BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA FORZA DEL DESTINO de Giuseppe VERDI le 5 JANVIER 2014 (Dir.mus: Asher FISCH, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Jonas KAUFMANN, Anja HARTEROS et Ludovic TÉZIER)

Acte I ©Bayerische Staatsoper
Acte I ©Bayerische Staatsoper

La Forza del Destino
Giuseppe Verdi
Libretto de Francesco Maria Piave (nouvelle version d’Antonio Ghislanzoni)
Direction musicale Asher Fisch
Mise en scène Martin Kušej
Décors de Martin Zehetgrüber
Costumes de Heidi Hackl

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Toute représentation verdienne est aujourd’hui un test: Verdi passe-t-il la scène comme il se doit? Aux temps de ma jeunesse lyricomaniaque, on sortait d’une bonne représentation verdienne comme regonflé, dynamisé, frappé d’enthousiasme au sens originel du terme: un grand Verdi vous régénère. Dans les grands Verdi dynamisants, il y a notamment Il Trovatore, halètement permanent d’une musique qui jamais ne perd tension ni force: j’écoutais il y a peu Corelli et Price avec Karajan à Salzbourg, quelle explosion ! Pas une note à retirer, à chaque minute un grand moment de palpitation.

La Forza del destino (1862) est un essai pour retrouver la geste et la veine du Trovatore (1853), à un moment où Verdi reprend ou remanie (notamment pour Paris) un certain nombre de ses succès, entre Ballo in maschera (1859) et Don Carlos (1867). Une naissance un peu difficile, la version pour Saint Petersbourg (enregistrée par Valery Gergiev) avec un final si contesté que Verdi lui-même n’aimait pas, est remaniée en 1869 pour la Scala, c’est cette version qui est jouée le plus souvent. c’est aussi la version jouée à Munich.
Moins équilibré au niveau vocal que Trovatore, La Forza del destino exige ténor, soprano, baryton très exposés, et notamment un baryton aux aigus triomphants, à la voix très ouverte. On sait aussi que c’est un opéra “maudit” à cause d’une tradition qui voudrait que ce titre attire des catastrophes. On sait par exemple que Leonard Warren y trouva la mort sur la scène du MET peu après urna fatale del mio destino. Les autres rôles sont moins sollicités mais tous relativement importants par leur relief, un Padre Guardiano basse profonde, un Fra Melitone basse bouffe, et un mezzo de grand caractère pour Preziosilla, qui ne sert à rien à l’intrigue, mais qui est celle qui mène les moments les plus colorés de la partition; car c’est là la particularité de Forza del Destino. Plus que d’autres œuvres de Verdi, cet opéra a un côté picaresque, coloré, épique, voire un côté opérette à grand spectacle qui peut surprendre (le fameux Rataplan!), opéra kaléidoscopique qu’on ne peut réduire à une couleur uniformément noire, d’où une difficulté de mise en scène: ou l’on traite du destin, et alors on s’attache à justifier la succession de ces malheureux hasards accumulés sur les personnages, avec leurs coups de feu fortuits, leurs rencontres étonnantes dans les lieux les plus ébouriffants (une auberge, un champ de bataille, une grotte), ou bien on ferme les yeux sur la vraisemblance et on se laisse porter sans trop fouiller par la succession des aventures jusqu’à la fin tragique, en étant bercé par drame et comédie qui alternent comme dans les auberges espagnoles.

Dans la misère qui frappe le chant verdien aujourd’hui (peu de distributions qui dépassent le passable) il était évidemment excitant de se rendre à Munich entendre trois des voix les plus fameuses de la scène lyrique aujourd’hui, Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier
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Jonas Kaufmann ayant annulé la représentation précédente, les gens se précipitaient sur l’affiche de la distribution du jour pour vérifier que leur héros serait bien présent le soir et il régnait autour du Nationaltheater l’ambiance bien connue des soirs exceptionnels : des dizaines et des dizaines de « Suche Karte », et le bruissement nerveux des voix dans l’entrée et les parties communes, bien caractéristique de l’attente du public. Ce soir, le bonheur circulait dans les travées, l’attente était palpable, l’urgence évidente : le public d’opéra en attente de jouissance, un sentiment un peu oublié dans certaines grandes maisons aujourd’hui (suivez mon regard …).
Tout le monde était au poste et ce fut comme attendu, un rêve éveillé, au moins sur le plateau.
Car, et l’on va commencer par le moins convaincant, mise en scène et direction n’étaient ni à la hauteur des attentes, ni à la hauteur des protagonistes réunis pour l’occasion.
Martin Kušej est un metteur en scène assez fameux en Allemagne, on a vu de lui au Châtelet une Carmen importée de la Staatsoper de Berlin qui n’était pas indigne, sans s’inscrire dans les productions de référence. Pour Forza del Destino, il ne réussit jamais à convaincre. D’abord parce qu’il prend tellement au sérieux le livret qu’il en efface toutes les bizarreries et les incohérences, mais surtout le ton bigarré qui le caractérise. Tout est uniformément gris et noir, on est en guerre dans une ambiance plus proche de Die Soldaten que de l’auberge espagnole dont il était question plus haut. Le Rataplan se passe sur un chœur allongé au sol comme autant de cadavres, sans jamais une distance ironique ni dans la fosse ni sur la scène, alors que la musique nous y invite. Les scènes de Melitone sont ennuyeuses, sérieuses, grises avec un Melitone jamais individualisé (jamais le même costume, quelquefois une perruque, comme s’il était une typologie et non un personnage), la scène de l’auberge manque de pittoresque : en bref, cela manque de sourires.

Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper
Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper

Quant on se rappelle Gabriel Bacquier, irrésistible Melitone à Paris sous Liebermann, dans une mise en scène (John Dexter) pas vraiment réussie, il vous vient un peu d’agacement, qui n’est même pas dû au Melitone du jour, Renato Girolami, dont on sent l’envie de faire un peu sourire, mais engoncé dans son rôle de Moine « serioso » (c’est à dire trop sérieux). On a coupé aussi des parties un peu souriantes de Mastro Trabuco (A buon mercato dans l’acte III, et la Tarantelle suivante, avant le Rataplan), un peu comme si on coupait au deuxième acte de Bohème la scène de Parpignol. Bref, Martin Kušej a fait un film noir, sans prendre en compte les incongruités et les parties bouffes: il en résulte que dans ce paysage uniformément gris, les scènes plus colorées perdent tout sens, tout pittoresque, toute respiration.
L’histoire se passe sans doute en Espagne, Calatrava étant l’un de ces aristocrates probablement lié à l’église (Opus Dei ?), vaguement mafieux (voir son séide à lunettes noires), qui vit dans une ambiance lourde et étouffante, où chacun surveille tout le monde ; c’est assez réussi au départ pour planter le contexte, notamment quand Leonora, un peu nerveuse dans la perspective de sa fuite prochaine avec l’être aimé, regarde dehors, derrière les voilages, qui sont autant de lieux de dissimulation. À table le marquis, le frère Carlo (un enfant), Leonora, Curra et un prêtre. Au milieu de la table une croix.
Lorsque le rideau tombe sur ce premier acte, Carlo a pris 20 ans (car il faut montrer les ellipses temporelles), les personnages sont fixés dans des positions qu’on va retrouver à l’auberge, car la longue table du repas va être l’élément permanent retrouvé à chaque scène, ainsi que la croix, et dans le tableau final, les personnages y retrouveront leur place initiale (Carlo, Leonora), morts. De même l’idée de faire jouer le Marquis de Calatrava et le Padre Guardiano par le même chanteur n’est pas fortuite ou simple économie d’échelle, mais intentionnelle. Calatrava passe de papa à Padre, de père punissant et intolérant à père bienfaisant, tolérant, charitable, bref tout ce que Calatrava n’est pas… de là à dire que Leonora dans cette mise en scène recherche un père…

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II ©Bayerische Staatsoper

Dans un décor à l’esthétique de la laideur (de Martin Zehetgruber, d’habitude plus inspiré), se détache l’acte III à cause de la vision de la maison éventrée vue de dessus qui permet de placer des personnages qui montent et qui semblent défier la pesanteur (Est-ce d’ailleurs Leonora qui est là, dissimulée sous un capirote de Pénitent qu’un soldat découvre ? Est-ce aussi elle qui, vue de dessus, ouvre une porte qui semble un caveau et paraît marcher au fond de la maison en ruines au moment où chante Alvaro ?

Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper
Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène ne fait rien pour rendre un livret échevelé un peu cohérent, sinon lui forcer la main (una forzatura, diraient nos amis italiens) et lui faire dire ce qu’il n’est pas. On a vu Fra Melitone traité de manière sérieuse, là où le personnage est un pendant bouffe du Padre Guardiano, il en est de même pour Preziosilla dont la mise en scène ne sait que faire ; vêtue au deuxième acte du tailleur Bordeaux de Curra (Curra deviendrait-elle Preziosilla, pour donner une logique de continuité aux personnages ?), puis au troisième acte attifée en short de jean laissant apparaître de puissantes cuisses ; elle n’est même pas une figure, alors qu’elle est dans le livret une gitane (ce qui à Séville, se justifie). Et cette guerre (d’Espagne) est en fait une guerre civile, où les soldats sont habillés en rebelles, où circulent des personnages louches (lorsque Alvaro sauve Carlo), et où étrangement Carlo et Alvaro se retrouvent du même côté (on pouvait pourtant penser que…). Quant à la grotte de Leonora, entremêlement de croix difficile à traverser (certes, l’idée de pénitence est constante) qui se substitue aux voilages du premier acte dans le même espace, c’est évidemment une manière de montrer une sorte de mouvement immobile que l’image finale nous confirme : le père/Padre habillé comme au premier acte, les deux enfants morts, et Alvaro (aux cheveux longs d’indien ? de gitan ? en tous cas de marginal) qui s’en va, jetant la croix, éternel proscrit, l’étranger par définition.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper
Scène finale ©Bayerische Staatsoper

De cette mise en scène, je retiens le premier acte à l’ambiance bien définie et claire, le reste est une succession de tableaux qui s’efforcent de faire croire à une logique interne alors que le metteur en scène la cherche sans jamais la trouver, tout simplement parce qu’il n’y a d’autre logique que celle d’un destin qui frappe aveuglément, au hasard des rencontres fortuites mais ad hoc pour boucler un livret il faut bien le dire impossible.
À la décharge de Martin Kušej, il est rare de voir une mise en scène de Forza del Destino qui soit autre chose qu’une illustration (on se souvient de celle, très médiocre aussi, de Jean-Claude Auvray à Paris) : il faudrait au moins un Marthaler pour donner à ce livret la logique de la folie. Martin Kušej a commis l’erreur d’essayer de donner une unité à ce qui n’en doit pas avoir (c’est justement la force du destin…), les personnages traversent des mondes différents, des ambiances différentes, des espaces différents, on passe du rire au meurtre, de la pitié à la cruauté, de l’amitié à la haine dont Carlo est un idéologue : seule jolie idée dans le duo de l’acte IV, lorsque Alvaro croyant retrouver Carlo apaisé le prend par les épaules pour le serrer et que l’autre lui lance sa haine.

Acte IV ©Bayerische Staatsoper
Acte IV ©Bayerische Staatsoper

Pour le reste, et sauf dans les duos Carlo/Alvaro très bien réglés, et calibrés pour les personnalités de Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, qui explosent en scène, les autres personnages (Melitone excepté) font ce qu’ils ont toujours fait dans n’importe quelle mise en scène, sans aucune invention dans la conduite des acteurs et des attitudes, conformes à la tradition : cela favorisera les reprises avec des distributions différentes, si par bonheur on trouve aussi bien que le trio vainqueur de la soirée, ce qui reste un défi…Seul le chœur est traité de manière originale et un peu provocante: la guerre permet bien des licences.
Du côté de la direction musicale, Asher Fisch, habile artisan, ne fait qu’accompagner l’action ou le drame sans y entrer. Il a été injustement hué car sa direction est en place, assez claire dans la manière de valoriser certaines phrases ou certains pupitres. Mais elle est sans idées, elle ne parle pas, elle ne fait pas apparaître de discours sur l’œuvre : l’orchestre accompagne assez efficacement les chanteurs en les protégeant, en adoptant les tempos sinon justes du moins adaptés au style de chant (notamment quand Kaufmann chante), mais sans jamais s’imposer. Avec le trio vocal qu’il a en face de lui, Asher Fisch n’impose pas de vision sinon celle que le plateau lui impose : une direction d’où émerge à nouveau la qualité des pupitres solistes (notamment les bois, et en particulier la clarinette, magnifique), déjà remarquée la veille : la qualité de l’orchestre est tellement notable qu’on est frustré de ne pas entendre un Verdi qui soit vraiment dirigé, un Verdi coloré, rythmé, qui scintille brillamment et non bruyamment. De même qu’il n’y pas vraiment de chanteurs pour Verdi (encore que, ce soir…), quel chef en vue se risque à Verdi, sinon Barenboim là où on ne l’attendait pas, Pappano, mais sans vrai caractère, Gatti, mais il a été très contesté, injustement, Muti qui de l’ébouriffante créativité des années 70 et 80, s’adonne désormais à un raffinement extrême pas toujours convaincant, et Chailly, qui va prendre la Scala et dont on espère qu’il va sortir le répertoire verdien de sa léthargie. Seuls grands verdiens à mon avis, à part Abbado qui ne veut plus diriger d’opéra, et qui n’a pas dirigé Verdi à l’opéra depuis plus de dix ans, James Levine, qui anima d’immenses Verdi , et Zubin Mehta, les rares soirs de grâce.
Alors la place est libre pour des Asher Fisch, qui sont des chefs honnêtes mais sans inventivité, et qui dirigent un Verdi sans la dynamique et l’urgence voulues, une urgence qui doit s’imposer aux chanteurs et non l’inverse.
Ce n’est pas une déception car je ne m’attendais pas à grand chose de la direction musicale, mais c’est la confirmation d’un constat : Verdi est terriblement difficile à faire vivre. Je l’ai écrit plusieurs fois, des chefs moyens ou médiocres peuvent faire survivre un Wagner, ils enterrent systématiquement Verdi. Verdi nécessite le génie (Abbado, Toscanini, Kleiber) ou l’intuition atavique (Gavazzeni, Patanè), mais il ne tolère pas la médiocrité.
Je sens les doutes du lecteur : mais que diable allait-il faire dans une telle galère ? J’ai affirmé sans cesse que l’opéra tient sur un trépied composé du chef, du metteur en scène et des chanteurs ; si deux pieds fonctionnent, ça passe, mais si un seul survit, cela ne fonctionne pas.
Et cette fois pourtant, un seul pied a tenu l’équilibre et porté la salle à l’incandescence, aux hurlements, à la joie, au bonheur indicible des soirées dont on se souvient.

Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper
Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper

A-t-on trouvé une distribution exempte de problèmes ? Absolument pas : la Preziosilla de Nadia Krasteva est désormais comme on dit en italien acqua passata. D’abord, des problèmes de justesse incessants à l’aigu, ensuite, nous avons entendu trois Preziosilla au minimum, tant la voix a laissé derrière elle toute homogénéité, à chaque registre une voix différente, avec une tendance à poitriner systématiquement les notes graves : cela bouge, cela ne s’impose jamais. Il est temps pour elle de passer à d’autres exercices : peu de contrôle sur la voix, des sons lancés et perdus, et un personnage rendu illisible par la mise en scène. Disons simplement, et pour être gentil qu’elle ne dérange pas trop. Le Melitone de Renato Girolami est en revanche très gêné : il aimerait chanter en basse bouffe, on lui impose d’être une basse un peu plus sérieuse, au mépris de ce que veut le livret. Alors certes, la mise en scène en fait un roublard (qui vole la nourriture aux pauvres par exemple), mais n’arrive pas à l’imposer comme un personnage dont on attend les interventions. De plus, Martin Kušej l’habille et le coiffe à chaque apparition de manière différente, et détruit la singularité du personnage: on est un peu perdu. Difficile dans ces conditions de construire quelque chose avec le chant qui ne soit pas impersonnel, et pourtant, à la différence de ce qu’on entendait en streaming, la voix porte et s’impose, mais ne dit strictement rien. Melitone est tout aussi inutile dans cette vision que Preziosilla..
Enfin, le Padre Guardiano/Calatrava de Vitalij Kowaljov n’a pas la noblesse vocale voulue. La voix reste pour mon goût trop claire, le grave profond est détimbré (gênant au deuxième acte), et la projection du son un peu mate. Pour le Padre Guardiano, on a besoin d’une basse sonore, profonde, caverneuse : rien de tout cela, même si au total la prestation est honnête du point de vue technique ; c’est la pâte vocale de Kowaljov, sa consistance, qui ne convient pas au rôle.
Des personnages secondaires, Mastro Trabuco (Francisco Petrozzi) ayant été à peu près sacrifié il n’y a pas grand chose à dire sinon qu’ils tiennent leur rôle (Heike Grötzinger, Christian Rieger, Rafal Pawnuk).
Je vous sens accablés : est-ce là la production verdienne de l’année ? est-ce là ce qui a fait courir l’Europe lyrique entière ?
Eh, oui, parce qu’il reste ceux qui nous ont complètement tourneboulés, à un point d’émotion inattendu pour ma part, même si je n’ai cessé de noter çà et là quelques problèmes, et même si la première partie, Harteros à part, ne présageait rien de bon : un Tézier assez banal dans Son Pereda, son ricco d’onore et un Kaufmann qui au premier acte n’était pas entré dans le rôle : attaque initiale a per sempre, o mio bel angiol ratée, manque de legato, engagement un peu éteint (son entrée était très molle là où elle doit exploser). Il n’y avait qu’Anja Harteros, sur qui repose quand même l’essentiel des deux premiers actes qui s’est servie de son premier acte pour se chauffer la voix : son aria Me, pellegrina e orfana a été très bien exécuté, certes avec quelques sons métalliques surprenants et quelques graves problématiques, mais une technique de souffle qui permettait dès le départ d’imposer ses aigus. C’est au deuxième acte qu’elle fut déjà ailleurs, dans les interventions du premier tableau Ah fratello salvami qui m’ont fait battre le cœur et surtout un Sono giunta ! Grazie a dio ! qui faisait littéralement trembler…Ah, si le chef avait été autre chose que banal ! Il s’en suivit un duo avec Padre Guardiano qu’elle a dominé de bout en bout par son intensité, jusqu’à Vergine degli angeli complètement éthéré, mais dans une mise en scène parsifalienne assez ridicule où elle (en fait une figurante) est plongée dans une eau purificatrice, puis portée d’un bout à l’autre de la scène par un circuit qui permet de remplacer la figurante par la vraie Leonora, et qui est simplement mal fichu, mal rendu, et trouble l’écoute. Un des sommets de la partition inutilement gâché.

Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper
Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper


Leonora disparaît pour deux actes, et réapparaît sortant de son antre pour Pace pace mio dio, son air le plus attendu. Le public était chauffé à point nommé par les actes précédents rendus stupéfiants par un Kaufmann et un Tézier qui ont complètement changé la face de la soirée : d’emblée ils ont installé un niveau, on le verra, totalement inaccessible à d’autres chanteurs aujourd’hui. Dans ces conditions, l’air fut étourdissant, bouleversant d’émotion avec une voix désormais libérée, éclatante, vibrante – les larmes viennent en l’écrivant – qui a laissé éclater un maledizione anthologique, tenu plus longtemps qu’à la représentation vue en streaming et qui a mis le public sens dessus dessous. Et ce fut suivi d’une dernière scène où une Anja Harteros complètement dédiée achevait de nous chavirer, dans un dernier duo avec Jonas Kaufmann que j’ai encore aux oreilles, dans ce silence d’une salle tétanisée.
Car Jonas Kaufmann qui n’a ni la couleur, ni le style habituel qu’on attend dans ce type de rôle, a imposé un personnage d’une intensité rarement atteinte, des aigus d’une sûreté et d’une puissance époustouflantes, et un charisme inouï, une présence scénique bouleversante, un naturel et une vigueur dans les attitudes qui tranchaient même avec un chant complètement contrôlé et dominé. Sa diction impeccable, son sens consommé de la projection et de la modulation, et ce dès son La vita è inferno all’infelice,  après un premier acte en demi-teinte nous ont cueillis à froid et ont littéralement saisi puis fait exploser le public.
Il y a des choses que Kaufmann ne peut faire dans le chant verdien, notamment un discours continu, rapide, ouvert, alors il fait ralentir les tempi (c’est visible dans le duo du IVème acte avec Carlo, très lent, où chaque parole pèse, mais sans vrai crescendo, au moins à l’orchestre) et il travaille sur les sons filés, les mezze voci que lui seul sait utiliser dans ce type de rôle. On passe d’aigus triomphants à des moments de retour sur soi qui mettent le public littéralement à genoux : il fallait entendre l’explosion à la fin de l’air initial de l’acte III, qui remettait les choses à leur place, qui enfin installait la vibration verdienne pendue au fil de cette voix étrange, totalement construite et en même temps d’une puissance d’émotion démultipliée. Et la présence de Ludovic Tézier en face de lui, personnalité tantôt contrôlée, tantôt elle aussi explosive, a créé une sorte d’émulation dans la violence, dans l’émotion, socle d’un rapport fusionnel entre le plateau et la salle. On n’a plus arrêté de hurler et d’applaudir, tant la tension imposée, tant la perfection du chant correspondait à l’émotion diffusée, tant on était enfin dans Verdi, dans ce Verdi qu’on aime et qui renverse.
Le duo Alvaro/Carlo qui suit le Rataplan, habituellement coupé car Verdi lui-même ne l’aimait pas, (même dans l’enregistrement de Riccardo Muti – la référence- pourtant réputé pour ses versions complètes), et qui anticipe le grand duo du quatrième acte avec de si notables problèmes dramaturgiques (ces deux là n’arrivent jamais à vraiment s’entretuer…) a déjà démultiplié la tension (carnefice del padre mio impressionnant de Tézier), et Ludovic Tézier à qui certains reprochent un manque d’élégance ou de distinction dans ce rôle, est ici à mon avis irremplaçable : le texte est dit, parfaitement, il est même disséqué, et en même temps l’artiste arrive à donner une puissance et un volume que je ne me souviens pas avoir entendu depuis Piero Cappuccilli, ma référence : je me souviens encore d’Urna fatale del mio destino à Garnier par Cappuccilli dont je ne suis pas encore aujourd’hui revenu…
Avec Tézier ici, nous y étions presque. Peu importe alors le ridicule ou le vide d’une mise en scène qui n’a plus rien de gênant puisqu’on s’en moque, adieu alors les discours intellectuels sur le théâtre à l’opéra, sur le rôle du chef, sur l’opéra lieu de savoir: nous étions tous en train de brûler au feu de ces immenses artistes qui ont allumé l’incendie sur la scène et ont fait oublier tout le reste. Opéra lieu des sens.
Etrange duo du quatrième acte d’ailleurs, où les performances d’acteur des deux protagonistes fascinaient, pendant que la musique n’avait pas le dynamisme habituel : lenteur du tempo, absence de crescendo à l’orchestre qui sonnait bien pâle : ce qui sonnait c’était ces deux voix qui allaient à leur rythme, qui correspondaient à ces corps qui bougeaient, à cette fougue incroyable qui traversait la scène, à cette urgence qu’ils nous diffusaient (sans qu’on l’entende à l’orchestre, privé de la dynamique que les voix nous donnaient), mais ce qui se passait devant nous était hypnotique.
Voilà aussi l’extraordinaire effet de salle qu’aucune transmission télévisuelle ne pourra jamais rendre : le silence de saisissement, la respiration un peu plus saccadée en soi, et qu’on sent chez les voisins, le mien prenait frénétiquement des notes, et puis, au beau milieu du quatrième acte, s’est arrêté d’écrire, jusqu’au rideau final, comme pétrifié.
Dans quel état physique nous ont-ils laissés, ces trois artistes qui à eux seuls hier étaient la représentation. C’est cela aussi l’opéra, et c’est un rare privilège que d’avoir entendu en deux soirs les termes extrêmes de cet art, d’un côté un spectacle accompli et d’une justesse rare, où tout concourait à créer la fascination, et de l’autre côté, les individualités exceptionnelles qui transforment une production pâle et une direction moyenne en un miracle physiquement à la limite du supportable. Où se trouve la vérité de l’opéra ? Vu la qualité du spectacle d’hier, les remplacer par une distribution alternative sera une entreprise impossible, car le reste est trop médiocre pour tenir le coup. Onéguine au contraire, avec ce chef et cette mise en scène, tient la distance dans sa troisième distribution depuis 6 ans…L’art lyrique est-il une explosion du moment ou un chemin construit qu’on parcourt au gré d’un spectacle total. Onéguine était dans la totalité et l’épaisseur, Forza dans l’exception, dans la brûlure de l’instant, dans la singularité du miracle. J’ai vécu profondément Onéguine, j’ai vécu intensément Forza. Onéguine m’a fait sentir et penser, Forza m’a fait trembler et pleurer.
Non so piu’ cosa son cosa faccio…
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Pace mio dio ©Bayerische Staatsoper
Pace mio dio (Anja Harteros) ©Bayerische Staatsoper

UNE MÉDITATION SUR FORZA DEL DESTINO au BAYERISCHE STAATSOPER, en STREAMING (avec Anja HARTEROS, Jonas KAUFMANN et Ludovic TÉZIER)

La vision (en streaming) de Forza del Destino de la Bayerische Staatsoper m’a fait un peu gamberger et méditer sur l’extraordinaire excitation provoquée par la présence de Jonas Kaufmann dans une distribution au sein du petit monde lyricomaniaque, et sur la valeur ajoutée que représente toujours la représentation d’un grand Verdi. Je ne résiste pas à écrire ces quelques lignes, jetées après ce moment vibrant vécu dans l’intimité de mon bureau et derrière mon ordinateur.

Saluons d’abord l’initiative de la Bayerische Staatsoper qui retransmet en direct et en streaming les productions phares de sa saison (prochaine représentation, La Clemenza di Tito, dirigée par Kirill Petrenko le 15 février 2014), beaucoup de mélomanes étaient accrochés à l’ordinateur hier soir, tant une Forza del destino si bien distribuée est rare : Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier deviennent un trio inévitable pour ceux qui veulent entendre du beau chant, et notamment du beau Verdi.
Inévitable aussi la descente en flammes du Corriere della Grisi : comme d’habitude, appelant à la rescousse des enregistrements des années 10, 20, 30 du siècle dernier, et comparant ces chanteurs bien vivants à des artistes (disparus) éminents qu’ils n’ont jamais entendus dans les rôles dont ils édictent doctement les exigences, ils en ont conclu à la pire des exécutions de Forza del Destino entendue depuis 40 ans (“La peggior esecuzione di Forza del destino,  mai sentita in quarant’anni.”). Le dernier mot de leur compte rendu: « inorriditi », horrifiés…Toujours modérés, les vestales de la Grisi s’autodétruisent rien qu’en écrivant. S’ils ne faisaient qu’écrire ! Mais ils guettent à la Scala, tels les murènes prêtes à mordre, le moindre malheureux chanteur qui se hasarde à chanter Verdi pour le huer copieusement (voir Beczala récemment). Alors, vous pensez, une Forza avec ces incapables que sont Tézier, Kaufmann et Harteros ! Si j’avais le temps et l’envie d’en perdre, je traduirais l’article injuste pour ne pas dire pire de celui qui se fait appeler Domenico Donzelli.
Leur problème n’est pas la justesse de leurs remarques, elles sont assez pertinentes pour certaines, mais c’est leur agressivité, et leur aigreur: ils considèrent que les règles du chant sont gravées dans le marbre et interdites d’évolution et de modes et qu’ils en sont les gardiens. On sait ce qu’il en est des gardiens du Temple…Ils passent leur temps à attendre ce que l’opéra ne peut plus leur faire entendre. Et ils se vengent.
Or, comme tout art, le chant évolue, dans ses règles, dans ses contextes, dans son style. Et on ne chante plus aujourd’hui comme hier, on peut le déplorer, mais c’est un fait. Inutile de faire comme si on chantait mal aujourd’hui et bien hier. On chante en fonction des contextes du jour, de l’époque, et surtout des modes. L’Opéra, c’est un art vivant, vécu, direct, hic et nunc. L’opéra en disque, ou en boite, c’est autre chose.
Ainsi, comment chanter Verdi aujourd’hui, après les baroqueux, après la domination de la forme sur l’émotion, ou du moins après l’émotion née d’abord du respect des formes?

J’avoue pour ma part que dans Verdi, j’aime une technique solide mâtinée de quelques grammes de tripe. Je m’explique : il n’y a pas de Verdi s’il n’y a pas d’élan, de vie, de nature déchaînée, de générosité, de don. Nous ne vivons pas une époque du don, superbe et généreux. Nous vivons au contraire une époque de maquillage du geste et du langage, de périphrases, de langue de bois  convenue, de médiations diverses où le style verdien si direct n’a rien à faire. Une époque mieux armée pour écouter le bel canto, le baroque, le style français, une époque où la substance est donnée par la forme, d’où la volonté de respecter les formes très codifiées de chant : même le chant mozartien a subi cette lamination par le  style et cette exigence de forme qui dicte ce qui est conforme et ce qui ne l’est pas. A ce style de chant correspondent souvent des styles de voix « sous verre », séparées du public par l’épaisseur d’un mur de verre qui met entre la voix et l’auditeur comme un prisme : ce que je n’aime pas chez des chanteuses comme Renée Fleming, sans doute parfaites, mais jamais habitées.

J’aime au contraire les artistes comme Evelyn Herlitzius, toujours à la limite, mais toujours offertes, ou même une Tiziana Fabbricini, aujourd’hui oubliée, très critiquée par les gardiens du temple,  qui pliait les règles à ses défauts, et qui mettait à ses risques et périls (elle l’a d’ailleurs payé) la vérité d’une règle sous la loi de la vérité d’un rôle, et surtout une Gwyneth Jones, qui ouvrait la bouche pour n’être qu’émotion. Voilà pourquoi j’ai aimé Rosalind Plowright dans Dialogues des Carmélites : on entendait une voix abîmée sûrement, mais surtout habitée, qui mettait ses cassures au service d’une vérité.
Alors, évidemment le débat continue autour de Verdi. On l’a eu pour La Traviata milanaise, on va le retrouver pour cette Forza munichoise, ou pour le Trovatore de Berlin qu’on va retrouver bientôt à Milan. La question se pose parce qu’au contraire des chanteurs  pour Wagner et Strauss, en nombre indiscutable aujourd’hui (même si les Vestales du chant wagnérien vous expliquent qu’il n’y plus de Siegfried depuis Max Lorenz, et que même Windgassen n’en était pas un, que celles du chant straussien vous diront qu’il n’y a plus de Maréchale depuis Schwarzkopf, et que même la grande Elisabeth peut aller se rhabiller face à Lotte Lehmann), il n’y a pas un seul chanteur indiscutable pour Verdi aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à aller à l’opéra, c’était l’inverse, on distribuait un Ring à grand peine (exception faite pour les grandissimes qui approchaient de la fin de carrière, Theo Adam, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Helga Dernesch, James King, Jon Vickers, René Kollo, Christa Ludwig…), et on distribuait assez facilement les Verdi (Placido Domingo, Renata Scotto, Fiorenza Cossotto, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Mirella Freni, Renato Bruson, Martina Arroyo, Shirley Verrett, Leontyne Price, José Carreras, Agnès Baltsa, Montserrat Caballé, Ruggero Raimondi) et même des chanteurs solides qui ne furent pas des stars comme Veriano Lucchetti ou Carlo Cossutta assuraient avec grande classe une bonne représentation verdienne.
La critique avait sévèrement jugé une Aida à Salzbourg dirigée par Herbert von Karajan avec Marilyn Horne, José Carreras, Mirella Freni, Piero Cappuccilli et Ruggero Raimondi (à laquelle j’assistai, pour ma première représentation salzbourgeoise, en 1979), qu’auraient dit les mêmes face à Oksana Dyka ou Lucrezia Garcia… ?
Les programmateurs se trouvent face à une déshérence du chant en Italie : on ne peut aligner une digne distribution internationale italienne pour un grand Verdi. Le chant italien est à l’image du pays : en ruines fumantes post berlusconiennes. Les causes en sont multiples, une politique de la culture qui à grand peine finance la protection du patrimoine artistique (et encore, voir Pompeï) et sans véritable axe prioritaire sur le spectacle vivant, avec des situations dramatiques de certains théâtres (Florence), une politique de formation complètement déconstruite où les écoles et académies recrutent plus d’asiatiques et de slaves que d’italiens, un manque de très bons pédagogues du chant (il ne suffit pas d’avoir été un grand chanteur pour être un bon professeur) et une réglementation du métier d’enseignant de chant erratique, une politique d’agents à court terme, plus soucieuse de faire de l’argent que de faire l’agent et donc usant de jeunes voix en quatre à cinq ans, des saisons réduites dans les théâtres à cause de la crise obligeant les chanteurs à chercher fortune ailleurs. Le résultat, des chanteurs souvent honnêtes, mais jamais convaincants, et un appel au marché international, notamment slave, pour pallier (mal) les insuffisances.  De plus, beaucoup de chanteurs italiens chantent en Allemagne (où l’offre théâtrale est énorme) y compris dans des théâtres dits « de province », Münster, Ulm, Nuremberg, Aix la Chapelle : on y voit la Raspagliosi, la Capalbo, la Angeletti, la Fantini, récente Manon Lescaut à Dresde qui font rarement des apparitions en Italie. Les seules stars internationales comme Patrizia Ciofi, Anna Caterina Antonacci, et naturellement Cecilia Bartoli, font l’essentiel de leur carrière hors d’Italie (pour cette dernière, mettre les pieds à la Scala signifie recevoir une bordée d’insultes), quant aux hommes, c’est dans le répertoire mozartien et rossinien qu’ils excellent (Luca Pisaroni, Vito Priante, Alex Esposito), les autres sont en fin de carrière (Scandiuzzi, Furlanetto). Seul Ambrogio Maestri triomphe dans Verdi (et un peu Giacomo Prestia), mais essentiellement dans Falstaff. Et ne parlons pas des ténors.
Le chant est international, et l’avion met tous les opéras européens à 1h30 de la moindre ville italienne : pourquoi rester en Italie quand il y a peu de travail, des rémunérations irrégulières (certains théâtres paient les cachets un an près…) et un public vivant sur les mythes et non sur la réalité ?
Comment s’étonner alors que cette Forza del Destino des stars affichée à Munich soit slavo-germano-française, et que les chanteurs d’origine italienne aient des rôles de complément ? La Grisi peut pleurer des larmes amères, il n’y a pas un seul théâtre italien capable d’afficher une Forza honnête aujourd’hui, et pas un chanteur italien capable de relever le défi. Car c’est un défi aujourd’hui pour le milieu du chant italien que de travailler en profondeur pour recréer un vivier de chanteurs qui puissent relever le gant et se préparer à affronter la scène. Les voix ne disparaissent pas, elles existent, mais dans un tel paysage, qui aurait envie d’y aller ?
Alors certes, dans ce quatuor entendu hier (je passe sous silence et Preziosilla – Nadia Krasteva et Melitone – Renato Girolami) ni Jonas Kaufmann ni Vitalij Kowaljow n’ont à proprement parler une couleur italienne, mais Jonas Kaufmann sait chanter merveilleusement, avec cette technique de fer qui lui fait contrôler les moindres inflexions de sa voix, une voix décidément bien sombre cependant pour faire un Alvaro lumineux. Ce contrôle extrême nuit évidemment à cette spontanéité dont je parlais plus haut et qu’on attend dans Verdi : l’entrée d’Alvaro au premier acte doit être explosive et  à cause du chef plutôt terne et de la manière de chanter de Jonas Kaufmann, ce n’est pas le cas: réécoutez l’entrée de Mario del Monaco à Florence sous la direction de Dimitri Mitropoulos en 1953 pour vous faire une idée. Kowaljow n’a pas la voix du rôle, qui doit être plus profonde et c’est un chanteur un peu pâle pour mon goût. J’ai entendu là-dedans notamment  Ghiaurov et Talvela, aujourd’hui peut-être René Pape serait-il mieux à sa place. Il reste que Kaufmann est remarquable, irradiant scéniquement avec ses moyens et dans sa manière et Kowaljow acceptable.
C’est Ludovic Tézier qui est vraiment dans le ton. Je dirais, encore un petit effort à l’aigu et il sera un second Cappuccilli. La qualité du timbre est stupéfiante, la diction exceptionnelle, la capacité à colorer, la manière de lancer le son aussi, l’émission, tout cela est frappant. Pour son volume vocal, certes, Posa lui va sans doute mieux, car Posa demande des raffinements et une technique que Tézier possède grâce à sa fréquentation du chant français et à un contrôle vocal exceptionnel, Carlo demande plus de « slancio », d’élan, Carlo demande de passer au gueuloir contrôlé, et on sent quelquefois Tézier aux limites, même s’il est pour moi l’un des plus grands barytons actuels, sinon LE baryton pour Verdi aujourd’hui. Un très grand artiste, une référence.
Reste Anja Harteros. Qui chante ainsi aujourd’hui ? Avec des moyens qui ne sont pas tout à fait ceux du rôle, mais un art du chant, de la respiration, un contrôle sur le souffle de tous les instants, elle est une stupéfiante Leonora, diffusant l’émotion et le don de soi et ce sans maniérisme aucun, dans une simplicité étonnante. On en tremblait derrière l’écran, que devait-on vivre en salle ? Elle m’avait complètement tourneboulé dans Don Carlo, Elisabetta unique aujourd’hui avec un Jonas Kaufmann plus à l’aise dans Don Carlo que dans Alvaro, elle stupéfie dans Forza,  Elle a fait un second acte anthologique. Prodigieuse dans Rosenkavalier, dans Meistersinger, dans Lohengrin, dans Forza et Don Carlo (sans oublier sa Traviata…) Quo non ascendat ?
Voilà ce que m’inspire cette Forza del Destino. Le chef, Asher Fisch, je l’entendrai dans une semaine, dans la salle (à cette heure, j’y serai…), mais il ne m’a jamais convaincu, et si quelquefois j’ai cru entendre un peu de l’urgence nécessaire, j’ai eu l’impression plus souvent d’une certaine absence de dynamique (entrée d’Alvaro, duo Alvaro/Carlo du quatrième acte). Autant qu’on en puisse juger derrière son ordinateur.
Sur les aspects visuels, quelques bonnes idées apparemment de Martin Kusej, mais je ne suis pas vraiment convaincu, alors j’attends là aussi d’être en salle pour parfaire mon opinion ou la modifier, et surtout avoir une vision globale.
Après une Frau ohne Schatten anthologique, une Forza de référence, Munich, toujours Munich…il va falloir s’abonner.
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MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: DON CARLO de Giuseppe VERDI le 25 juillet 2013 (Dir.mus: Zubin MEHTA, Ms en scène: Jürgen ROSE avec Anja HARTEROS et Jonas KAUFMANN)

