Die Meistersinger von Nürnberg est un opéra très lourd à monter : distribution lourde (avec de nombreux petits rôles), chœurs importants, et longueur de l’œuvre, la plus longue des œuvres de Wagner sont de singuliers obstacles, aussi le voit-on relativement rarement sur les scènes non germaniques. C’est aussi un opéra complexe, auquel même le public wagnérien non germanophone n’accède pas facilement, ou n’adhère pas avec la facilité et l’enthousiasme avec lesquelles il va vers Tristan und Isolde ou Parsifal. Pourtant, il est à l’origine pensé comme un « Komische Oper », un opéra comique, une qualification à laquelle Wagner lui-même a finalement renoncé, et donc un genre considéré comme plus facile ou plus accessible. J’ai moi-même pendant longtemps été plus réservé par rapport à cette œuvre que par rapport à d’autres.
Pourtant, aujourd’hui, je suis bien près de considérer que c’est peut-être le plus grand chef d’œuvre de Wagner, à cause de l’extraordinaire richesse de la partition, dans laquelle les grands musiciens de l’époque se sont plongés et qu’ils ont étudiée (Mahler va s’en nourrir, notamment pour sa cinquième Symphonie), mais aussi à cause du tissu thématique traité, d’une extraordinaire complexité, sur les rapports de l’art et du monde, et enfin par la peinture des caractères, très ambiguë, et qui n’a de simpliste que l’apparent premier degré.
Un regard un peu acéré sur les relations entre les personnages, sur le texte même, fait immédiatement percevoir des obscurités : jeu d’Eva avec les hommes, aussi bien avec Walther que Hans Sachs ; Hans Sachs, le bon maître solitaire, pas si abstrait, pas si éloigné de considérations et de désirs très humains, Walther lui-même, qui finit tant bien que mal par se plier aux règles qu’il bouleversait au départ, et Beckmesser, qui n’est pas si ridicule que la tradition veut bien le dire. Bref, une analyse du livret nous montre une singulière épaisseur des caractères et des relations entre les personnages, peut-être le livret le plus complexe sous ce rapport. La tragédie peut se permettre des caractères plus monolithiques, mais pas la comédie, ancrée dans le réel, plus prosaïque mais aussi plus proche de nous, de nos contradictions, de nos désirs, de la vraie vie.
Mais le livret est complexe aussi par la thématique traitée, qui n’est pas tant l’amour de Walther et d’Eva que celle d’une parfaite leçon d’anatomie artistique : nous assistons en trois actes à la naissance d’un air, en l’entendant quatre fois, et à chaque fois corrigé et commenté, pour aboutir à l’air chanté et représenté, dans un parcours commenté qui va de l’esquisse à la performance.
Posant la question de la fabrique de l’art, Wagner pose aussi celle du style, de la règle, de la tradition, de l’innovation dans un contexte qui est celui de la règle et de son respect, le chef d’œuvre naissant d’un respect de règles qu’il fait oublier. Face aux fameux débats au XVIIème sur le respect des règles imposées par l’Abbé D’Aubignac dans La Pratique du théâtre et notamment celle dite des Trois Unités, nos plus grands auteurs tragiques n’ont eu de cesse de ne les respecter qu’en apparence…Et d’une manière très subtile, Wagner va lier ces questions théoriques essentielles en les ramenant de manière métaphorique à la création de chaussures, autre manière de traiter les rapports à la création, à l’individu, aux règles, construisant un parallèle à l’acte 2 entre la manière de créer un chant et celle de faire une chaussure dans la scène très brillante entre Sachs et Beckmesser.
