LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: IL TRIONFO DEL TEMPO E DEL DISINGANNO de Georg-Friedrich HAENDEL le 9 JUILLET 2016 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

Une polémique, stérile comme souvent, est née des déclarations de Krzysztof Warlikowski qui a affirmé que le livret de Haendel n’était pas bon. « Cet oratorio est un scandale, la lecture de ce livret est un choc. C’est une pure œuvre dogmatique au même titre que les créations de l’époque stalinienne » peut-on lire dans le programme de salle.
De fait Il Trionfo del Tempo e del Disinganno est une œuvre didactique à usage interne à la cour pontificale. Pouvait-on attendre autre chose du livret du cardinal Benedetto Pamphili ? Il s’agit de la mise en scène d’une disputatio théorique traditionnelle, comme il y a en avait beaucoup, et comme on aimait le faire dans les milieux intellectuels ou religieux, notamment jésuites, de l’époque : au lieu d’être philosophique, la disputatio est religieuse, et se termine en leçon de morale bien conformiste. Au trou la Beauté (c’est à dire la Femme) et le plaisir. Ce faisant, le cardinal Pamphili ne fait que prolonger des thèmes rebattus nés chez Horace comme le Carpe Diem, qu’on voit développer en un sens positif chez Du Bellay ou Ronsard (Quand vous serez bien vieille…) et négatif ici. Rien de bien original, si ce n’est la fin où l’on se donne à Dieu, en jetant aux orties nom et attributs du plaisir. C’est une oeuvre de jeunesse sur laquelle Handel reviendra, mais comme souvent sous l’oratorio peut percer l’opéra…
On connaît la question titre du film Aimez-vous Brahms ? d’Anatole Litvak, tiré du roman homonyme de Françoise Sagan. Warlikowski répond dans sa mise en scène à “Aimez-vous Derrida ?” Il place en effet au centre de gravité de la représentation l’extrait du film de Ken McMullen Ghost dance (1983) où Derrida répond aux questions de l’actrice Pascale Ogier . Comme le rappelle Télérama en 2014, à la question « croyez-vous aux fantômes ? » il répond avec sa malice habituelle: « Est-ce qu’on demande d’abord à un fantôme s’il croit aux fantômes ? Ici, le fantôme, c’est moi… […] Je crois que l’avenir est aux fantômes ».
Warlikowski est friand d’extraits de films dans certaines de ses mises en scène, ce fut Rossellini et Roma città aperta dans Parsifal à Paris, honni par un stupide public ; ce fut L’année dernière à Marienbad dans Die Frau ohne Schatten à Munich (où le public est plus sage) , et c’est ici Ghost dance, placé comme toujours hors musique, avant ou après un acte. Et comme toujours à la fois c’est une clé qui nous est donnée (le décor représente quand même une salle de cinéma), et comme souvent, un certain public a hué, sans doute parce que Derrida le hérisse, ou simplement parce que ce public-là a l’esprit singulièrement déconstruit.
Dans un ouvrage dont le livret est une allégorie, dont les personnages sont des concepts, voire des fantômes, comment éviter la philosophie, comment éviter une simple mise en image de la réflexion ? Warlikowski raconte néanmoins une histoire qui se déroule sur écran, dans une salle de cinéma, où l’on voit la jeune Bellezza et un beau jeune homme prendre une substance illicite et finir à l’hôpital : Bellezza est sauvée, mais pas le beau jeune homme, qui finira parmi les fantômes du plaisir passé, errant sur scène ou gisant sur un lit d’hôpital…

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

A ce noyau initial, Warlikowski installe une sorte de relation familiale entre Bellezza ivre de jeunesse, Piacere ivre de toutes les tentations, comme un grand frère un peu olé olé, et Tempo comme un « père qui fut jeune » en première partie, paterfamilias en seconde et qui sait donc ce que vieillir veut dire. Tandis que Disinganno est une « maman » rigide et sévère, porteuse de la vérité contre l’illusion.

Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt

Nous sommes dans une salle double, sur scène, des gradins de cinéma, où un chœur muet fait des fantômes de jeunes femmes bien proches de Bellezza assiste à la leçon, en salle, les gradins de l’archevêché, et au centre la représentation, qui avec son lit médicalisé où gît le beau jeune homme dont la mort déclenche l’action, tient de la leçon d’anatomie des salles de dissection du XVIIème. Une leçon d’anatomie philosophique, une « démonstration par l’image », par les images, munis enfin du viatique derridesque, qui parce qu’il est derridesque, évite évidemment toute réponse définitive : le sens échappe, tel une anguille…quand Bellzza semble enfin prise dans les filets de Tempo, récupérée par la famille (magnifique idée de Warlikowski en deuxième partie) elle s’ouvre les veines.
Car si la première partie raconte la lutte entre Tempo et Piacere, avec l’image d’un plaisir un peu primesautier (sous les traits d’un DJ célèbre), insupportable perturbateur de la bonne ordonnance des destins, où Tempo est un « vieux jeune » qui est revenu de tout,  la seconde partie organise un repas familial, autour de la table, les quatre protagonistes, comme dans un repas post-funérailles, où la famille se réunit de manière un peu forcée autour d’un Tempo cette fois patriarche encravaté.
Peu de travail sur l’acteur néanmoins dans cette mise en scène : les mouvements sont rares, et les chanteurs peu sollicités : il s’agit d’une représentation allégorique et Warlikowski travaille par images, image de ce jeune homme dans sa cage de verre, cage à fantômes colorés, au centre du dispositif, image de Bellezza qui laisse couler ses larmes sur son rimmel, images de Tempo en patriarche, de Disinganno en gouvernante sévère. Il y a des « moments », il y a de lents gestes, il y a des attitudes. Warlikowski n’a pas toujours été très loin, et on peut peut-être le lui reprocher : il peut être aussi guetté par le danger de faire système. Mais il n’a pas fouillé ce qui n’est pas à fouiller : vu la nature du livret. Il n’y a rien de psychologique, ni de relations complexes entre les personnages, on nous donne à voir un tableau vivant. Et cela reste fascinant à regarder et jamais ennuyeux ou répétitif, d’autant que musicalement, la partie est gagnée et la réalisation particulièrement réussie.

Emmanuelle Haïm, à la tête de son concert d’Astrée, a réussi à produire un son tendu, dramatique sans être « théâtral » au mauvais sens du terme, qui fait de l’orchestre un véritable protagoniste, conforme à l’aspect « oratorio » de l’œuvre, avec beaucoup de raffinement, beaucoup de profondeur qui rendent cette interprétation pleinement convaincante d’autant que la direction musicale réussit à « homogénéiser » un ensemble dramatiquement morcelé s. Les musiciens du Concert d’Astrée réussissent là vraiment une de leurs meilleures prestations récentes .

Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt

S’il y a théâtre, c’est d’abord dans la fosse. Mais sur la scène, la distribution réunie est une réussite au-delà de toute éloge. Sabine Devieilhe en Bellezza est à la fois un personnage frêle et adolescent, un peu dérangeant – elle sait à merveille par quelques gestes le dessiner – et une voix incroyablement contrôlée, qui permet de dominer des agilités sans failles, mais aussi de rendre une émotion, d’adoucir jusqu’à l’inaudible le fil vocal : émission, projection, diction, expression : rien ne manque et c’est une vraie leçon de chant, un chant qui n’a rien d’éthéré et qui est complètement incarné, qui colle au personnage et le rend déchirant. Les derniers instants sont un moment incroyable d’émotion .  En Piacere-DJ Franco Fagioli nous gratifie d’agilités étourdissantes, même si çà et là savonnées, et le personnage est là, avec sa voix venue d’ailleurs, son dynamisme et sa présence. On aimerait cependant que la diction soit quelquefois un peu plus claire : on comprend peu ce qu’il dit, et c’est quelquefois dommage. Il reste que son Lascia la spina est particulièrement réussi, tout en retenue, tout en suspension. Un vrai moment musical.
Michael Spyres dans Tempo est beaucoup plus à l’aise, que dans certains rôles rossiniens, il a les aigus, marqués, réussis, clairs, mais aussi les graves, il a la diction, parfaite, claire, il a aussi l’expression : c’est une réussite là où pour ma part je ne l’attendais pas aussi accomplie. Presque modélisant dans ce rôle.

Mais je garde pour la bonne bouche le Disinganno de Sara Mingardo.  Sans voix exceptionnelle, sans grand volume elle réussit à captiver, simplement par le jeu de l’expression et le simple art du chant, un chant tout autre que démonstratif, hiératique dans sa simplicité, avec une diction exemplaire, un art de la couleur inouïe, dans la manière de valoriser telle ou telle phrase. J’ai beaucoup écouté Sara Mingardo, une des chanteuses favorites d’Abbado, je l’ai rarement entendue aussi présente, aussi convaincante, presque émouvante tant son chant est fort. Elle fut simplement merveilleuse, de simplicité, mais aussi de grandeur.
Une très belle soirée, très convaincante pour une œuvre a priori difficile à « visualiser ». On ne s’est pas ennuyé une seconde et on a envie de réentendre ce plateau magnifique. C’est pour moi la plus grande réussite de ce Festival, Warlikowski a réussi à imposer une ambiance, une couleur qui sied à l’œuvre sans jamais la trahir, et la musique a fait le reste.[wpsr_facebook]

