Ce qu’il a mis sur pied au Vénézuéla : porter 40000 jeunes musiciens sur la route de la musique. Et il élargit toujours plus ses activités : au Brésil, au Mexique..un jour toute l’Amérique du Sud sera musicalisée grâce à son engagement.

Interview de Julia Spinola, FAZ, Juli 2011

BERLIN PHILHARMONIE le 18 mai 2011: DAS LIED VON DER ERDE, de Gustav MAHLER, Dir.mus: Claudio ABBADO, avec Jonas KAUFMANN et Anne-Sofie VON OTTER

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Ce concert, annoncé officiellement il y a quelques semaines, a provoqué chez les mélomanes une énorme curiosité. Claudio Abbado en effet n’a pas enregistré le Chant de la Terre, et l’a dirigé à ma connaissance une fois seulement dans sa carrière, en septembre 1999 à Berlin (avec Deborah Polaski et Ben Heppner) . Un tel manque dans l’énorme discographie mahlérienne du chef ne pouvait que créer l’envie irrépressible de faire le voyage, d’autant que l’affiche était complétée par Anne-Sofie Von Otter et Jonas Kaufmann et que l’orchestre était les Berliner Philhamoniker. Il est rarissime qu’un tel concert supplémentaire ait lieu dans la saison, et la conséquence en a été des prix très élevés pour Berlin (jusqu’à 222 € alors que les prix maximum pour les concerts tournent autour de 90 € normalement), et contre toute attente, la salle a eu du mal à se remplir.
Il reste qu’elle était complète hier, un public tout acquis à Claudio: il est adoré du public berlinois qui a encore en mémoire les concerts prodigieux des années 90 et les projets menés sous son impulsion. Il avait donné ses concerts annuels la semaine précédente (les 13,14, 15 mai),  Mozart, airs de concert (avec Anna Prohaska, soprano), Berg, Lulu suite ,(id.), Mozart, Concerto pour piano n°17 K 453 avec comme soliste Maurizio Pollini et l’adagio de la 10ème Symphonie de Mahler. Programme composite dont beaucoup n’ont pas compris la logique, mais qui a été accueilli de manière très positive par la presse berlinoise. Vous pourrez très vite vous en faire une idée, car le concert va être disponible sur le site (payant) du projet Digital Concert Hall .

Le concert du 18 mai, retransmis par Arte fera l’objet d’un DVD et/ou d’un CD sans doute, il comprenait donc d’abord l’adagio de la Symphonie n°10 exécutée la semaine précédente et ensuite le Chant de la Terre. Pour que puisse se clore se ce cycle Mahler commencé avec Berlin dans les années 90 et fini avec Lucerne (mais aussi Berlin!) dans les années 2000, il ne restera donc plus qu’à attendre la dernière pièce du puzzle Mahlérien,  la Symphonie n°8 dite “des Mille”, mais on sait que Claudio Abbado entretient une relation distante avec cette oeuvre qu’il n’a enregistrée qu’une fois…

Entendre le Philharmonique de Berlin dans sa maison est toujours une expérience exceptionnelle, une fois de plus, on s’émerveille du lieu, une salle dont l’acoustique est légendaire et qui ne donne pas l’impression de volume ou de grandeur, on n’a pas l’impression d’être loin des musiciens, même lorsqu’on est tout en haut, ce qui était mon cas cette fois. Le public ensuite, très varié, avec beaucoup de jeunes, qui affiche toujours une certaine décontraction: on est loin du public compassé de certaines salles de concerts. Il y a bien sûr les places debout (surmultipliées ce soir!), mais aussi des gens tranquillement assis sur les escaliers. En bref, la Philharmonie n’est pas un de ces lieux figés, mais au contraire un espace ouvert qui respire et qui vit. L’orchestre quant à lui évolue, beaucoup de nouvelles têtes, beaucoup de jeunes et un son légèrement différent. Depuis l’arrivée de Simon Rattle, il y a 9 ans, il est évident que le son s’adapte au chef. On avait beaucoup reproché à Abbado d’avoir fait disparâitre le son Karajan. Ici on note l’évolution des cordes, qui semblent moins charnues, moins sensibles, et au contraire à l’extraordinaire perfection des bois et des vents. Ce soir, où les bois et les cuivres sont particulièrement sollicités, Emmanuel Pahud est à la flûte, nous croisant devant l’entrée arrière, il nous a lancé un prophétique “vous allez bien vous amuser ce soir!”, Stefan Dohr est au cor, et Dominik Wollenweber au cor anglais, mais il manque Albrecht Mayer au hautbois, empêché. Alors Abbado a fait venir le hautbois solo du Lucerne Festival Orchestra (et du Concertgebouw) Lucas Macias Navarro.
L’adagio de la 10ème symphonie ne fait pas partie de mes pièces préférées: je lui préfère de beaucoup les autres adagios sublimes de Mahler, celui de la 5ème (l’adagietto) de la 6ème ou de la 3ème. Et de fait la première partie est bien exécutée, mais assez banale, sans  prise de parti pris véritable; il faut attendre l’intervention surprise et explosive des tutti (et notamment des cuivres dans le choral de la troisième partie) sur le thème qu’on a appelé celui de la catastrophe, qui envahit l’espace sonore et secoue  les auditeurs de manière très profonde, très urgente, pour que l’orchestre semble s’engager plus et développer une palette sonore inconnue jusqu’alors et jusqu’à la fin, c’est un festival de couleurs, de taches sonores,  presque de pointillisme plutôt chambriste qui fait tout entendre, qui révèle une sorte de lecture impressioniste, qu’on va retrouver dans le Chant de la Terre quelques minutes plus tard. C’est l’adagio qui fera discuter à la fin du concert. Certains l’ont trouvé “classique”, banal, d’autres ont trouvé l’orchestre moins engagé, d’autres enfin ont préféré les

prestations de la semaine précédente. Agitation mélomaniaque de fin de concert.

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Le Chant de la Terre est composé de six poèmes traduits du chinois,  de plusieurs poètes des VIIIèmes et IXème siècles de notre ère, Li Tai Po (701-762) est l’auteur du premier “Das Trinklied vom Jammer der Erde”, d’une extrême difficulté à chanter, du troisième “Von der Jugend”, du quatrième “Von der Schönheit” et du cinquième “Der Trunkene im Frühling”, Tschang Tsi (765-830?) est l’auteur de “Der Einsame im Herbst” et “Der Abschied”, le dernier poème du cycle est en réalité composé de deux textes différents, proches par le sens, et écrits par deux poètes amis Mong Kao-Yen et Wang Wei dans la même période. Mahler n’a jamais entendu son oeuvre, créé en novembre1911 (il est mort en mai) et celle-ci fait figure de clôture du cycle symphonique et d’adieu à la vie. C’est en effet un mélange de chant et de musique symphonique, même si l’orchestre a un effectif qui est l’un des moins importants de l’univers symphonique de Mahler. Ce qui crée l’univers si particulier du Chant de la Terre et son incroyable succès (jamais démenti, même quand les symphonies étaient peu jouées), c’est ce très particulier et très subtil mélange de joie, de déchirure, de gravité, printemps, automne, et mort cohabitent dans un jeu sonore où l’on entend des thèmes chinois, des sons à la limite de l’atonalité, des mouvements où l’orchestre repend le dessus (Der Abschied), et une sorte de fragmentation sonore en petites pépites, que je lis comme une sorte de pointillisme à la Sisley, mais qui au total produisent une unité profonde. L’utilisation du hautbois (phénoménal Macias Navarro) et de la flûte accentuent fortement à la fois l’écho mélancolique, mais aussi quelquefois la couleur printanière. On oscille sans cesse entre la déchirure et la joie immédiate. Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant: il réussit à trouver une voix nouvelle, radiculament différente de ce qu’on avait entendu dans l’adagio, miroite en dizaines de “points” sonores qui s’épanouissent, sans que jamais on ne perde un seul élément de l’ensemble sonore: la harpe magnifique de Marie-Pierre Langlamet est d’une rare présence, les mandolines finales, si souvent étouffées par le reste, apparaissent avec un relief inoui, c’est bouleversant de bout en bout.

