OSTERFESTSPIELE BADEN-BADEN 2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 27 MARS 2015 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Brigitte FASSBAENDER)

Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros...©Monika Rittershaus
Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros…©Monika Rittershaus

Au sortir de ce Rosenkavalier, je suis très perplexe. Perplexe parce que je me demande s’il fallait réunir tant de grands noms (Rattle, Harteros, Fassbaender, Erich Wonder, Berliner Philharmoniker) pour un résultat aussi pâle ? La déception est grande, malgré une sublime Anja Harteros et des Berliner des grands jours. Mais la direction de Simon Rattle n’est pas toujours convaincante, quant à la mise en scène de Brigitte Fassbaender, elle ne l’est jamais.
C’est d’autant plus décevant qu’on aurait pu attendre de Brigitte Fassbaender un travail à la fois plus précis, plus rigoureux et plus sensible, tant cette chanteuse exceptionnelle a fréquenté dans sa carrière les productions les plus emblématiques de l’œuvre. Mais il ne suffit pas d’être une grande chanteuse pour être metteur en scène.
Depuis qu’elle a arrêté l’opéra, Brigitte Fassbaender se consacre à la mise en scène. On se faisait une joie de voir son travail, et c’était une jolie occasion de lui rendre hommage.
Las, le spectacle de Baden-Baden ne peut fournir cette occasion tellement il est pauvre, désordonné, sans âme et même, terrible à dire, ennuyeux.
D’abord, il n’y a aucune ligne directrice dans ce travail d’actualisation; songez, devant le rideau fermé un masque d’escrimeur éclairé par un projecteur…Octavian au sortir de son entraînement d’escrime va voir sa maîtresse en déshabillé rouge. Son gros sac de sport traîne, il est en Nike ou similaire…

Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)...©Monika Rittershaus
Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)…©Monika Rittershaus

Face à lui, la Maréchale au moment de se faire coiffer, revêt une robe à panier et une perruque pseudo XVIIIème ridicule : à bon droit elle peut protester d’avoir été coiffée comme une vieille femme…et dès qu’elle est seule, elle jette robe et perruque pour se retrouver en son naturel XXème siècle
Le chanteur italien (Lawrence Brownlee) est vêtu comme un chanteur de jazz des années Charleston.

Début de l'acte II ©Monika Rittershaus
Début de l’acte II ©Monika Rittershaus

L’intérieur de la maison Faninal n’a rien de ces somptueuses demeures vues dans des milliers de mises en scène. On ne peut reprocher à Madame Fassbaender d’avoir voulu faire autre ou d’essayer de rompre avec la tradition. Mais on se demande où elle veut en venir en montrant  les communs du Palais Faninal, où femmes de ménages et couturières (vêtues XXème siècle) s’affairent autour de la jeune fille (vêtue XVIIIème) :  la rose y est remise, et suprême humour, avec un beau bouquet à Marianne Leitmetzerin.

La peinture des personnages ?

