Pour réussir Samson et Dalila, il faut d’abord un Samson: des chanteuses qui ont Dalila au répertoire, il y en a; des vraies Dalila, c’est plus rare…Rares aussi les productions assez récentes de ce pilier (c’est le cas de le dire vu l’histoire…) du répertoire français; dans mon cas il y a vingt ans que je n’en ai pas vu. Dernière production (Götz Friedrich, pas mal) à Vienne, avec Agnès Baltsa, Placido Domingo, Alain Fondary et Georges Prêtre dans la fosse…C’est un grand souvenir avec un Domingo exemplaire et bouleversant, et une Baltsa impériale (vous excuserez mon parti pris, j’ai toujours tout pardonné à Agnès Baltsa et sa Dalila n’était pas toujours « stable » vocalement, mais quelle artiste, et quelle présence ) Paris jadis nous a gratifiés d’une production raisonnablement kitsch de Piero Faggioni et de quelques Samson (Guy Chauvet, Gilbert Py) avec des Dalila comme Fiorenza Cossotto (qui n’a jamais, malgré sa voix phénoménale, jamais été une Dalila) et Francine Arrauzau, et des grands prêtres comme Robert Massard. On retiendra la reprise de 1978 avec Viorica Cortez, Jon Vickers, Ernest Blanc sous la direction de Georges Prêtre. ce fut mémorable, avec un Vickers exceptionnel que j’entends encore, c’est lui qui est à jamais imprimé dans ma mémoire, et notamment l’air de la meule, à tirer les larmes.
Je gage que dès que Jonas Kaufmann s’attaquera au rôle (qui lui ira comme un gant) et que sa Dalila aura pour nom Elina Garanca avec un grand prêtre qui pourrait être Ludovic Tézier, alors on aura des productions qui fleuriront.
Le Grand Théâtre de Genève a anticipé, pour cette reprise d’un opéra qui devait être au départ un oratorio à la Haendel et qui est devenu emblématique du répertoire français (il a pourtant été créé en allemand à Weimar) et considéré aujourd’hui comme un peu suranné. Genève s’y attaque en s’entourant de garanties musicales imparables sur le papier en s’assurant la présence de Michel Plasson au pupitre et celle d’Alexandrs Antonenko, la voix lettone qu’on s’arrache pour les rôles de ténor « spinto », comme Otello ou Hermann, ainsi que l’excellent Alain Vernhes dans le rôle du Grand Prêtre. Et Dalila, c’est une mezzo polonaise qui fait une carrière très respectable, Malgorzata Walewska.
Pour la mise en scène, c’est Patrick Kinmonth qui a été appelé: la production (décors et costumes de Patrick Kinmonth et Darko Petrovic, dans des éclairages du grand Manfred Voss qui fut le magicien des éclairages à Bayreuth de 1976 à 2003) ira ensuite à la Deutsche Oper de Berlin.
Au total, une déception. Déception en ce qui concerne le propos de la mise en scène, déception en ce qui concerne la direction musicale, déception en ce qui concerne le chant.
Si le spectacle est honorable, esthétiquement très soigné, il ne laissera pas de grandes traces dans les mémoires.
J’attendais beaucoup de la direction de Michel Plasson qui dirige en général magnifiquement le répertoire français. On retrouve une extrême élégance, une manière d’aller chercher le son dans les moindres pupitres, de le mettre en valeur (notamment la petite harmonie) de révéler aussi des phrases musicales qu’on n’avait pas notées, et surtout une légèreté et une délicatesse auxquelles on n’est pas toujours habitué dans cette œuvre. Tous ces aspects très positifs se heurtent néanmoins à un manque de dynamique et d’énergie qui pèse particulièrement dans le premier acte, qui n’arrive jamais à décoller, et à certains moments du deuxième acte, malgré une direction exemplaire du duo et du fameux air
« Mon coeur s’ouvre à ta voix ». On note d’ailleurs combien la dramaturgie wagnérienne et le schéma dramaturgique de l’acte II de Tristan est « derrière les yeux » de Saint-Saëns, un duo d’amour ici évidemment pipé, mais le souvenir est là. Souvenir aussi de Lohengrin: le duo qui devrait être d’amour et qui est trahison, la question du secret qui taraude, c’est aussi là un schéma auquel on peut penser, le prêtre païen de Dagon n’étant alors qu’une sorte de version masculine de la païenne Ortrud…et puis Lohengrin comme Samson ont été créés à Weimar. Vous allez vous dire que je suis pris d’un délire wagnérien…mais je suis sûr qu’il y a quelque chose de voisin dans la dramaturgie, l’image du sauveur, l’intervention finale etc…bon, voilà une méditation pour les longues soirées d’hiver…
C’est au troisième acte et notamment à partir de la Bacchanale que tout cela s’est réveillé, ce n’est pourtant pas le meilleur moment de la partition, et j’ai toujours souri au ridicule « Dagon se réveille » de la scène finale. D’ailleurs, la musique réservée aux Philistins est sans doute volontairement dans l’ensemble de l’opéra, plus vulgaire. il reste que mise en scène et direction semblent à ce moment trouver un discours qui concerne un peu plus le spectateur que le reste, même si le chœur (un peu trop réduit en nombre pour mon goût) est excellent comme toujours à Genève grâce à Ching-Lien Wu.
Le plateau était intéressant sur le papier: il résiste mal à l’audition.
