APRÈS GENÈVE: LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI: PROMENADE DANS MA DISCOTHÈQUE

Je remarque que mon compte rendu de La Traviata genevoise est très lu et provoque des opinions contrastées: il est salutaire que l’opéra provoque encore des discussions passionnées, comme l’a remarqué l’un des commentateurs. Mais en ce week-end froid et vaguement neigeux, je me suis mis à écouter les Traviata (en évitant Callas, pour ne pas être accusé d’être un vieux barbon radoteur) qui remplissent ma discothèque, et j’ai eu quelques surprises: il y a longtemps que je n’en avais écouté certaines, qui surgissent à l’audition et qui montrent combien la relation du chant au public change, c’est normal et c’est la loi de l’herméneutique. L’audition de Mirella Freni par exemple stupéfie. Pareil chant aujourd’hui planterait là les Netrebko et autres Ciofi et Harteros (dont entre nous le seul enregistrement existant avec Mehta n’est pas extraordinaire, même si ce que j’entendis à Berlin fut grandiose).
Et pourtant, la Traviata de Freni à la Scala fut l’une des plus grandes broncas des cinquante dernières années, au point que le théâtre renonça au titre pour des dizaines d’années.

On va donc commencer par cette interprétation, qui je le répète non seulement montre ce que chanter veut dire, mais aussi ce que diriger veut dire: Herbert von Karajan à la tête de l’orchestre de la Scala est tout simplement, non pas exceptionnel non pas prodigieux, mais simplement évident, et d’une évidence cruelle quand on le compare à d’autres. Accompagnée par le pâle Renato Cioni, au timbre nasal, et très banal et par le très correct Mario Sereni, la jeune Mirella Freni, gloire émergente du chant italien, affronte Violetta.
Certes Freni évite le mi-bémol final du premier acte, comme bien d’autres, et fait passer à la limite de la casse les ré bémol de “Gioir”, mais pour le reste, quelle classe! quelle science du chant! quelle sensibilité et quelle extraordinaire présence vocale. Il faut entendre dans ‘”Amami Alfredo” et Freni (même sans la largeur voulue), et surtout Karajan, accompagnant plus que dirigeant, accompagnant le dessein vocal . Il faut surtout entendre Freni dans “L’addio del passato”, éthéré, fatigué, épuisé, hésitant, mais en même temps chanté, avec une couleur désespérée, jouant sur le volume, la variété des couleurs, et à côté Karajan mimant avec son orchestre les couleurs de la voix. Un chant bien appuyé sur le souffle et contrôlé, qui permet d’élargir et de vibrer. Même sans le Da Capo quelle leçon!  On disait toujours dans les années 70 que Freni ne chantait jamais si bien que guidée par Karajan, y compris dans des rôles dans lesquels on ne l’attendait pas: je me souviens de son Aïda à Salzbourg avec le Maître en 1979, toujours si attentif aux voix qu’il ne les couvrait jamais (on le sent aussi dans cette Traviata dont l’orchestre phénoménal est la vedette incontestée). Freni est restée le modèle des Aïda avec un troisième acte inégalé pour moi. Et pourtant que n’a-t-on pas écrit sur son “erreur” d’avoir accepté le rôle.  Et puis il y a ce phénomène d’une voix restée fraîche jusqu’à la fin de sa carrière (il faut l’avoir entendu dans Desdemona, dans Tatjana où elle était encore fabuleuse dans les années 80). A écouter pour être surpris, et par Freni, et par Karajan au tempo ni lent (il l’est pourtant souvent mais ne semble pas parce qu’il n’est jamais lourd), ni rapide ( et pourtant il n’est aussi notamment au début). Et le public d’alors voulait donner une leçon au chef, dont la venue à la Scala pour Traviata semblait un crime de lèse-italianité, lèse-verdianité, et un tsunami a emporté la salle dressée contre le plateau à la fin du premier acte ( parce que Freni  était là moins à l’aise, mais pas scandaleuses) même si la jeune et frêle Freni d’alors est venue crânement braver ce public qui se trompait, en saluant la tête haute et les mains sur les hanches. Un “Osso duro”, la tendre Mirella!
On trouve plus facilement sur le marché la même Traviata avec Anna Moffo qui quant à elle avait triomphé, toujours aux côtés de Karajan. Mais l’enregistrement ARKADIA que je possède donne en bonus des extraits d’Anna Moffo, effectivement très bonne avec les aigus qui sont dûs, mais qui en même temps me parle moins que Mirella Freni.

Dans ma pile qui est très désordonnée, je trouve maintenant l’enregistrement du MET, James Levine, Cheryl Studer, Luciano Pavarotti, Juan Pons et là mon oreille fait à peu près la chute libre de Felix Baumgartner. Cela ne commence pas si mal pourtant avec un prélude assez lyrique, très léger, voire intime, mais continue mal avec un tempo assez lent et sans mordant. Big Luciano n’est pas dans un de ses meilleurs moments, son Alfredo est un peu fatigué, Pons à la limite de la justesse. Et Cheryl Studer  à sa place ni dans Verdi ni dans le rôle. Avec sa voix d’une qualité exceptionnelle, Cheryl Studer eût été la plus grande straussienne de la fin du XXème siècle, elle était une mozartienne de qualité, elle n’a jamais brillé dans le répertoire italien et s’est même largement fourvoyée (Lucia di Lammermoor), en se prétendant colorature dramatique d’agilité…
Ainsi sa Violetta a à peu près les notes (mais pas le mi-bémol, elle non plus), mais avoir les notes n’a jamais signifié avoir et le style et la personnalité ni être une incarnation. Au niveau de l’incarnation, ce n’est pas grand chose, cela ne vibre pas, cela ne sent pas, cela ne palpite pas. Elle remplace l’émotion du chant par des larmes ou des sanglots à la fin de “Dite alla giovine”, et son “addio del passato” manque de ressenti, reste plat comme un exercice de style (et encore quelques sanglots, faute de mieux), même avec le Da capo.
Passons cette version indifférente pour examiner rapidement trois versions Kleiber, l’une, officielle,   avec Cotrubas, Domingo et Milnes, l’autre “live” avec Cotrubas, Aragall et Bruson, la dernière avec Gasdia, Dvorsky, Zancanaro.
La version officielle de La Traviata (1977) dirigée par Carlos Kleiber n’a pas à sa sortie provoqué un concert de louanges. Peut-être parce que Ileana Cotrubas, pourtant très réclamée à l’époque, n’est pas considérée comme une Traviata d’exception. La direction de Kleiber est évidemment exceptionnelle, de dynamisme, de contrastes,  de ruptures de ton(entre le prélude et la fête par exemple), mais trahit quelquefois quelques défauts véristes, tout en respectant les coupures traditionnelles, à quelque exception près. Alfredo n’est pas un rôle pour le Domingo de l’époque qui abordait Otello, malgré son timbre de rêve, mais en revanche Milnes n’est pas exempt d’élégance lui qui est souvent un peu froid. Ileana Cotrubas, une grande Mimi, n’est pas une exceptionnelle Traviata, sa personnalité ne colle pas vraiment au personnage, même si les notes y sont le plus souvent, les sons n’y brillent pas toujours, notamment les aigus et le manque de legato dans les morceaux de bravoure (mi bémol du premier acte).
Un an plus tard, sur scène, c’est autre chose: entourée de Bruson et de Aragall, avec l’ambiance du théâtre et non du studio, c’est nettement différent. D’abord Kleiber encore plus théâtral et plus rapide dès le prélude, et moins éthéré que dans le disque officiel. L’explosion initiale de la fête qui fait contraste part à une vitesse étourdissante, haletante, virevoltante. Même les chanteurs portés par la scène, et Cotrubas en tête font preuve de dynamisme et d’engagement avec la voix claire et solaire de Giacomo Aragall. Ileana Cotrubas, dans le premier acte est très engagée, très en forme, les aigus sortent avec facilité (y compris le mi bémol) , et elle est surtout portée par la dynamique du chef et son tempo. Le duo “dite alla giovine” avec un Bruson qu’on était en train de découvrir ( à l’époque LE baryton verdien était Piero Cappuccilli) et sa douceur, son intensité, sa magnifique technique est vraiment un moment tout particulier à vivre et à ressentir. Beaucoup plus impliquée que dans l’enregistrement officiel, Cotrubas démontre là qu’elle est une grande Violetta, expressive, profonde, intense en ce deuxième acte avec un “amami Alfredo” parmi les meilleurs entendus dans cette série, grâce à un Kleiber d’une énergie  incandescente. Quant à son “Addio del passato” et la lecture de la lettre qui précède, dite sur un ton presque absent qui se conclut par un accord particulièrement senti à l’orchestre, il est chanté sans Da capo, de manière très haletante avec des effets de souffle, c’est assez réussi mais un peu trop fort à mon goût et ce n’est pas le meilleur moment de Cotrubas, je trouve l’effet vaguement vériste. Mais toute la fin de l’acte, avec un lumineux Aragall est gouvernée par une direction musicale étourdissante. C’est bien quand même ici Kleiber qui mène la danse et qui fait entendre ce dont il est capable dans la fosse, en direct.
Quelques années plus tard, en 1984, au Mai Musical Florentin, à l’époque où Florence était traditionnellement la scène alternative à la Scala, c’est au tour de la toute jeune Cecilia Gasdia, un peu oubliée aujourd’hui, qui avait remplacé au pied levé à la Scala deux ans plus tôt Montserrat Caballé plus que copieusement huée dans Anna Bolena lors d’une malheureuse première approximative il est vrai, avec un énorme  succès. On verra depuis Gasdia un peu partout (à Paris, dans Moïse, elle avait été magnifique, à Pesaro, dans Il Viaggio a Reims, avec Abbado où elle chantait une délicieuse Corinna). La voilà donc avec Carlos Kleiber, aux côtés de Peter Dvorsky, un de ces ténors très honnêtes sans être une star qui chantait beaucoup à l’époque et Giorgio Zancanaro,  baryton favori de Muti, le troisième dans l’ordre après Cappuccilli et Bruson. Certes elle ne fait pas elle non plus le  mi bémol final de l’acte I, même si elle fait le reste avec panache, et avec une voix claire et jeune, mais quel “dite alla giovine” murmuré (Zancanaro est correct, sa voix plus claire et plus jeune manque cependant d’une vraie personnalité) porte le drame dans le son: pas besoin de gargouillis ni de pleurs, la larme est dans le chant. Tout est merveilleuse appuyé sur le souffle. Kleiber, ferme, mais moins énergique qu’à Munich six ans plus tôt, suit les chanteurs avec le souci de les soutenir: un très grand moment salué d’ailleurs par le public. Gasdia est une de ces chanteuses qui excellait dans les parties lyriques et mélancoliques, et ce deuxième acte lui allait à merveille. Son “amami Alfredo” et les moments qui précèdent, aidés par des crescendos étourdissants de Kleiber, intense, parmi les plus prenants de ceux que j’ai entendus au disque. En revanche “l’addio del passato” est décevant, tempo rapide, sans da capo, la Gasdia essaie de terminer sur un pianissimo court et hésitant. Il reste que la suite, conduite par Kleiber qui excelle dans le final, reste de très haut niveau. Une version intéressante pour la voix de la Gasida, qu’on n’entend pas si souvent, qui n’atteint cependant que par moments l’intensité de la version précédente avec Cotrubas.

