BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans le Ring, Siegfried est un moment un peu particulier, peut-être pour le profane le plus difficile des quatre opéras qui composent la Tétralogie, beaucoup de longs dialogues malgré des moments fameux tels le chant de la forge, les murmures de la forêt, et certains moments du duo Siegfried/Brünnhilde, mais une dramaturgie un peu en retrait, laissant libre cours aux expressions individuelles et notamment celle de Mime.
Pour Castorf, c’est le moment le plus idéologique dans un décor des plus monumentaux jamais vus au théâtre : pour faire simple, la reconstitution du Mount Rushmore, enfin d’un Mount Rushmore sauce marxiste, puisqu’à la place des quatre présidents références des USA, sont sculptés Marx, Lénine, Staline et Mao, les références révolutionnaires.
Car c’est bien de révolution qu’il s’agit. Le pétrole continue de faire son effet, même si on quitte l’ambiance de Walküre qui lui est directement liée. Il ne faut pas penser la mise en scène comme un récit linéaire qui substituerait à l’or jaune l’or noir, et qui raconterait plus ou moins la même histoire. Quel en serait l’intérêt ?
Carstorf donne à ce Ring un sens crépusculaire : d’ailleurs, jamais les éclairages ne sont « a giorno » : brumes, aurores, lumières nocturnes alternent en des ambiances stupéfiantes de Rainer Casper, qui se modifient sans cesse et de manière à peine perceptibles. Même le fameux « Heil dir Sonne » de Brünnhilde au réveil est plus une espérance qu’une réalité. D’ailleurs, on le verra, tout est fait pour que ce réveil ne réveille pas grand-chose. C’est un crépuscule du monde, un crépuscule des idéologies, un crépuscule de la révolution, de celles qu’on prépare sans jamais les faire vraiment. Car le fameux mount Rushmore, construit en l’honneur des quatre Dalton des révolutions du XXème siècle, n’est qu’un chantier abandonné. On est loin du triomphant Rushmore américain. Le Rushmore que nous avons sous les yeux est un chantier laissé en friche, avec échafaudages, escaliers de bois et palans, dont les replis servent d’abri à la timide caravane de Mime, qui a quitté son frère dans Rheingold avec la caravane « familiale », qu’on retrouvera au Götterdämmerung, et qui va passer de main en main : Alberich, Mime, Siegfried-Brünnhilde : une ligne apparemment pas vraiment directe et pourtant…pourtant Siegfried sera éduqué beaucoup par Mime (tant de livres dans la roulotte, une éducation probablement intellectuelle et révolutionnaire version Rote Armee Fraktion) un peu par l’Oiseau (enfin, on va le voir, une éducation assez sexualisée…) et pas mal par Hagen…parce que les Runes transmises par Brünnhilde le temps d’une nuit d’amour, il aura tôt fait de les oublier avec le philtre de Hagen…; on a toujours tendance à classer Siegfried dans les héros positifs, et tous les signes de cette mise en scène nous indiquent que c’est plutôt un héros négatif (qu’il soit naïf, berné ou non), tout simplement parce qu’il n’est qu’un outil : outil de Wotan, outil de Mime, outil d’Alberich plus tard au travers de Hagen, il est le bras armé des autres, le Gavrilo Princip du moment.
Ne nous laissons pas non plus berner par les apparences, si d’un côté on a un Mount Rushmore à l’envers, et inachevé, la symphonie inachevée des révolutions perverties l’est par le pétrole, toujours présent, même de manière fugace :

Logo de la firme Minol
Logo de la firme Minol

la firme Minol (spécialisée en produits issus du pétrole, voir leur site https://www.minol.de et fondée par l’Allemagne de l’Est en 1949 avec un nom issu de Mineralöl-dont la traduction exacte en français est petr+ol=pétrole- et oleum, l’huile en latin) éclaire de son néon agressif la tranche de ce décor bi-face, une face Rush-mort, et une face Berlin-Minol. Oui, Berlin Est, comme symbole de l’idéologie dévoyée, de la révolution volée, des enjeux planétaires de la puissance : d’ailleurs ce Berlin-là est adossé à un mur gigantesque, qui cache l’autre face du décor…n’oublions pas le mur…
Derrière le mur, une poste : parce que la poste est l’instrument du pouvoir, de la Stasi, qui fouille dans le courrier : sacs de courriers ouverts et jetés en pâture, Siegfried au passage consultant des registres, personnages louches observant des dossiers, des feuilles. On n’envoie pas de lettres de cette poste, on les reçoit, on les rassemble et sans doute on les ouvre et on les perd. Et puis, il y a EXANDERPLATZ (pour Alexanderplatz) station de métro (U-Bahn) au pied de la tour de télévision gigantesque qui domine la partie est de Berlin, avec à ses pieds l’horloge URANIA, l’horloge universelle (qui dans cette mise en scène tourne très vite : toujours l’élasticité du temps…), et dans ce Berlin-là il y aussi des personnages, comme sortis d’une revue de l’Admiral Palast : l’Oiseau est une meneuse de revue, assez gênée d’ailleurs pour se mouvoir (jeu désopilant de poursuite impossible, Siegfried montant et descendant par des escaliers étroits interdits à l’Oiseau emprunté avec son énorme costume et ses ailes de géant). Personnages sortis d’un mythologie urbaine berlinoise, pauvre Biergarten qui va être témoin d’une scène de ménage entre Erda et Wotan, puis d’un triste duo d’amour( ?) Brünnhilde-Siegfried…La bière est triste hélas…

Minol sous la DDR
Minol sous la DDR

Berlin comme emblème des perversions idéologiques, de la course au pétrole : l’Alexanderplatz était justement jusqu’en 1968 le siège de Minol – voir plus haut-, avec sa Minolhaus…

 Minolhaus
Minolhaus

le pétrole est bien là, installé dans les symboles de la Berlin d’avant…
Ah, j’oubliais, un détail qui fera plaisir aux français : Minol, aujourd’hui appartient à Total.
Ainsi donc, l’intrigue se déroule dans une linéarité troublée. On se souvient que Tankred Dorst dans sa malheureuse production du Ring précédente avait eu la (bonne) idée de montrer des Dieux comme en transparence derrière un monde qui vivait sa vie au quotidien : les Dieux sont parmi nous. Mais c’était assez mal rendu, et peu clair. Ici, c’est le monde qui défile derrière les Dieux et les héros qui gèrent tant bien que mal leur vie agitée. Un monde qui se transforme au fur et à mesure que cette vie agitée génère des catastrophes et des ruines. Un monde qui tourne : la tournette n’est pas seulement un artifice permettant de construire un décor qui est espace, qui est passage (il y a toujours dans le décor un point de passage d’une face à l’autre, ici c’est la Poste…tiens tiens…point de passage…cela ne vous rappelle-t-il rien à Berlin ?), qui est cadre, qui est ambiance, la tournette organise le changement, l’évolution temporelle, spatiale, l’évolution des caractères, la tournette tourne sur elle même, mais en même temps on avance en une sorte de progression spiralaire.
Au premier acte, Castorf pose Mime (Burkhard Ulrich, très beau personnage) et Siegfried, dans leurs relations conflictuelles. Mime, digne frère de celui qui a renoncé à l’amour ne peut générer que haine et mépris. Mais Mime est dans ce travail plus un intellectuel qu’un habile forgeron, il se forge…des idées et se prépare en secret à faire exploser le monde: d’ailleurs quand le Wanderer arrive, inquisiteur en lunettes noires, il cache vite l’intérieur de la roulotte avec des journaux…

Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et on peut supposer que Siegfried en a aussi été imprégné. Mais Siegfried n’est ni obéissant, ni soumis, il entre en scène tenant en laisse non un ours, comme dans tout Ring qui se respecte, mais un homme, l’éternel Patric Seibert, barman-victime dans l’Or du Rhin, victime dans Walküre, et victime dans Siegfried, mais une victime qui serait consentante, le bon chien-chien à Siegfried qui a su au moins se ménager un esclave. Seibert, c’est l’éternelle victime, l’Untermensch nietzschéen (on ne compte plus les coups qu’il prend), la figure de celui qui est programmé pour perdre, le peuple quoi. Mais Siegfried est en opposition à l’idéologue Mime, comme s’il avait confusément compris que l’idéologie ne vaut rien non plus. Même s’il forge Notung (déjà forgée, de menus ajustements suffisent) comme d’habitude, il ouvre surtout des caisses remplies d’armes : on n’est pas chez les bandes des bas quartiers, on est, sous les figures faussement tutélaires gravées dans le granit, chez des terroristes en puissance. Siegfried est un outil préparé pour tuer, un outil qui va monter sur le visage de Staline pour lui enfoncer l’œil à coup de marteau et une projection du visage de Wotan couvrira Staline à l’acte III. Wotan n’est pas Staline.

Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Wotan prend momentanément le visage de Staline parce que la situation le demande.  Siegfried au 2ème acte tue Fafner (un Fafner qui veille au grain au fond de la Poste, qui dort au fond du métro, entouré d’enveloppes et de filles faciles) à la Kalachnikov, manière Rote Armee Fraktion, en un bruit à ce point assourdissant qu’il faut un avertissement aux spectateurs à l’entrée de la salle et sur les feuilles de distribution. Siegfried est un violent, un fils de la révolte et de la violence, un marginal dressé contre le monde, élevé par ceux-là même qui en veulent la fin. Il tuera Mime d’une manière incroyablement sauvage, comme il a été dressé.
Le premier acte se termine par l’esclave-ours tenu en laisse qui revêtu d’un voile de mariée violemment ironique se jette avec amour sur Siegfried. Ce dernier   devenu  héros (il a forgé Notung) et  donc objet de l’amour de tous, comme dans les contes, il l’est aussi de l’ours-esclave qui veut sa part de rêve. Mais après cette fin un peu folle et sarcastique, le second acte commence non dans la forêt, mais devant la roulotte désertée autour de laquelle tournent les deux vautours : Alberich et Wotan, et continue devant la poste, où se réveille Fafner, entouré de ses minettes avides (Fafner assis sur son or…) qui va rentrer en disant « laissez moi dormir », mais Castorf, probablement joue sur le double sens en allemand de schlafen qui indique les deux types d’activités possibles dans un lit…la forêt, c’est la forêt de béton et de lumière de Berlin, c’est les tristes vitrines de l’est, c’est la poste, c’est les corbeilles à ordures où Siegfried cherche des bouts de bois pour imiter l’oiseau, c’est la forêt métaphorique et plus inquiétante que la forêt profonde des légendes. Et Siegfried se bat peu contre Fafner déjà homme, et pas Wurm (d’ailleurs, pas de dragon…mais un autre reptilien…) et il l’assassine, simplement, à la Kalachnikov, : devant la poste, un crocodile étendu…tout est dit…avec la lourdeur provocatrice voulue, pas de gants à prendre avec le capital…

Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant à l’Oiseau, je l’ai déjà évoqué, habillé en meneuse de revue berlinoise, plumes envahissantes et paillettes, elle est une femme qui cherche à séduire le jeune Siegfried, peu impressionné, et tout cela se terminera par une étreinte violente au rythme des dernières mesures. Siegfried pas trop pressé de rejoindre Brünnhilde honore d’abord l’Oiseau, et cette activité commune à l’humanité s’appelle en allemand vögeln (de Vogel, oiseau…) qu’on pourrait traduire par oiseler, gentille métonymie…Carstorf, évidemment s’amuse comme un fou à ironiser (il cite abondamment dans le programme le livre de Jankelevitch sur l’ironie) sur l’histoire, à la gauchir sans la trahir dans un monde sans morale et sans amour, oiseler ne serait-elle pas la seule activité qui reste possible?
Le troisième acte est à ce titre assez terrible : l’entrevue avec Erda, (qu’on avait quitté dans Rheingold en superbe maquerelle de luxe), se déroule comme une scène de ménage ou de rupture. Le vieux couple Erda/Wotan n’arrive plus à communiquer.

Wotan et Erda, Acte III, 1 Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Erda, Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Erda est d’abord vue en vidéo se préparant à sortir pendant que Wotan l’appelle, elle se maquille, choisit sa perruque du jour pour l’occasion et sa tenue (pendant que son assistante lui pique des produits de maquillage): les Dieux doivent apparaître sur le théâtre du monde en costume choisi, comme un acteur qui intervient à la juste place dans le juste appareil. Très belle femme (Nadine Weissmann), elle sort de son couloir comme on rentre en scène, sur la terrasse, descendant un long escalier comme elle le ferait aux Folies Bergère (toujours cette idée sous jacente de revue) et vient trouver un Wotan un peu fatigué, débraillé, et surtout affamé : ils s’installent à une table de Biergarten, choisissent le menu sur la carte, les vins sont l’occasion d’une scène à la Charlot, orchestrée par le garçon (toujours le barman esclave…), qui verse en veux-tu en voilà toutes sortes de vins, pendant que Wotan mange un énorme saladier rempli de pâtes…(on est chez les dieux, et les repas divins sont olympiques, ou walhallesques), mais le dialogue autour d’une bonne table ne passe pas, Erda finit pas quitter violemment les lieux.
Elle réapparaît très vite, avec une autre perruque d’un blond platiné et putanesque. Et finalement se réconcilie avec Wotan en lui faisant une petite gâterie…Wotan lui avait lancé hinab (descends !), elle descend en effet, mais pas tout à fait dans les profondeurs de la terre…

J’imagine l’inquiétude du lecteur. Et je tiens à le rassurer. Rien de particulièrement insensé : dans toutes les mythologies, les Dieux passent leur temps en querelles et en oiselage ; Castorf ne fait que traduire en version d’aujourd’hui ce que nous acceptons parfaitement dans l’Iliade, l’Odyssée ou les Métamorphoses d’Ovide.
Et de plus la vérité de la relation Erda/Wotan est rendue avec crudité certes, mais justesse, il y a dans toute cette scène entre eux deux à la fois rancœur, familiarité, souvenirs.
Même vérité dans la scène avec Siegfried qui suit. Inutile de chercher des flammes et un rocher, il n’y en a pas. Il y a d’abord une course poursuite sur tout le décor (Mount Rushmore en largeur et en hauteur) entre Siegfried et Wotan, que Siegfried voudrait éviter, parce que Wotan ne l’intéresse pas. L’inverse n’étant pas vrai : Wotan le cherche, comme on dit et finit par le trouver : extraordinaire ballet d’une grande vérité psychologique, cette scène étant pour Wotan une vérification obligée que Siegfried ne peut être arrêté, et qu’il est donc bien programmé : ici c’est Wotan qui provoque et non Siegfried ; belle trouvaille.

Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et puis enfin, le réveil et le duo d’amour : un réveil étrange, Brünnhilde étant enfermée sous une bâche de plastique (tiens, un dérivé du pétrole…) dormant sur un tas de reliques de chasse laissées là (bois de cerf), comme sur un tas d’ordures dont elle serait le joyau. Accompagnant ce réveil, une projection vidéo, un homme marche en forêt, trouve un cheval (Grane ?), puis un corps de femme ensanglanté, il plonge sa tête dans le sang, comme Siegfried dans le sang du Dragon…Pas d’ouverture vers le bonheur, mais vers le rite (vaudou ? on le verra au Götterdämmerung). Sur scène, Siegfried n’a pas vraiment peur devant ce corps de femme (il a connu l’Oiseau et sait désormais oiseler), et ce duo va se dérouler dans une ambiance glaciale, sinon  glaçante : amateurs de romantisme passez votre chemin. Castorf va détruire pièce à pièce tout ce qui rendrait une émotion vraie. Et Petrenko le suit, rythmes lents, pas de pathos une Verfremdung (distanciation) totale, absolue.

