LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 10 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: August EVERDING)

Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l'occasion de la production parisienne
Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l’occasion de la production parisienne

Pas de photos récentes de la production , mais quelques documents qui peuvent en donner une idée, glanés çà et là.

Les principes du système de répertoire ne semblent pas connus de certains qui s’étonnent de voir encore en piste une production de 1973. À Vienne, la production de Tosca de Margharita Wallmann remonte je crois à 1958 et en est à sa 581ème représentation. Cette Elektra de Hambourg, pourtant la plus ancienne production encore au répertoire de ce théâtre, n’en est pas encore là et n’a été représentée que 70 fois.
Le principe du système de répertoire est de proposer notamment pour des œuvres très « standard » des productions durables. C’est aussi le cas de La Bohème de Franco Zeffirelli (1963 à Vienne et Milan, par la vertu d’Herbert von Karajan), qu’on peut voir à Vienne et Milan dans les mêmes conditions, et vaguement modifiée à New York (en version plus spectaculaire encore). Les théâtres savent qu’une Bohème en vaut une autre : la plupart du temps, le décor change, mais le reste…Personnellement j’en vis une qui me marqua plus c’est celle de Jean-Pierre Ponnelle à Strasbourg…mais pour le reste !…
Ainsi donc cette Elektra remonte à 1973, mise en scène d’August Everding, personnalité considérable de ces années-là, qui inaugurait son mandat d’intendant à Hambourg succédant à Rolf Liebermann, dans des décors d’Andrzej Majewski marquants par la représentation d’une Mycènes inquiétante et vaguement monstrueuse s’inspirant assez librement des ruines grecques de Mycènes, mais plus sûrement de la tour de Babel de Breughel, dans une vision assez orientalisante voulue par Hoffmansthal et un éclairage nocturne et faible : une Elektra sombre, noire, pesante.

Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre
Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre

Les mouvements, la présence de torches et les costumes proviennent directement du texte de Hoffmannsthal (qui indique l’orientalisme de Clytemnestre, vêtue, dit-il, comme une femme égyptienne et couverte de bijoux et de talismans). Aujourd’hui, les décors ont vieilli, sont fragilisés et tout cela fait évidemment un peu « has been », mais pas autant qu’on voudrait bien le dire, même si il reste hélas peu des mouvements originaux, très précis dans la manière de gérer les rapports entre les personnages, d’autant qu’Everding n’est plus.
A noter le meurtre d’Egisthe encore bien réglé entre Oreste et son serviteur, qui comme chez Chéreau, participe directement au carnage, comme quoi Everding avait quand même quelques idées…

Mais comme souvent dans le système de répertoire, à part lors de « Wiederaufnahme », qui sont des reprises retravaillées, il n’y pratiquement pas de répétitions. Les artistes arrivant, répétant avec un chef de chant et chantant dans la soirée après s’être éventuellement et brièvement entendus avec le chef. Pour cette première Elektra de Kent Nagano à Hambourg, on peut supposer qu’il y ait eu quelques répétitions musicales, mais sans doute le minimum requis.

Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

J’étais curieux de voir ce spectacle, pour Nagano d’abord, et pour la mise en scène, car c’était celle de l’Opéra de Paris lors des représentations mythiques de 1974 et 1975 dirigées par Karl Böhm avec Nilsson/Ludwig (en 1974) et Varnay (en 1975) et Rysanek. (C’était d’ailleurs l’équipe qui avait créé cette production à Hambourg) J’en vis 7 sur 8. C’était mes premières Elektra et elles furent définitives. La production m’était restée, non qu’elle fût mémorable, mais avec un tel cast, tout vous reste en tête. D’une certaine manière, pendant le spectacle, j’ai revu en moi le spectateur de jadis et aux images que je voyais se superposaient les images dont je me souvenais, et tout refaisait surface. Une soirée pèlerinage en quelque sorte.
Même si à l’évidence la production n’a plus grand chose à nous dire, certaines images restent dignes, comme l’apparition de Clytemnestre en hauteur, au dessus de la porte, entourée de ses deux servantes, ou le meurtre d’Egisthe, mais il est évident qu’aujourd’hui, les protagonistes sont laissés à eux-mêmes.

On peut évidemment discuter le maintien de vieilles productions. Comme les automobiles, au-delà d’un certain âge elles acquièrent une autre valeur, celles de témoignages, celles de versions « collector » comme on dit, comme les Tosca et Bohème dont il était question plus haut, c’est aussi la signature d’un théâtre et de sa tradition : voir à la Scala La Bohème de Zeffirelli, c’est un peu comme aller au Musée du théâtre, mais le jour où y chante un couple de légende, alors, on oublie le musée et la production revit.