1982. A 41 ans, Muti est encore un chef qui s’installe durablement dans le paysage musical, qui propose une vision du monde verdien opposée à celle d’Abbado, et déjà la presse le considère comme le prétendant; il a régné à Florence jusqu’à 1980, en revisitant Verdi, (par exemple Otello ou il Trovatore) en proposant des lectures d’une folle énergie, contrastées, explosives, surprenantes. Il a aussi étonné dans Mozart, dans une magnifique production des Nozze di Figaro mise en scène par Antoine Vitez qui a laissé une trace profonde dans les mémoires. Il a derrière lui des enregistrements à succès, Aïda avec Caballé, Nabucco avec Manuguerra et Scotto, Ballo in Maschera, Macbeth qui n’arrivera jamais à s’imposer parce qu’il sort à peu près en même temps que celui d’Abbado. Dans le monde lyrique italien, il est l’autre pôle, et passionne, et divise.
J’ai vu l’Otello de Florence, en 1980, avec Carlo Cossutta, Renata Scotto, Renato Bruson, édition qu’il a plus ou moins reniée, disant que ce fut une erreur. Quelle erreur fantastique: ah! ce troisième acte complètement tourné autour de Iago/Bruson, quel extraordinaire moment! Quelle direction! Je me souviens de l’extraordinaire enthousiasme du public, même si la mise en scène (Enrico Job) n’était pas de celles qui marquent. Mais Muti n’a jamais été intéressé par l’innovation théâtrale.
Dans cette édition de La Traviata, on trouve tout ce que Muti était dans les années 1980, tout ce qu’il apportait de neuf, l’énergie, la pulsion rythmique, un sens inné du théâtre, des intuitions géniales, la précision, l’attention au chant, le souci du son et des équilibres. Cette direction est une pure merveille, sans doute supérieure à Kleiber, car elle est neuve là où Kleiber reste assez traditionnel.
Par la suite, et je l’ai souvent écrit, il a abandonné l’énergie et la pulsion pour une recherche minutieuse et tatillonne d’effets de son et de construction trop intellectualisée: son Verdi s’est affadi (voir son dernier Simon Boccanegra à Rome), il ne dit plus quelque chose de chair et de sang, il dit quelque chose de technique et de froid, même si le “concertatore” qu’est Muti reste unique. Il en résulte par exemple un Trovatore ennuyeux à la Scala ou une Forza del Destino routinière dans le même théâtre alors qu’il en a signé sans aucun doute le plus bel enregistrement. Quand on réécoute le Trovatore de Florence, on est stupéfait, quand on écoute celui de Milan on est anesthésié.
Oui, cette Traviata est un miracle d’abord à l’orchestre, qui étonne, qui explose et envahit tout et dans la minute suivante s’allège et se fait discret, léger, qui accompagne les chanteurs dans un équilibre miraculeux, qui donne au mot théâtre son vrai sens (ce qu’une version comme celle de Pritchard avec Sutherland a totalement mis sous le tapis). C’est qu’il a réuni une équipe de trois chanteurs totalement hors normes: Alfredo Kraus qui a promené son Alfredo depuis la fin des années cinquante avec des chefs la plupart du temps médiocres et qui rencontre là le chef qui va mettre encore plus en valeur ses qualités de phrasé, de style, sa technique redoutable, il faut entendre son “Parigi O cara” où à chaque syllabe on a une modulation des volumes qui est du travail d’orfèvre: la perfection! Et Bruson, à la diction exemplaire, à la voix chaude, à l’interprétation empathique, sans froideur. Le duo de l’acte II avec Scotto est un sommet inaccessible. Car Scotto, qui à 48 ans n’est plus une Traviata évidente, se sert de ses limites techniques notamment dans le suraigu pour faire de son 1er acte un moment forcé, où se lit l’insouciance de surface et la désespérance réelle (second “Gioir”, presque accompagné d’un spasme de douleur). Du grand art. Pour moi sans aucun doute la version de référence. On n’a pas fait mieux depuis, même si sa version de 1993, issue des représentations de 1990, n’est pas loin par moments de la rejoindre.

Rappelons brièvement les circonstance: La Traviata n’a pas été représentée depuis 1964, après le scandale Karajan-Freni et Riccardo Muti hésite à reprendre le titre. Pour conjurer le sort et circonvenir un public toujours très sensible à la corde verdienne, il décide de faire une “Traviata de jeunes” et la Scala accompagne cette décision d’une campagne de communication serrée et sans précédents, s’appuyant sur les associations de soutien, Amici della Scala, Amici del Loggione della Scala, presse spécialisée et quotidiens (souvent aux ordres à cette époque): il crée l’événement en appelant un certain Roberto Alagna comme Alfredo et une certaine Tiziana Fabbricini pour interpréter Violetta. Les critiques dirent alors “Un ténor est né”, et de fait la carrière de Roberto Alagna, partie de Milan, ne s’est pas arrêtée depuis: voix solaire, aigus triomphants, phrasé impeccable, le ténor français (d’origine sicilienne) est vocalement splendide, même si l’interprète manque encore de maturité, il a tendance à chanter un peu tout de la même façon, il devra travailler encore les accents.  Paolo Coni a travaillé avec attention le texte, chaque parole est sculptée, respirée, émise avec une rare justesse et une rare intelligence, même si en scène la voix est petite, ces qualités le font oublier.
Et la Fabbricini? Dans une époque, je l’ai écrit, très influencée par l’école anglo-saxonne et le baroque, où la technique de chant et le son comptent plus que la tripe (et ainsi aussi bien dans Verdi que Puccini il nous manque toujours quelque chose), Tiziana Fabbricini, qui mise tout sur la couleur, les accents, l’infinie variété des paroles et de leur traduction musicale, avec une maturité interprétative étonnante pour son âge (elle a alors une trentaine d’années), ne pouvait totalement plaire à un public habitué à ce que j’appelle les voix sous vitrine. Fabbricini pour pallier ses défauts évidents (notamment une lutte sans cesse affichée avec la justesse) invente à chaque instant des solutions nouvelles, qui ne peuvent que surprendre les habitués des voix lisses: oui Fabbricini a la voix accidentée et cela va très bien à cette accidentée de la vie qu’est Violetta. Car avec les défauts de la voix, pas très large, au centre incertain, aux passages quelquefois un peu sales, elle a un aigu purifié, sûr, triomphant et aborde ré bémol et mi bémol (que Muti lui fait faire) avec une désarmante facilité, un naturel époustouflant. Effectivement, Fabbricini a toujours eu les aigus facile et une une justesse sans failles dans le registre le plus haut. Une étrange personnalité vocale qu’il fallait voir sur scène: une vraie bête de scène, avec un naturel et une spontanéité incroyables: Fabbricini a toujours épousé ses personnages notamment ceux qui demandaient une grande puissance dramatique (Traviata, Tosca: je l’ai vue à Berlin dans une mémorable Tosca, chantée avec les défauts, mais sur scène, elle était Tosca): elle fut un très mauvaise Corinna avec Abbado dans Viaggio a Reims, Fabbricini n’est pas une lyrique et tout sauf une rossinienne. Je répète ce que j’ai écris ailleurs: elle a été rejetée par la cruauté du système, elle a y aussi beaucoup contribué par son imprudence: mais c’est une perte. L’ayant entendue encore il y a quelques mois dans une Manon Lescaut provinciale, elle a encore beaucoup à donner. Et la voix est restée telle quelle, qualités et défauts compris.
Avec Muti, nous sommes sur la trace de son enregistrement précédent avec des complexes de la Scala au sommet de leur forme, et un sens de la couleur, de drame, un lyrisme et une théâtralité extraordinaires; Muti est sans doute l’interprète de référence de Traviata aujourd’hui au disque.
Quant à la vidéo, elle montrera une pitoyable production de Liliana Cavani, mais qui vaut pour voir Tiziana Fabbricini.