L’essentiel de la scène se déroule autour des restes du repas de Erda/Wotan (tiens, encore une histoire de couple), et chacun d’un côté de la table, raides comme deux passe-lacets, elle méditant sur la perte de son savoir et de sa virginité, et lui pensant carrément à autre chose : il s’ennuie déjà, va voir des dossiers à la poste, en arrière plan : pas étonnant que dès le début du Götterdämmerung, il n’ait qu’une idée, celle de partir…
Comme malgré tout le désir monte (chez elle, pas chez lui : Siegfried dit son désir, mais distraitement, vulgairement) elle se rapproche de lui et ce sont les premiers accords du final…mais arrivent à ce moment là pour troubler la fête une famille de crocodiles. On en avait déjà vu un auprès de Fafner, qui effrayait les jeunes filles. On voit cette fois une famille. Dans le bestiaire de Castorf, il y avait eu les dindons dans Walküre, couple victime prémonitoire métaphore de Siegmund/Sieglinde. La famille de crocodiles contient évidemment le couple, mais aussi le petit rejeton. Image de menace, certes, mais surtout image traditionnelle du capitalisme envahissant, image de bande dessinée ou de vignette journalistique qui montre que la vraie menace est là : Siegfried aurait presque peur, mais d’une part Brünnhilde donne un parasol  au crocodile le plus proche, qu’il avale (rires dans la salle), et Siegfried lui lance des pommes…Et notre crocodile croque la pomme…

Duo d'amour (2013) Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour (2013)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Voilà un duo d’amour bien perturbé, totalement ailleurs, et ce n’est pas fini. En arrière plan, l’Oiseau (débarrassé de ses énormes plumes, et tout de blanc léger vêtu) entre en scène et s’amuse avec l’un des deux crocodiles adultes, du genre Titi et Gros Minet : il lui ouvre la gueule, regarde dedans, et l’autre l’avale, il ne reste plus apparentes que les jambes fort accortes de dame oiseau et Siegfried, tout en chantant l’amour avec Brünnhilde (on est au final de la scène, l’orchestre est lancé à toute volée…), se précipite pour sortir l’Oiseau de la gueule du reptile, tombe dans les bras de l’Oiseau et les deux se mettraient à oiseler sur le champ si Brünnhilde, vêtue en mariée, n’arrivait pour l’arracher des bras plumés et l’emmener manu militari, préfiguration de la scène de mariage Gudrune/Siegfried du Götterdämmerung. Rideau .
On l’aura compris, le rideau à peine tombé que les huées pleuvent, les crocodiles ont eu raison d’une bonne frange de la salle.
Leçon de tout cela : un Siegfried totalement dénué d’humanité, dénué de calcul, dénué même de regard. Un animal sauvageon, pur outil, ou pur produit du monde. Terroriste, certes, mais par occasion plus que conviction. Portant l’anneau, il est l’objet de la convoitise et de la menace (les crocodiles), il vit au jour le jour, au gré de telle ou telle rencontre, insouciant, parfaitement imperméable au sentiment, mais pas au désir : le Siegfried de Castorf, depuis l’Oiseau et jusqu’au filles du Rhin, n’arrêtera pas de lutiner qui passe une sorte de Wanderer du sexe. Elevé par Mime, programmé par Wotan qui ne vaut pas mieux, éduqué par l’Oiseau qui en profite, Siegfried n’est qu’un produit du mal, le neveu (et bientôt fiancé) de celle qui faisait exploser au TNT les champs de pétrole (il en a appris quelque chose…) : dans le monde post idéologique et post pétrolifère, il n’y plus de place que pour l’humain en ruines. On commence à comprendre que le Ring de Carstorf est nihiliste, il ne laisse aucune échappatoire. Le pétrole a fait de nous des bêtes sauvages : on l’entend bien aux cris émergeant de la salle à la chute du rideau…
Cette profusion de détails, d’idées enchâssées les unes aux autres, de propositions surprenantes, apparaissant logiques, ou saugrenues, ou incompréhensibles, mélange de clarté et de brume, est paradoxalement accompagnée dans la fosse par un Petrenko plus clair que jamais. Son premier acte, à la fois tendu, très sombre (c’est vraiment la couleur qu’il va donner à toute l’œuvre), est incroyablement lisible, suit les données du texte : la scène des énigmes avec Mime est totalement fascinante, on est presque contraint de fermer les yeux pour se rendre compte au mépris de la Gesamtkunswerk.
Les murmures de la forêt, en vraie sourdine, avec des cordes à se damner, emportent, même si les appels au cor sont complètement ratés par le cor solo (et pas seulement au deuxième acte) ; il y a dans cette direction une cohérence de musique de film qui colle à l’image d’une manière totale, dérangeante au besoin. Le duo final est pris avec lenteur, avec distance, comme jamais on ne l’a entendu, mais vrai comme jamais, vrai comme la vérité scénique qui nous est donnée. Le spectateur ne peut faire abstraction de l’un pour se concentrer sur l’autre : les deux vont tellement ensemble, de conserve, de complicité, de justesse : la fosse est tantôt distante, tantôt grandiose, tantôt ironique, mais toujours présente, toujours à l’affût, toujours capable de dire à l’oreille ce que nous voyons. Kirill Petrenko est toujours soucieux de l’effet à produire, du sens à donner, il s’est plongé dans les partitions des archives Richard Wagner, comparant les observations des partitions originales du Ring 1876, effectuant un travail approfondi de redécouverte musicale, alors que le Ring est ce qui l’a lancé dans la carrière lorsque tout jeune encore, il était GMD (lointain successeur de Hans von Bülow) dans le théâtre historique de Meiningen, dont la Hofkapelle fut la base de l’orchestre du festival de Bayreuth en 1876.
Chef d’œuvre de dynamique et d’énergie, mais aussi de retenue, d’adaptation à la scène, de construction sonore permettant aux voix de ne jamais être couvertes, le travail de Kirill Petrenko est pour moi la meilleure direction musicale du Ring depuis longtemps, à la fois par sa simplicité apparente, par le rendu systématique de chaque note, de chaque phrase, de chaque moment, par l’absence d’effet de mise en son et par une sorte d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans interférences.
Une fois de plus, les problèmes réels viennent des chanteurs et d’une distribution, certes honorable, mais moyenne au regard du lieu…
Même si l’on sait que Bayreuth a toujours préféré les chanteurs jeunes et moins connus que les valeurs consacrées, sauf à de rares exceptions (je rappelle que bien des « gloires de Bayreuth » étaient des débutants qui ont fait leur sillon sur la colline verte), le Festival a eu quelquefois la main plus heureuse, la question du chant se pose, fortement.
Leur performance d’acteur n’est pas en cause, ils sont tous des chanteurs-acteurs immergés dans le jeu, attentifs à la mise en scène, engagés : visiblement, le travail avec Castorf a fonctionné, à la différence de Chéreau au début, qui avait eu des difficultés avec certains (Karl Ridderbusch et René Kollo notamment). Mais vocalement, les choses sont pour le moins contrastées. Mirella Hagen en Oiseau (Waldvogel) a une voix projetée certes, mais avec de désagréables stridences, Alberich a une voix claire, lancée plus que projetée, sans un sens de la parole et de la diction accompli, et sans la profondeur voulue, Oleg Bryjak ne fera pas partie des Alberich de référence. Le Mime de Burkhard Ulrich est plutôt honorable. Certes, Castorf n’en fait pas un clown comme on le voit habituellement, c’est plutôt un intellectuel un peu lâche, mais qui n’en fait point trop. Pas d’effets sonores, point de voix nasillarde, point de jeux sur les aigus, une interprétation assez retenue, mais qui ne fait pas de Burkhard Ulrich un des Mime qui vous emporte une salle.

Wolfgang Koch reste ce Wanderer contenu, un peu introverti, très attentif au texte, très soucieux de la diction (son premier acte est magnifique). Dans la ligne de ce qu’on a entendu dans les épisodes précédents, c’est un Wotan non spectaculaire, mais homogène, mais intelligent, mais accompli.
Catherine Foster n’est pas ma Brünnhilde de prédilection, trop d’incertitudes dans le medium et dans le grave, un vibrato excessif pour mon goût, mais il faut lui reconnaître des aigus larges, sûrs, tenus, un bel appui sur le souffle et un engagement réel dans le jeu. C’est cependant une Brünnhilde sans aura, sans rien d’exceptionnel, sans expression du sublime. Est-ce voulu par Castorf ? Sans doute, rien n’est fait pour accentuer le sens du sublime dans toutes ses actions, mais la personnalité scénique, malgré un jeu bien en place, reste terne. Elle joue : elle n’est pas.

Et Lance Ryan ? On pourrait disserter à l’infini sur le rôle de Siegfried et ses exigences. Siegfried, il l’est en scène, merveilleusement engagé, juste jusque dans les moindres expressions, antipathique jusqu’au bout des ongles. Et dans ce cas la voix le sert bien, car elle n’a rien de séduisant. Il a les aigus, il travaille même les modulations, la couleur. Et disons que le Siegfried de Siegfried lui va, au moins dans les deux premiers actes. Il fatigue au troisième, le plus lyrique, celui qui exigerait une voix plus veloutée. La voix au contraire se raidit, le timbre se nasalise encore plus que de raison, devenant de plus en plus désagréable, sauer (aigre). C’est un Siegfried scéniquement hors pair mais vocalement difficile qui risque de devenir bientôt difficilement audible. J’ai suivi ce chanteur depuis que je l’ai entendu à Karlsruhe dans le Ring intéressant de Denis Krief. Il était jeune, et alors vocalement prodigieux. Il l’était encore à Valence dans le Ring Mehta/Fura dels Baus, avec une Jennifer Wilson rayonnante. A-t-il trop chanté le rôle ? je ne sais, en tous cas l’impression est celle d’une voix au crépuscule. Et l’en suis très triste, car c’est un véritable artiste.
En conclusion, ce travail, certes discutable, mais ouvert et disponible à la discussion, prodigieux d’intelligence et de profondeur à tous niveaux, montre que Bayreuth est toujours l’occasion pour le spectateur de questionner, de discuter passionnément, et de prolonger ensuite le plaisir du spectacle par le plaisir de l’étude.
Il n’y a aucun sens à aller à Bayreuth pour consommer de l’opéra…et puis s’en vont. Impossible de consommer Castorf ou Petrenko car alors la pilule sera bien amère : pareil Ring se prépare, se déguste, se digère (ou pas…), et en tous cas se pense sans cesse. Voilà pourquoi Bayreuth est unique.
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Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER les 28 JUILLET 2014 et 11 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans l’économie d’une entreprise aussi complexe qu’un Ring, chaque moment est une étape, et cette longue histoire nécessite une construction claire et qui réponde en continu au concept exprimé par la mise en scène. Dans le choix de Frank Castorf, deux éléments clés :
–       d’une part le théâtre épique au sens brechtien du terme,
–       d’autre la claire séparation du prologue et de l’histoire, dont Die Walküre constitue le premier jour, ou premier moment.

Nous avons vu que le prologue avait mis en place les conditions du récit : un enjeu médiocre d’une humanité médiocre, mais dépendante du consumérisme, sexe, jeux, et pétrole : c’est dans une station Texaco que l’histoire du Rheingold se passe. Mais l’espace est presque un espace mental, issu des bandes dessinées ou des comics, inscrit dans un lieu qui tient sa richesse du pétrole, mais en dehors de toute référence historique marquée.

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Avec Die Walküre, l’histoire commence, et elle est au contraire inscrite dans le temps : le récit va être historié, et surtout situé dans l’espace : il prend naissance en Azerbaïdjan, à Bakou, avec les premiers puits de pétrole. Dans un monde qui s’apprête à accueillir le Dieu pétrole, le décor va prendre peu à peu forme et s’élaborer en fonction de l’importance grandissante de l’Or noir : puits et ferme (bottes de foin, cage à dindons) à l’acte I, puits de pétrole primitif à l’acte II, et puits de pétrole-Walhalla et Cathédrale au III. Une histoire à la fois éclatée, dilatée en espace et en temps, d’acte en acte. On avance dans le temps et l’espace se structure. Le troisième acte est déjà celui de l’extraction industrielle du pétrole, et la malheureuse histoire de la Walkyrie se déroule dans un Walhalla qui ressemble bien par certains côtés au Nibelheim de l’Or du Rhin. Un lieu d’exploitation et d’esclavage.

Il faut aussi sans cesse garder en tête les intentions de mise en scène, en s’appuyant sur l’histoire de Frank Castorf, venu de l’ex DDR, profondément lié à Berlin, à son histoire faite de déchirures et d’enjeux idéologiques. Ces questions irriguent son théâtre et donc ce Ring. Si le fil conducteur est l’Or noir, dont Castorf affirme qu’il s’est substitué à l’Or jaune comme source de toute la ruine du monde, de son absence de morale et de l’évacuation progressive de tout sentiment,  il souligne que les idéologies quelles qu’elles soient s’y sont subordonnées : au bout du compte, il n’y a plus de béquille pour porter le monde, il n’y plus qu’un immense néant. Crépuscule des Dieux ? non, Crépuscule de l’humanité.
Ce vaste propos, propose un sens délétère au Ring, où derrière la belle histoire mythologique, derrière les rédemptions par l’amour, se cache la ruine universelle.

Dans le parcours proposé, cette Walküre semble plus traditionnelle et donc mieux acceptée par le public que Siegfried, par exemple, auquel je viens d’assister. Walküre est encore d’une certaine manière le temps des illusions et des possibles, le temps où l’ivresse musicale wagnérienne enveloppe l’espoir né des deux jumeaux Siegmund et Sieglinde. Nul n’est besoin de distance, il faut au contraire épouser l’histoire pour mieux ensuite s’en éloigner. Il faut commencer par raconter simplement une histoire avant d’en décortiquer les données où d’en indiquer les dangers. Le couple Siegmund/Sieglinde est immédiat, dans sa rencontre, dans ses décisions, dans son amour explosif, et il a été programmé ainsi par Wotan. Le couple Siegfried/Brünnhilde est un couple encore plus programmé, éduqué pour se rencontrer et manipulé, mais cet amour est déjà perverti, traversé par les aventures du monde pétrolo-dépendant.

La ferme où vit Sieglinde est à peine touchée par le pétrole, le décor monumental et génial (on ne le dira jamais assez: le décor est toujours fascinant) d’Alexander Denić, représente une ferme, avec une tour (le derrick, reproduisant des photos de l’époque), une terrasse, et au pied de cet ensemble, des bottes de foin et deux dindons, auxquels Sieglinde donne à manger, deux dindons en cage prémonitoires, sorte de couple déjà prisonnier, des victimes en attente de solution finale : dans cette cage bientôt débarrassée de ses deux bêtes, viendront se réfugier un anarchiste (au troisième acte), mais on y jettera aussi tous les oripeaux idéologiques ou mythologiques : Wotan y dépose sa lance, Siegmund Notung etc.. Réceptacle de toutes les illusions du monde, réceptacle des dindons, oui, mais des dindons de la farce.
Comme dans l’Or du Rhin, extérieur et intérieur se mêlent à travers l’habile utilisation de la vidéo, Hunding endormi dort mal et semble avoir un sommeil agité de rêves. Sieglinde cachée derrière un drap prépare le philtre somnifère avec un air entendu digne d’un film du muet, tout le combat entre Hunding et Siegmund au deuxième acte se déroule en ombre ou dans l’intérieur de la ferme-derrick, on voit en final  alternativement, en phase avec la musique les deux visages de Hunding et Siegmund, les yeux fixes, résultat de leur combat.
Siegmund d’ailleurs meurt lentement, et ne cesse de tendre les bras vers ce père qu’il vient de reconnaître et d’apercevoir, mais c’est Brünnhilde qui le prend dans ses bras, contrairement à la tradition initiée par Chéreau. Dans le monde voulu par Carstorf, même fugitivement, Wotan n’a aucun sentiment.
L’univers dans lequel l’histoire est insérée se colore progressivement de notations géographiques et idéologiques. L’Univers de Castorf est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

L’histoire de la Walkyrie traverse les époques, du premier derrick à son exploitation plus mécanisée, voire plus industrielle et sa conséquence sur les masses, exploitées, puis révolutionnaires. Comme dans Rheingold où l’histoire était inscrite dans le Texas profond, champ pétrolifère bien identifié, nous sommes en Azerbaïdjan, russifié, avec ses inscriptions en russe, en azeri (une langue voisine du turc) qui nous envahissent progressivement. Au spectateur de se sentir à la fois concerné, mais aussi étranger, dans un monde qu’il ne déchiffre pas, dans une langue qu’il ne comprend pas (du moins les non russophones…). Au deuxième acte, le monde des graffitis idéologiques est né le monde n’a plus la « pureté » ou l’ignorance primitive du premier acte. À la paille et aux dindons laissent la place le monde d’un Lumpenproletariat exploité par Wotan, de la manière dont habituellement on voit Alberich exploiter ses Nibelungen dans Rheingold. Castorf propose cette image non dans Rheingold, mais dans Walküre, sussurant que derrière le mot Walhalla se cache pouvoir et donc exploitation (et productivisme stalinien) et que Wotan et Alberich sont deux faces d’un même Janus bifrons.

Mais déjà, à l’orée même de l’exploitation du pétrole, naissent dans le même temps ses dérivés les plus destructrices. Pendant le récit de Wotan au deuxième acte, Brünnhilde distraite prépare les produits de mort, les produits explosifs, elle écoute d’une oreille légère le monologue de son père, et va recueillir dans de petites bouteilles qu’on insère ensuite dans une caisse, un suc issu d’une sorte d’alambic, le TNT…
Quant aux Dieux, ils n’ont pas de racine, ils sont partout et ils sont nulle part, et donc ils empruntent les usages  là où ils sont: Fricka arrive en scène au deuxième acte vêtue en princesse russe, comme on pourrait en voir dans un opéra de Glinka ou de Borodine. Elle arrive non en char tiré par des béliers, mais portée par un esclave qu’elle fouette, autre manière de montrer que Nibelheim est au Walhalla et que les Dieux sont comme les autres et comme ceux qu’ils combattent. Et Castorf, jamais avare de sarcasme et d’ironie, fait se retirer l’esclave un peu titubant et se frottant  le dos maladroitement, pour marquer la souffrance d’avoir porté la déesse. Rires dans la salle.
Ainsi donc alternent une vision traditionnelle de Die Walküre, on y trouve Notung (même si dédoublée au premier acte, plantée sur la terrasse et plantée sur un tronc dans le hangar où Siegmund vient l’arracher), on trouve les amants affolés et traqués, une Sieglinde apeurée (extraordinaire Anja Kampe), et en même temps Brünnhilde préparant des caisses de TNT,  et une explosion prémonitoire à l’écran, pour l’utiliser : le temps est bien marqué, il s’agit de 1942, le sabordage des champs pétrolifères de Bakou pour empêcher les allemands de les occuper et les exploiter lors de l’offensive allemande appelée Opération Edelweiss.
Le combat de Hunding et Siegmund a lieu dans ces circonstances, sans doute métaphoriques d’un combat plus planétaire, au total sans vainqueurs ni vaincus, écartelé entre l’extérieur et l’intérieur, écran et théâtre, réel projeté et réel figuré/représenté. Et le combat se voit sur l’écran, comme par regard interposé. Sieglinde, dehors, lance un hurlement animal, d’un volume phénoménal et déchirant, comme le hurlement des éternelles victimes. C’est ce qu’on retient de ce combat, hors les corps qu’on voit étendus et les visages figés, hors le geste de Siegmund, tentative vers Wotan le père qu’il rencontre pour la première fois, hors l’explosion des puits de pétrole.