Si on considère que la mise en scène est un art, et qu’il y a des productions qui sont des œuvres, comme le Ring de Chéreau ou sa Lulu, alors on aimerait les voir encore produites, comme témoignage, il en a été ainsi de productions de Wieland Wagner longtemps laissées en place à Stuttgart ou Hambourg parce qu’elles étaient la dernière trace du travail du metteur en scène disparu en 1966. C’est le cas actuellement des Nozze di Figaro de Strehler, à Paris (même si ce ne sont pas celles de 1973, mais de 1981) et je regrette fortement que le Faust de Lavelli ait été détruit,même vingt ans après, c’était toujours aussi intelligent et en tous cas bien plus stimulant que le travail de Martinoty qu’on nous a infligé récemment. Pourquoi ne pas laisser ici et là des traces des travaux de grands metteurs en scène qui marquèrent leur temps ? Tout art est le produit d’une histoire et d’une culture. Je ne place pas Everding au rang des Strehler ou des Wieland Wagner, mais en Allemagne, il fut une référence et je peux comprendre qu’on en maintienne des traces ; d’ailleurs son travail fut unanimement apprécié en 1973.
Mais le théâtre, plus qu’un autre art, est tributaire du public du jour, de l’ici et maintenant. Des pièces sont appréciées en 1970, et plus en 1990, puis retrouvent leur public, qui sait pourquoi, en 2015 (on rejoue « Fleur de cactus » de Barillet et Grédy à Paris actuellement), ce sont-là les méandres de l’herméneutique et de l’histoire de la réception des œuvres ou de leur interprétation. Il n’y a qu’à voir les débats autour de la mise en scène d’opéra, et les différences de regards entre l’Europe et les Etats Unis par exemple pour se persuader que nous sommes sur un terrain meuble, voire glissant. De même on ne pourrait plus voir un opéra de Wagner réalisé à la mode du XIXème siècle, nos regards, nos habitudes de spectateurs ont évolué, et la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
Chéreau pensait pour toutes ces raisons que l’œuvre scénique est éphémère, et que sans son metteur en scène venu la retravailler, elle est œuvre morte. C’est ainsi, je l’ai déjà écrit par ailleurs, que je ne sais s’il défendrait la présentation de son Elektra posthume un peu partout. Il est clair que ses dernières productions comme Elektra ou De la Maison des Morts sont destinées à devenir muséales. Pour ma part, je pense qu’il est bon qu’on puisse les voir encore, et pas seulement en DVD. Le théâtre, c’est d’abord la scène et la vie, ces œuvres vivent peut-être moins bien, mais elles vivent encore. Il faut les regarder avec une disponibilité suffisante, sans considérer qu’elles sont LA mise en scène de Chéreau, mais qu’elles sont un témoignage, affaibli certes, de ce que pouvait être son travail.
Dans un système de stagione, où chaque production est un produit presque unique (les reprises existent, mais sans comparaison avec le répertoire) et fondée sur un système de consommation de la nouveauté à tout prix, cela se pratique moins. Il est sûr que si l’on « consomme » l’opéra sans distance aucune, aller voir cette Elektra de Hambourg ne pouvait qu’être décevant, parce qu’on n’avait pas sa ration quotidienne de sang frais.

Scène II, Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène II, Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

Avec cette Elektra, il était inutile voire stupide d’attendre une « mise en scène » comme si elle datait d’hier, mais il valait mieux y chercher des éléments d’histoire, des éléments de construction de ce que peut-être une culture scénique : chez Everding par exemple, le respect scrupuleux du livret et de ses didascalies étaient un dogme : on en a encore des traces, et son travail n’était jamais négligeable ou méprisable. Pour ma part, aller voir des mises en scène plus anciennes, « has been » si l’on préfère, c’est aussi épaissir une culture scénique et se constituer sa propre histoire de la scène, qui sert à regarder autrement les évolutions (ou non) d’aujourd’hui. Il y a dans des mises en scènes récentes toutes rutilantes qu’elles soient des travaux d’une grande faiblesse qui ne valent pas ce travail d’Everding, même vieilli, même réduit à l’os.

Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living
Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living

On avait donc dans ce travail la plupart des éléments d’une Elektra  habituelle, et, comme je l’ai dit plus haut, la mise en scène ne m’intéressait que pour mes souvenirs;  je savais bien que je n’allais pas y trouver l’Elektra du siècle, mais j’y allais pour le plaisir de  la plongée dans mes souvenirs, et pour la curiosité de l‘approche de Kent Nagano plus que pour la distribution.
Et de ce point de vue je n’ai pas été déçu. J’ai retrouvé une dynamique et une précision qui sont l’un des caractères de son approche, un sens dramatique aussi qui permet de maintenir la tension et de soutenir les chanteurs, jamais couverts, malgré un volume d’orchestre important dans cette œuvre. « Spielen’s nicht so laut, es ist schon laut genug komponiert » (« ne jouez pas si fort, c’est déjà composé assez fort ») disait Strauss lui-même aux musiciens de Munich en 1924. Et Nagano obéit à cette règle, d’une manière toute particulière notamment dans la première partie de l’opéra, ce qui a fait dire à certains que sa direction n’avait pas de vrai relief, sans doute parce que son tempo est relativement plus lent que d’habitude. Pourtant, il maintient une tension continue, avec des cordes très charnues et une grande précision des bois, toujours très sollicités, et une très grande clarté. L’un des sommets est la scène de reconnaissance d’Oreste, l’un des grands moments de la partition, dont la charge émotive tient d’abord à l’orchestre, démultiplié, puis tenant à lui seul la ligne. Avec une Elektra comme Nilsson, qui tenait les notes à l’unisson avec l’orchestre, l’émotion en était incroyablement accentuée, ce qui n’est pas tout à fait le cas de Linda Watson. Il reste que toute la partie finale est dirigée avec une présence orchestrale qui va crescendo et que la prestation de l’orchestre philharmonique de Hambourg est tout à fait remarquable.
Du point de vue de la distribution, un très bon point à l’Oreste de Wilhelm Schwinghammer, belle basse juvénile et puissante, couleur de la voix chaude et diction très claire. Passable en revanche l’Aegisth de Robert Künzli, qu’on verrait plus « caractérisé ».
Mais dans Elektra, ce sont les trois dames qui font événement.
La Clytemnestre de Mihoko Fujimura ne semblait pas très à l’aise, notamment dans le registre aigu. Au contraire les graves étaient sonores, et la diction très soignée : Fujimura sait dire un texte et dans le long monologue « ich habe keine gute Nächte » c’est un élément essentiel que de peser chaque mot et d’articuler ; il reste que son personnage manquait un peu du relief qu’on attend. Il est possible que la première partie de la scène où elle est en hauteur l’ait gênée.
La Chrysothémis de Ricarda Merbeth a remporté un très gros succès. Pour ma part, j’ai dû attendre la dernière scène pour entendre des aigus sortir vraiment et s’imposer et pour voir un personnage se dessiner, en revanche dans toute la première partie et notamment dans la scène avec Elektra elle ne s’impose pas vocalement, et ce chant, comme souvent chez cette artiste reste pour moi sans vraie couleur et pour tout dire assez indifférent, même s’il n’y a pas de faille particulière. C’est un chant qui ne me touche pas, et qui ne m’a jamais touché.
L’Elektra de Linda Watson est une des références des dix dernières années, tant l’artiste l’a chantée. Réputée pour sa puissance et ses aigus, Linda Watson ne m’a jamais impressionné par sa subtilité ni par le caractère de ses interprétations. C’est une chanteuse à volume. Son Elektra connaît quelques beaux moments, notamment son monologue initial, et aussi, sa scène avec Oreste. Il reste que les aigus du rôle sont difficiles, et qu’ils ne sont plus toujours justes loin de là. Le centre reste puissant, l’aigu a perdu de sa sûreté et de son éclat. Rien à voir de ce point de vue avec la présence vocale ou scénique  d’une Herlitzius récemment ou même d’une Behrens ou d’une Polaski il y a une vingtaine d’années, d’une Jones il y a une trentaine, et d’une Nilsson il y a une quarantaine.
Mais, même si le trio vocal n’avait rien d’exceptionnel, il n’avait rien de scandaleux non plus et cette Elektra fut celle d’une bonne soirée d’opéra, qui m’a permis une plongée dans d’autres souvenirs que cette soirée n’a ni effacés ni gâchés. J’ai simplement passé du temps heureux avec mes fantômes les plus chers.
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Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène finale, une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2015: SYMPHONIEORCHESTER UND CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS LE 28 MARS 2015 (DVORAK: STABAT MATER)