Une fois de plus, Abbado fait entendre une oeuvre qu’on croyait connaître et qu’on découvre d’une fraîcheur incroyable où se lisent jeunesse, vigueur,  ironie,  mélancolie,  joie,  amertume dans une ténébreuse et profonde unité, dirait Baudelaire. Oui les couleurs et les sons se répondent, oui, ce n’est plus de la musique, c’est un art syncrétique où se mêlent musique, poésie et peinture: jamais je n’ai tant pensé pendant l’exécution phénoménale de Berlin à une lecture “picturale” de l’oeuvre.
A pareil miracle devaient correspondre des chanteurs d’exception. Sans l’être, Anne-Sofie Von Otter a la voix sombre qu’il faut (elle n’est pas un alto à la Maureen Forrester par exemple) mais il lui manque du volume: la voix est petite, mais elle est tellement bien posée, le texte est tellement bien articulé et dit, la projection est telle qu’on entend tout, et surtout ce chant est d’un très grand raffinement: rien de surchanté, aucune surinterprétation, le texte est dit, là, comme ça, dans sa simplicité, d’une voix presque neutre, et c’est bouleversant. Rien de spectaculaire, rien de maniéré: le texte, le texte, rien que le texte, et la messe est dite.
Quant à Jonas Kaufmann…on pouvait craindre une voix fatiguée après sa très récente Walkyrie new yorkaise où il était miraculeux, nous l’avons écrit…et en réalité, ce fut prodigieux.
Le ténor du Chant de la Terre (notamment à cause du premier poème) doit avoir les notes suffisantes et la vaillance requise d’un Heldentenor, pour dominer l’orchestre. Mais une voix de Heldentenor ne convient pas aux autres textes, qui réclament ductilité, souplesse, variété des approches qu’un ténor lyrique peut seul donner. Jonas Kaufmann est à la fois lyrique et dramatique, il a cette qualité rarissime de pouvoir chanter des rôles très différents, et d’avoir une technique de fer et un contrôle vocal presque unique: il sait dominer l’orchestre de manière presque impensable, et en même temps adoucir sa voix jusqu’au murmure, ou lui donner une agilité inattendue. Si le premier poème laisse pantois devant la performance proprement inouïe, les autres requièrent  plus de lyrisme, et une technique de chant redoutable car on ne doit jamais passer en force, mais tout en souplesse, avec un sens de l’adaptation du son à des contextes sonores très variés. Kaufmann se permet tout. C’est unique. C’en est même incroyable. Et d’une stupéfiante beauté.

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Après ça, comment voulez-vous que le public berlinois, acquis d’avance, laisse partir les artistes: la salle hurlant, debout, une vingtaine de minutes de rappels, dont deux alors que l’orchestre est parti, et un Claudio rayonnant et détendu.
C’était un concert à ne pas manquer, qui n’a pas déçu les attentes et a provoqué dans le public – dont votre serviteur -, un délire total, une joie indicible, qui s’est prolongée longtemps après dans la soirée et que j’espère, vous pouvez sentir tant l’émotion m’étreint en y repensant. Si vous avez regardé la retransmission d’Arte, je souhaite de tout coeur que vous ayez pu percevoir quelque chose de cette joie profonde et presque mystique qui a saisi le public de Berlin. Il s’est passé là-bas quelque chose de l’ordre du miraculeux et je mesure l’incroyable privilège d’avoir été présent.

LES PROGRAMMES 2011 DE CLAUDIO ABBADO AU 19 OCTOBRE 2011

MAI

BERLIN, Philharmonie, 13,14,15 mai 2011, 20h

Berliner Philharmoniker
Claudio Abbado

Maurizio Pollini, piano
Anna Prohaska, soprano

Berg: Lulu-Suite
W. A. Mozart: 2 arias avec Anna Prohaska, soprano
W. A. Mozart: Concerto pour piano n° 17 en sol majeur, K 453,
Gustav Mahler: Adagio de la Symphonie n°10

BERLIN, Philharmonie, 18 mai 2011, 20h
100ème anniversaire de la mort de Gustav Mahler (18 mai 1911)

Berliner Philharmoniker
Clau
dio Abbado
Anne-Sofie von Otter, mezzo soprano
Jonas Kaufmann, ténor

Gustav Mahler

Adagio de la Symphonie n°10
Das Lied von der Erde

JUIN

Bologna, Teatro Manzoni, 1er Juin, 20h00
Orchestra Mozart
Claudio Abbado
Hélène Grimaud, piano

Mozart: Concerto pour piano n°19 en fa majeur, K 459
Mozart: Concerto pour piano n°23 en la majeur, K 488
Beethoven: Symphonie n° 8 in fa majeur, op. 93

Ravenna, Palazzo Mauro de André, 7 juin, 21h00
Inaugurazione del XXII Ravenna Festival


Brescia, Teatro Grande,9 juin, 20h00

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Lucas Macias Navarro, hautbois
Isabelle Faust, violon

Wolfgang Amadeus Mozart:
Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Concerto pour hautbois en ut majeur K 314
Concerto pour violon et orchestre en la majeur K 219
Ludwig van Beethoven:
Symphonie n°6 en fa majeur op. 68 “Pastorale”

AOÛT

Lucerne Festival
Kultur- und Kongresszentrum,
10,12 Août, 19h30, 13 août, 18h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Radu Lupu, piano

Brahms: Concerto pour piano et orchestre n° 1 in ré mineur, op. 15
Wagner: Lohengrin, Prélude 1°Acte
Mahler: Adagio de la Symphonie n°10

Lucerne Festival
Kultur- und Kongresszentrum, 19 août, 19h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Lucerne Festival
Kultur- und Kongresszentrum, 20 août, 18h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Christine Schäfer, soprano

Mozart: Arie
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

SEPTEMBRE

Bologna, Teatro Manzoni, 22 septembre, 20h00
Bolzano, Auditorium, 25 septembre, 20h00

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Maria Joao Pires, piano

Mozart: Concerto pour piano n° 27 en si bémol majeur, K 595
Mozart: Concerto pour piano n° 20 en ré mineur, K 466
Schubert: Symphonie n°9 in ut majeur, D 944 “La Grande”

OCTOBRE

Baden-Baden, Festspielhaus, 6 octobre, 20h00

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Paris, Salle Pleyel, 8 octobre, 20h
Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Londres, Royal Festival Hall, 10 octobre, 19h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mitsuko Uchida, piano

Schumann: Concerto pour piano et orchestre en la mineur, op. 54
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Londres, Royal Festival Hall, 10 octobre, 19h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Francfort, Alte Oper, 19 octobre, 20h
Inauguration des Journées de la Culture de la  BCE
Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Rossini: Ouverture de “L’Italiana in Algeri”
Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur , K 385 “Haffner”
Mendelssohn: Symphonie n°4 en la majeur, op. 90 “Italienne”

NOVEMBRE

Roma, Auditorium Parco della Musica, 20 novembre, 18h00
Orchestra Mozart
Orchestra e Coro Dell’Accademia Nazionale di S. Cecilia
Claudio Abbado, direttore

P. I. Čajkovskij: La Tempesta, fantasia sinfonica op. 18
D. Šostakovic: Musiche per il film “Re Lear” di Grigorij Kozincev op. 137
Musiche di scena per “King Lear” di William Shakespeare op. 58a
Proiezione del film di Grigorij Kozincev (1971) in versione ridotta

Bologna, Teatro Manzoni, 23 novembre, 20h
Orchestra Mozart
Coro Dell’Accademia Nazionale di S. Cecilia
Claudio Abbado, direttore

P. I. Čajkovskij: La Tempesta, fantasia sinfonica op. 18
D. Šostakovic: Musiche per il film “Re Lear” di Grigorij Kozincev op. 137
Musiche di scena per “King Lear” di William Shakespeare op. 58a
Proiezione del film di Grigorij Kozincev (1971) in versione ridotta

DECEMBRE

Florence, Nuovo auditorium
Inauguration de la nouvelle salle
23 décembre, 20h30

ORCHESTRA MOZART
ORCHESTRA  E CORO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO

CLAUDIO ABBADO

J. BRAHMS – Schicksalslied op. 54
G. MAHLER
– Symphonie n° 9 en ré majeur

ABBADO DIRIGERA DAS LIED VON DER ERDE A BERLIN POUR LES 100 ANS DE LA MORT DE GUSTAV MAHLER

On s’en doutait, on avait vu la date bloquée mais c’était top secret: Claudio Abbado et le Philharmonique de Berlin marqueront le centième anniversaire de la mort de Gustav Mahler (18 mai 1911) par un concert unique et exceptionnel le 18 mai 2011 à la Philharmonie de Berlin. Le programme fait rêver: Adagio de la 10ème symphonie et surtout Das Lied von der Erde (le Chant de la Terre) avec Anne-Sofie von Otter et Jonas Kaufmann.
Le concert sera retransmis par ARTE le 18 mai à partir de 20h15 et fera l’objet d’un DVD.

LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques considérations sur la “manière” Claudio ABBADO.

Le concept qui soutient le travail de Claudio Abbado avec ses musiciens est “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble: c’est un concept qui assimile le travail d’orchestre au travail de  musique de chambre. Chaque musicien doit à la fois avoir le sentiment de faire partie d’un ensemble, d’avoir son propre rôle à jouer et d’écouter les autres. Un des gestes fréquents de Claudio Abbado est de montrer les liens entre les pupitres, les systèmes d’écho et surtout, d’un signe discret, montrer à l’un ce que joue l’autre. L’habitude de jouer ensemble est le ciment qui construit le son “Abbado”.
Il y a une dizaine d’années, il renonça à diriger à Salzbourg Cosi fan Tutte et Tristan und Isolde, parce que l’orchestre, les Wiener Philharmoniker, ont coutume à Salzbourg, comme ils le font normalement à l’Opéra de Vienne, de changer les titulaires de pupitres entre deux représentations, ou deux répétitions, pour des raisons d’orgnanisation (repos, autres concerts etc..), ce qui fait que le chef n’a pas toujours le même ensemble en face de lui. Les Wiener sont des musiciens hors pair, et ils considèrent que cela n’a pas d’importance face au rendu définitif, vu qu’ils connaissent tous parfaitement les partitions qu’ils jouent et qu’ils se transmettent les instructions du chef. Or, Abbado voulait pour chaque opéra avoir en face de lui les mêmes musiciens. Les négociations échouèrent.
Effectivement le concept “Zusammenmusizieren” ne tient que si l’on a en face de soi la même équipe autour de la même oeuvre. Faire de la musique ensemble, c’est d’abord être ensemble, puis travailler ensemble en s’écoutant les uns les autres, et participer au travail commun. Ce qui frappe dans les répétitions de Claudio Abbado, c’est l’ambiance à la fois concentrée et détendue, et la participation des éléments singuliers au travail de tous, suggestions, discussions sont relativement fréquentes.
On a beaucoup discuté par le passé l’attitude de Claudio Abbado en répétition, et certains musiciens avaient l’impression de “ne rien faire”, de “perdre leur temps” car au contraire d’autres chefs, Abbado n’explique rien. Il n’est pas le maître, le Maestro (il déteste qu’on l’appelle ainsi), il se comporte plutôt en “primus inter pares”. C’est ainsi au fond qu’il se présenta aux Berliner Philharmoniker lorsqu’il en prit la direction: faire de la musique ensemble c’est être ensemble, sans qu’il y ait un chef et des exécutants, mais bien un groupe de musiciens autour d’une oeuvre et non autour d’un chef. Habitués à Karajan, certains des berlinois eurent quelque difficulté à s’adapter, et cela créa quelques problèmes. D’autres chefs imposent un style une manière de faire, interrompent tout le temps l’exécution pour parler, expliquer, indiquer. Les musiciens alors exécutent les volontés du chef qu’ils ont en face d’eux qui a des idées sur l’oeuvre: l’orchestre est alors un immense instrument au service d’une conception ou d’un individu. A cela s’ajoute que les musiciens des grands orchestres, à force de jouer certaines oeuvres, ont une manière de jouer et des habitudes qui se standardisent et tout cela ne cadre pas du tout avec la manière dont Claudio Abbado aborde les oeuvres, toujours d’un oeil neuf: quand il propose de jouer telle ou telle symphonie de Mahler, c’est qu’il a relu la partition, qu’il a eu de nouvelles idées, qu’il l’entend ou la voit autrement: effectivement Abbado est pour moi, un musicien toujours neuf, qui dit toujours quelque chose de nouveau, parce qu’il met toute sa sensibilité au service de la musique. Ainsi peut-on aussi comprendre sa volonté de travailler avce les jeunes: les jeunes n’ont aucune tradition derrière eux, sinon celle qu’on leur a inculqué dans leur formation, mais ils n’ont aucune pratique d’orchestre qui prédéterminerait leur approche. Et Abbado ne les “modèle” pas, il les laisse jouer, il les fait jouer, et il leur apprend à écouter, à s’écouter, à comprendre comment cela fonctionne, sans aucun autoritarisme, mais avec une autorité et une aura sans égales. D’où évidemment l’enthousiasme dont il est entouré. Certains orchestres ont pris cette attitude comme de la faiblesse, et pour un manque d’autorité, d’où des bavardages et un manque de concentration. On se rappelle comment il dénonça violemment sur l’antenne de France Musique, les musiciens de l’Opéra de Paris lors du Simon Boccanegra qu’il dirigea pendant l’ère Liebermann: il ne dirigea plus aucun orchestre français depuis.

On comprend aussi mieux qu’il n’ait pas prolongé son mandat à la tête des Berliner Philharmoniker. N’ayant plus rien à prouver, contraint de travailler en fonction d’une saison, d’un programme, d’un même orchestre, il s’est sans doute découvert une soif d’autonomie et de liberté alimentées par la perspective de la fondation d’un orchestre comme le Lucerne Festival Orchestra, fait d’amis, de musiciens choisis avec lesquels il avait l’habitude de travailler, ou qu’il avait accompagnés depuis leur jeunesse (comme ceux du Mahler Chamber Orchestra).
Ce qui caractérise l’activité d’Abbado depuis 2002, c’est justement cette volonté de travailler avec les jeunes (l’orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela avec lesquels il entretient un incroyable rapport affectif) ou avec des musiciens choisis (c’est le cas de Lucerne, du Mahler Chamber et de son dernier né, l’orchestre Mozart); il a ainsi en face de lui des artistes qui ont l’habitude de jouer avec lui, qui sentent ce qu’il veut, avec une sorte de compréhension à fleur de peau (regards, petits gestes, sourires)où la parole ne rajoute rien. Abbado parle peu en répétition: en répétition on joue, on s’écoute, et les choses se mettent presque “naturellement” en place. Quelquefois, Abbado va discuter avec l’un ou l’autre, donner quelques indications individuelles, mais cela reste très ponctuel. Au total, les musiciens qui viennent pour lui (à Lucerne par exemple), jouent aussi pour lui et se donnent complètement à l’oeuvre. Bien des concerts des dernières années à Berlin, et notamment ceux des toutes dernières saisons eurent cette couleur si particulière qui procura des moments d’exception. Abbado, oserais-je dire, est un “sensualiste musical”. C’est aussi pourquoi souvent les répétitions générales sont des moments de grâce: les musiciens sont détendus, sans la pression du concert, Claudio Abbado est souriant, et tout le monde joue au mieux et va jusqu’au bout: il en résulte quelquefois des moments inoubliables, comme la répétition générale de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” en 2003. 200 personnes dans la salle, toutes frappées de stupeur devant ce qu’elles entendaient.

Car il reste un mystère, qui est celui du charisme. Les pédagogues le savent bien: face à un groupe classe, les élèves sentent en quelques minutes l’aura – ou l’absence d’aura- de l’enseignant, et le groupe répond en fonction de cet indicible que nulle formation pédagogique ne saura donner. Il  est ainsi dans tous les rapports de groupe à un individu, et évidemment de la relation de l’orchestre à un chef. Quand Abbado prend la baguette, les musiciens se transforment, l’un nous parle de sa main gauche et dit qu’il fait danser sa main gauche comme Noureev, d’autres parlent de tout ce langage des choses muettes qu’il exprime:  regard, sourire, expressions diverses et de cela aboutit à un son qui ne peut se comparer à aucun autre. On le voit bien lorsqu’il laisse la baguette à son assistant pour écouter l’orchestre de la salle, puis qu’il la reprend après. D’une minute à l’autre, le son se fait plus clair, plus cristallin, plus fin. Et les auditeurs se demandent toujours si c’est une impression personnelle, gauchie par leur admiration inconditionnelle, mais constatent que les autres auditeurs ont eu la même. Sans le vouloir, sans le prévoir, l’orchestre sent et joue autrement. C’est le miracle Abbado.