Plus récemment, le Festival de Salzbourg en 2005 avait affiché une Traviata devenue la référence des années 2000, dans une mise en scène de Willy Decker avec Anna Netrebko, Rolando Villazon, Thomas Hampson. Cette mise en scène qui a un peu tourné et qu’on peut voir régulièrement au MET était un écrin pour le couple glamour du début des années 2000, Villazon/Netrebko.
De Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est advenu: il s’est brûlé au soleil de la scène, donnant tout et donnant trop, dans l’excès, dans une sorte de folie, il a forcé sa voix au joli timbre à la Domingo.
Quant à Anna Netrebko, elle a été un peu victime de la campagne d’image dont elle a été le sujet. On l’a prise pour une image de papier glacé, superficielle et capricieuse, une Gheorghiu bis en quelque sorte, alors que c’est une artiste sérieuse, appliquée, soucieuse de la technique, de l’interprétation, et qui donne beaucoup: une artiste quoi! Aujourd’hui, elle apparaît différente, avec une voix changée, un peu plus métallique, avec un corps plus massif, mais toujours impressionnante (voir ses Donna Anna à la Scala l’an dernier).
Au disque, la production apparaît en-deçà de l’attendu, Hampson n’est pas un Germont, ce n’est pas un verdien (l’a-t-il jamais été?) et la voix est fatiguée. Villazon est au contraire un Alfredo intéressant, engagé, avec une voix qui sait moduler, adoucir (qu’il a de jolis pianissimi!) interpréter, le chanteur est intelligent, il est totalement dans le rôle et cela se sent. Quant à Netrebko, dont l’intelligence n’est pas la moindre des qualités, il semblait qu’elle puisse à l’époque tout chanter de Mozart à Puccini (voir son disque avec Abbado), tout n’est pas parfait dans ce chant avec des aigus quelquefois pris d’une manière maladroite (pas de mi bémol)  et quelque problème de reprise de souffle ou une largeur vocale au centre encore insuffisante, mais la diction est d’une grande clarté et l’attention au texte évidente, suivie dans la fosse par un Rizzi routinier au tempo un peu plan plan, qui a la chance d’avoir dans la fosse le Philharmonique de Vienne et non un orchestre moins rompu au grand répertoire. Sans doute ce fut un essai pour l’agent de le projeter sous la rampe: c’est raté et il n’a pas été vraiment lancé, il est encore aujourd’hui considéré comme un chef de répertoire moins inspiré.
Non, ce n’est pas le CD qu’il faut acheter, mais le DVD, pour la production de Willy Decker qui a marqué d’une pierre miliaire l’histoire de la mise en scène de l’œuvre: Visconti a marqué la fin du XXème siècle (avec ses déclinaisons qu’on voit chez Zeffirelli , chez la pitoyable Cavani et même très récemment chez McVicar à Genève), et Decker marque indubitablement les années 2000; cette mise en scène est à voir absolument car elle change toute l’opinion qu’on peut avoir sur l’aspect musical et le chant, elle dynamise une production musicalement moyenne, malgré l’hystérie collective qui a saisi Salzbourg en 2005 et en fait une référence de théâtre incontournable.

Dernier enregistrement, un enregistrement privé de La Traviata en 2000 au Maggio Musicale Fiorentino avec Mariella Devia en Violetta et Zubin Mehta au pupitre. De Zubin Mehta, un DVD à fuir absolument celui avec Eteri Gvazava et José Cura où le meilleur est le troisième, Rolando Panerai, un Germont de 74 ans. Production tournée au Hameau de Versailles, pitoyable entreprise médiatique où l’on voulait reproduire l’effet de la Tosca en direct de Rome avec Placido Domingo et Catherine Malfitano qui avait un tout autre style (à la TV au moins).
Le trio est composé de Mariella Devia (Violetta), Marcelo Alvarez (Alfredo) Juan Pons (Germont). Mariella Devia est peu demandée en France: l’archive de l’Opéra de Paris la signale en 1995 pour Lucia di Lammermoor, et en 2000 pour Donna Anna. Pour l’une des grandes du bel canto romantique c’est peu. Mais Paris sera toujours Paris…
Zubin Mehta s’y montre moins routinier que dans son précédent enregistrement avec Te Kanawa hors de propos, Alfredo Kraus et Dmitri Hvorotovski où Kraus à 60 ans passés chante mieux que le baryton russe qui en a trente de moins…
L’intérêt réside évidemment dans l’interprétation de Mariella Devia, habituée des rôles de bel canto, qui chante Violetta, oui, elle chante, et le chant prend toute la place, tant la technique est contrôlée, le volume appuyé sur le souffle fait sembler la voix plus grande qu’elle ne l’est, toutes les notes, toutes les nuances, toute la couleur y sont. C’est un vrai miroitement vocal tout à fait extraordinaire à qui il manque cependant une incarnation. Mariella Devia en scène chante à la perfection, mais reste toujours en retrait du côté de l’engagement, de la tripe. Une sorte d’anti-Fabbricini. C’est ici le cas: rarement on entend ainsi toute la partition avec tous ses possibles, mais on reste un peu en retrait et pas très ému. Certes, Mehta y est pour beaucoup, toujours un peu trop fort, sans vraie pulsion (Mehta, on le sait, peut alterner entre le terriblement routinier et le feu d’artifice du génie) tout de même avec un certain allant, mais un tempo un peu lent.
Aux côtés de Devia, un Juan Pons indifférent et un Marcelo Alvarez encore jeune, au timbre clair, au phrasé exemplaire, plein de qualités qu’il est en train de perdre peu à peu aujourd’hui. A écouter pour Devia, parce qu’elle donne une leçon de chant et sait ce que chanter veut dire.

Dans cette promenade ne figurent pas à dessein Sutherland – Pritchard, décidément trop peu théâtral  ni Solti – Gheorghiu, pour lesquels on cria trop vite au miracle à la sortie de l’enregistrement, ni Caballé – Bergonzi (bien que Caballé soit intéressante, à mi-chemin entre Sutherland et Scotto et bien que Bergonzi fasse le plus beau deuxième acte de toute la discographie, c’est quand même le plus grand ténor verdien de l’après guerre); je me suis contenté des coffrets qui remplissent ma discothèque et qui reflètent mes curiosités et mes humeurs. Alors au terme du petit voyage, Callas mise à part que chacun doit posséder, mais non dans la discothèque, mais sur l’autel (ce clin d’oeil à ceux qui me reprochent de sacraliser Maria), car avec sa voix et ses défauts, faire une Violetta pareille, c’est d’un autre ordre, je conseillerai d’écouter Karajan avec Freni pour la surprise, et de s’acheter si ce n’est fait au plus vite Muti avec Scotto et Kraus. Cela suffit pour la survie, le reste n’est que complément alimentaire.