Acte 1 ©Bavarian State Opera

La même production a fait l’objet d’un article en janvier 2012, voir le compte rendu enthousiaste (déjà) d’alors.
Par rapport à janvier 2012 on retrouve Jonas Kaufmann (Don Carlo), Anja Harteros (Elisabetta), René Pape (Filippo II). S’y ajoutent Ekaterina Gubanova (Eboli) et Ludovic Tézier (Posa) ainsi que le Grand Inquisiteur (impressionnant!!) de l’ukrainien Taras Shtonda. Autre différence (de taille) Zubin Mehta succède à Asher Fisch au pupitre du Bayerisches Staatsorchester. Autant dire le genre de distribution à ne manquer sous aucun prétexte.
Une fois de plus, la mise en scène de Jürgen Rose, qui remonte à juillet 2000, a bien résisté au temps. Elle est suffisamment hiératique, essentielle, dans sa boite grise qui a tout du sépulcre (la pace dei sepolcri! comme lance Posa au Roi) et suffisamment bien faite pour résister. Elle met bien en valeur le drame, sculpte les personnages, avec des moments doués de poésie (les duos Elisabetta/Carlo et notamment tout le premier acte) et des scènes bien construites (la scène du Grand inquisiteur est très bien conduite), d’autres moins réussies (l’air du voile et la chorégraphie un peu gnan gnan qui l’accompagne), mais dans l’ensemble l’écrin est discret, mais présent.

L’autodafé ©Bavarian State Opera

On ne venait pas pour voir une mise en scène, mais pour entendre cette distribution introuvable qu’on ne trouve quasiment qu’à Munich. Car même celle prévue à Salzbourg est à mon avis vocalement inférieure, sans parler de la Scala cet automne.
Il y a eu deux moments dans cette soirée, la première partie (Actes I à III) avec des moments magnifiques d’intensité comme le premier acte ou le trio du deuxième acte, et quelques légères déceptions comme l’air du voile manquant diablement de rythme et d’allant à l’orchestre. Cette première partie dans l’ensemble a manqué de tension dramatique et Mehta ne semblait pas rentré dans la représentation. La seconde partie (Actes III et IV) fut à l’inverse de bout en bout sensationnelle à tous niveaux.
Zubin Mehta est vraiment un grand chef verdien. Même si l’on peut lui reprocher dans la première partie justement un manque de tension, une certaine lenteur et peut-être çà et là une certaine uniformité, sans vrais accents, il reste que le rendu de l’épaisseur de la partition, la mise en valeur de certains pupitres (les bois), la fluidité du discours, la couleur, tout ce qui faisait un peu défaut dans l’Otello vu une dizaine de jours avant ou dans le Ballo in maschera scaligère apparaît clairement: même si quelques points peuvent être discutés, ce qui est indiscutable, c’est que cela ressemble enfin à du Verdi. Du vrai!
L’entracte passé, quelque chose s’est déclenché qui a transformé l’accompagnement orchestral. D’accompagnateur, l’orchestre devient protagoniste, devient personnage. À commencer par l’introduction fameuse au “Ella giammai m’amò”, avec son solo de violoncelle, très fortement mis en valeur, voire en relief, avec un système sonore qui construit différents niveaux et différents discours et qui fait du violoncelle l’écho très net de la voix du soliste. Tout comme aussi l’introduction à “Tu che le vanità” du cinquième acte, qui appuie fortement sur les cordes et donne une très grande intensité à l’ensemble de cette longue introduction. Enfin, le concertato qui suit la mort de Posa (dit “lacrimosa”) qui commence comme une litanie et qui s’éclaircit jusqu’à devenir une sorte d’élévation, de transfiguration. Tout cela, l’orchestre l’accompagne, avec des accents bouleversants, tantôt il gémit, tantôt il pleure, tantôt il crie. Grandiose. Zubin Mehta au sommet de son art lorsqu’il décide de s’engager.
Signalons aussi le choeur de la Bayerische Staatsoper, très impliqué, très clair dans sa diction, impressionnant dans la scène de l’autodafé.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann ©Bavarian State Opera

Il est difficile de trouver à redire à une distribution qui a chaviré le public (25 bonnes minutes d’ovations répétées, spectateurs debout, hurlant ou frappant des pieds) même si le grand Jonas, assez amaigri, n’a pas semblé au début au mieux de sa forme (curieusement, même phénomène en janvier 2012), des notes hésitantes, des aigus évités, ou savamment savonnés ou contournés: l’aigu fatal du troisième acte (fatal à Pavarotti qui l’avait raté à la Scala) peu affronté et soigneusement habillé. La technique de Kaufmann est telle qu’il peut par exemple là où l’aigu devrait s’affronter à l’italienne, “di petto”, le contourner en adoucissant, en le transformant en aigu filé, que seul il sait faire et le tour est joué, et bien joué car ses choix ont toujours du sens, apportent toujours un supplément d’âme à défaut d’un supplément de décibels. Car Jonas Kaufmann, sans conteste le meilleur ténor d’aujourd’hui n’a pas du tout la technique ni la couleur italiennes. Timbre sombre, presque barytonnant, qui n’a rien de solaire, de cette solarité qu’on notait chez un Domingo, un Pavarotti ou un Del Monaco, remplace les facilités à l’aigu de ses prédécesseurs par une technique de fer qui lui permet de négocier très différemment les notes (c’est un chanteur d’une intelligence redoutable) et de produire d’abord de l’émotion avant de produire de la performance (tout l’inverse d’un Del Monaco par exemple).
Jonas Kaufmann est un chanteur lunaire, qui s’aventure au pays du soleil: alors il marque son territoire, qui est non pas l’aigu (qu’il donne s’il est nécessaire), mais la mezza voce, la note filée, le contrôle sur le fil de voix, la diction (impeccable) l’expression: cette technique lui permet de chanter dans n’importe quelle position et en fait un chanteur très disponible pour un metteur en scène. Ce soir, hésitant quelquefois, il était visiblement en méforme au départ, le public non habitué peut d’ailleurs difficilement s’en apercevoir tant il sait habiller sa faiblesse de trucs techniques, mais les applaudissements nourris n’étaient quand même pas aussi décisifs que d’habitude. Et puis est arrivée la scène de l’acte IV, la mort de Posa, et le “lacrimosa” qui suit, et il a été confondant, de vaillance, d’émotion, d’engagement. Il faisait monter les larmes, qui ont coulé dans le duo bouleversant avec Elisabetta: ah! ces reprises à deux à mi voix, chacun dans un coin de la scène, contre le mur, murmurant leur amour et leur tristesse, et esquissant une rencontre future dans les cieux (ma lassù!). Il n’y a alors plus d’opéra, plus de Verdi, plus rien d’autre qu’une envie d’éternité, quand l’art atteint cette perfection.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann (Acte 2) ©Bavarian State Opera

Face à lui, sa partenaire désormais “ordinaire” dans la perfection, Anja Harteros, qui tient en Elisabetta sans doute son rôle le plus accompli. Toute cette distribution “sait” chanter c’est à dire sait faire face, sait affronter avec intelligence la difficulté, sait dire le texte et surtout le faire entendre.  Dans Elisabetta, Harteros a dans la voix le drame. Le début dans l’acte de Fontainebleau, qui est l’acte du bonheur, elle est cette joie, cet optimiste, cette lumière, et dès qu’elle prononce le “si” qui va la lier à Philippe II, la voix se voile du drame et de la tension, la couleur s’assombrit. Ce qui frappe d’abord, c’est cette manière d’ouvrir le son en appui sur un souffle qui semble infini et garantit un volume impressionnant (étonnant pour un corps aussi mince), c’est aussi l’étendue (car elle a aussi un grave assez sonore) et surtout le contrôle qui permet, comme chez Kaufmann, de garantir des tenues de notes filées à vous damner (mais si chez Kaufmann, l’aigu est moins aisé: chanteur de gorge, chez Harteros, l’aigu s’épanouit naturellement: voilà pourquoi elle est faite pour chanter Verdi, elle en a le volume, la couleur, la technique, la maîtrise vocale et l’engagement: je pensais en l’écoutant à Sondra Radvanovsky entendue lundi dernier dans  Un ballo in maschera. Voilà deux techniques foncièrement différentes: Radvanosvky a la voix large, homogène, puissante et chaleureuse, mais moins ductile et moins souple que celle de Harteros dont le répertoire est plus varié et plus ouvert. On a reproché à Harteros d’être froide, de ne pas procurer d’émotion. Depuis Freni, elle est l’Elisabetta la plus sensible que j’aie pu entendre; je ne vois pas comment une telle prestation, qui tourneboule une salle entière (j’entendais plusieurs personnes autour de moi médusées dire “sensationnell”) peut être considérée comme froide.

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova a repris le rôle d’Eboli après la générale, sur une fatigue passagère de Sonia Ganassi. Il n’est pas dit que Ganassi ne chante pas la prochaine représentation le 28 juillet. La voix de la Gubanova, une des belles voix de mezzo d’aujourd’hui, est magnifique dans les graves et le registre central. En outre, elle sait moduler, adoucir, contrôler et sa chanson du voile est très en place techniquement, avec les cadences, les variations et les agilités voulues par la partition. Mehta la prend très lentement, ce qui fait perdre un peu de brillant. Le problème ce sont les notes très aiguës, qu’elle est obligée de préparer, sur lesquelles elle doit reprendre son souffle. Et l’on sent qu’elle n’a pas la réserve nécessaire ni le volume idoine pour répondre aux exigences du rôle. Elle fait les notes, c’est très au point parce que l’artiste est de qualité, mais il manque encore quelque chose. Dans “O don fatale”, plus dramatique, elle s’en sort très honorablement avec un beau succès, mais sans chavirer la salle, car de nouveau les notes aiguës sont données, mais sans véritable éclat, on sent que la voix atteint des limites non de hauteur mais de volume.

René Pape ©Bavarian State Opera

René Pape est un Filippo II tout à fait extraordinaire, même si certains amis italiens lui reprochent un certain manque de couleur italienne (ils font aussi ce reproche à Kaufmann…mais qui préférer aujourd’hui alors?). D’abord, il est en grande forme: la voix sonne, profonde, éclatante, volumineuse. Elle remplit le théâtre sans aucune difficulté, et ce dès le début de la scène de l’exil de la Comtesse d’Aremberg. On l’attend évidemment dans “Ella giammai m’amò”, et c’est l’émerveillement, émerveillement devant la science du chant, la maîtrise technique au service de l’interprétation. Chaque parole est sculptée, modulée, avec des moments de retenue, ineffables, des mezze voci eh oui, lui aussi en connaît l’art, qui voisinent avec des reprises de volume et qui traduisent à la fois le désarroi, les hésitations, les incertitudes. Depuis Ghiaurov, insurpassé dans ce rôle, je n’ai pas entendu pareille prestation. Aujourd’hui, qui peut chanter ainsi Filippo II? Quelle  leçon!
A propos de basse, signalons, car il est impressionnant, le grand inquisiteur de Taras Shtonda, un de ces basses slaves à la profondeur infinie, et au volume impressionnant. Il chante les grandes basses russes à Kiev et au Bolchoï, et son Grand Inquisiteur est particulièrement marquant: la scène avec Philippe, bien mise en scène par ailleurs fait parfaitement ressortir les deux couleurs de basse (l’une, Pape, plus claire que l’autre très sombre) et est conduite avec force non seulement dans la fosse par un Mehta des grands moments sinon des grands jours, mais aussi par les deux artistes rivalisant de volume et d’intensité. Un nom à repérer sur les distributions.
Enfin ce devait être Mariusz Kwiecen, mais il a une fois de plus annulé, et c’est Ludovic Tézier qui a repris le rôle de Posa. On cherchait des barytons dimanche et lundi dernier (Rigoletto et Un Ballo in maschera). En entendant Tézier, on mesure tout ce qui manquait à Lucic dans Renato, relief, son, présence. Le Posa de Tézier est ici simplement anthologique, il se range immédiatement parmi les grands Posa non pas du jour, mais des dernières décennies.