PHILHARMONIE BERLIN 2009-2010: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE BERLIN (Berlin 14,15, 16 MAI 2010)

Le rendez-vous est désormais une institution, au coeur du mois de mai, chaque année, Claudio Abbado retrouve son ancien orchestre et dirige à la Philharmonie de Berlin son concert annuel. Déjà le programme de l’an prochain est paru (Berg, Mozart, Liszt, Mahler, avec Maurizio Pollini et Anna Prohaska)  quand le concert de cette année n’est pas encore passé. C’est un moment toujours fort à Berlin, tant le chef italien est aimé, tant il a laissé une trace durable. Et tous les grands pupitres sont là: Faust, Mayer, Pahud, Fuchs, Damiani et les autres. Le rendez vous de mai est un moment qu’on ne manque pas. Les programmes des concerts deviennent ces dernières années des constructions plus complexes qu’une symphonie ou un concerto. Claudio Abbado fait ce qui lui plaît, et tout le monde le laisse faire: cette année, trois Lieder de Schubert,  un extrait des Gurrelieder de Schönberg (le fameux “Lied der Waldtaube”) et enfin la cantate  “Rinaldo”,  avec Jonas Kaufmann, qui n’est pas une des oeuvres les plus connues de Johannes Brahms.
160520102106.1274220345.jpgClaudio Abbado a toujours affirmé que les concerts qu’il dirigerait à Berlin porteraient sur des projets particuliers, terminer les symphonies de Mahler non dirigées, ou bien exécuter dans des conditions optimales le Manfred de Schumann ou le Te Deum de Berlioz (non exécuté à la Philharmonie, à la suite d’un incendie malencontreux, mais à la Waldbühne devant 20000 personnes) ou bien ce Rinaldo, absent des programmes du Philharmonique de Berlin depuis plus de cinquante ans. L’an prochain, le projet tournera autour de la Lulu Suite (on sait qu’Abbado a le projet de diriger Lulu) et de l’adagio de la Xème de Mahler.
Le problème consiste ensuite à bâtir un programme autour, et celui proposé m’apparaît un peu composite, même si l’on peut dire qu’il propose trois oeuvres de poésie mises en orchestre (les Schubert sont orchestrés par Max Reger et par Berlioz): Goethe s’y taille d’ailleurs la part du lion (Deux Lieder de Schubert, et tout le texte de Rinaldo), qu’Abbado aime tisser des liens entre les oeuvres et que musicalement, le rythme du Rinaldo de Brahms renvoie certains échos du schubertien Fierrabras que les abbadiens connaissent bien- mais aussi de Fidelio-, et que les thématiques sont globalement centrées autour des filets tissés par l’amour. Toutes les pièces ont déjà fait l’objet de concerts ou de mémorables enregistrements d’Abbado (les Schubert à la cité de la musique de Paris, en 2002, lors d’un concert magnifique où Abbado dirigeait le Chamber Orchestra of Europe, Anne Sofie von Otter et Thomas Quasthoff, un disque exceptionnel en est résulté.).
On est donc assez frustré lorsqu’on entend seulement trois Lieder de Schubert ou un mince extrait (la fin de la première partie) des Gurrelieder de Schönberg, une oeuvre qu’Abbado a dirigée pour la dernière fois à Salzbourg en 1996 lors d’une tournée d’été du Gustav Mahler Jugendorchester (avec notamment Hans Hotter…) dans une Felsenreitschule totalement subjuguée et bouleversée. On est d’autant plus frustré devant la perfection de l’exécution orchestrale, qui laisse sans voix. Dans les lieder de Schubert,  Nacht und Träume est un des sommets de la soirée: l’orchestre murmure et plante immédiatement l’ambiance nocturne, le recueillement, l’émotion. Ah!Si la voix de Christianne Stotijn avait été au rendez-vous! On la perçoit, lointaine, dans la pourtant très favorable acoustique de la Philharmonie, un timbre quelconque, une interprétation sans éclat, des problèmes techniques de justesse, de projection (la voix est trop en arrière). C’est plat dans Schubert, il y a un peu plus relief dans Schönberg, mais on retiendra plus la fulgurance de l’intermède orchestral, bouleversante leçon de musique, que ce Lied der Waldtaube, sans âme, exécuté par la mezzosoprano hollandaise. A la deuxième audition (concert du 16 mai) et à une autre place, ce n’est pas mieux, et décidément cette voix ne séduit pas, même si certains de mes amis, placés à 10m de la soliste, l’entendaient mieux sans vraiment eux non plus être séduits.
Mais tout le monde attend la seconde partie.

140520101971.1274220403.jpgL’attraction de la soirée est donc ce rarissime Rinaldo, défendu par les Berlinois et Abbado, et aussi par le double choeur d’hommes de la radio de Berlin et de la radio bavaroise, ainsi que, last but not least, par le ténor Jonas Kaufmann. Cette cantate pour ténor et voix d’hommes fut commencée en 1863 pour un concours de pièce chorales à Aix la Chapelle. Brahms la termina (par le choeur final “Auf dem Meere”) en 1868. Le texte choisi est celui de Goethe, qui s’appuie sur la “Jerusalem délivrée” du Tasse pour concentrer en 40 minutes l’histoire de Rinaldo, pris dans les filets d’Armide, qui n’arrive pas à s’en libérer, tandis que ses compagnons les chevaliers (le choeur d’hommes) cherchent à le convaincre de les rejoindre et de quitter la magicienne, rôle muet de cet opéra en réduction. L’intérêt réside évidemment dans cette esquisse d’opéra que Brahms, on le sait, n’écrira jamais, et peut-être a-t-il eu raison…La première impression à l’audition est un certain ennui, malgré l’excellence de l’interprétation et des interprètes: Jonas Kaufmann, avec la voix merveilleuse qu’on lui connaît, reste en retrait, plus préoccupé par la partition dans laquelle il est plongé que par le souci de proposer un vrai personnage, mais la précision et la technique sont là: il est vrai qu’il n’aura sans doute pas l’occasion de le retrouver de si tôt. L’orchestre (Faust et Mayer, malades, sont absents, mais le premier violon est le nouveau venu, et remarquable violoniste japonais Daishin Kasdhimoto) est comme toujours complètement engagé et fait vibrer cette musique énergique, qui est plus un mélange de Schubert, Beethoven ou même Schumann par certains accents qu’une grande trouvaille mélodique du Brahms des symphonies, dont on entend tout de même fortement certains (futurs) accents. Grand vainqueur de la soirée: les choeurs d’hommes de la Radio de Berlinet de la Radio bavaroise, absolument exceptionnels d’engagement, de précision, de couleur, d’énergie: miraculeux. Au total, le 14 mai on se dit que si l’exécution est exemplaire, l’oeuvre ne justifiait peut-être pas le voyage et nombre de mes amis rendent leur  billet pour les concerts suivants (beaucoup de mélomanes berlinois, fous d’Abbado, réservent habituellement pour les trois concerts) . Ils ont tort de céder à l’humeur du moment… car si le 15 (soirée à laquelle je n’ai pas assisté) semble aux dires de tous à peu près de la même eau, le 16 tout explose. Certes, la première partie est toujours aussi plombée par la voix de la mezzosoprano, dont on se demande vraiment pourquoi elle est si réclamée (son nom est fréquent sur les affiches des concerts), mais la deuxième partie s’envole, et emporte dans son tourbillon le public qui finira délirant. Kaufmann est plus sûr, même si encore un peu “neutre”, le choeur est toujours superbe, mais avec  une énergie encore plus vitale, qui tient en haleine le public. La seconde audition se laisse écouter avec plaisir, puis avec émotion:  Abbado danse sur le podium, emporté par ses musiciens, et c’est vraiment un moment d’une beauté étourdissante qui nous est là donné, tant l’engagement de tous est marqué. Bref, ce petit plus qui fait passer la soirée à un niveau d’intensité rare, au stade du Moment musical. Diable d’homme!Il nous étonnera toujours. Morale de l’histoire, ne jamais abandonner le navire Abbado au milieu du gué, il réussit toujours à nous bluffer, à nous emporter, à nous séduire,et à nous bouleverser.140520101977.1274220430.jpg

Je vous renvoie à l’enregistrement video sur le site du Philharmonique de Berlin , j’ai donné dans les “news” du blog l’adresse électronique.