Trio final ©Monika Rittershaus
Trio final ©Monika Rittershaus

Anja Harteros fait ce qu’elle veut et elle a bien raison, Peter Rose aussi, en baron Ochs version cinquante ans qui veut faire trente, et Octavian (Magdalena Kožená) doit faire « homme »: alors il fait « hommasse », fagoté plutôt qu’habillé, dans des attitudes d’une grande vulgarité qui n’ont rien à avoir avec le jeune homme de la pièce de Hofmannsthal. Seul Faninal et Sophie échappent au jeu de massacre, le premier qui est pourtant un sujet qu’on regarde avec ironie dans la pièce, reste ici beaucoup plus distant, et c’est heureux. Quant à la seconde, elle n’existe pas.
Enfin, trois notations « originales » de Madame Fassbaender, pour couronner:
– Leopold, le valet de Ochs se déplace en roller (pourquoi?),
– au lieu du petit serviteur cherchant le mouchoir, la dernière image est Octavian courant vers la Maréchale qui s’éloigne, pour la serrer dans ses bras,
– quant au couple Octavian/Sophie, ils se jettent sur le lit originellement prévu pour Ochs et Mariandl et le rideau de l’alcove se ferme…pour être rouvert avec le couple en ébat quand on déménage la chambre aménagée pour Ochs.
Car cette mise en scène aime aussi les allusions sexuelles plutôt lourdes (voir les sbires de Ochs avec les servantes de Faninal).
Tout cela est plein de bon goût et d’élégance : on peut tout admettre si il y a du sens, mais ici non seulement le livret reste traité tel quel, mais le jeu des personnages  souvent outrancier, n’est qu’une copie exagérée du jeu habituel, dans une sorte d’univers coloré et vaguement circassien. Certes, c’est une farce « Eine Farce » dirait la maréchale, mais sans relief, sans piquant, lourdaude et d’une affligeante fadeur.
Même si la mise en scène de Madame Fassbaender est désordonnée et sans rigueur, on arrive à comprendre qu’elle joue entre l’image habituelle du Rosenkavalier et l’image qu’elle veut en donner, c’est sans doute le sens de ces allers et retours XVIIIème/XXème : on est.. (allez..osons !) à l’époque de Hofmannsthal, qui pourrait aussi être celle de Lulu (mais je m’égare…).
Ainsi le décor à l’économie parce que la production est supportée à 100% par le Festival sans coproducteur, est-il constitué au premier plan de quelques meubles et de projections sur une toile de tulle et, idée lumineuse, les personnages arrivent en apparaissant (latéralement) en arrière plan, puis en second plan, entre des rideaux de tulle, pour arriver enfin sur le plateau.
Tout cela est très mal fait et pour tout dire, sans intérêt.
Arte povera. Idee povere.

Musica ricca ? 
Pour la musique c’est plus complexe, mais là aussi assez décevant. Certes, les Berliner Philharmoniker sont au diapason de leur réputation : le son qui s’échappe de la fosse (quelquefois un peu brumeux vu l’acoustique difficile de cette salle), laisse entendre des choses sublimes, et provoque souvent une sorte d’ivresse, ce sont les bois exceptionnels, d’une perfection à se rouler sur un tapis de roses du paradis (la flûte à la fin !!) ce sont les cuivres, nets, propres, au son plein, ce sont des cordes à se damner (ah, les violoncelles…), bref, l’orchestre est au-delà de l’imaginable.
On ne peut en dire autant de la direction de Sir Simon Rattle. Si elle épouse le son de l’orchestre, si elle en tire le maximum dans certains rares moments plus retenus (comme la fin du premier acte), plus mélancoliques, qui sont à dire vrai phénoménaux d’émotion et réussissent à faire palpiter les cœurs, (mais pas dans le duo de la rose, sans poésie ni magie) elle n’est ni très dynamique, ni très dansante, ni très valseuse et surtout ni très précise.
Jamais on ne “laisse aller  c’est une valse”…Il en résulte des moments sublimes et des moments qui devraient être dynamiques, énergiques et énergétiques, et qui restent ouatés, sans âme, un peu timides et pour tout dire indifférents et vaguement brouillons; seul, le trio final rattrape cette impression d’insatisfaction,  à vrai dire essentiellement grâce à Anja Harteros, et aussi aux deux autres protagonistes, plus irrégulières, mais là enfin saisies par émotion et  sensibilité.

J’ai lu quelque part que cette direction ressemblerait à celle de Carlos Kleiber…je n’ai pas dû être là ces soirs là, et pourtant j’ ai bien vu une douzaine de Rosenkavalier kleibériens, dans les années 80 à 90 jusqu’à ses dernières représentations viennoises. C’est d’ailleurs moins avec Vienne qu’avec l’Opéra de Munich que Kleiber a marqué : il y avait là une énergie phénoménale alliée à une fraîcheur et à une jeunesse toute octavianesques et des moments de lyrisme à vous damner où les larmes coulaient sans qu’on sache pourquoi. C’était vif, charnu, explosif et charmeur, et ça dansait tout le temps et on souriait tout le temps, et le cœur se soulevait tout le temps.
On en est loin, sans qu’évidemment avec un tel orchestre on soit dans la médiocrité, cela reste beau et luxueux, mais sans véritable engagement, et surtout, sans couleur définie, ni animation (au sens d’anima, âme)
Du côté du plateau, c’est tout aussi contrasté : Peter Rose fait son habituel baron, merveilleusement rodé, et en phase juste ce qu’il faut avec la mise en scène car elle charge les choses inutilement (on est loin de l’élégance et de la distance de Harry Kupfer à Salzbourg), mais cela reste sans vraie surprise.
Le chanteur italien, un petit rôle certes, mais tellement symbolique et si important, et surtout si attendu est ce soir Lawrence Brownlee, merveilleux, seul adjectif qui convienne, tant il a le style, et ce je ne sais quoi d’exagéré qui en fait le juste personnage, le peu qu’il chante est un moment suspendu. Vraiment exceptionnel.
Le Faninal de Clemens Unterreiner a cette simplicité qui le rend juste, sans jamais charger le personnage : par la seule diction, par le ton, il est Faninal. Il produit la même impression qu’à Vienne, avec une voix très bien projetée qui réussit à sonner dans le grand hall de Baden-Baden.
L’Annina et Valzacchi travestis (à leur entrée en scène) c’est Stefan Margita, très bon Valzacchi qui est la femme et Annina, Carole Wilson, au physique menu, qui est vêtue en homme. D’où un couple brinqueballant  évidemment désopilant et très réussi malgré la perplexité suscitée par l’idée de mise en scène : mais dans cette scène centrale du premier acte où tant de personnages passent avec une caractérisation instantanée, on doit voir en un éclair qui fait quoi : dans ce maelström, Valzacchi et Annina qui doivent entrer discrètement, se laissent remarquer immédiatement. Mais tous deux sont vraiment d’excellents chanteurs acteurs.

Avec la Marianne Leitmetzerin de Irmgard Vilsmaier les choses se gâtent un peu : l’artiste est plutôt un des bons seconds rôles du marché lyrique. Le problème du début du second acte, c’est le déséquilibre entre cette voix puissante, saine et dardée, et la voix inexistante de Anna Prohaska, on n’entend plus que Madame Vilsmaier, avec des aigus violents, métalliques, qui gâchent tout le début de l’acte et finissent par déranger violemment. C’était à la limite du supportable ce soir.

Duo final ©Monika Rittershaus
Duo final ©Monika Rittershaus

La Sophie d’Anna Prohaska est en revanche une erreur de distribution. On mettait naguère beaucoup d’espoir dans cette voix qui devait, je le rappelle, être la Lulu d’Abbado qui n’a jamais vu le jour. « Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs » aurait dit Malherbe. La voix est petite, mais ce ne serait pas gênant si elle était projetée, si l’articulation des paroles était claire, si enfin il y avait une présence scénique réelle. Cette Sophie n’existe pas, et reste désespérément pâle. Dans le vaisseau de Baden-Baden, elle reste toute perdue. À la place d’Octavian, au dernier moment, je serais volontiers retourné avec la Maréchale…
L’Octavian de Magdalena Kožená a justement la voix bien présente, et bien posée. Comme dans sa Carmen, elle surprend par le volume et un certain relief, mais deux éléments m’ont profondément gêné, qui sont liés : d’une part la vulgarité de l’interprétation scénique, due sans doute aux intentions de Madame Fassbaender : aucune élégance, aucun raffinement, une vision volontairement un peu brute, comme un Cherubino mal élevé et sans charme et d’autre part l’absence de « style » dans la manière de chanter, la manière de dire, l’absence de ton ou d’accents qui font qu’on n’est jamais vraiment ému par le personnage : le duo de la rose ne m’a pas paru vocalement en place (au moins à la première) , et de plus il ne dégageait rien : entre une Sophie toute concentrée sur ses paroles et son chant, qui en oubliait la musique, et un Octavian peu convaincu, et donc peu convaincant, on chercherait en vain la poésie et la magie, d’autant que ce n’est pas le dynamisme de la fosse plutôt terne à ce moment qui pouvait soutenir l’ensemble.
Reste Anna Harteros, qui a elle seule valait le voyage, comme elle le vaudra à Paris la saison prochaine et à Munich (avec Petrenko) en juillet 2016.
D’abord, elle est complètement le personnage, beaucoup plus vrai, beaucoup moins joué que les deux autres protagonistes. Elle est cette femme encore jeune, encore vive, encore pleine de désir qui se rend compte l’espace d’un instant que la fin de cet heureux temps est proche : la manière dont elle sait se mouvoir dans son déshabillé rouge, la justesse de ce costume (il en faut un au moins) qui la pose immédiatement dans la maturité assumée d’une femme encore jeune en font un personnage qui tranche vraiment avec les autres. Mais elle a aussi ce que les deux autres n’ont pas: le ton juste, l’élégance du phrasé, la netteté de la parole, la fluidité du jeu et du discours (au premier acte mais aussi au troisième, avec Ochs). Son monologue du premier acte est criant de vérité et d’émotion, mais en même temps de fraîcheur. Dans un autre style, elle fait irrésistiblement penser à Gwyneth Jones, qui savait manier avec naturel le geste et la parole, qui savait trouver des accents (de vrais accents que l’Octavian et la Sophie du jour cherchent encore), qui savait émouvoir en somme, parce qu’elle savait évoquer un univers, dessiner une situation. On peut dire la même chose d’Anja Harteros, qui en plus a une ligne de chant, un contrôle sur la voix, une homogénéité vocale incroyables. Son trio final est époustouflant. Elle renvoie les autres maréchales, crémeuses ou non, à leur chères études. Elle est sans contredit la grande maréchale de ce temps, comme ont pu l’être à leur époque les Schwartzkopf, les Crespin, les Janowitz ou les Jones. Car elle a cette vitalité intérieure, cette vérité, cette crudité même (tout en restant d’une rare élégance) et elle est irréprochable musicalement et d’une rare intensité. Elle tranchait tellement ce soir qu’on avait une symphonie en maréchale majeure. À Dresde, en décembre dernier, il y avait un trio, et un chef (malgré mes réserves bien connues sur Thielemann). À Baden-Baden, il y a une Maréchale et un orchestre, ce qui ne fait pas un Rosenkavalier.[wpsr_facebook]