Certes, la question de l’irruption de l’innovation ou de la différence dans un monde vaguement sclérosé est une problématique qui se pose aussi bien dans Lohengrin, dans Tannhäuser, et même dans Parsifal, et c’est l’une de ces questions que le musicien Wagner va poser à la société musicale du temps, mais les Meistersinger vont plus loin en posant la question de la liaison de l’art et du social, la question du concours et du public, et même celle de l’incompréhension du public, c’est à dire aussi celle de la réception (au troisième acte, face à Beckmesser) : qu’est ce qui gouverne les réactions du public ? Beckmesser est-il si ridicule ? Et Walther, rentré dans le rang, n’est-il pas désormais un Maître comme un autre, un conforme et non un voleur de feu. Car c’est bien cette question de l’artiste comme lointain fils de Prométhée qui est en creux dans nombre d’œuvres de Wagner, et l’expression Voleur de feu qui appartient à la Lettre à Paul Demeny que Rimbaud écrivit en 1871, est contemporaine du Wagner qui s’installe à Bayreuth pour y créer ce que l’on sait, le théâtre de l’avenir pour la musique de l’avenir.
Comme on le voit, Die Meistersinger von Nürnberg est le reflet de débats esthétiques et philosophiques qui dépassent le simple opéra comique, et celui qui s’attaque à la mise en scène de cette œuvre ne peut aujourd’hui les éviter.
C’est bien ce qu’avait voulu Katharina Wagner à Bayreuth, en prenant, en plus, ses distances avec l’utilisation idéologique de l’œuvre que le nazisme (et Bayreuth) en avait fait à contresens à mon avis, s’appuyant sur le seul discours final de Hans Sachs.
Enlève-t-on à Tartuffe sa puissance subversive en s’appuyant sur le discours final de l’Exempt ? Il en va de même ici. La question étant la puissance subversive de l’art, elle ne saurait épouser l’idéologie de la barbarie nazie, ou de toute autre barbarie d’ailleurs.
Ainsi donc la question de la mise en scène se pose, encore plus que dans d’autres œuvres de Wagner, car il me paraît aujourd’hui impossible de mettre en scène cet opéra au premier degré, quand il se joue en permanence au second degré…
À cette complexité du livret correspond une vraie complexité musicale : il faut de vraies voix masculines, notamment Sachs, Pogner, Beckmesser et Walther, baryton basse, basse, baryton, ténor (lyrique ? dramatique ? lyrico-dramatique ?), et les voix féminines apparaissent faussement plus pâles : combien d‘Eva évanescentes et discrètes, sortes de petites jeunes filles sages a-t-on vu sur les scènes ? Il m’a fallu attendre Anja Harteros à Genève il y a quelques années pour saisir que ce rôle existe, avec une vraie puissance dramatique. Il y a aussi dans cet opéra beaucoup de rôles dont le relief et la présence sont équivalentes et il est difficile de poser la question du personnage principal et du personnage secondaire (c’est clair pour Pogner, vocalement difficile, scéniquement plus pâle) . De tous les rôles, seul Hans Sachs présent tout au long de l’œuvre doit défendre une des parties les plus écrasantes du répertoire, avec de longs monologues qui ne sont pas des airs, mais justement des monologues, avec toute leur charge psychologique et toutes leurs couleurs, et par ailleurs des moments de pure conversation, ou des ensembles apparemment désordonnés, où tous interviennent dans une apparente chienlit, et où tout en réalité est ordonné dans la plus pure tradition rossinienne (je dis bien rossinienne).
Oui, on sent dans cette écriture comme Wagner a compris ces écritures de comédie, ces crescendos phénoménaux qu’il applique notamment dans le fameux final de l’acte II.
À lire ces lignes, le lecteur se dira que seuls des théâtres de niveau très international ou des festivals, pourront défendre cet opéra dans toute sa complexité et tous ses attendus.
Pourtant, à des degrés divers, les grandes productions des dernières années furent des déceptions. Salzbourg l’an dernier à cause d’une distribution inégale et d’une mise en scène ratée, Bayreuth il y a quelques années à cause d’un chef moins convaincant et d’une distribution qui n’a pas trouvé son homogénéité. Il me faut dans mon histoire de spectateur remonter aux années 80 pour trouver des productions de très grand niveau musical, dirigées par Wolfgang Sawallisch, à Munich, ou à la Scala ou de bonnes productions d’ensemble comme à Bayreuth (même si les mises en scènes de Wolfgang Wagner…).