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER au Festival de Pâques de Salzbourg, dirigé par Sir Simon RATTLE, mise en scène de Stéphane BRAUNSCHWEIG (Le 5 avril 2010)

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Le cycle est clos. Une aventure de quatre ans, partagée avec Aix-en-Provence, dont on espère voir un jour la présentation en cycle complet, car on se sent un peu orphelin de ne l’avoir vu que par épisodes. Bernard Foccroule à Aix ne semble pas avoir été séduit par l’aventure du Ring en Provence, initiée par Stéphane Lissner, même s’il confesse que le succès des Berlinois a été le plus gros succès jamais obtenu par des concerts à Aix. Ce qui est exceptionnel à Aix est “ordinaire” si on ose dire à Salzbourg puisque les berlinois y sont (presque) chez eux. Il reste que monter un Ring est un défi peu commun, et c’est pourquoi on aimerait que l’aventure ne reste pas sans lendemain et ne se range pas dans le tiroir aux souvenirs. Même si la mise en scène de Braunschweig ne m’a pas vraiment convaincu, on ne peut vraiment apprécier un travail scénique sur le Ring que si on le voit d’affilée. J’ai aimé ces deux moments, découvrir à Aix et entendre à Salzbourg: on n’a jamais la même impression. Acoustiquement, je trouve que la fosse d’Aix est sonore, trop sonore, et couvre souvent les voix. Ici rien de semblable et les équilibres reprennent leurs droits. L’impression a donc été sensiblement différente entre les deux lieux. Et le même spectacle se regarde dans un autre contexte.
On sait que Sir Simon Rattle est un wagnérien apprécié, ses Tristan, ses Parsifal ont laissé à Vienne ou à Amsterdam des traces durables et positives. Dans l’ensemble, son Ring a été salué par la critique, focalisée en France sur la qualité de l’orchestre, plus peut-être que par l’approche du chef. Il reste que l’entreprise est un succès. Une fois de plus à Salzbourg, Ben Heppner a déclaré forfait: l’enregistrement à peine sorti de Siegfried, distribué ici aux membres bienfaiteurs, reprend les représentations de Salzbourg, avec Lance Ryan, sans doute le meilleur Siegfried d’aujourd’hui. C’est Stefan Vinke qui  remplace en ce printemps Heppner pour Götterdämmerung. Puisque Heppner a toujours chanté à Aix et jamais à Salzbourg (la Provence en été lui va sans doute mieux que le Salzburger Land au Printemps), on aura ainsi eu l’occasion de comparer trois Siegfried, ce qui renforce encore l’intérêt.

Las! Alors que le Götterdämmerung vu à Aix ne m’avait pas déplu- je l’avais même mis aux côtés de Rheingold pour l’approche scénique ( Walküre et Siegfried m’avaient plutôt déçu) la représentation du 5 avril a apporté bien des déceptions et des doutes. D’abord, au contraire des autres jours, j’ai trouvé que certains pupitres de l’orchestre manquaient de concentration, notamment dans les cuivres (à l’exception des cors). On a entendu beaucoup d’approximations, des problèmes de justesse et d’attaques. Certes, la prestation d’ensemble reste de très grand niveau, mais par rapport aux autres soirs on était incontestablement un ton en dessous.
J’ai des doutes ensuite sur l’interprétation de Sir Simon Rattle: un de mes interlocuteurs germaniques m’a dit – et je ne suis pas loin de le suivre: “L’oeuvre resiste à tout, même à une interprétation médiocre”. Il ne se dégage aucune émotion, et le premier acte (notamment) était – un comble- ennuyeux. On n’arrivait pas entrer dans l’oeuvre. la direction à elle seule ne peut être responsable de ce sentiment très mitigé, mais je ne pense pas que le chef ait su entraîner dans une vision marquante l’ensemble des forces artistiques. c’est toujours très construit, très spectaculaire mais souvent aussi trop fort, sans vraie motivation, et sans aucune mais aucune poésie.
Il est vrai aussi que Rattle n’est pas aidé par une distribution inégale, dont il est responsable: je trouve scandaleux que ce Festival, qui vend les billets parmi  les plus chers du monde, ose afficher une Gutrune (Emma Vetter) criarde, à la voix courte, sans aucun intérêt, et s’adresse pour Brünnhilde à une chanteuse certes affichée dans de nombreux théâtres, mais qui n’est pas c’est le moins qu’on puisse dire une Brünnhilde habitée. Katharina Dalayman n’a pas une voix homogène, rien dans le grave, complètement opaque, et toute la voix  se concentre sur l’aigu, avec une impression pénible de cri et non de chant. Dans ces conditions, aucune interprétation, aucune émotion, aucune poésie. Un seul exemple: toutes les grandes Brünnhilde soignent la fin de la première partie du récit finaldu troisième acte, où Brunnhilde prononce “Ruhe, Ruhe, du Gott” en s’appuyant sur l’orchestre en une longue note tenue. Behrens avec Solti en avait presque fait un climax. Ici, rien, aucun écho aucune correspondance avec l’orchestre. Des notes, mais pas de musique.
La seule a s’en sortir au niveau du chant est Anne Sofie von Otter en Waltraute: je ne suis pas sûr que ce soit vraiment un rôle pour elle, le volume n’est pas toujours au rendez-vous, mais dans la manière de dire le texte, de le moduler, on entend la chanteuse de Lied et cela reste avec ses limites une prestation de très haut niveau.

Le Siegfried de Stefan Vinke est sonore, très sonore, mais là aussi, un legato absent, des difficultés à maîtriser le suraigu, notamment au deuxième acte, une voix un peu nasale qui semble plus une voix de tête, que d’appui sur le coffre et le diaphragme. Ce n’est pas une prestation scandaleuse, mais ce n’est pas un Siegfried pour Salzbourg. Le forfait de Ben Heppner y est pour quelque chose sans doute, mais avec Lance Ryan l’an dernier, on avait gagné au change. Ce n’est pas le cas cette année.
Mikhail Petrenko en Hagen pose un autre problème, qui d’ailleurs était le même à Aix: voilà un chanteur intelligent, doué d’une excellente diction, un grand interprète, mais le rôle de Hagen réclame une puissance qu’il n’a pas, notamment dans les ensembles et avec le choeur au deuxième acte. Il est remarquable dans les parties moins épiques, mais le volume reste notoirement insuffisant, mais c’est l’un des seuls personnages “habités”.

Malgré une annonce de rhume, Gerd Grochowski est vraiment un Gunther excellent: lui aussi sait prononcer le texte avec attention et subtilité, la voix a du volume et de la présence dans un rôle ingrat. Quant à Dale Duesing en Alberich, même si la voix est désormais un peu fatiguée, c’est lui qui fait preuve de la plus grande intelligence interprétative, et son intervention est saisissante en début de deuxième acte face à son fils Hagen “Schläfst du Hagen mein Sohn”. D’ailleurs c’est la scène musicalement la plus réussie car sans doute la mieux chantée. Les Nornes sont honnêtes, et les filles du Rhin bonnes: la scène avec Siegfried du début du troisième acte est avec la scène Hagen/Alberich la plus musicale, celle aussi où Rattle conduit l’orchestre, le fait chanter, et où l’on entend un son plein et charnu, et une vraie poésie. Très beau moment.

