METROPOLITAN OPERA 2012-2013 (sur grand écran): LES TROYENS d’Hector BERLIOZ (Dir.Mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

La Prise de Troie © Ken Howard

J’ai eu quelque hésitation à ouvrir mon année lyrique par cette production des Troyens au MET, en direct sur grand écran.  Une mise en scène de Francesca Zambello, que je n’aime pas trop, la direction de Fabio Luisi, qui est toujours respectable mais pour Berlioz? Et Deborah Voigt (Cassandre) qui ne m’enthousiasme pas a priori. Enfin le cast affichait aussi Marcello Giordani dans Enée, dont on pouvait se méfier dans ce rôle.
Mais il y avait Susan Graham dans Didon: à elle seule, elle pouvait justifier que j’affronte les frimas pour aller au cinéma voisin.
Je me suis finalement décidé, et bien m’en a pris, car ce n’était pas Marcello Giordani, mais Bryan Hymel qui chantait Enée et cela faisait deux bonnes raisons d’aller passer la soirée au cinéma.
Et ce fut musicalement, au moins pour “Les Troyens à Carthage”, un émerveillement.

Scène finale © Ken Howard

Passons sur la mise en scène de Francesca Zambello. La production, vieille de 10 ans, n’a pas vraiment d’âge. Madame Zambello sait mettre en images, sait manier les foules, et sait s’inspirer de scènes de la peinture classique, attitudes convenues, bras levés, éclairages efficaces (de James F. Ingalls), torches: elle est la Margherita Wallmann des années 2000:  pas d’imagination, pas d’idées, mais du métier,  de la technique et l’art de savoir composer des tableaux. A conseiller à ceux qui pensent que la mise en scène d’opéra ne doit pas aller au-delà de l’illustration.

La Prise de Troie © Ken Howard

Donc, rien que du banal: Troie en sombre et Carthage en blanc (comme chez Pierre Audi à Amsterdam), un espace unique de jeu, le décor de Maria Bjørnson (du genre métallique) sur deux niveaux, quelques menues idées (Didon assise sur une maquette en construction de la future Carthage, sur laquelle les habitants déposent les bâtiments à peine terminés) Didon d’abord en blanc (costumes de Anita Yavich) puis  en violet, sans doute la couleur de la passion puis qu’Enée revêt à son tour un manteau violet, qu’il abandonne lorsqu’il appareille pour l’Italie. Comme on le voit, cela ne va pas bien loin, sans parler des chorégraphies de Doug Varone, qui n’en finissent pas. Du point de vue conceptuel, un encéphalogramme plat, mais cela se laisse voir sans fatigue.
Musicalement, c’est tout autre chose.

Les Troyens à Carthage “Gloire à Didon” © Ken Howard

On sait que Les Troyens ont eu beaucoup de difficultés à s’imposer sur les scènes. Dans les années 70, la presse spécialisée ne cessait de demander qu’un théâtre ose monter la version complète. Seul Covent Garden avait osé en 1969, et la production fut l’origine de l’enregistrement de référence avec Colin Davis, l’artisan de la “Berlioz Renaissance”, et Jon Vickers dans Enée. Inoubliable.
L’Opéra de Paris a proposé Les Troyens pour l’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1990 (l’inauguration de 1989 s’était faite dans un théâtre qui n’était pas en ordre de marche), dans une production de Pier Luigi Pizzi, avec Grace Bumbry et Shirley Verrett, sous la direction de Myung-Whun Chung puis dans la mise en scène de Herbert Wernicke (Production du Festival de Salzbourg) avec Deborah Polaski, Jeanne Michèle Charbonnet et Yvonne Naef avec Sylvain Cambreling au pupitre.
Les Troyens est une œuvre que seuls les grands théâtres peuvent monter, tant elle demande des moyens de production exceptionnels, la mobilisation du chœur et du ballet, une distribution nombreuse et des chanteurs exceptionnels, notamment pour les rôles d’Enée et Didon.
La dernière production de Covent Garden de David Mc Vicar, accueillie de manière assez contrastée, devait être portée par Jonas Kaufmann qui abordait le rôle d’Enée, il y renonça pour raisons de santé: il reste à espérer qu’il puisse la reprendre à San Francisco, Vienne ou à la Scala, qui coproduisent avec Covent Garden.
C’est Bryan Hymel qui a remplacé Kaufmann à Covent Garden. Je l’avais entendu dans Enée dans la production de Pierre Audi à Amsterdam aux côtés de la Cassandre de Eva-Maria Westbroek (Didon à Covent Garden) et de la Didon d’Yvonne Naef (voir l’article en question).