Mais aussi loin que je me souvienne, aucune des productions scéniques n’était vraiment convaincante, ni à Munich, ni à la Scala, ni à Bayreuth.
Parmi les productions vues ces dernières années, celle qui m’est apparue la plus convaincante dans son ensemble (Mise en scène et musique) est peut-être celle de Zurich, dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Harry Kupfer avec Michael Volle dans Hans Sachs, Michael Volle, qui reste aujourd’hui le Sachs de référence, mais aussi le grand Beckmesser, qu’il a interprété de manière définitive à Bayreuth (où Hermann Prey dans les années 1980 était lui aussi, mais pour d’autres raisons, tout à fait magnifique).
Cette longue introduction n’a pour but que d’encourager le spectateur-lecteur à se lancer dans Meistersinger, et à regarder au cinéma la retransmission du MET le 13 décembre, dirigée par James Levine, même si la production de Otto Schenk sera sans doute très traditionnelle et à courir lorsque l’œuvre sera programmée à Paris, même si la production de Salzbourg de Stephan Herheim n’est pas vraiment convaincante.
Ou alors, les alsaciens ou les lorrains, ou les autres, pourront aller le 7 décembre à Karlsruhe, pour la dernière représentation de la série que le Badisches Staatstheater a programmée de cette reprise de la production de la saison dernière. Ils auront raison, c’est sans doute la mise en scène la plus intelligente et la plus convaincante de Meistersinger vue de toute ma carrière de mélomane, avec un niveau musical plus qu’honorable. Cela confirme ce que je dis sans cesse dans ce blog sur la qualité du théâtre dit de répertoire. Le Badisches Staatstheater de Karlsruhe a d’ailleurs été souvent un incubateur de futures gloires musicales.
La distribution était à peu de choses près la même que lors de la première, la direction était assurée par le Premier Kapellmeister, Christoph Gedschold, la mise en scène assurée par Tobias Kratzer, 34 ans, dont j’ai vu Les Huguenots il y a un mois à Nuremberg.
Si vous voyez ce nom sur une affiche, n’hésitez plus, c’est un metteur en scène de très grand niveau. J’avais bien aimé ses Huguenots, je suis sorti de ces Meistersinger étonné, au sens fort (et XVIIème siècle) du terme. Il s’agit là, et sans mauvais jeu de mot, d’un travail de maître, qui réussit à rendre parfaitement et surtout d’une manière lisible et fluide, la complexité dont il était question plus haut.
Sans comparer note à note la prestation de la Badische Staatskapelle avec celle de phalanges plus reconnues ou plus prestigieuses, on doit reconnaître avec plaisir qu’à part de menues scories dans les cuivres, la performance de l’orchestre est tout à fait remarquable, et que le chef a rendu la lecture de la partition très claire, très lisible puisqu’aucun des recoins du texte wagnérien n’est laissé dans l’ombre, en relevant çà et là l’ironie, en suivant avec sûreté le déroulement des dialogues, en accompagnant le plateau avec un grand souci de congruence. Certes, l’acoustique généreuse de la salle, de dimensions moyennes, mais avec une grande fosse et une scène assez large, rend le son très présent, et celui des cuivres éclatants trop démultiplié. Il en résulte, notamment lors de la Festwiese quelques déséquilibres. Mais dans l’ensemble, il n’y a rien à redire d’une prestation musicale de très bon niveau, avec un chœur (et « extrachor ») vraiment remarquable – direction Ulrich Wagner- , le tout dirigé par un chef qui sait rendre l’ensemble homogène, et qui ainsi rend parfaitement les effets voulus par la partition. La clarté de la lecture en révèle la complexité et les différentes strates, et le soin mis à rendre la musique à la fois lisible dans son déroulé et dans son épaisseur, sans aucune prise de risque interprétative, mais toujours avec honnêteté et rigueur, font que ces Meistersinger, au niveau musical, n’ont strictement rien à envier à d’autres, réalisés dans des lieux plus prestigieux.
