LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

TEATRO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO 2012-2013: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART et L’ORCHESTRA DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO le 4 MAI 2013 (WAGNER, VERDI, BERLIOZ)

Wagner: Tannhäuser, Ouverture
Verdi: Quattro pezzi sacri, Te Deum, soliste Juliane Banse
Berlioz: Symphonie Fantastique
Orchestra Mozart
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Florence, 4 mai 2013
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Le Maggio Musicale Fiorentino ouvre sous de tristes auspices: les contraintes budgétaires qui frappent les institutions culturelles italiennes imposent une réduction drastique des budgets de production. Le Don Carlo inaugural (Dirigé par Zubin Mehta), prévu dans une mise en scène de Luca Ronconi, qui revenait à Don Carlo après celui mythique de la Scala avec Abbado, sera une version concertante. Les choix de l’Etat ne favorisent que les deux institutions musicales phares, il Teatro alla Scala et l’Opéra de Rome, l’un parce que c’est l’un des emblèmes de l’Italie, et l’autre parce que c’est le théâtre de la capitale. Dans ce paysage noir, le Maggio Musicale Fiorentino, qui est le troisième larron et dont l’histoire au XXème siècle est faite de productions légendaires, de distributions exceptionnelles, de chefs de renom, de modernité de répertoire, est laissé de côté: y contribuent aussi trois faits non indifférents; d’une part une gestion chaotique depuis des années et une absence de direction artistique digne de ce nom, puis un problème de public: Florence n’est pas une grande métropole, même si c’est une ville culturelle et une université prestigieuse et à elle seule, elle ne draine pas un public suffisant pour remplir le vaste  vaisseau, et enfin le nouveau théâtre (moins vaste et à l’acoustique meilleure) ouvrira l’an prochain et nous sommes dans un entre deux coûteux.
Alors, Claudio Abbado a décidé de laisser son cachet en signe de solidarité avec la situation du théâtre, et par amitié pour Zubin Mehta, directeur musical, pour ce concert inaugural qui propose l’ouverture de Tannhäuser de Wagner, le Te Deum extrait des Quattro pezzi sacri de Verdi et la Symphonie Fantastique de Berlioz, une manière de répéter une partie du concert qu’il donnera à Berlin dans quinze jours. D’ailleurs, le premier violon de Berlin, Guy Braunstein, est le premier violon de la Fantastique, manière là aussi de se préparer au futur concert.
Deux orchestres pour ce concert (énorme masse avec onze contrebasses, une quarantaine de violons, quinze violoncelles, seize altos) , l’Orchestra Mozart avec ses musiciens habitués au geste d’Abbado, et le Maggio Musicale Fiorentino avec ses musiciens habitués à celui tout différent de Zubin Mehta. Même s’ils ont étudié ensemble chez Hans Swarowski à Vienne et qu’ils se connaissent depuis très longtemps, ils suivent des voies différentes. Comme nous le disait un des musiciens hier, l’un est plus un “Direttore” (Mehta), l’autre (Abbado) plus un “Concertatore”, le “direttore” organise, indique, dirige; le “concertatore” s’occupe de la couleur, de la musique, de l’interprétation en donnant plus d’indications d’ambiances, notamment à la main gauche. Et qui connaît Abbado regarde danser sa main gauche, avec ses gestes minimaux, mais ses regards, ses expressions, ses sourires. Au geste large de Mehta se substitue un geste minimal mais à l’expression décuplée.
Je sens qu’un jour le lecteur sera lassé de lire toujours les mêmes expressions autour des concerts de Claudio Abbado qui cette année sont tous exceptionnels. Il fallait hier voir le public et entendre les spectateurs s’étonner du son, des options interprétatives, de la nouveauté des approches. Avoir accès, et pour un prix ridicule au regard de certains prix parisiens (40 €) à un tel concert, c’est une chance extraordinaire: seuls ceux qui ont eu cette chance d’être là un soir de magie (par exemple le 14 avril à Pleyel) peuvent comprendre ce qui s’est passé hier, avec un public évidemment tout acquis: le geste de diriger gratuitement a été largement diffusé dans la ville, la survie du théâtre est défendue par les spectateurs, très attachés au lieu, et de fait le vieux Teatro Comunale, avec sa vaste salle et son immense première galerie d’où on voit et entend magnifiquement (en deuxième galerie, très haut, très loin, c’est un peu différent) est un endroit sympathique. Nous pouvons aussi le reconnaître, la salle était toute acquise. Mais pouvait-on s’attendre à cette incroyable prestation?