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

 

LUCERNE FESTIVAL 2014: CONCERT du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 16 AOÛT 2014 dirigé par ANDRIS NELSONS (BRAHMS)

Le LFO pendant le concert d'ouverture © Peter Fischli/Lucerne Festival
Le LFO pendant le concert d’ouverture © Peter Fischli/Lucerne Festival

Difficile, cette année de revenir à Lucerne l’été. Depuis 2003, un rituel était né, avec les 10 jours du LFO, les programmes composés par Claudio Abbado, cette chaleur incroyable du public qu’il avait su séduire, cet engagement des musiciens auxquels il était lié par une très longue collaboration : certains l’avaient connus lorsqu’ils étaient tout jeunes, lorsqu’ils étaient au Gustav Mahler Jugendorchester (GMJO) et ils l’avaient suivi ou croisé tout au long de leur vie professionnelle. Mais surtout ne pouvaient à cette occasion que défiler dans la mémoire du cœur et de l’esprit les moments incroyables de bonheur que nous avons pu vivre, et notamment les symphonies de Mahler.
De plus, Claudio Abbado, mais aussi Pierre Boulez et l’intendant Michael Haefliger ont su créer une ambiance particulière, chaleureuse, presque familiale à Lucerne qui fait qu’on y arrivait avec le goût de ces rencontres d’amis qui se retrouvent à intervalle régulier pour faire la fête ensemble. Il y avait de ça à Lucerne.
Cet heureux temps n’est plus.
Mais il n’est pas question pour moi de me retirer et de ne pas accompagner le destin de cet orchestre qui, quel que soit son avenir, restera celui de Claudio Abbado. Un orchestre d’amis…lorsqu’un ami disparaît, les autres continuent. Michael Haefliger a déjà annoncé que cet automne le successeur serait nommé. Il y a une vie qui commence, après Claudio, et sans doute comme Claudio l’aurait souhaité. Une vie pour faire de la musique ensemble, public et musiciens. Et il faut remercier Andris Nelsons d’avoir cette année relevé le gant. Ce doit être difficile, et pour son agenda (il dirige le 16 à Lucerne et le 17 à Bayreuth) et par le défi que cela représente : beaucoup de fans ont réagi en ne venant pas, parmi eux bien des abbadiani. Pour moi c’était vraiment l’année où il fallait être là, pour l’orchestre, pour Lucerne, pour Claudio. D’autant que tout le Festival cette année est dédié à sa mémoire.
Et beaucoup d’abbadiani présents m’ont envoyé sms et mails pour me dire leur immense déception après avoir écouté le premier concert…
Mais en arrivant le 17, j’étais triste, certes, d’un rite vidé de son sens sans le maître mythique des lieux mais très disponible pour entendre de la musique, même si on m’avait annoncé du gris.
Bien heureusement, effet du second concert ? détente des musiciens ? ou défaut d’écoute des abbadiani trop habitués au son Abbado de cet orchestre ? Je n’ai pas trouvé ce concert Brahms si décevant, loin de là. Bien sûr, le son d’Andris Nelsons est plus touffu, plus massif, avec des contrastes très accentués, c’est le cas dans la Sérénade que Claudio a si souvent proposée avec ce raffinement qu’on lui connaissait et cette indicible poésie, et que les habitués devaient trouver ici insupportable. Ce type d’œuvre ne fait pas partie du répertoire habituel de Nelsons, mais l’orchestre n’a pas du tout démérité. C’était loin d’être ennuyeux, avec des moments de très belle facture, mais une ambiance tellement autre, tellement moins élégante, moins fine, moins cristalline, en dépit des réussites çà et là, que pour un abbadien cela commençait très mal.
Toute autre ambiance dans la Rhapsodie pour alto. Une ambiance recueillie, très émue parce que la pièce attire les larmes, notamment à partir de la troisième strophe Ist aus deinem Psalter, avec son passage en ut majeur, bien que composée comme cadeau de mariage. C’est le type même de moment où Abbado excellait…E’ suo, comme disent les italiens. L’émotion est passée, avec un son plus contrôlé, et surtout avec Sara Mingardo, voix merveilleuse de contralto, qui avait l’habitude de chanter avec Claudio, et qui sait communiquer avec la voix et avec le cœur. Le magnifique chœur d’hommes du Bayerische Rundfunk a fait le reste.  L’orchestre répondait totalement aux attentes, ce fut là certes un moment pour abbadiani, mais avant tout un vrai beau moment musical où l’auditeur se sentait totalement impliqué.
Le lecteur comprendra les difficultés des auditeurs habitués à Abbado : ce concert fut pour beaucoup le moment où ils ont réalisé que Claudio n’était plus là et que, quel que soit le successeur, il faudrait s’habituer à d’autres approches, d’autres sons, d’autres gestes. Et que chercher à coller une ombre tutélaire sur une autre silhouette de chef ne pouvait que conduire à des déceptions cruelles, et à des jugements injustes, à l’emporte pièce, dictés par le vide ressenti et non par l’écoute.