Du point de vue du chant, on a dit la difficulté dans la distribution, confiée pour l’essentiel à des membres (ou d’anciens membres) de la troupe de Karlsruhe. La même impression d’homogénéité et d’honnêteté domine, avec pour résultat final un vrai triomphe : il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais au contraire l’impression que chacun donne le maximum pour la réussite de l’ensemble, un authentique travail de troupe et d’équipe, seulement réalisable dans des théâtres de répertoire.
Serge Dorny, à qui je posais la question de possibles Meistersinger à Lyon, me répondit par l’extrême difficulté à les monter, dans ce qui est tout de même le deuxième opéra en France. Ici à Karlsruhe, une ville moyenne d’environ 300.000h, cela semble naturel, et en tous cas c’est parfaitement réussi, car au-delà de la mise en scène, la réalisation musicale n’appelle pas de remarques particulières, et révèle des chanteurs d’une très grande valeur.
À commencer par Renatus Meszar, Hans Sachs qui, comme tous les chanteurs du plateau, réussit une performance qui est à la fois musicale et scénique. On ne peut dans ce travail séparer le chant de l’engagement dans le jeu. Et on sent l’adhésion à un projet scénique où chaque rôle est interrogé en profondeur. Vocalement, la voix encore jeune n’accuse pas de faiblesse, avec une diction exemplaire, et un engagement scénique qui forcent l’admiration, notamment au troisième acte, où le personnage marque à la fois son désespoir et sa noblesse. Dans cette mise en scène, Hans Sachs s’efface et s’en va, pliant bagage, allant chercher ailleurs la reconnaissance de l’art, et son monologue final sur l’art allemand devient comme un pis aller : dans le naufrage d’une vie personnelle gâchée, il reste l’art et notamment l’art allemand, sorte de lot de consolation.
Lorsque devant le rideau composé de dizaines et dizaines d’affiches de Meistersinger qui sont autant d’interprétations de l’œuvre, il ajoute en la collant celle de la représentation du jour, désabusé, on en vient à penser « une représentation de plus, une interprétation de plus, une parmi d’autres » ; ainsi va la vie, ainsi va l’art, ainsi va Sachs, éternel perdant qui triomphe comme une sorte de clown triste. Renatus Meszar fait découvrir un Hans Sachs qui sait être violent, qui risque même le coup de poing avec Beckmesser, loin du Maître au dessus de la mêlée, il reste, affectivement et artistiquement dans la mêlée et dans le débat. Hans Sachs ne se résigne pas, il est la vie même, il préfère partir et s’abstraire d’un milieu où il n’a plus rien à faire, puisqu’à travers Walther la succession artistique est assurée, ainsi que la succession affective, puisque le jeune homme lui a pris Eva…
Toutes ces facettes, Meszar sait les rendre, y compris physiquement, y compris sur son visage. L’attention au jeu est telle que la musique et sa puissance évocatrice sont lues sur les expressions du visage (il en est de même pour le personnage de Walther), défi difficile à tenir à l’opéra où les efforts physiques exigés par le chant peuvent effacer quelquefois les expressions du visage demandés par le rôle : quand les deux se confondent, c’est la garantie d’une indicible émotion.