La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le troisième acte commence par une Chevauchée marquée idéologiquement : le drapeau anarchiste risque de flotter sur ces puits, on se souvient aussi que les Tchétchènes et autres populations locales excédées par le totalitarisme stalinien ont profiter de l’arrivée allemande pour chercher à se libérer, fortement soutenus par les allemands : bref, les Walkyries ont pour mission là où elles sont, et elles sont partout, de  pourchasser ceux qui nuisent à la belle organisation pétrolifère et wotanienne, et tous ces révoltés s’écroulent près du but et meurent. Piétinant ces corps les Walkyries arrivent, vêtues des costumes de toute la société soviétique, dans le temps et dans l’espace, belles dames bourgeoises ou aristocratiques de la fin de l’ère tsariste, babouchkas, femmes de la Russie profonde (on dirait Marfa de la Khovantchina), musulmanes des états d’Asie centrale, princesses traditionnelles. Venues de tout le territoire et de toutes les époques, elles sont toutes vêtues comme des représentantes de la haute société et elles arrivent pour se réunir, quitter leurs oripeaux nécessaires pour tomber dans le monde, pour prendre des habits de Walkyries dignes de dames de revues de Music hall, casques argentés un peu punky, tenues de « maîtresses » de boite SM : le sérieux et la mort côtoient les paillettes, rien n’a de valeur, il n’y a plus d’échelle. Brünnhilde arrive avec Sieglinde en épais manteau de fourrure et en casque argenté punky, seule Sieglinde garde sa vague tenue de paysanne azeri.
Il faut noter aussi au passage les beaux costumes de Adriana Braga Peretski, costumes voyageurs eux aussi, variés, très inspirés pour certains de costumes de music hall, avec paillettes, lamé, des costumes d’apparence, mais jamais de substance, nous sommes à l’évidence au spectacle du monde, the show is going on.
Un autre élément à la fois intéressant et dérangeant,  les mêmes personnages apparaissent comme des figures différentes y compris d’un acte à l’autre. Il y a par exemple une plasticité de Wotan qui se présente sous des apparences diverses, dans l’Or du Rhin mauvais garçon, et le voilà dans le deuxième acte de Die Walküre, affublé d’une barbe de patriarche, à la russe.

Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Il est dans ce deuxième acte celui qui est la mémoire et qui rappelle les épisodes précédents, il est le chroniqueur, un peu le Pimen (de Boris Godunov) de la situation, il ressemble même avec sa grosse barbe à un Léon Tolstoï qui raconterait Guerre sans Paix chez les Dieux. Pendant que Brünnhilde à qui il devrait s’adresser prépare ses fioles de TNT, son discours devient un monologue intérieur, une méditation totalement fascinante, telle qu’elle est dite par Wolfgang Koch, avec un sens de la parole, un sens de la couleur hallucinants, et accompagnée à l’orchestre comme probablement jamais depuis Boulez je n’ai entendu dans ce deuxième acte un orchestre. Une méditation intérieure, fusionnelle entre parole et orchestre, l’orchestre dit ce que le chanteur dit, dans une osmose qui fait rentrer le spectateur en soi, qui crée y compris en lui la posture méditative. Un sommet.

Léon Tolstoï, portrait par Repin
Léon Tolstoï, portrait par Repin

Il est frappant de voir quel statut patriarcal Castorf lui donne ici, d’autant que dans l’acte suivant Wotan perd sa barbe (mais garde ses deux yeux et en perdra un, on verra pourquoi, dans Siegfried) et redevient une figure non de la mémoire, mais du futur immédiat, le jeune chef exigeant. Ces variations sont évidemment la conséquence de ce travail où temps et espace se mélangent et s’épousent, se contredisent et en tous cas voyagent sans cesse : Wotan est un Wanderer du temps et de l’espace et prend, tout comme les dieux de la mythologie, les apparences nécessaires exigées par les situations : tout est mouvant dans cet univers en fusion.
Le dialogue Brünnhilde Wotan du 3ème acte, est complètement différent par l’ambiance et par le propos de celui du second acte.  Les attitudes changent : Wotan plus jeune, plus vif, plus projeté vers le futur, Brünnhilde qui n’a pas ici l’attitude vaguement soumise et tendre qu’on connaît souvent dans ce duo. Cela bouge, cela discute ferme, cela s’oppose, et cela vit, d’une manière incroyable grâce à une diction de conversation qu’on a déjà entendue dans Rheingold.
Quant au final, il garde quelque chose d’une vision traditionnelle, c’est le tonneau cuve du premier plan qui s’enflamme (Il y a beaucoup de pétrole par ici…), tandis que Brünnhilde, vue à travers la vidéo  s’endort à l’intérieur du décor, qui tient du puits de pétrole, du château fort et surtout de la cathédrale merveilleusement éclairée (il faudrait de longues descriptions des sublimes éclairages de Rainer Casper) avec son immense clocher dominé par une étoile rouge (nous sommes en plein stalinisme).Elle s’endort les yeux ouverts, fixés dans l’attente, comme pour l’éternité, dernière image sublime qui montre aussi que Castorf sait provoquer les émotions.
La réussite de cette Walkyrie qui a triomphé de manière indescriptible auprès du public, doit rendre grâce à une distribution très équilibrée, voire quelquefois d’un niveau exceptionnel.

Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Kwanchoul Youn en Hunding est comme d’habitude remarquable de diction, et d’équilibre,   il campe un personnage glacial, violent avec son épouse, distancié, avec une voix bien posée, magnifiquement projetée.

Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Johan Botha est tout simplement merveilleux, merveilleux de style, de tendresse, de velouté vocal, une voix qu’il sait rendre puissante avec des sons incroyablement tenus (les Wälse du premier acte et surtout le Wälsungen Blut de la conclusion). On sait qu’il n’est pas un acteur de référence, mais Castorf tient compte dans ses mouvements et son jeu des capacités du chanteur, et il fait un Siegmund à la fois passionné, mais en même temps plutôt introverti, qui correspond bien à la couleur sombre et retenue imposée par Petrenko. Passion rentrée plus qu’exprimée, vagues intérieures et réprimées, une passion traversée (déjà) par l’angoisse.
Anja Kampe est vibrante. En petite difficulté dans le premier acte où la voix semble retenue et sortir sans éclat, elle explose au deuxième et au troisième acte. J’ai rappelé son cri final du deuxième acte déchirant, violent, mais en même temps performance inouïe, il faut aussi saluer l’extrarodinaire personnage campé et chanté au troisième acte, avec de merveilleux O hehrste Wunder ! Herrlichste Maid ! bouleversants.
Catherine Forster en Brünnhilde en revanche est un personnage intéressant, mais la voix a de sérieuses difficultés avec les hojotoho initiaux du deuxième acte, qui se résument à des cris stridents, pas toujours en mesure, si bien qu’elle en fait sauter un. Cette voix est étrange, fragile dans les graves peu soutenus et dans le medium où elle s’aide d’un vibrato peu agréable, mais dès qu’elle atteint le haut medium, l’aigu devient large, expansé, solide, charnu, comme si elle n’avait travaillé que l’homogénéité de l’aigu sans s’occuper du reste ; il en résulte des moments très inférieurs au niveau à mon avis requis, et d’autres d’une grande beauté…
La Fricka de Claudia Mahnke est un joli personnage de princesse russe un peu exigeante, la voix et correcte, mais ce n’est pas une Fricka de référence, on est loin d’une Elisabeth Kulman, entendue à Lucerne et qui cassait la baraque.

Les Walkyries sont plutôt bien distribuées, l’ensemble vocal (à part quelques stridences) bien homogènes, surtout chez les mezzo (Alexandra Petersamer, Okka von der Dammerau) et saluons aussi la mise en scène (complexe) sur plusieurs niveaux qui rend le son magnifiquement distribué dans l’espace.
Reste Wolfgang Koch, Wotan étonnant.
Étonnant parce que jamais en représentation vocale : il a choisi de travailler un discours au ton plutôt égal, très travaillé dans le détail. Les aigus y sont, mais attaqués avec subtilité, presque noyés dans le discours, c’est souvent comme du Sprechgesang, avec une incroyable variété de couleurs. C’est un Wotan qui impressionne par l’intelligence et la subtilité, un Wotan au chant presque mozartien (comme je l’ai rappelé dans Rheingold), avec une technique et un contrôle supérieurs, et un timbre chaleureux. Sans s’imposer par le volume (on est à l’opposé d’un Terfel), il s’impose par le discours, par le texte, par le dire. C’est tout à fait exceptionnel.
Exceptionnel, c’est un qualificatif encore inférieur à l’effet produit par la direction de Kirill Petrenko. Je le répète, depuis Boulez, et malgré les Barenboim, les Levine et autre Thielemann, qui furent (ou sont) les chéris du lieu, on n’a pas entendu depuis plusieurs dizaine d’années une lecture de cette hauteur, de cette intelligence, de cette parfaite adéquation au discours scénique. Un orchestre sans effets, sinon l’appui permanent au texte, comme un discours textuel qu’il porterait lui même (le deuxième acte, anthologique d’intelligence et de grandeur), une direction qui est tout sauf démonstrative, qui ne cherche pas à démontrer, qui ne cherche aucun effet de manche ou de baguette, et qui ne cesse de démontrer, qui ne cesse de montrer le discours wagnérien, avec un sens du détail, avec une lisibilité, une clarté uniques. Petrenko, c’est la chance de cette édition du festival, car c’est la profondeur, c’est l’invention, c’est la méditation, c’est aussi la passion, mais jamais explosive, toujours rentrée, toujours avec cette petite réserve qui nous prépare à la noirceur du futur. C’est un Wagner différent de tout ce qu’on entend actuellement, en ce sens, nous avons entendu dans la fosse une Walküre unique. Cristal et métal, fleuve, air, braise, sonore et mate. Le miracle.
On l’aura compris, il serait imbécile de vouer aux gémonies une telle entreprise. C’est la grandeur de Bayreuth d’oser Castorf, mais sans Petrenko, tout ce qui fait la singularité de ces moments disparaîtrait sans doute. Après ces Ring, il va rejoindre Munich son port d’attache. Compréhensible. Il faudra donc s’armer d’une probable longue, très longue patience pour le voir revenir dans cette fosse. C’est pourquoi il ne faudra à aucun prix rater le Ring 2015, son dernier. Mais avant de parler du futur, restons dans le miracle quotidien que constitue la musique de ce Ring, et dans la stimulation quotidienne que constitue le travail fascinant et intriguant de Castorf.

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WALKÜRE II  LE 11 AOÛT 2014 :

Beaucoup d’émotion, et une admiration de plus en plus forte si c’est possible pour le travail à l’orchestre de Kyrill Petrenko.

Juste quelques remarques sur cette seconde Walkyrie, qui a fonctionné sur le public comme la première. On ne peut que confirmer l’habileté de Wolfgang Koch à incarner Wotan au deuxième acte, son monologue face à Brünnhilde, devenu monologue intérieur dans la mise en scène (il reste souvent seul en scène pendant que Brünnhilde va préparer ses bombes), accompagné par un orchestre époustouflant, reste pour moi le sommet de la soirée.
L’orchestre me paraît plus libéré que lors de la première audition, presque plus lyrique. Toujours aussi fluide, toujours aussi présent dans sa modestie même, toujours aussi précis : on entend le moindre des sons, Petrenko accompagne plus qu’il ne dirige et le sentiment de globalité du spectacle n’en est que plus fort. Cette fois-ci, et plusieurs fois, le cœur a battu très fort et les yeux se sont mouillés.

Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une réserve cependant, et de taille : Anja Kampe en Sieglinde a eu un énorme succès, un triomphe indescriptible comparable seulement à celui de Petrenko qui fait hurler et taper des pieds toute la salle en délire, comme la veille dans Rheingold.
Pourtant, je suis très réservé sur sa Sieglinde. Le personnage est formidable en scène, elle vibre et fait vibrer, mais la voix reste quand même notoirement insuffisante pour le rôle. Cela a provoqué des discussions d’entracte, car beaucoup ont adoré sans réserves. Son premier acte pourtant est truffé, je dis bien truffé de problèmes à l’aigu. La voix manque de largeur pour le rôle, le souffle qui accompagne les aigus dans les passages est court, elle doit systématiquement s’y reprendre à deux fois, pousser d’abord, ouvrir après, avec un fort vibrato et certains aigus sont savonnés ou ne sortent pas, d’autant que le tempo installé par le chef en accord avec la mise en scène est plutôt lent et la met en difficulté. Cela va mieux aux deuxième et troisième acte, qui sont plus dramatiques et donc passent mieux en scène, mais la largeur des aigus reste problématique. Nous sommes quelques uns à l’avoir ressenti, et certains mêmes plus violemment que moi : comme dans sa Senta à la Scala, comme dans sa Leonore (Fidelio) avec Abbado, on entend les problèmes d’homogénéité vocale d’une voix forcée. Si cela continuait ainsi, je ne sens pas une longue carrière encore, malgré les évidentes qualités d’engagement de l’artiste.

