Il y a quelques semaines à Lucerne, j’assistais à une Master Class de direction d’orchestre de Bernard Haitink. Il encadrait quelques jeunes venus de tous les continents dans des œuvres de Beethoven, Mozart, Debussy entre autres. Ceux-ci prenaient la baguette, puis aussitôt après, si les choses allaient moins bien que prévu, il la prenait lui aussi pour “montrer” une battue, un geste, un tempo… A peine prenait-il la baguette et à peine le son montait-il qu’on était dans un autre univers: l’orchestre (Festival Strings Lucerne) , sur un geste, sonnait différemment, comme un petit miracle qui se répétait à chaque intervention. Il y eut effectivement quelques moments (Bruckner!) proprement miraculeux.
Peut-on expliquer comment un chef vous change un son et un orchestre? Comment sur un geste, y compris minimal, les choses s’entendent différemment.
Hier soir, à Pleyel, Claudio Abbado et Martha Argerich, avec la Mahler Chamber Orchestra, ont offert au public parisien une soirée miraculeuse, une de ces soirées phénoménales dont on se souviendra longtemps. A-t-on déjà entendu le concerto n°1 de Beethoven comme ça? A-t-on jamais entendu la symphonie n°3 de Mendelssohn “Écossaise” comme ça? On n’en a pas le souvenir, tant tout nous est apparu neuf, tant le son, les rythmes, les couleurs étonnaient au sens très fort , tant on était étourdi de tant de nouveauté. Tant ces pièces connues sonnaient inconnues, et tant tout cela se déroulait dans une atmosphère apaisée, détendue, souriante.
Une fois de plus, Abbado nous indique ce qu’est faire de la musique ensemble. C’est faire de la musique jamais recommencée, une musique de tous les possibles, y compris des risques, des pianissimis d’une légèreté inouïe, un son du plus grêle au plus rond, au plus plein, au plus éclatant avec un orchestre d’à peine 50 musiciens qui sonnent comme le double.
On avait bien remarqué à Lucerne le mois dernier qu’Abbado était dans une forme éblouissante, énergique, planant, volant avec la musique. Et qu’avec Argerich il forme un couple complice (un peu comme avec Pollini) : ils se parlent pendant les pauses entre deux mouvements, ils se sourient, il s’écoutent avec gourmandise (après s’être titillés quelquefois en répétition), et Argerich incroyablement concentrée ne cesse d’écouter l’orchestre, de fixer un instrument, de lui répondre, pendant qu’Abbado en écho propose le son adapté, la couleur adaptée à la soliste: aucun contraste entre un soliste qui irait son chemin et un orchestre qui dirait autre chose; ici on fait la musique, sans théâtre, sans gestes énormes, sans grimaces, on est dans la musique, tous ensemble, noyés dans ce bonheur-là.