Face à lui, Walther est chanté par Daniel Kirch. Une voix qui n’a pas tout à fait le format de Walther, et qui semble un peu étroite, et pour tout dire, un peu petite par rapport aux exigences et du rôle et de la masse orchestrale. Mais en réalité cette impression initiale est contredite par la performance. Aucun problème pour mener le rôle jusqu’au bout, aucun effort particulier pour se faire entendre, parce que la voix est parfaitement placée et projetée. Daniel Kirch a de plus une diction exemplaire, un jeu engagé et juste avec une plasticité du visage qui lui fait épouser toutes les émotions et les exprimer avec une criante vérité. Le personnage est en place, de l’étudiant un peu négligent du début au chanteur qui va présenter une audition de la fin, du marginal au rangé dans un parcours qui rappelle le Walther de la mise en scène de Katharina Wagner, que Tobias Kratzer a visiblement étudiée. Ce qui frappe dans cette vision, c’est la jeunesse et la fraîcheur, c’est l’engagement direct, sans fard, sans affèterie, c’est en même temps la puissance de la passion, qui explique les excès, les désespoirs sans fond, le passage direct de la gaieté à la plus profonde tristesse, et la voix qui change de couleur et de nature à chaque moment ; le début du quintette du 3ème acte est à ce titre emblématique, qui commence presque dans le drame.
Mais c’est au second acte que le personnage prend toute sa place, puisque Kratzer construit ce moment nocturne comme un cauchemar de Walther reparcourant l’histoire, son histoire, dans les cadres différents des trois tendances de la mise en scène du XIXème à nos jours : la mise en scène traditionnelle dans les décors de la création, avec une désopilante peinture des apprentis dans leurs gentils costumes médiévaux, qui dansent une gentille ronde autour de David, que Wolfgang Wagner dans les pires de ses mises en scène n’aurait pas démenti, puis on passe à l’évocation directe de la vision (si critiquée à l’époque) très abstraite de Wieland Wagner,
où les personnages en costumes médiévaux aussi, mais moins « typiques », se raidissent abandonnant un jeu naturaliste pour quelque chose de plus retenu plus distant, plus raide, en accord avec un décor réduit à l’essentiel, pour terminer enfin dans le Regietheater à la Castorf, avec ses tics, sacs poubelles, échoppe de cordonnier moderne (vendeur de clefs, etc…) et son magasin à Kebab, allusion directe au Döner Kebab de Götterdämmerung à Bayreuth, dans lequel vient se glisser subrepticement un rat tout droit sorti du Lohengrin de Hans Neuenfels, toujours à Bayreuth. Voilà Castorf et Neuenfels habillés pour l’hiver, et voilà un deuxième acte rendu cohérent par l’idée du rêve de Walther, qui prépare sa performance, et qui rêve de ses possibles, en une image des étapes de la réception et de l’interprétation de l’œuvre d’une justesse et d’une drôlerie extraordinaires, où Walther, en chemise à carreaux et en jean parcourt ces espaces, un peu perdu, un peu étonné, un peu décalé, pour finalement se retrouver copulant ardemment avec Eva au milieu de sacs poubelles à la Castorf.
Tous les contempteurs du Regietheater seront aux anges, dans un deuxième acte où il nous est dit que tout est Régie, que tout est mise en scène, et que tout peut faire fonctionner l’œuvre, pour finir dans un pandemonium où le rêve de Walther se transforme en cauchemar : la tournette où tournent les trois décors successifs s’emballe, les personnages se mélangent, les costumes s’entremêlent, le moyen-âge vu par le XIXème, le XXème et le XXIème deviennent une sorte de mixture folle, une valse étourdissante et vertigineuse qui débouche finalement sur une vanité. Au centre de ce maelström, le parcours de Walther dans les méandres de l’interprétation va aboutir sur l’œuvre, dont il sera question au IIIème acte.
Bien sûr, dans ce paysage, Beckmesser (très bien chanté par Edward Gauntt) ne peut plus être le personnage ridicule qu’on dépeint habituellement. Il est l’amoureux d’Eva (au même titre que Walther, et même que Sachs), un amoureux qui dans le deuxième acte est vu comme un chanteur de Karaoké (haut parleur et micro ouverts à plein régime dans la rue), chemise bariolée et costume de séducteur sud américain, et au premier et troisième acte un professeur de chant ordinaire, mais confit en dévotions pour Richard Wagner, dont la tête en bronze trône dans la salle de classe.