Comme on le voit, beaucoup de problèmes musicaux et une distribution à tout le moins inégale,  en aucun cas du niveau requis pour Salzbourg.
Quant à la mise en scène, s’il y a çà et là des moments intéressants des images fortes et de belles lumières, monologue final de Hagen au premier acte, scène Hagen/Alberich, scène du palais des Gibichungen avec une bonne utilisation de l’espace, et projections video impressionnantes dans la scène finale et notamment le Rhin, le reste n’a pas beaucoup d’idées ni d’intérêt. Les bonnes idées, on les a déjà vues ailleurs (Wotan réapparaissant à la fin, c’était déjà dans Kupfer à Bayreuth, le “peuple” autour du Rhin, puis tourné vers le public, c’était dans Chéreau). S’il n’y a pas vraiment de mauvaises idées (bon, le choeur des vassaux de Hagen en joueurs de golf et de chasseurs, cela fait sourire), il n’y a rien de notable, rien d’original,et surtout pas de vraie direction d’acteurs, pas de travail sur les relations entre les personnages, pas de  poésie, comme si Braunschweig n’y croyait pas.En fait, des quatre opéras, le plus séduisant reste l’Or du Rhin. Ce Götterdämmerung ne marquera ni les annales du Festival, ni celles du théâtre en général, même si l’entreprise aura marqué Aix en Provence, par son côté exceptionnel. Ici où l’exceptionnel devrait être l’ordinaire,cela aura été une production ni aboutie, ni vraiment inspirée, sans voix exceptionnelles et avec une mise en scène indifférente et plate.
050420101950.1270680627.jpgL’orchestre au complet est venu saluer le public à la fin du spectacle.

L’an prochain (voir le lien), Salomé, avec Emilie Magee (bof) et Stefan Herheim dans comme metteur en scène (mieux) dirigé par Rattle et Gustavo Dudamel comme chef invité dans un des concerts! On reviendra donc!

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige LIGETI et BERLIOZ (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (4 avril 2010)

Il y a un grand vainqueur, un immense vainqueur au concert ce soir, c’est l’orchestre. Tant dans la première partie (Ligeti, “Atmosphères” et extraits du “Grand Macabre”) que la seconde (Berlioz, Symphonie fantastique op.14), on ne peut que constater l’incroyable maîtrise de cette exceptionnelle phalange. Il peut paraître idiot de dire que le Philharmonique de Berlin est l’un des tout premiers orchestres du monde. On a tellement dit qu’après Karajan l’orchestre ne sonnait plus aussi bien (sous Abbado, années 92 ou 93) et que maintenant avec Rattle il était carrément en recul (n°4 au classement du Top Ten d’on ne sait qui, après Amsterdam, Chicago, Vienne) que lorsque pendant quatre jours on l’entend dans tant de répertoires différents, et qu’à chaque fois on reste pantois, on se dit qu’il est bien vain de classifier l’inclassable, chaque orchestre ayant sa personnalité, ses moments d’excellence et ses moments de faiblesses. Il est certain que le Concertgebouw d’Amsterdam est impressionnant (avec Jansons cependant). Il est tout aussi évident que ce soir, c’est la performance de l’orchestre qui emporte et l’adhésion, et les suffrages.

Après l’élévation spirituelle très chrétienne des deux dernières soirées (Verdi et Bach), ce soir on s’égare dans le soufre de Ghelderode (avec Le Grand Macabre) ou le sabbat de Berlioz. On n’est plus dans le christianisme triomphant, mais on navigue dans des contrées plus maléfiques, ou plus païennes. Tout commence avec “Atmosphères” de Ligeti, pour 89 instruments sans percussions, 9 minutes de musique, créée (par le grand Hans Rosbaud) à Donaueschingen en 1961. Acte de naissance de la musique dite “statique”, la pièce se développe en une succession, sur une même hauteur, de différents instruments. On se trouve devant une “nappe de sons” (l’expression est de Marc Texier) où la polyphonie devient simplicité, légèreté, sans jamais être monotone. Les instruments, tous les instruments semblent jouer une note, une seule note à différents niveaux, jusqu’à l’inaudible ou l’insupportable (les flûtes suraiguës nous obligent presque à boucher nos oreilles) une musique statique en perpétuel mouvement. L’orchestre, quels que soient les pupitres est éblouissant, on est écrasé par le son des altos, ou des contrebasses, on est au bord de l’impossible en écoutant les flûtes. Une démonstration de haute technicité, et un intense moment musical. Puis arrivent les extraits du Grand Macabre, l’opéra créé en 1978 à Stockholm, vu à l’Opéra de Paris dans une mise en scène de Daniel Mesguich en 1981et au Châtelet en 1998 dans une mise en scène de Peter Sellars. Le Grand Macabre est une farce s’appuyant sur des formes traditionnelles de l’opéra et des extraits musicaux retravaillés et qui ne cessent de s’autodétruire dans un mouvement ironique et grinçant. Ligeti en disait lui-même: « Vous prenez un morceau de foie gras, vous le laissez tomber sur le tapis et vous le piétinez jusqu’à ce qu’il disparaisse, voilà comment j’utilise l’histoire de la musique, et surtout, celle de l’opéra ».
Les extraits proposés (Mysteries of the Macabre) sont chantés par l’incroyable soprano Barbara Hannigan. Tous les poncifs du récital sont détruits: elle entre en rasant les murs, par le côté, vêtue d’un ciré noir, qu’elle enlève bientôt pour apparaître en minijupe noire et cuissardes. Le texte, dont voici quelques extraits “Psst”, “Ko”, “Koko”, “kokokoko”, “oh” “zero zero” est essentiellement dit par la chanteuses, mais peut-être repris par les musiciens, ou interrompu, puis repris par le chef, et peu à peu tout devient un déchaînement de sons à peine articulés, de mouvements contre ou vers les musiciens, le chef est bousculé et elle en prend la place, lui-même se met à hurler contre le violoncelliste Georg Faust qui se protège. on assiste à une destruction virtuose de tous les canons du genre, dans un total délire, mais évidemment hypercontrôlé musicalement par un orchestre réduit aux dimensions de formation de chambre, entourant la chanteuse complètement déglinguée, qui se décontruit au fur et à mesure qu’elle chante. Une performance exceptionnelle qui déchaîne un immense enthousiasme de la salle surprise et captivée.
La “Symphonie fantastique” est en revanche l’occasion de vérifier que même avec l’orchestre le plus doué, si le chef ne réussit à donner ni direction ni souffle, on reste sur sa faim. La vision de Sir Simon Rattle est assez traditionnelle en somme, fondée sur de forts contrastes de volume (beaucoup de bruit), mais aussi sur une contruction très soignée, très maîtrisée qui aboutit à une mise en scène spectaculaire, un agencement théâtral du son, mais sans aller plus loin dans l’analyse. En pâtissent lourdement les deux derniers mouvements, qui n’ont plus cette couleur effrayante ou inquiétante qu’ils devraient avoir. Le dernier mouvement est une sorte d’orgie où les sons se délitent, provoquent le malaise, et anticipent même un peu Mahler ou même Stravinski par leur ironie mordante. Rien de tout cela ici: on est devant une lecture assez lisse, peu dérangeante, mais évidemment superbement exécutée, ce qui finit par agacer. Quand on a sous la baguette une telle phalange, on aimerait la voir interpréter et non exécuter. On n’arrêterait pas d’ailleurs d’en souligner les perfections techniques, les cordes, notamment les altos et les violoncelles, les harpes d’une légèreté confondante, et surtout les cuivres et les bois, impeccables. Des clarinettes à couper le souffle, un cor anglais (Dominik Wollenweber, encore lui) à laisser pantois, sans parler des Emmanuel Pahud (à la flûte) et des Albrecht Mayer (hautbois), toujours eux. Bref la démonstration de la maîtrise technique est totale, parfaite, à hurler de rage quand on rapporte toute cette énergie à l’absence totale d’émotion, ou même de propos sur l’oeuvre. Selon l’expression rageuse d’un ami allemand présent ce fut un “Perfekt Lärm” -Bruit parfait-.

Evidemment, on pense à ce qu’en a fait Abbado en 2008 à Lucerne, une danse de mort, d’un raffinement inouï, dérangeante, bouleversante où Dionysos s’introduit dans la nuit romantique où évoluent les forces les plus sombres de la nature: toutes nos habitudes et notre savoir sur l’oeuvre en ont été bouleversées. Une exécution de légende.
Sir Simon Rattle en revanche, loin d’en donner une lecture, construit avec une rigueur et une attention confondantes une vision de surface qui ne dit rien d’autre que la construction elle-même, qui force à s’extasier sur une maîtrise technique d’un relief spectaculaire sans déboucher sur rien d’autre, sans intention autre que la construction. D’où l’admiration pour le travail, mais sans aucune émotion, d’où un grand succès, mais pas de triomphe, d’où la constatation une fois de plus vérifiée que Sir Simon Rattle n’est pas le chef idoine pour un certain XIXème siècle (son Beethoven et son Brahms sont très discutables). Son Berlioz est ici sans grande profondeur, du spectaculaire plaqué sur du vide conceptuel. Seuls souvent ses Wagner ou même ses Mahler peuvent quelquefois séduire. Il est beaucoup plus convaincant sur le XVIIIème et sur le premier XXème siècle. C’est un peu ennuyeux quand on dirige à Berlin l’orchestre qui fut de Furtwängler et Karajan, et qui marque son territoire identitaire autour de Beethoven et Brahms et du XIXème en général.