La présentation de la rose © Monika Rittershaus
La présentation de la rose © Monika Rittershaus

 

 

 

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: IL TURCO IN ITALIA de Gioacchino ROSSINI le 19 JUILLET 2014 (Dir.mus: Marc MINKOWSKI; Ms en scène: Christopher ALDEN)

Début de l'acte II, une ambiance à la Marthaler © Patrick Berger/ArtcomArt
Début de l’acte II, une ambiance à la Marthaler © Patrick Berger/ArtcomArt

Dans ma lointaine jeunesse, les opéras de Rossini se limitaient à la trilogie Il Barbiere di Siviglia (1816), La Cenerentola (1817), l’Italiana in Algeri (1813). Et encore, les deux derniers étaient à peine revenus sur les scènes, on ne jouait ni le Rossini serio, ni les autres opéras bouffe, ceux qui sont antérieurs à Barbiere.
On a commencé vraiment à s’intéresser aux œuvres de Rossini à la fin des années 60, lorsque la nouvelle édition critique de Barbiere di Siviglia par Alberto Zedda chez Ricordi en 1969 a été popularisée, notamment par Claudio Abbado accompagnée de la production de Jean-Pierre Ponnelle, fondamentale dans l’histoire de la Rossini Renaissance.
La Fondation Rossini de Pesaro et la naissance du Festival de Pesaro (ROF, Rossini Opera Festival) à la fin des années 70 ont définitivement installé Rossini dans le paysage. Le Festival de Pesaro, ville de bord de mer, avec à l’époque ses deux lieux, Auditorium Pedrotti et Teatro Rossini, a pris corps et a commencé à exhumer peu à peu des œuvres peu connues, il était très agréable d’aller passer quelques jours d’été dans une des régions les plus merveilleusement douces de l’Italie en écoutant Rossini. C’est d’ailleurs toujours une suggestion à faire au mélomane (hédoniste et gastronome) en panne d’idées.
Il faut aussi noter que le Festival d’Aix aux temps de Bernard Lefort a bien contribué à cette renaissance, citons pour mémoire la production de Pizzi de Semiramide (1980) , reprise par l’Opéra de Paris  au Théâtre des Champs Elysées (Caballé, Horne, et Samuel Ramey) et celle d’Elisabetta Regina d’inghilterra (Caballé, Carreras) en 1975 qui peuvent être considérées comme des pierres miliaires dans le retour en grâce du Rossini serio: il serait d’ailleurs intéressant que le site du Festival d’Aix s’enrichisse d’archives en ligne, c’est très intrigant de constater qu’en France, la relation à l’histoire des institutions culturelles (voir le site incomplet Memopera parisien) est laissée en friche, comme si seul comptait le hic et nunc. Quand on veut être une institution culturelle de référence, riche de mémoire, et assise dans le paysage, il faut s’en donner les moyens.
Enfin, Massimo Bogianckino à l’Opéra de Paris, en présentant Moïse (Georges Prêtre, Luca Ronconi, Shirley Verrett, Cecilia Gasdia…) en ouverture de mandat (un triomphe) puis Le siège de Corinthe, moins réussi,  a largement contribué également à la redécouverte de ce répertoire.
Il Turco in Italia (1814) est resté assez peu représenté, malgré des enregistrements de très haut niveau, dont certains bien antérieurs à la Rossini Renaissance : je pense à celui de Callas en 1954, suite à des représentations scaligères, dans une distribution exceptionnelle (Nicola Rossi-Lemeni, Mariano Stabile, Nicolai Gedda). Riccardo Chailly, on l’oublie trop souvent a enregistré plusieurs opéras de Rossini, et deux fois Il Turco in Italia, une fois en 1982 (il n’avait pas encore trente ans) avec Montserrat Caballé, Samuel Ramey,  Jane Berbié et Leo Nucci et l’autre en 1998 avec Cecilia Bartoli, Michele Pertusi, Laura Polverelli, Ramon Vargas et déjà Alessandro Corbelli dans Don Geronio. C’est cette dernière version que je privilégie.