Kratzer le voit comme une sorte de défenseur ultime d’une conception rigoriste et presque sectaire du chant wagnérien, une sorte de psychorigide, qui horrifié par les excès du chant de Walther au 1er acte quitte la scène en prenant dans ses bras la tête auguste, la caressant et l’embrassant, pendant qu’au troisième acte, pénétrant par effraction dans le studio de Hans Sachs, après s’être agenouillé devant la tête de Wagner, il est le sujet d’une vision où Wagner le prend, le gronde, lui donne une fessée et sort en triomphant et lançant une projection murale de son fameux « Kinder, schafft endlich Neues! » (Enfants, créez enfin du nouveau) sorte d’appel à la libération de l’art. Le conflit Sachs/Beckmesser, en dehors de la question d’Eva, pose la question bien plus délicate de celle de l’interprétation, de l’art dans la cité, de la représentation artistique, c’est pourquoi le Beckmesser de Edward Gauntt, débarrassé de tous ses ridicules, en chemisette et pull négligemment jeté sur l’épaule, prend une valeur complètement différente, plus noble et en même temps plus pathétique quand, perdant à la fin, il jette de dépit la tête de Wagner au sol, et la brise en plusieurs morceaux, pour la recoller dans l’image finale, pendant que Walther rentré dans le rang, dirige le chœur et que Sachs s’exile. Je trouve assez subtil de mettre en regard Sachs et Beckmesser, comme deux versions d’une même génération d’artistes, plutôt que la vision manichéenne opposant Beckmesser le ridicule à Walther le noble. Sachs et Beckmesser s’opposent ainsi sur l’art, mais perdent chacun pour des raisons différentes, et laissent une nouvelle génération d’interprètes naître.
Le Pogner de Guido Jentjens, vu comme un riche bourgeois dans un ensemble de Maîtres venus volontairement de tous les horizons sociaux, du hippie retardé au grand bourgeois riche et considéré, est peut-être vocalement le plus accompli, voix profonde, bien timbrée, bien posée, aux aigus larges et assis, mais cette perfection vocale est accompagnée d’une inexistence scénique totale, Veit Pogner étant complètement effacé dans cette mise en scène par les autres protagonistes, et notamment par sa fille Eva qui est sans doute le personnage le plus complexe auquel Kratzer s’intéresse. La soprano Christina Niessen lui prête une voix claire, puissante, énergique, avec quelques défauts d’homogénéité cependant à l’aigu quelquefois un peu crié. Mais la présence vocale et scénique, l’engagement juvénile font d’Eva un personnage qui existe totalement : non plus la jeune fille un peu pâlotte qu’on peut voir quelquefois sur les scènes, mais une « femme naissante », consciente de ses désirs et de ses volontés, et bien décidée à en faire voir aux hommes, jouant sur leur orgueil et leur sensibilité comme sur un clavier.
Elle séduit vraiment Hans Sachs, et plus qu’une manœuvrière, semble vraiment hésiter entre Sachs et Walther, et se laisse en tout cas circonvenir. Il faut l’entrée impromptue de Walther dans le studio de Sachs au 3ème acte pour interrompre un doux entretien avec Sachs qui aurait sans nul doute basculé sans cette entrée à l’improviste. Cette Eva consciente de sa puissance de séduction, c’est ce qui va rester à l’image finale, où chantant dans le chœur dirigé par Walther, elle disparaît à l’arrivée d’un beau jeune homme qui la vient chercher (comme Walther au premier acte) laissant Walther désespéré et fataliste pendant que le rideau tombe. Voilà une Eva qui ne contredirait pas le Mozart de Così fan tutte.