28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer
28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer

C’est traditionnel depuis les temps d’Abbado, Lucerne – Pâques est une étape obligée : il y a quelques années encore, l’ouverture était faite par Abbado et la clôture par Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks qui donnait un grand concert choral et un concert symphonique.
Abbado n’est plus, mais la clôture par les bavarois est toujours un point de référence fixe, même si cette année je n’ai pu assister qu’au concert choral, le Stabat Mater de Dvořák, exécuté à Munich l’avant-veille et dont le concert de Lucerne fait l’objet d’un streaming sur le site de Br-Klassik encore en ligne sur l’URL http://www.br.de/radio/br-klassik/symphonieorchester/audio-video/webconcert-20150328-so-chor-jansons-dvorak-stabat-mater-100.html
Et l’audition en vaut la peine.

Dans une œuvre assez peu connue, mais dans un répertoire que Jansons aime particulièrement, l’expérience de ce concert fut un des moments les plus passionnants de ces derniers mois.

Dans Music as Alchemy: Journeys with Great Conductors and Their Orchestras dont je vous conseille vivement la lecture,  Tom Service, critique du Guardian, suit entre autres Jansons dans les répétitions avec le Royal Concertgebouw du Requiem en si bémol mineur op. 89 (B. 517) de Dvořák. Cette lecture est éclairante pour analyser le travail fait sur cette œuvre antérieure de 14 ans, considérée comme une œuvre de jeunesse, où Dvořák écrit suite au double deuil qui le frappe, la mort de deux enfants en bas âge. L’œuvre n’est pas spectaculaire comme pourront l’être des compositions postérieures, elle est pétrie de religiosité, d’intériorité et de grandeur grave comme les premières mesures le marquent.
Et comme telle, elle convient parfaitement à l’approche très peu expansive de Jansons, qui contraint public, solistes et musiciens à une vraie concentration.
Une amie me disait au sortir du concert qu’elle se demandait comme un être aussi peu médiatique, aussi peu spectaculaire et aussi modeste pouvait déchaîner un tel enthousiasme et surtout, communiquer une telle émotion.

le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Car ce concert fut un immense moment de musique et d’émotion, où orchestre, chef orgue, solistes et chœur ont montré une communion et une homogénéité d’une qualité exceptionnelle, dans la forme comme sur le fond. Je pense que l’architecture de la salle, inspirée par sa verticalité des grandes cathédrales, favorise la concentration plus que d’autres salles : il y a une disposition dramaturgique très proche de celle des églises musicales du XVIIème et du XVIIIème en Italie, qui a inspiré aussi les salles dites « en boite à chaussure » dont Lucerne est le dernier exemple construit.

Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Ainsi, Jansons choisit d’insister sur la rigueur sans fioritures, en laissant la musique se développer sans rien rajouter qui pourrait être complaisant. C’est un peu paradoxal de parler de hiératisme à propos d’une machine aussi impressionnante qu’un orchestre symphonique et qu’un énorme chœur, mais c’est bien cette grandeur simple qui se dégage d’abord. L’orchestre est totalement engagé,  sans aucune scorie, aves des moments sublimes aux cordes (violoncelles) et aux bois et une notable clarté dans l’expression. Quant au chœur, il est la perfection même tant au niveau de la musicalité, de la sûreté, et de la diction stupéfiante : chaque parole est entendue avec une énergie presque rentrée, comme si l’on était devant un « trou noir » d’une inouïe densité musicale, une charge massive d’émotion qui crée l’intensité. Il se dégage donc de l’ensemble une sorte de force sourde, qui semble née de cette concentration qu’on sent aussi chez les solistes. Ayant eu la chance d’être assez proche de l’orchestre et des solistes, je pouvais lire sur les visages une étonnante concentration pendant toute la première entrée du chœur, avant les l’entrée parties solistes.

© Priska Ketterer
© Priska Ketterer

Chacun était d’ailleurs vraiment magnifique de justesse. La soprano Erin Wall possède une tenue de chant impressionnante, des montées à l’aigu d’une sûreté totale, une expansion vocale étonnante, et un timbre d’une pureté diaphane : son duo avec le ténor Christian Elsner Fac ut portem Christi mortem est un des sommets de la soirée. La mezzo Mihoko Fujimura, au visage grave, très tendu, a ensorcelé par sa voix au volume large, aux graves impressionnants et prodigieuse d’intensité. Qui connaissait cette salle se rappelait de sa Brangäne phénoménale avec Abbado, 11 ans auparavant. Son solo inflammatus et accentus est pure magie.

Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer
Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer

Le ténor au physique de Siegfried, Chrisitan Elsner a une voix solide, posée, bien projetée, et même si la personnalité vocale apparaît un peu en retrait par rapport aux autres, il apporte à la partie une sorte de solidité tendre toute particulière qui finit par séduire, quant à la basse Liang Li, dans Fac ut ardeat cor meum il réussit à émouvoir grâce à une voix suave – je sais, l’adjectif est étonnant pour une basse- avec une telle qualité de timbre et une telle douceur dans l’approche que c’est le mot suavité qui me semble effectivement convenir le mieux.
En somme, tous sont à leur place : rarement quatuor de solistes a été aussi homogène et aussi impeccable. Je pense que le rôle du chef a été ici déterminant. Dédié à la musique et jamais à l’effet, d’une incroyable intensité, il impose une religiosité à ce moment, même si on est au concert et pas à l’église : il réussit à inonder la salle de cette douleur simple et terrible qu’évoque le Stabat Mater. Le texte de Jacopo da Todi (XIIIème siècle) s’y prête totalement. Dans une œuvre où les voix sont essentielles (chœur et solistes) peut-être plus qu’ailleurs, il impose aussi la présence de l’orchestre, non comme un accompagnement, mais comme un protagoniste, un personnage supplémentaire, qui est pétri d’âme, car ce que dit Hugo « tout est plein d’âme » est exactement ce que l’auditeur ressent, remué sans doute mais aussi étrangement saisi au fur et à mesure de cet apaisement communicatif et douloureux que procure l’œuvre et qu’offre ici Jansons.
Il y a des moments d’une force rare mais jamais rien d’extérieur, jamais rien d‘expressionniste, mais au contraire une approche plus classique, d’un classicisme rigoureux, de ce classicisme « dorique » comme je l’écris quelquefois, sans volutes, d’une lisibilité totale, une approche toute débarrassée de maniérisme avec le seul souci de la musique dans la mesure où elle vous embrasse totalement et vous transporte. C’est étonnant et c’est prenant. Nous sommes dans une musique de l’élévation.
C’est un des moments les plus forts vécus au concert dans ces dernières années, comparable au War Requiem par le même Jansons et les mêmes forces en 2013. Ce Stabat Mater restera gravé non dans les mémoires, mais dans le cœur et dans l’âme.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons © Priska Ketterer
Mariss Jansons © Priska Ketterer

LUCERNE FESTIVAL 2013: CLAUDIO ABBADO DIRIGE le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 16 & 17 AOÛT 2013 (BRAHMS, SCHÖNBERG, BEETHOVEN)

Le mélomane un peu blasé et revenu de tout regarde le programme de ce premier concert du Lucerne Festival dirigé par Claudio Abbado avec une moue entendue…Mmmm Un Brahms bien court (l’ouverture tragique), un bref extrait des sublimes Gurrelieder de Schönberg, et la symphonie n°3 Eroica de Beethoven, 20 fois entendue, dont 19 fois avec Abbado. Non cette fois c’est sûr, le jeu n’en vaut pas la chandelle, et le mélomane blasé va ailleurs, à Salzbourg par exemple pour écouter un Don Carlo qui c’est sûr, sera celui du siècle, ou Maurizio Pollini (qui vient à Lucerne dans quelques jours) ou même Norma avec la discutée Cecilia Bartoli qui a plié Norma à sa voix et à ses règles, ou bien il reste chez lui à écouter les “Eroica” de référence.
Le mélomane blasé, une fois de plus, est tombé dans le piège tendu par le diable Claudio. Car une Eroica comme celle entendue hier, et qui a déchainé le public du KKL, on ne l’a jamais entendue, elle est ailleurs, elle est déjà dans les cieux. Déjà le Lied der Waldtaube des Gurrelieder valait à lui seul le voyage avec une somptueuse Mihoko Fujimura et un orchestre aux miroitements fascinants. Mais l’Eroica, mais le deuxième mouvement, mais l’orchestre du festival! Oui, en accord avec le thème du Festival cet été, c’était révolutionnaire.
Déjà la Tragische Ouvertüre de Brahms op.81 en ré mineur de Brahms, qui s’appelle “tragique” en contrepoint de l’Akademische Festouvertüre, sa contemporaine écrite en remerciement de l’élection à Docteur Honoris Causa de l’Université de Breslau avait surpris par son énergie presque naturelle et si fluide. Elle n’est donc pas vraiment “tragique” et il ne faut pas y voir une œuvre à programme, sinon qu’elle est une sorte de raccourci symphonique (sans doute prévue au départ comme un mouvement d’une symphonie) qui reprend plus ou moins la forme sonate.
On reste toujours surpris du son de la salle de Jean Nouvel, à la fois d’une clarté cristalline, assez réverbérant, mais jamais écrasant. Il reste à espérer que la Philharmonie de Paris suivra ces traces. On retrouve dans l’approche d’Abbado d’abord une alliance entre épaisseur sonore et profondeur, avec un éclat particulier, et une fluidité stupéfiante qui fait passer d’un moment du déroulé musical à l’autre avec un naturel confondant. Rien n’est vraiment mis en relief et pourtant tout a du relief, tout est signifiant: ce n’est plus le Brahms rapide et un peu sec qu’on a pu lui reprocher, c’est un Brahms large, charnu, qui fait presque penser (eh, oui!) au dernier Karajan, un moment stupéfiant (encore plus le 17). Une fois de plus, on note la qualité des pupitres et notamment des bois: ils sont là, les Sabine Meyer, les Jacques Zoon, les Macias Navarro: ces bois exceptionnels sont la marque de fabrique du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lied der Waldtaube (chant de la colombe) long lamento qui marque la mort de Tove, est précédé d’un intermède orchestral (Zwischenspiel) qui embrase tout l’orchestre: Tove la maîtresse du roi Waldemar de Danemark a été assassinée (un bain trop chaud) par l’épouse légitime et se transforme en colombe: c’est la fin de la première partie. Les Gurrelieder, créés à Vienne en 1913 sous la direction de Franz Schreker,  sont rarement représentés, vu l’énormité des forces à rassembler. Cette version réduite contient à la fois le moment orchestral sublime que représente ce Zwischenspiel, et ce moment suspendu exceptionnel défendu ces deux soirs de manière somptueuse (elle était encore plus en voix, plus présente, plus intense le 17) par Mihoko Fujimura. Le contexte est tendu, avec un sentiment de terreur sacrée (le thambos diraient les grecs) qui monte peu à peu. La dernière fois que j’ai entendu Gurrelieder, c’était en 1996 à la Felsenreitschule de Salzbourg, avec Claudio Abbado dirigeant le Gustav Mahler Jugendorchester et avec un certain Hans Hotter comme récitant. Soirée inoubliable, dont un ami m’a procuré l’enregistrement radio original. J’y reste fidèle, tant la distance avec d’autres versions est abyssale. Là aussi, l’approche d’Abbado est particulière: comme son orchestre est toujours clair et fortement architecturé, les phrases musicales et leurs influences apparaissent d’une aveuglante lisibilité, notamment les allusions à Wagner et aussi à Mahler.  Immédiatement Abbado fait miroiter l’orchestre énorme, mais où chacun des pupitres est clairement mis en valeur, avec un sens dramatique et une intensité inouïes. On est immédiatement emporté par le mouvement. On ne sait d’ailleurs plus où donner de l’oreille, où concentrer son écoute, les cuivres sans aucune scorie? les bois sublimes (la flûte de Zoon! le hautbois de Navarro! le cor anglais de Emma Schied!)? les cordes somptueuses dominées et rythmées par altos, celli et contrebasses? Ce qui frappe aussi est l’osmose entre le chef, son orchestre et la soliste Mihoko Fujimura, au grave si sonore et à l’aigu triomphant, dans une grande forme, qui crée une tension et qui dessine une ambiance si tendue qu’elle se rapproche d’Erwartung. Je n’avais jamais pensé à ce rapprochement et il m’est venu en écoutant l’extrait hier (je revoyais dans ma tête la belle production lyonnaise d’Erwartung). Au total, un moment d’une telle intensité, d’une telle fascination, que l’on en sort abasourdi. Il reste à espérer intensément qu’Abbado se relance dans l’intégrale en concert. Quel moment ce serait! Déjà, ces 20 minutes valent le voyage.
La symphonie n°3 “Eroica” op.55 en mi bémol majeur de Beethoven est l’une des pièces maîtresses du répertoire symphonique; et sans doute cela pèse dans la balance des choix de mon mélomane blasé évoqué ci-dessus. On sait qu’elle fut d’abord dédiée à Napoléon Bonaparte, porteur des idéaux de la révolution française (thème du Lucerne Festival cette année) mais que Beethoven en 1804, furieux d’apprendre que Bonaparte s’était fait couronner empereur, annula pour la dédier à son mécène, le Prince Lobkowitz.
On connaît aussi le Beethoven d’Abbado, surtout depuis 2001: un Beethoven épuré, post baroque, avec un orchestre (relativement) réduit, une vision chambriste, mais acérée, énergique, donnant forte valeur aux interventions des instruments solistes. Alors on ne s’étonnera pas d’entendre clairement les influences et notamment Mozart et Haydn, ce qui devient pour Beethoven une sorte de lieu commun (même si les dimensions de l’Eroica n’ont rien à voir avec les symphonies classiques de la fin du XVIIIème) mais malgré l’effectif un peu réduit (quel contraste avec le Schönberg qui précède !), mais moins que dans les années 2000-2001: alors cela donne une monumentalité, un son d’une profondeur inattendue, qui en fait une authentique cérémonie du langage musical. Et pourtant que de nouveautés, des contrastes de tempo étonnants, surprenants, là où on ne les attend pas, des moments très étirés (deuxième mouvement) d’autres incroyablement rapides (les dernières mesures), des contrastes aussi de volume avec des pianissimi comme seul Abbado sait en faire, suivis de tutti énormes avec un son d’une épaisseur très charnelle, avec des ralentissements suivis de murmures, et puis des explosions. Toutes ces variations suscitent une très grande tension, quel silence dans la salle!
Que le public ait littéralement explosé à la fin des concerts n’est pas étonnant: jamais il ne m’a été donné d’entendre une telle “Eroica”.
Certes, d’autres interprétations sont possibles, peut-être plus héroïques justement ou plus éloquentes, voire plus grandiloquentes et somptueuses. Le choix d’Abbado est ailleurs. Il est de s’intéresser d’abord au deuxième mouvement, cette “Marcia funebre” dont l’étendue en fait presque le centre de gravité de l’oeuvre (un bon tiers de la symphonie: environ 17 minutes sur 55 environ). On reconnaît évidemment la fluidité et l’élégance dont Abbado marque son approche.  On sait que l’oeuvre est étroitement liée à la figure de Napoléon, mais aussi de Prométhée: Die Geschöpfe des Prometheus – les créatures de Prométhée – datent de 1801,   les premières esquisses de l’Eroica remontent à l’automne 1802. Prométhée, figure emblématique du Sturm und Drang, figure goethéenne (souvenons-nous de son poème Prometheus écrit entre 1772 et 1774 et mis en musique par Schubert en 1819): cette figure donnerait à l’Eroica une force encore plus déterminée, et à la marcia funebre une couleur encore plus sombre. Abbado n’en donne ni une vision romantique avant l’heure (encore qu’on fasse partir de l’Eroica le romantisme en musique) ni une vision dramatique: il y a à la fois une force de vie (premier mouvement, sorte de mouvement à saut et à gambades entre les différents pupitres qui reprennent le thème initial) qui semble résister à tout, et qui va envahir un scherzo souriant et rapide, dansant, comme si après la marche funèbre la vie repartait, plus forte, plus jeune encore, plus ouverte, et un finale à la fois totalement libéré et traversé de fulgurances, le début avec l’exposition des cordes, suivi de la reprise des bois (hautbois et clarinette: Macias Navarro et Sabine Mayer sont éblouissants. mais il reste aussi des traits mélancoliques qui rappellent le deuxième mouvement (notamment les quelques phrases qui précèdent les mesures finales) et qui mettent de nouveau par cette diversité et ces contrastes le public dans une incroyable tension explosive.
Mais revenons à la marche funèbre.
Ce deuxième mouvement est à mettre en lien dans le travail d’Abbado avec les grands adagios mahlériens, ceux où la mélancolie et l’introspection se refusent à effacer totalement l’espoir. Dans cette marche funèbre, qui est celle où l’on célèbre le souvenir du grand homme, comme le dit la dédicace “composta per festeggiare il sovvenire di un grand Uomo on devrait être écrasé par la douleur, mais on est surtout frappé par la tristesse et la mélancolie. La douleur est muette, la tristesse tire les larmes. Après l’énoncé du thème funèbre, repris pupitre par pupitre,  sur un tempo très dilaté, la musique s’éclaircit et s’allège scandée par les bois (flûte) d’une manière époustouflante pour s’élargir dans une grandeur simple, presque naturelle. Il n’y a dans cette interprétation aucune affèterie, aucun sur-jeu. Abbado fait les notes et ces notes sont musique, et ces notes nous disent quelque chose. On est au seuil du sublime. J’ai eu l’impression de voir éclose une vérité jamais vraiment perçue: l’héroïsme n’est pas une concession divine, il est seulement humain: la leçon de Prométhée, c’est le retour à l’humain, laissé face à lui-même, et c’est aussi la leçon du parcours Napoléonien: Balzac le comprendra si bien dans sa Comédie humaine.
Cette extraordinaire humanité, la prépondérance de l’humain et ses contradictions, ses tensions, en dépit de tout le reste et notamment du divin, c’est la leçon retenue de cette soirée inoubliable.  Ce fut bouleversant, ce fut inattendu, ce fut plein de cette énergie profonde qui nous entraîne en nous-mêmes et totalement hors de nous mêmes: en bref, ce fut Abbado, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.
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LUCERNE FESTIVAL 2012: ANDRIS NELSONS dirige le CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA le 3 septembre 2012 (MAHLER SYMPHONIE N°2 “Résurrection”) avec Mihoko FUJIMURA et Lucy CROWE

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Quand les concerts se succèdent à un rythme serré, et après le sommet du 1er septembre avec le Concertgebouw, il est difficile de ne pas faire des comparaisons, voire, quand il s’agit de Mahler, des confrontations. Le son rond, massif, charnu du Concertgebouw était encore dans ma mémoire lorsque les premières mesures de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” sont montées dans l’auditorium de Lucerne, et le son généré par l’orchestre avait quelque chose de plus fade, plus rêche même, et il a fallu s’habituer. Le City of Birmingham Symphony Orchestra est un bon orchestre, qui a passé 18 ans sous la direction de Simon Rattle: il en a fait une phalange de référence au Royaume Uni, et aussi au niveau international. Il est donc légitime qu’il vienne souvent à Lucerne (tous les deux ans) sous la direction de son chef Andris Nelsons, qui on le sait est l’une des baguettes les plus riches d’avenir du paysage musical d’aujourd’hui. Il est tout aussi important qu’il se produise dans des œuvres de référence et spectaculaires, comme ce soir la Symphonie n°2 de Mahler et le 5 septembre la 9ème de Beethoven. Trois concerts se succèdent, deux avec l’excellent chœur de Birmingham (Simon Halsey, chef de choeur), le troisième strictement symphonique avec au programme Gubaidulina et Chostakovitch (la “Leningrad”).
Le concert Mahler s’est conclu avec un grand succès public pour le chef (standing ovation, habituelle désormais à Lucerne) et un enthousiasme communicatif.
Nelsons n’hésite pas à jouer la carte de la profondeur de champ ( certains cors et trompettes dissimulés derrière la salle, dans les espaces ménagés pour gérer l’acoustique), de l’image spectaculaire (mêmes pupitres sur la balustrade le l’orgue, pour l’image finale. C’est une démonstration de puissance, écrasante, d’un relief rare, et avec un parti pris peu intériorisé et de violents contrastes: on passe d’un fil sonore à peine audible à une explosion d’une force inouïe: là où Jansons contrôlait de manière serrée tous les fortissimi l’avant veille, Nelsons, libère les forces et les fait exploser en un feu d’artifice sonore, d’une grande clarté, avec des moments sublimes, des phrases musicales qu’on découvre, des soli très réussis (la flûte), des moments suspendus (Urlichtavec une Mihoko Fujimura remarquable et émouvante).