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Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 10 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une Catastorf…voilà comment certains ont qualifié le travail de Frank Castorf sur ce Ring.  Une fois de plus, la polémique a fait rage, comme on devait s’y attendre en voyant Frank Castorf monter sur la colline verte. Les deux enfants terribles du théâtre allemand, Hans Neuenfels (73 ans) et Frank Castorf (63 ans), au crépuscule de leur carrière, ont réussi à faire frémir le public, comme de vieux messieurs indignes. Mais si le Lohengrin de l’un est en train de devenir un classique, le Ring de l’autre fait encore frémir, d’autant, comme il fallait s’y attendre, que Castorf, jamais avare de déclarations tonitruantes et de provocations, a accusé l’administration du Festival d’y faire régner une ambiance digne de la DDR, et il s’y connaît !
Mais peu importe.
Peu importent les polémiques auxquelles Bayreuth depuis ses débuts est habitué. De décadence annoncée en décadence annoncée, nous devrions en être au 36ème dessous. Mais le scandale du jour (et ce fut vrai avec Wieland, avec Chéreau et avec d’autres) devient souvent le triomphe de demain.
Castorf a donc fait scandale.
Et pourtant, ce Rheingold  est un travail théâtral exemplaire, virtuose même. Au delà des choix idéologiques ou des partis pris, nul ne peut nier qu’il s’agit d’un travail techniquement bluffant, gestion des groupes, en vidéo et en « chair et os » (puisque le spectacle est simultanément sur scène et en vidéo : ce qui ne se voit pas en scène est représenté en direct en vidéo), jeu des acteurs-chanteurs d’une stupéfiante justesse, gestion des espaces, distribués très habilement dans le décor construit sur la tournette. En effet, le décor, extraordinaire de réalisme imagé d’Alexander Denić, tourne sur lui-même présentant toutes les faces d’un Motel du Texas, piscine, terrasses, chambres, bar-station service Texaco, réalisme imagé parce que ce réalisme-là est la somme d’un certain type d’images d’une Amérique vue à travers les films noirs de série B, voire Z, à travers les Comics (abus de couleurs criardes, de figures de femmes pulpeuses comme on ne peut en voir qu’au cinéma, dans les livres d’images pour ados boutonneux ou les romans photo), un hyperréalisme qui propose un concentré de clichés américains (y compris la route 66, qui ne passe pas au Texas d’ailleurs), avec son cortège de bagarres, de bar détruits par des sauvages (les géants) ou même de Ketchup : Frank Castorf nous démontre ce que nous savions déjà (depuis Chéreau), à savoir que cette histoire n’est qu’une histoire de médiocres, petits malfrats avides d’une parcelle d’or ou de puissance régnant sur un corps de prostituées. Wotan n’est qu’un petit maquereau et Alberich le chef d ‘une troupe déglinguée faite de femmes perdues ou de gays en déshérence nocturne. D’ailleurs, là où flotterait la bannière du Texas, Mime, dès qu’Alberich est vaincu, hisse le drapeau arc en ciel en signe de libération, qui flottera ostensiblement au vent lorsque les notes de la marche triomphale vers le Walhalla commenceront à sonner. On a l’arc en ciel qu’on peut.
Cette performance de toute la compagnie, c’est d’abord une performance de troupe de théâtre, un voyage de comédiens-chanteurs pour lesquelles parler de performance vocale serait ou superflu, ou inutile, ou à côté de la plaque (tournante en l’occurrence). En effet, tout est subordonné au jeu théâtral, à commencer par la diction, marquée par un débit plus accéléré comme dans les séries américaines, une sorte de diction aplatie, très fluide, mais très claire, une diction de conversation qui surprend d’abord, puis convainc totalement.
À cette manière de dire le texte correspond en écho une direction musicale elle aussi d’une fluidité rare, d’une clarté inouïe, et accompagnant chaque mot comme si elle le répétait en son. L’attention de Kirill Petrenko au plateau, nous l’avions déjà constatée plusieurs fois à Munich ou à Lyon, mais il y a ici un engagement musical aux côtés du travail scénique qu’il faut remarquer, en ces temps de polémiques contre Frank Castorf. La finesse du rendu sonore, les mille petits détails qu’on avait oubliés ou auxquels on n’avait jamais fait cas, tel solo de tel instrument, tel rendu particulièrement grinçant ou ironique dans une mise en scène où l’ironie est un concept central (appuyée dans les programmes de salle de plus en plus indigents de Bayreuth – par des citations de Vladimir Jankelevitch). Tout contribue à éclairer un propos global.
Détailler la performance de tel ou tel chanteur dans un tel contexte est inutile (même si on s’y essaiera), car c’est vraiment d’ensemble qu’il s’agit. Dans cette mise en scène, Rheingold ne saurait être un concerto pour Wotan et troupe connexe comme on le voit souvent, Wotan est “un parmi d ‘autres” identifiable par son costume rose fuchsia mais qui n’a pas de rôle prépondérant. Alberich et les géants font partie du paysage, un paysage noyé sous les détails polymorphes d’un décor étonnant, vieilles affiches de films (Tarzan..), lecture par le barman (excellent rôle muet de Patric Seibert, assistant de Castorf) de Sigurd, un comic allemand des années 50 (Sigurd…évidemment le bien nommé), barbecue autour duquel se sont réunies les filles du Rhin, au bord d’une piscine cheap dans laquelle flotte l’or et des paillettes dont elles s’enduisent tour à tour. Un barbecue avec ketchup et moutarde, dont s’enduira Alberich renonçant à l’amour au milieu de ces pulpeuses dames l’excitant à plaisir (merci Chéreau), et au milieu d’une bataille de lancer de ketchup: il s’autodétruit; enduit de moutarde, il est lui-même un remède contre l’amour, il a à peine besoin d’y renoncer…. C’est délirant. Du délire, certes, mais une remise à plat de cette histoire de vol, qui devient non un vol mythologique, mais un larcin, comme si l’or-métal n’était plus l’objet du désir, dans un monde où l’Or Noir l’a supplanté (nous sommes dans un Motel station-service Texaco). Alors, tout est dérision, dans un monde pareil, une dérision évidemment soulignée par les silhouettes des personnages : par exemple, l’apparition d’Erda en vison blanc, lamé et cigarette  restera l’un de ces moments exceptionnels, qui lutine son vieil amour Wotan sous les yeux courroucés de Fricka qui n’a de cesse de la chasser, Freia en combinaison latex, qui se laisse recouvrir de lingots et qui finit par couvrir sa tête du Tarnhelm, le Tarnhelm et l’Anneau dans le tiroir caisse du barman, là où l’on met dans ce type de bar le revolver indispensable. Et ce twist au ralenti, entamé par les déjantés du coin, quand les premières notes de l’entrée triomphale des Dieux au Walhalla se mettent à sonner. Bref, tout est détourné, mais tout prend sens en même temps. D’un petit larcin au fin fond du Texas, va se déclencher une histoire planétaire, d’une histoire de petits malfrats, géants, dieux, nains, tous pourris, tous pareils, tous sans intérêt sinon celui d’une bande dessinée vite lue vite avalée. Le Ring, qui est une manière de création du monde, naît de bagarres de petits minables et donc dans la création point immédiatement la ruine…
Évidemment, il y a dans cette translation scénique des parties plus difficiles à rendre : le Nibelheim se réduit à une roulotte argentée des années 50, on n’y descend pas, et Alberich ne règne pas avec son anneau sur une armée d’esclaves. Alberich et Mime sont immédiatement faits prisonniers, attachés à un poteau de la station service, et puis vite libérés comme s’ils étaient d’emblée soumis au diktat de Wotan, une bande a vaincu l’autre.

Nibelheim...© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nibelheim…© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une étonnante placidité règne dans cette scène, la remontée du Nibelheim se fait assis sur une chaise longue, Alberich avec son canard, Wotan, Loge face au public. Ils ne font rien…La transformation en dragon, ou en grenouille, sont deux vidéos banales. On sent qu’ici les solutions scéniques ont été plus difficiles, mais en même temps la scène se passe, dans la même ambiance, comme si passer des dieux au Nibelheim ne changeait rien. Tous les mêmes.

Quant au Walhalla, c’est  « vu à la TV », le palais de Randolf Hearst (est-ce un hasard si c’est lui qui invente le comic strip ?), et c’est en fait plus un Walhalla dans les têtes qu’un Walhalla réel. Et quand Donner frappera à la fin de son marteau laisant apparaître le Walhalla, c’est l’enseigne au néon « Golden Motel » qui s’allumera.
Ce travail acrobatique installe la nature du prologue, séparé de l’histoire qui va commencer dans la Walkyrie: une narration dans la narration, mais une narration caricature, réduite à objet de lecture pour adolescents, d’histoire-cliché où la bande dessinée, mais aussi le cinéma sont interpelés

Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

(Froh est une copie de Michael Douglas dans ses pires films) où cow-boys, maquereaux, barman , prostituées et femmes faciles se croisent : Wotan apparaît couché dans un lit entre Fricka et Freia et elles se l’arrachent, les filles du Rhin dépendent aussi de lui, elle lui téléphonent pour lui raconter le vol de l’or etc…. Les relations de pouvoir existent, le rôle central et moteur de Wotan apparaît, au détour d’un tableau, d’un geste, d’un mouvement autour de lui, mais pour Castorf, c’est clair, il n’y en a pas un pour racheter l’autre et donc tous pourris.
Alors certes, il faut avoir les yeux partout, et essayer de ne pas perdre le fil musical. Pour le spectateur, c’est acrobatique : car ce qui se passe sur scène n’est qu’une partie du jeu, les vidéos en dévoilant l’autre partie, la partie cachée des ellipses du récit. Quand les personnages disparaissent, on les voit sur l’écran, les arrières plans deviennent premier plan, les images expliquent, illustrent confirment, inventent : c’est prodigieux de drôlerie, d’inventivité, de vivacité, de vie. Ce travail sue l’intelligence et l’invention et va jusqu’au bout des intuitions  introduites par d’autres, comme Chéreau ou Kupfer, va jusqu’au bout d’une logique qui fait des ces dieux, ces nains, et ces géants (qui cassent tout comme les éléphants dans le magasin de porcelaine) les facettes d’une même humanité dérisoire. Une provocation ? non ! Simplement un reflet à peine déformant de notre humanité minable, sans noblesse, sans autre moteur que le désir multiforme.

Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans ce petit monde, Loge est vu (en costume rouge) comme le Levantin, l’oriental tel qu’on le rêve, barbichette, cheveux frisés noirs de geai, celui qui va vous vendre des tapis dans un bazar, agitant sans cesse son briquet (eh oui, le feu..), celui qui négocie, qui marchande, dont on a besoin et qu’on rejette en même temps (Loge n’a pas le droit aux pommes de Freia, il doit toujours se débrouiller par lui-même pour s’en sortir). Mais à la fin, le tableau risque de finir en apocalypse : tandis que les Dieux sont sur une terrasse, prostrés par le Walhalla (Wotan Fricka et Donner d ‘un côté, et perchés en hauteur Froh et Freia),  le barman vient de verser sur le sol de l’essence des pompes, Loge est devant la station service, il allume son briquet, pour faire tout exploser : mais au dernier moment, il renonce tandis que dernière image, les filles du Rhin sur l’écran nagent au fond de l’eau en contemplant la caméra d’un regard halluciné.

Évidemment, ce qui se tient sur scène est tenu d’une manière très serrée musicalement. Kirill Petrenko suit chaque parole et on l’imagine de la fosse avec sa précision coutumière, mais il ne faut pas attendre de sa direction des effets tonitruants, c’est une direction d’une tenue prodigieuse, d’une modestie étonnante au service d’une entreprise globale. C’est un parti pris de musique d’accompagnement, d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans effets, une  musique explicative comme le seraient sur scène certaines vidéos. Tel instrument qui apparaît surprenant, ici hautbois, là une attaque de violons, ailleurs des contrebasses (sublimes). Il faut revenir sur ce prélude, au crescendo imperceptible, d’une fluidité rare, et en même temps d’une clarté telle qu’on a l’impression (voulue par Wagner) de la naissance du son, venu des profondeurs (ah ! cette fosse…). C’est une direction musicale au service de l’entreprise, et non démonstrative  ou autocélébrative: il ne s’agit pas de dire « vous allez voir ce que vous allez voir, c’est mon Wagner à moi ! », mais de s’insérer dans une globalité, de prendre sa place, toute sa place, pour donner le rythme musical qui correspond à ce rythme scénique. En prenant en compte le credo wagnérien qui s’applique dans cette salle, à savoir la profonde solidarité fosse-plateau, le son jamais ne s’impose, mais contribue à un ensemble. Une direction contributive. C’est tout simplement prodigieux, les journaux ont écrit phénoménal : du bonheur à l’état pur.
Alors dans un travail de ce type, il est difficile de rendre compte des voix comme dans un opéra traditionnel, voire un Rheingold ordinaire (s’il y en a…). Pour sûr, ceux qui ont entendu la retransmission radio ont perçu çà et là des trous, des faiblesses. Mais pour ceux qui sont dans la salle, l’impression est autre, elle est celle d’une construction commune, où chacun avec ses défauts et ses qualités, apporte une brique.
Le Donner de Markus Eiche est remarquable et dans son jeu (cow boy tout de noir vêtu), diction impeccable, belle projection. On connaît les qualités éminentes de ce chanteur qu’il démontre une fois de plus. Froh est Lothar Odinius, autre chanteur de haute qualité d’élégance et de projection, comme les spectateurs de l’opéra de Lyon le savent, avec une belle sûreté dans la voix, et Loge est Norbert Ernst, régulièrement invité à Bayreuth, élégance, phrasé, ironie mordante dans l’expression, jeu prodigieux de vérité et de distance, un des ténors de caractère qui à l’opéra de Vienne où il est en troupe continue la tradition des Heinz Zednik.
Du côté des dames, la Fricka de Claudia Mahnke est un beau personnage, mais la voix est plus banale, sans grand relief, elle s’en tire avec honneur, mais sans brio. La Freia de Elisabet Strid est plus présente vocalement, mais reste aussi en retrait sonore, même si elle campe un personnage exceptionnel de vérité.

Apparition d'Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Apparition d’Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La plus impressionnante, c’est l’Erda de  Nadine Weissmann: une voix profonde, bien projetée, une silhouette fascinante qui s’impose immédiatement et qui par sa seule présence impose silence et tension.

Premier tableau: les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Premier tableau: les filles du Rhin et Alberich © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant aux filles du Rhin elles sont remarquables et dans leur jeu et dans leur chant, malgré quelques stridences de Woglinde (Mirella Hagen), mais des trois la plus impressionnante par son intelligence physique et surtout sa voix profonde, imposante, au merveilleux phrasé, la Flosshilde d’Okka von der Dammerau, en troupe à Munich (elle y était une magnifique Charlotte des Soldaten).
L’Alberich de Oleg Bryjak qui reprend le rôle cette année, est présent, dans son personnage de gros pervers de la première scène. Mais la voix reste pour mon goût trop claire et n’arrive pas à l’imposer, un Alberich léger, un brave mauvais garçon assez ridicule avec son goût immodéré pour la moutarde dont il s’enduit abondamment, et lui qui va renoncer à l’amour  a fait d’un canard en plastique pour enfants une sorte de doudou qu’il reprend à chaque crise : une voix qui correspond sans doute au rôle dans cette mise en scène, mais sans le poids habituel conféré à un Alberich. Ce qui n’est pas le cas de Mime (Burkhard Ulrich), qui est moins appuyé que les Mime habituels moins ténor de caractère, à la voix nasale et plaintive qui remplit les scènes. Burkhard Ulrich, dans son costume tout doré cherche par tous les moyens à chiper quelque chose à son frère, et notamment des copeaux d’or, et chante comme un personnage ordinaire, sans forcer, sans grimacer, et d’une manière non dépourvue d’élégance lui aussi comme les autres.
Les géants en ouvriers furibards, qui cassent tout sur leur passage (pauvre bar ! pauvre barman !), sont bien en place vocalement, sans être impressionnants, Sorin Coliban en Fafner sans doute est-il des deux le mieux en place, aves la voix la mieux projetée, tandis que le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer en Fasolt gagnerait à plus de présence,  de puissance et d’assise vocale pour tout dire.
Quant à Wotan, c’est Wolfgang Koch, qui a pris le rôle par là où souvent on ne le prend pas, non pas en chef vocal incontesté avec une large voix sonore, mais par le dialogue, par la conversation en musique, un dialogue où dominent un sens du mot, une intelligence expressive, une distance et une élégance du phrasé qu’on entend rarement dans Wotan à ce point de perfection. Comme l’orchestre de Petrenko, la voix de Wotan refuse l’effet et l’autopromotion, elle préfère sans cesse revenir au sens, à la couleur, au dire, à la parole. C’est un Wotan qui chante comme dans Mozart, phrasé, sensibilité, poids des mots. Grands moments que ses interventions.
Voilà un Rheingold pétillant, effervescent, quelquefois délirant, qu’on suit avec difficulté peut-être (il faut avoir les yeux partout, et les oreilles rivées au plateau), un Rheingold qui distancie l’histoire sans trop la prendre au sérieux, comme dans les Comics, où le pétrole texan est toujours présent mais jamais central et où les personnages pris dans une agitation permanente, laissent glisser et passer tout ce qui sera déterminant plus tard. Voilà un Rheingold chanté correctement, mais dirigé d’une manière exceptionnelle, qui a stupéfié et émerveillé le public à un point rarement entendu dans la salle. Voilà un Rheingold mis en scène avec une rigueur et une précision incroyables, de ce travail scénique se détermine une direction musicale complètement en phase et en même temps vive, inventive, diverse, colorée, et un esprit de troupe, cohérente et engagée, au service de ce merveilleux dessin animé . Beau travail. Grand art. De l’Or.

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RHEINGOLD II le 10 août :

Et la magie vous reprend…

 J’avais vu deux Ring de Chéreau successifs, j’avais aussi vu des répétitions générales, puis les spectacles. C’étaient des péchés de jeunesse.

Comme Rossini, j’accomplis mes péchés de vieillesse et me voilà dans mon deuxième Ring à Bayreuth, à peine 10 jours après la fin du premier. Follie, dirait Violetta, mais je suis entouré de gens raisonnables qui font des aller-retour Salzbourg ou Prague pendant les jours libres, et au fond, une fois en Franconie, une fois perdus dans cette ville de Festival improbable, une fois en vacances et loin des soucis, tout est permis.
Les Festivals ont cela de particulier que vous ne pensez qu’à la représentation du soir et ne fait événement que le fait d’avoir croisé un membre de la communauté des wagnériens avec un béret Wagner, ou d’avoir vu déposer un os à moelle fleuri ou une rose blanche sur la tombe de Russ (le chien de Wagner, endormi à côté de ses maîtres). Bien entendu, je n’invente rien…
Alors, folie pour folie, ayant eu la chance de pouvoir voir deux Rings, et le premier m’ayant tout de même fortement secoué, me voilà reparti pour l’aventure.
Et Rheingold a été comme la première fois, une magnifique surprise, oui encore une surprise, pleine de vie, d’une fluidité rare, avec une troupe remarquablement engagée. J’ai trouvé l’orchestre peut-être encore plus fin, encore plus précis que la première fois (mais ce n’est peut-être qu’une impression), avec cette fois-ci  des moments suspendus où l’émotion a pris le pas sur l’analyse : image magnifique que celle de Loge remontant de Nibelheim, dans une image rougeoyante du matin, allumant une cigarette avec un fil sonore ténu à l’orchestre qui donnait à cette image banale en soi une poésie indicible.
La virtuosité de la mise en scène reste évidente, avec des moments prodigieux de vie (les tentatives de fuite de Freia, cherchant une solution, au téléphone, fouillant nerveusement dans la valise pour chercher son passeport, se dissimulant sous les couettes, tout cela dans un rythme endiablé), d’autres d’ironie : les géants, brutes épaisses, avec Fafner à l’étrange barbe presque goudronneuse et Fasolt plus humain, qui essaient de tout casser dans le malheureux bar mais qui ne sont pas au total bien méchants,  des géants qui ressembleraient à des mauvais garçons de journal de Mickey, des Rapetou.
L’installation très claire du parallèle Wotan/Alberich, qui sont tous deux propriétaires d’une station service, mais l’un avec Mercedes décapotable, l’autre avec roulotte miteuse installe du même coup un rapport de domination inversé, car Wotan est dominant d’emblée, sans or et sans anneau. Car l’or est conservé, l’or fait le costume de Mime, mais l’or n’est plus un enjeu; l’enjeu, c’est seulement Tarnhelm et Anneau conservés dans la caisse du bar…
Autre élément qui me fait encore gamberger : dans ce monde, Wotan reste celui dont on reconnaît la puissance, Alberich ne résistant pratiquement pas, comme si ils étaient déjà complices et qu’ils allaient mener ensemble la suite de l’histoire. Il reste que le passage au Nibelheim est pour moi un peu cryptique dans sa réalisation, c’est bien moins clair que le reste, mais cela permet de se réserver pour de futures visions.