Enfin, Madeleine (Stefanie Schäfer) acquiert une jolie présence notamment au deuxième acte avec son costume médiéval si chargé qu’elle le garde par erreur au troisième acte, comme une incongruité voulue dans l’économie générale du spectacle, qui est histoire de la trace de Meistersinger pendant que David (Eleazar Rodriguez) propose un personnage d’assistant dans l’école de chant qui est le cadre de l’action, avec une jolie voix de ténor, un peu trop légère pour le rôle. Derrière David, on peut voir en général un futur Loge, un futur Mime, voire un Erik : c’est une voix large, au timbre clair, aux aigus tendus. Eleazar Rodriguez a une jolie voix de ténor lyrique, penchant plus du côté d’Almaviva ou de Cassio que de Loge. En bref, il a la qualité technique mais pas le format. Il reste que le personnage est bien campé et que le format vocal réduit ne nuit pas au rideau final à un succès assez mérité.
Tous ces personnages sont très fouillés au niveau de leur caractérisation, et c’est la première qualité de cette mise en scène où le travail sur les personnes et leurs rapports est particulièrement aigu, particulièrement profond. Il pose de vraies questions sur leurs relations, sur l’évolution de leur psychologie. Souvent, dans une mise en scène de type « Regietheater » le concept prime sur les détails, ici au contraire, les détails psychologiques, les méandres de la psyché (notamment chez Eva et Sachs) sont poursuivis, justifiés, explorés avec une profondeur rarement atteinte à l’opéra ; ils sont explorés dans leur manifestation et dans leur potentialité, c’est à dire dans toute leur épaisseur. C’est assez rare pour être relevé et apprécié.
La deuxième qualité de ce travail est sa fluidité, c’est à dire le déroulé sans accrocs de l’intrigue dans tous ses détails, sans être arrêtée par telle ou telle difficulté.
La trouvaille dramaturgique essentielle, c’est évidemment d’avoir uni thématiquement les 1er et 3ème acte, en transformant le deuxième en une nuit de cauchemar unifiée par le personnage de Walther qui rêve, une sorte de parenthèse qui va en fait être l’élément de résolution artistique, faisant passer Walther de l’apprenti maladroit mais doué au statut de Maître. C’est l’expérience du cauchemar, de la souffrance qui réveille la créativité et fait mûrir. Le Walther du 3ème acte est différent du 1er parce qu’il a eu l’expérience du rêve douloureux.
Les 1er et 3ème actes filent ensemble parce qu’ils posent la même question : comment interpréter ? Qu’est ce qu’un chant de Maître, c’est à dire un chant qui allie l’acceptation de la règle et l’innovation créatrice ? Quel est le rôle d’un Maître, d’un Maestro qui transmet et qui guide, qui accompagne et qui laisse en même temps la fibre créatrice s’exprimer.
Ils filent ensemble parce qu’ils sont unis au niveau du décor, la scène étant divisée en trois espaces séparés par des portes, qui permettent d’y construire des dialogues, des ensembles, des apartés, des monologues, ils permettent aux personnages de s’isoler et de se réunir, dans une unité dramaturgique visible sans rendre le livret incohérent ou contradictoire. Nous sommes dans les espaces d’une Ecole supérieure de chant, probablement dédiée au chant Wagnérien et on y prépare les Meistersinger, sûrement pour un Essay final. Les Maîtres sont des maestros qui y enseignent (au moins Beckmesser et Sachs). Au centre une salle de répétition pour le chœur, à jardin une sorte de salle d’attente pour les étudiants, à cour un cabinet où les maîtres boivent le café (machine Nespresso…) et préparent leurs interventions.
Au deuxième acte, la salle de répétition du chœur devient l’espace des trois cauchemars de Walther, où se succèdent les trois décors évoqués plus haut, installés sur une tournette, décor d’origine des Maîtres Chanteurs, décor de Wieland dans les années 50, décor vu par le Regietheater à la Castorf,. Au total, nous vivons une sorte de théâtre dans le théâtre qui pose le problème central de l’interprétation wagnérienne où l’on ne peut échapper à la question de la représentation.
