OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON

Six nouvelles productions, 10 reprises et donc trois productions en moins que la saison actuelle (c’est la crise…): 3 Mozart, 1 Verdi, 2 Puccini, 1Cilea, 1 Strauss, 1 Rossini, 1 Humperdinck, 5 opéras en français (Faust, Alceste, Le Cid, Le Roi Arthus, Pelléas et Mélisande) et 1 Dvorak. Voilà une saison (la dernière préparée par Nicolas Joel) qui se colore d’un répertoire français connu (Faust et Pelléas) et moins connu (Le Cid et Le Roi Arthus, qui fait son entrée à l’Opéra de Paris) et de nouvelles productions de standards tiroir-caisse: la Tosca de Werner Schröter, qui a fait les beaux soirs de Bastille depuis vingt ans et qui est sans doute amortie depuis des lustres, est remplacée par une production de Pierre Audi, dont il faut attendre sans doute un travail propre et suffisamment sage pour ne pas effrayer. Après Coline Serreau dont le Barbier de Séville a été vu suffisamment semble-t-il depuis 2002, c’est la production du grand Théâtre de Genève qui est importée, signée Damiano Michieletto qui va ainsi faire sa première mise en scène à Paris.
Pour les stars, il faudra repasser plus tard: pas de Jonas ni de Nina, ni évidemment de Anja, qui aura fait sa première apparition avec l’Orchestre de l’Opéra cet été…mais à Lucerne .
Pas de stars de la baguette non plus, mais des débuts dignes d’intérêt, comme ceux de Dan Ettinger dont on fait grand cas en terre germanique et américaine pour La Traviata,  ceux de Constantin Trinks et Patrick Lange, deux jeunes baguettes germaniques  des plus intéressantes qui se partageront Die Zauberflöte et des retours  comme celui d’Alain Altinoglu dans Don Giovanni, ou de Michel Plasson dans Faust et Le Cid; enfin,  un éternel retour, celui de Daniel Oren, pour la nouvelle production de Tosca (il alternera avec Evelino Pido’, autant dire le ying et le yang) et pour la nouvelle production d’Adriana Lecouvreur . Philippe Jordan dirigera moins cette année et s’est réservé seulement trois productions Die Entführung aus dem Serail, Pelléas et Mélisande, Le Roi Arthus, ainsi qu’un cycle des symphonies de Beethoven en concert.
Si cette saison propose quelques soirées digne d’intérêt, on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment stimulante; on a l’impression une fois de plus que la travail consiste à mettre des noms devant des titres, sans vrai projet, qu’il faut remplir les caisses et donc Tosca (20 représentations!), Traviata, Bohème, Zauberflöte, Don Giovanni, Faust font office de tiroir-caisse.
Du côté des distributions, même couleur gris-répertoire, même si on note le retour fort bienvenu de la grande Karita Mattila dans Ariane à Naxos, une reprise bien distribuée dirigée par Michael Schønwandt avec par ailleurs Sophie Koch, Daniela Fally et Klaus Florian Vogt dans Bacchus (il FAUT y aller). On reverra avec immense plaisir Stéphane Degout pour Pelléas et Mélisande (Pelléas) et pour Alceste (le Grand prêtre), une reprise de la production de Py avec cette fois Véronique Gens et le jeune et très talentueux Stanislas de Barbeyrac dans Admète.  Rusalka revient aussi avec Olga Guryakova, dans la production Carsen, mais Lyon propose l’an prochain une Rusalka autrement stimulante, celle de Stefan Herheim vue à La Monnaie et à Bercelone.
Malgré une saison où apparaissent Alagna, Antonacci, et Gheorghiu  le pompon noir sera sans doute porté par  Tosca avec l’insupportable Oksana Dyka et Martina Serafin, qui s’est fait jeter à la Scala dans le rôle, et où, seule, Béatrice Uria-Monzon tiendra sans doute la route; parmi les trois ténors prévus pour Cavaradossi, Marcelo Alvarez sera sans doute le phoenix des hôtes de ces bois (on a les phoenix qu’on peut), les autres étant plus ou moins des ténors à décibels (Berti et Giordano). Un nouveau ténor pointe à l’horizon d’ailleurs, Khachatur Badalyan qu’on va entendre plusieurs fois. Mais dans l’ensemble, il n’y a pas de production qui puisse accrocher l’intérêt véritable, pas un moment qu’on doive vivre toutes affaires cessantes: c’est un peu triste et c’est dommage.
Alors regardons d’un peu plus près les nouvelles productions, dont certaines le sont seulement pour Paris: Le Cid vient de Marseille, Le Barbier de Séville vient de Genève, Adriana Lecouvreur a déjà été vue à Londres.

Il Barbiere di Siviglia, sera dirigé par Carlo Montanaro, ex violoniste de l’orchestre du Mai musical florentin, actuel directeur musical du Teatr Wielki, l’opéra de Varsovie qui a circulé dans bien des théâtres (de Macerata à Graz, de Stuttgart à Berlin, de Reggio Calabria à Tel Aviv) et qui fait escale à Paris. Un chef de bonne réputation pour le répertoire italien.
La mise en scène est assurée par Damiano Michieletto (décor de Paolo Fantin), nouvel enfant terrible de la scène italienne, qui a déjà fait parler de lui à Salzbourg (Bohème) et à la Scala: elle sera décoiffante, comme tout ce qu’il fait.
La distribution dominée par Karine Deshayes (qui alterne avec Marina Comparato), très aimée de Nicolas Joel, ne semble pas destinée à marquer les esprits même si on entendra avec curiosité René Barbera, venu de Chicago qui semble marcher sur les traces de Juan-Diego Florez et qui écume déjà les scènes américaines (en alternance avec Edgardo Rocha, jeune ténor uruguayen valeureux) en Almaviva, Carlo Lepore (et Paolo Bordogna) en Bartolo, Dalibor Jenis en Figaro, alternant avec Florian Sempey, qui sera lui aussi très intéressant à entendre. (14 représentations du 19 septembre au 3 novembre). L’intérêt de ce Barbier de Séville réside essentiellement dans la découverte de ces deux jeunes voix, un ténor et un baryton.

Tosca, de Puccini, mise en scène de Pierre Audi, direction musicale Daniel Oren et Evelino Pido’. Oren est dans son élément, Pido’ est inattendu dans ce répertoire, mais pourquoi pas. Deux chefs néanmoins aux styles très différents, mais deux professionnels. Mon conseil aller plutôt écouter Pido’. 20 représentations du 10 octobre au 28 novembre et trois distributions dont j’ai révélé plus haut les merveilles. Restent les (quatre) Scarpia: Ludovic Tézier, et ce sera sans doute bon, comme d’habitude, Georges Gagnidze, sans doute un peu moins bien, et Sergey Murzaev en alternance avec Sebastian Catana. Avec 10 chanteurs dans les principaux rôles, aux qualités d’acteur contrastées, on souhaite bien du plaisir au metteur en scène. Une Tosca de grande industrie.

Bonne idée que de proposer Die Entführung aus dem Serail devenu plus rare sur les scènes. Philippe Jordan  assurera la direction musicale de la première série (9 représentations en octobre et novembre) tandis que la seconde série (10 représentations en janvier et février)  sera dirigée par Marius Stieghorst, son assistant devenu directeur musical de l’Orchestre Symphonique d’Orléans. La distribution est dominée par Erin Morley, Konstanze qui assure la première série, tandis qu’Albina Shagimuratova (La Lucia de la Scala cette saison) sera Konstanze dans la seconde série. Belmonte sera le très bon Bernard Richter en automne et Frédéric Antoun en hiver, très intéressant lui aussi. Anna Prohaska  sera Blonde (automne), tandis que Sofia Fomina le sera en hiver.
La mise en scène sera assurée par Zabou Breitman, et ce sera sa première mise en scène d’opéra.

Le Cid de Massenet vient de Marseille, dans une mise en scène de Charles Roubaud et sera dirigé par Michel Plasson, un nom qui suffit à rendre cette nouvelle production digne d’intérêt. La distribution construite autour du trio Roberto Alagna, Anna Caterina Antonacci et Annick Massis est entièrement française (Paul Gay, Luca Lombardo etc..). Une fois de plus, l’appel à une production extérieure montre que l’on ne parie pas sur la pérennité du titre dans le répertoire. Mais c’est l’occasion une fois dans une vie d’écouter Le Cid, même si Corneille, c’est bien mieux!

Entrée à l’Opéra de Paris du Roi Arthus d’Ernest Chausson (que Strasbourg présente en mars 2014 dans une mise en scène de Keith Warner et la direction musicale du canadien Jacques Lacombe), créé à Bruxelles en 1903. Après 111 ans, il était temps et c’est une bonne initiative de la direction de l’Opéra. La distribution est prestigieuse:  Sophie Koch, Thomas Hampson, Roberto Alagna, Bernard Richter, Peter Sidhom et c’est Philippe Jordan qui dirigera, ajoutant à son répertoire une oeuvre où on ne l’attend pas.
La mise en scène est confiée au très professionnel Graham Vick, dans des décors et costumes de Paul Brown. Il faut évidemment y aller (10 représentations en mai et juin 2015).

Dernière nouvelle production de la saison, Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea. Comme il se doit à Paris pour ce répertoire, c’est à Daniel Oren qu’on confie les rênes de l’orchestre et c’est David Mc Vicar qui en assurera la mise en scène déjà présentée à Londres en 2012 (avec Kaufmann et Gheorghiu, un DVD DECCA en témoigne), une production très naturaliste: il ne manque pas un bouton de guêtre à la reconstitution de la Comédie Française au XVIIIème.
Rappelons qu’Adriana Lecouvreur est entrée à l’Opéra de Paris en 1993-1994, sous la brève ère Jean-Marie Blanchard, avec Mirella Freni dont ce fut la dernière apparition à l’Opéra:  elle y reçut des ovations délirantes dont les échos s’entendent encore à Bastille.
C’est Angela Gheorghiu (en alternance avec Svetla Vassilieva) qui sera l’amoureuse Adriana, face au Maurizio de Marcelo Alvarez, le ténor à tout faire, qui est en général meilleur dans ce répertoire que dans Verdi, et Luciana d’Intino sera la méchante Princesse de Bouillon. Nous irons, bien sûr, avec notre bouquet de violettes…

Enfin notons les concerts, qui, en dehors de l’intégrale Beethoven dirigé par Philippe Jordan (9ème symphonie les 17 juin et 13 juillet avec Ricarda Merbeth, Daniela Sindram, Robert Dean Smith, Günther Groissböck) afficheront la 4ème de Brahms et surtout Erwartung de Schönberg avec Angela Denoke dirigé par Ingo Metzmacher (14 octobre) et la 7ème de Mahler le 4 avril où l’on découvrira le jeune Cornelius Meister, un des chef allemand qui monte..

Fin de règne de Nicolas Joel. S’il n’a pas brillé par le projet ou l’originalité, et cette saison en est la preuve,  il laisse à Stéphane Lissner un théâtre en état de marche, en bon état, avec une politique marketing bien rodée: le marketing consiste à faire bien vendre des produits moyens.
Nul doute que Lissner pourra se pencher sur les contenus sans avoir (trop) de problèmes de contenant, nous l’attendons avec intérêt, voire impatience.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 24 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Robert CARSEN)

Elektra chorégraphique © Charles Duprat
Elektra chorégraphique © Charles Duprat

Comme je l’ai écrit si souvent, j’ai vu tout on long de ma carrière de mélomane les plus grandes distributions et les plus grands chefs dans Elektra, tout simplement parce que tout au long de ma vie, j’ai essayé de retrouver ou d’approcher l’éblouissement initial de l’Elektra vue à Paris en 1974 et 1975, Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Christa Ludwig/Astrid Varnay. Même avec Solti, même avec Abbado, je n’y suis jamais arrivé. L’Elektra récente d’Aix était exceptionnelle, prodigieuse théâtralement par la nouveauté de l’approche, prenant à contrepied ceux qui attendent d’Elektra une explosion de violence, un combat des anciens monstres, mais n’atteint pas dans mon souvenir Paris 1974, même si la production de Chéreau m’a tout de même profondément marqué .
Celle que présente l’Opéra de Paris est la cinquième production depuis 1974 (August Everding, Seth Schneidman, David Poutney, Matthias Hartmann et maintenant Robert Carsen), ce qui veut dire qu’on n’a pas encore trouvé de production qui puisse durer  quelques années avec des reprises fréquentes: pour s’assurer d’une production qui fasse référence, on a été chercher Robert Carsen, choix d’un industriel consacré de la mise en scène, surhabituel à l’Opéra de Paris, quelquefois remarquable, toujours élégant, quelquefois médiocre, et toujours habillé d’une aimable modernité qui ne fait plus peur à personne. On l’a été chercher à Florence, ce qui permettra peut-être à la prochaine d’être une vraie production maison. L’œuvre le mérite.
Le public parisien a donc vu souvent Elektra, dans des distributions de qualité et des chefs jamais médiocres, quelquefois des stars (Böhm, Ozawa), quelquefois très solides (von Dohnanyi) , quelquefois de très bons artisans (Kout, Schønwandt): Elektra n’est pas l’oeuvre la moins bien servie à Paris.
Et ce que je viens de voir confirme la tradition, même si je suis arrivé 10 minutes après le début pour cause d’éleveurs de chevaux emballés (les éleveurs, pas les chevaux) qui bloquaient (entre autres) le quartier de la Bastille . À quelque chose malheur est bon, je me suis retrouvé sur les marches du deuxième balcon, tout en haut, et j’ai pu ainsi juger de manière plus saine de l’acoustique de Bastille et de la projection des voix. Cette position très en hauteur permettait de voir le beau ballet orchestré par Carsen, et la chorégraphie (de Philippe Giraudeau)  agréable à l’œil et qui fait l’essentiel d’une mise en scène sans autre intérêt majeur. C’est le Carsen de grande série auquel on a droit, avec une seule idée, un choeur muet composé de clones d’Elektra, évoluant en mouvements chorégraphiques élégants sur un espace en terre battue, sorte d’orchestra de théâtre antique dont Elektra serait l’âme démultipliée: Carsen veut montrer l’espace de la tragédie antique, nudité du plateau, éclairages (de Robert Carsen et Peter van Praet, très bien faits d’ailleurs ), jeux d’ombres, et hauts murs sombres de Michael Levine concentrant le drame: on aurait pu imaginer cela dans le fond d’un gazomètre de la Ruhr, même oppression et même enfermement. C’est un peu répétitif, mais assez beau à voir. Quelques images réussies: l’apparition brutale de Clytemnestre sur son lit porté par les servantes, la descente dans les appartements du palais, comme une descente aux enfers, comme une descente dans la tombe d’Agamemnon, puisqu’au centre du dispositif, le trou béant d’une tombe d’Agamemnon qui est l’entrée d’une sorte de cité interdite va créer autour de lui tout le mouvement circulaire qui domine ce travail.
Pas de travail en revanche sur le jeu des acteurs, chacun reste livré à lui même, pour le meilleur (Waltraud Meier) et non pour le pire (il n’y en a pas) mais pour le neutre (Caroline Whisnant): pas d’idée porteuse, sinon celle qu’on peut se faire du mythe, de son éloignement de nous, de sa grandeur de cauchemar, mais pour le combat des monstres, il faudra repasser.

Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat
Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat

Une mise en scène au total illustrative et bien illustrée  sans vraie tension, peu dérangeante, qui n’accompagne pas vraiment le texte (magnifique) de Hofmannsthal, mais qui pour sûr pourrait durer 10, 20, 30 et 40 ans, avec vingt distributions différentes qui feraient la même chose; quitte à aller chercher une mise en scène ailleurs, celle de Harry Kupfer à Vienne (qui n’est pourtant pas une de ses meilleures )  dit au moins quelque chose de fort. Ici rien de vraiment fort, rien de frappant: des images sans doute, mais d’un Béjart au petit pied.
Du point de vue musical, il en va autrement. Nous sommes à l’avant-dernière et l’orchestre est parfaitement rodé, au point, sans scories: un travail d’une rare précision de Philippe Jordan, d’autant plus sensible à l’oreille que le son de l’orchestre envahit complètement l’espace du deuxième balcon; c’est incontestablement là-haut qu’on l’entend le mieux, qu’il a le plus de présence et de chair, mais au détriment des voix: les équilibres sont ruinés.
On entend effectivement chaque pupitre, chaque inflexion, chaque modulation: le travail de “concertazione” de Jordan est en tous points impeccable. J’avoue cependant qu’à cette perfection formelle ne répond pas la clarté des intentions. La direction de Jordan n’a rien d’une direction d’intention; c’est un exposé, pas un discours, c’est une vitrine impeccable de la partition et de chaque note, pas un projet à l’intérieur duquel le chef-architecte nous emmène et nous guide. On est à l’opposé d’un Salonen qui valorise tel ou tel pupitre dans la mesure où il sert une intention, ou de l’énergie phénoménale d’un Solti qui nous coupe de souffle, ou de la tension et de la palpitation d’un Böhm qui nous épuise et nous vide. Ce n’est pas plat, mais c’est toujours attendu, sans  originalité, sans innovation, sans fantaisie. Il reste que c’est évidemment très solide. On pourrait cependant en attendre beaucoup plus: Jordan fait du beau travail avec l’orchestre, il lui parle, mais ne nous/me? parle pas.
Du côté du plateau, dans cet opéra de femmes, parlons d’abord des hommes, des deux qui intéressent, Aegisth de Kim Begley et Orest de Evguenyi Nikitin. Même dans un rôle aussi réduit et ingrat qu’Aegisth, j’ai trouvé que Begley avait du style, notamment dans sa première et courte intervention: belle projection, magnifique diction, jolies inflexions que l’on retrouve dans son bref dialogue avec Elektra, avec cette voix un peu voilée et ce timbre un peu ingrat qui va si bien au personnage. Très beau travail. Quant à Nikitin, j’avoue qu’après plusieurs déceptions (Klingsor, Hollandais), son Orest m’a plutôt convaincu: timbre chaud, jolie couleur, diction satisfaisante, jamais appuyée (alors qu’il a tendance à surcharger ou caricaturer), un Orest humain et profond, un beau moment de théâtre musical.
Et nos trois dames? Cet après-midi, Irene Theorin avait laissé sa place à l’américaine Caroline Whisnant, très présente sur les scènes allemandes, et la distribution des couleurs vocales était très cohérente, très bien différenciée, clair obscur chez Waltraud Meier, belle chaleur et belle rondeur chez Ricarda Merbeth, plutôt métallique chez Whisnant. On retrouve avec bonheur une différenciation  marquée qu’on ne trouve pas toujours dans les distributions d’Elektra.

Scène finale © Charles Duprat
Scène finale © Charles Duprat

Des hauteurs de Bastille, avec un orchestre aussi présent, les voix passent souvent mal, notamment les graves et le médium. Caroline Whisnant en est victime: on n’entend peu les notes basses et les moments plus lyriques, en revanche les aigus (redoutables) sont la plupart du temps bien tenus, sauf à la fin où la voix fatigue un peu et perd de son éclat et de sa puissance. J’avais écouté cette chanteuse dans Brünnhilde à Karlsruhe. Son vibrato excessif m’avait frappé tellement il était gênant (dans une salle de mille personnes). Au marches du vaisseau de Bastille de 2700 spectateurs, il paraît moins accusé, mais tout de même encore présent, notamment dans les passages. Il reste que la prestation est honorable, soutenue, et qu’elle tient la scène sans être cependant bouleversante.

Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat
Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat

Ricarda Merbeth ne m’a jamais vraiment convaincu: c’est une voix, incontestablement, mais qui pêche souvent du côté de l’interprétation, souvent en deçà, à qui il manque toujours ce je ne sais quoi ou ce presque rien qui font tout. Sa Chrysothémis est le meilleur rôle dans lequel j’ai pu l’entendre. Après un début où la voix a encore une peu de difficultés à être bien projetée et bien posée, tout se met en place très vite, et son timbre chaud, l’aptitude à colorer (ce qui n’est pas vraiment habituellement son fort), l’engagement scénique et vocal sont dignes d’éloges. Il en résulte une prestation de grand niveau, une très agréable surprise et une vraie présence.
Waltraud Meier, tout de blanc vêtue, comme Aegisth, couleur de deuil, couleur des victimes promises aux Dieux, promène désormais sa Klytämnestra un peu partout et l’absence de travail de Robert Carsen sur les individus lui laisse tout le loisir de construire son personnage à son aise.  Alors on admire une fois de plus la clarté d’une impeccable diction, même des hauteurs, on entend chaque mot, chaque inflexion, chaque silence. Rythme lent, articulation des paroles, économie des gestes: tout cela est connu, la grande Waltraud est une des reines de la scène. Mais j’avais lu çà et là que la voix portait mal et qu’elle n’avait pas été très en forme dans les premières représentations. J’ai donc été ravi d’entendre, sur toute l’étendue du registre, une voix bien présente: la seule des trois dont on entende sonner le grave, et surtout exploser les aigus, plus puissants et plus présents que ceux d’Elektra dans leur scène. Waltraud Meier, en cette matinée, était impressionnante, scéniquement (c’est habituel) et surtout vocalement (c’est désormais un peu plus irrégulier): science de la projection, art suprême du dire, c’est pour Klytämnestra une nécessité  : les grandes interprètes du rôle (et je pense à Resnik, ou à Varnay) furent d’abord des artistes qui mâchaient lentement le texte, qui en distillaient chaque mot, qui donnaient le poids nécessaire à chaque parole. Waltraud Meier est de leur race.
Plateau de qualité, fosse sans défaut, mise en scène aux formes élégantes (mais sans grande substance): que demande le peuple? La représentation est de celles qui donnent satisfaction sans coup de poing. Comme les très bonnes reprises de ces productions qui ne surprennent plus, comme les bons soirs, voire les très bons soirs de l’opéra de répertoire. Pas mémorable, pas déplorable. Mais mon Elektra, mon héroïne de l’île déserte, sera immense ou rien.
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Saluts, 24 novembre 2013
Saluts, 24 novembre 2013

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: AIDA de Giuseppe VERDI le 10 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN; ms en scène: Olivier PY)

Elements du décor ©Christophe Pelé/ONP

Cette première était tendue. La presse avait relaté les huées intervenues lors de la répétition générale. Je n’ai pas l’habitude de huer, sauf force majeure, mais jamais à une répétition générale qui est une séance de travail .
Les spectateurs qui se sont permis de huer sont des malotrus.
Ce qui se seraient retenus à la Générale se sont lâchés à la Première: timidement au premier acte, puis sont restés tranquilles jusqu’au quatrième acte où ils ont commencé à se déchainer et s’insulter entre eux (“réac!” a-t-on entendu notamment) pour finir dans une belle unanimité quand Olivier Py est venu recueillir les remerciements de la foule en délire. Du délire, certes, mais un délire hueur vraiment impressionnant, et à mon avis inutile.
Mais ce sont les habitudes du lieu, habitudes à frapper du logo “Opéra de Paris” que le théâtre est si fier d’apposer désormais sur toutes sortes de produits pour se faire un peu de sous: on finira bien par vendre dans les supermarchés (de luxe) des Pêches Melba ou des Tournedos Rossini frappés du logo Opéra de Paris.
Ainsi donc, Olivier Py n’a point plu.
Il faut dire qu’il ne s’est pas trop fatigué, ni à penser subtilement, ni à construire des relations un peu moins conformes entre les personnages, dont certains – Oksana Dyka par exemple- utilisent la “grammaire gestuelle du chanteur d’opéra pour les Nuls”:  j’écarte les bras, je mets la main sur le coeur. À ce niveau-là visiblement rien n’a été vraiment travaillé. On retrouve par ailleurs les laveurs de paroi qu’on a connus dans Alceste (mais il effaçaient la craie) qui essuient, qui lavent, qui époussettent le “Palais”, la structure centrale du décor. On retrouve aussi un chœur tout en noir, mais cette fois point de parois noires et crayeuses:  un palais d’or, colonnettes sur le devant, et structure tournante au centre qui est tantôt pièce de palais, tantôt façade de palais, tantôt immense colonnade dédiée à Vittorio Emanuele Re D’Italia (V.E.R.D.I), car le travail de Py porte d’abord sur l’alliance du sabre et du goupillon, des soldats et des prêtres, puis sur les relations nation dominante/nation colonisée, peuples dominants/peuples oppressés et fait de l’Italie opprimée par l’Autriche un double métaphorique de l’Ethiopie face à l’Egypte, avec Verdi en médiateur.

Ainsi la première image est celle d’un partisan agitant le drapeau italien violemment frappé par des soldats et laissé inanimé, pendant qu’Aida (une jolie blonde un peu triste) le secourt et le soutient, puis le Roi apparaît et c’est alors le drapeau autrichien qu’on agite. Moui.