 

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013 : LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI le 5 février 2013 (Dir.Mus : Baldo PODIC ; Ms en scène : David McVICAR)

©GTG/Yunus Durukan

Pour célébrer Verdi, le Grand Théâtre de Genève affiche La Traviata avec trois Violetta, deux Alfredo et deux Germont, pour permettre des représentations plus nombreuses au calendrier plus serré. La production de David Mc Vicar, metteur en scène apprécié des scènes lyriques, est coproduite par le Liceu de Barcelone, le Scottish Opera et le Welsh National Opera. David Mc Vicar n’est pas venu la régler, et c’est Bruno Ravella qui l’a réalisée. Afficher Traviata, c’est s’assurer au moins l’affluence du public, tant l’œuvre est populaire. Il y a de plus sur le marché des Violetta et des Alfredo suffisamment nombreux pour être assuré d’une représentation au moins passable, le risque n’est donc pas si grand. Si l’on essaie cependant de se demander quelles sont les conditions d’une grande Traviata, alors c’est différent, car réunir les trois pieds du trépied lyrique, chant, orchestre, mise en scène, est une entreprise délicate pour une œuvre si marquée par les gloires du passé, à commencer par Maria Callas, dans toutes les mémoires et les discothèques, qui l’a chantée un peu partout, et pour laquelle on a de nombreux enregistrements audio. Toutes les grandes des soixante dernières années ont abordé le rôle, Sutherland, Scotto, Caballé, et même la jeune Freni à la Scala. Plus récemment, Stratas, Cotrubas, Gruberova, Studer, et encore plus récemment Dessay, Harteros, Netrebko, Gheorghiu et bien d’autres. En plus des deux jeunes soprano affichées, Maria Alejandres et Agneta Eichenholz, c’est une Traviata star que Genève a invitée pour deux représentations, Patrizia Ciofi, qui a triomphé dans le rôle (on l’a vue récemment à Orange) un peu partout.
Sur scène, j’ai vu notamment Teresa Stratas,  personnage bouleversant, mais voix à la limite, Ileana Cotrubas, un petit oiseau victime du destin, elle aussi bouleversante, Anna Netrebko dans ses années glamour, Natalie Dessay, bête de scène, dans la très intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, au chant problématique, Tiziana Fabbricini, au chant habité, mais à la technique discutable, qu’on a enterrée très vite, alors que ce fut une Traviata d’une grande justesse. Rappelons à ce propos que Riccardo Muti à la Scala a osé Traviata dans un théâtre où l’ombre de Callas bloquait les programmateurs, il a donc choisi de faire en 1990 une Traviata de jeunes, Tiziana Fabbricini, Roberto Alagna. Dans une époque formatée par le chant baroque et dans une moindre mesure  rossinien, qui aime les voix techniques, propres, qui aime l’émotion née de la forme et non des tripes, une voix comme celle de la Fabbricini, aux défauts marqués, aux solutions techniques hardies et peu orthodoxes, toujours à la limite du problème d’intonation mais toujours juste dans l’émotion, incroyablement habitée (sur scène) ne pouvait pas conquérir le public sur la durée. C’est pour moi regrettable, il faut aussi des voix qui osent, et pas seulement des voix conformes. Pour ma part, j’ai de la tendresse pour elle, et je regrette une carrière trop vite interrompue: elle chante encore dans de petits théâtres italiens: dans un monde lyrique où chantent les Oksana Dyka et autres voix insanes et inutiles, elle a encore sa place.
Pour ma part, deux expériences assez récentes ont emporté mes suffrages, celle de la production intelligente de Christoph Marthaler (certains vont me vouer aux Gémonies)  au Palais Garnier, qui fait de Traviata l’histoire du dernier amour d’Edith Piaf (avec Theo Sarapo), avec une Christine Schäfer que les puristes critiqueront,  qui était d’une justesse et d’une émotion incroyables, aux côtés d’un Jonas Kaufmann magnifiquement dirigé et lui aussi à sa place scéniquement, sinon vocalement (la couleur…) et puis une représentation de répertoire à Berlin avec Anja Harteros, qui est pour moi vocalement la plus grande Traviata d’aujourd’hui: intensité, intelligence, couleur, technique, tout y était, avec physiquement une étrange ressemblance avec Maria Callas, dont elle jouait habilement.
Il faut pour Traviata une voix à la fois triomphante, qui ait les aigus et suraigus et les agilités pour le premier acte, un centre large de lirico spinto pour l’intensité du “Amami Alfredo” du second acte, une capacité à contrôler et à chanter piano et pianissimo au troisième. Bref, c’est souvent la quadrature du cercle, on a rarement les trois à la fois, et bien des chanteuses ne lancent pas le mi-bémol final du premier acte ou n’arrivent pas à retenir le volume de l'”Addio del passato” du troisième acte.
Lors des semaines qui précédèrent la Traviata de la Scala en 1990, qui agita le petit monde des lyricomaniaques, tous convenaient qu’un des indices essentiels d’une Traviata réussie est le fameux “amami Alfredo” dont il était question plus haut. Précédant le départ de Violetta et après la terrible scène avec Germont, il est le centre du tableau, une sorte de climax. Il nécessite volume, expressivité, tension de la part du soprano, mais surtout efficacité à l’orchestre dans l’accompagnement, c’est le lien orchestre/voix qui ici plus qu’ailleurs doit conduire à la réussite émotive de ce moment. Ou bien mes attentes sont trop grandes, ou bien je n’ai jamais eu de chance, mais je n’ai jamais entendu un “Amami Alfredo” qui me fasse trembler d’émotion… si, une fois, Fabbricini, seule avec piano (et donc sans orchestre…).
La représentation de Genève n’a pas échappé à ce destin: ni Ciofi, ni l’orchestre n’étaient au rendez-vous de l’émotion ni du transport. C’était du travail propre, sans plus. C’est d’ailleurs l’impression générale d’une représentation qui ne sera pas à inscrire dans les annales des Traviata, pour au moins deux raisons que je vais essayer de clarifier, la personnalité scénique et vocale de Patrizia Ciofi, et la direction musicale de Baldo Podic.
Tobias Richter fait appel à des chefs qui ont travaillé avec lui lorsqu’il était à Düsseldorf (plus tard dans la saison par exemple Alexander Joel sera au pupitre de Madama Butterfly). Je l’ai écrit par ailleurs, dans la géographie lyrique de la Suisse, Zürich et le théâtre de tradition germanique et Genève celui de tradition plutôt méditerranéenne. Pour ces opéras italiens, pourquoi ne pas faire appel à la génération de jeunes chefs italiens remarqués comme Gaetano d’Espinosa, Daniele Rustioni ou Andrea Battistoni? Ou même Gianandrea Noseda, de la voisine Turin? Le chef croate Baldo Podic dirige avec précision mais sans legato, sans vrai lyrisme, avec un tempo lent qui épuise les chanteurs et notamment le ténor qui s’époumone et en perd le souffle  dans “De’ miei bollenti spiriti” et surtout dans la cabalette “O mio rimorso o infamia” (quelquefois coupée). Ce tempo lent, sans vraie dynamique plombe le début de l’œuvre. Et de longues phrases musicales apparaissent isolées, sans vrai discours, sans allant. Veut-il accentuer l’aspect “cérémonie funèbre” voulue par le metteur en scène. Il reste que ce parti-pris crée l’ennui, notamment dans le second acte, quelquefois un vrai trou noir.
Évidemment, au troisième acte, cela convient mieux et il n’est pas étonnant qu’il soit le plus réussi dans l’économie générale.  Combien on remarque une fois de plus que le choix musical du chef est déterminant pour le comportement du plateau: on peut avoir ce type de parti pris, mais alors, il faut ciseler le propos, il faut du relief, il faut des instruments impeccables: ce n’est pas toujours le cas. Il faut du feu pour Traviata, on a ici de la lave refroidie, et solidifiée.

Acte 2 tableau 2 ©GTG/Yunus Durukan

Patrizia Ciofi promène sa Traviata de théâtre en théâtre, cette artiste sympathique par ailleurs a toujours eu depuis ses débuts (et je l’ai vue en tant que jury de concours de chant au tout début de sa carrière) le même défaut, celui de chanter avec une jolie technique mais avec toujours la même expression frappée de tristesse et de mélancolie, quel que soit l’air chanté. Et si l’expression mélancolique dans Traviata convient, il faudrait que le chant arrive en écho, ce qui n’est pas le cas: l’expressivité est souvent absente,  et je trouve que son chant, de manière surprenante pour une artiste aussi solide, n’est pas toujours très engagé . On n’est pas saisi par l’émotion de cette vie dévorée, et la musique de Verdi ne s’enrichit pas d’une interprétation incandescente, mais au  contraire assez sage. De plus, le début du premier acte a très mal commencé, problèmes de justesse, instabilité dans les graves. La voix se réchauffe vite et les aigus passent, et même le mi-bémol de la fin du premier acte sur le fil. Quant à l'”addio del passato” assez réussi, il n’offre pas d’aspérité et m’est apparu solide mais sans véritable modulation, peu de chant piano ou pianissimo, mais soyons honnêtes: c’est l’un des meilleurs moments de la soirée.