Incontestablement, les musiciens étaient eux aussi très décidés à donner le maximum, pour ce concert à enjeu, ils ont répété y compris deux heures avant le début (même si la générale avait eu lieu la veille, publique, et la Symphonie Fantastique était déjà à tomber du balcon!). On savait que ce serait splendide, mais Abbado n’avait pas dirigé la veille l’ouverture de Tannhäuser, la laissant à son assistant, le premier violoncelle du MCO (Mahler Chamber Orchestra) Philipp von Steinhäcker qui commence à diriger. Et ce soir non seulement il la dirige, mais il l’invente! Que de regrets éternels qu’il n’ait jamais dirigé Tannhäuser à la scène. Cette exécution a laissé beaucoup de monde pantois, tant c’était une autre planète. Il est facile avec Tannhäuser, notamment dans l’ouverture, d’être grandiloquent, appuyé, un peu lourd. J’ ai été frappé d’étonnement  à la fois par la légèreté, le discours presque intimiste du début (les cuivres entrent presque par effraction) et la fluidité et la clarté de l’ensemble: un orchestre qui n’appuie jamais, des cordes d’un lyrisme impensable, la légèreté d’un ballet de feu follets mêlée à une dynamique inconnue jusqu’alors, alliant ralentis et rapidité, mélangeant les tempi, avec un finale à la fois grandiose et retenu, une interprétation à touches impressionnistes, des couleurs différentes sur chaque pupitre, ici à peine effleuré, là plus marqué, fusion et clarté, synthèse et analyse, une maison de verre, sans afféterie, sans maniérisme, dans la simplicité et l’épure de la grandeur: à pleurer. Jamais, jamais, jamais entendu cela comme ça.
J’ai écrit à propos d’Oberto que Verdi était difficile: on oublie que le plus grand verdien des quarante dernières années a été Claudio Abbado, parce que chez Verdi, tout est théâtre, tout est palpitation, tout est sensibilité, tout est humanité, tout est amour. Cette pièce, extraite des Quattro pezzi sacri, œuvre de Verdi très tardive (créée en 1898 à l’Opéra de Paris)  fait pendant au Tannhäuser, manière de marquer le bicentenaire des deux musiciens par deux pièces courtes d’une quinzaine de minutes. Mais là où Tannhäuser est connu, le Te Deum reste à la fois peu connu et peu joué. C’est, des Quatre pièces sacrées sans aucun doute (avec le Stabat Mater) la meilleure, celle où on reconnaît  à la fois Verdi le mélodiste et Verdi le spectaculaire, mais aussi Verdi l’intimiste: tout ça en 16 minutes hyperconcentrées.
L’œuvre est en effet toute en concentration, comme implosive. Rien à voir avec la théâtralité démonstrative du Requiem: Verdi retourne aux sources de la cantate, au grégorien ( le début!), il retourne à Palestrina qu’il admirait tant mais en même temps y met un double chœur, un grand orchestre et une soliste (qu’il voulait comme noyée dans les choristes). Un adieu aux formes d’antan, mais avec les masses d’antan. Le chœur est extraordinaire : comment pourrait-on accepter qu’il disparaisse à cause des erreurs successives qui ont amené la situation dramatique du mai Musical ?
Cela commence comme un murmure, le chœur d’hommes (partagé et tourné vers les côtés, pour que le son ne vienne pas directement sur le spectateur) entame “Te Deum laudamus, Te Dominum confitemur”, comme une sorte de long murmure intérieur, à peine accompagné par l’orchestre. Pour exploser avec une violence de celles qui viennent après un désir trop longtemps contenu avec trois fois “Sanctus, Sanctus, Sanctus  Dominus Deus Sabaoth” qui fait évidemment sursauter le spectateur. C’est cette tension-là qui court sur toute cette pièce. Le critique italien Massimo Mila soutient que les Quattro pezzi sacri de Verdi marquent l’évolution des formes qui partent de Palestrina, passent par la forme Cantate de Bach jusqu’à Stravinski et aux formes modernes qu’on retrouve chez Szymanowski (Stabat Mater 1927) ou la Messe glagolitique de Janacek (1926) et bien d’autres (Bartok ou Kodaly), il insiste sur l’évolution de cette écriture qui ferme un parcours de vie mais ouvre sur un parcours musical tourné vers la modernité.