Une idée vraiment séduisante est la libération de Mime qui dès que son frère est prisonnier veut vivre sa vie, qui s’enferme dans la roulotte et évidemment, annonce Siegfried. Les idées fusent, et il faut les attraper au vol, combien d’éléments m’avaient échappé à la première vision !
Du point de vue vocal, les hommes (et notamment les Dieux) me paraissent plus au point que les voix féminines, notamment Fricka (plus intéressante dans la Walkyrie) et Freia. Freia a une voix courte et sans grâce, alors que le rôle gagnerait à être plus valorisé du point de vue vocal, il ne faut jamais oublier que derrière une Freia, il y a au loin une Sieglinde.

Alberich est vocalement assez peu convaincant, ce qui est gênant vu l’importance du rôle ; il reste que nous sommes face à un Alberich faible et sans relief, et donc la voix peut correspondre au dessein de la mise en scène. Disons que c’est un heureux hasard
Enfin, musicalement, il y a un choix extraordinairement clair d’accompagner la scène, au sens d’un accompagnement musical cinématographique. La musique vit au rythme des pulsions de la scène. Grâce à Petrenko, on est de plain pied dans la Gesamtkunstwerk  car sa direction est inséparable de ce qu’on voit…et ce doit être d’autant plus étrange lorsqu’on entend cela en radio. Sans doute cette direction peut-elle apparaître insuffisamment spectaculaire ou démonstrative, mais en précision, en fluidité, en discours, en clarté, elle ne peut que convaincre, j’en ai eu encore la confirmation, après la deuxième écoute, c’est toujours inattendu, passionnant, vivant : voilà une direction profonde, fouillée, cherchant à donner du sens et pas seulement du son (suivez mon regard…).
Kirill Petrenko a encore été accueilli par un délire indescriptible aux saluts, et ce n’est que justice : cette direction est miraculeuse.

C’est donc reparti, avec le sourire, avec la joie chevillée au cœur.

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WIENER STAATSOPER 2013-2014: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 20 AVRIL 2014 (Dir.mus: Mikko FRANCK; Ms en scène: Andreas HOMOKI)

Elsa et le cygne ©Staatsoper/Pöhn
Elsa et le cygne ©Staatsoper/Pöhn

Une petite excursion à Vienne : à 2H30 de train de Salzbourg, il valait le coup de voir cette nouvelle production de Lohengrin, à cause d’une distribution prometteuse (Klaus Florian Vogt), à cause d’un chef qui mérite l’attention (Mikko Franck) et à cause d’une mise en scène qui a fait beaucoup parler, dédiée non aux amoureux des cygnes, mais à tous les amoureux de la Bavière, Tracht, culottes de peau et chapeaux à plume.
Et puis aller à Vienne, même pour une toute petite journée, c’est retrouver les cafés qu’on aime,  c’est respirer cet air un peu suranné qui ravit, et retrouver la Staatsoper avec tant de souvenirs étincelants (Claudio…).
La mise en scène de Andreas Homoki a décidé de laisser de côté toute référence au conte, à la magie, à l’irréel, et tout effet scénique spectaculaire.

Schwemme et coeurs votifs ©Staatsoper/Pöhn
Schwemme et coeurs votifs ©Staatsoper/Pöhn

Le décor est unique, une « Schwemme », une salle où les buveurs de bière se retrouvent, des cloisons de bois très rustiques, sans fioritures, des tables et un rideau reproduisant une image votive (saisie dans une église du Sud Tirol) représentant deux coeurs enflammés qui est aussi affichée au centre du décor qu’Elsa adore et qu’Ortrud détruira. En bref, rien qui ne puisse accrocher l’œil, adieu Cygne, adieu Cathédrale, adieu balcon d’Elsa, adieu lit nuptial.

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Staatsoper/Pöhn
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Staatsoper/Pöhn

Des costumes uniformes, Lederhose, Dirndl, petits tabliers, poitrines avantageuses des dames : en bref tout ce qui fait le charme d’un petit village bavarois rêvé, un monde clos, isolé, fermé, où les conflits s’exacerbent, voilà le cadre posé.

Heinrich der Vogler (Günther Groissböck)©Staatsoper/Pöhn
Heinrich der Vogler (Günther Groissböck)©Staatsoper/Pöhn

Un roi bien impuissant qui fait un peu penser (quand il a son chapeau décoré du fameux “Gamsbart”) au Ludwig de Visconti visitant la taverne nocturne que fréquentent ses serviteurs, sauf que la silhouette gracile d’Helmut Berger n’est pas exactement au format de Günther Groissböck.
Certes l’idée de Homoki, qui construit un monde clos où les rapports sont tendus, où les clans se dessinent, où le groupe a tant d’importance est loin d‘être absurde. La culture du groupe est importante en Allemagne, et en être exclu est délétère : ainsi le costume marque-t-il l’appartenance ou l’exclusion et devient-il essentiel dans cette vision : les exclus, ceux qui sont hors du groupe sont sans costume, ils sont en chemise ou sous-vêtements, chemise de nuit

Elsa (Camilla Nylund) et Lohengrin (Klaus Florian Vogt) acte I ©Staatsoper/Pöhn
Elsa (Camilla Nylund) et Lohengrin (Klaus Florian Vogt) acte I ©Staatsoper/Pöhn

(Lohengrin, à son apparition ou le petit Gottfried qui apparaît comme le double de Lohengrin à la fin), combinaison (Elsa au départ). Puis, vainqueurs au combat, Lohengrin et Elsa réintègrent le groupe en revêtant l’habit bavarois traditionnel, tandis qu’Ortrud et Telramund se retrouvent déshabillés, en chemise et caleçon pour l’un, en combinaison pour l’autre. Signe de réintégration dans le groupe, Elsa, apporte elle-même à Ortrud son Dirndl écarlate pendant leur duo du 2nd acte. Le costume fait fortement sens dans cette mise en scène.
Evidemment, ce n’est jamais dit, jamais explicite mais tout le monde y pense: ce petit monde bavarois et fermé, ce monde où le groupe boit des bières et fête le chef ou le sauveur, renvoie à ce que pouvaient être les petits groupes qui donnèrent naissance à Munich au nazisme, à ces réunions de la Hofbräuhaus. Un Lohengrin pré-nazi en quelque sorte…assez banal malgré tout.
Beaucoup de mises en scène ont déjà souligné dans Lohengrin l’idée du Sauveur (Lohengrin et Parsifal, même combat – et même famille) , qui va conduire le Brabant à la victoire, mais le texte fait aussi allusion à la défense de l’Allemagne contre les hordes de l’Est : c’est le sens de cette fameuse strophe du monologue final de Lohengrin, souvent supprimée (même à Bayreuth) qui a créé la délicieuse polémique viennoise et conduit le chef Bertrand de Billy, qui voulait diriger l’intégrale sans coupures, à renoncer.
Il y a donc bien dans Lohengrin quelques relents nationalistes, ce qui peut se comprendre au moment où l’Allemagne est en train de prendre conscience d’elle-même et une volonté politique d’affirmer une germanité du Brabant (aujourd’hui francophone, mais bon…il y a des territoires germanophones à l’Est de la Belgique et de l’Escaut) ; Homoki associe germanité et clichés sur la germanité : c’est souvent la Bavière qui, par mouvement métonymique, prend la place de l’Allemagne dans l’imaginaire des non-germaniques. Et ce n’est pas si mal vu si l’on veut démonter/démontrer certains mécanismes.

Telramund (Wolfgang Koch) et Ortrud (Michaela Martens) avant la déchéance (Acte I) ©Staatsoper/Pöhn
Telramund (Wolfgang Koch) et Ortrud (Michaela Martens) avant la déchéance (Acte I) ©Staatsoper/Pöhn

Dans tous les cas, il y a dans ce travail un point original, c’est le traitement du personnage de Telramund, vu comme un être en déchéance, dégradé, presque vulgaire, sorte de grosse brute qu’on ne peut prendre au sérieux dans son caleçon blanc et ses gros rangers et qui détonne fortement dans le bel ordonnancement des costumes verts de l’ensemble des hommes. C’est lui l’image même du looser, alors que sa femme, même vaincue à la fin, garde la dignité de celle qui plus ou moins a toujours mené le jeu.
La mise en scène, huée je crois à la Première, n’est pas insupportable, mais n’apporte pas une véritable idée neuve dans la vision de l’œuvre. Là où elle est digne d’intérêt, ce n’est pas dans ce qu’elle dit, mais dans la manière dont elle le fait dire, et notamment la manière dont cet espace unique est adapté, agencé, la manière dont les chœurs sont disposés, dont les tables sont utilisées, la manière dont les rapports entre les personnages sont mis en valeur : tout cela est bien fait, très maîtrisé et montre qu’Homoki est un grand professionnel de l’espace : un espace qu’il sait gérer, avec fluidité, avec sens, avec une certaine élégance aussi.
Bien sûr, le cygne est un cygne de plastique qu’on brandit comme une sorte de Graal autour duquel s’organise une danse vaguement bachique..effets de la bière sans doute ?
Bien sûr pendant le prélude, on nous repasse les épisodes précédents, mort du père d’Elsa, mariage raté de Telramund et d’Elsa, Fuite d’Elsa devant Telramund et situation d’isolement d’Elsa et de son frère.
Bien sûr Homoki en faisant un Lohengrin sans rêve replace l’action dans un récit plus linéaire, et fait du moment du drame au lever de rideau le point ultime et culminant, comme dans les bonnes pièces de théâtre.
Bien sûr, bien sûr…rien n’est stupide, rien n’est contredit par l’histoire mais au total cela tombe souvent un peu à plat.

Du point de vue musical, l’impression est contrastée, mais globalement assez positive.
Contrastée parce que on alterne moments très convaincants et moments qui laissent dubitatifs. Comme le prélude à l’orchestre, assez décevant, manquant d’épaisseur et d’âme, relativement plat, comme le Telramund de Wolfgang Koch, notamment au premier acte, très parlé, quelquefois crié, avec un chant peu élégant qui efface totalement le côté aristocratique du personnage. Le deuxième acte, plus chanté, où la voix sort mieux, où le personnage s’affirme, où le constat de la déchéance s’accompagne de son refus et de sa révolte, passe beaucoup mieux et finalement Wolfgang Koch remporte un très grand succès, mais je concède qu’il ne m’a pas totalement convaincu.

Wolfgang Koch (Telramund) Michaela Martens (Ortrud) aux saluts
Wolfgang Koch (Telramund) Michaela Martens (Ortrud) aux saluts

L’Ortrud de Michaela Martens en revanche est inutile : valait-il la peine d’aller chercher cette chanteuse américaine qui n’a pas l’intelligence du texte, qui n’a jamais la puissance, qui n’a jamais l’expression ni l’expressivité : un chant sans personnalité, une voix sans vraie projection, et qui se resserre à l’aigu, ce qui en fait une Ortrud sans relief aucun.

Heerufer (Detlef Roth) ©Staatsoper/Pöhn
Heerufer (Detlef Roth) ©Staatsoper/Pöhn

Le héraut de Detlef Roth m’a surpris par la difficulté apparente à placer sa voix, à projeter, ce qui est gênant pour un rôle de héraut. La mise en scène en fait un porteur de serviette (le portaborse), une sorte de fonctionnaire un peu pâle : la voix elle-même semble accompagner cette image : décevant pour un chanteur qu’on apprécie habituellement.

Le roi Henri L’Oiseleur de Günther Groissböck ne m’est pas apparu non plus dans sa meilleure forme, peut-être le rôle convient-il moins à sa voix:  l’aigu manque d’éclat, la voix peine quelquefois à s’affirmer et même à se projeter. Il reste que ce chanteur garde des qualités bien connues de diction et de présence, même si ce dimanche il n’était pas dans son meilleur jour.
Camilla Nylund en revanche répond comme toujours aux attentes, avec une Elsa sensible, intense, à la belle ligne de chant, poétique et très présente. Voilà une artiste qui soit en Rusalka, soit en Elisabeth, soit en Elsa, réussit toujours ses incarnations. La voix est homogène, le timbre est séduisant, l’interprétation toujours réussie : une garantie. Et cette Elsa donne une réplique remarquable à Klaus Florian Vogt, un Lohengrin décidément de référence, pour qui aime cette voix étrange, nasale, au timbre aigu, voire presque féminin, mais avec une délicatesse, un sens du mot, une expressivité exceptionnels pour le rôle. Pour Lohengrin, ces caractères conviennent parfaitement. Je l’avais entendu plusieurs fois à Bayreuth où il était enthousiasmant. Il n’est pas sûr cependant que cette voix si particulière convienne à d’autres personnages.  Mais il reste vraiment un Lohengrin presque idéal pour mon goût.

Mikko Franck
Mikko Franck

Quant au jeune Mikko Franck, qui faisait ses débuts dans la fosse viennoise, il a convaincu le public qui lui a fait une ovation. Après la déception du prélude, on ne peut pas vraiment identifier une interprétation définie à ce travail, du moins je n’y ai pas vraiment lu d’intentions claires : mais ce qui est clair en revanche, c’est qu’il a l’orchestre bien en main, qui lui répond avec à propos, et qui le suit. Il domine la masse orchestrale, et avec des tempos souvent très (trop ?) rapides : il  dispense une énergie peu commune, une vraie dynamique, quelquefois même un tantinet trop fort (prélude du 3ème acte vraiment trop spectaculaire, ou trop démonstratif). C’est cette vitalité qui frappe, une vitalité convaincante, même si cela peut nuire à une vision plus lyrique, plus apaisée, moins haletante et plus poétique. Il reste qu’avec l’orchestre vraiment magnifique, clair, au son exceptionnel (c’est l’orchestre des grands soirs) et le chœur splendide tout au long de l’opéra, une fois de plus on constate – un truisme, une banalité – que Vienne est une très grande maison musicale.
Même si on n’atteint pas les sommets de Barenboim à la Scala avec Kaufmann, même si je préfère la vision de Guth à celle d’Homoki, c’était un assez beau soir, avec quelques réserves, mais tout de même: voilà les débuts couronnés de succès d’un chef prometteur, ce qui est vraiment notable. Ce n’était pas évident de convaincre dès le départ dans une œuvre et une salle où les fantômes sont nombreux. La polémique a servi à faire émerger un chef, et c’est heureux, Dominique Meyer peut être de ce point de vue très satisfait.
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Camilla Nylund & Klaus Florian Vogt
Camilla Nylund & Klaus Florian Vogt

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 7 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Saluts le 7 décembre
Saluts le 7 décembre

Pendant que la Scala est en effervescence pour sa Traviata d’ouverture, comme chaque année le 7 décembre, j’ai décidé de prendre au vol le billet “Stehplatz”, place debout, qu’un ami m’a proposé pour revenir à Munich me replonger dans Strauss et vérifier si la dernière représentation de la série de Frau ohne Schatten valait ou non l’antépénultième…Ce type de petite folie est tout de même rare, et montre à quel point j’ai été saisi par cette production la semaine dernière. J’aurais bien assisté à Tosca la veille, dirigée aussi par Kirill Petrenko, avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dont on m’a dit “Petrenko, il va falloir maintenant tout faire avec lui” …mais les devoirs professionnels qui ont quelquefois la priorité en ont décidé autrement.
Par ailleurs, je vais voir La Traviata dimanche prochain 15 décembre, quand les eaux de cette mascarade sociale qu’est la Prima (qui permet quand même de substantielles recettes au théâtre, et qui fut malgré tout quelquefois émouvante) se seront calmées et qu’on pourra peut-être laisser place à la musique, plutôt qu’aux ragnagnas de Monsieur Beczala ou aux regrets éternels, répétés, répétitifs et lassants de l’équipe du Corriere della Grisi.

Rien de tout cela à Munich: j’observais encore le public hier, très varié, du très chic au très cool ou casual, très disponible, très ouvert (un triomphe avec des rappels à répétition), et pas une réaction devant la projection initiale de 4 minutes du film de Resnais (je le rappelle, l’Année dernière à Marienbad qui date de 1961, deux ans avant la réouverture du Nationaltheater marqué par une production de Frau ohne Schatten dirigée par Joseph Keilberth qui existe en CD (Inge Borkh, Ingrid Bjoner, Martha Mödl, Dietrich Fischer-Dieskau, Jess Thomas), sorte de tremplin étrange pour les premières notes de l’opéra.

Ainsi donc, revoir cette Frau ohne Schatten dont jusqu’ici je n’ai pas entendu un seul écho négatif, m’a permis d’approfondir mon regard sur la mise en scène, de constater encore une fois qu’en Kirill Petrenko, nous tenons un Maître, et de méditer sur l’équipe de chanteurs, légèrement moins en forme ce samedi 7 que dimanche dernier 1er décembre, mais valeureuse néanmoins.
Encore une fois, il faut revenir sur l’orchestre et sur l’incroyable interprétation entendue à Munich: c’est bien l’orchestre et Petrenko qui tiennent l’édifice, non qu’il s’écroulerait avec un autre chef, mais il provoquerait sans doute des jugements plus contrastés sur les chanteurs: ils ne seraient pas plus mauvais, mais ici l’orchestre emporte à ce point l’adhésion qu’on n’arrive pas à s’attacher à tel ou tel défaut, à telle ou telle couleur à tel ou tel aigu. Avec un orchestre même très honorable, mais moins passionnant, le mélomane tatillon fouillerait sans doute de manière plus marquée les qualités du chant et aussi les questions qu’il pose.