Leonardo Capalbo ©GTG/Yunus Durukan

Le jeune Leonardo Capalbo, issu de l’école anglo-saxonne malgré son nom aux consonances péninsulaires, a des difficultés avec l’aigu quelquefois, mais un joli timbre, une voix agréable, et un certain engagement. La diction est bonne, l’émission correcte, mais là aussi, il manque de couleur et chante toujours  de la même manière avec des sons un peu fixes. Peu aidé par le chef, il s’épuise. Mais scéniquement il est très crédible (la mise en scène offre ses fesses à la vue d’un public qui glousse d’aise), notamment au troisième acte lui aussi, mais moins au deuxième acte. Loin d’être scandaleux, il n’a pas la lumière solaire que diffusait le jeune Alagna à la Scala en 1990, il reste encore un peu appliqué, mais il faudra le réécouter.

 

 

Tassis Christoyannis ©GTG/Yunus Durukan

Tassis Christoyannis, comme d’habitude, est techniquement très au point, la voix est bien posée et c’est lui qui est le plus convaincant au niveau du chant: diction exemplaire, projection, timbre assez clair et charnu. Ce n’est pas toujours un interprète engagé cependant, d’autant que la mise en scène lui impose d’être toujours en retrait, froid, raide, regardant sa montre et vaguement absent, malgré les paroles qu’il prononce.
Les autres interprètes sont bien à leur place et le chœur de Genève dirigé par Ching-Lien Wu est comme d’habitude excellent.
La mise en scène de David Mc Vicar excitait la curiosité, vu la renommé actuelle de ce metteur en scène et ses récentes réussites (le Ring de Strasbourg). J’ai lu que ce travail genevois était décoratif, c’est à dire inutile. Je ne suis pas tout à fait d’accord: certes, la mise en scène ne dérange pas, et s’adresse au public visé par Traviata, celui de la bourgeoisie assise et triomphante qu’on va affoler une seconde par la paire de fesses de Leonardo Capalbo (pour un public qui a vu le Tannhäuser de Py avec son étalon nu en majesté sur scène, on tombe de plusieurs degrés!).
Toutefois, le travail est plus fin qu’il n’y paraît: d’abord, en déplaçant l’intrigue à la Belle Époque (costumes de Tanya Mc Callin qui signe aussi les décors), il insiste sur les derniers soubresauts de cette bourgeoisie qui génère des Traviata, un chant du cygne.
Chant du cygne, l’ensemble de la production est donc marquée par la mort: elle se déroule sur la pierre tombale de  Violetta, au milieu de lourdes draperies noires de catafalque, qui ont peut-être un effet délétère sur la réverbération du son dans une salle déjà peu gâtée par l’acoustique. Pendant le prélude, Alfredo revient sur cette tombe, ramasse quelques feuilles mortes, et sans doute se souvient de toute l’histoire.
Nous sommes donc d’emblée dans un travail de mémoire et à la mémoire de Violetta, beaucoup de noir, beaucoup de sombre, de violet, et quelquefois, le rouge passion (au troisième acte). Une incongruité au deuxième tableau du deuxième acte, ce cancan sur la musique de la danse bohémienne, et le pas de  deux Toréador/Toro (chorégraphie de Andrew George)  qu’on aurait pu nous éviter.

Patrizia Ciofi Acte II ©GTG/Yunus Durukan

A cette mémoire de Violetta, s’ajoute une mémoire au second degré, au deuxième acte, celle de LA Violetta du siècle, Maria Callas.

Maria Callas dans l’acte II

Des gestes, des poses étudiées directement inspirées par les photos très célèbres de la mise en scène de Visconti à la Scala en 1955, mêmes objets, même coiffure ou presque, même robe ou presque, même ambiance vaguement végétale (jardin d’hiver) et cette alternance noir et blanc qui sont les couleurs de la mise en scène du même Visconti à Covent Garden quelques années plus tard. Aucun doute, Mc Vicar installe un système référentiel.
Ce deuxième acte est d’ailleurs le plus réussi scéniquement, avec la scène d’intimité qui ouvre l’acte, les changements d’espace gérés par les rideaux qui glissent, les allusions à Callas, mais aussi le second tableau, très ironique avec son ballet ridicule, cette fête assez funèbre où les invités curieux du destin du couple Violetta/Alfredo, regardent avides et presque goyesques la scène de cette intimité qui explose. L’ensemble final est très réussi, où Violetta revient avec tendresse vers Alfredo désespéré: joli moment de tendresse, assez émouvant.
Le lit monumental du troisième acte est évidemment un lit presque sépulcral, sa monumentalité et le vide qui l’entoure donnent encore plus de relief à cette mort terriblement théâtrale . Signalons la jolie idée de la lettre dissimulée sous les draps, apprise par cœur que Violetta récite sans la lire: si Madame Ciofi y mettait plus de ton…
Voilà une soirée qui  n’est pas totalement convaincante, essentiellement à cause d’une direction musicale à mon avis très discutable qui ne réussit pas à faire fusionner le plateau, avec une Violetta certes parmi les Violetta du jour, mais qui n’emporte pas totalement non plus mes suffrages, et dont la voix accuse quelque signe de fatigue. Comme le troisième acte est le plus réussi musicalement , on sort avec un cœur satisfait, mais l’âme a encore soif. Alors, en rentrant chez soi, on se précipite dans sa discothèque et on écoute “l’addio del passato” de Maria Callas, avec Giulini.
Et là, l’âme a enfin droit au  sublime et tout se remet à sa juste place..

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Maria Callas Acte II

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013 : NABUCCO de Giuseppe VERDI le 3 FEVRIER 2013 (Dir.mus: Nicola LUISOTTI, Ms en scène: Daniele ABBADO)

Acte I ©Rudy Amisano

Après le beau Falstaff de la veille, ce Nabucco honorable déçoit un peu. Certes, il s’agit du cast B (grande tradition scaligère qui affiche systématiquement pour le répertoire italien deux casts, l’un fait des stars, l’autre des espoirs – enfin, on espère-). Ce soir donc pas de Lyudmila Monastyrska, qui a remporté tous les suffrages lors de la Première en Abigaille (voix large, bien posée, présence etc…), mais la jeune Lucrecia Garcia, et Ambrogio Maestri, Nabucco prévu, est souffrant et se trouve remplacé par Leo Nucci. Au total, on n’y perd pas trop, d’autant que Zaccaria est l’espoir ukrainien Dmityi Belocelskyi, une jeune basse qu’on commence à entendre un peu partout, et Ismaele Alexandrs Antonenko qu’on ne présente pas.
Il est difficile de réussir Nabucco, d’abord parce que le public attend le choeur “Va pensiero” qui est le seul air qu’il connaît, ensuite parce que la musique alterne pour mon goût des grands moments lyriques et d’autres un peu plus faciles, même si Verdi fort intelligemment attribue à chacun une mélodie qui lui convient, ainsi du personnage de Nabucco, dont les airs semblent ou martiaux et cohérents, ou déconstruits et désordonnés, ou vers la fin intensément lyriques. Le rôle le plus terrible est celui d’Abigaille, “lirico spinto spinto”, tellement spinto que les aigus et suraigus sont ravageurs et qu’on donne le rôle à des chanteuses surdimensionnées pour ce répertoire, alors que sa difficulté est un mélange d’héroïsme et de lyrisme, et que Abigaille n’est pas une Turandot: on doit sentir une certaine chaleur, le personnage est sans doute jaloux, envieux, ambitieux, mais en même temps fragile (elle croit être la fille du roi et découvre que c’est une esclave): cette fragilité là en fait un personnage à travailler et à approfondir: la majorité des mises en scène en font une bête sauvage. Lors de la création de Nabucco à Garnier, sous Liebermann, Abigaille était la grande Grace Bumbry, superbe, aristocratique, élégante, émouvante, mais le public imbécile des soi-disant spécialistes parisiens, grands ignorants devant l’Éternel (et  Nabucco est l’opéra de l’Éternel), l’avaient huée d’une manière sauvage, pas d’autre mot! Pourtant je me souviens que Bumbry qui évidemment avait du mal dans les aigus et les fameuses “scalette”,  avait un tel port, une telle présence, et un tel chant – dans les moments plus lyriques – qu’elle dominait le plateau et m’avait littéralement fasciné. En choisissant Renata Scotto, Riccardo Muti dans son enregistrement (le plus beau à mon avis sur le marché),  avait sciemment choisi quelqu’un qui sait chanter, et donc sait masquer ses limites (avec le français Matteo Manuguerra en Nabucco) en privilégiant le chant lyrique et rigoureux plutôt que le gosier sans âme.
Le même Muti avait ouvert la saison 1986-1987, sa première saison de successeur d’Abbado, par un Nabucco de folie. Je me souviens de ce 7 décembre où le Maestro, encore marqué par la vigueur de ses premières années, par l’énergie et le souci de montrer l’arrivée d’une nouvelle ère, avait bissé le “Va pensiero”, faisant déjà pleurer le public, qui était oui, je le répète, en folie, malgré une production médiocre (Roberto De Simone), mais avec Ghena Dimitrova et Renato Bruson.
La production de Daniele Abbado se distingue par son élégance, par les éclairages suggestifs de Alessandro Carletti et par un effort pour proposer une vision hiératique, grise, sans rien de “décoratif”, qui est une allusion au malheur structurel du peuple juif: la première scène se déroule au milieu de dalles qui rappellent le Mémorial berlinois de la Shoah, reposant sur un espace sableux, que Nabucco détruit sauvagement. Cette belle idée  n’est pas poursuivie, les personnages sont uniformément gris, qu’ils soient partisans de Nabucco ou qu’ils soient opprimés, habillés plus ou moins années 40, et les mouvements restent assez limités (le chœur Va pensiero est cependant très bien réglé, les masses étant très concentrées au centre du plateau. Abigaille est en robe lamé gris et manteau noir, et Nabucco en costume croisé gris, puis il se délite avec sa déchéance jusqu’à chanter en marcel  son fameux air “Dio degli ebrei, perdono”. Le fond de scène est occupé par des projections vidéo illustratives qui ne rajoutent rien à l’intrigue. Un travail essentiellement décoratif, qui s’est concentré sur le personnage de Nabucco,  bien dessiné, un Nabucco déjà mûr, vieilli (donc cohérent avec l’interprète) qui n’a rien de la bête triomphante que l’on voit d’habitude. Pour le reste: rien. Une élégante médiocrité, des jolis tableaux, mais rien d’inventif, rien de neuf, rien de vraiment intéressant.
Je n’ai jamais vraiment vu des mises en scènes totalement convaincantes de Daniele Abbado, mais j’en ai vues de bien meilleures. Une vision qui ne colle pas à la dynamique musicale. On dira qu’il ne s’est pas vraiment fatigué: “onesto e modesto”.