Tézier en Posa (mais à Turin)

D’abord, la voix est d’une merveilleuse qualité,  bien posée, bien contrôlée, volumineuse, au timbre chaleureux (Tézier est un pur méditerranéen). Elle s’impose dès le départ, et dans le duo avec Kaufmann au début d’acte II (vivremo insiem..), c’est lui qu’on écoute, avec stupéfaction et qui s’impose. Ensuite, il fait des choses qu’on n’avait pas entendues depuis des lustres, des trilles par exemple: une amie italienne en est restée bouche bée (plus personne ne fait cela m’a-t-elle susurré). Un art de l’interprétation, une manière de distiller l’émotion (l’air de la mort: “O Carlo ascolta” est  bouleversant), de doser la voix, de colorer en permanence. Pour ma part, j’ai entendu à travers cette voix le fantôme de Cappuccilli dont il peut reprendre tous les rôles (j’attends avec impatience son Carlo de la Forza del destino en janvier prochain avec Harteros et Kaufmann sur cette même scène) car il a le style, le volume, l’intensité et l’intelligence. Cappuccilli avait une voix insolente qu’il lançait à tout va, Tézier contrôle sans doute plus, et c’est presque plus confondant. Bien sûr, j’apprécie l’artiste depuis longtemps, mais dans ce répertoire là, il prend d’emblée la première place. Il remporte avec Harteros et Pape la palme des applaudissements et du succès. Tout simplement prodigieux.
Ainsi donc, voilà une distribution de chanteurs dans la force de l’âge, d’une maturité technique incontestable menés par un vrai  chef verdien. Un vrai chef qui connaît son Verdi sur le bout de la baguette. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, certains soirs il semble s’ennuyer, mais ce soir du moins après l’entracte, il est rentré dans le propos complètement. Il a fait de l’orchestre une vraie part de la distribution, il a montré quelle épaisseur Verdi avait. Bien peu de chefs en sont capables aujourd’hui, et notamment dans les générations plus jeunes (Antonio Pappano, peut-être?). Puisqu’Abbado ne dirigera probablement plus d’opéra et en tous cas plus de Don Carlo (même si je rêve à une version française, même concertante) seul Mehta porte le flambeau verdien dans cette génération. D’où l’attrait de ces deux représentations.
Et maintenant la question qui tue: à quand une version française de référence? Stéphane Lissner est à l’origine de la seule version récente au disque, enregistrée à la suite d’une série de  représentations au Châtelet (production Luc Bondy, avec Mattila, Van Dam, Alagna, Hampson, Meier), mais tous n’avaient pas le style voulu (Waltraud Meier!) même si les représentations furent mémorables (Van Dam émouvant, Alagna solaire, Hampson d’une bouleversante humanité, Mattila comme d’habitude magnifique). A la tête de l’Opéra, reviendra-t-il à Don Carlos, pour qu’enfin Paris ait à son répertoire…son répertoire historique et identitaire. Osera-t-il une version complète, avec toutes les musiques et le ballet?
À l’évidence, Jonas Kaufmann a une couleur et une technique plus adaptées à la version française (par exemple dans sa manière d’utiliser le falsetto), Ludovic Tézier est tout choisi pour Posa, on a au moins une Uria Monzon possible pour Eboli, ou bien Sonia Ganassi plus adaptée à la version française (qu’elle chante à Vienne et à Barcelone) qu’à l’italienne. Pour Elisabeth, on sait que Adrianne Pieczonka a l’Elisabeth française à son répertoire, et pour Philippe II, René Pape pourrait bien apprendre la version française que Giacomo Prestia chante par ailleurs aussi. Je joue au petit programmateur, mais on sent bien que les temps sont murs pour une version française de référence, pourquoi pas avec à nouveau Antonio Pappano dans la fosse. Je continue à soutenir que la version française est plus belle que l’italienne, et que c’est pitié que l’Opéra de Paris continue de s’obstiner à présenter la version italienne alors que le Liceo de Barcelone, la Staatsoper de Vienne deux des plus grandes scènes européennes, ont les deux versions à leur répertoire, que Bâle a présenté il y a quelques années une version française “explosive” au propre et au figuré (Mise en scène Calixto Bieito, qui faisait de Don Carlo un des terroristes de la Gare d’Atocha).
Voilà comment cette soirée munichoise mémorable fait rêver à de futures soirées qu’on espère parisiennes. En tout cas, en ce mois de juillet, j’ai enfin entendu Verdi. Inutile d’aller à Salzbourg.
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Acte 1(final) ©Bavarian State Opera

 

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON

La façade de la Bayerische Staatsoper

Dans le paysage des opéras européens, la Bayerische Staatsoper a une place particulière. Je l’ai écrit souvent, c’est une institution d’une stabilité modèle. Vous y alliez en 1980, vous y retournez en 2013, et les rituels sont les mêmes, les repères sont les mêmes, jusqu’à la glace à la vanille aux framboises chaudes avec un public à peu près immuable, des jeunes habitués aux places debout au public chic de l’orchestre, plutôt habillé, et quelquefois à la bavaroise.  Le  cadre, restauré et remis à neuf il y a 50 ans après les bombardements de la seconde guerre mondiale, est élégant, d’un rose apaisant et tout cela fait qu’on s’y sent bien: contrairement à d’autres salles, on lit à tous les étages l’histoire du théâtre, bustes des directeurs musicaux ou de grands chefs, portraits de chanteurs, de chefs, de directeurs: Sir Peter Jonas, Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta (pas trop réussi!). J’aime me promener dans un théâtre qui respire son histoire, et du même coup ravive mes souvenirs. A Munich, pour ma part, ils s’appellent Sawallisch et Kleiber.
L’Opéra est actuellement dirigé par Nikolaus Bachler, un autrichien qui a dirigé les Wiener Festwochen, la Volksoper de Vienne et le Burgtheater, c’est à dire (Staatsoper mis à part) les plus grosses institutions viennoises; c’est un soutien des grands metteurs en scène allemands et du théâtre à l’allemande, ce qui ne manque pas de susciter l’ire des opposants (je lisais encore récemment quelques remarques acerbes contre sa politique sur le fameux blog italien de la Grisi – Il corriere della Grisi). A noter que son directeur de casting est Pål  Moe qui le fut à Paris sous Hugues Gall.
La saison 2013-2014 marque le début au pupitre de Generalmusikdirektor de Kirill Petrenko qui succède à Kent Nagano, GMD depuis 2006, dont le départ de Munich a étonné tous les mélomanes. Kent Nagano devrait aller à Hambourg comme GMD de l’Opéra (il succède à Simone Young) à partir de 2015 et à Göteborg dès la saison prochaine. Au vu de l’accueil chaleureux du public à chacune de ses apparitions, et du succès incroyable, et mérité qu’il a reçu lors des représentations auxquelles j’ai dernièrement assisté, Kent Nagano sera sans doute regretté, même si Kirill Petrenko est considéré comme un  futur (déjà) grand de la baguette. Le chef russe a déjà dirigé l’Opéra de Meiningen, en Thuringe, unedes jolies salles d’Allemagne, avec un passé riche de grands musiciens (Hans von Bülow, Richard Strauss, Max Reger), puis la Komische Oper de Berlin, il arrive à Munich l’année-même de ses débuts dans le Ring à Bayreuth.

Munich est un théâtre de répertoire à l’allemande, avec une troupe qui a toujours été de très bon niveau et il offrira en 2013-2014  5 nouvelles productions dans la saison (et deux lors du festival). Dernière originalité justement, le mois de juillet est le mois du Festival, les Münchner Opernfestspiele qui en général proposent des représentations du répertoire de l’opéra avec des distributions exceptionnelles, des nouvelles productions reprises dans la saison suivante, et les nouvelles productions de la saison passée avec leur distribution originale (dans ma jeunesse mélomaniaque je faisais des allers/retours Bayreuth-Munich, “courant” de Chéreau à Kleiber et passant la moitié des nuits à rouler sur les 219 km qui séparent les deux villes. Cet heureux temps n’est plus (enfin..presque).
Cette année, la saison propose donc cinq nouvelles productions, dont une par l’opéra studio qui n’est pas encore fixée et trois dirigées par Kirill Petrenko, Die Frau ohne Schatten, de Richard Strauss mise en scène de Krzysztof Warlikowski (6 représentations en novembre-décembre et deux en juin-juillet dirigées par Sebastian Weigle), avec Adrianne Pieczonka, Johann Botha, Deborah Polaski, Wolfgang Koch (John Lundgren en juin-juillet), et hélas Elena Pankratova, La Clemenza di Tito de Mozart dans une mise en scène de Jan Bosse, né en 1969, connu surtout comme metteur en scène de théâtre (il a été metteur en scène résident du Deutsches Schauspielhaus Hamburg et de 2007 à 2010 il a rempli cette fonction au Maxim Gorki Theater de Berlin) avec notamment Toby Spence et Kristine Opolais, en février 2014 et en juillet ( dirigé par Adam Fischer, puisque Petrenko sera en répétition à Bayreuth en juillet 2014 et ne dirigera pas à Munich pendant le Festival) et enfin Die Soldaten de Zimmermann, dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (celui du fameux Ring munichois) en mai et juin 2014, avec une distribution dominée par Barbara Hannigan dans laquelle on note Hanna Schwarz (la Fricka de Chéreau!) , Endrik Wottrich (hum…) et Michael Nagy.
La dernière nouvelle production de la saison, c’est La Forza del Destino de Verdi dirigée par Asher Fisch (hum) mise en scène par Martin Kušej (cela c’est prometteur) avec…Anja Harteros et Jonas Kaufmann, entourés de Ludovic Tézier, Nadia Krasteva et Vitalyi Kowaljow du 22 décembre au 11 janvier et 3 représentations du 25 au 31 juillet. Vous savez désormais où passer le nouvel an 2014…
Le festival propose deux nouvelles productions, Guillaume Tell de Rossini en version française, mise en scène du  jeune Antú Romero Nunes, né en 1983, actuel metteur en scène résident au Maxim Gorki Theater de Berlin) grande promesse de la scène allemande, dirigé par Dan Ettinger, chef israélien qui commence à se faire un nom (directeur musical du Nationaltheater de Mannheim, il commence à diriger régulièrement au MET), donc une équipe relativement jeune, avec une très solide distribution: Michael Volle, Marina Poplavskaia, Bryan Hymel, Günther Groissböck. Eh oui, notre directeur de l’opéra de Paris-qui-veut-valoriser le-répertoire-français, n’a pas été capable de monter un Rossini français (l’an prochain, c’est Lyon et la Scala qui coproduisent le Comte Ory, quant à Moïse, depuis 1984, disparu dans les oubliettes de l’histoire): il faudra aller à Munich voir ce  chef d’œuvre qu’est Guillaume Tell.
Dernière nouvelle production du Festival, L’Orfeo de Monteverdi, dirigé par l’excellent Ivor Bolton, sans doute le prélude à une trilogie dans une mise en scène du jeune et talentueux David Bösch (qui mettra en scène le Simon Boccanegra de Lyon en 2014) avec Christian Gerhaher dans Orfeo, ce qui suffit à motiver pour faire le voyage et coupler avec La Forza del Destino (5 représentations du 20 au 30 juillet).
Mais dans un opéra de répertoire, il faut aussi repérer les reprises: à Munich il y a souvent de beaux soirs, voir de grands soirs, les distributions sont presque toujours très solides. Vous serez rarement déçus.
Commençons par les représentations dirigées par Kirill Petrenko: il va reprendre en décembre 2013 Tosca (4 représentations du 6 au 18 décembre) avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dans la mise en scène bien connue de Luc Bondy, en janvier Eugen Onegin dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski avec Kristine Opolais, Edgaras Monvidas et Artur Rucinski,  Der Rosenkavalier pour 3 représentations début mars (2, 5, 8 mars) dans la légendaire production de Otto Schenk avec Soile Isokoski, Peter Rose, Alice Coote, Martin Gantner, Mojka Erdmann reprise pour 4 représentations fin juillet 2014 dans la même distribution, mais dirigé par Constantin Trinks, un chef qu’on commence à voir beaucoup, Boris Godunov dans la mise en scène de Calixto Bieito toujours en mars 2014 (5 représentations) du 16 au 31/03 2014 avec Anatoli Kotscherga en Boris, Gerhard Siegel en Schuiskij, Brindley Sherratt en Pimen.
Voilà quelques occasions de sauter dans un TGV pour Munich, il y en a d’autres dans le reste du répertoire, même si il manque au pupitre quelques grands chefs, il y a de bons voire de grands chanteurs et donc les amoureux du chant trouveront de quoi étancher leur soif. Veut-on Mozart? en septembre un Don Giovanni dirigé par Louis Langrée, dans la mise en scène de Stephan Kimmig, avec Simon Keenlyside, Dorothea Röschmann, Bernard Richter, Kyle Ketelsen, Elza van der Heever…pas si mal, surtout si on prolonge (nous sommes en septembre octobre) par des Nozze di Figaro dirigées par Ivor Bolton, avec Stéphane Degout et Genia Kühmeier, ainsi que Vito Priante en Figaro. A la même période, un Wozzeck  dirigé par Lothar Koenigs, mise en scène Andreas Kriegenburg avec Simon Keenlyside, Wolfgang Ablinger-Sperrhake et la Marie de Angela Denoke. On compte pas mal de représentations de Rigoletto, dans la mise en scène très discutée de Arpad Schilling dirigée en octobre par Stefano Ranzani(moui) mais en avril et mai par Marco Armiliato (c’est nettement mieux) avec selon les dates Franco Vassallo, Joseph Calleja, Erin Morley ou Alexandra Kurzak. Signalons au passage la production vue à Lyon (Gregor Jarzyna) de L’enfant et les sortilèges (Ravel) et Der Zwerg (Alexander von Zemlinsky) dirigée comme à Lyon par Martyn Brabbins (octobre), fin octobre et novembre une Rusalka (Production de Martin Kušej) avec Kristine Opolais et Georg Zeppenfeld entre autres, dirigée par le jeune et excellent Tomáš Hanus, une reprise du Trovatore (version Olivier Py) créé en juin prochain, avec Jonas Kaufmann (eh! oui,  Jonas Kaufmann est munichois, il est là, sous la main) mais sans Anja Harteros remplacée par Krassimira Stoyanova, ce qui est très bien aussi et le Luna de Vitalyi Bilyy, que je viens à peine de voir en Macbeth à la Scala, et qui est un chanteur très honnête, sous la direction de Paolo Carignani. Signalons encore en novembre une bonne Zauberflöte (direction Ivor Bolton, mise en scène sans doute surannée de August Everding, je la vis au début des années 1980) mais très bien distribuée: Toby Spence, Günther Groissböck, Albina Shagimuratova (magnifique reine de la nuit) et Genia Kühmeier, sans oublier les trois enfants du Tölzer Knabenchor. Passons sur une Bohème avec Ana Maria Martinez (en décembre) ou Anita Hartig (en mai, préférable) mais le mois de décembre, entre cette Bohème de routine, et Tosca (Petrenko et Naglestad) ,  Forza del Destino (Kaufmann et Harteros) et Hänsel und Gretel, mise en scène de Richard Jones et dirigé par Tomáš Hanus,  on a de quoi passer de bonnes soirées. En lisant cette programmation, et ce n’est pas fini, vous comprenez sans doute qu’il faut passer par Munich !
Entrons en 2014. En ce début janvier très chargé en productions intéressantes (Eugen Onegin, La Forza del Destino par exemple) on trouve aussi La Traviata, avec plusieurs distributions en janvier, avril, juillet 2014: Paolo Carignani dirigera les représentations de janvier et juillet, Pietro Rizzo celles d’avril. Bien sûr, il faudra supporter la mise en scène de Günter Krämer (mais toutes ses productions ne sont pas ratées), mais les distributions ne sont pas indifférentes: Violetta sera Ailyn Pérez en janvier, la très attendue Sonya Yoncheva en avril et Diana Damrau pour le Festival en juillet, Alfredo sera Charles Castronovo en janvier, Rolando Villazon (qui fait de Munich une de ses scènes de référence) en avril et Joseph Calleja en juillet. A noter que ce dernier qui chantait surtout au MET commence à se faire entendre un peu partout en Europe et c’est justice. quant à Germont, ce sera Thomas Hampson en janvier, Leo Nucci en avril et Simon Keenlyside en juillet. Avouez que ce n’est pas si mal au total, pour des reprises de répertoire. notons aussi en janvier (4 représentations) une belle reprise de La Calisto de Cavalli dans la mise en scène de David Alden et sous la direction de Ivor Bolton, avec notamment Christophe Dumaux et Danielle de Niese, dans la seconde quinzaine de janvier et en juin/juillet 2014, une reprise de Der Fliegende Holländer sous la direction de Gabriel Feltz en janvier et juillet, et Asher Fisch une fois en juin, dans la mise en scène de Peter Konwitschny, qui fut sous Peter Jonas le metteur en scène de référence des Wagner, dans une distribution riche, Evguenyi Nikitin en janvier dans le Hollandais (Johan Reuter en juin et Alan Held en juillet), Kwanchoul Youn en Daland (janvier) et Hans Peter König (en juin juillet), un florilège des meilleurs Erik du moment, Michael König en janvier, Klaus Florian Vogt une fois en juin, et Peter Seiffert en juillet, et deux Senta de référence, Anja Kampe en janvier et juin et Adrianne Pieczonka en juillet. Enfin, toujours en janvier, Kent Nagano reviendra au pupitre pour une reprise de la dernière création mondiale (2012) de Jörg Widmann, livret de Peter Sloterdijk, Babylon,  pour trois représentations dans la mise en scène de La Fura dels Baus(Carlus Padrissa) avec Willard White, Anna Prohaska, Gabriele Schnaut;  en janvier et février, retourne aussi pour trois représentations (dernière le 5 février) Turandot, dans une mise en scène là encore de Carlus Padrissa (La Fura dels Baus) avec Lise Lindstrom (Turandot) Yonghoon Lee (Calaf) et Anita Hartig (Liù). Toujours en février, une reprise des Contes d’Hoffmann, dans la mise en scène de Richard Jones (vue à la TV) pour trois représentations là aussi, production dirigée par Constantin Trinks, avec Joseph Calleja, grand titulaire actuel du rôle, l’excellent Laurent Naouri, Kate Lindsey dans la Muse et Nicklausse et Rachel Gilmore (Olympia) , Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta).
Du 13 au 24 février (5 représentations),  belle distribution pour une reprise de Turco in Italia de Rossini dirigé par Maurizio Benini et mis en scène par Christof Loy(hum), qui comprend Ildebrando d’Arcangelo et Nino Machaidze, mais aussi Lawrence Brownlee et l’excellent Vito Priante, en passe de devenir le baryton Mozart/Rossini du moment. A ce Turco in Italia répondra en mars pour 4 représentations (du 4 au 12) une série de Cenerentola, dirigée par Riccardo Frizza dans la mise en scène légendaire de Jean-Pierre Ponnelle, avec Tara Erraught dans Angelina, Lawrence Brownlee en Ramiro, Alex Esposito en Alidoro. En mars et juin aussi, Madama Butterfly dans deux distributions (celle de juin me paraît un peu plus stimulante) dirigée par Keri Lynn Wilson en mars (3 représentations du 11 au 19 mars) et Daniele Rustioni (3 représentations du 12 au 19 juin), dans une mise en scène de Wolf Busse avec Olga Guryakova (mars) et Ana Maria Martinez (juin), Dmytro Popov ( mars) Joseph Calleja (juin) en Pinkerton Levente Molnar (mars) et Markus Eiche (juin) en Sharpless, Okka von der Damerau étant Suzuki dans les deux distributions.
Une reprise de Salomé illuminera la fin du mois de mars avec Asher Fisch au pupitre, dans la mise en scène de William Friedkin qui sera l’écrin de Nadja Michael dont au connaît l’interprétation engagée, entourée de Alan Held, Gabriele Schnaut, Andreas Conrad, Joseph Kaiser. Du solide, tout comme cette reprise de la vieille Carmen de Lina Wertmüller, dirigée par Carlo Montanaro (un chef italien habitué des fosses d’opéra de répertoire) dans une distribution classique et honnête, Anita Rashvelishvili, Olga Mykytenko, Marcello Giordani (un urlando furioso…) et le très bon Kyle Ketelsen (27 mars-3 avril, 3 représentations). En avril, on reverra aussi, outre La Traviata (voir ci-dessus), le Simon Boccanegra mis en scène par Dmitri Tcherniakov (nouvelle production de juin 2013), dirigé par le solide Bertrand de Billy, un français ignoré voire totalement inconnu en France et qui écume les scènes allemandes et autrichiennes pour 4 représentations en avril, avec George Gagnidze (hum), Krassimira Stoyaniova (mille fois oui!), Vitalij Kowaljow et Stefano Secco, ainsi que le Parsifal traditionnel et pascal de Peter Konwitschny, dirigé cette fois par Asher Fisch, avec Angela Denoke (Kundry), Nicolai Schukoff (Parsifal), Kwanchoul Youn (Gurnemanz) et Levente Molnar (Amfortas). Asher Fisch, dont le nom revient souvent semble presque avoir le statut de deuxième chef invité et remplacer Petrenko là où le GMD traditionnellement est au pupitre (notamment le Parsifal de Pâques), le rôle que Fabio Luisi rempli au MET par rapport à James Levine. Enfin, cet avril très diversifié se conclura par un Rigoletto (Arpad Schilling pour la production  et Marco Armiliato dans la fosse) dont nous avons déjà parlé plus haut. Si en mai Anita Hartig sera Mimi dans une Bohème de répertoire dirigée par Marco Armiliato, on retrouvera aussi L’Elisir d’amore (mise en scène David Bösch) dirigé par Carlo Montanaro avec Alexandra Kurzak et Pavol Breslik, Ambrogio Maestri et Levente Molnar (du répertoire de bonne série) et Ariadne auf Naxos, un opéra très lié à ce théâtre, dirigé par Asher Fisch, dans la mise en scène de Robert Carsen, avec Ricarda Merbeth dans la Primadonna, Jane Archibald dans Zerbinetta, Angela Brower dans le Compositeur et Robert Dean Smith comme Bacchus: une distribution solide qu’on retrouvera presque intégralement en juillet 2014 pour une représentation où cependant Sophie Koch sera le Compositeur.
En mai-juin 2014 (23 mai-7 juin) aussi 5 représentations et une en juillet (le 30) destinées à remplir le tiroir-caisse, du Barbiere di Siviglia, dirigé par l’honnête Antonello Allemandi dans une mise en scène de Ferruccio Soleri (l’Arlecchino légendaire du Piccolo Teatro de Milan) avec Kate Lindsey dans Rosina, le jeune russe Rodion Pogossov en Figaro, Peter Rose en Basilio et surtout (pour les caisses et la joie du public) Juan Diego Florez en Almaviva!
Juin sera très marqué par la nouvelle production de Die Soldaten (Kirill Petrenko/Andreas Kriegenburg) que nous avons déjà évoquée, mais notons quand même outre Madama Butterfly (voir ci-dessus) deux reprises d’importance, I Capuletti ed i Montecchi de Bellini du 11 au 18 juin,dans la mise en scène de Vincent Boussard et les costumes de Christian Lacroix avec rien moins que Elina Garanca dans Romeo, la jolie Ekaterina Siurina dans Giulietta et le très bon Matthew Polenzani dans Tebaldo, et la direction (sans doute propre) de Riccardo Frizza et surtout le Macbeth  de Verdi, pour les débuts du Festival (deux représentations les 27 juin et 1er juillet 2014), dans la mise en scène de Martin Kušej, et sous la direction de Paolo Carignani avec Simon Keenlyside (!) et Anna Netrebko (!!), il faut y courir,  Ildar Abdrazakov en Banco et Joseph Calleja en Macduff. A ne pas manquer évidemment.
Nous avons plus ou moins passé en revue toutes les représentations du mois de Festival 2014, que vous pourrez retrouver dans le corps du texte, sauf deux représentations spéciales de juillet (les 20 et 27) pour l’apparition annuelle d’Edita Gruberova dans ses rôles de bel canto de prédilection et dans ses plus beaux restes: ce sera l’an prochain Lucrezia Borgia, mise en scène de Christof Loy, direction Paolo Arrivabeni, avec Pavol Breslik, John Releya, et Silvia Tro Santafé.
On le voit au terme de ce long parcours, que la saison munichoise est riche, variée, d’un niveau très régulier, de très correct à remarquable, avec des productions la plupart du temps relativement récentes. Trois remarques cependant: la première c’est que Kirill Petrenko semble un GMD  peu moins présent que Nagano les années précédentes (mais c’est une première année) et qu’il semble avoir une béquille du nom d’Asher Fisch ; la deuxième, suite exacte de la première, c’est que je ne pense pas que Kirill Petrenko pourra pendant longtemps ne pas diriger pendant le Festival alors qu’il est le GMD et donc je doute qu’il dirige tous les Ring de Bayreuth prévus (4 ans au bas mot); la troisième, c’est que le prix à payer de distributions régulièrement bonnes (c’est largement le cas), c’est l’absence de grands chefs de référence (à part Petrenko et Nagano, ce sont plutôt de bons chefs de répertoire auxquels on fait appel) même si la présence de jeunes (Trinks, Rustioni) est à remarquer.
Il reste quand même une certitude, c’est que Bayerische Staatsoper a sans doute la saison la plus complète, la plus fournie, la plus équilibrée des grands théâtres européens, et surtout, celle où le niveau est le plus régulier (vers le haut). Je ne peux donc que vous engager à faire le voyage de Munich, en essayant de combiner avec des grands concerts de l’orchestre de la Radio bavaroise ou des Münchner Philharmoniker.
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La salle