Ce fut ce soir l’explosion Ligeti et la déception Berlioz


OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige la Passion selon Saint Mathieu de BACH (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (3 avril 2010) ritualisée par PETER SELLARS

Souvenir…la dernière Passion selon Saint Mathieu entendue ici (en 1997) était dirigée par Claudio Abbado. Peter Schreier était l’Évangéliste et la distribution comprenait aussi Christine Schäfer, Anne Sofie von Otter, Simon Keenlyside, Andreas Schmidt, Peter Mattei, avec le Schwedischer Rundfunkchor et le Tölzer Knabenchor. Abbado nous avait livré une Passion hiératique, débarrassée de toute scorie romantique, toute nourrie du travail moderne sur le répertoire baroque.  Cette Passion  a fait l’objet d’un enregistrement exceptionnel, que Deutsche Grammophon n’a pas voulu, et qui a fini dans les kiosques à journaux italiens, vendu à Pâques 2000 (au prix incroyable de 20000 lires pour 3 CD  soit environ 10 Euros) en supplément du journal “La Stampa” sous le Label Musicom. On en trouve encore quelquefois sur eBay à des prix stratosphériques.

Aujourd’hui, Sir Simon Rattle a voulu faire appel à Peter Sellars pour réaliser une version “ritualisée” comme il est dit dans le programme, une mise en espace qui n’est pas du théâtre, insiste Sellars, qui s’efforce de donner une image à ce qui se passe dans les âmes au moment de la Passion. Le choeur et l’orchestre sont disséminés en deux groupes séparés sur la surface immense de la scène du Festspielhaus, autour d’un espace laissé libre et occupé par quelques cubes de bois blanc, où évoluent choeur et solistes. Les solistes sont Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Thomas Quasthoff, Axel Schiedig, Sören von Billebeck, Jörg Schneider, le Choeur de la Radio de Berlin dirigé par Simon Halsey, et le Choeur d’enfants du Festival de Salzbourg. Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle.

030420101934.1270302658.jpgQuelques photos de la répétition du matin

Pourquoi une version ritualisée? Parce que, dit Peter Sellars, Bach a écrit ce chef d’oeuvre non comme un concert, non comme un travail théâtral, mais comme comme un rituel “à transformations” incluant temps et espace, unissant des communautés disparates et ayant tourné le dos à l’Esprit. Le mouvement est celui d’un regard d’amour pour les âmes perdues, qui essaie de réunir ce qui reste de la personne: c’est en fait notre effort pour reconstruire un pouvoir spirituel et moral  dans l’histoire: c’est ce qui a disparu et que, au quotidien, nous essayons, nous aussi, de reconstruire à travers les choix de vie que nous faisons en rassemblant nos souvenirs, en autant d’actes de mémoire. La réussite de Bach: celle d’avoir écrit une oeuvre qui est oeuvre de mémoire collective, qui nous aide à nous reconstruire dans un monde marqué par la chute, le premier pas d’un chemin nouveau. L’ambition de Sellars est de nous inclure dans ce rituel, d’en faire un enjeu collectif de la scène et de la salle (c’est aussi l’ambition que Wagner, nourri de Bach, voulait pour son Parsifal: c’est bien à un “Bühnenweihfestpiel, Festival scénique sacré) que nous convie Sellars.

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Rarement j’ai eu le sentiment d’une telle précision, d’une telle attention dans la préparation d’un concert. Il est vrai que la Passion selon Saint Mathieu est un monument de près de trois heures de musique, qui exige de la part des artistes une attention et une concentration peu communes, vu la nature du texte, la complexité de la construction, la polyphonie extrêmement serrée, et réclame de l’orchestre et de certains pupitres en particulier une vraie virtuosité.
Nous avons eu droit à une exécution parfaite. Techniquement, je ne pense pas qu’on puisse y trouver une quelconque faille. Peter Sellars conçoit un dispositif minimaliste, décrit plus haut, et les solistes sont selon les nécessités disséminés sur la scène ou dans la salle (pour Judas et Pilate), dans le choeur, isolés (Jésus), la basse et l’Evangéliste restent toujours sur l’espace de jeu. Les mouvements sont lents, seul le choeur réagit parfois avec des mouvements divers, comme il sied au peuple, et cseul, il bouge vraiment sur scène, les deux choeurs s’unissent, se séparent, courent. L’orchestre, le choeur et les solistes sont habillés de noir, pas d’éclairage particulier; scène et salle sont dans la même lumière. Sellars a été hué au final, j’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ce qu’il fait ne nuit pas à l’audition de l’oeuvre, et crée même parfois des situations très fortes, notamment par cette idée de lier certains airs à l’instrument qui les porte: la basse chante face à face avec le violon du jeune Daishin Kashimoto, extraordinaire nouveau premier violon des Berlinois et c’est un duo dans un face à face fantastique d’intimité. Ce sont aussi les bois qui sont isolés et rapprochés des chanteurs, que ce soit Emmanuel Pahud ou Albrecht Mayer, ou le cor anglais de Dominique Wollenweber, mais aussi la  viole de gambe de Hille Perl. Le fait de les isoler, de les intégrer à l’action fait presque de ces airs des “pezzi chiusi” et donne à la performance une force multipliée. De toute manière, l’orchestre est à son zénith, la plénitude du son, la perfection des effets, l’incroyable maîtrise, et la précision avec laquelle  Rattle les suit,et les sollicite, en les suivant presque un à un les musiciens, en allant d’un orchestre à l’autre contribuent à asseoir cette image formidable de perfection.
Quant aux solistes, sans avoir la renommée des solistes d’Abbado en 1997 (encore que, à part Schreier, ils étaient tous bien jeunes alors), ils sont tous à leur place: à commencer par l’incroyable Évangéliste de Mark Padmore  dont on ne peut que lister les qualités: résistance d’abord, pendant trois heures, la voix ne marque aucun signe de fatigue; ductilité ensuite, un contrôle permanent de l’émission, un jeu qui alterne la voix de tête, les pianissimi, la voix de poitrine sans aucun problème technique dans les passages, un timbre velouté, chaud, qui convient parfaitement à cette partie: une vraie leçon de chant, une démonstration d’anthologie. Thomas Quasthoff, toujours comparé à Fischer Dieskau, alors qu’il arrive à la même qualité que son grand aîné par des voies très différentes, voire opposées: alors que Fischer Dieskau est un cérebral qui calcule la moindre inflexion et la moindre note, au point de se faire taxer d’artifice par ses détracteurs, ce qui frappe chez Quasthoff, c’est l’impression de naturel qu’il dégage: rien ne semble forcé, la voix sort telle quelle et c’est sublime. Cette simplicité, en totale cohérence avec l’entreprise d’ensemble est sans doute ce qui frappe le plus l’auditeur. Une découverte aussi, celle du jeune ténor finlandais Topi Lehtipuu, voix claire, bien posée, très joli timbre fait pour Mozart. Un nom à retenir, je ne serais pas étonné de le voir bientôt sur les affiches des grands théâtres. Les autres sont dans leur partie, tout à fait honorables (notamment le Jésus de Christian Gerhaher). Du côté féminin, Magdalena Kožená a montré cette fois, à la différence d’autres concerts (à Lucerne notamment) et engagement et puissance et présence (un très bel “Erbarme Dich, mein Gott” et un magnifique “Können Tränen meiner Wangen…”) . Une remarquable prestation. Camilla Tilling, enceinte, est un peu en retrait mais ses airs (notamment “Aus Liebe will mein Heiland…”) sont très dominés, mais moins poétiques et lyriques qu’en d’autres occasions (en Ilia par exemple). A noter également les solistes du choeur, absolument exceptionnels.
On le voit, nous sommes face à une interprétation de très haut niveau, à une exécution parfaitement maîtrisée, parfaitement en place, à un chant d’exception.
Et pourtant,je dois le confesser, aucune émotion ne m’a étreint devant ce travail parfait. Je suis resté extérieur, admirant, mais n’arrivant pas, au contraire de la volonté de Sellars notamment, à me sentir inclus dans la musique, en phase, en osmose avec l’entreprise. Avec quelques amis, nous avons ressenti la même chose: est-ce Rattle? je ne pense pas. Est-ce Sellars, sûrement pas. Alors…Ce sont les mystères de la musique qui font qu’un soir l’âme est au rendez-vous, et que le lendemain, on reste extérieur et froid. Cela n’enlève rien à la qualité de l’ensemble, mais rend un peu triste, on aurait aimé participer, et non pas seulement écouter.