Apparition du Roi, Acte I ©Elisa Haberer

Un metteur en scène germanique un peu provocateur eût sans doute dans la même veine choisi des puissances plus concernées aujourd’hui par la question: Egypte/Israel, Syrie/Liban, Irak/Koweit, Russie/Tchechénie, Chine/Tibet ou Ethiopie/Erythrée: les pays colonisateurs (ou ayant des velléités colonisatrices) ne manquent pas mais Py est sage et prudent depuis qu’il est devenu une sorte de metteur en scène à la mode (notre “Staatsregisseur”, d’ailleurs la ministre Filipetti était dans la salle !).
Qu’on ne se méprenne pas: j’aime bien le travail, les textes et le théâtre d’Olivier Py ; j’ai beaucoup aimé sa programmation à l’Odéon, j’aime sa vivacité, son humour, son détachement, sa prodigieuse intelligence. Mais là, sans doute pris par plusieurs productions et ses diverses activités, il a fait quelque chose de singulièrement léger, de peu convaincant et insuffisamment travaillé. Et le programmateur plaçant successivement deux nouvelles productions de Py en septembre et octobre ne lui a pas rendu service.
Py fait donc du Py, c’est à dire essaie de construire une sorte de discours de continuité mais l’ idée est menée et développée de manière un peu creuse. En 1871, la guerre d’indépendance de l’Italie est terminée, le pays se construit, et au fond, cette épopée-là est terminée: évidemment Verdi est en quelque sorte statufié, il est une gloire reconnue. Son message se situe sans doute désormais ailleurs.
J’espère que le public qui a hué ne pleurait pas l’absence de palmiers, de chasse-mouches, de Pschent, bref, d’Egypte de pacotille; si c’est le cas, qu’il file à tous crins à Milan où en Novembre est reprise l’Aida de Franco Zeffirelli, qui est une référence dans le genre “Egyptomania”, ou qu’il réserve ses places à Vérone, dont c’est le fond de commerce.
Mais déjà en 1980, à Francfort, Hans Neuenfels (l’homme-du-Lohengrin-avec-les-rats-du- Festival-de-Bayreuth) avait proposé une Aida  dont les murs du théâtre se souviennent encore tant le scandale fut grand. Comme vous le voyez, rien de neuf dans ce bas monde et Py arrive un peu “après la fête”, ou à sa suite. À moins que le public de Paris n’ait plus qu’une mémoire immédiate et soit retourné à son conservatisme traditionnel après quelques années de régime Joel.
Mais ce qui frappe surtout c’est cette réaction disproportionnée pour un spectacle qui ne vaut ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Que Py décale son regard dans Alceste, c’est accepté car les enjeux symboliques d’Alceste n’étant pas énormes, on permet toujours aux metteurs en scène d’habiller les oeuvres moins jouées, mais gare à qui touche aux grands standards que le public connaît (ou croit connaître) : je me souviens de l’hystérie qui avait emporté le public du Châtelet lors de la (très belle) Traviata de Gruber il y a une quinzaine d’années. Que Py allait aussi décaler son regard sur l’Aida traditionnelle, on pouvait le deviner. Le seul problème, c’est que son Alceste dit infiniment plus de choses que cette Aida; le seul problème, c’est que c’est un spectacle sans grand intérêt, ennuyeux, long, et répétitif. Bref, c’est raté.
Alors, ce qui est considéré comme une idée (le pouvoir dominant représenté par des soldats violents) est en fait un gadget, comme ce tank sur lequel grimpe Radamès qui fait frémir la foule, comme ces soldats qui passent fréquemment et qui habillent l’espace, comme ce couple qui danse, ou ces prêtres (inquisiteurs?) aux pieds d’une croix en flammes qui rappellent le Ku Klux Klan. Gadgets qui n’ont pas toujours un rapport clair avec l’action ou surtout avec le sens de l’action. On veut nous prouver que tout colonisateur est un méchant, que tout colonisateur contient en germe le totalitarisme, qu’il opprime les faibles et les vaincus, quelle originalité ! Et pour couronner le tout et nous asséner cette vérité, la foule lors du triomphe brandit des pancartes entre autres “Droit du sang!”, “Dehors les étrangers!”…suivez mon regard; toute ressemblance etc…etc…
Ce qui me gêne bien plus, c’est que les trente premières minutes passées, tout est dit, il ne se passera plus rien: on a vu les deux drapeaux, les soldats, le tank, les colonnes, le palais et tout ne sera que répétition des mêmes motifs pendant le reste du temps.
Au milieu de cet océan de platitude, notons quand même quelques bonnes idées, mais jamais menées à leur terme, jamais poursuivies, sortes d’îlots auxquels se raccrocher avant de s’assoupir à nouveau:
– D’abord, la ressemblance initiale entre Aida et Amneris, la première étant le double de l’autre (robe noire, perruque blonde), mais très vite Aida enlève la perruque pour laisser voir de longs cheveux noirs, elle reconquiert à la faveur de son amour, son identité.
– Ensuite, Amneris qui au début du troisième acte essaie sa robe de mariée, ironie presque tragique dans une scène ou elle finira par jeter Radamès aux mains des prêtres.
– Enfin, la table avec la maquette d’un monument (la colonnade avec au fronton Vittorio Emanuele Re d’Italia) rappelle les projets de Germania de Speer.
Autre parti pris assez intéressant, dans une mise en scène sur la guerre colonisatrice, on pouvait s’attendre à une scène du triomphe plutôt mussolinienne avec débauche de populace, de soldatesque, de drapeaux. Eh bien, Py choisit au contraire l’évocation, et ce n’est pas si mal: le choeur du peuple est là, mais la scène est vide lors de la marche des trompettes, laissant un Arc de triomphe au milieu avec une danseuse en tutu, aux murs abondamment essuyés par des hommes et femmes de ménage, et, au son de la marche du triomphe, on se contente de faire apparaître les dessous de la scène, où gisent des monceaux de cadavres (nus, et donc impossible de voir si les cadavres sont des ennemis ou non) où des soldats munis de masques en amènent encore, et où Radamès, une bouteille à la main, essaie de boire pour oublier (après tout, il a massacré le peuple de son aimée). C’est dans ce soupirail rempli de cadavres que naturellement Radamès et Aida finiront à l’acte IV.  C’est un peu le même contraste que dans le Faust de Lavelli où les soldats revenaient du front, tous éclopés, chantant martialement “Gloire immortelle de nos aïeux” – tiens encore un spectacle, réussi celui-là, hué par le public de Garnier lors d’une Première agitée.
Dernière idée à retenir de cette scène, l’arrivée des prisonniers, petit groupe d’hommes et de femmes, des civils avec des valises, et non des soldats, ressemblant à des résistants faits prisonniers ou même à des cortèges de juifs qu’on menait aux camps de la mort.

Acte III, @Elisa Haberer

Mais si l’on dit “pourquoi pas?” à ces idées, cela ne fait pas une mise en scène.
Je n’ai pas détesté en revanche le décor de Pierre André Weitz qui nous dit plusieurs choses:
– Sur le devant de la scène, ce cadre fait de colonnettes dorées est pour moi la seule allusion à L’Egypte, cela rappelle le temple funéraire d’Hatchepsout à Deir El Bahari, comme si Aida n’était une longue cérémonie funèbre (la première image est une “scène sur la scène” entourée de ces colonnes). Mais Hatchepsout dont le règne fut assez glorieux, mena une seule guerre, contre les Nubiens (le peuple du Sud: la Nubie et l’Abyssinie composent l’Ethiopie ) pour des raisons commerciales et économiques, c’est à dire pour des purs motifs de colonisation: on est bien dans le contexte.
– Sur le fond de scène, une toile sur laquelle sont imprimées des maisons d’une ville en ruines (la guerre, toujours la guerre)
– Au milieu une structure tournante présentant une façade de palais classique d’un côté, qui apparaîtra avec des variations d’espace mais toujours dans le même esprit, et qui renvoie au  pouvoir absolu “habituel”, oserait-on dire, et de l’autre une colonnade  monumentale, qui rappelle par son style à la fois les monuments mussoliniens de l’EUR à Rome, et très vaguement le Monument à Victor Emmanuel (la “machine à écrire”) adossé au Capitole sur la Piazza Venezia, toujours à Rome, c’est à dire la Rome capitale d’une Italie neuve, bientôt coloniale elle-aussi, parce que fasciste et au gigantisme caricatural et suspect.

Et pourtant, au bout du compte, en faisant abstraction des contextes, les chanteurs font ce qu’ils feraient habituellement dans une Aida traditionnelle: habillons-les de pagnes ou de tuniques, quelques coiffures égyptiennes et quelques palmiers, nous y sommes: rien de plus, et c’est bien là la question la plus problématique. Py a travaillé un point de vue, rapidement, sans vraiment rentrer dans la question d’Aida, à savoir d’abord peut-être le contexte de création, le canal de Suez, avec ses milliers d’ouvriers, à relier avec les constructions des pyramides: Luca Ronconi avait perçu cela dans sa mise en scène de la Scala (1985, avec Lorin Maazel, Luciano Pavarotti, Maria Chiara; il y a une video dans le commerce) où la scène était sans cesse traversée d’esclaves qui tiraient ou poussaient d’immenses pierres. Ensuite on peut  poser autrement la question  du rôle anecdotique de l’Egypte dans une histoire assez banale d’amour et de jalousie, et assez banale d’héroïsme patriote: Radamès est un authentique patriote, qui a le défaut d’être amoureux et de faire confiance aux femmes: en bref, un “grand opéra” intimiste car Aida se joue aussi dans de toutes petites salles, et a été créé dans une salle aux dimensions réduites (quelques centaines de spectateurs). On pouvait jouer cette carte-là, y compris sur la scène de Bastille

Tout cela pose question à un metteur en scène, et Py y répond très partiellement et très superficiellement. Ça ne mérite pas de huées, mais seulement de l’indifférence: d’ailleurs huées mises à part, les saluts ont été assez rapidement expédiés à cette Première.
Car musicalement, les choses ne sont pas non plus convaincantes. À part l’héroïne, sur laquelle il y a beaucoup à dire, il n’y a pas de prestations problématiques, mais aucun des chanteurs ne se détache du lot, sauf peut-etre Alvarez.
Marcelo Alvarez est plutôt un bon Radamès, il a de la technique, il a du style, il a les aigus (même si un peu tirés quelquefois), il est plutôt vaillant, comme dans bien d’autres rôles d’ailleurs:  il fait son très bon travail de ténor, avec une belle technique surtout dans la deuxième partie mais ne diffuse ni sensibilité ni surtout émotion . Domingo et Carreras dans ce rôle étaient autrement sensibles, autrement émouvants et faisaient entrer le public en sympathie; quant à Pavarotti, il colorait son chant avec des mezze-voci à se damner, qui chaviraient le public. Alvarez qui est l’un des grands ténors de notre temps,  reste froid. Précisons: il simule l’engagement, et cela se voit, personnage un peu artificiel auquel on croit difficilement.
Luciana d’Intino est une chanteuse solide mais avec une longue carrière derrière elle. En absence de mezzo verdien incontestable actuellement sur le marché lyrique, elle propose une Amneris assez correcte, avec cependant une tendance à poitriner et donc des lourds problèmes d’homogénéité, mais si la voix n’est plus ce qu’elle était, la technique aide à descendre assez bas et à donner de la couleur au rôle; son quatrième acte est vraiment très honnête et ma foi assez intense (c’est la seule à entrer vraiment dans le rôle) et son air “L’aborrita rivale a me scappata” et le duo avec Radamès qui suit font partie des meilleurs moments de la soirée.
Je suis trop marqué encore aujourd’hui par l’Amonasro de Cappuccilli pour avoir apprécié Sergey Murzaev, j’attends aujourd’hui dans ce rôle un Tézier. Je vis en 1979  à Salzbourg un Acte III avec Freni dans Aida, Cappuccilli en Amonasro, Carreras en Radamès et Karajan dans la fosse…on peut comprendre qu’après on soit un peu perturbé.
Sergey Murzaev articule, a une belle diction,  la voix est bien posée, mais insuffisamment projetée, insuffisamment colorée et le personnage reste scéniquement et vocalement fade, et un peu bourru là où il faudrait tout sortir et surtout moduler et varier un chant qui reste tout d’une pièce. C’est dommage car le chanteur a des possibilités qui ne s’expriment pas vraiment et ne sont pas vraiment mises en valeur..
J’étais content de revoir Roberto Scandiuzzi, qui fut naguère une vraie voix de basse somptueuse: aujourd’hui le timbre reste séduisant, la voix encore puissante, mais elle bouge un peu trop.
Venons en à Oksana Dyka, que les théâtres engagent parce que la voix est grande et que son volume remplit une salle. Hors le volume, cette chanteuse n’a rien d’intéressant: d’abord, dès qu’elle monte à l’aigu, elle a un vibrato excessif, et la voix est sans cesse stridente, sans chaleur, sans aucun intérêt ni de timbre ni de couleur. Car pour colorer, il faut interpréter. Ici, encéphalogramme plat, elle fait les notes, mais n’est ni musicale, ni engagée vocalement, ni engagée scéniquement. C’est même quelquefois à la limite du supportable (à la Scala elle était même pire). L’Opéra a engagé Oksana Dyka en distribution A, et Lucrezia Garcia en distribution B, disons que nous ne pouvons choisir entre la peste et le choléra: deux chanteuses à voix, totalement inutiles, aptes sans doute à remplir Vérone par leur volume, mais certainement pas ni à remplir nos âmes, ni pénétrer nos coeurs. À la décharge de l’Opéra, on peut se demander qui peut aujourd’hui chanter Aida, à part Violeta Urmana ou Sondra Radvanovsky. Mais afficher deux sopranos médiocres que les agences imposent çà et là (à la Scala notamment où Dyka s’est fait littéralement jeter dans Tosca), est-ce vraiment faire honneur à une nouvelle production après plus de quarante ans d’absence, quand la précédente avait été chantée par Leontyne Price?
Même si à Bastille le chœur apparaît toujours en-deçà de ce qu’il est réellement, il reste que la prestation globale est vraiment au point, préparée parfaitement par Patrick-Marie Aubert, en tous cas plus au point que l’orchestre.
Philippe Jordan, en bon directeur musical à la germanique, s’essaie à tous les répertoires, Wagner, Strauss, Mozart, et Verdi. C’est un chef assez froid qui à mon avis ne convient pas à la couleur ni à la chaleur verdiennes. Ses qualités: la précision et la clarté, mes réserves: la personnalité.  Cette Aida n’y échappe pas. Alors que j’ai trouvé le prélude très bien mené, très émouvant, très tendre même, la première partie pour le reste n’est pas convaincante, on n’entend pas l’orchestre, cela manque de relief, c’est lent et se concentre sur la sculpture de détails sans envisager de ligne d’ensemble. La deuxième partie m’est apparue un peu meilleure, il est vrai aussi qu’elle est plus dramatique et exige notamment plus d’énergie et surtout une vraie tension. Il reste qu’au total, sa direction  n’est pas convaincante, tout simplement parce qu’elle manque de conviction.
Une soirée assez médiocre dans l’ensemble. Much ado about nothing.
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Le salut final

OPERA NATIONAL DE PARIS 2012-2013 : SIEGFRIED de Richard WAGNER le 3 avril 2013 (Dir.mus : Philippe JORDAN ; Ms en Scène Günter KRÄMER)