D’abord pour Alain Vernhes (le grand prêtre), c’est hélas tard. La voix n’a plus ni la puissance ni la stabilité pour affronter un rôle tendu d’un bout à l’autre et dès son entrée, elle ne suit pas à l’aigu, en volume, en couleur et c’est d’autant plus dommage que le registre central est encore très beau, et surtout que la diction est un modèle: le sens et le poids donné aux mots ( d’un livret assez minable il faut bien le dire de Ferdinand Lemaire) est exemplaire et la manière d’articuler la parole donne à sa présence un relief évident. D’autant plus évident que la diction des deux autres (et surtout de Malgorzata Walewska) est loin d’être exemplaire, certes, on comprend bien Alexandrs Antonenko, mais lui comprend-il ce qu’il chante? C’est bien là un des problèmes: le chant ne pose à Antonenko ne pose aucun problème, la voix est énorme, la technique sans failles, mais cela laisse froid et reste totalement inexpressif, malgré un jeu un peu outré qui deviennt artificiel et comme une pièce rapportée dans l’air de la meule pourtant assez bien chanté.La Dalila de Malgorzata Walewska souffre du même problème, mais en plus son chant est souvent engorgé, la voix manque de projection, sauf à de rares moments où elle sort vraiment; pourtant, la qualité de la pâte vocale est là, assez belle, veloutée, avec de jolies modulations, mais elle ne saisit pas l’auditeur . Une Dalila doit prendre l’auditeur, par son énergie intérieure, par sa palpitation y compris érotique: il n’y avait rien de tout cela dans ce chant. L’émotion, il faut la trouver chez les deux petits rôles, l’Abimelech à la voix chaude et au joli timbre de Jean Teitgen et le vieillard hébreu très émouvant de Brian Bannatyne-Scott. C’est peu comme bilan.
Quant à la mise en scène, elle est peut être aussi un peu responsable de cet immobilisme général.
Patrick Kinmonth, inspiré par le tableau « Le cimetière de Saint Privat le 18 mai 1870 », d’Alphonse-Marie de Neuville (1881), implante l’action dans la France défaite de 1871 et sous la botte prussienne. Cela pouvait être une idée, mais comme souvent dans les transpositions hasardeuses, elle ne mène à rien et permet un mille-feuilles de détails plus ou moins inutiles. D’abord, quel sens à mettre les prussiens dans l’affaire, quand Saint-Saëns en 1877, donc quand les plaies sont encore vives, fait créer son opéra au cœur de l’Allemagne, à Weimar, l’une des grandes capitales de l’identité culturelle germanique, la ville de Goethe et de Schiller…De plus, construire un(joli) décor composé de deux quais de gare et de wagons à bestiaux, renvoie aux camps de concentration et superpose une image à l’autre sans vraiment faire sens. Faire d’un wagon aménagé la maison de Samson dans laquelle on le voit dans un lit avec Dalila, puis au dernier acte une sorte de loge de théâtre est assez joli par les éclairages et par l’image, mais fait-il là aussi sens?
Le premier acte est une longue cérémonie funèbre où le chœur « Voici le printemps nous portant des fleurs » et la danse des prêtresses de Dagon devient un repas de deuil autour des cercueils de victimes de la guerre, et Dalila chante « Printemps qui commence » en grand deuil.
La lande désolée du deuxième acte (où le wagon est devenu une draisine abandonnée) l’arrivée sur un cheval du grand prêtre de Dagon ajoutent-t-elle quelque chose? Pas vraiment non plus. Seule la lune rouge du duo (quel symbole!) fait là un très bel effet(voir plus haut la photo)
Reste le troisième acte: pas de meule mais un rideau blanc sorte d’image d’une fatalité virtuellement écrasante, devant lequel se roule Samson, et la Bacchanale est une représentation de ballet (pas mal, le ballet) à l’opéra (Rideau de Garnier en projection: Garnier avait deux ans à la création de Samson et Dalila à Weimar et ne reçut Samson qu’en 1892…) que le public chic du XIXème regarde, avec au centre le Grand Prêtre et Dalila assis dans le fameux wagon transformée en loge capitonnée.
Patrick Kinmonth ajoute aussi deux personnages muets, sorte de version « jeune » du couple, une dame de compagnie pour Dalila, qui est avec elle dès le deuxième acte, sorte de Brangäne muette, auquel fait pendant un jeune serviteur de Samson, qu’on retrouve au service des philistins quand Samson est aveugle (il repousse d’ailleurs Samson violemment au lieu de « guider ses pas vers le milieu du temple ») et qui lutine la petite « Brangäne »…
Seule idée intéressante, mais mal identifiable, confusément réglée, c’est d’abord la volonté bien arrêtée du Prêtre de Dagon de succéder à Samson dans le lit de Dalila, le refus net de celle-ci qui quitte la loge et se lève (bientôt remplacée par la petite servante qui quant à elle ferait volontiers son ordinaire du jeune serviteur et son extraordinaire du vieux prêtre). Dalila réapparait bientôt dans la foule, une bouteille à la main, la robe défaite, ivre, sans doute dévorée par le remords – c’est du moins ce qu’on suppose.
Belle image finale du grill des projecteurs et de l’éclairage triangulaire violent qui tombe sur la foule et écrase le plateau qui s’enfonce.
Beaucoup d’idées, beaucoup de détails, beaucoup de petits détails, pas beaucoup de cohérence, pas de ligne, pas de direction: une seule ligne vraiment marquée, des tableaux très bien éclairés, très bien mis en espace, des images très élégantes, très frappantes un soin esthétique ou esthétisant apporté à la forme du spectacle. De la forme, peu de substance, les italiens disent « molto fumo, poco arrosto ».
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