Leo Nucci ©Rudy Amisano

Le plateau est incontestablement dominé par Leo Nucci, certes la voix n’a plus d’éclat, et marque “des ans l’irréparable outrage”, mais est présente, bien projetée, bien dominée, et surtout, tient à la fois la distance, les aigus, et propose une véritable interprétation. Nucci a renoncé à faire du sous-Rigoletto (oeil noir, regards circulaires, bosse qui gonfle dans le dos!) et se concentre d’une manière totalement intériorisée, et c’est vraiment très beau. J’avais beaucoup de doutes, mais non, ils se sont évaporés: Nucci est un grand Nabucco, et campe un personnage qui est cohérent avec son âge et l’état actuel de la voix. Le Zaccaria de Dmityi Belocelskyi a un assez bel aigu, mais quelques notes très graves totalement détimbrées (inquiétant pour une basse!), il reste que le personnage existe, que les airs assez nombreux dans l’œuvre sont bien sentis, projetés, avec une certaine dynamique. Un artiste à réentendre, et qui devrait prendre plus d’assise.
La voix d’Alexandrs Antonenko est surdimensionnée pour Ismaele: on attendrait un timbre plus suave, une couleur plus chaude, une voix plus ronde, et on a comme d’habitude une voix énorme bridée par ce rôle relativement réduit, et comme d’habitude aussi, aucun ressenti, aucun engagement, aucune vraie recherche interprétative, tout en restant honnête et passable.
Du côté des dames, la Anna de Silvia della Benetta se fait très bien entendre dans les ensembles et notamment à la fin (on n’a pas l’habitude de la noter), et la jolie surprise vient de la frèle Nino Surguladze en Fenena. La voix n’apparaît pas avoir de corps au départ, mais peu à peu elle prend de l’assurance, et surtout du volume, un volume surprenant dans son air final “O dischiuso è il firmamento”, une voix bien construite, une technique solide: à suivre.
Eh! oui, je vous vois, la langue pendante, vous disant que j’ai oublié Abigaille l’essentiel: Lucrecia Garcia. Cette jeune chanteuse vénézuélienne commence à chanter les grands rôles verdiens partout: Amelia, Aïda, Abigaille qui nécessitent une voix large et de solides aigus. Elle a les graves, un beau registre central, des aigus bien dominés, pris avec justesse, et donc apparemment pas de problème. Mais la qualité intrinsèque de la voix n’est pas séduisante, elle a tendance à savonner les terribles “scalette” qui tombent dans un grave impossible, et surtout, n’arrive pas à colorer les moments lyriques: cela reste sans grand engagement, sans grande sensibilité. Elle obtient un certain succès, mais pas un triomphe. Je reste circonspect, elle ne m’a pas convaincu, même si je sais qu’on ne trouve pas des Abigaille sous n’importe quel sabot. A sa place j’aurais peut-être vu ma chère Raffaela Angeletti, elle la vaut techniquement et a beaucoup plusd’intelligence du texte. Lucrecia Garcia peut remplir le volume de Vérone, mais pas le cœur de la Scala. Il reste que là aussi, c’est plus que passable, c’est vraiment honnête sans être vraiment intéressant.
Musicalement, Nicola Luisotti qui vient de prendre la direction musicale du San Carlo de Naples, tient de manière très solide un orchestre parfaitement en place: c’est très clair, c’est très dilaté, chaque phrase s’entend, se développe, avec un orchestre vraiment translucide. Incontestablement, c’est un très bon chef, très attentif, et qui cherche à soutenir et accompagner les chanteurs. Mais son parti-pris un peu cérémoniel, qui colle à une mise en scène un peu ritualisée avec sa disposition des chœurs toujours très étudiée, ne rend pas justice au dynamisme, ni même oserais-je dire, aux boursouflures du jeune Verdi. Cela manque de feu, cela palpite peu, cela n’halète pas. On est très loin des miroitements du Falstaff de la veille, il est vrai que nous sommes à une distance de 51 ans (Nabucco 1842 et Falstaff 1893) et que Nabucco bouillonne mais ne miroite pas. Mais ce Nabucco là ne bouillonne pas, il est sérieux (les italiens diraient “serioso” pour dire “un peu trop” sérieux). Incontestablement un vrai technicien de l’orchestre, une volonté de proposer une vision musicale vraiment pensée, peut-être un peu trop, un peu dans le sillage du Trovatore mortel que Muti nous avait infligés à la Scala il y a une dizaine d’années, mais ici sans vraiment être ennuyeux, jamais: ce Nabucco est simplement un  ton en-dessous, mais on a la confirmation qu’il faut bien suivre Nicola Luisotti, c’est un bon chef.
Et voilà un week end scaligère ensoleillé et par le soleil d’hiver et par la Scala qui m’a fait un peu mentir, entre un Nabucco honnête et un Falstaff magnifique: Verdi 2013 a pris pied dans la maison sous des auspices positifs.

Et le début de saison avec un Lohengrin légendaire, et ces deux Verdi, est tout à fait digne d’une saison sous le signe du double bicentenaire. Stéphane Lissner a encore fait un pied de nez à ceux qui le critiquent. Et ce week end, c’était malgré tout et avec les réserves de ce soir Viva Verdi!

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Répétitions

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013 : FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 2 FEVRIER 2013 (Dir.mus: Daniel HARDING, Ms en scène: Robert CARSEN)

Acte III ©Catherine Ashmore

 

 

Les photos sont reprises de la production de Covent Garden (avec Ambrogio Maestri dans Falstaff ©Catherine Ashmore)