Dernière image © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Avant le Ring compact et complet prévu en juin, qui est malgré tout un événement, puisque l’œuvre n’a pas été présentée en continu à Paris depuis une cinquantaine d’années, l’Opéra présente le Ring en épisodes séparés. C’est au tour de Siegfried, dont j’avais écrit en son temps que dans la grisaille générale de ce Ring, Siegfried était le moins nocif. Pour mémoire, je renvoie le lecteur à ce que j’en avais dit  il y a deux ans dans le compte rendu de la représentation d’alors.
En deux ans, les choses ont plutôt stagné. La mise en scène n’a pas évolué, et si je maintiens que ce n’est pas la pire des quatre épisodes (Götterdämmerung est catastrophique, Walkyrie est irritante), je confirme que ce n’est pas vraiment intéressant ou novateur. Bien sûr il  faut désormais éviter de penser au merveilleux Siegfried de Andreas Kriegenburg à Munich, on ne joue pas dans la même cour, on n’est même pas sur la même planète pour  ne pas accabler celui-ci. Mais  celui de la Scala/Staatsoper Berlin (Guy Cassiers) se défend mieux aussi, même sans idées phénoménales.
Dans la mise en scène, on continue de trouver l’acte deux sans magie, sans idées majeures sinon un didactisme inutile (Fafner comme roitelet, une sorte de Kurtz du roman de Conrad, Au coeur des Ténèbres qui avait inspiré, entre autres, Apocalypse now de Coppola: c’est un trafiquant d’armes puisque la première image est celle de porteurs nus de caisses sur lesquelles est frappé le nom Rheingold, qui contiennent en réalité des armes. Veut-il indiquer par là que l’or lui sert à conquérir le pouvoir? veut-il montrer la puissance maléfique de l’Or?
J’aime pourtant penser que Fafner , de tous, est celui qui ne fait rien de l’Or, une sorte de Picsou passif, assis sur son trésor, qui s’oppose à l’industrieux Alberich ou à Wotan habité par la soif de pouvoir et premier avatar d’un capitalisme naissant (eh, oui! la lecture de Chéreau est toujours d’actualité). Ici, absence de magie, absence de sens clair: une fois de plus, les idées scéniques ne sont pas liées à un propos d’ensemble, ce sont des idées qui s’égrènent sans vrai lien les unes aux autres. Cette mise en scène n’emporte jamais la conviction et j’engage ceux qui rêvent de Ring à aller voir aussi ailleurs si cela leur est possible: Munich cet été ou même la petite cité de Cottbus (100.000 habitants), au Nord de Dresde, qui vient de produire un Götterdämmerung que tous les critiques disent être de très grande qualité, et qui a suscité l’enthousiasme, au moins scéniquement. C’est heureux d’avoir un Ring au répertoire de l’Opéra de Paris, mais pour ceux et notamment les jeunes qui voient leur premier Ring, c’est dommage. Enfin, je veux y voir un encouragement à voyager: après tout j’aime à penser que  tout jeune mélomane est un Wanderer qui sommeille…
Du point de vue de la distribution, nous sommes  en retrait par rapport à mars 2011. Le Wanderer correct d’Egils Silins n’a pas la stature de l’Uusitalo d’alors. Le timbre est beau, le chant est juste, mais froid, les graves manquent de consistance et l’interprétation reste un peu plate  même si le troisième acte semble plus habité notamment dans la scène avec Erda ou avec Siegfried.
L’Alberich de Peter Sidhom reste insuffisant (un peu moins cependant que dans mon souvenir d’il y a deux ans), sa prestation vocale n’est pas passionnante (mais scéniquement il se défend bien) et le duo avec le Wanderer du deuxième acte continue de manquer sérieusement d’intensité musicale. Le timbre ne fascine pas,  la puissance n’est pas vraiment au rendez-vous (je soupire hélas douloureusement en pensant au duo Thomas Johannes Meier/Thomas Konieczny hallucinant de Munich, mais comme dit la Grande Duchesse de Gerolstein “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a” ): dans un Ring, Alberich doit être à la hauteur de Wotan, et ce n’est pas le cas.
L’oiseau de Elena Tsallagova est très agréable à entendre mais mériterait d’être sur scène et non caché en coulisse: elle pourrait remplacer le mime qui fait l’Oiseau (une sorte de double de Siegfried, en culotte courte et chaussettes) . Quant au Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, il est toujours convaincant scéniquement, un vrai rôle de composition, juste et inquiétant à la fois avec la vraie voix pour le rôle, beaucoup d’expressivité et de couleur.

Erda © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

La Erda de Qiu Lin Zhang qu’elle promène désormais sur toutes les scènes est solide, malgré un vibrato pour moi toujours excessif, et la mise en scène du dialogue Wanderer/Erda n’est pas le pire moment du spectacle, il en résulte un échange intense, musicalement réussi, la voix a du volume et de la présence même si elle bouge un peu. Positif.

Siegfried et Fafner © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Le Fafner de Peter Lobert est aussi une surprise, c’est un nouveau venu (il y a deux ans c’était Stephen Milling, le Gurnemanz de Salzbourg) et son monologue-avertissement à Siegfried sonne avec bonheur (jolis graves, belle présence vocale).
Autre nouvelle recrue de ce Ring (vue dans Walkyrie et Siegfried) c’est la Brünnhilde de Alwyn Mellor, dans ces quarante redoutables minutes que constituent l’intervention de Brünnhilde dans Siegfried, perchée au milieu de l’escalier monumental à la pente raide, qui pourrait être fatal à tout faux pas motivé par une  envolée trop vécue ou trop allante. Aigus (qu’elle n’a pas) souvent criés (notamment le dernier, préparé avec soin et lancé sans vrai élan), registre central correct mais pas très convaincant au niveau de l’interprétation ou de la couleur: au total, une Brünnhilde quelconque dont la voix convient mal à un vaisseau comme Bastille. Nous n’y sommes pas vraiment, c’est le maillon faible.
Enfin Torsten Kerl: voilà un bon chanteur, attentif et clair dans sa diction, doué d’une belle musicalité mais au volume tout de même moyen et à la projection problématique. Certes, les aigus sont défendus, même dans le chant de la forge (avec quelques menues scories), et l’artiste tient la distance là où d’autres s’épuisent au troisième acte. Il reste que je pense qu’il ne devrait pas chanter Siegfried, ni trop souvent, ni trop longtemps: il est bien plus convaincant dans Tannhäuser ou Rienzi. Il n’est pas un Siegfried pour moi (et dans Götterdämmerung qui demande d’autres qualités et une autre couleur, c’est encore plus vrai) et il prend un risque. J’espère me tromper.
Il reste l’orchestre.
Si Philippe Jordan n’est pas toujours convaincant et souvent accusé d’être peu engagé ou d’être simplement au point, mais jamais vraiment plus, je dois reconnaître  plus encore qu’il y a deux ans, que son orchestre est ce qu’il y a de plus convaincant dans la soirée. Il y a non seulement un évident travail technique: les pupitres sont impeccables, pas de scories, pas de faiblesses notamment dans les cuivres, mais aussi une profondeur nouvelle dans la lecture et l’interprétation à noter: le prélude du premier acte, le chant de la forge, le prélude du deuxième acte, les murmures de la forêt très attentifs à la couleur, pleins de retenue, l’énergie du début du troisième acte et l’accompagnement remarquable du dialogue avec Erda:  j’ai vraiment trouvé que la représentation n’avait vraiment d’intérêt réel que par lui, qui tenait vraiment la colonne vertébrale de l’ensemble (au contraire de l’impression au sortir de l’Or du Rhin il y a deux mois) et maintenait un élan général: il y a une présence de l’orchestre  particulièrement vive et intéressante, et pas du tout l’impression d’interprétation sage et sans caractère qu’on pouvait quelquefois avoir. Pas de vraie magie sonore à la Nagano, mais tout de même une vraie présence et une vraie affirmation.
Alors, ce Siegfried reste peu passionnant, plombé par une vision scénique dépassée, un visuel assez laid (cela  pourrait se comprendre à la limite, dans le monde décrit par Wagner) un plateau correct sans plus, avec des insuffisances (Brünnhilde/Mellor) un manque d’engagement dans l’interprétation (Wanderer/Silins), un chant médiocre (Alberich/ Sidhom) ou inadapté au rôle (Siegfried/Kerl) et de la représentation ne ressort  ni optimisme, ni joie comme ce devrait être le cas (le seul du Ring avec le premier acte de Walkyrie où l’on peut croire à quelque chose) mais simple impression d’ordinaire, même coloré par une direction musicale qui essaie de se convaincre qu’il vaut la peine d’y aller.
Je me souviens de ce que j’ai écrit à l’issue du 25 janvier 2013 à Munich: “Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours.” On va sans doute me reprocher ce rapprochement, mais comment ne pas le faire entre deux maisons comparables? Je ne compare pas Paris et le plus grand Festival existant, mais deux opéras qui font vivre l’art lyrique dans leurs villes respectives . Devinez où est la vie et l’invention? [wpsr_facebook]

Tableau final © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

 

OPÉRA DE PARIS 2013-2014 : QUELQUES MOTS SUR LA PROCHAINE SAISON

19 titres dont 8 nouvelles productions assez variées, faisant la part belle au répertoire italien (Traviata, Bohème, Lucia di Lammermoor, I Puritani, Capuleti e Montecchi, Madame Butterfly, l’Italiana in Algeri) et à l’entrée au répertoire de deux titres italiens importants, Aida de Verdi et La fanciulla del West de Puccini, trois titres des XVIIème et XVIIIème (Alceste et l’Incoronazione di Poppea, nouvelles productions,  et une reprise d’Alcina de Haendel dirigée par Christophe Rousset), trois Mozart (reprises du très quelconque Cosi’ fan tutte mis en scène par Ezio Toffolutti, pure série de répertoire et de la Clemenza di Tito dans la production de Willy Decker et la direction digne de curiosité de Tomas Netopil) et une nouvelle production de Die Zauberflöte (celle de Baden-Baden, qui le mois prochain sera dirigée par Sir Simon Rattle avec les Berliner Philharmoniker) une nouvelle production d’Elektra de Strauss (Carsen…) et deux reprises marquantes de l’ère Mortier, le Tristan und Isolde de Wagner dans la production désormais légendaire de Peter Sellars et Bill Viola,   de Vec Makropoulos de Leoš Janáček dans celle de Krzysztof Warlikowski et enfin une reprise du  Werther de Benoît Jacquot mais cette fois avec Roberto Alagna et Karine Deshayes: voilà un ensemble de titres divers, équilibré, qui devrait séduire le public.
Le Diable se cachant dans les détails, en regardant attentivement distributions, mises en scène et chefs,  on remarque quand même que Robert Carsen est appelé quatre fois soit à peu près 1/5 des spectacles dont deux nouvelles productions (Elektra et Zauberflöte), ce qui me paraît excessif. Mais Robert Carsen est un metteur en scène qui convient à un public d’opéra, d’un modernisme non dérangeant et peu provocateur: ce n’est pas un hasard s’il écume les scènes d’Europe.
Le cas d’Olivier Py est différent: il est devenu en quelques années le provocateur officiel du monde de l’opéra, même si ses mises en scènes lyriques ne font pas l’unanimité (ex. sa Carmen de Lyon, ou même sa Lulu de Genève). Cette saison, Nicolas Joel lui confie deux mises en scène, celle d’Alceste de Gluck dirigée par Marc Minkowski avec Roberto Alagna (et Yann Beuron, plus “conforme” à l’habitude) dans Admète et Sophie Koch en Alceste, et celle de Aida, dirigée par Philippe Jordan, avec une distribution  médiocre, sinon pire. Si l’Amneris de la distribution A (Luciana d’Intino) est une grande professionnelle qui sait (bien) chanter, l’Aida est Oksana Dyka, qui promène sa nullité sur les scènes, et qui alternera avec Lucrezia Garcia, une chanteuse sans grand intérêt mais peut-être meilleure dans Aida que dans Abigaille où je l’ai entendue à la Scala. Le ténor sera Marcelo Alvarez, décevant les dernières fois que je l’ai entendu et lui alternera avec Robert Dean Smith, qu’on écoutera avec curiosité dans un rôle italien. Cette Aida ne promet rien, mais vraiment rien de formidable sur le plateau, mais le public viendra sans doute pour Olivier Py qui a n’en pas douter s’en donnera à cœur joie.
Les autres nouvelles productions  sont distribuées de manière inégale: celle de Zauberflöte est correcte (Breslik, Kleiter, Selig), celle d’Elektra affiche Waltraud Meier en Klytämnestra de grand luxe et Irene Theorin en Elektra ce qui nous promet des décibels. Il faut simplement espérer que Philippe Jordan saura faire sentir l’odeur de sang dans la fosse. Pour Fanciulla del West, on se précipitera pour entendre Nina Stemme dans Minnie, mais pas pour Marco Berti (Dick Johnson) et Claudio Sgura (Jack Rance) ni pour le chef, le pâle Carlo Rizzi. Quant à Nicolaus Lehnhoff, c’est un bon faiseur, aujourd’hui quand même un peu dépassé. Laurent Pelly en revanche a souvent la main heureuse à l’opéra et on lui a confié I Puritani, qui manque à l’Opéra depuis des siècles, c’est Michele Mariotti (Rigoletto au MET récemment, voir mon compte rendu)  qui en assurera la direction musicale et dans la distribution, quatre noms dignes d’intérêt, Dmitry Korchak dans Talbot, Michele Pertusi dans Sir Giorgio,  surtout Marius Kwiecien dans Sir Riccardo Forth et enfin la jeune Maria Agresta, dont on parle vraiment beaucoup en ce moment, dans Elvira. C’est sans doute l’une des distributions les plus équilibrées et prometteuses de la saison.
Pour Traviata, la mise en scène de Benoît Jacquot ne nous promet pas la révolution, mais peut-être une certaine élégance, la distribution avec Diana Damrau et Ludovic Tézier sera à la hauteur, bien moins avec Francesco Demuro dans Alfredo. Quant à la direction de Daniel Oren, elle donnera une grande sécurité à l’orchestre mais gageons qu’elle ne jouera pas la subtilité…Ne pouvait-on pas trouver un jeune chef italien plutôt que l’habituel Oren?
Enfin l’Incoronazione di Poppea est confiée à Robert Wilson dont on reverra par ailleurs la Madama Butterfly: les derniers spectacles de Wilson sont des éternelles répétitions des premiers: espérons que les amours de Néron et de Poppée l’inspireront un peu plus. En tous cas c’est une excellente idée d’appeler Rinaldo Alessandrini et le Concerto Italiano pour diriger une distribution honnête, dans la tradition actuelle de la représentation baroque.
Certaines reprises sont distribuées avec soin comme cette Bohème dirigée (encore!) par Daniel Oren, où alternent trois Mimi, Maria Agresta (à écouter), Angela Gheorghiu et surtout la jeune Anita Hartig qui fait merveille dans ce rôle (si vous ne pouvez y aller qu’une fois, c’est elle qu’il faut choisir) et trois ténors: Stefano Secco, Piotr Beczala, Massimo Giordano: des trois c’est Beczala que je choisis, mais il est affiché avec Gheorghiu que je ne supporte plus depuis longtemps.
On retrouve des chanteuses favorites de la maison, un peu fades comme Ricarda Merbeth, Chrysothemis dans Elektra, et Emilia Marty dans Makropoulos qui a toujours toutes les notes, mais pas toujours la personnalité (ce qui pour Makropoulos est gênant après la fantastique Angela Denoke) . Enfin la reprise de Lucia di Lammermoor offre outre les vedettes du cast A Patrizia Ciofi, Vittorio Grigolo et LudovicTézier (qui veut écouter Ciofi devra supporter Grigolo…) un cast B que je recommande vivement: Michele Fabiano a un plus joli style que Grigolo, Georges Petean est un bon baryton, mais surtout, découvrez la jeune Sonya Yoncheva qui vient de faire à Monte Carlo une Traviata merveilleuse: elle vaut le détour. En revanche après avoir entendu Netrebko et Di Donato (sous Mortier) dans I Capuleti ed I Montecchi (encore Carsen!) je me demande comment Deshayes et Siurina pourraient effacer ce souvenir.
Si la diversité des titres est une excellente chose, si les cast, avec les hauts et les bas, font  découvrir quelques chanteurs neufs dont on fait grand cas (Anita Hartig, Sonya Yoncheva, Michele Fabiano, Pavol Breslik, Varduhi Abrahamyan ou la jolie Myrto Papatanasiu), il reste dans les productions et dans les chefs, une singulière timidité: on est dans les valeurs consommées ou à la mode pour les mises en scènes, et dans les chefs confirmés, sinon consumés, la plupart du temps pour les reprises comme les nouvelles productions. Si, comme c’est légitime, Philippe Jordan se réserve quelques titres importants, pour le reste ( Bohème,  Cosi’ fan tutte,  l’Italiana in Algeri, Capuleti)  on aurait pu au moins faire un petit effort d’originalité ou tenter de jeunes chefs.
Enfin, nous reverrons l’an prochain le magnifique Tristan de Sellars, avec une distribution renouvelée mais qu’on connaît bien (Urmana, Dean Smith) et la direction de Philippe Jordan qui aura sans doute du mal à faire oublier le merveilleux Salonen des origines. Qu’importe, on ira, pour Sellars, pour Viola, et pour ce final magique.
Il y aura des choses à voir et à écouter à Paris l’an prochain, dont la programmation est un peu plus excitante que la présente saison. On ne peut que s’en réjouir, même si deux des nouvelles productions qui sans nul doute attireront bien du public, Aida et Fanciulla del West  ne présentent vraiment pas (Stemme et D’Intino mises à part) de distributions dignes d’intérêt, et même si l’ensemble ne déclenchera pas un enthousiasme débordant. Les propositions néanmoins passent un peu mieux que l’aimable médiocrité à laquelle on était habitué.  Pour quelques  spectacles et pour écouter de nouvelles voix, on retrouvera un peu de curiosité et un peu de plaisir à aller à Bastille ou Garnier en 2013-2014.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2012-2013: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner,(Dir. mus: Philippe JORDAN; ms en scène Günter KRÄMER) à l’Opéra Bastille (12 février 2013)