Au troisième acte, cet espace devient studio de chant avec piano et dans cette école de chant où l’on médite sur la manière de chanter Wagner, ce qui est parfaitement cohérent avec la thématique de l’œuvre. Ainsi donc la structure de l’interprétation du chant wagnérien pose au deuxième acte la question du visible, et au troisième celle de l’audible. Tobias Kratzer a résolu la difficulté en construisant un deuxième acte hors champ, unifié par l’idée de rêve de Walther, mais en même temps laissant l’intrigue se dérouler conforme au livret dans trois cadres différents, montrant les limites de chaque approche, mais montrant en même temps combien la logique de l’œuvre résiste parfaitement et affirmant de manière syncrétique qu’il n’y a pas d’ostracisme dans l’idée d’interprétation : belle leçon de tolérance intellectuelle et d’ouverture dans un monde théâtral aujourd’hui traversé par crises et clans, tendances et cabales. Un moment magnifique de théâtre et d’intelligence.
Le troisième acte, est appuyé sur deux étais, d’une part la question de l’œuvre et de son interprétation, avec les ultimes moments d’élaboration du chant de Walther, et d’autre part l’idée somme toute banale qu’il n’y a pas de vraie création artistique sans l’émotion des individus et du créateur. Ainsi donc, l’aventure sentimentale de Walther et sa souffrance devant les hésitations et la légèreté d’Eva vont être moteurs du processus créatif et aboutir, d’un chant conforme et parfaitement exécuté, à un chant profondément ressenti : on passe de l’esprit à l’âme, d’animus à anima. Pivot de ce passage, le fameux quintette, parti de voix séparées et souffrantes : le début, déchirant, et fait d’individus chantants seuls en même temps que les autres, et la fin, devenue quintette, est un ensemble de voix chantant à l’unisson la même émotion. Ce basculement fait naître toute la partie finale, conçue comme une fête d’école où tous les étudiants assistent et participent, où le spectateur est protagoniste puisqu’une partie du chœur est distribuée dans la salle, une fête où Wagner est à l’honneur mais aussi le chant comme discipline puisque les maîtres apparaissent au milieu d’écrans projetant les grands chanteurs passés et présents (on reconnaît entre autres Alfredo Kraus, Placido Domingo, et même Klaus Florian Vogt, l’actuel Walther de référence) comme autant de références interprétatives de toutes les musiques. Nous sommes au cœur de la problématique de l’œuvre, que Kratzer inscrit comme à la fois fondement et produit : fondement théorique de la réflexion wagnérienne, et produit des méandres des histoires des individus singuliers. D’où l’image finale où tout recommence comme au début, avec une tête de Wagner cabossée mais recollée et un nouveau jeune homme aux pieds de l’éternelle Eva : toute œuvre est la rencontre de l’Histoire et d’une histoire, du collectif face à une singularité, du pluriel face au singulier.
Tobias Kratzer a réussi ainsi à TOUT raconter, de l’histoire singulière des protagonistes à celle globale et théorique, de l’interprétation et de l’œuvre d’art, une œuvre d’art à la fois dans la cité et dans la psyché. Il raconte cette histoire d’une effrayante complexité avec un naturel, une simplicité et une logique qui laissent rêveur, il raconte avec sérieux, mais aussi avec humour, avec tendresse, avec ironie aussi, avec la distance de qui aime ses personnages sans leur passer leurs caprices.
Ce jeune metteur en scène de 34 ans a réussi je crois la plus belle des mises en scène des Meistersinger des dernières années : il a réussi à tout dire, tout en nous laissant l’espace pour rêver, continuer à créer et à construire. Il a construit sur de solides références historiques, théâtrales, musicales, en laissant en même temps à cette musique son extraordinaire pouvoir d’enchantement grâce à l’excellence du rendu musical d’ensemble. Cette mise en scène ne peut réussir que soutenue par l’excellence musicale, tant elle est elle-même musicale et tant elle prend appui sur ce qu’on entend en fosse.
Ce dimanche 16 novembre, je n’étais pas le même en entrant et en sortant du théâtre. Et j’ai déjà envie d’y retourner. [wpsr_facebook]