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INFO: Le concert est programmé la semaine du 4 au 12 à Berlin; il est retransmis sur le site des Berlinois dans le “Digital Concert Hall. Voir http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: MARISS JANSONS dirige le Requiem de VERDI (avec le Philharmonique de Berlin et entre autres Jonas KAUFMANN) (2 avril 2010)

A priori on ne l’attend pas dans Verdi, et pourtant, ce soir, en ouverture de la seconde série de concerts du Festival de Pâques de Salzbourg, son interprétation de la Messa di Requiem a électrisé la salle: une fois de plus Mariss Jansons montre ce qu’il est, un très grand chef, un immense musicien, un novateur. Une fois de plus se vérifie aussi qu’avec certains chefs, les berlinois se surpassent et jouent sur une autre planète.
Le Festival de Pâques est un rituel presque immuable: deux séries de quatre soirées, un opéra, un  grand concert choral ou deux, un concert orchestral ou deux. Cette année, Götterdämmerung (en coproduction avec Aix en Provence), deux grands concerts choraux (Requiem de Verdi et Passion selon Saint Mathieu de Bach), un concert orchestral (Ligeti, Berlioz). Le Festival, créé par Herbert von Karajan en 1967 pour l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’accueille que les Berlinois qui sont en résidence à Salzbourg pendant les deux semaines que durent les deux séries. Du temps d’Abbado il y a eu quelques concerts supplémentaires du Gustav Mahler Jugendorchester. Karajan, Solti, Abbado en ont assuré la direction artistique et maintenant c’est le tour de Sir Simon Rattle, en tant que directeur artistique de Berlin. Et à dire vrai, le Festival sort d’une période très chaude, où il a failli quitter les rives de la Salzach pour s’installer à Baden-Baden: mais la crise est derrière, et on peut penser désormais “avenir”.
Traditionnellement un autre chef est aussi invité c’est cette année Mariss Jansons qui entretient avec le Philharmonique de Berlin une relation très forte .
020420101927.1270248560.jpgL’approche de Mariss Jansons et la manière dont il exerce un contrôle serré sur l’ensemble rappelle la Symphonie n°2 de Mahler entendue à Londres et évoquée sur ce Blog. On peut concevoir le Requiem de Verdi comme une sorte de grand opéra, mettant en valeur les solistes, travaillant sur les effets d’espace, les effets vocaux, la mélodie et l’harmonie plutôt que la structure et l’architecture, on peut  trouver des interprétations explosives, extensives, larges, épiques qui sont en somme des catharsis du spectaculaire.
Rien de tout cela ici.
Mariss Jansons change totalement le point de vue et nous propose  une interprétation non pas “explosive” mais bien plutôt “implosive”. Rarement il nous été donné d’entendre une interprétation aussi concentrée, aussi intériorisée, tout en restant vibrante et même par moments bouleversante. Un Requiem concentré, dans un tel mouvement centripète qu’il semble se construire un trou noir musical, plus qu’une étoile en expansion. Il s’agit de nous montrer un tout musical, complexe, en permanente interaction mais où personne ne surnage, choeur, solistes, orchestre. C’est une démonstration de modestie musicale où tous jouent ensemble, en écoutant l’autre, en se fondant dans la vague  sans chercher aucun effet. Il en résulte une ouverture intense et totale vers la spiritualité, et non plus vers ce qui serait du spectacle, une tension inouïe, un bouleversement intérieur qui prend l’auditeur dès les premières mesures, murmurées. L’entrée de Jonas Kaufmann dans le Kyrie est à ce titre proprement anthologique. Tout le Dies Irae est un moment miraculeux, d’ailleurs il serait difficile de trouver dans l’ensemble un moment de faiblesse.
Mariss Jansons dirige de manière très serrée, on le sent à la manière dont les chanteurs disent le texte, travaillent les inflexions, et à la manière dont Jansons les guide et les suit. Dans une telle construction, il faut d’abord saluer le travail du Choeur de la Radio Bavaroise et de son chef Peter Dijkstra absolument extraordinaire, qui tant du point de vue du volume, que de la diction, que de la justesse et même du raffinement, ne mérite que des éloges. Jamais trop fort, jamais envahissant, toujours impressionnant.
L’orchestre philharmonique de Berlin est à son meilleur, chaque pupitre est clairement entendu, les cordes ont une souplesse, une légèreté, un engagement impressionnants, jamais non plus on n’ avait entendu avec une telle clarté les bois, et notamment les bassons, stupéfiants. Tous participent d’une construction globale à laquelle l’équipe de solistes contribue de manière vraiment rare. Aucune voix ne domine, chacune est à sa place dans ce concept d’hyperconcentration. Stephen Milling est on le sait une basse très demandée en ce moment: jamais le chanteur danois ne donne de volume (il pourrait être très sonore dans le “mors stupebit…”, il est tout intériorité), Marina Prudenskaja est un mezzo irréprochable, à la personnalité cependant plus en retrait. Bien sûr, on pense immédiatement aux merveilles que pourrait nous réserver dans ce contexte une Anja Harteros, mais la soprano Krassimira Stoyanova ne dépare pas loin de là, la voix est très contrôlée, le lyrisme est réel, les aigus (quelquefois un peu limites certes)  se déploient et le “libera me”final, très difficile, est particulièrement précis et dominé. Certes, dans un contexte plus spectaculaire, la voix pourrait avoir quelques difficultés mais elle est impeccable dans le contexte général. Quant à Jonas Kaufmann, s’il n’a pas la couleur solaire des voix plus méditerranéennes, il a ce que seulement de rares ténors possèdent, à savoir un contrôle permanent sur la voix, une technique de fer, qui lui permet à la fois de faire entendre son aigu, mais aussi de chanter piano, et même pianissimo, de murmurer, et d’être entendu. Dans le contexte voulu par Jansons, et même si certains amis italiens l’ont trouvé moins émouvant dans son “ingemisco”, il possède ce contrôle sur soi et cette couleur qui  rendent absolument extraordinaire la prestation, il a été une fois de plus stupéfiant, et tellement, oui tellement juste. Son attaque du Kyrie m’a tiré les larmes.

020420101928.1270248536.jpgOn peut ne pas partager le point de vue adopté par Jansons, et son approche très particulière qui va très loin dans  le resserrement musical mais la tension sur le public à été telle que bien vite, on est passé de l’implosion musicale à la standing ovation explosive. Mariss Jansons appartient à cette race de chefs qui innovent, qui modifient les points de vue, qui peuvent aussi déranger, à cette race de musiciens qui immédiatement ont prise sur l’orchestre et savent donner une couleur, un son personnel à ce qu’ils interprètent, c’était clair ce soir dès des toutes premières mesures.
Voilà un Requiem de Verdi sans un seul italien sur scène (quelques uns dans l’orchestre…) puisque le chef est letton (marqué par la culture musicale russe), les solistes bulgare, russe, danois, allemand, la musique est vraiment notre bien commun qui transcende les identités, et qui en ce Vendredi Saint a vraiment fait communion spirituelle: il y avait du religieux ce soir à Salzbourg.

Le Requiem de Verdi dirigé par Mariss Jansons, peut être regardé en ligne sur le site de l’orchestre philharmonique de Berlin, enregistré le samedi 13 mars (mais sans Jonas Kaufmann) URL: http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/