Andris Nelsons dirigeant le LFO © Peter Fischli/Lucerne Festival
Andris Nelsons dirigeant le LFO © Peter Fischli/Lucerne Festival

On le sent parfaitement à l’audition de la Symphonie n°2 de Brahms: l’univers construit par Andris Nelsons est tout autre. Un chef de 36 ans peut difficilement jouer Brahms avec l’expérience et le parcours d’un chef de 80 ans, dont la formation même a été faite de ce répertoire (Abbado a été formé à Vienne chez Hans Swarowsky). Andris Nelsons vient d’une autre école. Première différence, là où Abbado évoque sa première expérience musicale forte avec un Nocturne de Debussy, Nelsons parle d’une représentation de Tannhäuser. Il a par ailleurs été formé à l’école de Saint Petersburg, directement et à travers Mariss Jansons qui rappelons-le fut l’assistant de Mrawinski. Jansons dont le Brahms a toujours fait discuter (je me souviens d’une exécution du Deutsches Requiem à Lucerne qui avait beaucoup désarçonné certains abbadiens).
Le son de Nelsons manque peut-être de raffinement diront certains, un son moins policé, et plus direct, plus brut, qui donne une couleur un peu rude à la symphonie. Mais le sens du contraste, le soin apporté aux moments plus contenus (magnifique deuxième mouvement) pour faire exploser l’orchestre dans les forte, une énergie particulièrement marquée, et vitale sans être démonstrative, vécue comme de l’intérieur, tout cela fait partie du style de Andris Nelsons. Nelsons n’est pas un chef très médiatique, il fait partie de ces chefs que j’apprécie parce qu’ils ne dirigent pas pour la galerie, pour montrer comme ils sont bons, c’est un chef du ressenti.
Le son de l’orchestre de Nelsons est ce son plein et chaleureux très caractéristique des écoles du nord, et notamment de l’école russe et tous les italiens présents sont plutôt habitués à Abbado, certes, mais aussi au Brahms de Giulini, ou même de Chailly, aux antipodes.  On parle de la formation des chefs, mais on devrait aussi parler de la formation ou du formatage des spectateurs …

Sara Mingardo et Andris Nelsons © Peter Fischli/Lucerne Festival
Sara Mingardo et Andris Nelsons © Peter Fischli/Lucerne Festival

Et, signe que les choses ne sont pas allées si mal, l’orchestre suit le chef avec sa conscience et son engagement habituels (premiers violons, Gregory Ahss Konzertmeister du Mozarteum et Sebastian Breuninger Konzertmeister du Gewandhaus de Leipzig), toutes les stars du Lucerne Festival Orchestra sont présentes, sauf Alois Posch (contrebasse), on entend le cor superbe de Alessio Allegrini, la trompette de Reinhold Friedrich, les timbales magiques de Raymond Curfs, et comme de juste les deux phénomènes Jacques Zoon (flûte) et Lucas Macias Navarro (hautbois) :  l’excellence de l’orchestre n’est plus à démontrer, son engagement non plus, d’autant plus cette année, mais un orchestre est un corps vivant, qui doit lui aussi faire son deuil et s’adapter à d’autres visions.

En conclusion, ce fut un beau concert, très ressenti, évidemment très différent de ce à quoi Claudio nous avait formatés : il fallait redescendre sur terre, et je le dis sans aucune acrimonie, ni déception,  nous sommes redescendus dans une sorte d’excellence musicale de l’ordre des esprits, et non de l’ordre des âmes . Il faudra sûrement un peu de temps pour recaler tout cela. Ce fut un moment difficile, mais nécessaire. Le Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons ont mérité la standing ovation qui les a salués. [wpsr_facebook]

Andris Nelsons le 15 août 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival
Andris Nelsons le 15 août 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival