Après l’amour du Christ le samedi, celui des militaires le dimanche…ce dernier week-end avant Noël a été musicalement diversifié, mais Offenbach sied aux périodes de fêtes. De fait, l’Athénée était plein à ras-bord ce dimanche après-midi, des jeunes, des vieux, des enfants, qui ont fait un triomphe à cette Grande Duchesse de Gerolstein décalée, proposée par la compagnie Les Brigands qui depuis des années s’installe au moment de Noël au théâtre de l’Athénée.
Patrice Martinet, son directeur, a infléchi la couleur de sa programmation et l’a orientée vers la musique, en proposant dans cette salle mythique, une sorte de bonbonnière, à la fois surannée et chaleureuse, des productions théâtrales bien sûr (comme la Lucrèce Borgia de début de saison dont ce blog a rendu compte) , mais aussi des productions musicales et concerts adaptés à cet espace réduit, quelquefois au prix de réécritures, de réorchestrations (Un Pocket-Ring y a été présenté), à chaque fois avec gros succès. Un seul exemple, l’Ariane à Naxos présentée la saison dernière a marqué le public mélomane.
Ainsi de l’appel aux Brigands, une compagnie qui s’est fait une spécialité de l’adaptation pour orchestre réduit d’opérettes d’Offenbach pour l’essentiel (d’où le nom, Les Brigands) mais aussi d’autres grands classiques: on se souvient de la redécouverte il y a quelques années de Ta Bouche (1922) de Maurice Yvain et Albert Willemetz dans cette même salle.
Cette année, Les Brigands reviennent à Offenbach, proposant une version revisitée de La Grande Duchesse de Gerolstein, créée en 1867 à Paris, et vue par tous les souverains d’Europe, malgré un livret (de Meilhac et Halevy) traitant des dérives du pouvoir et des caprices des puissants, mais surtout, de la guerre (qui éclatera trois ans après).
Offenbach se prête à la réécriture, tant ses oeuvres ont été adaptées pour toutes sortes de salles, petites et grandes, pour toutes sortes d’orchestres, pour toutes sortes de distributions: encore récemment on a vu la Grande Duchesse de Gerolstein revisitée à Bâle en 2010 par Christoph Marthaler (voir le compte rendu dans ce blog), lui qui avait monté une extraordinaire Vie parisienne à la Volksbühne de Berlin en 1998 et dont on verra à Madrid en mai prochain de nouveaux Contes d’Hoffmann . On a référé il y a quelques jours sur les Contes d’Hoffmann dont les versions diverses pullulent; en fait Offenbach est adaptable à toutes les salles, tous les orchestres, toutes les voix, ce qui en a toujours favorisé la diffusion (je me souviens d’un Orphée aux Enfers de Lavelli dans l’écrin de l’Espace Pierre Cardin).
J’ai toujours aimé Offenbach, parce qu’il popularise les schémas de l’opéra, en le détournant, en le tournant en dérision, mais toujours avec une élégance musicale étonnante, et des livrets désopilants, mais toujours cultivés: La Belle Hélène, Orphée aux Enfers ont des livrets d’une incroyable drôlerie qui vont puiser avec exactitude à la source mythologique.
Dans un théâtre aussi intime que l’Athénée, reprendre une opérette de poids comme la Grande Duchesse de Gerolstein demande à la fois d’en réduire la voilure théâtrale, mais aussi musicale, sans en trahir ni le message, ni l’histoire, ni le ton. On peut dire que cette Grande Duchesse au pays du mariage pour tous présentée à l’Athénée est une réussite, dans le cadre de cet exercice contraint.
Rappelons en la trame, dans un royaume allemand d’opérette (même si la ville de Gerolstein existe – une eau minérale assez connue, la Gerolsteiner porte son nom), une Grande Duchesse pour tromper son ennui et poussée par ses conseillers avides de pouvoir, déclare la guerre, va visiter son armée et s’entiche d’un simple soldat, Fritz. Elle le promeut en cinq minutes caporal, lieutenant, capitaine, colonel, général, puis général en chef au grand dam de trois comploteurs qui feront tout pour le faire tomber , le général Boum, l’ex-général en chef, le baron Puck, conseiller politique et le Prince Paul, prétendant officiel qui attend depuis des mois ses fiançailles, négociées par le baron Grog, le diplomate de service dont la Grande Duchesse va s’enamourer après avoir renvoyé Fritz à son régiment.
Car Fritz est amoureux de Wanda, et n’a pas l’intention d’y renoncer, même pour l’amour de la Grande Duchesse. Il redeviendra donc simple soldat.
Dans cette version, deux modifications marquantes: Fritz n’est pas amoureux de Wanda, mais d’un de ses copains de chambrée, le soldat Krak (David Ghilardi) et Grog n’est pas un homme, mais une femme: deux obstacles à peu près insurmontables aux amours de la Grande Duchesse qui finira pas épouser le Prince Paul: « quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a ».
Cela ne change rien de l’action, mais change évidemment le sens de certaines répliques, et change le regard sur l’oeuvre, qui du même coup devient le témoignage de batailles récentes, tout en contribuant à la banalisation de situations d’aujourd’hui: mais que l’opérette, genre si daté et si conforme, banalise le mariage pour tous, car c’est de cela qu’il s’agit et présente deux hommes qui s’embrassent à pleine bouche, cela fait sourire toute la salle sans la choquer, et c’est tant mieux . À quand une Veuve joyeuse lesbienne?
Au total, dans l’économie du spectacle, ces modifications, qui en rajoutent sur l’humour du texte et font multiplier les rires (sans jamais tomber dans la vulgarité) ne changent rien à l’histoire, qui garde le même sens: aucune transformation de l’esprit de la pièce, au contraire du travail de Marthaler à Bâle, et un travail cohérent qui rend compte de ce qu’Offenbach voulait, et dont l’actualisation qui porte sur les moeurs, mais aussi l’époque (les soldats, vrais mâles, sont tous tatoués), ne change rien au message: on fait la guerre par opportunité plus que par nécessité et le pouvoir dictatorial est essentiellement celui du caprice.
Dans l’espace réduit de la scène de l’Athénée, le metteur en scène a placé sur deux niveaux orchestre (9 musiciens dirigés par Christophe Grapperon) et chanteurs (9 eux aussi), dans un plateau au décor (de Thibaut Fack) encombré d’objets, de caisses, d’instruments, de chaises et de pupitres, mais aussi de triangles où pendent des habits ou le fameux sabre « de mon père ». On réussit tout de même à bouger efficacement, chanter, danser sans se bousculer: c’est parfaitement fluide et maîtrisé.
Le rideau s’ouvre sur une chambrée endormie, et deux soldats se glissent dans le même lit: le ton est donné, un couple de soldats amoureux, un général Boum qui est caricature de soldatesque, en perpétuel besoin sexuel, quelques hommes de troupe tatoués, et une Grande Duchesse un peu délurée, et puis très vite tout bouge, tout danse et tout chante.
Une mise en scène essentielle, fondée sur une utilisation habile de l’espace, sur une distribution de l’orchestre changeante, en version complète, en version récital (un à deux instruments) avec piano (dont les deux pianistes assis sur le même siège essaient par quelques jeux de fesses de bouter l’autre hors du banc.), le tout en un rythme très enlevé, avec entrées et sorties incessantes, qui contribuent évidemment à mettre en joie le public, très impliqué par la proximité de la scène.
Du point de vue musical, les airs célèbres sont là, même s’il y a des coupures ou des raccourcis, et on peut encore une fois constater combien le Mozart des Champs Elysées est aussi « Le Rossini des Champs Elysées », tant les formes – et notamment les ensembles- sont tributaires des opéras bouffes de Rossini. L’ensemble final de la première partie est vraiment un calque de final rossinien. L’orchestration, la légèreté, le rythme, tout renvoie à ces formes popularisées au début du XIXème par Il Barbiere di Siviglia, La Cenerentola et l’Italiana in Algeri. N’oublions pas que Rossini en 1867 est encore vivant et qu’il y a plaisir à mimer ces formes, qui ont survécu à Paris notamment à travers Auber. Offenbach ne fait que les prolonger par le pastiche.
Ainsi, du point de vue vocal, tout est permis, d’acrobaties vocales inédites à un chant plus naturel et plus direct qui sied à l’opérette. C’est cette dernière option qui est adoptée par la compagnie, qui a réuni une distribution homogène, de bon niveau, d’où émergent notamment évidemment la Grande Duchesse de Isabelle Druet, jeune mezzo soprano « révélation classique lyrique » de l’Adami en 2007 et « révélation lyrique » des Victoires de la musique 2010, qui promène son personnage avec abattage, engagement, et beaucoup de naturel, avec un très joli timbre de mezzo, le Fritz très en place vocalement de François Rougier, un personnage qui sait à la fois être élégant, ironique et jouer avec autant de naturel les soldats du rang, et aussi le Puck très distingué de Flannan Obé.
Ce qui frappe dans cette production, c’est que rien n’est fait au rabais: c’est une entreprise qui restitue une oeuvre, en vision mineure, mais en pleine fidélité à un esprit de dérision, sans jamais sacrifier la musique, et montrant des chanteurs engagés, de bon niveau et des instrumentistes jamais pris en défaut sous la direction assez fine de Christophe Grapperon. Dans un pays où la musique ne va pas partout, c’est une voie possible pour un certain répertoire: on se réjouit que cette Grande Duchesse puisse tourner et être vue et appréciée d’un large public sur le territoire . Voilà des Brigands bien sympathiques et qui seraient très bienvenus dans toutes les scènes nationales qui du point de vue de la musique dite classique, sont souvent en panne d’imagination et à la traîne: la musique lyrique supporte les petites et moyennes formes, c’en est encore une éclatante preuve, et l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet en est aujourd’hui le foyer de référence.
[wpsr_facebook]