 

Photo de répétition (févr. 2010) © Opéra national de Paris/ DR

Pour le détail, notamment de la mise en scène, je renvoie le lecteur à mon compte rendu de la représentation de Rheingold du 16 mars 2010, il n’y a rien à changer  de ce qui avait été dit à l’époque.
Malgré la déception passée, et à quelques semaines du magnifique Ring de Munich qui me suit encore à la trace, j’ai voulu profiter du hasard d’un passage à Paris pour revoir ce spectacle, pour constater ou non des évolutions, vu que j’en ai entendu des échos très favorables, voire hyperboliques.
j’ai beaucoup médité sur une conversation saisie derrière moi dont j’ai entendu sans le vouloir un ” Wagner, il faut oser!” au sens où aller voir un Wagner, c’est oser… Bienheureux Richard Wagner  pour qui presque jour pour jour 120 ans après sa mort (13 février 1883)   il y a encore des spectateurs qui considèrent audacieux d’aller voir un de ses opéras ! Mieux, il y a les wagnériens impavides “sic” qui vont voir 5h d’opéra ! (je me disais  “pas seulement les wagnériens pur sucre, sinon les salles seraient clairsemées..”).  A part ces fragments d’un discours ni amoureux, ni musical ni wagnérien, je me suis réjoui de voir tant de gens faire la queue des derniers moments en billetterie, tant de jeunes aussi, et au fond tant de curiosité pour Wagner, dont on ne voit pas fréquemment les œuvres à l’Opéra de Paris, et en particulier le Ring (Rheingold: 1976, 2010, 2013). C’est pourquoi j’ai scrupule à émettre tant de réserves sur cette entreprise, moi qui suis un enfant gâté du wagnérisme, car à part voyager, quelle possibilité a le parisien de voir du Wagner, sinon se contenter de l’offre locale? Car c’est bien Wagner qui provoque cette ruée, à chaque fois, Wagner bien plus que le renom de la production parisienne: le public a une envie très légitime de cette musique, qu’il n’a pas l’habitude d’entendre et pour laquelle globalement il a peu de références autres que des enregistrements.
Si on a des références scéniques nombreuses, alors le regard est forcément différent, même si hier, j’étais disposé à me laisser surprendre, alors que j’avais juré qu’on ne m’y prendrait plus, car en matière de théâtre, rien n’est définitif.
Las, la mise en scène a provoqué à trois ans de distance les mêmes irritations, longs trous noirs générateurs d’ennui, peu de direction d’acteurs, des éléments peu motivés (Germania) sinon que tout pouvoir veut sa trace d’architecture, de Versailles à la Pyramide du Louvre en passant par Germania, le rêve de la cité idéale selon Hitler et surtout Speer et les mêmes appréciations (la scène initiale des Filles du Rhin, esthétiquement réussie). Comme Kriegenburg à Munich, Krämer utilise des figurants humains pour faire le Rhin (encore que chez Krämer le Rhin est figuré par des fumigènes et que ces centaines de bras sont une sorte d’univers animalier du fond du Rhin.) ou pour figurer le dragon ou la grenouille de la scène de Nibelheim. Mais là aussi, le spectateur non averti voit peu de différence entre la figuration du dragon ou de la grenouille vu que l’argument essentiel (le jeu sur les tailles) ne se voit pas clairement sur scène: Kriegenburg utilisait des hommes pour montrer l’humanité en charge du mythe, qui le racontait ainsi en le figurant. Ici, on a l’impression que c’est l’effet pour l’effet, sans objectif précis car au bout de cette deuxième vision, je ne sais toujours pas quel propos nous est tenu. Ah oui, l’idée du pouvoir sur la terre:  Wotan trône sur un globe illuminé,

Photo Opéra National de Paris

et les géants sont des ouvriers en colère qui plantent leurs drapeaux rouges sous les fenêtres des Dieux…une métaphore éculée de la doxa scénique wagnérienne. On ne peut même pas dire qu’il n’y ait pas d’idées, mais elles ne sont exploitées que pour elles mêmes, jamais mises en lien pour construire un discours unifié autour d’objectifs clairs.
Du point de vue de la distribution, incontestablement et dans l’ensemble, on a un ensemble de chanteurs de très bon niveau, qui sont laissés à peu près à eux-mêmes. Les Dieux, Froh, Donner sont vraiment des dieux de luxe aujourd’hui, mais justement, confier Froh à Bernard Richter dont ce n’est pas tout à fait le répertoire, et à Samuel Youn Donner alors qu’il chante aujourd’hui le Hollandais, c’est peut-être sur-dimensionner, car la valeur ajoutée incontestable de ces deux chanteurs de grande notoriété ne rajoute pas grand chose à leur prestation scénique dans des personnages un peu secondaires . Le Wotan assez juvénil d’Egils Silins, entendu à Munich dans ce même rôle, est très correct, avec un joli timbre, mais manque de largeur et ne s’impose pas (peut-être le personnage est-il voulu ainsi?) , pas plus que Kim Begley en Loge, violemment hué et bien en deçà de sa prestation il y a trois ans: la voix est fatiguée, la composition un peu pâle, routinière.
Du côté des géants, rien à dire, ils sont excellents (Groissböck!) avec une belle découverte, le Fasolt imposant de Lars Woldt. Si Wolfgang Ablinger Sperrhacke fait une composition honorable en Mime (il est bien plus convaincant dans le Mime de Siegfried) Peter Sidhom en Alberich est à la limite de l’acceptable: sa première scène est mal chantée, pas de puissance, diction à la dérive, voix mal appuyée sur le souffle, peu colorée. Le reste de ses interventions ne passe que parce qu’il  substitue à la couleur, aux modulations, à la puissance, aux aigus, qu’une manière d’appuyer sur le mot, de nasaliser, de donner un peu de relief au discours, qui reste quand même notoirement indigent. Une erreur de distribution.
Les trois filles du Rhin ne sont pas exceptionnelles, et surtout leurs voix ne fusionnent pas ou fusionnent mal, ce qui est gênant pour des filles du Rhin si élégamment vêtues de robes sur lesquels sont cousus deux seins apparents et un pubis bien poilu.
Sophie Koch en Fricka sans avoir une voix d’exception a un chant  affirmé, et impliqué, ce qui en fait une Fricka très présente et engagée. Bonne prestation aussi d’Edith Haller qui a la voix du rôle, le volume, les aigus de Freia, elle est une Sieglinde en puissance (et en réalité) et cela s’entend, tellement plus convaincante que Ann Petersen il y a trois ans.
Moins convaincante la Erda de Qiu Lin Zhang, affligée d’un fort vibrato, qui traverse deux fois la scène (pendant la remontée du Nibelheim et dans sa scène) de la même manière, et sans vraiment diffuser de mystère ni de conviction.
Peu de mystère non plus dès le départ dans une direction musicale décevante, toujours très précise et très en place mais sans aucun éclat ni relief; cela reste très plat, si plat qu’on entend peu l’orchestre notamment pendant les trois premières scènes, on entend à peine les cuivres, et l’orchestre semble avoir un style “chambriste”, qui prendra du volume vers la fin.
Dès l’accord initial, on n’a aucune couleur, aucun sentiment que quelque chose commence: un discours fait de notes, mais pas de musique. La mise en scène a sans doute quelques idées mais pas de discours global, la direction musicale n’affiche pas de véritable parti pris, pas de point de vue sur l’œuvre, c’est un travail neutre bien sage,  bien fade et sans imagination – quand on pense au parti pris de clarté et de modernité de Nagano à Munich ! on  reste frustré ici du manque d’invention- un travail qui donne de l’espace à la mise en place des instruments, à une construction technique mais sans vraie modulation ni variété ni couleur qui puisse convaincre, sans réponse à la question musicale posée par le Ring.