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: QUELQUES REMARQUES-RÊVERIES COMPLEMENTAIRES sur PARSIFAL RETRANSMIS le 2 MARS 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Décor de la création de Parsifal (Paul von Joukovski pour l’acte II )

J’ai envie de revenir et de rêver un peu sur Parsifal.
L’audition d’hier, liée au souvenir du spectacle le 15, m’a permis de me concentrer plus encore sur la musique, et de constater encore une fois la qualité de la direction de Daniele Gatti. Beaucoup ont noté sa lenteur, qui allait à merveille avec la mise en scène de François Girard, mais elle allait aussi bien avec celle de Stefan Herheim à Bayreuth. On  a perdu pas mal à son départ de la production en 2012. Mais cette lenteur n’est pas uniforme, certaines phrases, dans l’acte II, et même dans l’acte III, sont plus rapides que chez d’autres chefs. Et la lenteur n’est pas un critère à lui seul; on doit aussi souligner chez Gatti la clarté de la lecture, l’appui sur certaines phrases très accentuées,  notables dans ce final extraordinaire qui a provoqué en moi le frisson.
On sait que le plus long Parsifal est celui d’Arturo Toscanini à Bayreuth (bien plus de 4h), dont l’enregistrement a été perdu. Knappertsbusch, la référence des années 50, n’était pas non plus très rapide. C’est Pierre Boulez (1966-1968 et 1970)  qui était le plus rapide selon le tableau qu’on pouvait lire au Musée Richard Wagner de Wahnfried, mais il n’était pas si loin d’Hermann Levi: il avait à l’époque déclaré vouloir revenir au tempo de la création. Toutefois, son Parsifal de 2004 (mise en scène Christoph Schlingensief) était plus lent et beaucoup plus lyrique que sa première version.  Mais peu importe, car l’œuvre a toujours bénéficié, à la scène comme au disque, de remarquables directions musicales; aujourd’hui, Daniele Gatti compte parmi les grandes références.
Dans la direction musicale de l’œuvre ce sont les premiers et troisième actes, fondés à la fois sur du récit et du discours, et sur la cérémonie du Graal qui font pour moi la différence. L’Acte II, qui est le plus théâtral, le plus dramatique, le plus immédiat, le plus accrocheur pour les voix  aussi, est peut-être plus habituel, et constitue une sorte de respiration pour le public. On l’a bien vu à New York où les applaudissements explosaient avant le baisser de rideau. Le public de Bayreuth naguère n’applaudissait pas après le premier acte (ce fut aussi la règle à Paris au temps de Rolf Liebermann: “la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation du public” était-il écrit à l’entrée de la salle): aujourd’hui, cela s’est un peu perdu, avec raison d’ailleurs car cette tradition vient d’une interprétation erronée d’un désir de Wagner. Le deuxième acte permettait donc selon cette tradition au public frustré applaudissements au premier acte de remercier les artistes de manière encore plus chaleureuse, encouragé en cela par l’accord final plus brutal. Au premier acte, la  cérémonie du Graal se termine en deux parties d’abord par une musique plus faible, un peu martiale, que Stefan Herheim avait bien noté en l’accompagnant d’images des débuts de la première guerre mondiale et ensuite par la voix du ciel, plus en accord avec le reste de l’ouvrage. Au contraire le final du troisième acte n’est qu’en enchaînement d’enchantements, l’une des plus belles musiques jamais écrites, transcendée quelquefois par des interprétations hors pair (comme Abbado en décembre 2001 à Berlin, qui avait disposé les chœurs dans tout l’espace de la Philharmonie, donnant tout son sens à l’expression “zum Raum wird hier die Zeit” avec une respiration inouïe qu’il ne retrouvera pas quelques mois plus tard à Salzbourg) ou qu’on trouve dans l’enregistrement DG de Karajan. Ce final en forme de Pâques, de résurrection d’un Monde, Stefan Herheim à Bayreuth en avait fait la Renaissance d’un Monde nouveau issu de la deuxième guerre mondiale et cela fonctionnait à merveille et justifiait à la toute fin l’apparition de la Colombe (supprimée dans la mise en scène de Wieland Wagner, au grand dam de Knappertsbusch) dans cette lumière aveuglante qui inondait le public. Il y a avait parfaite synergie entre la musique extatique la scène et la salle.
Hier à la radio, cette extase était là, accompagnée d’effets physiques qui souvent me prennent à certains moments de Parsifal, frisson, battements de cœur, et puis sentiment le légèreté, de joie, de profond optimisme. Je sais combien ce que j’écris ici peut prêter à sourire, mais Parsifal est l’un des rares opéras à provoquer cela en moi, en tous cas le premier qui l’a provoqué.
Et puis je voudrais revenir sur ces merveilleux chanteurs qui ont inondé de bonheur ce troisième acte. René Pape d’abord que je trouve plus convaincant au troisième qu’au premier acte, Peter Mattei, à la diction si claire qu’on croirait qu’il nous parle. Dans mon compte rendu j’avais parlé de douceur/douleur, c’est exactement je que j’ai ressenti de nouveau. Peter Mattei n’est pas un chanteur wagnérien au sens où ce serait un inévitable dans les distributions wagnériennes: on l’a bien plus entendu dans Mozart (Don Giovanni), dans Bach (Passion selon Saint Matthieu en 1997 avec Abbado), dans Beethoven (Fidelio avec Abbado où il chante le Ministre) on va l’entendre l’an prochain dans Eugène Onéguine. Son répertoire est large, mais cet éclectisme ne le dessert pas, il est devenu l’un des chanteurs de référence sur la scène lyrique aujourd’hui comme beaucoup de chanteurs suédois: son Amfortas est unique, stupéfiant dans la diction, dans l’articulation naturelle de chaque mot, dans l’émotion qu’il sait distiller, sans pathos, sans surjeu, par la simple manière de dire et de colorer le texte.
Kaufmann aussi est étonnant: à la radio, son timbre sombre, presque barytonnant fait un étrange effet à la fin où il intervient aussitôt après Mattei, on a l’impression d’une reprise fraternelle de la parole, d’une succession presque “naturelle” ou même d’une “continuation” plutôt qu’une succession  tant les timbres semblent proches. On sentait moins dans la salle. On peut préférer timbre plus clair (Kollo, King, Vogt) mais là aussi quelle diction, quelle manière de moduler chaque son, de jouer sur le volume, de respirer le texte.
Alors que d’autres amis ont trouvé Dalayman quelconque, un peu linéaire, moins engagée que les autres protagonistes, je l’ai trouvée encore hier soir meilleure que ce que j’entends d’elle d’habitude,  car moi aussi, je l’ai souvent entendue notamment dans Brünnhilde, donnant certes de la voix et des notes sans vraiment donner de la chair. Elle ne fait pas oublier Meier, inoubliable dans ce rôle où elle alliait l’intelligence, la puissance, la sauvagerie et une incroyable sensualité, mais elle est loin de laisser indifférente.
Et de nouveau j’ai éprouvé une certaine gène à écouter Eugenyi Nikitin dans Klingsor, car j’aime les Klingsor qui gardent une sorte de distance froide, qui gardent la distance aristocratique de l’ex-chevalier du Graal, sans devenir une sorte de sorcier grimaçant: la voix de Nikitin est trop souvent grimaçante, dans un univers de mise en scène plutôt retenu, c’est à mon avis une erreur d’analyse  et l’audition radio a confirmé  l’impression en salle  .

Une fois de plus donc, Parsifal a produit son effet. C’est pour moi non l’opéra de l’île déserte, mais l’opéra des origines: j’avais vu début avril 1973 une Walkyrie au théâtre des Champs Elysées par l’Opéra de Berlin Est avec Theo Adam dans Wotan et c’était mon premier Wagner en salle. A la fin du même mois d’avril, un dimanche, le 29 avril 1973, j’avais 20 ans et j’avais osé le Palais Garnier pour un Parsifal qui fut un énorme choc musical et émotionnel (je me précipitai dans une cabine téléphonique à l’entracte pour raconter aux amis cette intensité et ce ciel qui me tombait sur la tête et dans le cœur): Horst Stein dirigeant Donald Mc Intyre (Amfortas) Franz Mazura (Gurnemanz), Joséphine Veasey (Kundry) et Helge Brilioth (Parsifal), ce très solide chanteur qui avait enregistré Siegfried (Götterdämmerung) avec Karajan et qui a fait une assez courte carrière de chanteur wagnérien (encore un chanteur suédois, mort en 1998). Pour l’anecdote, il y avait ce soir-là dans la salle Salvador Dali et Sylvie Vartan: j’étais fasciné par les ors de Garnier et ce public qui alors s’y conformait; et comme lorsque je suis entré dans la salle de Bayreuth pour la première fois, j’avais l’impression de ne pas être à ma place…
Ce choc fut réellement à la fois émotionnel et physique (pour une mise en scène pourtant bien pâle de August Everding, mais alors, tout me convenait!) et a décidé de mon avenir de ( jeune) wagnérien.
Parsifal a été l’œuvre de Wagner que j’ai vue le plus souvent à ce jour et presque la seule jusqu’en 1977 , année de mon premier Bayreuth. J’ai ce privilège d’avoir vu à Bayreuth mon premier Ring complet (Chéreau), mon premier Tristan, mes premiers Meistersinger, mon premier Lohengrin, mon premier Fliegende Holländer.

Mais c’est  Parsifal que j’emporte à la semelle de mes souliers et qui m’accompagne comme une sorte de fétiche. Hier en revenant sur mon émotion à l’audition de la version newyorkaise, je me suis demandé d’où provenait ce goût pour Wagner et cette fascination pour la culture allemande. Bien sûr, je suis germaniste (quelle chance, la plus grande chance de ma vie scolaire! L’allemand devrait être une obligation linguistique et culturelle aujourd’hui à l’école), de ces germanistes qui ont inauguré l’allemand à l’école suite au Traité de L’Elysée, et j’avais un très vieux manuel  (Collection Deutschland) publié avant la guerre, avec certaines pages en gothique(!) et des textes qui parlaient souvent des grands mythes germaniques: Siegfried, Brünnhilde, Lohengrin m’ont ainsi toujours parlé depuis ma classe de 6ème.
Même si le mythe de Parsifal est né des romans arthuriens, Wagner l’a plutôt coloré de méditerranée et d’orient:  il en fait un mythe chrétien et donc oriental (Kundry ne va-t-elle pas jusqu’en Arabie trouver des baumes apaisants pour Amfortas?)(1), Montsalvat est en Espagne (la chapelle du Graal n’est-elle pas à Valence?) mais on se souvient aussi de l’ étrange influence méditerranéenne dans les décors du premier Parsifal: la scène du Graal se déroule dans un décor qui est la réplique de la Cathédrale de Sienne (on peut imaginer mon émotion lors de ma première visite siennoise) et le jardin des filles-fleurs (voir ci-dessus)  imite un jardin de Ravello, sur la côte amalfitaine au sud de Naples (kennst du das Land…):  il n’y a peut être pas de hasard si des chefs italiens furent de très grands interprètes de Parsifal (Toscanini , Abbado, et maintenant Gatti).
J’ai ensuite dans ce plongeon occasionnel dans les souvenirs de jeune admirateur de Parsifal cherché les moments musicaux qui au tout début me bouleversaient : c’était la Verwandlungsmusik( la musique qui accompagne la transformation du premier acte) qui systématiquement me faisait venir les larmes, et l’ensemble des Filles fleurs, notamment “Komm komm holder Knabe” et surtout
“Des Gartens Zier
und duftende Geister” que je trouve toujours une des musiques les plus sensuelles jamais écrites. Combien de fois je me suis passé et repassé la version Boulez, puis la version Solti dans mes jeunes années en écoutant ces deux moments!
Étrangement, quand j’étais jeune, encore plus jeune, j’étais passionné de trains et le nom d’un train TEE le “Parsifal” (Paris-Hambourg) me fascinait. Ce nom que je trouvais magnifique, un peu mystérieux, et en tous cas très évocateur, provoquait en moi immédiatement l’image d’un train vu en contreplongée qui passe à toute vitesse en filant. Le nom même “Parsifal” évoquait alors pour moi vitesse et puissance alors que les mélomanes (et celui que je suis devenu) discutent sans cesse à propos de Parsifal de la lenteur des tempi de tel ou tel chef (à commencer, voir ci-dessus, par Daniele Gatti). De la vitesse et la puissance dans mon enfance, Parsifal s’est bientôt revêtu de lenteur, de majesté et de grandeur. C’est l’écho très proustien du mot qui est ma réalité: les noms wagnériens m’ont toujours fasciné par leur beauté intrinsèque, Parsifal bien sûr (plus que Perceval qui me touche peu), mais aussi Tannhäuser, ou Lohengrin, ou Sieglinde autant de noms qui entre dix et treize ans me faisaient rêver; après treize ans, Wagner s’est installé en moi durablement, et m’a mithridatisé, comme le plus délicieux des poisons.
Parsifal
c’est pour moi  la musique que l’âme écoute au Paradis. J’aimerais croire que l’ange musicien qu’on voit dans “Pala” de Giovanni Bellini à San Zaccaria de Venise, un de mes tableaux préférés, qui diffuse une indicible paix intérieure,  joue Parsifal pour l’éternité.