Des chanteurs valeureux, une distribution solide, mais pas forcément idéale

L’équipe réunie représente aujourd’hui non ce qui se fait de mieux, mais ce qu’on voit le plus fréquemment dans cette oeuvre:  des chanteurs très respectés et souvent excellents.
Pour tous (peut-être moins pour Botha), l’aigu est un problème: non pas que les notes hautes ne soient pas là (il en faut beaucoup!), mais elles sont pour chacun des artistes  “à la limite”, les sons y semblent plus métalliques, voire légèrement savonnés ou criés. Le cas de Deborah Polaski a déjà été évoqué. Son rôle (Die Amme: la nourrice) est essentiel, elle le tient merveilleusement en scène, mais les deux premiers actes sont pour le moins irréguliers, graves détimbrés, problèmes de volume, aigus tirés. La voix est bien plus présente au troisième acte (meilleur que la semaine précédente), avec son dramatisme, avec de beaux aigus, et aussi une ductilité qu’on avait oubliée.
Ces irrégularités, est-ce si grave? Je ne pense pas, tant le personnage existe, tant l’engagement est grand, tant l’artiste est présente.
Il reste que le choix d’un soprano en fin de carrière pour un rôle de mezzo dramatique peut se comprendre, mais aussi se discuter:  on imagine ce que Waltraud Meier eût pu faire de ce rôle si elle l’avait chanté. La couleur vocale du mezzo complèterait la palette de voix féminines et peut-être une voix plus grave aurait-elle mieux convenu qu’un soprano dramatique au crépuscule de sa carrière…Marjana Lipovček, Hanna Schwarz, Elisabeth Höngen, Ruth Hesse, Reinhild Runkel et Regina Resnik, sans doute la plus saisissante des Nourrices (avec Solti en 1967, elle y est fabuleuse, renversante) ont chanté le rôle, et ce ne sont pas des sopranos…
Pour Elena Pankratova et Adrianne Pieczonka, le cas est différent. Pour faire bref, la femme du teinturier est en principe confiée à une Elektra, et l’Impératrice à une Chrysothemis, c’est à dire des sopranos dramatiques à la couleur différente, bien que certaines aient chanté les deux rôles (Gwyneth Jones par exemple, qui un soir à Zurich a dû affronter les deux en même temps le même soir pour remplacer une collègue malade). Il faut en principe pour l’Impératrice outre les aigus redoutables, une certaine souplesse vocale (Cheryl Studer, qui se disait colorature dramatique d’agilité l’a chantée) qui permette d’affronter le réveil du premier acte, qui est l’un des moments les plus délicats du rôle, à froid (la plus grande fut Rysanek, mais Behrens y était magnifique). Pour la teinturière, il faut des aigus assurés et une voix très large (Nilsson, Jones, Borkh, Herlitzius etc…), c’est des trois femmes le rôle le plus spectaculaire, notamment au deuxième acte. Elena Pankratova a la personnalité qu’il faut dans cette mise en scène et le personnage que lui construit Warlikowski lui convient, alors qu’il ne collerait pas à Evelyn Herlitzius, qui a un physique  et un style de jeu complètement différents. Elena Pankratova peut le faire, mais elle a un format vocal qui n’est pas celui d’Elektra, et cette puissance un peu surhumaine lui manque. Elle est remarquable scéniquement, mais la vocalité n’est pas à 100% convaincante, même si elle est bien meilleure à Munich qu’elle ne le fut à Milan, où Guth ne lui demandait pas grand chose (il préférait l’Impératrice).
Adrianne Pieczonka a un timbre somptueux, une voix ronde et pleine, très à l’aise dans un registre central étendu, mais là aussi, les choses ne fonctionnent pas toujours à l’aigu,: la semaine dernière elle a raté sa fin, cette semaine, elle a raté (un peu) le début – le réveil -. Elle était en tous cas moins en forme, même si l’artiste reste magnifique. La voix qui au début de sa carrière (il y a une dizaine d’années) était belle “sans plus” et sans vraie personnalité (sa Maréchale entendue à la Scala n’avait aucun caractère), a mûri et pris de la couleur,  il en résulte une belle prestation, même si l’ensemble manque de réserves pour un rôle aussi exigeant, mais pour des raisons différentes de la précédente.
J’essaie, je le répète, de détailler après une seconde audition qui m’a enchanté et ensorcelé comme la semaine dernière, mais qui par force, concentre l’attention sur des détails plus fouillés, tant le premier contact avec la production secoue et fait naître immédiatement le besoin de revoir, de vérifier pour bien identifier l’endroit où l’on est.. Une seconde vision s’est imposée, peut être plus analytique, mais non moins bouleversante, non moins étonnante, non moins prodigieuse par moments.

Du côté des voix d’hommes, c’est sans contexte plus convaincant, car on a les voix qu’il faut pour les rôles: les formats sont là. D’abord, confirmation, le Geisterbote de Sebastian Holecek est vraiment remarquable, on s’en aperçoit dans la première scène lorsqu’il chante “Einsamkeit um dich/das Kind zu schützen”, puis dans le troisième acte, quand il réapparaît (Den Namen des Herrn/Hündin) face à la nourrice: joli timbre, voix souple et profonde à la fois, vraie présence.
Johan Botha est la voix presque idéale pour le rôle de l’Empereur. Malgré des aigus la semaine dernière très légèrement tirés, il a été hier soir vraiment un Empereur de référence. Le rôle lui va assez bien car il n’exige pas un engagement scénique fort (moins que pour Barak en tous cas), et il peut chanter ses interventions (à chaque fois un grand monologue au premier acte, au deuxième acte, et enfin un duo au troisième) sans nécessité d’un engagement fort, car l’Empereur est un rôle de présence/absence; il est Empereur/chasseur; ce n’est pas un hasard si Warlikowski travaille sur les rapports du couple, à la fois tendres et heurtés. Chaque apparition au milieu de ses faucons qui constituent son monde, grâce auxquels il a pu transformer la gazelle en Impératrice, en est l’indice: en faisant jouer les faucons par des enfants masqués, Warlikowski souligne avec habileté à la fois la solitude de l’Impératrice (l’Empereur, lui, est toujours entouré de ses faucons), mais aussi la substitution des enfants (qu’il n’a pas) par les faucons (qu’il a). Sa douleur initiale est d’avoir blessé son faucon rouge parce qu’il avait effleuré l’Impératrice-Gazelle;  ce monde qui l’entoure fait qu’il ne peut comprendre l’Impératrice et son désir de procréation: ce n’est pas son problème. L’Empereur est mari parce que chasseur, (wenn ich jage, es ist um sie, und aber um sie) c’est avec ses armes de chasse (l’arc, l’épée, mais aussi le poing) qu’il cherche à tuer l’Impératrice parce qu’il doute d’elle. Essentiellement sollicité par de longs monologues très lyriques, Johan Botha propose un Empereur au timbre délicat (qui lui convient bien mieux qu’Otello ou Siegmund), une sorte de figure essentiellement musicale et en fait un être à part. Un rôle pour enregistrement…
Au contraire de Barak, qui se caractérise par humanité et bonté: notamment -par la manière dont il s’occupe de ses insupportables frères pour lesquels Warlikowski gauchit le livret, remplaçant les tares physiques par des marqueurs sociaux/mentaux (un bandit, un homosexuel, un handicapé mental), ce qui donne l’occasion à Barak d’habiller son plus jeune frère handicapé, avec une douceur et une sollicitude qui font lire immédiatement le personnage de manière positive et qui vont rejeter sa femme dans la sphère du négatif (au moins au départ). Cette humanité, je l’ai déjà souligné la semaine dernière, correspond à une couleur vocale qui fait de ce Barak non un personnage spectaculaire (au contraire de sa femme), mais plutôt d’humeur égale – à peine lève-t-il lui aussi son épée sur son épouse, pour l’abaisser aussitôt. Ce qui veut dire en traduction vocale un soin tout particulier sur le discours, sur les mots, sur la couleur, et ce qui veut dire aussi qu’on ne s’aperçoit pas forcément des tensions du rôle tant Wolfgang Koch aplanit les aspérités. Il y a dans le rôle des aigus tendus, qui sont bien tenus, mais on ne s’en apercevrait presque pas, tant l’accent est mis sur le discours global, sur le développement d’un profil plus que sur des éléments singuliers. Wolfgang Koch n’est pas un chanteur expansif, c’est un chanteur plus intérieur, qui sert très bien la vision du personnage de brave type que veut imposer le metteur en scène: il n’impressionne pas, mais il émeut et obtient un énorme succès auprès du public.
Au contraire de l’Empereur, Barak est toujours en action, toujours en dialogue, toujours en discussion, il n’est pas à part, mais complètement immergé dans le quotidien, et l’opposé exact de l’Empereur. Pour souligner cette opposition, Warlikowski en fait le teinturier de l’Empereur: il vient chercher la nappe et les serviettes de la table dressée juste avant la Verwandlung (le changement de décor) du premier acte; il apparaît sortant de l’ascenseur, on lui donne l’ensemble du service et il reprend l’ascenseur pour redescendre (monde d’en haut et d’en bas matérialisé par cet ascenseur qui sans cela n’aurait aucune fonction dramaturgique).  L’espace se dessine dans haut/bas, ainsi, on l’a vu la semaine dernière, que dans le contraste premier plan (bois)/arrière plan (carreaux), et gauche(jardin: Impératrice)/droite (cour: Teinturière), mais aussi sol en miroir (arrière-plan, divin) et plancher (premier plan, humain – par son désir d’enfants, l’Impératrice se rapproche de la sphère humaine, ce que Warlikowski comprend si bien à la scène finale).
J’ai évoqué plusieurs fois la qualité de la troupe de Munich, mais je voudrais aussi souligner les chœurs (adultes et enfants confondus) et  les artistes qui chantent en “off”, sans jamais un décalage, avec une précision qui provoque l’admiration, “l’ambiance” si particulière de ces soirées leur est aussi redevable ô combien: il n’y a pas une brique qui ne fasse sens dans cette production.

Une mise en scène sur la complexité, mais parfaitement lisible

Revoir la mise en scène permet évidemment de noter des détails qui avaient échappé à la première vision. Les relever tous n’a de sens que si l’on s’adresse à des gens qui ont vu le spectacle; je l’attacherai donc, plus nettement peut-être que la semaine dernière, à marquer les caractères de ce travail qui m’apparaît comme un des plus accomplis de Warlikowski, respectueux du livret, très attentif à en rendre tous les possibles et tous les aspects, réussissant à faire en sorte, dans cet espace hyperréaliste fait de bois, de carreaux de céramiques, de lumières crues, de quelques meubles, de machines à laver, de tables de cantines en formica, que ce bric à vrac apparaisse étonnamment logique, étonnamment cohérent, faisant de chaque objet un sujet: la table, qui devient foyer pour les poissons de la fin du premier acte, retirés de l’aquarium du salon de l’Empereur. Le lit du couple Barak/teinturière un lit presque obsessionnel au premier plan, mais un lit qui n’est que sommier et matelas à nu, mais qui surtout se divise en deux lits jumeaux qui se séparent dès que la teinturière a des velléités de vivre sa vie.
De même la vision de l’arrière plan, espace rêvé, espace multidimensionnel, fait d’ombres (évidemment), de reflets, un monde qui se réfléchit au sol, et donc qui se voit aussi inversé, un monde où les temps se heurtent, passé (gazelle, faucon rouge, petite fille rousse représentant l’Impératrice enfant  traversant régulièrement la scène au gré des rêves et des obstacles) passé même lointain, où Keikobad est vu comme un vieillard sans âge comme ses ses serviteurs au profil si anguleux qu’ils ressemblent à des faucons vieillis, mais un monde aussi du présent, hic et nunc: l’envoyé des esprits dans un bureau servi par deux secrétaires minuscules -enfants adultes qui n’auraient pas grandi, le teinturier qui sert l’Empereur; un espace unique où se heurtent plusieurs dimensions qui se croisent (temps et espace, mais aussi image et réalité), structuré par une poésie de correspondances entre des images  sublimes comme le final du second acte, totalement étourdissant, avec cette eau qui se déverse, das Wasser des Lebens (l’eau de la Vie, comme dans le conte de Grimm)  dont il va être si souvent question dans l’acte III, une eau déchaînée au final du second acte, étrangement apaisée au début du troisième: le duo teinturière/Barak se déroule au fond de cette eau où s’enfoncent animaux (cheval),  corps, armes: en bref la catastrophe produite par l’acte précédent, l’acte du désordre, l’acte de la déconstruction, l’acte du chaos.
Le troisième acte  est au contraire un retour à l’humanité, car les dieux sont à leur Crépuscule, et le temps presse (une horloge marque l’heure exacte du spectacle, bien en vue) et cette heure avance inéxorablement). Keikobad ne peut plus rien pour sa fille:  la petite fille rousse et l’Impératrice adulte sont lovées dans un coin au fond du décor: quand l’Impératrice essaie de se rapprocher de son père Keikobad, celui-ci plié sur la table de la table esquisse un mouvement de la main vers sa fille, mais ils se se touchent pas, scène vraiment très forte sur l’impossibilité et la solitude.
Le retour à l’humanité n’est qu’un retour aux mythes humains, à la vacuité bourgeoise par laquelle se termine l’opéra, les enfants qui étaient eux aussi autour de la table s’éloignent et les quatre personnages semblent se dire “et maintenant?”.  Un final sans fin, tant les personnages qui ont atteint leur but, ou du moins sont revenus à une normalité semblent au contraire vidés, sans but, sans propos. Le propos, il s’affiche par ces enfants qui conduisent les adultes comme dans Zauberflöte, il s’affiche sur les murs, c’est le monde d’ici-bas, avec ses faux mythes et ses vraies croyances, le monde qui littéralement se fait ici son cinéma: un cinéma qui est un motif permanent du travail de Warlikowski, où il puise les chemins de ses mises en scène, mais qui fait aussi système interne de références qui construit un fil de cohérences : les profils de vieillards, qui rappellent la maison de retraite d’Alceste, Marilyn et King-Kong qui renvoient à L’Affaire Makropoulos, l’utilisation d’un extrait de film, qui renvoie à Parsifal. Les autocitations (il y en a d’autres, notamment dans certaines silhouettes humaines) ne sont jamais gratuites: elles s’insèrent dans une dramaturgie à plusieurs entrées, qui est une dramaturgie de la complexité, une complexité pourtant d’une grande lisibilité, d’une clarté qui en ferait presque un travail classique, de ce classicisme de la modernité bien comprise qui est tout sauf provocation. Warlikowski nous renvoie à un monde où rêve et réalité, espace et temps, image et chair, surface et profondeur se répondent en un système d’échos subtils qu’on perçoit, qui font question, mais pour lesquels on n’a pas envie de comprendre, un monde de signifiants qui ne connotent pas toujours des signifiés, mais en même temps qui est monde de poésie et poésie du monde, un monde de l’évocation où évocation fait compréhension, un monde du senti.

Une direction musicale d’exception

Kirill Petrenko le 7 décembre 2013
Kirill Petrenko le 7 décembre 2013 (vu de loin…)

Une fois de plus, hier soir, le public, les amis avec qui je partageais ces moments, nous sommes restés frappés par le travail inouï à l’orchestre, qui, je m’en rends compte en écrivant ces lignes, répond parfaitement à ce que je viens d’écrire sur Warlikowski. À ce monde de la complexité évoqué par Warlikowski correspond (au sens baudelairien du terme) une lecture de la partition qui en souligne les complexités et les systèmes d’échos, les influences, mais qui en même temps est toujours lisible, claire, où chaque phrase musicale est sculptée, isolée, soulignée, et jamais appuyée: il faut aussi saluer les solistes de l’orchestre, impeccables, nets, quels que soient les pupitres. Une direction dynamique et unitaire, jamais fragmentée, et qui pourtant miroite de mille détails, où l’on ne se pose jamais les questions traditionnelles, par exemple celle du tempo, parce que le tempo est au service du discours, et que ce discours là est si cohérent avec la scène, si fluide, si juste qu’on ne peut qu’accepter tous les choix comme l’évidence. Ce qu’on remarque, c’est la profonde unité de ce travail, un travail dont on lit la composition, un travail qui donne à voir la partition, je dis bien voir, avec ses cohérences et ses méandres et en même temps qui ne se laisse jamais aller à la complaisance, qui ne fait pas du Strauss crémeux ou sirupeux: jamais une phrase particulièrement séduisante (et combien il y en a dans Strauss!) ne s’étend, ne se montre, n’est mise en scène comme chez certains chefs qui font du “regardez comme c’est beau”, une lecture où  chaque détail prend sens au sein d’une vision d’ensemble. Il y a à la fois la “Sachlichkeit” l’objectivité -rappelons que c’est l’époque de la naissance de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit)- , et incontestablement le lyrisme, mais un lyrisme, né d’un discours, né d’une pensée, mais pas d’une volonté démonstrative de sucrer le propos pour faire naître les larmes. Les larmes viennent seules, de tant de musique, de tant d’énergie, de tant de dynamique, de tant de poésie. Vraiment, il y a très longtemps qu’à l’opéra je n’avais entendu un chef aussi totalement convaincant, et surtout indiscutable, comme si après ça il n’y avait plus rien à dire. On sentait bien naguère à Lyon après les Pouchkine/Tchaïkovski, ou après le Tristan und Isolde qu’on avait affaire à un grand chef, qui avait su transfigurer l’orchestre, mais cette fois, c’est une étoile qui est née.