J’ai suffisamment écrit dans ce blog sur  les difficultés de la Scala à offrir des représentations verdiennes du niveau de ses représentations de répertoire non italien, (Wagner, Strauss, Britten, Berg) pour applaudir avec joie à la représentation à laquelle je viens d’assister d’un opéra qui n’est pas le plus facile ni le plus populaire de Verdi. Pas d’airs à proprement parler, des mises en scène souvent très traditionnelles, inscrites dans des images d’Epinal, une musique raffinée, qui exige de la part du chef précision et sens du rythme, et un suivi très attentif du plateau. On s’étonne toujours qu’un homme de 80 ans se soit à ce point renouvelé, et propose une œuvre d’une telle vitalité ; dans quelques jours la Scala fêtera le centenaire (le 9 février 2013, mais Falstaff est joué le 8, comme le signale un lecteur plus attentif que moi) de cette œuvre de génie, qui affiche son siècle avec une jeunesse dont on ne revient toujours pas.
La Scala fêtera dignement ces cent ans, avec un jour d’avance, car la production proposée, la distribution, et le chef, tout contribue à faire de ce rendez-vous une grande réussite.
Depuis 1980 et jusqu’à 2004, la Scala a vécu avec la production de Giorgio Strehler, inauguration de 1980 sous la direction de Lorin Maazel avec notamment  Juan Pons, Bernd Weikl, Mirella Freni proposée 8 fois, (dernière en 2004, dirigée par Riccardo Muti). Une production esthétiquement très soignée, dans des décors d’Ezio Frigerio avec comme toujours des éclairages à se damner, que Strehler avait voulu à la fois paysanne et lombarde. Les paysages étaient ceux d’une plaine du Po familière à l’ensemble des spectateurs. Nous sommes avec Robert Carsen à l’opposé, dans un monde plutôt britannique (ce dont on ne saurait se plaindre, Shakespeare oblige!), urbain, des années 50, d’hôtels de luxe, de clubs hippiques, et des cavaliers dont la chasse est le hobby et de cuisine à l’américaine de la ménagère de moins de 50 ans. Sans renoncer du tout à l’histoire (le livret est scrupuleusement suivi), il fait de Falstaff un aristocrate ruiné à l’anglaise, sans doute un ex-propriétaire terrien, peut-être de haras, qui vit sur le dos de la société par son appartenance à la classe dirigeante. Face à lui, le monde d’une bourgeoisie riche représentée par Ford, beaucoup plus clair avec cette transposition que dans la vision traditionnelle, le sommet étant le moment où Falstaff est piégé dans cette immense cuisine à l’américaine aux couleurs de sit-com, riche de toutes les nouveautés de l’électroménager des années 50, mais où les dames continuent tout de même de cuisiner !

Entrée du Signor Fontana ©Catherine Ashmore

Ou bien Ford déguisé en Signor Fontana qui apparaît comme un riche texan, chemise, costume, chapeau, marque très prégnante du rêve et du modèle américains de réussite.

Falstaff sc.1 ©Catherine Ashmore

Fastaff vit dans une immense chambre d’hôtel de luxe, et le rideau se lève sur son lit monumental, entouré de tables non débarrassées avec les reliques des repas des jours précédents, puis on passe dans le salon du Club (gravures de chevaux au mur, fauteuils de cuir confortables où Falstaff règle ses affaires) où une Miss Quickly désopilante (magnifique Marie-Nicole Lemieux) va piéger le vieil homme. L’attention au personnage est totale, avec Terfel, ce n’est pas du tout un gros pataud, une sorte de Ochs vulgaire. Falstaff garde au contraire des traces de son élégance passée, il esquisse des pas de danse, prend des postures élégantes,(lorsqu’il chante « su me, su me, sul fianco baldo, sul gran’ torace » mais avec les signes des ans l’irréparable outrage) : il est plus souvent attendrissant que ridicule et la mise en scène marque sa solitude.

La cuisine ©Catherine Ashmore

Au contraire de Ford, le riche parvenu, toujours accompagné d’une foule de profiteurs, de solliciteurs, de cette foule  inutile qui flaire l’argent: la scène dans la cuisine est réglée avec une intelligence rare et une précision d’horloge, entre le groupe de Ford et le groupe des femmes entourant le coffre à linge.
Autre jolie trouvaille, celle de proposer la première scène où apparaissent ces dames dans un restaurant salon de thé, où Fenton est serveur. Du même coup, le motif du refus de Ford de lui donner sa fille Nanetta est parfaitement lisible : il s’agit de refuser une sorte de mésalliance. Mais le monde des deux amoureux est ailleurs, et là aussi Carsen les isole par un éclairage qui suspend le temps dans le duo « Bocca bacciata non perde ventura ».
Le troisième acte est particulièrement bien réglé, entre le réalisme de la première scène : Falstaff se retrouve endormi dans une étable et dans une stalle, un beau cheval (un vrai ! s’est étonnée une dame derrière moi) qui se régale de foin, et avec qui Terfel va dialoguer, c’est tout ce qui lui reste (en bon gallois, il connaît bien les chevaux) et des autres stalles émergent les personnages (on pense au 3ème acte du Rosenkavalier, avec lequel il y a bien des échos). La scène nocturne est finalement assez simple et les effets se limitent à l’ensemble des personnages et du chœur coiffés des cornes du « chasseur noir », avec au milieu de cette obscurité, l’apparition lumineuse de Nanetta en Fée.
La scène finale avec le double mariage, Nanetta/Fenton et Cajus/Bardolfo  est un authentique « Mariage pour tous » pour être dans l’actualité et permet de rendre logique l’image finale du repas qui réunit tout le monde autour de la table, avant la fugue finale enjouée pendant laquelle toute la salle s’éclaire.
Je ne suis pas toujours très enthousiaste du travail de Carsen, auquel je trouve souvent une modernité de façade, mais cette mise en scène de Falstaff , tout en respectant les différents moments du livret à la lettre, permet de poser une lecture sociale d’une grande clarté, tout en réglant tous les détails de l’intrigue avec précision, et en proposant un travail enjoué, souvent ironique, d’où n’émergent jamais  méchanceté ou mépris pour le héros . En ce sens, il respecte parfaitement les intentions de Verdi. Mais pour réussir ce pari, il faut un Falstaff qui emporte la troupe et l’entraîne dans cette folle équipée : c’est bien le cas de Bryn Terfel que j’avais déjà vu dans le rôle il y a treize ou quatorze ans (il était encore un « jeune »chanteur ) à Berlin et à Ferrare dirigé par Abbado avec lequel il l’a enregistré.  Avec l’expérience, un sens de la scène inouï, une voix somptueuse, puissante, large, et surtout, ce qui est essentiel dans Falstaff, une diction exemplaire et d’une rare élégance qui lui donne cette hauteur aristocratique réelle malgré la déchéance, Bryn Terfel propose un Falstaff anthologique, fabuleux, qui oblige tous les autres à se surpasser et qui a fait dire à des amis qui ont vu l’autre distribution que celle-ci (dite cast B) était supérieure.
Massimo Cavaletti en Ford n’a peut-être pas la puissance d’un Bernd Weikl, mais il est doué d’une voix bien posée, son chant est dominé, élégant, sa diction est elle aussi très soignée, et au total propose une très belle composition. Le Fenton d’Antonio Poli n’a pas la voix ultra légère des Fenton habituels : on l’entend, il remplit la salle, a une jolie présence et son timbre se combine parfaitement avec celui de Nanetta, la jeune Ekaterina Sadovnikova, qui elle non plus n’a pas la voix légère et évaporée de trop de Nanetta : la voix est lyrique, au volume assez large, très bien contrôlée avec un beau travail sur le souffle, une Nanetta présente avec un chant de qualité, magnifique succès au final.
Si la Meg Page de Micaela Custer est à peu près inexistante (mais le rôle n’est pas passionnant),

Marie Nicole Lemieux et Ambrogio Maestri ©Catherine Ashmore

la Quickly de Marie-Nicole Lemieux est « un » personnage, avec un abattage scénique inouï, une aisance confondante et des graves à se damner : après Terfel, c’est elle qui emporte les suffrages enthousiastes du public. La Alice Ford de Carmen Giannatasio, qu’on commence à voir sur les scènes dans des rôles de lyrique et de lyrico-spinto, n’est pas assez à l’aise dans l’aigu (crié pour le seul do de la partition pour elle), même si la voix est assez large pour dominer les ensembles et notamment le final.  Son Alice est acceptable sans nul doute, mais elle ne fait pas oublier loin de là les grandes du passé. Je ne pense pas que cette chanteuse soit passionnante, elle passe de manière linéaire, même si elle rend bien son personnage de petite bourgeoise parvenue.
Si plateau et mise en scène fonctionnent, il faut aussi rendre hommage à une direction musicale de très haut niveau, où il faut le reconnaître, beaucoup n’attendaient pas forcément Daniel Harding.
Je sais bien que Daniel Harding est souvent critiqué, qu’il n’est pas forcément aimé des mélomanes, que son style surprend dans bien des cas et qu’il a traversé des périodes difficiles et peu convaincantes. Mais dans ce Falstaff, il montre à la fois un sens des rythmes et une dynamique palpitante bien conforme à ce Verdi-là, une attention et une précision rares dans les ensembles et les concertati, si nombreux, un souci du détail, un accompagnement des paroles et des dialogues et une sensibilité et un raffinement dans les moments les plus lyriques qui ne peuvent qu’emporter l’adhésion. Après avoir traversé des moments difficiles, qui ont fait douter de la pérennité d’une carrière commencée tôt sous les auspices conjoints de Sir Simon Rattle et de Claudio Abbado, il semble qu’il revienne au premier plan. Dans ce Falstaff, il apporte la preuve qu’il est un très grand chef : sa direction est d’une variété de couleurs, d’une rigueur et d’une cohérence rare, avec un orchestre, comme souvent dans ces cas-là, qui le suit sans hésitations ni scories, offrant une des plus grandes soirées verdiennes à la Scala de ces dernières années.
Cette production mérite de faire le tour des grandes salles (MET, ROH Londres, Amsterdam, Toronto) et Terfel mérite le détour : il y a encore des places les prochains jours, courez à Milan si vous le pouvez fêter le centenaire de la jeunesse, de la vigueur et de la poésie !
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Scène finale ©Catherine Ashmore