Bryan Hymel

Au MET, il succède à Marcello Giordani qui a assuré en décembre les représentations. Et l’on peut dire que pour ce rôle redoutable entre tous, qui exige des aigus ravageurs, un engagement épique mais aussi une élégance de chant toute particulière dans les moments lyriques (le fameux duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie”), il répond largement à la commande. Déjà je l’avais apprécié à Amsterdam, mais cette fois, il a encore gagné en assurance et en maturité, et les aigus étaient triomphants et sûrs, notamment au dernier acte, où le ténor est particulièrement sollicité. Voilà un ténor bien parti pour les grands rôles français (on pense à Meyerbeer: il vient d’interpréter Robert le Diable à Covent Garden, mais aussi à un autre Berlioz peu joué, le Benvenuto Cellini dont  la production luxuriante de Denis Krief à la Bastille en 1993 est la seule dont je me souvienne). La voix est très bien modulée, la couleur chaleureuse, le timbre séduisant, et le français quasi impeccable grâce à une diction exemplaire. A suivre avec attention.

Deborah Voigt (La Prise de Troie) © Ken Howard

Du côté des dames, Deborah Voigt interprétait Cassandre, immortalisée ces dernières années par Anna-Caterina Antonacci (on se souvient de la production de Yannis Kokkos au Châtelet et à Genève mais aussi l’été dernier à Covent Garden): si la voix pouvait être discutée, l’interprétation était simplement hallucinante. Sur la scène du MET, Deborah Voigt reste désespérément froide et inexpressive. La voix est au rendez-vous, la diction assez satisfaisante, mais Voigt chante toujours de la même façon, avec un visage totalement fixe, qui ne change jamais d’expression, quelquefois même aux dépens des paroles qu’elle prononce. De la technique sans doute, mais aucun art du chant, et évidemment bien peu de sensibilité. Dans la mesure où elle reste en scène quasiment pendant tout l’acte, sa manière de chanter affecte l’ensemble et “La prise de Troie”, qui doit tant à Gluck dont Berlioz se souvient sans cesse, reste un peu en-deçà de ce qu’on attendrait, malgré des chœurs impressionnants et très bien préparés par Donald Palumbo.