Au terme de ce (trop) long propos,  je m’aperçois combien il doit être fastidieux à qui n’a pas vécu ces moments exceptionnels. Mais quand j’écoute ce qui se dit et s’écrit (déjà) çà et là sur La Traviata à la Scala, les considérations médiocres d’opportunité médiatique, mais peu artistiques, quand je vois comment certaines productions ne laissent aucune trace, s’accumulant comme un mille-feuilles sans goût et indigeste à force d’être compact et gris, je me dis qu’hier soir et dimanche dernier, et sans doute les autres soirs, quelques milliers de personnes ont vécu fortement pendant 4 heures; il fallait voir les gens de tous âges et de toutes conditions heureux d’avoir des places, même debout,  et à la sortie heureux d’avoir entendu quelque chose d’exceptionnel: que de sourires et de joie dans le public. Et donc, si j’ai fait long, c’est que je suis un Wanderer amoureux , et que je crois au partage. Je souhaite que les amoureux de l’opéra et ceux qui sont en train de le devenir, n’hésitent jamais à économiser dix spectacles médiocres ou passables vécus là où ils sont pour mobiliser la dépense  au profit d’un moment d’exception ailleurs : c’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre, selon la belle phrase de Stendhal, ces moments-là diront la vérité sur l’opéra, qui est tout sauf un art mondain.
Hier, dans ce théâtre qu’il a tant marqué, je pensais à Wagner et à son concept de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale: on a jamais mieux dit l’opéra depuis.[wpsr_facebook]

Kirill Petrenko salue
Kirill Petrenko salue

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 1er DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Richard Strauss est né à Munich: il est ici chez lui. Mais il est aussi chez lui à Vienne, parce que de Vienne sont sorties les plus grandes distributions et interprétations de ses oeuvres, et il est chez lui à Salzbourg, parce qu’il a fondé le Festival, avec Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt. Trois lieux de référence où il faut aller pour entendre (en principe) les œuvres de Richard Strauss comme il se doit.
La Bayerische Staatsoper a été marquée dans les cinquante dernières années par deux chefs, Wolfgang Sawallisch, qui a dirigé plus ou moins l’opera omnia et qui partagea avec Karl Böhm le titre de chef de référence pour Strauss, et Carlos Kleiber, pour des Rosenkavalier qui firent les beaux soirs, je veux dire les soirs inoubliables et incandescents du Nationaltheater.
Il n’est pas facile de monter Die Frau ohne Schatten: le livret est complexe et nécessite un authentique metteur en scène, la luxuriance de l’orchestre exige un chef de grand métier très familier de ce répertoire (ou simplement un très grand chef) et pour les chanteurs, comme pour Trovatore du côté italien, il suffit d’avoir le plus grand ténor, les deux plus grands sopranos, la plus grande mezzo dramatique et le meilleur baryton du répertoire allemand pour réussir son coup.
J’ai aimé les deux dernières productions que j’ai vues (en mars 2012) celle de la Scala (Marc Albrecht et Claus Guth) et celle de Vienne (Franz Welser-Möst et Robert Carsen). On retrouve ce soir quelques éléments des deux distributions (Johan Botha, Adrianne Pieczonka, Wolfgang Koch).
C’est un triple événement qui marque cette nouvelle production à Munich. D’une part, cinquante ans ont passé depuis la réouverture du Nationaltheater restauré (1963), avec justement une production de Die Frau ohne Schatten de Rudolf Hartmann, dirigée par  Joseph Keilberth. La nouvelle production de la saison en marque l’anniversaire. D’autre part, c’est la première apparition de Kirill Petrenko comme Generalmusikdirektor, succédant à Kent Nagano, qui a choisi ce pilier du répertoire maison pour carte de visite initiale. Enfin, la production succède à une pâle production japonaise de Ennosuke Ichikawa, et risque de faire parler d’elle puisque Nikolaus Bachler l’intendant (autrichien) de la Bayerische Staatsoper l’a confiée à Krzysztof Warlikowski et à sa décoratrice Malgorzata Szczesniak à qui l’on doit la Médée de la Monnaie que le public parisien a vue (et huée) l’an dernier au TCE., et qui ont signé quelques unes des belles productions de l’Opéra de Paris du temps de Mortier, Iphigénie en Tauride à Garnier en  2006,  Parsifal en 2008 qui avait scandalisé les bonnes âmes et que l’on s’est empressé de mettre stupidement au trou,  le Roi Roger de Szymanowski en 2009 et une Affaire Makropoulos (2007) qu’on vient de revoir en septembre/octobre dernier.
De fait, la production fera sans doute parler, car elle fait partie de ces spectacles dont on sort totalement ébloui, totalement fasciné, et totalement prisonnier, avec une envie de revenir, de réécouter, de revoir, de vivre et de revivre. Cela faisait des années que je n’avais pas senti de larmes embuer mon regard lors d’un opéra de Strauss, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, de ces larmes d’émotion, mais aussi de joie intense et profonde. Mes larmes coulaient et je souriais: je me suis revu dans la même salle, avec Kleiber (dans Rosenkavalier) au pupitre: j’ai enfin entendu Strauss comme j’aime, comme j’attends depuis des années, c’est à dire depuis Böhm, Kleiber et Sawallisch car enfin il y avait un chef de cette race pour Strauss ce soir, un chef attentif à tout qui a fait scintiller cet orchestre de tous ses feux, qui l’a fait sonner comme rarement je l’ai entendu, qui a fait de chaque moment soliste (et il y a en tant dans  Frau ohne Schatten) un moment d’éternité lumineuse, qui a su retenir le son quand il fallait, qui l’a fait s’épanouir avec une dynamique, une énergie inouïe, et en même temps une sensibilité, un soin extraordinaire donné au volume, à la couleur: oui les larmes venaient et coulaient parce qu’un Strauss comme cela provoque immanquablement l’émotion. Réentendre le final du premier acte, à faire fondre la pierre, réentendre l’intermède aux cordes solistes qui précède la scène de l’Empereur au second acte. Réentendre les bois au début du troisième acte, clarinette, hautbois, basson à tournebouler le plus blasé des spectateurs! Petrenko laisse s’épanouir les instruments solistes, et les dirige en les accompagnant comme s’ils étaient des voix humaines.
Aux entractes, les gens se regardaient, un peu interdits, tellement surpris d’entendre enfin Strauss, ou enfin un Strauss miroitant de pointes de diamant quelques fois acérées, un Strauss qui alterne moments chambristes et moments extraordinairement symphoniques, un Strauss qui laisse respirer longuement et sensuellement la mélodie, qui vous tient en haleine, et vous empêche de respirer tant vous retenez votre souffle, un Strauss qui éblouit par tant de sons qui sont autant de moments, un Strauss à mi chemin exact entre le post romantisme et l’école de Vienne, un Strauss qui dialogue aussi bien avec le premier Schönberg que le jeune Hindemith: on avait oublié que Strauss était la vie, bouillonnante, contrastée, violente et sensible, et émouvante, et tellement humaine. Merci à Kirill Petrenko qui vient de se projeter au sommet, et dont l’interprétation écrase littéralement(presque) tous les Strauss entendus ces dernières années: enfin une direction qui a du sens, enfin un orchestre qui parle, qui est un personnage, qui n’accompagne pas mais qui est la scène et le drame même, qui est le centre de gravité de l’ensemble de la soirée. Sans diminuer les mérites des uns ou des autres, et notamment du metteur en scène et de sa décoratrice, Kirill Petrenko est l’élément porteur de l’ensemble, par sa manière d’aborder l’œuvre, par sa dynamique propre, par le suivi très attentif du plateau et notamment par son attention à la mise en scène. Il est l’artisan de l’exceptionnelle réussite de cette production. Tout ramène à lui, tant l’approche est neuve, profonde, passionnante, notamment le travail sur la couleur, rarement mené avec une telle persévérance, et la parfaite adéquation avec le plateau et avec les respirations de la mise en scène, une mise en scène vraiment musicale, qui inspire et expire au rythme de chaque note, de chaque phrase, de chaque volute de musique.

Car le travail de Krzysztof Warlikowski constitue l’autre pilier référentiel de cette miraculeuse Frau ohne Schatten. Il a réussi avec des partis pris assez radicaux, à ne jamais donner l’impression de trop oser, de trop gauchir le texte : tout au contraire, à la justesse de l’approche orchestrale correspond une très grande justesse de l’approche scénique, toujours claire, toujours justifiée, et servie par un dispositif où vidéo, lumières, décor, espaces se répondent en une incroyable unité, avec une fluidité très surprenante, y compris ce début qui commence par un long extrait de L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais qui pourrait sembler plaqué,  comme on en lui a fait le reproche avec huées à la clef,  dans son Parsifal parisien avec Allemagne année zéro alors que l’idée était d’une fulgurante intelligence. Ici, quand l’image du film s’estompe,  reste en guise de transition la musique de fond sur laquelle empereur et impératrice se heurtent. On entend au loin la musique du film; on calme l’impératrice par une piqûre, elle s’endort, l’opéra peut alors commencer.
Dès le départ,  ambiance clinique et médicale que l’on va retrouver tout au long du spectacle, d’abord par un espace divisé en deux avec en premier plan un intérieur cossu aux murs de bois, et en arrière plan de hauts murs de carreaux de céramique blanche, comme dans un hôpital, des murs qui accrochent parfaitement lumières et vidéo.  Espace glacial à l’intérieur duquel l’Empereur au troisième acte  se transforme en pierre par une opération chirurgicale, où une infirmière tend à l’Impératrice un breuvage qui va lui permettre de récupérer l’ombre de la femme du Teinturier: elle ne cesse d’ailleurs de refuser de boire, comme  dans un asile d’aliénés où l’on force les malades à ingurgiter des calmants, un espace qui est celui de la folie, sans doute, mais aussi celui du rêve, du royaume imaginaire de l’Empereur, chasseur invétéré, entouré de faucons, dont son petit faucon rouge, le faucon de l’opéra (dont l’appel est lacérant) – qui sont des enfants à tête de faucon, jouant à la fois le conte rempli d’animaux (on voit aussi une gazelle, rappel de la manière dont l’Empereur a découvert l’Impératrice, qui était gazelle et qui fut prise dans les serres d’un faucon)

Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

et évoquant l’enfance, une enfance qui remplit cet arrière plan à la fin, dont les ombres se reflètent savamment aux murs, jouant une chorégraphie étonnante, où ils deviennent gigantesques et presque menaçants quand un groupe va chercher et la femme du teinturier, puis Barak, images d’une beauté et d’une poésie indicible, et créatrices par leur simplicité même d’une énorme émotion.

 

Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

 

Si Respectant une histoire qui n’est qu’allers et retours entre le monde de l’ailleurs du couple impérial, monde mythologique de divinités et de magie, et  le monde de l’ici-bas, des humains avec leur rustrerie et leur coeur tout simple, Warlikowski divise l’espace en premier et arrière plan, mais le divise aussi latéralement, côté jardin le royaume de l’Empereur, côté cour le domaine de Barak et de sa femme avec son mur de machines à laver de “beautiful laundrette” et ses chariots de blanchisseurs et au milieu, une table qui servira aux deux couples jusqu’à la scène finale.
Côté jardin deux chaises longues en cuir, séparées par un aquarium, côté cour un lit sur lequel dort au début la femme du teinturier pendant que les scènes initiales se déroulent côté jardin. Et Warlikowski va jouer de ces oppositions, de ces rapprochements et des facilités d’un espace global qui isole çà et là des espaces secondaires. C’est d’abord des deux côtés les deux femmes qui dorment, comme si elles rêvaient mutuellement l’une de l’autre, puis plus avant dans l’opéra à la fin du deuxième acte, c’est d’un côté l’impératrice et de l’autre Barak, chacun dormant de son côté, chacun peut-être projetant son fantasme de l’autre côté de la scène: car la psyché est évidemment au centre de ce regard acéré mais pas destructeur de Warlikowski: visions psychanalytiques de l’enfance avec cette petite fille rousse comme l’Impératrice qui traverse tout l’opéra,

Keikobad et l'Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Keikobad et l’Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

puis de l’Impératrice avec son père, Keikobad, sorte de mort vivant plié en deux avec lequel plus aucun rapport n’est possible: jeux de l’enfance aussi où les enfants sont, on l’a vu, les faucons, mais miment aussi des adultes comme les secrétaires du Geisterbote (excellent Sebastian Holecek au timbre si velouté, à la voix de baryton basse si douce et si chantante) ou finissent même par être de vrais enfants, qui envahissent tout l’espace scénique à la fin.
La vidéo s’impose dans l’espace initial par cette projection de l’Année dernière à Marienbad, film sur le fil ténu qui sépare rêve et  réalité,  sur les basculements vers le fantastique, avec la douce et trouble Delphine Seyrig, une fenêtre aussi nous montre plusieurs fois l’espace du film, les grands couloirs rococo, le parc du château de Nymphenburg (car le film a été tourné…à Munich, ce qui rapproche encore plus le spectateur d’univers familiers) et Delphine Seyrig, qui par son habit rappellerait presque la Nourrice, une  Delphine Seyrig vieillie et devenue une manière de magicienne qui ordonne tout ce qui se déroule, veillant en permanence en scène sur les deux premiers actes, tout de blanc vêtue en costume et cape au premier acte, en noir et blanc au deuxième, et redevenue plus féminine au troisième, où elle va être chassée (enfermée dans une camisole de force- toujours l’asile)  et sortie manu militari: il faut une personnalité hors pair,

Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

il faut Deborah Polaski pour incarner cette nourrice-là, castratrice, dominatrice, maîtresse d’un jeu presque sado-masochiste: le jeune homme envoyé à la teinturière n’est  par exemple qu’un prostitué payé par la nourrice; elle est celle qui manipule tous les personnages, qu’elle soit active en scène ou étendue sur la chaise de relaxation, dormant les yeux couverts de lunettes à mousse ( ces cache-yeux utilisés dans les avions pour dormir). Elle n’est pas une Oenone inféodée à sa maîtresse, elle est celle qui tire les fils, celle qui fait renverser les valeurs, celle qui fait passer du monde éthéré du couple impérial à celui du couple de teinturiers, du Walhalla plein d’amertume et d’angoisse à un Nibelheim qui serait non pas une antichambre de l’enfer, mais au contraire la chambre de l’humanité simple et aimante, rendue encore plus humaine par la voix merveilleusement chaleureuse de Wolfang Koch.
Et cet espace est traversé de vieux serviteurs, de femmes de chambres, qui servent des alcools, d’infirmières. Trouvaille étonnante: on retrouve au royaume de Keikobad, le père de l’impératrice, ces serviteurs zélés, vieillis, au profil anguleux et ressemblant à ces têtes de faucons vus précédemment auprès de l’Empereur, comme s’ils étaient des faucons vieillis, au service d’un royaume divin qui se nécrose.
Et puis, des images d’une habileté impressionnante, comme la vision du désir de meurtre de l’Empereur au deuxième acte, dans une forêt profonde de bouleaux qu’on pénètre, et qui abrite des centaines de tombes, où l’on finit par voir comme émergeant des tombes la fauconnerie de l’Empereur, ou bien la tempête qui  conclut l’acte en une sorte d’irrésistible typhon comme le typhon musical qui s’abat alors sur la salle. Ce monde aquatique, tantôt tempétueux et terrible, tantôt calmé, serein, comme l’aquarium du premier plan, image à la fois d’un espace bourgeois, ou vision vidéo de fonds poissonneux projetée au début du troisième acte, comme une métaphore des âmes tourmentées tantôt agitées, tantôt apaisées.
L’histoire se déroule selon son implacable logique, bien plus tendue qu’à l’accoutumée, de cette tension qu’ont les contes qui peuvent basculer sans cesse dans le drame et se déroulent au bord du gouffre. Et tout se termine dans cette explosion extraordinaire d’enfants, dont nous avons parlé, en un final qui n’est sans doute pas pour moi le plus émouvant musicalement de l’opéra, et où la morale qui est véhiculée, celle du couple bourgeois du début du XXème siècle n’est pas vraiment l’idéal d’une société d’aujourd’hui, mais dont Warlikowski retourne totalement l’image finale: les quatre protagonistes ne sont pas face au public à chanter leur joie dans la béatitude, comme souvent. Ils sont autour de la table qui a toujours servi de lieu de rencontre dans toute l’oeuvre, autour de laquelle on a dîné, on a bu, on a crié, on a pleuré: ils sont autour de la table, comme si Monsieur et Madame Empereur recevaient Monsieur et Madame Teinturier, des voisins qui trinquent ensemble et boivent le champagne, image d’une humanité banale à la fois émouvante, mais aussi terrible, car bientôt, les enfants disparaissent, et les quatre protagonistes restent seuls, regardent dans le vide, comme plongés dans un ennui existentiel, et la joie devient angoisse, angoisse de la vie ordinaire, de la vie petite bourgeoise sous les regards, projetés au mur, des mythes de l’époque, cinématographiques ou non, dans l’ordre, Batman, Jesus, Gandhi, King-Kong et Marilyn Monroe (un clin d’oeil à sa mise en scène de l’Affaire Makropoulos): vision ironique qui n’est pas sans rappeler le final du Crépuscule des Dieux de Carstorf: la retombée sur terre, l’ordinaire du quotidien, et les mythes d’aujourd’hui qui mêlent vrais et faux héros, vrais et faux cultes: la vie vécue et rêvée, comme au cinéma, comme à Marienbad…
Face à un tel travail, les chanteurs sont tellement suivis et soutenus qu’ils constituent un plateau de très bon niveau et très homogène. La précision du travail scénique les contraint à l’engagement, même ceux qui sont habituellement rétifs comme Johan Botha, qui en fait un minimum, ce qui est pour lui un maximum…
D’abord rendons hommage aux anonymes, à tous ces personnages secondaires que la mise en scène ne montre pas et qui chantent en coulisse ou dans la fosse, ces membres de l’excellente troupe de Munich. Je ne résiste pas au plaisir de citer le faucon bouleversant de Eri Nakamura et la voix d’en haut d’Okka von der Dammerau. J’ai déjà dit le bien que je pensais de Sebastian Holecek, Geisterbote au rôle épisodique, mais essentiel dans la première scène, et qui montre une voix de baryton basse très chantante et très présente en même temps. On a beaucoup dit qu’on n’entendait pas Deborah Polaski, en Amme, la nourrice. Elle est un personnage tellement fort, tellement présent, tellement incarné qu’on en oublierait presque les faiblesses vocales, qui certes sont notables, notamment dans le grave, totalement détimbré, et avec de sérieux problèmes de justesse à l’aigu, mais en revanche avec des moments de fulgurance où cet aigu sort comme avant…Alors, oui, il y a des problèmes, mais cela va avec le personnage déglingué qu’elle incarne, cela va avec sa couleur, cela va avec ce que veut lui faire faire Warlikowski.
C’est d’ailleurs le cas de tous les protagonistes de ce plateau: pris collectivement, ils sont somptueux, ils ont une présence folle, ils sont tellement dans le jeu, dans leur personnage  que les question vocales passent forcément aux second plan. Disons qu’ils ont tous la voix du rôle, mais dans des costumes pour certains à peine un peu étriqués.

Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

J’attendais peu de Elena Pankratova, j’avais trouvé sa femme du teinturier (qu’elle interprète partout en Europe) à Milan sans personnalité, et sa voix sans éclat. Elle est ici d’abord un personnage extraordinaire, un tantinet vulgaire, un peu frustre, sans aucun recul sur les choses, habillée de noir (comme l’Impératrice) ou de rouge

La teinturière en Platinette L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
La teinturière en Platinette  © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

avec sa perruque blonde platinée qui en fait presque une copie de Platinette, l’acteur italien travesti et un peu drag queen: elle devient un “mezzo de caractère”…cela lui va très bien et la voix est venue,  bien sortie, bien projetée notamment aux deuxième et troisième actes. Warlikowski en fait un type physique tel que cette voix sans vraie élégance lui colle parfaitement. Evidemment on attend dans ce type de rôle une Herlitzius, une Jones, une Nilsson qui ont ou avaient une toute autre envergure, et une voix plus tranchante, mais Elena Pankratova est ici parfaitement à sa place, et s’en sort avec tous les honneurs et un très gros succès public.

L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
L’Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Adrianne Pieczonka ne m’a jamais totalement convaincu non plus: la voix est très ronde, très belle, mais la personnalité n’est pas toujours au rendez-vous. Cependant déjà cet été à Aix, elle était une belle Chrysothemis, elle est ici une très belle Impératrice, un peu aux limites à l’aigu (qu’elle a raté une fois, à la fin), mais le personnage est là aussi parfaitement convaincant: son réveil est vraiment magnifique (alors qu’on sait qu’il est un moment redoutable pour le soprano), avec une ductilité vocale notable et un timbre somptueux. L’Impératrice a la couleur d’une Sieglinde (Rysanek fut les deux, éblouissante): Pieczonka est plus convaincante qu’une Magee dans le même rôle et mérite le succès immense remporté.

Johan Botha, on le sait, n’est pas une bête de scène et son rôle d’Empereur pétrifié lui irait plutôt bien.  Warlikowski ne lui en demande pas trop; néanmoins, il réussit à être au moins dans le personnage à défaut de l’incarner. La voix est celle du rôle, chant élégant, diction exemplaire, timbre clair, mais les aigus sont un peu serrés et rétrécis: il n’a aucun charisme mais néanmoins, aidé par la mise en scène qui en fait un personnage pâle, il s’en sort très bien; comme on dit il passe sans encombre.
Enfin, Wolfgang Koch, Barak lointain successeur de Walter Berry est ici sans doute le plus totalement adéquat des quatre protagonistes: la voix est chaleureuse, douce. Le chant est stylé, la diction impeccable et la clarté de l’émission exemplaire. Il incarne le personnage, avec un style physique un peu pataud, un peu lourdaud, mais s’il l’incarne physiquement, vocalement il diffuse une noblesse intérieure qui le rend terriblement émouvant. Une très grande réussite pour un rôle qui pourrait fort bien devenir fétiche pour lui.
Dans cette soirée, les voix sont plus qu’honorables et très engagées mais ce n’est pas elles qu’on retiendra: on leur tient grâce de ce qu’elles contribuent à mettre en valeur l’éblouissant travail du metteur en scène et d’un orchestre prodigieux, qui ne les couvre jamais, qui les soutient, et qui, malgré l’extraordinaire symphonisme de l’oeuvre, ne tombe jamais dans l’excès sonore: on en revient au noyau de cette soirée, Petrenko, Petrenko et encore Petrenko.
Il est un peu tard pour qui voudrait tenter les dernières représentations de cette série, les 4 et 7 décembre; mais guettez cette Frau ohne Schatten quand Petrenko la reprendra, car si elle est reprise pour le Festival en juillet, c’est avec un autre chef, Kirill Petrenko étant pris par les répétitions de Bayreuth.
Nous referons le voyage de Munich:  ce pourrait bien être, et pour longtemps, la production de référence de ce début de règne et cela confirme que la Bayerische Staatsoper est sans doute le meilleur opéra d’Europe actuellement.
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Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013
Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013

 

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 1er AVRIL 2013 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène:Michael SCHULZ)

Acte 1 ©Forster

Couronnement de ce premier Festival de Pâques “post Berliner”, cette production de Parsifal avait été pourtant programmée par Sir Simon Rattle, mal lui en a pris, et Christian Thielemann l’a reprise à son compte, mal lui en a pris aussi. Car alors que les concerts annoncent une ère future moins plate et des moments plus passionnants, cette production est une énorme déception, à bien des niveaux, à commencer par la mise en scène de Michael Schulz, prétentieuse, absconse, inutile. Quand le public paie le prix demandé par le Festival, il y a de quoi être furieux d’avoir à subir pareille punition. Si encore du point de vue musical les choses corrigeaient le tir! Mais ce n’est pas non plus le cas, malgré de bonnes intentions, et une incontestable qualité, cela passe mal: même si évidemment nous sommes à un niveau plus qu’honorable, ce Parsifal ne sera pas mémorable.
La mise en scène de Michael Schulz prétend revenir au religieux . Religieuse la présence d’un Christ dès le début (coincé dans une colonne translucide) puis de deux (celui d’avant et d’après le résurrection) au troisième acte. Religieuse la séparation de l’espace marqué par un grand rectangle central où se situe l’action, espace sacré délimité qui serait ce qu’on appelle dans l’antiquité un “téménos”.

Enchantement du Vendredi Saint ©Forster

Religieuse la présence ce que je suppose être des anges musiciens (ils pourraient être aussi des figurants d’un “Jesus Christ Superstar” quelconque) qui accompagnent Parsifal même (horribile visu!) au royaume de Klingsor.

Acte 2 ©Forster

Religieux l’espace de Klingsor, fait de statues de différents figures religieuses (une Vierge, un Bouddha, et tant de statues grecques ou romaines) avec leurs double colorés suspendus à la verticale (je pensais que ces doubles s’écrouleraient au final du deux…et cela n’a pas lieu…), blanches à l’endroit, colorées à l’envers: l’atelier du sculpteur??
Religieuse enfin la figuration de Kundry en Marie-Madeleine dès qu’elle quitte les habits (assez minables et banals) de la séductrice, elle court après le Christ (ou les Christ) en adorante éperdue.
Deux danseurs accompagnent Amfortas, un peu comme dans le Rheingold de Cassiers, mais on ne comprendra jamais (enfin, je ne comprendrai jamais…) pourquoi ils sont là ( rêves érotiques d’un roi qui aurait dû rester chaste?).
Et puis  des chevaliers vêtus en soldats de Fukushima, ou en extra terrestres, soldats d’un monde de “Day After”?…Et puis un Christ errant, rôdant autour des protagonistes à chaque moment clé, mourant à l’acte III, puis ressuscitant : un autre personnage qui le suit comme son double, vêtu d’un collant noir, qui l’enlève dès que Christ I meurt pour incarner la résurrection en Christ II adoré par Kundry.

Acte 1 Verwandlung ©Forster

Peu d’éléments spectaculaires, des Verwandlungen (transformations) bien peu transformées (colonnes de plexiglas remplies de fumées colorées au I, sorte de grille illuminée type rayons UVA au III, remplie de cadavres et entourée d’animaux sauvages) . Seule idée intéressante, le fait qu’Amfortas et Klingsor soient chantés par le même artiste, deux faces fraternelles et opposées: Wolfgang Koch, même si Amfortas a une tessiture plus grave que Klingsor… et que Koch ne soit pas aussi performant dans Amfortas que dans Klingsor.
Du point de vue de la direction d’acteurs, rien: on s’ennuie ferme, et Johan Botha, qui a une vraie voix, n’a strictement aucune, mais aucune présence, il est totalement inexistant scéniquement (la scène avec Kundry est à ce titre caricaturale). On a l’impression d’une sorte de cérémonie, mais est-elle mystique (Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas, dit Malraux) ? religieuse? humaniste? Quant au Graal, c’est une boite que vont aller regarder (sniffer?) tour à tour tous les chevaliers pour se redonner de la force.
Les chevaliers sont extérieurs à la cérémonie, rejetés sur les côtés de l’immense plateau, le long de l’orchestre, puis face à terre autour du fameux rectangles: il faut les tergiversations d’Amfortas pour qu’ils osent le franchir.

Acte 2 Filles fleurs ©Barbara Gindl

La scène des filles fleurs est construite pour laisser apparaître des filles fleurs qui quittent leurs robes vaguement fleuries pour une tenue (tunique blanche et cuissardes blanches) de prostituées berlinoises: des hiérodoules, des prostituées sacrées en quelque sorte.
En vous jetant quelques éléments de mise en scène, j’essaie de transcrire l’impression désordonnée et peu lisible qu’elle procure.

Filles fleurs ©Barbara Gindl

Le décor (mais pas vraiment les costumes) d’Alexander Polzin est assez élégant et du moins au départ, il y a quelques jolies images, mais encore faudrait-il que tout cela soit vraiment fondé en sens: on comprend que l’idée est celle d’un théâtre grec (le grosses Festspielhaus est à vision frontale), que orchestre, espaces latéraux et plateau sont une sorte d’espace consacré, essayant d’effacer le quatrième mur, que nous sommes sensés participer à la cérémonie, mais en réalité, le spectateur reste froid et distancié, et surtout, sceptique.
Musicalement cela va évidemment mieux, ce n’est pas difficile d’ailleurs, sans aller vraiment parfaitement.
La distribution est équilibrée, mais sans aucun vrai protagoniste, sans aucune vraie référence: la comparaison avec le Parsifal de New York est à ce titre cruelle car elle montre ce que devrait être une distribution au festival de Pâques de Salzbourg, et par contrecoup ce qu’elle n’est pas, et ce que les distributions et productions ne sont plus depuis pas mal de temps. Aucun artiste ne dépare, aucun n’explose.

Stephen Milling et Johan Botha ©Forster

Stephen Milling en Gurnemanz est  correct, le timbre est beau, mais il fatigue un peu à la fin, si les graves sont beaux, les aigus sont quelquefois tirés, et la diction n’est pas toujours au rendez-vous pour mon goût. Il reste peut-être le plus à sa place, avec Michaela Schuster.

Wolfgang Koch, Amfortas ©Forster

Au contraire de Wolfgang Koch, à la diction parfaite, à la voix d’une belle couleur, au timbre velouté, mais aux graves problématiques dans Amfortas, un Amfortas peu concerné, peu engagé (il est vrai qu’avec une telle mise en scène…), et un Klingsor beaucoup plus présent, beaucoup mieux impliqué, au texte beaucoup mieux interprété (le rôle est aussi un peu plus aigu). Voilà quand même un bon Klingsor, qui fait plaisir à entendre (alors que je me plaignais hier de la rareté des Klingsor convaincants en entendant Wegner à Munich). Ce Klingsor est accompagné d’un double, un personnage nain que d’aucuns ont identifié à sa virilité perdue que Kundry va égorger à la fin de l’acte 2…(hier à Salzbourg, l’imagination était au pouvoir: mais sous les pavés, on était loin loin de la plage!)

Wolfgang Koch, Klingsor ©Forster

Titurel sans reproche de Milcho Borovinov.

Michaela Schuster ©Forster

Michaela Schuster avait ce soir des problèmes à l’aigu, très criés: les aigus de Kundry sont meurtriers. Mais malgré cela, c’est quand même de tous les protagonistes la plus dramatique, la plus concernée, la plus impliquée, la plus présente, et celle qui offre la vision la plus accomplie.
Quant à Johan Botha, la voix est là, claire, affirmée, avec une bonne diction, des aigus présents, sonnants , et donc un ensemble vocal très satisfaisant, si ce n’est que le personnage est totalement absent, des notes magnifiquement chantées, mais bien peu d’engagement, bien peu d’implication, et un comportement scénique totalement inexistant, ce qui gâche l’ensemble et en fait un Parsifal presque sans intérêt un Parsifal transparent, dans son costume un peu ridicule. Dommage.
A cette distribution aux effets contrastés répond un chœur magnifique composé des chœurs du Semperoper de Dresde et de l’Opéra de Munich (surtout les hommes, tout à fait extraordinaires) et un orchestre discutable, non par la qualité intrinsèque de l’orchestre, mais par la manière dont il est conduit par Christian Thielemann.
Christian Thielemann propose une lecture éminemment analytique de la partition. Pas une note, pas un son qui n’échappe à un traitement isolé, particulier, pas un pupitre (notamment les bois) qui n’échappe à son regard acéré, avec une conséquence immédiate: l’orchestre doit être totalement parfait parce que chaque instrument isolé peut livrer quelque défaut, et une autre conséquence pour l’auditeur, celle d’une audition un peu fragmentée, sans legato, sans chaleur, et sans solution de continuité. C’est très marquant au premier acte, moins au deuxième, plus dramatique et plus présent. Au troisième acte la direction de Thielemann m’est apparue analytique comme au premier acte, mais en même temps plus dramatique: il reste que l’engagement n’a rien à voir avec ce que faisait Nagano la veille, notamment dans le prélude ou la Verwandlungsmusik du IIIème acte, stupéfiants à l’orchestre à Munich et ici plus distanciés et plus froids, une direction sous verre et non en prise directe avec le cœur et les émotions, mais une direction hautement pensée.
Le son de l’orchestre, très clair, translucide même contraste avec ce qu’on pouvait entendre jadis dans cette salle avec les Berliner Philharmoniker (avec Abbado en 2002, la mise en scène médiocre de Peter Stein qui avait dit son désintérêt pour l’œuvre, avait aussi plombé une performance musicale d’un haut niveau, mais  la prestation d’ensemble avait été bien plus exceptionnelle à Berlin en novembre 2001 en version semi-concertante, et n’évoquons pas dans cette même salle le Parsifal enchanteur, magique, miraculeux de Karajan), mais, dans une autre direction, le son produit par la Staatskapelle Dresden et la couleur orchestrale sont souvent de très haute qualité, même si le son de Munich la veille avait quelque chose de plus spectaculaire, de plus direct, de plus “animé” au sens propre du terme.
Il reste malgré toutes ces remarques que Thielemann est évidemment un très grand chef: on peut discuter son option, mais on ne peut pas discuter la qualité du résultat, même s’il ne convainc pas. Certains critiques allemands avec qui j’échangeais à l’entracte disaient que ce type d’option convenait à Bayreuth, où la disposition de la fosse permet ensuite au son de se mettre en place et se mélanger, alors qu’à Salzbourg, l’audition est directe, et le son n’a pas l’heur de se mélanger en étant d’abord renvoyé sur la scène, puis dans la salle.
Même si ce Parsifal est ennuyeux, la responsabilité première n’en incombe pas au chef, mais à une production qui plombe d’ensemble, à une distribution qui manque peut-être d’engagement (mais là aussi, la mise en scène a peut-être sa responsabilité), et moins à un orchestre qui reste l’élément le plus convaincant de l’ensemble. Je suis persuadé qu’avec une autre mise en scène, le lien oeil/oreille aurait sans doute été autre.
Je cherche une expression qui corresponde à mon sentiment, à l’expression la plus juste possible de mon sentiment complètement paradoxal: c’est un ratage, mais un ratage sans médiocrité, non empreint d’une certaine grandeur.
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Saluts de toute la distribution le 1er avril

Saluts de l’orchestre et de tous les artistes le 1er avril