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Incontestablement, Nelsons est un grand chef, qui s’impose comme l’une des figures les plus passionnantes et les plus stimulantes dans la jeune génération des chefs dont l’âge est compris entre 30 et 40 ans.
Mais on ne peut se départir d’une petite déception. Le résultat final n’est pas à la hauteur des exigences du chef: d’abord, le choix de Nelsons d’une interprétation très contrastée, très démonstrative qui exclut la sensibilité et la subtilité pour privilégier la monumentalité, pour privilégier une architecture massive et écrasante, aux dépens d’une certaine élégance. Ainsi des pizzicatis du 2ème mouvement, qui chez Abbado étaient des gouttes de ciel tombées sur l’orchestre, avec une légèreté incomparable, sont ici certes construits de manière assez contrastée, et techniquement au point mais manquent singulièrement d’expression . Ainsi de l’attaque initiale, franche, trop peut-être. C’était aussi une excellente idée que de poster des pupitres dans le lointain, invisibles à l’auditeur, mais très présents par le son; encore eût-il fallu qu’ils soient techniquement parfaits, car le cor s’est naufragé dans un aigu terriblement ingrat, suivi des trompettes qui n’étaient plus tout à fait justes: une série d’imprécisions qui évidemment ont nui fortement à l’effet voulu (ils se rattraperont au final, à vue).

©Peter Fischli/Lucerne Festival

J’ai dit combien Mihoko Fujimura avec sa voix profonde et bien posée, avait chanté un très bel Urlicht. Lucy Crowe, sa collègue ne réussit pas toujours malgré tout à se faire entendre clairement, et la voix, qui devrait d’abord se fondre dans le chœur, ne réussit pas vraiment à toujours émerger avec la netteté, et surtout la poésie et la légèreté voulues. Les solistes, de manière peu habituelle dans cette œuvre, sont au premier rang à côté du chef quand on les met habituellement au centre de l’orchestre. Sans doute Nelsons voulait imposer une présence forte des voix, au premier plan. Il eût fallu un soprano plus présent.
La présence démonstrative de Nelsons, son geste large, les mouvements du corps font spectacle, mais ne produisent pas dans l’orchestre de moments d’émotion réelle, même si certains moments sont réussis, voire originaux et neufs.

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Ainsi passe-t-on de très beaux moments,  le premier mouvement est très impressionnant, prenant même, la suite ne réussit pas toujours à convaincre, malgré un beau mouvement final, notamment à cause d’un orchestre qui ne répond pas tout à fait aux exigences de l’interprétation et dont certains pupitres sont un peu en retrait (cuivres), on se délecte en revanche du son magnifique des altos et des violoncelles, et d’un chœur qui, quant à lui est remarquable, disposé en manière un peu surprenante, femmes sur le côté, hommes au centre. Il reste qu’une Symphonie “Résurrection” est toujours un vrai moment de bonheur, surtout avec un chef qui propose une vraie direction, même si on peut ne pas la partager tout à fait. A ce ciel de Zeus/Christ Pantocrator qui nous écrase, je préfère les Transfigurations raphaéliennes d’Abbado ou les couleurs à la Michel Ange de Jansons.[wpsr_facebook]

©Peter Fischli/Lucerne Festival

BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Die WALKÜRE le 28 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Après la déception de l’Or du Rhin, on pouvait espérer que La Walkyrie relèverait le niveau. Incontestablement, Christian Thielemann est cette fois au rendez-vous, grandiose, au classicisme monumental, mais très attentif aux menus détails de la partition, un vrai travail à la fois de sculpteur et d’orfèvre : cela m’a beaucoup plus frappé qu’il y a quatre ans où j’avais trouvé la direction sans âme et sans effets. Cette année, cette Walkyrie est nettement plus réussie à l´orchestre.

Pour le reste, la déception est presque totalement confirmée : le travail théâtral est inexistant, les idées intéressantes jamais exploitées : le lever de rideau du deuxième acte, claire allusion à un célèbre tableau romantique de Kaspar David Friedrich (Le Wanderer au dessus des montagnes) et tout le reste de l’acte qui se déroule dans un parc où sont remisées des statues de Dieux, et où Wotan est debout sur sa propre tête à demi enterrée, tout cela pourrait être une bonne idée qui se développe, mais n’est pas vraiment exploité, et les scènes restent marquées par un travail théâtral d’une banalité étonnante. Paradoxalement, la tendresse entre Wotan et Brünnhilde semble plus intéresser le metteur en scène que l’urgence de la passion entre Siegfried et Sieglinde : le premier acte semble si peu travaillé : il est vrai que Johan Botha n’est pas vraiment un acteur, mais il ne se passe rien entre les deux protagonistes, ils ne se touchent jamais, semblent empruntés, plâtrés par la situation et se contentent des gestes convenus du pire des opéras (main sur le cœur etc…) : la direction de Thielemann à ce moment, mais c’est bien le seul, pèche aussi par indifférence, rien n’est urgent, rien n’est haletant, aucun pulsation amoureuse.