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Giovanni Bellini, “Pala” de San Zaccaria

(1) on se rappelle que Claudio Abbado pour marquer la fascination de Wagner pour l’Orient, avait utilisé pour les cloches des instruments orientaux énormes qui donnaient un son particulièrement impressionnant et donnaient à la scène de la Verwandlung une sorte de couleur d’apocalypse.



METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON

C’est presque le printemps, et avec le printemps, les fleurs et les promesses des nouvelles saisons. Le MET, presque en même temps que Paris, annonce les fleurs newyorkaises de la saison 2013-2014. 26 titres, et 6 nouvelles productions dont une création américaine, Two Boys de Nico Muhly, et Eugène Oneguine  (Gergiev-Deborah Warner) Die Fledermaus (Adam Fischer-Jeremy Sams) Werther ( Alain Altinoglu – Richard Eyre) Le Prince Igor (Gianandrea Noseda-Dmitri Tcherniakov) et Falstaff, dans la production de Robert Carsen vue à la Scala et à Covent Garden sous la direction de James Levine, qui revient au pupitre du MET diriger deux reprises (Cosi’ fan tutte et Wozzeck) et ce dernier Falstaff.
La politique de Peter Gelb est très discutée: on lui reproche pêle-mêle son coût, ses choix esthétiques, sa politique de communication. La volonté affichée du manager du MET est de rajeunir l’image de la maison, productions surannées, peu de créations, public vieillissant (il y a trois ans, il constatait que son public chaque année vieillissait un peu plus). Donc il essaie de faire appel à la fois à des metteurs en scène vraiment novateurs (Tcherniakov cette année), mais aussi essaie de rajeunir les productions et d’attirer le grand public en même temps (cela ne va pas de soi sur un public plutôt conservateur) en appelant des metteurs en scènes de musical, comme Michael Mayer pour Rigoletto , ou l’an prochain Jeremy Sams pour Fledermaus, à qui il avait déjà confié The enchanted Island (un spectacle pot pourri d’œuvres baroques porté par Placido Domingo qui a remporté une succès immense) qui sera d’ailleurs repris la saison prochaine (toujours avec Domingo et Susan Graham).
Mais la marque du MET, ce sont les distributions qui affichent les grandes stars américaines du chant (Graham, Fleming, Meade, Radvanovski, Racette) mais aussi les autres (Kaufmann, Garanca, Domingo, Alagna, Schwanewilms, Beczala, Villazon, Damrau, Netrebko etc…): en bref tout le chant mondial qui compte défile au MET chaque saison.
Du point de vue des chefs, c’est un peu plus contrasté. Le MET use beaucoup de chefs de répertoire éprouvés, même si chaque saison un ou deux chefs de grand renom descendent dans la fosse. L’an prochain, notons, outre James Levine dont c’est le retour après deux ans d’absence, Valery Gergiev (alternant avec deux autres chefs) en début de saison avec Eugène Onéguine dans une distribution magnifique Anna Netrebko dans son répertoire (alternant avec Marina Poplavskaia), Mariusz Kwiecen alternant avec Peter Mattei et Piotr Beczala avec Rolando Villazon. Valery Gergiev dirigera aussi Le Nez de Chostakovitch dans la mise en scène de William Kentridge, vue à Aix et à Lyon. Notons aussi James Conlon qui dirigera A Midsummer Night’s Dream pour le centenaire de Britten, David Robertson au pupitre de la création américaine de Two Boys (créé à l’ENO de Londres en 2011) dans la mise en scène de Barlett Sher (qu’on commence à bien connaître en Europe, voir son Roméo et Juliette à Salzbourg), Vladimir Jurowski Die Frau ohne Schatten, reprise d’un spectacle de Herbert Wernicke avec Anne Schwanewilms et Torsten Kerl, Edward Gardner dirigera Der Rosenkavalier pour le centenaire de la première au MET (Martina Serafin en Marschallin et Elina Garanca en Oktavian, Mojka Erdmann en Sophie et le  Ochs de toutes les scènes désormais, Peter Rose).  À Adam Fischer est confiée Die Fledermaus dans une mise en scène de Jeremy Sams, avec Susanna Phillips, Christopher Maltman, Christine Schäfer. Distribution de luxe de LElisir d’amore (Netrebko, Schrott, Vargas, Alaimo) mais chef de répertoire (efficace cependant), Maurizio Benini et Barlett Sher comme metteur en scène. Un spectacle à ne pas manquer, peut-être avec Eugène Onéguine le plus excitant sera la reprise de Rusalka de Dvorak, dans la vieille mise en scène de Otto Schenk, dirigé par Yannick Nézet-Seguin, et avec Renée Fleming, Emily Magee, Piotr Beczala, Dolora Zajick dans Jezibaba et John Releya: à mon avis cela vaut la traversée de l’Océan. Autre curiosité , qui manque depuis un siècle au MET, mais je suppose aussi depuis pas mal de temps ailleurs, une nouvelle production du Prince Igor, de Borodine, confiée à la baguette de Gianandrea Noseda qu’on n’attendait pas dans ce répertoire, aux soins du plus attendu Dmitri Tcherniakov qui sans nul doute décoiffera un peu, et une distribution russophone pur sucre dominée par Ildar Abdrazakov, où l’on note Anita Rachvelishvili, Michail Petrenko, et même Oksana Dyka, dont on espère qu’elle est meilleure dans ce répertoire que dans Verdi.
A la même époque que Rusalka et Prince Igor, il fera courir les foules et pleurer Margot (ou Sabrina, ou Jennifer), Jonas Kaufmann pour son unique apparition à New York sera Werther aux côtés de Elina Garanca, sous la baguette sans doute heureuse d’Alain Altinoglu et dans la mise en scène (c’est une nouvelle production) de Richard Eyre, grand metteur en scène de théâtre britannique, et réalisateur, à qui l’on doit la mise en scène de La Traviata dirigée par Solti avec Angela Gheorghiu à Londres en 1995 (avec DVD subséquent) et la plus récente Carmen du MET (Alagna, Garanca). James Levine, Thomas Hampson, Deborah Voigt est l’affiche de la reprise de Wozzeck (mise en scène Mark Lamos). Notons une Sonnambula avec Diana Damrau (mise en scène Mary Zimmermann, direction Marco Armiliato), un Andrea Chénier bien pâle (direction Noseda avec Patricia Racette et Marcelo Alvarez, mise en scène Nicolas Joel), des Puritani antiques (mise en scène Sandro Sequi) mais dirigés par Michele Mariotti, comme à Paris, avec Olga Peretyatko et Mariusz Kwiecien, une Arabella de série avec tout de même Michael Volle, Genia Kühmeier et Malyn Bylström dirigée par Philippe Auguin, et la saison se conclut par une Cenerentola de luxe avec Joyce Di Donato et Juan Diego Florez, dirigée par Fabio Luisi qu’on n’aura pas vu beaucoup dans la saison 2013-2014. J’ai passé sous silence les Bohème et Tosca de répertoire, mais je n’oublie pas Norma avec Sondra Radvanovsky et Kate Aldrich, dirigée par l’ordinaire Riccardo Frizza, et mise en scène par John Copley…tout cela date terriblement, mais c’est Norma, et c’est suffisamment rare pour qu’on en fasse cas.

Une saison variée, qui,  après plusieurs année focalisées sur Wagner, focalise plutôt sur le répertoire slave (Rusalka, Le Prince Igor, Le Nez, Eugène Onéguine) sans un seul Wagner. Si vous envisagez d’aller à New York, et de voir des spectacles du MET, la période octobre-décembre s’y prête (Le Nez, Onéguine), et même si vous voyez Eugène Onéguine sans Gergiev ni Netrebko, vous n’y perdrez pas à entendre Peter Mattei et Marina Poplavskaia sous la direction d’Alexandr Vedernikov, le chef qui a dirigé 9 ans le Bolshoï vaut dans ce répertoire Gergiev (c’est Moscou face à Saint Petersbourg). La deuxième période favorable, c’est février (attention aux neiges!) pour combiner Rusalka, Le Prince Igor, Werther: trois jours de fête lyrique à ne pas manquer . Dernière proposition, avril 2014 en combinant La Cenerentola, I Puritani, Cosi’ fan Tutte. Et si vous préférez d’autres périodes, il y aura toujours au MET quelque chose à se mettre sous la dent avec des distributions en général attirantes (mais pas toujours les chefs souhaités) et des productions passables pour la plupart, et de toute manière au pire New York a d’autres atouts et n’est pas le genre de ville où l’on s’ennuie le soir.
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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 15 Février 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Acte I © MET Ken Howard

Pour une lecture détaillée de la mise en scène, je vous renvoie à mon compte rendu du Parsifal de l’Opéra de Lyon en mars 2012 car le travail n’est pas fondamentalement différent.

Pour bien de mes amis et connaissances, ce Parsifal ne valait pas la traversée de l’Atlantique: on connaît bien Gatti en France et on ne l’aime pas trop, on a déjà vu la production à l’Opéra de Lyon, et Kaufmann vaut peut-être une messe, mais dans d’autres rôles. Puisque je suis à New York, je ne la pense évidemment pas ainsi.
Peter Gelb a en effet réuni une distribution exceptionnelle pour cette nouvelle production de Parsifal, en coproduction avec l’Opéra National de Lyon et la Canadian Opera Company de Toronto: René Pape en Gurnemanz, Jonas Kaufmann en Parsifal, Katarina Dalayman en Kundry, Peter Mattei en Amfortas et Evguenyi Nikitin en Klingsor. Un tel plateau vaut le voyage, et Daniele Gatti reste l’une des références pour Parsifal aujourd’hui.
Et puis, c’est toujours un plaisir d’aller au MET, de redécouvrir le rituel de l’Opéra new yorkais, sa fontaine intérieure dédiée à Ezio Pinza où vont se désaltérer les spectateurs, ses fauteuils de salle dont chacun est dédié à son donateur, sa galerie de portraits des grandes vedettes du MET au sous-sol, ses programmes minimalistes gratuits, la MET Opera Shop un peu folle où vous trouvez disques, jouets gadgets, mais aussi assiettes, tasses,verre, bijoux, étiquettes de bagages, corsages, robes, casques wagnériens et j’en passe, et ce public très mélangé, sympathique avec lequel il est facile de tenir conversation et dans lequel ce soir circulaient quelques spectateurs vêtus en chevaliers du Graal (robe de chambre et toge) . Oui, tout cela fait plaisir, un très grand plaisir qui fait mesurer aussi la très grande chance d’être là.
Le décor de Michael Levine a dû être élargi pour s’adapter au plateau immense du MET, et quelques costumes fabriqués pour les choristes supplémentaires; sinon, le spectacle vu à Lyon est bien là, toujours aussi ritualisé. François Girard a opté pour un rituel modernisé, se focalisant sur une sorte de rite de la fécondation: le monde du Graal est infécond, le premier acte se déroulant sur une lande désolée où femmes et hommes sont séparés par une sorte de ruisseau sanguinolent, une plaie de la terre qui semble infranchissable: Kundry reste du côté femme (jardin) tandis que tout l’acte se déroule côté cour, là où sont les hommes organisés en groupe compact assis sur des chaises, comme une fleur immense d’où émergeraient un à un les personnages. Dans ce monde figé, Parsifal quand il arrive ne cesse de regarder de l’autre côté notamment Kundry et ils se battent à peu près sur le ruisseau médian; il est déjà ailleurs en arrivant en scène: il ne pourra donc lire le rituel du Graal. Rien de changé à l’acte II (voir le compte rendu lyonnais), sinon que du parterre, vu la pente, il est impossible de voir le lac de sang où évoluent les personnages, ce qui est une grande frustration vu la beauté de l’image, et qui fait perdre aux spectateurs part des idées de la mise en scène: mais on a toujours cette belle image de ce défilé haut et étroit, parsemé d’un éclairage rougeoyant, image métaphorique d’un corps féminin vu de l’intérieur. Quant à l’acte III, où la foule bien séparée au premier acte est cette fois entremêlée, où les costumes se mélangent, se sécularisent où le côté sectaire initial  laisse place à une foule sans règle particulière où femmes et hommes sont mélangés dans ce monde qui est celui de la mort et du rituel funéraire, de la stérilité que Parsifal revivifie en trempant la lance dans le sang du Graal. Seule petite différence,  l’image finale où une femme se lève pour aller vers Parsifal qui la regarde, annonçant une renaissance est bien moins claire qu’à Lyon, le rideau se baissant en même temps que la femme se lève. A mon avis seuls les spectateurs qui connaissaient la fin du spectacle lyonnais ont dû remarquer cette image ici très furtive, et c’est dommage.
François Girard a signé là un spectacle esthétiquement très réussi, a introduit une symbolique (la dialectique stérilité/fécondité) pas souvent exploitée dans Parsifal par les metteurs en scène, tout en gardant une vision fortement ritualisée, qui correspond bien à l’approche musicale de Daniele Gatti, d’un rituel qui ne mime en aucun cas le rituel chrétien, mais qui renverrait plutôt à des rites archaïques et qui insisterait sur simplicité et hiératisme (costumes très essentiels pantalon/chemise blanche, femmes en noir) avec des images fortes et tranchées (noir, blanc et gris pour les actes I et III, rouge et sang pour l’acte II). Le metteur en scène a obtenu d’ailleurs un relatif succès malgré les habituelles huées des premières d’opéra, à New York comme ailleurs.

A ce discours scénique correspond un discours musical magnifiquement dominé par Daniele Gatti, à la tête d’un orchestre des grands jours, même si les cuivres comme souvent au MET restent quelque peu en retrait (attaques pas très propres, quelques accidents), mais le mouvement, la dynamique et le son d’ensemble sont convaincants. J’emploie le mot “dynamique” à dessein, malgré la lenteur du tempo imposé par Gatti, car c’est bien le paradoxe de cette direction musicale, déjà remarquée ailleurs et notamment à Bayreuth: le tempo est lent, mais sans qu’il y ait de longueurs, de moments sans relief, de trous noirs: au contraire, en émergent une dynamique interne, une puissance particulière. La clarté du propos, et des différents niveaux sonores, la manière d’étirer le son, en gardant son épaisseur, qui crée immédiatement tension et intérêt, le volume bien contrôlé, tout fait sens.  Gatti à qui l’on reproche de jouer souvent un peu fort ici joue des volumes avec à propos sans jamais couvrir le plateau ni marquer trop de violence: même le prélude de l’acte II reste à la fois dramatique et contenu: ce qui contribue à créer l’espace théâtral (dans un acte qui est sans doute le plus théâtral des trois), c’est que plus que l’étirement  discours, ce sont les accents qui rythment la musique: c’est sans doute là un reste de”l’italianità” du chef qui permet de créer tension et drame, un chef qui réussit souvent mieux dans le répertoire d’opéra non italien (son Wozzeck est par exemple exceptionnel, c’est l’un des chefs à privilégier pour Berg, qu’il adore). Une direction à la fois dilatée et pleine de relief, qui permet aux chanteurs, à toute l’équipe de chanteurs, d’asseoir le texte et de le dire de manière exceptionnelle, variée, colorée, un texte à la fois joué et chanté . (voir la scène des filles fleurs, si vive et fraîche).
A cet orchestre si bien tenu correspond un chœur nombreux, bien préparé par Donald Palumbo, très en phase avec l’orchestre et dont la diction étonne par sa clarté.
L’équipe réunie, je l’ai dit est parmi celles dont on peut rêver: La Kundry de Katarina Dalayman (ceux qui me lisent un peu savent que j’ai souvent des réserves sur cette artiste) est ici particulièrement convaincante. Son volume vocal correspond à l’exigence d’un rôle implacable et terriblement tendu. Même si ses suraigus sont quelquefois criés, ces cris se justifient pour un personnage  qui oscille au deuxième acte  entre séduction féminine et sauvagerie animale. Il faut reconnaître que les aigus du final de ce deuxième acte ont un tel volume, une telle violence qu’ils frappent l’auditeur: on n’ a pas entendu cela depuis longtemps. En même temps, le tempo de la scène entre Kundry et Parsifal permet à la voix de se contrôler avec rigueur, et de montrer des accents puissants, autoritaires et à la fois très mystérieux et enjôleurs. Une femme, une mère, une sorcière tout à la fois: vraiment magnifique.

Jonas Kaufmann © MET Ken Howard

Le Parsifal de Jonas Kaufmann, qui s’en étonnerait, est magnifiquement chanté, de ce chant contrôlé sur toute l’étendue du spectre qui peut à la fois des aigus puissants (“Amfortas, die Wunde”) et des mezze voci à se damner. Le chant de Kaufmann est toujours surprenant parce qu’il est très expressif, par la modulation vocale, par le contrôle et le jeu sur le volume: on peut passer du forte au murmuré en une seconde et cela fait toujours sens. Kaufmann propose ici un personnage venu d’ailleurs, un avant goût de son Lohengrin, un Ur-Lohengrin à la voix douce et apaisante, mais avec un esprit de décision qui dans le deuxième acte emporte tout, sans jamais se départir d’une certaine “morbidezza”(douceur) vocale qu’on va d’ailleurs entendre tout au long de l’acte III.  Son entrée au final est presque antithéâtrale , parce qu’il émerge de la foule qui s’écarte, sans surgir, mais en entrant simplement:  il est autorité sans être autoritaire, comme son chant.
C’est magnifique et étonnant même si dans ce rôle, aujourd’hui, d’autres sont remarquables aussi, dans un autre style. Il n’est (peut-être…) pas aussi irremplaçable que dans d’autres rôles comme Florestan ou Don Carlo, voire Werther ou Don José. Tiens, il y a quelque chose de Werther dans ce Parsifal-là. Nicolai Schukoff à Lyon, qui chante en ce moment Don José au MET- sans doute aussi la doublure de Kaufmann pour Parsifal (vu les annulations des Siegmund l’an dernier, MET échaudé craint l’eau froide…)- avait une sorte de présence mâle (y compris dans son chant) qui cadrait très bien avec la mise en scène de Girard, même si il y a loin de la coupe aux lèvres quant à la seule beauté du chant, comparé à Kaufmann. Plus loin dans le temps, le Parsifal de Vickers passait de la sauvagerie désespérée à la maturité, une maturité qu’on lisait dans son expression: il était devenu adulte. Il reste pour moi la référence, en écrivant ces lignes, je l’entends encore, je le vois même…
Le rôle de Parsifal n’est ni long ni très difficile à chanter, mais demande un sens de l’interprétation marqué, un chant qui crée bien la différence entre avant le baiser et après, et Vickers savait le montrer.
Jonas Kaufmann a une fois de plus montré quel ténor il est, quel artiste il est, il sait être Parsifal, un grand Parsifal, mais certains diront peut-être pas LE Parsifal de référence, même si dans le jeune homme obstiné du premier acte on lit déjà le personnage futur et son refus du rituel stérile qu’on lui montre et qui ne fonctionne pas, même si l’ intelligence et l’ intuition de cet artiste lui permettent d’offrir une immense composition. C’est quand même phénoménal.