DER RING DES NIBELUNGEN (une suite de MUNICH…): DE BECKHAM À WAGNER, UNE RÊVERIE

Broomhilda c’est le nom de la femme que le héros King Schultz du dernier Tarantino (“Django Unchained”) s’est juré de retrouver…Pas étonnant que régulièrement on pense à Tarantino pour un Ring. Voilà un artiste qui saurait donner à l’histoire un autre point de vue, totalement déjanté, et totalement juste en même temps, car il est à la fois  lecteur/montreur  et  démonteur de nos mythes.
Et pourtant, ce matin c’est un autre mythe qui m’a plongé dans mon Ring.  Ce matin en effet une nouvelle m’a laissé rêveur…David Beckham arrive au Paris-Saint-Germain. C’est un footballeur, il va donc légitimement jouer au foot à Paris. Si mes occupations wagnériennes me tiennent loin des stades, je sais qui est Beckham et je sais surtout qu’il n’est plus si jeune…Mais, en ces temps d’E.P.O, tout est possible aujourd’hui.
Écoutant avec toute l’attention voulue France Inter, j’apprends qu’il arrive non pour jouer, mais pour rester sur le banc de touche, qu’il ne reste que cinq mois, que les sommes mises en jeu sont secrètes, mais vont généreusement alimenter les caisses d’associations caritatives (la star est grande: elle a l’or et n’a pas renoncé à l’amour) et qu’il va servir de produit d’appel pour faire rentrer l’Or au Paris Saint Germain. Dans le langage du jour, on appelle cela une icône…et tout cela m’a fait rêver….

Götterdämmerung Acte II

Regardez la photo ci-dessus, remplacez Siegfried par David et Victoria, ou même par David tout seul avec son beau maillot n°32 tout neuf (80€ rouge, 120€ bleu..Ne mégotons pas, il sera en bleu, comme Siegfried…) et vous avez tout le sens de la scène des Gibichungen vue par Andreas Kriegenburg à Munich:  une icône, au sens des mots du jour, c’est un outil qui sert à ramener encore plus d’or dans un milieu pourri par l’or. On aurait pu faire évoluer la star sur ce bel Euro doré, comme sur la photo. Rien qu’une opération d’image, pour faire cracher au bassinet les supporters, comme la fonction dévolue au chœur ici (téléphones mobiles, tweets etc…) et donc pour faire de l’Or.
Spontanément, tel l’inspecteur Bourrel dont les gens de ma génération connaissent le “Bon sang, mais c’est bien sûr!”, je me suis frappé la tête ce matin en écoutant cette nouvelle ridicule, en me disant “Gibichung, Gibichung!” reliant l’absurdité caricaturale que j’entendais, qui a été rabâchée toute la journée à la scène que j’avais vue le dimanche à Munich et à la manière dont sont représentés les Gibichungen.
C’est que le spectacle de Munich ne me quitte pas. Ni les images (la preuve ci-dessus), ni la musique et je parcours tel ou tel de mes Ring pour en réécouter quelques moments, pour, comme on dit, m’en payer encore une tranche: je me suis arrêté hier sur Haitink, qui n’est peut-être pas une merveille vocale (à l’époque, il y avait crise du chant wagnérien) mais que je trouve une merveille à l’orchestre (Das Rheingold! Siegfried!!).
J’ai voulu écouter l’un des moments musicaux préférés, l’acte III de Siegfried et notamment le prélude, et la musique de transition entre la scène avec Wotan et l’arrivée auprès de Brünnhilde, qui mime le feu qui s’éteint. Oh!  c’est lié à un souvenir que je ne résiste pas à raconter: en arrivant à Bayreuth, en 1978, il est environ 21h, et je vais évidemment au Festspielhaus pour respirer l’air (naturellement pur) du lieu. Et par le plus grand des hasards (je suis encore jeune dans ce lieu, je ne suis pas habitué et connais peu de traditions) je tombe sur le deuxième entr’acte de la répétition générale de Siegfried (Chéreau, Boulez, Kollo). Le bonheur! d’autant qu’il y a plein de places latérales, que les “blaue Mädchen” à l’époque sont gentilles, et qu’elles me laissent rentrer. J’écoute donc le prélude adoré (Boulez!!!), et je reste ensuite fasciné par les deux scènes qui suivent: Erda qui apparaît toute lovée au bas d’un grand rideau gris, fascinant, et l’extraordinaire jeunesse et fraîcheur du Siegfried de Kollo, dont cette saison 1978 sera la dernière apparition (farouche adversaire de la mise en scène). Puis musique de transition, et les éclairages, les effets sont tels, et accompagnent tellement la musique que la scène de ce rocher qui s’éteint, se termine dans une sorte de gris du matin qui je m’en souviens très bien diffusait une impression de froid. Je n’ai jamais oublié ce moment, ni la musique qui l’accompagnait, ni cette incroyable impression produite par l’image! Alors j’aime réécouter ces moments, qui me replongent dans ce souvenir, trace d’un moment aussi béni qu’inattendu.
Pour moi écouter un Ring, c’est à la fois replonger dans cette musique addictive qui fait qu’à peine éteints les derniers feux de l’embrasement final du Walhalla, on a envie de repartir du début, tellement on est dedans, tellement on aime, tellement on voudrait que cela ne s’arrête pas notamment dans les conditions munichoises de la semaine dernière.
J’avais eu un peu la même impression après le Faust intégral de Peter Stein en 2000, 22h de théâtre. A la fin, une seule envie, que cela recommence, tellement la musique du texte de Goethe était impossible à éliminer de la tête: Faust, c’est le Tsunami des mots.
De même quand on entre dans le tunnel wagnérien, on n’en ressort plus. Je connais des amis qui fréquentèrent assidument Bayreuth, et qui se sont lassés. Ils sont rares, ceux qui sont lassés ou blasés, et je les soupçonne d’avoir peur d’y retourner de peur de retomber dans l’addiction.
La semaine dernière, l’approche de Nagano était si claire, si bien construite que j’ai pu découvrir encore des phrases inconnues, des interventions de pupitres inattendues, des sons nouveaux, et on découvre encore et encore des trésors, dans cette musique qui fonctionne par couches successives entremêlées, où la mélodie principale se noie bientôt dans les nouvelles trouvailles (j’ai attentivement suivi la chevauchée des Walkyries cette fois!). Je ne reviens pas sur le chant exceptionnel. Je suis revenu sur un épisode de la mise en scène, que cette stupide affaire Beckham a réveillé en moi, parce que simplement, même après une semaine, ce spectacle me poursuit et je ne cesse en y pensant d’y déceler des idées superbes, comme celle de l’innocence initiale de ces jeunes figurants, qui accompagnent bien des scènes, et des scènes terribles, mais dont la présence apaise, comme si le récit ne pouvait se résoudre à être négatif et qu’il y avait toujours un espace de respiration, malgré une lecture lucide et sans concession du monde. Et puis, le Ring à lui seul est un monde: une mise en scène après l’autre et l’œuvre répond toujours “présente”, a toujours quelque chose à dire sur le monde d’hier et d’avant hier celui d’aujourd’hui. Une source intarissable de significations, d’images, de sons. Allez, courage, pour ceux qui n’ont pas connu cette expérience, allez le voir en continu, vous n’imaginez pas combien vous perdez à le voir en épisodes séparés .
J’ai jadis organisé à Milan à l’initiative du Centre Culturel Français alors dirigé par Patrice Martinet, l’actuel directeur de l’Athénée et de Paris Quartier d’été une présentation publique du Ring de Chéreau sur Laser Disc (cela venait de sortir chez Unitel ) et très grand écran, en continu de 15h le samedi à 6 ou 7h du matin le dimanche. Quelle magnifique expérience, tout prend sens et tout prend relief. J’avais appelé cela “la nuit des Tétravores” qui avait rencontré un public très nombreux, même entre 2 et 4h du matin.

Comme il faut être raisonnable et en cette année de bicentenaire Wagner/Verdi, se nourrir à l’un et à l’autre, je vais ce Week end à la Scala pour Falstaff et Nabucco, j’aime, j’adore Verdi (surtout bien dirigé, c’est rare et  bien chanté, c’est encore beaucoup plus rare) et cela va peut-être calmer mon désir de drogue wagnérienne car en ce moment je ne rêve que d’un marathon tétravore.
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