Susan Graham © Ken Howard

Tout change dans “Les Troyens à Carthage” où dès son entrée accompagnée par le chœur fameux “Gloire à Didon”, Susan Graham impose un style, qui est LE style: diction exemplaire, expression incroyable de vérité, avec les variations dans la couleur, des gestes accompagnant le texte qui montrent sa parfaite compréhension du propos. Tout y est. Si les aigus semblent un peu plus tendus, ils sont si bien négociés qu’ils passent aisément. Mais c’est dans les moments lyriques et pathétiques que Susan Graham est extraordinaire: le duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est à ce titre, avec un Bryan Hymel magnifique, un des grands moments magiques (la musique, en soi est fabuleuse) de la soirée, mais surtout “Adieu fière cité” qui réussit à tirer les larmes; depuis un immense enregistrement de Regina Resnik, je crois n’avoir jamais entendu ce texte dit de cette manière. C’est époustouflant. Je me souviens encore de sa Charlotte à Bastille, bouleversante: elle est ici une immense tragédienne, qui chante avec une intelligence incomparable et sait distiller une émotion indicible. L’intelligence du texte et du chant produisent ce soir un immense moment: c’est aussi le résultat d’une carrière menée sans déplacements incessants, de manière modérée, alternant récitals et quelques rôles, et ménageant la voix.
Et les rôles secondaires sont bien tenus, voire particulièrement soignés et souvent tenus par des chanteurs maison et de jeunes artistes prometteurs ; d’abord le Narbal de luxe de Kwanchoul Youn, basse profonde et sonore qui donne à Narbal une noblesse toute particulière. La Anna de Karen Cargill, mezzo soprano au timbre sombre et velouté , qui a quelques difficultés d’homogénéité entre les registres aigu et grave, mais une belle présence vocale, notamment dans les duos et les ensembles. Une note toute particulière pour deux ténors, le Yopas d’Eric Cutler (déjà vu à Bastille dans ce rôle en 2006, mais aussi dans “Le Roi Roger” en 2009) très appliqué et techniquement impeccable, mais surtout le très  jeune Paul Appleby récemment diplômé du Metropolitan Opera’s Lindemann Young Artist Development Program qui prête à  Hylas une voix à la fois très suave, très douce, très lyrique, et qui sait lui aussi distiller une belle émotion. Un ténor à suivre notamment pour Mozart.
Au pupitre, Fabio Luisi aborde l’œuvre pour la première fois. Fabio Luisi a pratiqué toutes les grandes scènes germaniques pendant la première partie de sa carrière, assurant à Vienne ou à Berlin les représentations de répertoire et donc rompu au changements de style et de tradition. Cette technicité en fait un chef sûr pour un orchestre et n’est sans doute pas étrangère à sa nomination comme “Pincipal Conductor” au MET: moins connu, il ne fait pas d’ombre au directeur encore en titre, James Levine, et il peut assurer aussi bien le Ring (un Ring assez élégant par ailleurs) que Aida ou Ballo in Maschera. Il est aujourd’hui reconnu et lancé dans le circuit des chefs de référence, puisqu’il est directeur musical à Zürich et honoraire à Gênes, sa ville d’origine (alors que pendant des années il n’a jamais dirigé en Italie). En abordant Les Troyens, il maîtrise les masses, tenant ensemble orchestre, chœurs, solistes, de manière solide, mais il sait aussi bien donner énergie et dynamisme aux moments les plus épiques, mais aussi délicatesse et douceur aux moments élégiaques et lyriques (le IVème acte, remarquable à l’orchestre) et très attentif au volume et à la modulation, et très attentif, en bon chef d’opéra, à ne jamais couvrir les voix, notamment au cinquième acte. Il donne vraiment la preuve qu’il est non seulement un technicien de grande sûreté, mais aussi et surtout un bon voire un grand chef qui sait donner couleur et cohérence à une œuvre. On ne l’attendait pas dans ce répertoire, et il y prend sa pleine place. Il est l’artisan de la réussite de la représentation.
Plus généralement, cette représentation est particulièrement emblématique de la bonne santé du chant anglo-saxon et de ses qualités: une distribution entièrement américaine aux qualités notables, notamment dans la diction du français, l’articulation, la projection, et une technique robuste. On accuse souvent cette école de former de bons techniciens, mais peu concernés par les émotions (par exemple Deborah Voigt!) , on a ici aussi l’exemple d’artistes qui savent maîtriser les difficultés techniques et donner à ce qu’ils chantent une puissance d’émotion qui surprend (Graham, Hymel, Appleby). Une vraie leçon pour le chant européen en berne en ce moment et livré à une école russe aux voix puissantes, mais techniquement quelquefois en défaut où les grandes références européennes (Anja Harteros, Anna Netrebko et Elina Garanca ) en ce moment sont largement concurrencées par les américaines (Sondra Radvanovsky, Angela Meade, Renée Fleming, Joyce Di Donato). La force de l’école américaine est qu’elle prépare à tous les répertoires avec une très grande technicité, et produit un résultat le plus souvent au moins très propre. Et avec Hymel, on tient un ténor au timbre clair, aux aigus triomphants, à la diction exemplaire, très adapté au répertoire français, certes, mais où on entend aussi pour le futur un Radamès ou un Florestan. En somme cette soirée retransmise du MET a ouvert 2013 avec l’espoir d’entendre de nouvelles voix solides, qui puissent aider à élargir le spectre du répertoire et à donner de la couleur et de la variété à nos soirées d’opéra.
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Acte III © Ken Howard

 