René Pape © MET Ken Howard

René Pape est un très beau Gurnemanz , voix claire, diction impeccable, aigus volumineux et triomphants même si quelques graves sont un peu opaques. Mais dans la galerie des Gurnemanz passés et présents, il déçoit un tout petit peu. Il faut à Gurnemanz incontestablement une voix et beaucoup de résistance (c’est le rôle le plus lourd de Parsifal) et avec Pape nous y sommes, il faut aussi beaucoup d’humanité, beaucoup de nuance dans le chant, et notamment montrer la différence entre Acte I (Gurnemanz est jeune, il a l’âge d’Amfortas) et Acte III, où il est vieux et fatigué. Et là, même si son troisième acte, assez neutre, a une sorte d’inexpressivité voulue de celui qui est las (j’ai trouvé cela vraiment remarquable), je trouve son premier acte relativement moins concerné, un peu indifférent, moins fouillé que ce qu’on peut entendre chez un Kwanchoul Youn aujourd’hui, un Franz Mazura ou un Kurt Moll jadis (il était encore époustouflant avec Abbado en 2002), moins surprenant que Zeppenfeld à Lyon, si jeune, si engagé et même si neuf. Je vais être accusé de pointillisme tâtillon et injuste, vu le succès remporté, mais je dis simplement ce que j’ai ressenti. J’attendais plus “définitif” comme peut l’être son Roi Marke, inégalé à ce jour.
Plus grande est la déception avec Evguenyi Nikitin dans Klingsor. La voix ne réussit pas à s’imposer, et Nikitin ne chante pas avec naturel, mais avec des expressions accusées, une manière de souligner des phrases pour faire le méchant, bref il en rajoute comme si naturellement il n’y arrivait pas ou qu’il était incapable de chanter sans surchanter. Il est difficile de trouver un bon Klingsor: Alejandro Marco Buhrmeister à Lyon était bon, Thomas Jesatko à Bayreuth aussi, chacun dans leur style. Ils étaient bons parce que dans leur chant ils ne surchargeaient pas, Nikitin n’est pas dans le ton. Dommage.
Reste l’Amfortas de Peter Mattei.
Et cet Amfortas-là vaut presque à lui tout seul la traversée de l’Océan. Il y a longtemps, très longtemps (jamais peut-être) que je n’ai pas entendu une telle interprétation. Il y a tout dans ce chant et d’abord une incroyable suavité, une sorte de douceur/douleur christique, la voix est chaude, égale, comme si la douleur était stoïque et à la fois désespérée. Il y a aussi l’émission, la diction qui est un pur modèle d’école, la puissance de la projection dans l’immense salle du MET, il y a simplement un personnage, presque neuf, on n’a jamais entendu cela comme ça. Et ce chant aux accents d’une simplicité presque schubertienne,  fait naître immédiatement dans le public une solidarité presque cathartique, une émotion indicible que le spectateur perçoit dans sa chair . Comment s’étonner qu’il emporte le plus grand triomphe de la soirée? Inoubliable.

Alors oui, ce Parsifal valait l’Océan: malgré les quelques petites déceptions, on est devant une belle production, une distribution exceptionnelle, une direction musicale d’envergure, et tout simplement devant une des plus belles musiques jamais écrites…Et puis, c’est par elle que je suis entré à l’Opéra Garnier, en avril 1973, qui a scellé mon avenir wagnérien, il y a presque 40 ans. Il fallait bien fêter l’entrée dans la folie.

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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 27 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Il ne reste que quelques mots à rajouter à ce qui a déjà été dit…pour conclure sur cette ouverture de saison.
L’autre jeudi à la Scala, ce fut la dernière de cette série de Lohengrin, et ce fut un feu d’artifice. On comprenait bien que pour la dernière, les chanteurs donneraient tout alors qu’on avait craint , comme c’est quelquefois le cas à ces dates, des changements de distribution de dernière minute. Rien de tout cela; ils étaient tous là, Kaufmann, Harteros, Pape, Tomasson, Herlitzius et Lucic.
Pour ma part j’avais choisi d’être en haut, en galerie, là où selon Paolo Grassi se trouvent les racines du théâtre, là où sont les habitués, les passionnés, les hueurs, là où tout le monde se retrouve à l’entracte pour discuter passionnément de ce qui vient de se passer, bref, là où le théâtre vit et respire.
Et, cela n’a pas manqué, nous avons commencé à évoquer avec les vieux amis et les vieux habitués le Lohengrin d’Abbado de 1981, et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui faisait de Lohengrin un héros médiéval mythique, armures rutilantes, décors dorés, miroirs en reflets infinis, étourdissement de lumière: bref, le Lohengrin de toutes les fascinations et un Abbado qu’on découvrait dans Wagner (c’était son premier Wagner) un Wagner allégé, souple, d’une clarté cristalline, d’une rare élégance, sans aucune lourdeur, lyrique à faire fondre les cœurs. Un miracle.
A la date même où, trente et un an avant exactement, je voyais pour la seconde fois le Lohengrin d’Abbado, je me trouve donc à la Scala pour ce Lohengrin de Barenboim, si différent dans l’esprit, si différent dans sa réalisation, et tout aussi miraculeux pour des raisons différentes.
Le miracle ce soir s’appelle Jonas Kaufmann, qui a rendu ce troisième acte sublime, avec un ‘Im fernem Land” tout en pianissimi comme la dernière fois, mais encore plus épurés, encore plus maîtrisés, et notamment ce “Taube”, parti du fond du silence, puis au son de plus en plus projeté, tenu, puis redescendant sur un fil de souffle et de son, pour retrouver le silence originel. Et qui provoque les larmes. Jamais entendu cela ainsi.
Jonas Kaufmann est la preuve que même avec une voix intrinsèquement “normale”, dont la couleur n’est pas exceptionnelle, ni l’étendue, mais avec une exceptionnelle intelligence et une maîtrise de l’art (au sens de technique), on arrive à construire l’exception, la singularité, on arrive à l’incomparable. Kaufmann réussit à être un vrai acteur en scène, et un véritable acteur dans la voix. Ce que veut le metteur en scène, il le transmet dans l’expression. Pour ce Lohengrin qui est tout sauf triomphant, la tristesse est portée par cette voix jamais tonitruante, presque hésitante, qui finit pas bouleverser. Quant à ceux qui disent que la voix est engorgée, et coincée, mieux vaut les renvoyer à leurs chères études: pardonnez leur mon Dieu, car ils ne savent pas ce qu’ils disent.
Bouleversant aussi le personnage voulu par Guth, un personnage qui n’existe que par ce que projettent en lui les autres, et qui ne peut échapper à ce destin qui est de ne pas s’appartenir. La mise en scène de Guth est elle-aussi d’une grande intelligence qui enferme Lohengrin, comme au début du deuxième acte, dont le prélude est habituellement dédié au couple Ortrud/Telramund, et qui montre cette fois sur fond de cette musique funèbre et inquiétante, un Lohengrin enfermé, qui ne réussit pas à sortir, qui voit toutes les portes fermées, qui essaie de s’échapper, mais qui est condamné à rester. De même dans un étonnant respect du livret , se construit devant nos yeux ce mariage qui n’en finit pas, sans cesse interrompu, où Elsa, puis Lohengrin, s’écroulent, refusent, regardent le public avec des yeux hallucinés et incrédules, où l’accomplissement final sous les yeux rapprochés du couple Ortrud/Telramund, porte en soi l’échec et l’adieu.
Je ne reviens pas sur un troisième acte d’abord élégiaque avec cette magnifique trouvaille du bassin où l’on joue, où l’on est soi-même, avec les merveilleux jeux de reflets des personnages dans l’eau. Moment magique où les cœurs semblent se donner, où les âmes semblent se rapprocher, qui se transforme vite en cauchemar, où Elsa de frêle jeune femme devient presque une dominatrice, les mains sur les hanches, telle Ortrud (c’est saisissant) devant un Lohengrin écrasé et dominé.
Autre miracle que Anja Harteros, soprano lirico spinto qui peut tout chanter avec un égal bonheur: c’est une grande Traviata, une Elisabetta phénoménale, ce sera sans doute aussi une Aida extraordinaire, mais aussi une Maréchale unique, une Eva qui enfin existe en scène, et une Elsa qui réussit à transmettre à la fois la fragilité et une certaine dureté; avec une voix d’une qualité exceptionnelle, des aigus triomphants, une tenue de souffle modèle, elle domine tous les moments de la partition, mais son deuxième et troisième acte sont incroyables de fraicheur, de tension, de mélancolie. Le duo avec Ortrud, et tout le troisième acte sont proprement anthologiques.
Ce soir, Tomas Tomasson a réussi à exister fortement, ce qu’il n’avait pas réussi au moins le 18: la voix portait et l’artiste, doué de grandes qualités d’acteur et d’une présence exceptionnelle, grâce aussi à une diction peu commune, a tellement donné, a tellement forcé une voix trop légère pour le rôle (redoutable de tension de bout en bout), qu’il a raté lourdement plusieurs notes au deuxième acte (les italiens disent “calato”), et que la respiration allait contre le son, qui sortait mal dominé pour donner au total à la fin de l’acte de bien vilains moments: dommage, mais je reste indulgent, je trouve cet artiste intelligent et très “juste”.
De même Evelyn Herlitzius, elle aussi douée d’une exceptionnelle intelligence, a cette capacité à masquer par des cris d’une vigueur et d’une puissance incroyables, les insuffisances d’une voix fatiguée, et notamment au dernier acte, coincée dans la gorge et presque rabougrie. C’était à la fois dur à entendre et en même temps ces sons rauques étaient tellement dans le personnage qu’elle a obtenu au final un triomphe, mérité et oui et non.
René Pape comme toujours impérial, même si un peu fatigué par moments, car il sait à merveille dire un texte avec la moindre des inflexions, ce qui est chez Wagner essentiel. Des défauts vocaux impardonnables dans Verdi peuvent passer chez Wagner s’ils sont masqués par une diction impeccable. Quant à Zelko Lucic, il n’est pas à sa place dans la distribution, il n’existe pas comme héraut, mais reste passable.
Mais grâce à Kaufmann et Harteros, tout passe, d’autant que Barenboim a fait des miracles que même les amis les moins indulgents ont reconnus. Un prélude abbadien à force de légèreté, avec ces miroitements si particuliers de sons filés, à peine perceptibles. Une énergie juvénile, imposant des contrastes, des rythmes, des ruptures. Des sons de l’orchestre notamment dans les cuivres, inattendus par leur sûreté et leur justesse, un prélude du troisième acte qui fut un ouragan: en bref, il fut miraculeux lui aussi et a entraîné l’ensemble du plateau jusqu’à l’explosion (avec un chœur des très grands jours de la Scala) par la tension qu’il a imprimée.
Alors voilà, les gens debout hurlant leur enthousiasme, une Scala des très grands jours emportée par la passion, un bonheur sans mélange, une joie très largement partagée, même si certains à côté de moi faisaient la moue (comment peut-on?). Enfin une direction d’orchestre, enfin des chanteurs à la hauteur de cette scène pour un Wagner qui restera dans les mémoires. La Saison du Bicentenaire Wagner est ouverte “alla grande”,   reste à ouvrir celle du Bicentenaire Verdi, et là ce sera plus grinçant. Verdi dans sa maison est moins à l’aise que Wagner son invité. Mais ce soir, oublions! La Scala était en ce 27 décembre à la place légendaire qui est la sienne, elle était à la hauteur de ce qu’elle est dans mon cœur ; souhaitons-lui, souhaitons-nous une grande saison.
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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 18 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Acte III Photo Monika Rittershaus

Je l’ai écrit précédemment, Lohengrin est l’opéra de Wagner le plus populaire en Italie, peut-être parce que c’est le premier à y avoir été représenté, et en tous cas le plus lié à l’histoire de la Scala. Ne faisons pas non plus l’erreur de croire que cet orchestre, à part Verdi, Rossini et Puccini, ne peut rien jouer. Il y a une vrai tradition wagnérienne, et de vrais grands chefs wagnériens en Italie, aujourd’hui par exemple Daniele Gatti et Claudio Abbado qui à chaque fois qu’il a abordé Wagner (Lohengrin, Tristan und Isolde, Parsifal) a laissé des traces profondes. Mais se souvient-on du Parsifal légendaire de Toscanini à Bayreuth, le plus long de tous les Parsifal de Bayreuth, dont on a perdu toute trace sonore? Et Victor De Sabata, qui n’a pas fait seulement une Tosca resté la référence avec Callas, mais a dirigé aussi à Bayreuth Tristan und Isolde, et Antonino Votto, plus connu pour sa Gioconda, qui a dirigé Lohengrin à la Scala.
Inversement, de très grands chefs wagnériens ont dirigé Wagner à la Scala, à commencer par Willhelm Furtwängler, en 1951, pour un Ring resté tellement dans les mémoires (il y a un enregistrement) que les vieux milanais l’évoquent encore avec émotion, et il est aussi venu diriger Meistersinger. Plus récemment, Wolfgang Sawallisch (qui a dirigé pratiquement tout Wagner à Milan), Carlos Kleiber (Tristan und Isolde), mais aussi en remontant le temps Hermann Scherchen (Rienzi), Lorin Maazel (Tristan) André Cluytens (Der Ring des Nibelungen), Karl Böhm (Meistersinger), Herbert von Karajan (Tristan, Die Walküre, Lohengrin), Hans Knappertsbusch (Der Fliegende Holländer, Tristan) …Quel théâtre peut aligner dans Wagner au long de son histoire tant de chefs de référence?

Au-delà des polémiques de magazines (le président de la République n’aurait pas assisté au Lohengrin inaugural pour manifester sa mauvaise humeur devant le choix de Wagner pour l’ouverture de saison qui est aussi celle du bicentenaire de Verdi), on avait eu aussi des polémiques lorsque Riccardo Muti avait ouvert par Parsifal, un supplice pour les VIP de la “Prima”.
Devant le spectacle auquel nous avons assisté, verba volent. Ce spectacle comptera sans doute parmi les pierres miliaires de la production scaligère: une production intelligente et riche, une compagnie pour l’essentiel extraordinaire, un chef inspiré: le résultat, un triomphe, des hurlements prolongés, et même les abonnés du Turno C restant en salle pour applaudir: autant dire un exploit. Et pour couronner le tout, la présence de Anja Harteros dans Elsa, de retour d’un long refroidissement qui a motivé son remplacement pendant 4 représentations.

Acte II Photo Monika Rittershaus

Claus Guth a concentré son regard sur les deux femmes, Elsa et Ortrud, pour marquer leurs destins et leurs choix opposés, d’où le noir de l’une et le blanc de l’autre pour les  costumes, d’où des robes identiques au second acte (comme chez Neuenfels à Bayreuth) l’une noire, l’autre  blanche, d’où quelquefois le pantalon d’Ortrud face à l’éternelle robe blanche d’Elsa. Ortrud la conquérante et la dominatrice qui choisit le pouvoir terrestre face à Elsa la rêveuse, la victime, réfugiée dans le fantasme. D’où un décor contrasté, une structure fixe: des coursives de bois et métal, comme la cour intérieure d’un immeuble cossu, et sur l’espace central une part réaliste (tapis, table, fauteuils) où sont Telramund et le Roi et une part fantasmée (végétation, roseaux, un tronc d’arbre, un piano comme une sorte d’irruption du monde du conte) dans le monde d’Elsa, qui sera aussi celui de Lohengrin.
Dans cet univers très marqué, plus de cygne, mais des signes de cygne, des traces, quelques plumes. Des épées juste quand c’est nécessaire (le combat) et un Lohengrin comme surgi des rêves d’Elsa, qui ressemble étrangement au frère disparu dont Elsa ne se console pas. Une Elsa faible, qui ne cesse de s’écrouler, de s’évanouir, même au moment du mariage, soutenue par Lohengrin et par la Roi, comme si tout cela lui faisait peur, comme si elle refusait l’avenir qui s’ouvre, comme si elle restait en-deçà des exigences que Lohengrin fait porter sur elle.

Apparition de Lohengrin (Acte I)

Un Lohengrin tout aussi perdu qu’Elsa, son arrivée est comme fortuite, au milieu de la foule, qui apparaît au départ en position foetale, né au monde perclus de secousses, peureux, une sorte de “paumé”, pieds nus, un homme parmi les hommes forcé à accomplir le destin (le combat), mais qui est mal taillé pour le rôle du héros. En bref, deux héros qui ne sont pas bien là où ils sont.