Pour toutes ces raisons, je suis vraiment resté réservé sur un spectacle pas si mal distribué, mais qui génère une grande insatisfaction musicale et scénique: quand deux pieds sur trois du trépied lyrique sont bancales, cela ne marche pas. J’aurais aimé que quelque lumière se lève sur ce Rheingold, mais l’or est resté bien caché, au profit d’une grisaille sans âme. Je me réjouis cependant du fort succès obtenu, c’est la preuve que Wagner fonctionne en dépit de tout (et c’est sa force!): un Verdi du même niveau n’aurait sans doute pas passé la rampe.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: PARSIFAL le 29 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Puisque cette édition va faire l’objet de la seconde retransmission TV en direct de l’histoire du Festival, je voudrais m’arrêter sur la difficulté qu’a la télévision de rendre compte de spectacles qui nécessitent, pour être parfaitement perçus, d’une vision “directe” en salle. Une mise en scène de type traditionnel passe, parce que le téléspectateur a un horizon d’attente qui correspond grosso modo à ce qu’il va voir, mais dans le cas de mises en scène complexes, hyper-référentielles, dont la moindre image est un “parti pris” assumé, c’est beaucoup plus difficile. Peut-être ce Parsifal, plus spectaculaire que le Lohengrin de l’an dernier, séduira-t-il un peu plus, mais le spectacle est tellement foisonnant que je me demande ce qu’il en restera sur le petit écran.
La même remarque vaut pour le son. Déjà, le son TV d’un spectacle d’opéra rend-il souvent difficile à analyser une direction musicale (les voix, c’est  plus facile), a fortiori à Bayreuth, au rapport scène-salle si particulier et si délicat qu’il est à mon avis impossible vu de la TV, d’émettre une opinion à partir de ce que les téléspectateurs vont entendre. Ce peut-être d’ailleurs un avantage pour les directions qui comme celles de Philippe Jordan, ne semblent pas s’être mises au diapason acoustique de cette fosse et de cette salle uniques en leur genre. Autant je me réjouis que la TV entre à Bayreuth, autant je sais que le résultat ne pourra jamais rendre la singularité du Festspielhaus et que le son apparaîtra  comparable à tout ce qui se retransmet ailleurs, alors que c’est justement l’incroyable différence avec le reste des théâtres que le spectateur présent en salle perçoit.
Dans le cas de ce Parsifal, la mise en scène de Stefan Herheim est l’un des gros succès des dernières années (il a d’ailleurs été fortement applaudi par le public). Elle inscrit l’œuvre dans une double histoire, celle de l’Allemagne depuis l’Empire de Bismarck et Guillaume et celle de Bayreuth, puisqu’elle est la seule œuvre spécifiquement écrite pour la salle du Festspielhaus et en fonction de son acoustique. Il s’agit donc d’une lecture essentiellement historique, qui s’efforce aussi de démêler la complexité du mythe et de l’histoire de Parsifal, dont Wagner adapte librement le récit de Chrétien de Troyes et de Wolfram von Eschenbach, mais à qui il rajoute des éléments religieux d’ordre divers et une relation de Parsifal à sa mère Herzeleide dont Herheim fait le point de départ de toute l’œuvre, puisque le prélude représente à la fois la mort de la mère, mais aussi le refus de l’enfant Parsifal de répondre à la demande de baiser de sa mère mourante.
Ce baiser refusé, on le retrouve comme motif récurrent, notamment dans le rôle de Kundry, sorte de mère substitutive et initiatrice à la fois (on n’a jamais peur de l’inceste et de tout ce qui peut lui ressembler dans le monde wagnérien) . J’ai plusieurs fois dans ce blog rendu compte de cette mise en scène. Ce fut même cette production qui motiva l’ouverture de ce blog. Je reviens rapidement sur le concept de Herheim qui fait de Parsifal une sorte de mythe civil de l’Allemagne, qui lui fait revêtir les atours de Germania (1914) comme dans le portrait peint par Friedrich August von Kaulbach qu’on voit sur scène au premier acte. L’action se déroule dans le décor de Wahnfried, la demeure des Wagner, au premier acte pendant le Reich wilhelminien, jusqu’à la première guerre mondiale, moment de rêve (tous les personnages ont des ailes d’aigle) sous le regard naïf de Parsifal enfant qui regarde, qui dort, qui rêve et dont s’occupe une Kundry “gouvernante”, avec ses références à la guerre, aux décors originaux du Parsifal de Bayreuth (la mise en scène de Parsifal à Bayreuth resta la même pendant plusieurs dizaines d’années, tant l’œuvre était sacralisée), le second acte se déroule dans l’entre deux guerres, s’ouvre sur un hôpital de campagne aux infirmières “gentilles” avec les blessés (les filles fleurs…), puis on passe aux années trente avec une Kundry vêtue en Marlène Dietrich dans l’Ange Bleu (excellente idée), et aux années quarante, pour finir sur la destruction par Parsifal de ce monde du mal absolu qu’est l’Allemagne nazie. Ensuite, le  troisième acte s’ouvre sur Bayreuth en ruines (Wahnfried a été bombardée et n’a été réouverte comme Musée qu’en 1976), mais non plus sur une vision directe, mais sur celle d’une une représentation de Parsifal à Bayreuth, claire allusion au Neues Bayreuth de Wieland et Wolfgang Wagner, vu comme symbole de la naissance d’une Allemagne nouvelle, d’ailleurs; en exergue, projetée, la fameuse phrase de Wieland et Wolfgang  demandant aux artistes d’éviter des discussions politiques: “Hier gilt’s der Kunst”, (Ici on traite d’art). Et Parsifal rédempteur d’une Allemagne civile peut intervenir pour libérer Amfortas dans le Bundestag, puis disparaître et laisser aller la place à une  démocratie apaisée: l’Allemagne n’a plus besoin de sauveur, et nous sommes tous à Bayreuth pour célébrer cette renaissance. L’image finale reflète dans un miroir géant la salle éclairée par la seule colombe de la paix.
Mise en scène très détaillée, pleine d’idées diverses, et très spectaculaire avec ses changements de décors incessants dans la plus pure  tradition du théâtre à machines, un chef d’œuvre technique.
A cette mise en scène très pertinente correspond une distribution un peu en dessous des années précédentes. Des Parsifal qui se sont succédé, Christopher Ventris, Simon O’Neill c’est le dernier, Burkhard Fritz  qui est le moins intéressant. Le timbre est certes joli, mais la voix manque de puissance, et de couleur. L’interprétation reste un peu plate, même si on sait que Parsifal n’est pas un rôle à effets , Fritz n’est pas Parsifal!. La production n’a pas eu non plus de chance avec ses Kundry: Mihoko Fujimura n’était pas à l’aise dans un rôle qui demande des aigus fortement tendus, la Kundry du jour non plus, Susan McLean, aux qualités éminentes d’actrice, diseuse de texte remarquable (on l’a entendu dans Ortrud il y a trois jours), mais soit Ortrud a laissé des traces, soit Kundry ne lui convient pas, car là c’est nettement insuffisant, chaque aigu un peu tendu devient cri,  et le final du second acte en regorge…et ces cris se supportent difficilement. La voix n’est pas suffisamment large pour passer dans ce rôle redoutable.
Detlev Roth en rajoute beaucoup dans Amfortas, il se roule, se tord de douleur. Bon, un peu surjoué, avec un timbre agréable, velouté, mais là aussi un certain manque de puissance. Rien à dire de Klingsor: la composition de Thomas Jesatko en travesti est étonnante et en fait un très beau Klingsor, rien à dire non plus des Filles Fleurs, à commencer par la délicieuse Julia Borchert, magnifique. Tant à dire en revanche du Gurnemanz de Kwanchoul Youn, qui fait  une immense prestation, avec les mêmes remarques que pour son Marke, c’est à dire une vraie interprétation là où l’on avait seulement une performance vocale impressionnante mais un peu froide. La voix se colore, l’acteur se débloque, et même s’il fatigue un peu à la fin, on oublie bien vite tant le personnage est vécu.
J’oublie quelquefois de signaler comme toujours l’extraordinaire prestation du chœur, une phalange hors du commun, dont on ne cesse à chaque fois de découvrir, redécouvrir, jouir des qualités, mais c’est la force de l’habitude de l’excellence…. On sait ce que vaut le chœur de Bayreuth.
L’Orchestre cette année était dirigé non plus par Daniele Gatti, à Salzbourg pour Bohème, mais par Philippe Jordan, dont c’est la première descente dans la fosse. C’est une relative déception. Là où Gatti avait immédiatement perçu l’espace particulier de la fosse et du parcours des sons et avait su  moduler et faire chanter l’orchestre, Jordan dont l’orchestre est  très évidemment techniquement au point, produit un son monocorde, sans relief, sans espace sonore, sans grande épaisseur. Bien sûr, c’est Parsifal et c’est de la musique sublime, notamment les 10 dernières minutes, qui ne peuvent être ratées, mais on ne sent pas d’énergie, pas de sève, pas de tension: cela reste mou, sérieux certes, mais sans grand intérêt. Cela ne décolle jamais, ce n’est pas de la nourriture pour l’âme. Et de l’âme dans Parsifal, il en faut.
Beau succès final, sans être triomphant, quelques buhs très limités pour Kundry, Parsifal et le chef. Peut-être les représentations suivantes vont-elles gagner en sûreté sonore. C’est ce qu’on peut souhaiter aux téléspectateurs, mais au vu de cette première, nous n’y sommes pas encore tout à fait.

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OPÉRA DE PARIS 2011-2012: ARABELLA de Richard STRAUSS le 7 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Marco Arturo MARELLI) avec Renée FLEMING et Michael VOLLE

L’histoire ne repasse pas deux fois le même plat, et si Richard Strauss et Hugo von Hoffmansthal voulaient de nouveau réussir avec Arabella le coup du Rosenkavalier,  force est de constater que la sauce n’est pas montée de la même manière. Certes, les ingrédients se font écho, une Vienne qui valse, une aristocratie qui chancelle, un riche propriétaire terrien disposé à épouser la belle héritière ruinée, une femme travestie en homme, en bref, une situation à la “Gattopardo” transférée dans la Vienne insouciante des années 1860, mais un opéra composé après la chute de l’Empire, et au seuil de l’arrivée du IIIème Reich (1933).
Par ailleurs, le livret n’a pas la rigueur de celui du Rosenkavalier et pour cause, Hoffmansthal est mort en 1929 d’une crise d’apoplexie consécutive à la mort de son fils et n’a pas eu le temps de revoir le livret des actes II et III. Par respect pour sa mémoire, Strauss n’est pas intervenu pour le modifier.
Ce sont les duos Arabella-Zdenka au premier acte, Arabella-Mandryka au deuxième et au troisième qui sont les sommets de la partition, et qui bouleversent l’auditeur, et la Komödie für Musik développe l’art de la conversation, qui nécessite de la part des chanteurs à la fois naturel et art suprême de la diction.
L’histoire est assez simple dans son invraisemblance, une famille aristocratique ruinée cherche à marier l’ainée des deux filles, Arabella, pendant qu’elle fait habiller en garçon la cadette, Zdenka, pour éviter de la doter. Zdenka (habillée en Zdenko) cherche à placer son ami Matteo (dont elle est secrètement amoureuse) auprès d’Arabella, mais celle-ci ne cesse d’éconduire les prétendants, au nom d’un rêve secret (“Der Richtige, wenn’s einen gibt für mich “) qui va évidemment se réaliser dans l’opéra sous les traits d’un étranger qu’Arabella a remarqué. Et cet homme, Mandryka, va se croire trompé suite à une manigance de Zdenka, mais tout rentrera dans l’ordre et tout est bien qui finit bien.
Trois couples et deux générations, Arabella-Mandryka, Zdenka-Matteo, Waldner-Adelaide se partagent donc la scène, une scène un peu vaste que celle de la Bastille pour cette comédie intimiste, qui eût mieux convenu à Garnier.
L’équipe Jordan-Marelli a produit il y a quelques années un joli Capriccio à la Staatsoper de Vienne, avec Renée Fleming et Marelli a déjà produit Arabella à Graz; c’est sans doute ces souvenirs qui ont donné naissance au projet parisien. Le spectacle viennois était joli, construit sur l’idée des miroirs et de la transparence, le spectacle parisien est construit autour d’un espace unique, aux cloisons défraichies et modulables, et d’un plateau tournant qui fait défiler les espaces à peu de frais. Un espace vide, vidé de ses meubles puisque les Waldner sont ruinés et qui laisse percevoir au fond des ombres (parc, immeubles). Le ton dominant est le bleu, couleur du costume d’Arabella, avec quelques taches rouges ou roses (Fiakermilli), Zdenka/Zdenko étant en beige et Zdenka femme en gris (costumes de Dagmar Niefind) .
La mise en scène est sage, et élégante, elle ne problématise rien ou si peu, laisse entendre par allusions les malheurs de l’aristocratie, la fragilité des sentiments (Adelaide et Dominik), la gentille rustrerie du bal des cochers (avec la véritable figure d’opérette qu’est Fiakermilli):

seule idée forte, la valse étourdissante des Arabella qui défilent sous les yeux hallucinés d’un Mandryka en folie, à la fin du deuxième acte. En somme une mise en scène dans la lignée des travaux présentés ces dernières années à l’Opéra. Même le travail sur les acteurs est limité, chacun avec sa personnalité donnant libre cours à sa fantaisie en colorant son personnage.
Du point de vue musical, Philippe Jordan a appuyé bonne part de sa carrière sur ses interprétations straussiennes (Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos, Capriccio, Arabella etc…). Aucun doute sur ses capacités à engager l’orchestre, à lui faire produire un son clair, à suivre avec précision chaque pupitre, en bref à produire un travail propre et sans grand reproche. A-t-on eu un exemple de luxuriance straussienne, d’un son miroitant, d’éclats scintillants comme souvent on en attend dans ce répertoire ? Pas vraiment. J’ai trouvé l’orchestre assez éteint au premier acte. Les deuxième et troisième actes réservent à l’orchestre des morceaux de bravoure qui évidemment passent beaucoup mieux, mais dans l’ensemble, au niveau de l’interprétation, cela reste une petite déception. Cela me paraît un peu trop sage et “convenu”, et pour tout dire, peu marqué du sceau de l’originalité.
On ne peut reprocher à Nicolas Joel d’avoir mégoté sur la distribution, qu’on peut qualifier de luxueuse, voire exceptionnelle. On peut difficilement rêver d’une Arabella mieux distribuée sur le papier, encore mieux distribuée que dans la première production de 1981, dominée par Kiri Te Kanawa et Franz Grundheber et dirigée par l’élégant Silvio Varviso. L’œuvre est rare sur les scènes et mérite évidemment cet effort.
Kurt Rydl est un vieux routier de la Staatsoper de Vienne et promène son Waldner avec une efficacité toute professionnelle. Le timbre est encore beau, la voix sonore, même si elle n’est plus ce qu’elle fut, le personnage est bien planté sur le plateau.Même remarque pour

Arabella et Adelaide © opéra national de paris | ian patrick

l’Adelaide de Doris Soffel: celle qui promena sa Fricka sur toutes les scènes du monde et qui reste une des grandes de l’ancienne génération sera peut-être affublée d’un vibrato excessif, mais la voix et le timbre sont encore là, et le personnage est doué d’une incontestable présence.