LUCERNE FESTIVAL 2013 – ÉTÉ: LE PROGRAMME DES CONCERTS

Le Festival de Lucerne de l’été 2013 sera un peu redimensionné. Effet de la crise? Une grosse semaine en moins puisque cette année le Festival ouvre le 16 août et non le 8 comme l’an dernier. La programmation en est-elle affectée? Pas vraiment: on trouve comme d’habitude la théorie des orchestres de prestige présents au bord du Lac, Philharmonique de Berlin(Rattle), Philharmonia(Salonen), Concertgebouw(Gatti), Radio Bavaroise (Jansons), Staatskapelle de Dresde (Thielemann), Philharmonique de Vienne (Maazel), Philharmonique de Saint Pétersbourg (Temirkanov), Symphonique de Pittsburgh (Honeck), avec cette année, Wagner oblige (il a séjourné à Lucerne, dans la villa de Tribschen), un Ring des Nibelungen complet avec l’excellent Symphonique de Bamberg, un des orchestres de grande tradition, on pourrait même dire de Haute École, qui fut l’orchestre de Joseph Keilberth, dirigé aujourd’hui par Jonathan Nott.

Et Abbado? la thématique de cette édition “Révolution” l’a conduit à programmer un concert d’ouverture (16 et 17 août) composé de trois compositeurs à leur manière “révolutionnaires”, Luigi Nono (Extraits de Prometeo), Schönberg (Extraits des Gurrelieder – à quand le moment rêvé de la programmation de l’intégrale?) et l’Eroica de Beethoven. Le second concert continuera d’explorer Bruckner avec la Symphonie n°9 WAB 109, pour trois concerts (23, 24, 26 août).

Sans répéter ce que vous lirez parfaitement dans le programme officiel publié dans le site, je voudrais attirer votre attention sur ce que j’estime être incontournable. D’abord Der Ring des Nibelungen , direction Jonathan Nott, Bamberger Symphoniker, les 30 et 31 août et les 2 et 4 septembre  avec entre autres Klaus Florian Vogt (Siegmund), Petra Lang/Eva Johansson (Brünnhilde), Albert Dohmen (Wotan/Wanderer) Torsten Kerl (Siegfried) , Mikhaïl Petrenko (Fafner/Hunding) Elisabeth Kulman (Fricka).

Chaya Czernowin, compositrice israélienne, sera l’artiste en résidence 2013, et plusieurs orchestres joueront ses oeuvres, à commencer par le  West Eastern Diwan Orchestra, dirigé par Daniel Barenboim qui donnera deux concerts, le 18 août (Verdi, Haddad, Wagner, Czernowin) et le 19 août (Wagner, Berg, Beethoven) deux concerts où l’on jouera Wagner, mais aussi un compositeur israélien et un compositeur arabe.
Le Concertgebouw pour sa venue annuelle, sera dirigé par Daniele Gatti les 1er et 3 septembre pour deux concerts, au programme Mahler IX (le 1er septembre) et Bartok/Prokofiev le 3 septembre, parce que Mariss Jansons leur chef dirigera son autre orchestre (Orchestre de la Radio Bavaroise) quelques jours après, le 7 septembre dans un programme Beethoven (concerto pour piano n°4 – Mitsuko Uchida)/Berlioz (Symphonie Fantastique), et le 8 septembre dans un programme Mahler avec la symphonie n°2 “Résurrection”, et le chœur de la Radio Bavaroise, Anna Larsson et Genia Kühmeier en solistes…on y sera!

J’ai noté aussi le Philharmonia Orchestra dirigé par Esa Pekka Salonen dans une Damnation de Faust de Berlioz avec Paul Groves (Faust) etGérard Finley, mais aussi, hélas, Christianne Stotjin.

Je n’oublie pas Maurizio Pollini le 1er septembre à 11h et Pierre Boulez, programmé avec le chef Pablo Heras Casado avec le Lucerne Festival Academy Orchestra le 7 et le 9 septembre pour deux concerts différents, l’un très contemporains (Mason, Attahir, Ammann,  Boulez) l’autre plus “classique” (Webern, Berg | Berio, Stravinski).

C’est la fête à Lucerne, comme vous pouvez le constater, et le 25 août ce sera encore plus fort, puisque les deux orchestres Lucerne Festival Orchestra et Lucerne Festival Academy Orchestra, dirigés par David Robertson, seront réunis dans la ville pour un programme surprise connu seulement en juin prochain!
Prenons donc notre mal en patience, et délectons-nous à l’avance de ce programme un peu allégé, mais si alléchant.