Il y a un mystère Abbado: pendant les répétitions, là ou d’autres expliquent aux musiciens ce qu’ils veulent, ou bien sculptent chaque note pour obtenir le son voulu, l’effet voulu, lui travaille beaucoup en amont avec les assistants, relit avec attention les partitions et lorsqu’il est face à l’orchestre, il fait jouer, en faisant recommencer quand il l’estime nécessaire, mais sans mot dire ou à peine, écoutant les remarques des musiciens, qui peuvent faire telle ou telle proposition: cette manière de procéder a souvent eu le don d’agacer, certains pupitres et non des moindres disant que les répétitions d’Abbado sont inutiles. Et pourtant, pour le Tristan de Berlin en 1998, il avait demandé un grand nombre de services d’orchestre signe que les répétitions comptent pour lui: il n’est pas comme Knappertsbusch qui les détestait. Mais dès que le concert arrive, les plaintes sont oubliées, et c’est la surprise, à l’orchestre comme dans le public. C’est aussi qu’Abbado désormais, depuis qu’il a quitté Berlin ne dirige plus que des orchestres avec lesquels entretient une relation régulière: Orchestre Mozart, Lucerne Festival Orchestra, Mahler Chamber Orchestra (beaucoup moins qu’il y a quelques années), Berliner Philharmoniker. Lorsqu’il travaille avec un autre orchestre comme l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino ou celui de la Scala récemment, il mélange deux phalanges, une connue de lui , une moins connue et place en tant que de besoin ses musiciens fétiches comme chefs de pupitre. Car il travaille aussi avec des musiciens qu’il a connus quelquefois depuis les temps du Gustav Mahler Jugendorchester qui connaissent sa manière de faire de la musique ou qui sont des instrumentistes hors pair qu’il a repérés. Ainsi la Mahler Chamber d’hier avait une couleur un peu “Lucerne”, un peu “Mozart” avec un premier violon venu du Lucerne Festival Orchestra et du Gewandhaus de Leipzig, Sebastian Breuninger (reconnaissable à sa manière de se “démener” comme un diable), mais aussi le contrebassiste vénézuélien Johannee Gonzalez. Nouveau venu un surdoué de la clarinette, époustouflant, inouï, l’autrichien Andreas Ottensamer, (père et frère clarinettistes aux Wiener Philharmoniker). Bref, un Mahler Chamber Orchestra sur mesure pour Abbado, malgré le grand niveau de la formation “ordinaire”.
Le concerto n°1 op.15 de Beethoven, premier des concertos (publié en 1801), a été pourtant composé après le deuxième, en 1795/96, créé à Vienne en 1800, n’était pas très aimé de son auteur qui le considérait comme une œuvre “du passé”. De fait l’influence de Haydn et de Mozart se fait sentir et la longue introduction orchestrale initiale fait irrésistiblement penser à Mozart. Dès le début, Abbado accentue les contrastes par des première mesures très retenues, très légères, dont le thème est repris aussitôt de manière plus éclatante, avec plus de brio, sans se départir d’une incroyable fluidité et d’un magnifique jeu avec les bois, somptueux: tout cela sonne comme une sorte d’ouverture, avec son accord final assez brutal, qui fait entrer le piano de manière presque furtive par contraste. Le premier mouvement est un jeu d’arabesques entre le piano et l’orchestre autour du thème principal. Le toucher de Martha Argerich, jamais agressif, très fluide, et produisant en même temps un son d’une netteté et d’une précision incroyables emporte les rythmes en une parfaite osmose avec l’orchestre, avec l’impression d’un tissu parfaitement tressé orchestre/soliste sans jamais de solution de rupture. Si le son du piano est à la fois fluide et net , celui de l’orchestre est incroyablement transparent, laissant chaque instrument s’exprimer, Abbado laisse jouer, tout en construisant les architectures si bien qu’on a l’impression d’un Beethoven renouvelé, à la fois intime, juvénile, presque farceur et en même temps déjà grave. Si le troisième mouvement, un rondo énergique, très rapide et acrobatique au piano, est étourdissant de maîtrise technique – mais peut-on alors parler de maîtrise technique tant la technique disparaît derrière tant de naturel et tant de joie – le dialogue devient presque souriant et joueur, ce jeu de renvois de “répliques” au sens théâtral du terme, si donc tout cela cloue le public sur place et le fait exploser, c’est le second mouvement qui m’a littéralement chaviré: le début au piano aux accents plus beethovéniens, presque hésitants, presque par effraction, avec l’orchestre fusionnel accompagnant ces premières mesures d’abord, mais prenant la suite sur le même thème, avec la même couleur: la performance des bois (basson et clarinette) est étonnante et entame un dialogue avec le piano qui va se poursuivre de manière sublime pendant tout le mouvement. On a l’impression d’une aria qui se développe au piano, affirmée, puis allégée, puis hésitante, avec des effets de main gauche tels que l’on serait pas étonné d’apprendre que Martha a quatre mains! Les reprises à l’orchestre lissés et polis à un point de discrétion et de légèreté totalement bouleversants Ce fut un moment magique, magique parce qu’en même temps d’une incroyable simplicité, avec un naturel confondant: on entend à peine les cordes accompagnant le piano, on entend en écho les cuivres, ou les bois et jamais envahissants, un système d’échos qui crée à la fois la douceur et une impression de paix mélancolique et suspendue (ah! les toutes dernières mesures de ce mouvement!)