Abbado dans son approche marque à la fois ces tensions entre intériorité et extériorité, souvenirs des œuvres passées (notamment Otello et le Requiem), et originalités de composition (violons suraigus et contrebasses au plus grave en même temps dans la partie finale) mais là où il nous rappelle quel verdien il est, c’est dans la manière très fluide d’enchainer chœur et orchestre, de faire ressortir la mélodie et de faire chanter l’orchestre, ou plutôt de le faire parler. De cette pièce quelquefois considérée comme un peu froide et convenue, il fait ressortir l’émotion qui prend à la gorge et qui rappelle comment Verdi sait merveilleusement jouer du clavier des émotions. Une interprétation chavirante qui là aussi fait regretter le temps où Abbado était le maître ès Verdi. Il nous rappelle simplement qu’il l’est encore, avec ses variations de couleur, avec ses crescendos où il est unique, avec une tension à la fois intérieure et théâtrale (c’est un paradoxe, mais cela marque que le théâtre vise au bouleversement des émotions, et notamment des émotions collectives : il régnait dans la salle ce silence à la fois recueilli et hypertendu que j’ai connu dans ses plus grandes interprétations mahlériennes, là où frappe la stupéfiante découverte d’une vérité de la musique qui sonne dans les cordes les plus intérieures et les plus sensibles de l’humain. mais pourquoi aller chercher Juliane Banse pour la seule phrase finale? Ne pouvait-on pas trouver une chanteuse italienne?
Claudio Abbado a déjà donné en 2008 à Lucerne sa vision  de la Symphonie Fantastique de Berlioz, avec le Lucerne Festival Orchestra. Ce devait même être un enregistrement DG qui a été réalisé et n’est jamais paru pour des raisons mystérieuses. Une interprétation stupéfiante de clarté, de nouveauté, de dramatisme. Il va ici encore plus loin dans une lecture résolument moderniste au sens où elle donne sens à tout ce qui dans la Symphonie Fantastique (1830), fait rupture avec le monde symphonique du temps.  Cette exécution prépare évidemment celle de Berlin les 18, 19, 21 mai prochain et d’ailleurs le premier violon ce soir est Guy Braunstein, premier violon des Berliner Philharmoniker. Premier alto l’ex-premier alto des Berliner Philharmoniker Danuta Waskiewicz, qui fut la première femme à occuper chez les Berliner un poste de chef de pupitre, et qui les a bientôt quittés pour faire une carrière en free lance. L’autre alto est Jörg Winkler, un ex du Mahler Chamber Orchestra. Et puis, bien sûr, arrivé dans la journée (il n’était pas à la répétition générale) Lucas Macias Navarro, l’hautboïste de renommée mondiale (Concertgebouw, Lucerne Festival Orchestra, Orchestra Mozart) qui va nous étonner par la douceur et la suavité du son de son instrument. Car les bois sont au centre de la préoccupation d’Abbado, aussi bien la flûte (Chiara Tonelli) que la clarinette (Alessandro Carbonare) ou le hautbois. C’est d’eux que parviennent ces sons fortement marqués timbriquement, à la limite de la dissonance, qui surprennent par les contrastes dont il jouent et ils se jouent et qui répondent en contraste à des cordes souvent plus « harmonieuses ».
Ce qui frappe dès l’attaque, c’est une incomparable légèreté, légèreté des coups d’archet, légèreté des pizzicati (aux contrebasses) la construction des échos (cor et violons !) et les crescendos sonores mais toujours avec une légèreté de toucher qui ne laisse pas d’étonner, à ce titre le crescendo final du premier mouvement (Rêverie passion) avec ce dialogue flûte-hautbois et cordes est proprement ahurissant.