DE NEDERLANDSE OPERA 2009-2010: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ avec Eva-Maria WESTBROEK et Yvonne NAEF, direction John NELSON (16 avril 2010)

A quelque chose malheur est bon. Bloqué depuis maintenant deux jours à Amsterdam en transit, en attendant le passage du nuage volcanique fatal et la réouverture hypothétique de l’aéroport de Schiphol et de celui où je devais me rendre en Scandinavie, j’ai repéré bien vite  que ce 16 avril au DNO (De Nederlandse Opera), Les Troyens étaient à l’affiche avec une distribution féminine alléchante et John Nelson au pupitre, garantie de qualité pour ce spécialiste reconnu de Berlioz. Aussitôt vu, aussitôt fait. De retour de l’aéroport fantômatique où chaque passager se fait plaindre par le personnel très sympathique, où errent des touristes asiatiques, des passagers solitaires, des hôtesses sans avion, et après avoir persuadé mon chauffeur de taxi que non décidément, je ne voulais pas qu’il me conduise en Scandinavie, mais simplement à l’Hôtel, je me suis ensuite précipité dans le tram pour arriver à l’Opéra à l’heure (le spectacle commençant à 17h30 pour se terminer à 23h).
L’Opéra d’Amsterdam est l’un des plus sympathiques que je connaisse. J’aime beaucoup y aller: le quartier est très vivant (Quais de l’Amstel, Waterlooplein, Rembrandtplein) le public est très détendu, habillé de manière très diversifiée (du costume sombre au short, du tee shirt au noeud papillon), le personnel toujours affable et souriant, et last but not least les spectacles sont toujours de qualité. Ce soir encore, Les Troyens n’ont pas fait faillir l’excellente réputation du lieu. La mise en scène remonte à 2003, c’est Pierre Audi, le directeur artistique qui l’a signée, décors de George Tsypin, costumes de Andrea Schmidt-Futterer. Comme souvent avec Pierre Audi, c’est une belle mise en image, très propre, très “professionnelle” au sens où les choeurs savent se mouvoir, où les éclairages sont soignés, où l’ensemble se laisse voir de manière très fluide et souvent agréable, sans être exceptionnel et sans idées extraordinaires. Un spectacle solide, fondé sur des oppositions de couleurs (le noir pour les Troyens, le blanc pour les Carthaginois), sur des lumières vives, et souvent chaudes (jaune, rouge sang,  bleu profond), et sur des oppositions de style de décor, horizontal pour Troie, vertical en contruction pour Carthage ( Berlioz et Audi connaissent leur Virgile) et à la fin, le décor tombe en ruines, non terminé, l’amour de Didon pour Enée provoquant l’arrêt de toute la construction de la ville, Didon passant son temps à s’occuper de son hôte plutôt que de gérer.
L’amour c’est comme la guerre, là ou il passe, le reste trépasse.
En fait, à la fin de l’Opéra, on en revient presque à l’image du début, le blanc de Carthage ayant viré au noir, et Didon s’immolant comme Cassandre au premier acte. Autre point un peu décevant la direction d’acteurs n’est pas vraiment précise: quand c’est Westbroek qui chante, pas de problème, elle vit son rôle avec une intensité rare, quand c’est Naef, c’est moins “vécu” de l’intérieur, et cette passion ravageuse pour Enée est quand même un peu “plan plan”. Il reste que cela reste très acceptable globalement. La chorégraphie de Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn m’a laissé un peu plus dubitatif: un parti pris ironique, qui ne va pas forcément avec l’ensemble et qui finit par gêner, notamment pendant les musiques de ballet du magnifique quatrième acte, l’île heureuse de l’opéra.