On comprend ce qui peut décider un théâtre à produire Il Turco in Italia s’il a les chanteurs à disposition, c’est le livret, qui permet à un metteur en scène imaginatif de construire un rêve de régie, les Hermann (Karl Heinz et Ursel) en ont proposé une qui a marqué à La Monnaie, avec Fabbriccini d’une intelligence et d’une intuition folles, mais à la voix finissante (1995 je crois, avec une reprise deux ou trois ans après).
Le metteur en scène américain, Christopher Alden a des références scéniques qui vont de Ponnelle et Chéreau à Peter Stein et surtout Ruth Berghaus, oubliée aujourd’hui mais qui mit à feu et à sang certaines scènes allemandes (Francfort) lorsqu’elle se dédia à l’Opéra. c’est elle qui mit en scène à Vienne le Fierrabras de Schubert  dirigé par Claudio Abbado à l’origine de la renaissance de cette œuvre.
Pour Alden, le livret de Il Turco in Italia de Felice Romani (le futur librettiste favori de Bellini avait alors 25-26 ans) est intéressant par le regard sur l’intrigue, médiatisé par la figure centrale du poète Prosdocimo qui permet aussi de jouer sur la distance et la distanciation: l’intrigue en train de se construire et en train d’être commentée, les personnages qui naissent dans l’imagination du poète tout en étant toujours à la frontière du réel et du rêvé, dedans et dehors, et qui prennent distance et autonomie, dans une vision fortement marquée par Pirandello.

Il y a donc plusieurs niveaux de lectures qui peuvent d’ailleurs troubler la compréhension, Alden jouant à plaisir sur clarté et confusion, sur réalité et rêve, sur imagination créatrice et  médiocrité de la réalité : à ce titre, le retour au final de l’image initiale montre bien qu’on s’est promené (ou qu’on a été promené) pour revenir à la case départ, dans cette vaste salle (décors de Andrew Liebermann) aux carreaux de céramique qu’on croirait appartenir à un restaurant à Kebab, avec du café à disposition dans un coin de table, voire une salle d’attente, où s’installent des Bohémiens plus vagabonds que bohémiens, avec qui Alden joue dans un second moment en déguisant les femmes en gitanes, pour rester conforme aux images d’Épinal. Qu’il y ait en arrière plan des histoires d’immigration (look de Selim) bien de notre temps, c’est possible, mais peu exploité car le propos est ailleurs, il est vraiment théâtral et pas politique. Encore qu’à la fin la bohémienne revient avec le turc et les européens restent entre eux…
Évidemment pareil parti pris libère le plateau et les personnages, jouant à la fois à être les choses du poète, ici metteur en scène d’opéra (arborant d’ailleurs le carré rouge de défense des intermittents), mais aspirant, comme de vrais personnages de Pirandello, à être eux-mêmes, à s’affranchir, à se libérer (choeur compris) jusqu’à la folie de la fête du second acte où l’excellent Ensemble vocal Aedes (dirigées par Mathieu Romano) se déshabille en scène pour se vêtir de voiles et de plumes ambigus : hommes ? femmes ? une fois de plus la théorie du genre a frappé.
Il y a d’ailleurs dans ce travail une nette différence entre la première et la seconde partie.