 

 

 

 

Le Matteo du canadien  Joseph Kaiser semble un peu perdu sur le large plateau de Bastille, et la voix élégante quelquefois étouffée par l’espace, par l’orchestre, avec des aigus un peu difficiles. Il est vrai que Kaiser a été remplacé le 4 juillet, et que la voix n’a peut-être pas retrouvé ses moyens. Il reste que la prestation est loin d’être déshonorante, à défaut d’être exceptionnelle.

De gauche à droite: Kaiser, Kühmeier, Volle, Fleming, Rydl, Soffel

La Fiakermilli de la jeune Iride Martinez, qui va entrer en troupe au Staatsoper de Vienne, est pétillante, avec une présence scénique affirmée. Les aigus et suraigus sont là, la couleur aussi. Le volume un peu moins. Joli Elemer d’Eric Huchet, la voix est élégante et sonore, le timbre agréable.
Venons en aux trois grands protagonistes à commencer par Genia Kühmeier, qu’on pourrait surnommer géniale Kühmeier, tant ses apparitions montrent  dans chaque rôle des qualités vocales exceptionnelles: la voix est sûre, l’aigu éclatant et l’artiste est douée d’une sensibilité qui a prise immédiate sur le public. Elle est une Zdenka idéale, par la fraicheur, par le naturel, par l’émotion qu’elle distille en scène. Elle obtient un triomphe mérité, c’est pour moi la reine du plateau.

Le Mandryka de Michael Volle est lui aussi bien proche de l’idéal. Ce baryton est pour moi l’un des chanteurs exceptionnels de sa génération, d’abord par ses qualités de diction et d’articulation-voilà quelqu’un qui sait converser en musique-, ensuite par l’art de colorer la voix, enfin par un jeu qui donne une idée juste du personnage voulu, cette brusquerie alliée à une sensibilité exacerbée, cette brutalité de l’homme des forêts et cette tendresse tout à la fois. Volle est maître dans l’art d’émouvoir lui aussi. La voix cependant accuse une certaine fatigue, perceptible aussi à Zürich dans Sachs l’hiver dernier, certains aigus sont mal négociés, quelques sons apparaissent un peu rauques, elle n’a plus la sonorité pleine et somptueuse qui faisait chavirer (comme dans son Wolfram à Zürich); peut-être une fatigue passagère, peut être aussi la fréquentation de rôles écrasants (Mandryka est presque tout le temps en scène aux deuxième et troisième actes, dans des registres très tendus). Il reste qu’il est littéralement époustouflant sur scène et qu’il remporte un triomphe mérité.
Last but not least, Renée Fleming, l’une des grandes straussiennes de sa génération, avec sa voix “crémeuse” comme disait Solti, la crème d’une pâtisserie viennoise. Le timbre est toujours magnifique, la rondeur vocale impressionnante, notamment dès qu’elle monte à l’aigu. J’ai cependant toujours eu des réserves sur l’effet qu’elle produit en scène, et la réserve dont elle fait preuve. Autant une Kühmeier est en prise directe avec l’émotion, autant Fleming reste toujours un tantinet distante: cette Arabella est mûre, n’a rien d’une enfant. Vocalement, si elle reste somptueuse, la voix accuse quelques opacités dans le grave, quelquefois détimbré, voire le registre central où elle a perdu en homogénéité, même si l’aigu reste splendide. Alors évidemment, les dernières minutes de l’opéra, où elle est très sollicitée à l’aigu, sont anthologiques. Il est vrai que la cantatrice a l’âge exact où Leontyne Price abandonna la scène, parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait plus donner la pleine mesure de son immense talent.   Renée Fleming est certes toujours une immense chanteuse, mais Dame Nature commence hélas son travail de sape.

Il serait injuste de dire que cette Arabella n’est pas un beau spectacle, et même grâce à sa distribution, un grand spectacle. Avec une mise en scène plus acérée et une direction musicale moins “sage”, peut-être aurait-on eu droit à un spectacle d’anthologie. On veut toujours plus, évidemment, mais “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
Et l’on a aimé.

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OPÉRA DE PARIS 2011-2012 : DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 15 mars 2012 (Dir.mus : Philippe JORDAN, Ms en scène : Michael HANEKE)

Voilà une production de l’ère Mortier reproposée par Nicolas Joel, créée pour Garnier en 2006,  passée à Bastille en 2007 (Don Giovanni attire plus de public), et qui reste une des réussites de l’ère Mortier, on a pu le vérifier encore ce soir. Elle est fondée sur une radicale transposition du contexte d’une Séville mythique à une tour de bureaux où Don Giovanni serait devenu un cadre supérieur harceleur (non! les bureaux ne sont pas ceux du FMI il y a quelques années…!). Ce qui a fait dire à un Monsieur entendu au passage “c’est une insulte à Mozart”.
Disons-le d’emblée, je suis souvent sévère avec l’Opéra de Paris, mais cette fois, c’était vraiment la fête. Une fête musicale d’abord.
Philippe Jordan a dirigé l’opéra des opéras avec un sens dramatique marqué, une vraie tension, accompagnant parfaitement le plateau, en cohérence avec le discours de la mise en scène. On connaît ses qualités de précision, on connaît aussi son attention aux chanteurs. Mais on lui reproche quelquefois d’être un peu trop sage, de ne pas s’engager dans une vraie lecture. Ici, dès l’ouverture, on entend vraiment une couleur, un destin, et on est immédiatement accroché. Pour moi, avec certains Strauss (Capriccio à Vienne), c’est là un de ses meilleurs moments.
Il est accompagné par une distribution qui non seulement ne dépare pas, mais s’impose comme un plateau de très haut niveau avec pour ma part deux découvertes . D’abord, Bernard Richter, Ottavio exceptionnel, qui impose une voix claire, veloutée, puissante, dans cet Ottavio on entend Tamino, et Belmonte, et on devine dans quelques années Titus ou Lohengrin. Technique de fer, contrôle sur la voix, notes filées, tenue de souffle. Pour ma part, le meilleur Ottavio depuis très longtemps. Rien que pour lui, allez-y!
Ensuite la délicieuse Gaëlle Arquez en Zerlina, qui est toute jeune débutante, issue du Conservatoire de Paris. Elle a la projection, la suavité vocale, le contrôle, la fraîcheur, bref, elle a tout d’une grande: car sa Zerline existe fortement, et vocalement et scéniquement: quel bonheur! Il faut vraiment mettre à actif de l’opéra d’avoir affiché cette très jeune chanteuse, car elle n’a rien de la débutante sur le plateau, et on devine immédiatement une voix de très grande qualité et une artiste intelligente. Cela nous change des Zerline passe partout!
Patricia Petibon n’a pas très bien commencé: attaques erronées, voix mal posée, projection problématique. Elle n’a pas à mon avis la réserve de volume suffisante pour “Or sai che l’onor” qui reste un peu juste et insuffisamment dramatique, en bref son premier acte ne m’a pas convaincu. Le deuxième acte en revanche est bien meilleur, et elle nous gratifie d’un magnifique “Non mi dir”. Et quelle belle actrice, tellement engagée, tellement juste!
Véronique Gens est en revanche une magnifique Elvira de bout en bout, puissance, clarté, projection, énergie, sens aigu de l’interprétation vocale, engagement. Son “Mi tradi” est bouleversant de vérité. Elle est bien meilleure que Frittoli dans ce même rôle en décembre à la Scala. Elle aussi est toute entière dans la mise en scène, et les duos avec Don Giovanni sont d’une rare intensité.
Nahuel Di Pierro, jeune basse de moins de 30 ans, argentin, qui est passé par l’atelier lyrique de l’opéra, est tout à fait correct dans Masetto, mais la voix n’est pas encore faite pour le volume de Bastille ( son Masetto s’entendrait sans doute mieux à Garnier). Son interprétation scénique est très engagée (c’est une constatation qu’on peut faire de tout le plateau), mais du côté vocal c’est, comme on dit “un peu jeune”. En tous cas, afficher deux si jeunes chanteurs sur un tel plateau dans Masetto et Zerline, c’est vraiment une bonne idée.
On a plaisir à entendre Paata Burchuladze dans le Commendatore, on reconnaît sa voix de bronze dès le début. A la fin, elle semble voilée, ou amplifiée, et c’est un peu gênant. Dommage.
David Bizic, si je me souviens bien était le Masetto dans la production de 2006 aux côtés du Leporello de Luca Pisaroni. Il  manque dans Leporello de puissance et de largeur, et de relief. Il est un peu en retrait, même si sa prestation est très honorable, et n’appelle pas de reproche particulier, sinon de ne pas être  un Leporello qui s’impose vraiment vocalement surtout face à Mattei.
Car Peter Mattei était ce soir dans une forme éblouissante, meilleur qu’à la Scala. Il incarne totalement le personnage, il en a la violence, il en a l’élégance, il en a aussi la puissance: la voix est splendide, pleine de couleurs, le timbre est d’une rare beauté. Quel chanteur! Et quel acteur! La prestation scénique est tout simplement époustouflante : il habite littéralement la mise en scène. C’est sans conteste le meilleur Don Giovanni d’aujourd’hui.
On le voit, de nombreux sujets de satisfaction dans la distribution et dans la fosse. Mozart, un Mozart à la fois énergique, dramatique, déchirant et tendu était dans la salle ce soir.

 

 

Mais il faut reconnaître que l’approche de Michael Haneke, sa manière de diriger les acteurs, n’y est évidemment pas étrangère. Je ne sais s’il est venu régler son travail ( en tous cas il n’a pas salué), mais son travail est le résultat d’une construction dramaturgique serrée. Si on voit sur toutes les scènes allemandes et ailleurs des transpositions, celle-ci est particulièrement heureuse, parce qu’elle permet une grande lisibilité des rapports sociaux , notamment Masetto et Zerlina, qui n’ont plus rien de paysans d’opérettes, mais qui font partie de l’équipe de nettoyage des bureaux de cette multinationale où évolue Don Giovanni. Haneke a proposé dans le programme des biographies contemporaines qui reconstituent des rapports entre les personnages du même ordre que dans l’original, mais qui éclairent particulièrement la violence des relations .
Certes on reconnaît à la fois le pessimisme et le cynisme affiché dans certains de ses films, et on reconnaît son univers jusqu’auboutiste, sans concession. Qui conduit à des rapports humains terribles, violents, pervers. Mais c’est aussi Don Giovanni…
Le rapport Leporello/Don Giovanni est un rapport de domination, mais aussi de similitude, et leur relation passe aussi par le sexe, sans doute une sorte de passage obligé. Don Giovanni, ivre de sexe a utilisé Leporello qui se laisse faire: on lit dans le travail scénique toute cette complexité. On sent d’ailleurs que Haneke avant d’être cinéaste, a fait de la mise en scène de théâtre et a été dramaturge: il a un sens de l’espace, du temps (notamment ses longs silences entre les scènes pesants, tendus) particulièrement aigus.
Don Giovanni qui veut tout tout de suite, et le veut avec talent, a aussi dans la mise en scène des moments de vide, suicidaires (il ouvre une fenêtre sur le vide, avant d’entamer l’air du Champagne et de revenir à la jouissance). Il est aussi suspendu dans une sorte de solitude désirante très bien construite lorsqu’il chante “deh vieni alla finestra” comme un monologue, en respirant le manteau abandonné d’Elvira et s’en enveloppant.
Quant aux femmes, Anna est la fille du propriétaire de l’entreprise: son père veut lui faire épouser Ottavio, fils du propriétaire de l’entreprise concurrente, et Elvira est l’une des conquêtes de Don Giovanni quand il ne travaillait pas au siège.
Haneke installe une logique dans les rapports entre les personnages, d’une cruauté quelquefois aiguë, par exemple lorsque les masques du final de l’acte I sont contraints de se vêtir en personnel de nettoyage, masqués d’un masque de Mickey qui dégonfle tout le dramatisme au départ. Violence également lorsque Don Giovanni dans la même scène dénude une jeune fille au nom de la liberté de manière glaciale et sadique.
Ce qui frappe aussi dans cette mise en scène, c’est la manière dont Haneke a compris une grande vérité mozartienne, qui rend musicalement et scéniquement les femmes beaucoup plus complexes que les hommes. Les plus beaux airs sont pour elles, et elles se débattent toutes dans des frustrations douloureuses, dans des contradictions, pensons aux deux sœurs de Cosi fan tutte, qui découvrent qu’elles n’aiment plus leur propre fiancé, mais celui de la soeur, et qui quand même vont revenir à l’homme qu’elles n’aiment plus à la fin, pour que tout finisse “bien”, pensons au désir frémissant de la comtesse pour Chérubin, pensons aussi dans ces mêmes Nozze au clan des femmes qui se retrouve au 4ème acte: Marcellina, la Comtesse, Susanna, et même Barbarina, pensons enfin à cette Elvira, prête à tout pour reconquérir celui qu’elle aime, et se soumettant à toutes les humiliations, – la scène finale est terrible à ce propos – et à cette Anna, qui n’aime pas Ottavio, cherche des manœuvres dilatoires pour éviter l’union et qui est rongée par le désir de Don Giovanni, tout en le poursuivant pour l’effacer de son corps et de son esprit. Pensons aussi à ce final, où la mort de Don Giovanni est ritualisée, il est porté par la foule du peuple  vers la fenêtre par laquelle on le jette dans le vide, et à la scène ultime l’ensemble  où chacun, n’ayant plus de “pharmakos” de bouc émissaire sur lequel rejeter ses désirs et ses fantasmes, finit par s’écrouler: sans Don Giovanni, la vie est vide pour eux, et surtout pour elles. Et seul reste debout et sur le proscenium tout ce peuple qui va vivre sans Don Giovanni, dans une sorte de normalité. Le grand seigneur méchant homme n’est plus, mais ce qu’il a semé reste.
En transposant ainsi, Haneke permet des moments de “giocoso”: notamment quand la modernité change l’image qu’on pouvait avoir de scènes fort connues: on a parlé de Masetto et Zerline “techniciens de surface”, on pourrait aussi voir dans l’usage effréné du whisky (Elvire) l’addiction et la désespérance, mais surtout la terrible ironie  qui distille des rires dans le public. Les sandwichs partagés entre Don Giovanni et Leporello dans le festin final sont aussi l’occasion pour le public de rire, de ce festin piteux, dans ce hall glacial. En fait Haneke nous ménage beaucoup d’instants où le sourire perce, ou le rire s’exprime. c’est bien un “dramma giocoso”.
Au total, ce travail est vraiment d’une justesse et d’une attention remarquables, il crée à la fois  liberté de ton, lisibilité accrue des rapports entre les êtres et des rapports sociaux, il ne trahit jamais ni Mozart ni le sens de l’œuvre. Cette extrême fidélité est même étonnante: c’est un grand hommage à Mozart que de montrer ainsi les permanences des rapports sociaux et des rapports de classe et une sorte de permanence de l’humanité dégradante et dégradée, les permanences aussi de ces visions de femmes pétries de désir pour celui-là même qui les bafoue, c’est là toute la complexité des âmes.
Un seul regret, je trouve que scéniquement cela passait mieux à Garnier, avec plus de proximité, plus de présence et donc plus de choc aussi. Pour un travail scénique aussi pointilleux, Bastille nous perd un peu.
Michael Haneke, ce fut une idée de Gérard Mortier, merci à lui.