Anja Harteros et Jonas kaufmann

Face à eux, le couple Telramund, mené par Ortrud, sorte d’image bourgeoise:

Acte I

Ortrud corrigeant l’enfant Elsa qui s’exerce au piano, comme la vilaine gouvernante, ou la belle-mère, une sorte de Madame Fichini des Malheurs de Sophie. Telramund ne porte pas d’uniforme, comme le Roi ou Gottfried: il est habillé en “civil”.

Jonas Kaufmann et Tomas Tomasson

Peu à peu se construit le récit, un peu terne au premier acte, où Elsa est souvent perchée dans son arbre, à part, comme extérieure à l’action, qui devient plus intense évidemment au deuxième, où la musique et le chant se tendent, et bouleversante au troisième acte: tandis qu’Ortrud les observe du haut d’une coursive, Elsa et Lohengrin évoluent dans une sorte de locus amoenus,  dans les roseaux et dans l’eau: on pense à Horace, on pense aussi à Pelléas et Mélisande, on pense au grands amants dans cet univers végétal et fantasmatique, qui va devenir univers de cauchemar quand Elsa est prise par son délire questionneur, avec une violence inaccoutumée, notamment quand elle s’installe comme dominatrice face à un Lohengrin recroquevillé et suppliant, ou quand surgit Telramund. L’eau qui scandait l’amour et les jeux amoureux devient lieu de combat.
La fin est aussi bouleversante: c’est la fin du rêve, Ortrud se suicide sur le corps de son mari, Lohengrin “meurt” à l’apparition de Gottfried, comme si Elsa faisait disparaître le fantasme, elle-même disparaît et s’efface devant Gottfried alors que le chœur, qui a toujours été spectateur très passif de l’action, sur les coursives ou autour des protagonistes, regarde le désastre, interdit: comme les parole du Roi sonnent faux,  paroles du politique ignorant des enjeux réels: dans cette mise en scène où tout est concentré sur les deux couples, les autres (le Roi et le héraut) apparaissent comme des comparses presque inutiles) et le choeur commente, tout en restant absent. A la différence de Neuenfels qui faisait du chœur un élément actif et central à Bayreuth, Guth l’écarte de l’enjeu réel. Il n’y pas de lecture “sociale”, comme chez Neuenfels, mais une lecture psychologique, concentrée sur les individus.
J’ai trouvé le premier acte néanmoinsun peu répétitif et ennuyeux, et je n’étais pas convaincu, même vocalement et malgré un René Pape impérial. Dès le deuxième acte, dès que le piège commence à se refermer, tout change et le spectateur est complètement pris dans l’action, pour aboutir au troisième acte à un émerveillement.

Évidemment au service de ce projet (que j’estime tout de même moins convaincant que celui de Neuenfels à Bayreuth, mais tout aussi pessimiste) une compagnie qui aura marqué cette production, même si c’est à des degrés divers.
Tómas Tómasson ne démérite pas dans Telramund, mais il est à l’évidence en retrait: de belles qualités de diction, d’expression, de jeu. Mais il faut dans Telramund une présence vocale qu’il n’a pas, et on ne l’entend pas notamment dans les graves. Certes, dans le contexte de la mise en scène, un Telramund vocalement plus effacé peut se justifier, surtout face à une Ortrud vocalement et scéniquement brûleuse de planches (Evelyn Herlitzius), mais il reste qu’on préfère des Telramund vocalement plus présents.  En face, Ortrud le dévore littéralement, avec sa présence, sa voix énorme pas toujours contrôlée, aux sons quelquefois rauques qui peuvent indisposer mais qui dans le contexte sont incroyablement vrais: l’invocation aux dieux païens est totalement inoubliable! Très grande Ortrud, dans la lignée de celles qui en ont fait des incarnations légendaires.
Entre les deux couples, le Roi de René Pape est à la fois tellement présent vocalement et tellement spectateur et même effacé, ou effaré par les enjeux des deux couples. Il reste extérieur, mais son premier acte restera gravé dans les mémoires car aussi bien dans la diction, dans la projection, dans la présence vocale, il est irremplaçable. Dans le contexte de la mise en scène, le héraut est très effacé, relégué dans les coursives et la voix de Zeljko Lucic ne convainc pas: mauvaise diction, pas de grande élégance, voix un peu opaque,  il n’est visiblement pas dans son répertoire.
Anja Harteros faisait sa première apparition, personnage grêle à l’opposé d’Annette Dasch, moins petite fille et plus jeune femme psychotique, avec son physique déjà tragique et ses longs cheveux noirs qui rappellent Callas dans la Traviata de Visconti. La voix est au début hésitante, elle ne s’impose pas. Mais dès le deuxième acte, on ne sait plus quoi admirer de la tenue de souffle, du volume, de la technique, des aigus, de la présence vocale si différente de Herlitzius et si complémentaire:  son duo du troisième acte est littéralement bouleversant. Et évidemment, au rideau final, le triomphe, total, sans contestation possible, qui fait crouler toute la salle. Elle est pour moi aujourd’hui la plus grande, sans conteste.
Enfin Jonas Kaufmann. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Klaus-Florian Vogt et de Jonas Kaufmann. Vogt a une voix sans doute d’une très jolie qualité, sans doute plus adaptée au rôle, voix étrangement nasale qui lui donne vocalement une personnalité autre, de héros qui vient d’ailleurs, une voix qui tranche, qu’on peut aimer ou qu’on peut détester. Kaufmann a une voix plutôt sombre, qui correspond à cette tristesse intrinsèque que Wagner voulait pour son personnage. Mais surtout Jonas Kaufmann a une technique qui laisse totalement assommé. Un contrôle vocal  qui rend son “In fernem Land” entièrement pianissimo non seulement inoubliable, mais carrément unique. La voix quand c’est nécessaire est très présente, mais c’est dans les parties “piano” qu’il est  incomparable, et qu’il diffuse une émotion qui va jusqu’au frisson. Et là aussi dans le contexte d’une mise en scène où le héros est tout sauf triomphant, ce parti pris d’une cohérence rare, renforce évidemment l’effet produit. Je vous économise les superlatifs, mais prenez les tous et vous serez dans le vrai.
Le chœur de la Scala, très bien préparé par Bruno Casoni, était particulièrement en forme ce soir, mais l’orchestre était lui carrément époustouflant. Daniel Barenboim l’emporte dans une sarabande extraordinaire où les contrastes sont très accentués, très vigoureux voire triomphants (prélude du troisième acte), mais réussit aussi à retenir le son (prélude de l’opéra, et notamment merveilleux prélude du deuxième acte: on se croirait dans le deuxième acte du Crépuscule des Dieux, avec ses couleurs obscures et sa lenteur. Une grande merveille. Barenboim est à l’opposé du lyrisme et de la dynamique d’Abbado, mais il est d’une telle présence, d’une telle puissance dramatique, d’une telle clarté qu’il fait de ce Lohengrin à lui seul, un morceau d’anthologie, au sens propre: de tous les Lohengrin vus ces dernières années, y compris celui qu’ il a dirigé à Berlin il y a quelques années (Mise en scène Stephan Herheim) celui-ci est à mettre en archive, en exemple de ce qu’est Wagner en 2012 et de l’enthousiasme qu’il peut déchaîner dans un théâtre. Et puis, à chaque fois que dans ce lieu surgit l’anthologie, surgit en même temps une intense émotion qui crée cette magie unique du théâtre milanais. Hier soir, vers minuit, on était tous frappés, et on nageait tous dans le bonheur. C’est cela aussi quelquefois la Scala.
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Zeljoko Lucic, René Pape, Jonas Kaufmann

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: Une autre critique, très acerbe, du LOHENGRIN de Richard WAGNER du 7 décembre 2012

L’article qui suit est la traduction rapide d’un article paru sur le fameux blog milanais :”Il Corriere della Grisi“, dédié à l’opéra et à l’art du chant, très sévère  envers le théâtre milanais, détruisant méthodiquement ou presque toutes les distributions et souvent protagoniste des broncas milanaises. Bien des remarques peuvent être justes, mais il faut fuir et le systématique dénigrement et le rappel de temps révolus supposés dorés, auxquels les auteurs du blog n’ont même pas assisté mais auxquels ils se réfèrent. J’ai voulu traduire rapidement et sans doute avec quelques inexactitudes ce texte, très descriptif, sans véritable analyse de la production, préférant l’invective, et plus analytique sur le chant, même si discutable. Les spectateurs d’hier et de demain en salle jugeront, mais face à mon jugement plutôt positif, voici une destruction en règle du plus bel effet. Dieu, ou le cygne, reconnaîtra les siens et les italophones se reporteront à l’original.

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Le cygne est arrivé: le Lohengrin de la Scala, en direct.

On pourrait proposer un compte rendu qui parte de la fin vu que la soirée inaugurale a été close au lieu d’être ouverte par l’hymne national. Et nous devrions donc commencer par les hurlements déchainés par lesquels  Evelyn Herlitzius  a invoqué et évoqué les dieux du passé. Triomphateurs au moins à la fin dans l’esprit pervers de l’épouse de Radbod.

Devant le dispositif scénique proposé nous nous sommes identifiés avec les nostalgies d’Ortrud non par parce que nous voudrions à tout crin cygnes, casques emplumés dames et chevaliers et tout le luxe de la cour médiévale vu par l’œil de l’homme du XIXème siècle, mais parce que nous aurions désiré respect et cohérence envers Wagner et sa poétique. On a affiché l’idée qu’au mythe se substituait la psychanalyse. Psychanalyse, disons-le de suite, de supermarché : pourquoi faire d’ Elsa une psychopathe épileptique, Lohengrin, hypostase de l’incarnation de la Divinité ou quasi,  un adolescent peu sûr de lui et troublé ? Ce n’est pas une idée alternative, c’est une superfétation du texte inutile et répétée jusqu’à l’ennui.
Nous pouvons ensuite nous amuser à trouver les incongruités et la laideur des cercueils modèle 1990 dans une production qui fait penser à l’Hamlet de Kenneth Branagh, les chevaliers brabançons transformés en valets de chambre et en marmitons de la taverne de Maître Luther, les gants de promenade des dames appliqués à l’habit de soirée (Zeffirelli et Visconti auraient eu une syncope) la chambre nuptiale transformée en champ de chanvre avec les protagonistes qui évoquent Gassmann et Silvana Mangano de Riz amer ou les harponneurs de Il Mulino del Po’, vu comme le protagoniste abat le rival, ou même les dépossédés Ortrud et Telramund, qui rappellent Maddalena et Sparafucile dans la taverne, en évitant de rappeler la pluie de plumes qui évoquent les plumages d’oies, de chapons et de dindons. Mais tout cela, et chacun des spectateurs dans la salle ou devant sa TV a trouvé et s’est étonné des incongruités, nous dit une seule chose : une mise en scène et une production sans idées, modèle de pseudo culture, qui peut être appréciée de qui, pour suivre la mode ou par ignorance, veut être à la page.
Mais si Lohengrin propose une vision XIXème du mythe et le texte littéraire, avant même le texte musical, ainsi que les indications maniaques des didascalies, les commentaires des choreutes envers les personnages, nous disent ceci :  avec la réalisation milanaise d’hier soir nous avons été pris pour des c…Si ce n’est pas l’auteur, c’est certainement le cas du public, de son intelligence, de son portefeuille parce que payer aussi le Maître d’armes pour un duel de théâtre de marionnettes, ou le dramaturge (invention de mauvais théâtre allemand) signifie seulement profiter de l’argent public. Et les sifflets ont été seulement modérés pour Monsieur Guth, mais devraient être abondants et sonores pour celui qui, plongeant les mains dans la caisse a consenti une dépense indigne d’argent public.

Naturellement, avec la totale indignité du public à la page et de la critique, nous avons aussi une partie musicale et chorale. Pour ne pas devoir faire des distinctions qui impliqueraient l’utilisation de facultés que tous ne partagent pas, tous se sont jetés dans la louange de la dernière arrivée, la « salvatrice de la patrie » Annette Dasch, arrivée dans la nuit à Malpensa, est déjà repartie à l’aube pour Berlin pour chanter la Finta Giardiniera, un opéra qui lui va mieux, en dépit de sa voix précocement usée. Le cast sera sans doute ce qui se fait de mieux en matière wagnérienne comme l’a dit le chef, mais cela ne signifie pas que ce soit un cast digne non du théâtre mais de l’œuvre…Les défauts techniques sont partagés équitablement dans les rôles masculins, où aucun ne sait comment se négocie un aigu ni comment on soutient le chant  avec le souffle. Ainsi a-t-on des réponses différentes au même défaut de fond, soit les hurlements lancinants de Monsieur Tomasson, Telramund, dans un rôle où l’on ne doit pas hurler, mais sonner ; les sons rauques et mal assurés dans la première octave de René Pape, basse sur le papier (pour le Héraut de Zeljko Lucic vaut le proverbe français, « tel maître tel valet » !) et les notes en falsetto entre la gorge et les végétations du protagoniste tant célébré. Un chanteur comme Jonas Kaufmann sans aucun legato dans son air, qui n’est pas à même de chanter piano dans le duo de la chambre ou bien de dominer dans le final du deuxième acte (il s’agit pourtant de quelques mesures) et qui exhibe un volume qui est la moitié de ce qu’il exhibait deux ans avant dans Don José, avec un orchestre très léger en fosse, est le protagoniste juste et cohérent qui va bien avec cette production.
Et le fait qu’il assume des positions fétales, qu’il simule des convulsions, qu’il se vautre dans l’étang ou se baigne dans l’eau pourra susciter de la sympathie, mais ne permet pas à un auditeur de bonne foi et doté d’une expérience minimale de reconnaître là une exécution de bon niveau.
Non que les choses aillent mieux du côté féminin. Evelyn Herlitzius dans son rôle de chanteuse actrice (même si de très grandes chanteuses l’ont affronté, parmi celles qui en ont laissé trace au disque, à commencer par la Grob-Prandl), est dans la meilleure des hypothèses une actrice passable. A l’aigu, elle hurle, par exemple dans l’invocation aux dieux chtoniens du deuxième acte ou celle des dieux païens à la fin de l’opéra, au centre, dans le duo avec Elsa et dans les quelques mesures de défi avec Lohengrin au deuxième acte, elle est aphone, avec le poids spécifique d’un soprano lyrique normal, qui, correctement mis au point, pourrait être une Elsa normale. En effet, le rapport proportionnel entre les voix des deux femmes existe, parce que, abstraction faite de l’arrivée salvatrice de la Dasch,  cette dernière a timbre, couleur et volume de soubrette. Aucune magie du timbre, aucune dynamique même dans les parties solistes. Disons, didascalie et musique en main, une non Elsa.  Et par chance il y a eu une substantielle « remise de peine » dans l’ensemble qui suit le récit du Graal, dans lequel Elsa devrait aller plusieurs fois jusqu’au si naturel.
Il faut souligner que l’émission systématiquement basse et gonflée des interprètes principaux qui viennent tous de l’école néo-allemande de chant est quelque chose qui semble appliqué et enseigné avec obstination méthodique et rigoureuse par les enseignants de l’aire nordique. Ceci pour faire se rapprocher l’émission vocale et la phonétique allemande et rendre plus claire l’articulation des vers « sacrés » du Maître. En revanche, l’engorgement de la voix auquel s’ajoute une technique de respiration complètement erronée (qui souvent se confond avec sa totale absence) cause la disparition complète de quelque clarté que ce soit dans la mise en son, que ce soit dans les voyelles que les consonnes. Voir en particulier, mais ce n’est qu’un un des exemples possibles parmi tant d’autres le monologue final de Monsieur Kaufmann.
Et puis il y a la baguette. Laquelle est décrite et louée comme authentiquement wagnérienne (dans les quotidiens d’abord, avec quelques exceptions dont celle de Paolo Isotta dans le Corriere della Sera d’aujourd’hui). A ce chœur de louanges ou presque ne correspond pas une direction d’orchestre et surtout une « concertazione »  qui soient à la hauteur encore une fois non du théâtre et de son blason supposé mais des exigences de l’œuvre qui conjugue le grandiose des scènes d’ensemble (débitrices ô combien du grand-opéra) et la dimension plus recueillie (mais pas pour cela inférieure en grandiloquence) des moments où dominent les solistes. Du prélude et jusqu’à la scène finale nous avons entendu, pardonnez la franchise, voire la brutalité, toujours la même soupe, maigre pour être exact, non seulement parce que le volume de la musique qui provenait de l’abîme mystique faisait penser à un Donizetti comique ou à l’Auber de Fra Diavolo (rappelons en passant que les grands Lohengrin jusqu’à 1925, avant que ne triomphassent les exigences douteuses du « spécialisme » wagnérien, affrontaient régulièrement ces rôles), mais parce qu’il n’y avait pas de différence entre les interventions des troupes glorieuses du Brabant, la désespérance et la furie du couple Telramund dépossédé, l’exultation de la fête nuptiale, et la mélancolie de la conclusion.

En outre nous avons entendu des cordes d’une tenue fatiguée et sans rigueur du prélude au premier acte, des cuivres aux sons durs et sans grâce, soit dans les fanfares réelles, soit dans l’introduction du troisième acte dans lequel dominait le principe très napolitain du « facite ammuina » (faites confusion), le chœur (surtout le chœur féminin en référence à l’entrée des pages du cortège nuptial du deuxième acte) en décalage systématique avec l’orchestre mais avec les présupposés d’une intonation correcte.
Le moment le plus réussi de la direction a été peut-être l’interlude du deuxième acte, même si gâché par des entrées des choristes systématiquement en retard. Nous comprenons très bien comme il est difficile de concilier les exigences d’une oeuvre comme Lohengrin et les ressources limitées (vocales, mais pas seulement) à disposition, mais on aurait pu faire un peu mieux au moins sur la tenue d’ensemble du spectacle, par exemple avec des tempi plus rapides ou plus serrés, pour aider une distribution dans laquelle on ne retrouvait pas pour sûr ni une Rethberg,  ni un Melchior ou ni une Branzell, mais même pas la puissance vocale, et surtout l’honnête et solide métier d’un Windgassen d’une Marton ou d’une Zajick.