Adrian Sâmpetrean, Olga Peretyatko, Lawrence Brownlee, Alessandro Corbelli
Adrian Sâmpetrean, Olga Peretyatko, Lawrence Brownlee, Alessandro Corbelli

Dans la première, le metteur en scène (Pietro Spagnoli plus vrai que nature) conçoit une histoire qui se déroule devant lui en parallèle, il pense et regarde en même temps, intervient peu, sinon pour donner des ordres au rythme d’une machine à écrire qui semble aussi créer la musique car il tape souvent au tempo musical voulu. Mais l’histoire qui se déroule est bien celle du Turco in Italia : la proue géante qui envahit l’espace est bien métonymique de ce navire d’où débarque Selim puis sert de décor dormant ou remisé, qu’on sort pour permettre aux personnages de se distribuer sur l’espace, en long en large en travers et en hauteur.  Les personnages restent soumis aux diktats du poète, hésitent, ne savent que faire, se laissent convaincre. Mais le metteur en scène n’est pas satisfait, il le dit d’ailleurs, il faut inventer plus, un acte ne suffit pas.
Dans la seconde partie, l’invention va partir en tous sens, les personnages ont pris leur envol et leur existence et ils échappent à leur créateur qui devient une sorte de Gepetto ayant sculpté plusieurs Pinocchio qui découvrent à leur tour le monde. On s’amusait au premier acte, sans prétention et au deuxième acte, personnage et metteur en scène après avoir découvert la mécanique du théâtre vont découvrir la mécanique du sentiment, vont se construire eux mêmes les situations les plus ambiguës, vont se créer les conditions de la découverte de soi. Don Geronio va chasser Fiorilla, elle va se retrouver sola perduta abbandonata, devant retourner à Sorrento et noyer son chagrin auprès de ses parents (sans doute dans le Limoncello). Et elle commence à mesurer les avantages d’un mariage socialement confortable, même si bien peu excitant. Selim va lui-même saisir le danger qu’il y a à épouser une Fiorilla essentiellement désireuse de changement et appartenant à un autre monde. Il lui préfèrera, avec regrets sans doute, Zaïde, la bohémienne, elle aussi symbole d’un ailleurs structurel et permanent, mais fidèle, comme le montre sa relation sage avec Albazar son compagnon d’infortune.
Légèreté, sans nul doute, mais aussi un peu de mélancolie  dans un opéra intitulé dramma buffo (rappel du dramma giocoso mozartien) qui laisse donc espace à autre chose que la simple farce:  le dernier air de Fiorilla Squallida veste e bruna, les interventions d’un Narciso loin du sémillant jeune premier, mais plutôt vieil acteur américain tout tordu, ce qui oblige d’ailleurs l’excellent Lawrence Brownlee à des contorsions peu idoines pour chanter les aigus redoutables concoctés par un jeune Cygne de Pesaro d’à peine 22 ans. Sans doute Alden, faisant de cet avorton l’amant de Fiorilla veut-il souligner qu’à la jeune et pétulante Fiorilla, tout fait ventre, plutôt que de rester auprès de son vieillard de mari.
Quelques moments très bien trouvés parsèment ce travail, j’ai adoré celui où évoquant Apollon et donc l’inspiration, le Poète metteur en scène brandit la machine à écrire avec ses deux bras au dessus de sa tête, imitant ainsi la lyre apollinienne, instrument symbole du poète. J’ai beaucoup aimé aussi Narciso complètement déglingué et fragile qui se promène avec un couteau assassin (sur la figure du metteur en scène) ou suicidaire (contre lui-même), Lawrence Brownlee est d’ailleurs ici complètement engagé dans son personnage, là où il nous apparaissait souvent en scène un peu emprunté.
Ce voyage des comédiens, imaginaire et mental, explose évidemment en folie rossinienne dans les ensembles, grâce à six chanteurs déjantés, même le jeune Juan Sancho dans Albazar explose son personnage : lorsque le metteur en scène est dépassé par les événements et submergé par les initiatives des uns et des autres, ne voilà pas qu’il s’impose malgré le poète, qui refuserait toute intrusion parce que l’air n’est pas de Rossini,  en un Fred Astaire meneur de revue, faisant basculer le tout dans une parodie de Broadway à la fois incongrue, mais cohérente avec le tout est possible voulu par la déglingue rossinienne et la révolte des personnages qui se rêvent (je m’voyais déjà..).
Voilà donc un travail intelligent, plus profond qu’il n’y paraît, laissant aux personnages le soin de se construire et de n’être pas qu’une mécanique vocale au service du crescendo rossinien, une mécanique cependant qu’il ne faut jamais oublier : Rossini est à l’opéra ce que Feydeau est au théâtre, du mécanique dans de l’humain.
Et justement, cette mécanique ne m’est pas apparue dans toute sa précision dans l’accompagnement musical des Musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski. J’ai trouvé le continuo de Francesco Corti totalement convaincant, plein d’humour, plein de distance, en phase totale avec le Rossini que nous aimons. La direction de Marc Minkowski est rapide, comme d’habitude, énergique et rythmée, mais pas toujours en phase parfaite avec le plateau, il y a toujours de menus décalages et le calibrage des volumes ne correspond pas toujours pour mon goût à ce que j’attends ou à ce qui me ravit dans Rossini, c’est sensible dans les crescendos qui naissent à volume déjà trop assis, c’est sensible aussi au volume des cordes pour moi insuffisant. Enfin, le son de l’Orchestre, toujours un peu raide (mais moins que l’Ensemble Matheus dans Cenerentola à Salzbourg) n’est pas aussi clair qu’on ne le voudrait au Théâtre de l’Archevêché, à l’acoustique certes difficile et mate. Mais j’ai beaucoup aimé les bois, la trompette, et même les effets des percussions, inattendus, qui marquent une vision différente de cette musique. Malgré ma grande distance avec ce chef et cette manière de diriger, je dois reconnaître qu’il y a de la verve, du rythme et du sourire dans ce travail, et que, même si je préfère d’autres chefs et d’autres sons dans ce répertoire (Chailly !), je n’ai certes pas été séduit, mais je n’ai pas non plus de quoi être horriblement déçu. Cependant, quitte à avoir des instruments anciens, puisque c’est la mode dans Rossini, peut-être eussé-je été plus emporté si dans la fosse j’avais entendu les Freiburger Barockorchester. Il reste que je m’interroge toujours sur la réelle plus value des orchestres baroques dans ce répertoire.