Il en va tout autrement au niveau musical, où l’on atteint très souvent l’excellence. D’abord, la direction de John Nelson est très précise, très attentive, toute en subtilité. L’orchestre n’est jamais fort, ne couvre jamais les voix, les équilibres sont très soignés et la poésie est souvent au rendez-vous. Sa direction me semble encore plus convaincante qu’à Genève il y a quelques années: le quatrième acte, qui commence par la chasse royale et orage et qui se clôt par le sublime duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est un moment de grâce, enthousiasmant, émouvant, bouleversant. L’orchestre (le Nederlands Philharmonisch Orkest) est vraiment de très bon niveau. A part le Concertgebouw, les Pays-Bas ont une réserve très respectable d’orchestres , et de grande qualité, même s’ils sont moins connus. Puisque l’Opéra n’a pas d’orchestre fixe mais des orchestres différents attachés à une ou deux productions, quand on vient souvent à Amsterdam, on a l’occasion de les entendre tous, avec beaucoup de plaisir. C’est qu’il y a aux Pays Bas une grande tradition musicale, comme souvent en pays protestant, et que la tradition lyrique en revanche est très jeune (20 ans): il n’y a pas de tradition d’opéra aux Pays-Bas, et le public est très ouvert et très disponible. Le chœur (qui lui est attaché à l’Opéra) est remarquable, je l’ai découvert à l’occasion du Moïse et Aaron de Schönberg (dirigé par Boulez, mise en scène de Peter Stein) et non seulement c’est un chœur qui chante bien , mais aussi très ductile, qui joue et demeure toujours très engagé.
Comme encore souvent à Amsterdam, les voix ne sont pas forcément des stars, mais l’ensemble est toujours très homogène: je n’y ai jamais pour l’instant entendu de distribution bancale. Ce soir bien sûr, il y a une vedette c’est l’enfant du pays Eva-Maria Westbroek, très engagée, à la voix puissante, mais pas forcément à l’aise dans le registre plus grave que réclame notamment le deuxième acte de “La prise de Troie”. Il reste que la chanteuse est impressionnante.
Je savais Yvonne Naef une excellente mezzo (je me souviens de sa Brangäne remarquable à Paris), mais là, il y a le soin extrême accordé à la prononciation, une voix homogène sur tout le registre (même si au début, les aigus étaient très légèrement tirés avec de légers problèmes de justesse): la fin est magnifiquement chantée: si Westbroek a reçu des fleurs, Naef a eu droit à la standing ovation. Avec un peu plus d’engagement scénique, elle pourrait sans doute prétendre être la Didon du moment, la voix est saine, volumineuse, techniquement impeccable. Une grande prestation.
Enée est un jeune ténor américain, Bryan Hymel “qui a tout d’un grand”: il a la puissance, la résistance, le velouté et la prononciation. Lui aussi pourrait s’engager un peu plus, mais c’est vraiment un Enée de haute volée, qui vaut Jon Villars, largement. Son air final “Inutiles regrets, je dois quitter Carthage” avec ses notes très hautes et sa vaillance, est vraiment remarquable.
On voit les théâtres de qualité non aux grands rôles, mais à l’excellence de l’ensemble de la distribution: pas un des chanteurs n’est pris en défaut, ils servent tous la partition de manière exemplaire. Il faut au moins trois ténors de qualité dans les Troyens, pour Enée, pour Iopas, et pour Hylas: ils sont tous excellents. Certes, le Iopas de Greg Warren n’a pas forcément encore le style de chant “français” qu’exige le rôle, mais il se tire fort bien de son air élégiaque, Hylas quant à lui ouvre le cinquième acte et la chanson d’Hylas interprétée par Sébastien Droy est très remarquée par le public, et de fait remarquable.

Anna devait être chantée par Charlotte Hellekant, bloquée à Helsinki par le fameux nuage. Elle est remplacée au pied levée par Ceri Williams, qui chante sur le côté, le rôle étant tenu par une assistante, et même si le dispositif gêne un peu, la prestation est tellement bonne (magnifique duo avec Didon “vous aimerez ma soeur”) qu’on l’oublie très vite. Les barytons et les basses sont tout aussi impeccables, le Chorèbe magnifique de Jean-François Lapointe (il promène son Chorèbe, modèle du genre, dans le monde entier), le Narbal d’Alistair Miles, le Panthée de Nicolas Testé, le Priam émouvant – une sorte de Roi Lear- de Christian Tréguier, et le spectre d’Hector, sonore et impressionnant, de Philippe Fourcade. Une distribution soignée, sans failles, avec du style et une prononciation française  excellente pour tous sans exception.

Au total, une soirée de référence, une interprétation de haut niveau, un spectacle encore réussi de l’Opéra d’Amsterdam, une des rares salles d’Europe qui vaille toujours le voyage.
L’an prochain, Vêpres Siciliennes de Verdi en français, Rosenkavalier dirigé par Sir Simon Rattle et surtout, surtout, Eugène Onéguine dirigé par Mariss Jansons avec le Concertgebouw, vous n’allez pas manquer ça, le Thalys vous attend!