4 harpes trônant au milieu des cordes, donnant le signal, très clair, très marqué, très présent du deuxième mouvement, Un bal, où elles dialoguent sans cesse avec les violons qui engagent l’auditeur dans le charme de ce rondo élégant où l’impression qui prévaut est un effleurement permanent, un « léger tourbillon » comme dirait Gounod, d’une précision extraordinaire. Avec un minimum de gestes, Abbado crée la musique et les ambiances à la fois rassurantes de la danse et les tensions amoureuses nées dans le mouvement précédent, exprimées par la flûte et la clarinette : les bois portent toutes les tensions dans cette symphonie par leurs sons un peu grinçants qui dialoguent avec les cordes fabuleuses (Ah ! ces pizzicati). Abbado réussit toujours à obtenir des musiciens des sons improbables, mais qui font musique, à soigner contrastes qui vont jusqu’au souffle sonore à peine exprimé et qui dans une pièce aussi connue, ne laissent pas de surprendre.
Après Un bal une partie plus pastorale, Scène aux champs, souvenir lointain de la Pastorale de Beethoven, mais qui ne célèbre pas la nature, mais plutôt une ambiance inquiétante : la douceur initiale du cor anglais soliste (magnifique !) et du hautbois est accompagnée en écho par des roulements de tambour en sourdine inquiétants. Et de fait, Abbado ne fait que préparer à travers cette scène apparemment bucolique le mouvement suivant qui est la Marche au supplice. Ainsi l’appel final au cor anglais qui clôt le mouvement et qui reprend les mesures initiales ne sonne pas tout à fait de la même manière, moins serein, plus lourd, plus inquiétant, légèrement menaçant. L’ensemble du mouvement est sans doute pour moi, avec le dernier, le sommet de l’interprétation d’Abbado, qui réussit à tresser la sérénité et l’inquiétude en une profonde unité rythmique et tonale, en réussissant une synthèse que l’on retrouverait en peinture dans La Tempête de Giorgione où se conjuguent à la fois la menace du ciel et la tendresse des personnages. Époustouflant.
Plus « conforme »  la marche au supplice, préparée par le final du mouvement précédent, notamment aux percussions , où la tension dramatique est à son comble, avec une alliance des cuivres et des cordes plus graves (altos, violoncelles, contrebasses), et l’intervention phénoménale des bassons : tous les instruments émergent, chaque pupitre est entendu, dans un rythme jamais pesant (ça l’est quelquefois chez d’autres chefs) .  Même dans ce mouvement fort, quelquefois chaotique, domine la fluidité du son. Incroyable.
Évidemment, le mouvement le plus libre, le plus inventif est le songe d’une nuit de Sabbat, sorte de version symphonique démoniaque de la Grande aux Loups du Freischütz de Weber. Comme pour son Parsifal où il avait demandé de gigantesques cloches orientales pour les scènes du Graal, on remarque immédiatement que le son dès le départ va être rythmé par les « vraies » cloches (impressionnantes) qui sonnent le Sabbat. Jeu de sons et de dissonances (notamment à la flûte et au piccolo, très sollicités, et surprenants – déjà à Lucerne !-) Abbado ose tout pour mettre en exergue les extrêmes possibles du son (même les trombones apparaissent “autres” !) pour composer une danse fantastique et macabre, une sorte de sarabande glaçante : c’est littéralement phénoménal et l’ensemble de l’orchestre compose une sorte de danse sonore qu’on perçoit même dans les mouvements des corps, Chiara Tonelli dressée, hypertendue, sur sa flûte, Guy Braunstein complètement engagé, désarticulé autour de son violon, les altos en vagues successives tempétueuses : tout l’orchestre se fait métaphore de la musique, et nous la fait lire. Sublime.
Comment s’étonner du hurlement de la salle qui se dresse, debout, dès le deuxième rappel. Et qui pendant une quinzaine de minutes, frappe en rythme pour voir apparaître et réapparaître le maître, épuisé sans doute de tant d’engagement. Un concert événement, où les musiciens nous ont stupéfié, ils ont donné à leurs dires même ce qu’ils ne croyaient pas possible de donner. Tout ce que touche Abbado devient Or, et il réussit à créer dans le groupe cette attente, cette émulation qui va au-delà de la simple exécution et qui fait naître l’alchimie musicale. Abbado est la pierre philosophale de la musique.
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