Il y a peu de choses à (re)dire du plateau vocal réuni, comprenant les rossiniens les plus aguerris, presque tous frappés du sigle de Pesaro.
À commencer par l’époustouflant Alessandro Corbelli : à 62 ans la voix n’est évidemment plus celle d’antan, mais le rythme, mais la diction (toujours parfaite chez lui en italien comme en français d’ailleurs, où il a pris ses leçons chez Claude Thiolas), mais le style sont incomparables : vous voulez du style rossinien, en voilà : voilà une science accomplie de la projection, de l’émission, voilà une vélocité incroyable, une ductilité modèle, et un vrai personnage, à la fois bouffe et touchant, un modèle quoi. Le duo avec Selim D’un bell’uso di Turchia dans un décor où les personnages silencieux et méditatifs sont disposés autour de tables  dans une vision à la Marthaler est un des grands moments de la soirée. Qui osera d’ailleurs confier un Rossini à Marthaler ?
Pietro Spagnoli, 50 ans cette année, affiche sa voix de baryton sonore, large, sa diction claire, impeccable, sa musicalité, et surtout une aisance insolente en scène, qu’il ne quitte pas de tout l’opéra. Voilà un chanteur qui honore lui aussi l’italianità, et qui est pleinement dans le style et dans le rythme rossiniens. C’est aussi le cas d’Adrian Sâmpetrean, basse roumaine de 31 ans, autre génération formée en Roumanie dont la tradition lyrique n’est plus à prouver, mais qui travaille essentiellement en Allemagne. Son Selim a la largeur requise, la diction est impeccable et l’agilité sans problèmes, c’est un très bon Selim, très engagé en scène, et qui sait aussi être émouvant. Il complète particulièrement bien cette brochette de basses et de barytons.