Les voix sont là aussi en deçà, sauf Johan Botha, à la voix claire, puissante, bien posée, qui donne à Siegmund un relief vocal qui lui manque sur la scène, il obtient un triomphe mérité.

sieglhaller.1280484591.jpgEdith Haller est une Sieglinde honnête sans plus, dont les aigus du premier acte sont souvent criés, mais qui réussit son troisième acte, Hunding est Kwanchoul Youn, la basse abonnée au Festival depuis plusieurs années, un peu froid, un peu indifférent, sans rien de « terrible », où êtes vous les Salminen ou les Ridderbusch ? La Fricka de Mihoko Fujimura confirme la déception de l’Or du Rhin, la voix est présente, mais l’expression plate, le Wotan d’ Albert Dohmen affronte difficilement les aigus du rôle, ils sont péniblement négociés, au prix de trucages de respiration, et la voix est le plus souvent opaque, même si les qualités de diction du texte sont réelles.

brunnhwatson.1280484686.jpgLinda Watson (Brünnhilde) n’a jamais été une de mes chanteuses de prédilection : une grosse voix, mais pas de réel engagement. Cette fois-ci la grosse voix est moins grosse, bouge dangereusement au prix de sons peu convaincants et la prestation est médiocre. Quant aux Walkyries, elles n’ont pas l’homogénéité voulue pour chanter ensemble, et certaines hurlent en produisant de vilains sons en chevauchée solitaire. Désagréable.
Au total, sans Thielemann et son magnifique travail et sans Botha, une Walkyrie à oublier : à Bayreuth, un Ring avec un Wotan et une Brünnhilde problématiques, c’est tout de même un comble.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Das RHEINGOLD le 27 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

J´ai voulu assister à la dernière année de ce Ring, pour voir si, à la cinquième édition de cette production, j’y trouvais un peu plus de prix qu’il y a quatre ans, lorsque je sortis furieux des représentations. Eh bien non : voilà un travail qui ne laissera pas de traces notables dans les mémoires, sinon celles d’une médiocrité affligeante.

Rappelons les circonstances : pour des raisons peu claires, Lars von Trier, à qui Wolfgang Wagner avait confié ce Ring, abandonne le travail à deux ans de la première : dans l’urgence, Wofgang Wagner confie à Tankred Dorst, un dramaturge très connu en Allemagne, peu contestable comme penseur et écrivain, la conception du Ring. Tankred Dorst, qui n’est pas metteur en scène, s’entoure d’une équipe nombreuse, au premier rang de laquelle son épouse, qui va mettre en image et en espace le concept développé, à savoir que le Ring se déroule en transparence dans notre monde, aussi périodiquement, voit-on sur la scène un photographe, des enfants qui jouent, un cycliste, des ouvriers, sans que ce concept, intéressant au demeurant, ne soit vraiment exploité scéniquement.

rhgld3.1280484989.jpgL’Or du Rhin qui ouvre le cycle est d’une totale platitude : les trois filles du Rhin (correctes) complètement habillées sont fixes au fond du Rhin pendant que des corps nus nagent (en vidéo) ou que des jambes apparaissent çà et là entre les galets. On se demande comment Alberich peut être saisi de fièvre érotique dans ces conditions. Alberich apparaît plus comme un animal malheureux qu’on plaint que comme le parangon du mal qui renonce à l’amour pour l’amour de l’Or.

Les dieux, installés sur une sorte de terrasse de béton, avec au fond un œil de pierre sensé être le Walhalla, sont de blanc (dans Walkyrie, ils seront en noir) vêtus, un peu comme des statues vivantes, aux cheveux de plâtre. Le jeu est justement emplâtré : il ne se passe rien, aucun travail d’acteur, des attitudes convenus, des voix très moyennes : Fricka (Mihoko Fujimura peu en forme) Freia (Edith Haller) indifférente, Wotan en réelle difficulté : où est l’Albert Dohmen triomphant du Fidelio d’Abbado (il chantait Pizzaro) ou des Meistersinger de Genève (un Hans Sachs vraiment convaincant) : la voix est ici éteinte, sans relief, sans puissance. Les géants sont acceptables (Diogenes Randes en Fafner et Kwanchoul Youn en Fafner, assez convenable), rien de notable à dire de Froh (Clemens Bieber) et Donner (Ralf Lukas). Les deux Nibelungen, Andrew Shore (Alberich) presque trop élégant pour le rôle, et Wolfgang Schmidt (Mime) sont en revanche parmi les mieux distribués. A ce plateau vocal très moyen, qui semble terriblement fatigué (il est temps que tout ça se termine) fait écho une direction de Christian Thielemann qui sauve l’ensemble, parce qu’elle est très en place, techniquement parfaite, parce qu’elle fait tout entendre. Il reste que l’interprétation reste en deçà de l’attendu, par le manque de dramatisme et d’adhésion à l’histoire : si tout est en place, rien n’est mis vraiment en relief. Dommage.
Au total, une soirée sans grand intérêt : on est triste pour les spectateurs qui ont attendu peut-être dix ans pour voir cela. Bayreuth reste un lieu fascinant, mais gare si la réalité détruit le mythe encore vivant…

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