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OPÉRA DE PARIS 2012-2013 : QUELQUES MOTS SUR LA PROCHAINE SAISON

“Fatalità, fatalità” chante Leonora dans son air final de la Forza del Destino. L’heure fatale a sonné où il faut commenter la saison 2012-2013 de l’Opéra de Paris. Après tout, dira-t-on, qui m’y contraint ? Rien sinon qu’ayant présenté celle de Lyon, je trouve intéressant de comparer les deux chemins à parcourir, l’un(Lyon) imaginatif, quelquefois escarpé, faisant découvrir des paysages nouveaux à des randonneurs curieux (comme se doivent de l’être tous les Wanderer en visite à l’Opéra de Lyon), l’autre (Paris), plat comme la Beauce, autoroute sans âme ni virage, aussi inattendu qu’une morne plaine .
Soyons tout de même un peu moins amers: Lyon n’a à programmer qu’une soixantaine de soirées d’Opéra, là où Paris doit remplir environ cinq à six fois plus. Mais à Lyon on programme, à Paris, on bouche des trous, les trous constitués par chaque soirée. A Lyon, c’est de l’artisanat, à Paris, de la grande industrie, à la chaîne.
Souvenons-nous: l’Opéra Bastille a été conçu au départ sur le modèle des théâtres de répertoire à l’allemande, permettant une alternance serrée, avec la nécessité d’un large répertoire dans lequel on puise pour remplir. Mais ce modèle n’a pas été choisi et Paris affiche un système de “stagione” avec une vingtaine de productions annuelles, ce qui le place en tête des théâtres européens de stagione en terme de volume, avec deux scènes. Or on assiste à un système de stagione avec des choix artistiques de répertoire de grande série, comme à Vienne ou à Munich les soirées ordinaires. Cette alchimie là ne fonctionne pas artistiquement. Évidemment, remplir les 300 soirées ou plus impose, chacun le comprend, d’alterner les nouvelles productions, les reprises travaillées, et aussi les soirées alimentaires, assez médiocres musicalement, mais qui rempliront à coup sûr: un exemple la saison prochain, une Tosca, dans la même sempiternelle production, avec un cast moyen (Marco Berti/Martina Serafin/Serguei Murzaev Direction musicale Paolo Carignani), un  spectacle pour spectateurs de passage. Mais on n’a pas de vraies surprises artistiques qui pourraient compenser ce type de production, obligatoire pour des raisons économiques.
Comme la saison 2011-2012, la saison 2012-2013, affiche donc de très nombreuses reprises puisées dans le répertoire construit sous l’ère Hugues Gall. Installé dans son grenier, Nicolas Joel puise dans ce coffre aux merveilles, plus que dans celui un peu moins lisse laissé par Gérard Mortier. Là aussi, n’importe, car il est évident qu’une maison comme Paris, avec le nombre de représentations annuelles, ne peut afficher 20 nouvelles productions et doit puiser dans son répertoire pour des reprises. Ainsi cette année de Khovantchina, des Contes d’Hoffmann, de Capriccio, du Nain/L’Enfant et les sortilèges (Richard Jones, tout de même), de l’inoffensif et plat Falstaff de Pitoiset, et de la production du Rake’s progress d’Olivier Py (ère Mortier!).
Dans les reprises de spectacles de l’ère Joel, signalons le Giulio Cesare, qui n’avait que modérément plu, de nouveau dirigé par Emmanuelle Haïm qui , elle, n’avait pas plu du tout, la Cenerentola, production muséale qui permet il est vrai aux jeunes générations de découvrir l’univers de Jean-Pierre Ponnelle et aux plus anciennes de se plonger dans leurs souvenirs d’anciens combattants, et le Ring, proposé à la fois en pièces détachées et en version compacte. Mais une semaine en compagnie de Günter Krämer, est-ce vraiment humain?

Enfin, les nouvelles productions…Nouvelles? Pas si sûr, pas si nouvelles quand Paris découvre enfin La Fille du Régiment de Laurent Pelly avec Natalie Dessay et Juan Diego Flores, dirigée par Marco Armiliato, chef de métier. Ce sera à coup sûr un must, et il est légitime, convenons-en,  que Paris découvre cette production qui a triomphé à Vienne, à Londres, au MET, et qu’on trouve en DVD chez les  bons disquaires.
On aime ou on n’aime pas ce répertoire, que Paris n’a jamais vraiment exploré: oui, on peut concevoir que la Gioconda soit présente dans le répertoire de l’opéra, et que le public la découvre. Mais choisir encore Daniel Oren (dzim boum boum rataplan) comme si il était le seul à pouvoir diriger le répertoire italien (on nous l’impose aussi dans Falstaff) montre vraiment l’absence totale d’imagination des programmateurs. Il y a d’autres chefs pour ce répertoire, peut-être capables  de le mettre mieux en valeur: un exemple à propos d’une autre œuvre que Paris ne connaît pas, Fedora de Giordano, je me souviens que le vieux Gavazzeni en avait fait (presque) une chose intéressante, il est vrai avec Freni et Domingo à la Scala… A Paris, la Gioconda sera Violeta Urmana, entourée de Luciana d’Intino et Marcelo Alvarez. Soit…
Quant à la mise en scène, ce sera non Gianfranco del Monaco, mais Pier Luigi Pizzi. Le vieux maître italien au moins, a plus de goût et d’élégance, mais ses derniers spectacles n’ont plus rien à voir, visuellement, avec ses chefs d’œuvre des années 80, tant ils sont aseptisés et sans intérêt.

Une bonne idée, que de proposer Hänsel und Gretel, de Humperdinck. C’est pour moi le seul spectacle auquel je me rendrai avec envie et curiosité: j’aime cette œuvre, que de grands chefs ont dirigé au disque de manière sublime (Karajan! Cluytens!). On aurait pu penser que pour cette entrée à Bastille et pour mettre ce répertoire en valeur, un chef d’envergure aurait été convoqué (Metzmacher par exemple) , ou à tout le moins Philippe Jordan: on va chercher Claus Peter Flor qui est très loin d’être une des références de la baguette. Et la production est confiée à Mariame Clément, qui s’affiche “metteur en scène d’opéra” (je doute de la pertinence d’une telle spécialisation). C’est une jeune artiste, formée dans de bonnes écoles, qui a déjà signé une série de travaux en Europe: laissons-lui sa chance, c’est déjà un bon point que l’Opéra de Paris invite un jeune metteur en scène…c’est nouveau! Notons aussi Anne-Catherine Gillet dans Gretel, ce qui est une excellente nouvelle.
Et enfin, pour soutenir le répertoire français, on va chercher la très rare Carmen, le titre préféré de la télévision qui, quand elle touche à l’opéra,  propose deux fois sur trois une Carmen dont c’est la troisième production à l’Opéra Bastille depuis 1993 (les deux productions passées, il est vrai, ne sont pas des réussites). On pouvait attendre encore un peu et proposer par exemple une production de Samson et Dalila qui attend depuis les années 70…on aime ou on n’aime pas, mais tout de même, c’est un des piliers du répertoire français. Les deux Carmen pressenties sont des artistes estimables, l’une un peu en déclin, mais une bête de scène, Anna Caterina Antonacci,  l’autre plus placide sur les planches, mais jolie voix chérie de Nicolas Joel, Karine Deshayes. Sans doute aussi cela permet-il à Philippe Jordan de montrer qu’il maîtrise aussi le répertoire français après Wagner, Verdi et Strauss. Quant à la production elle est confiée à Yves Beaunesne, metteur en scène  sans particuliers titres de noblesse artistique, mais un honnête artisan.

Et voilà.
Côté distributions, on ne va pas rentrer dans les détails. Il y a des artistes nouveaux qui entrent dans les productions, comme Janice Baird en Brünnhilde ou Martina Serafin en Sieglinde dans le Ring. On note aussi la présence de Juan Diego Florez et Natalie Dessay pour la Fille du régiment, de Jane Archibald, invitée plusieurs fois comme soprano colorature, de bons artistes comme Nicola Alaimo. Il y a peu de stars dans les distributions mais des artistes solides et qu’on voit souvent sur les scène européennes. Certains choix cependant laissent perplexe comme celui de Michaela Kaune, artiste fade, sans relief, sans grande personnalité, pour incarner la Comtesse de Capriccio là on l’on confie généralement le rôle à une artiste d’envergure.
Du point de vue des chefs, à part Philippe Jordan, qui, vu sa position à Paris, assume un certain nombre de productions, et c’est bien normal, il n’y a aucune imagination dans les choix. On a l’impression que les programmateurs parisiens ne sortent pas, ne vont pas écouter de nouvelles personnalités de la baguette, et on nous sert des plats réchauffés ou des chefs dits de répertoire de série. Exception faite de Jeffrey Tate, bon choix pour Rake’s progress, ou du jeune et talentueux Tomas Netopil pour les Contes d’Hoffmann et de Mikhail Jurowski (encore qu’on aimé entendre aussi le fils Vladimir) pour Khovantchina, on a droit pour le reste à des Flor, Carignani, Armiliato, Frizza, Haïm, Oren, Daniel qui ne présentent pas d’intérêt particulier. J’ai dit ce que pensais de l’appel répété à Daniel Oren; mais où sont les Ticciati, les Nelsons, les Bringuier, ou même des chefs plus expérimentés comme Adam Fischer qu’on aurait bien vu pour Hänsel und Gretel? Je ne nie pas qu’on ne peut pour chaque production inviter une star à diriger, mais un peu d’originalité ne nuit pas. On aimerait que l’Opéra de Paris soit aussi une maison où l’on découvre des chefs, et pas une maison où l’on en use. De ce point de vue la Scala de Barenboim a une politique bien plus avancée.
Au total, une saison assez proche en platitude de la saison présente. Bien sûr, il faut amortir la production du Ring, et profiter de sa présence au répertoire pour faire un peu de mousse, mais outre ce qu’on a écrit sur la médiocrité de la production, la distribution n’est pas à la hauteur de celle affichée par d’autres théâtres (Des Wotan moyens, un Alberich franchement médiocre, un Siegfried discutable, au moins dans le Crépuscule etc…).

Un Ring coûte suffisamment cher pour qu’on limite pendant quelque temps les productions nouvelles, cela on le comprend parfaitement. Mais plus de reprises bien préparées avec une très grande distribution et un  chef intéressant auraient peut-être pu être affichées. Et notamment un petit effort du côté de Verdi dont 2013 est le jubilé. Mais à part une reprise de Falstaff, rien. N’y avait-il pas dans le grenier Gall quelques autres titres possibles?
L’impression qui domine est que l’on ne recherche pas dans cette maison à faire de l’artistique le centre de la réflexion qui construit une programmation, sinon on chercherait à être un peu plus original du point de vue des chefs, on construirait des distributions moins standard, on afficherait des nouvelles productions –  avec les mêmes titres- mieux pensées. On sent bien que la logique est ailleurs: le public mélomane, les fans d’opéras, viendront toujours et ce n’est donc pas le public cible. Le public cible, ce sont plutôt les classes aisées,  les visiteurs d’un soir, sensibles au fait d’aller à l’opéra, et non forcément de voir un opéra en particulier et sûrement pas le public populaire.
Car tout le monde souligne la diminution des places abordables, les jeux subtils de déplacement des catégories de places, la suppression des places debout en orchestre (une imbécillité, je le répète) qui se traduit par un affichage de prix abordables mais une vraie diminution de l’offre “populaire” dans la réalité. L’Opéra de Paris se moque bien de la destination originelle de Bastille comme opéra national populaire. On fait de la gestion et on offre un produit globalement standardisé, où l’intérêt musical est rarement ce qui fait souci, ni l’éducation artistique du public. Pour cette dernière c’est à Lyon qu’il faut aller.
Je terminais ma réflexion précédente sur la politique artistique de l’Opéra de Paris par “Mais laissons du temps au temps et espérons que les saisons à venir nous réserveront quelques bonnes surprises“, visiblement, le temps n’est pas encore venu.

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