Lawrence Browlee dans Narciso
Lawrence Browlee dans Narciso

Deux ténors viennent s’y rajouter, Lawrence Brownlee en Narciso, que j’avais découvert au MET dans Almaviva . Il se soumet parfaitement aux exigences du metteur en scène qui le fait chanter dans les positions les plus invraisemblables. Son légendaire vibrato est moins envahissant, ses aigus et suraigus toujours aussi sûrs et triomphants, notamment dans son air Tu seconda il mio disegno de l’acte II où il remporte un franc succès, très mérité, tant la mise en scène le force à en faire. C’est musicalement très maîtrisé, et même si le timbre n’est pas forcément des plus agréables, cela reste une grande démonstration de mécanique de précision.

J'm voyais déjà...à Broadway, Juan Sancho dans Albazar © Patrick Berger/ArtcomArt
J’m voyais déjà…à Broadway, Juan Sancho dans Albazar © Patrick Berger/ArtcomArt

Plus jeune, et moins policé, l’Albazar de Juan Sancho ; la voix n’a pas (encore) les séductions des grands ténors hispaniques, il se sort de son unique air (non écrit par Rossini) Ah, sarebbe troppo dolce par une jolie imitation de Fred Astaire, mais l’aigu reste rêche, et difficile, et le timbre n’a pas de séductions particulières. C’est encore très jeune, et pas tout à fait au point, même s’il s’impose scéniquement avec une grande aisance tout au long des deux actes.

Cecelia Hall et Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt
Cecelia Hall et Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt

 

Du côté des dames, passons sur la Zaïda de Cecelia Hall, sans grande projection, sans grande personnalité, qui rentre peu dans le personnage. Je pense qu’on aurait pu trouver des Zaïda tout aussi séduisantes sinon plus, vers des rivages plus proches.

Olga Peretyatko  © Patrick Berger/ArtcomArt
Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt

Reste Olga Peretyatko. Épouse installée en Italie du chef d’orchestre Michele Mariotti, et donc bru de Gianfranco Mariotti, le sovrintendente du Festival de Pesaro depuis sa création, elle même ex-membre de l’Accademia rossiniana, on ne peut dire qu’elle n’ait pas le style rossinien, ni la diction requise, elle n’est certes pas née dans la marmite (elle est de Saint Petersbourg) mais elle y a plongé et elle y nage avec délices.
De fait sa Fiorilla est d’abord d’une confondante aisance scénique, avec ses perruques blondes ou brunes et ses lunettes noires de Star d’Hollywood années cinquante, ses costumes mettant en valeur des formes avantageuses, sa manière délurée de se déplacer, ondulant de la croupe. Tout cela est parfaitement dominé. Du point de vue vocal, la voix s’est élargie, parfaitement maîtrisée du grave au medium, pour un rôle chanté souvent par des voix au registre étendu (Callas, Caballé) ou même un mezzo comme Bartoli. Peretyatko affiche une santé insolente avec un soin apporté aux vocalises, au contrôle vocal qui permet des piani et pianissimi de rêve. Une seule réserve, le passage au suraigu presque systématiquement se traduit par des problèmes de justesse assez nets et un son moins assuré. Il reste que son air final Squallida veste e bruna est un feu d’artifice de variations pyrotechniques inattendues totalement bluffantes, que sont deux ou trois suraigus mal attaqués face à une telle maîtrise ?

Voilà une troisième production qui confirme que les opéras 2014 d’Aix en Provence sont globalement une réussite, il y a certes des réserves, qui pour les voix, qui pour les orchestres, qui pour les mises en scène, mais les discussions sont admirablement bien distribuées et ne remettent que rarement en cause l’ensemble d’un spectacle . Ariodante fait débat, Il Turco in Italia moins. Et la Flûte enchantée  pas du tout. Je doute cependant que la production de Christopher Alden ait été vraiment approfondie, elle n’a pas été prise au sérieux alors qu’elle pose des questions sur la création, sur la relation du créateur à ses personnages, sur ses doutes, et qu’elle alimente l’imaginaire rossinien d’images proches du nous, quelquefois gênantes, sans le souligner et avec une certaine finesse malgré les apparences. Mais que voulez-vous, ce Rossini n’est ni sérieux, ni consistant : le seul Rossini consistant, c’est le Tournedos.[wpsr_facebook]

Acte II © AFP/Boris-Horvat
Acte II © AFP/Boris-Horvat