Triomphe immédiat, salle debout pendant de longues minutes et enfin un bis (Schumann), évidemment merveilleux, merveilleux de technique, de fluidité, de simplicité. Martha Argerich toute simple dans sa grandeur.
La symphonie n°3 “Écossaise”, esquissée à partir d’un voyage de Mendelssohn en Écosse en 1829, a été terminée et créée à Leipzig en 1842 . On ne sait que dire…devant l’évidence; on n’a jamais entendu cela, et ce dès le début, où pas un seul instrument n’échappe à l’oreille. Chaque son est clair, identifiable, isolable et fusionne à la fois avec les autres donnant une vision unitaire de l’ensemble. L’intervention des cordes quelques mesures après le début est hallucinante de présence, de mystère, de grandeur et de subtilité. D’une œuvre souvent jouée, d’emblée un regard neuf qui change l’idée qu’on en avait. L’introduction du second thème du premier mouvement, retenue, avec un orchestre qui retient le volume, qui atténue l’enchainement, motive un effet de crescendo dès la reprise du thème, avec une accélération qui entraine l’auditeur dans un effet de tension extraordinaire et qui ne le quittera pas. jusqu’à la fin. Effet d’espace, effet de paysage aux couleurs incroyables, qui rend palpable une sorte de discours, l’impression fréquente chez Abbado que l’orchestre parle, tient un discours qu’on perçoit et qu’on comprend par le cœur plus que par l’esprit: sa manière de laisser les musiciens aller, son regard (quand on a la chance de le voir de l’arrière scène), ses sourires, ses larges gestes englobants et jamais vraiment martiaux ou didactiques, sa main gauche qui danse la musique, tout cela fait monter l’émotion et provoque une sorte d’adhésion, d’engagement de chaque pupitre: on a l’impression qu’une lumière se fait. Les effets de pianissimis ou de retenue de la clarinette (Andreas Ottensamer encore une fois, retenez ce nom, il est époustouflant), les modulations de la phrase, la sûreté des cuivres, qui en même temps ne sont jamais envahissants (ils en auraient l’occasion pourtant) cela crée une subtilité du discours, avec une telle science des rythmes, de l’espace qu’on a l’impression que l’écriture de Mendelssohn est une traduction musicale d’une page de Chateaubriand.
Le deuxième mouvement “vivace” cueille l’auditeur déjà capturé par son optimisme, sa joie, sa gaieté, et son relief, avec les interventions des bois totalement renversantes, il faut imaginer, au milieu de ces sons qui dansent, le regard sur le visage du chef, quelquefois extatique lorsqu’il entend un moment réussi, lorsqu’il comprend que l’orchestre est en train de jouer exactement ce qu’il veut et comme il veut. La fin, qui s’allège progressivement jusqu’à la disparition du son laisse le spectateur suspendu et surpris mais c’est pour ménager l’entrée dans l’adagio, avec son dialogue initial cordes/cuivres, rythmés par des pizzicatis d’une légèreté à se damner, l’ensemble étant d’une couleur qui annonce Brahms . Les cors (avec le nouveau premier cor du Mahler Chamber Orchestra, Jose Vicente Castelló) sont ahurissants lors de l’énoncé du second thème, à la fois plus funèbre, plus sombre, et qui lorsque tout l’orchestre est emporté, bouleverse, que dis-je, tourneboule l’auditeur. Tristesse, retenue, mais aussi majesté, noblesse jamais démonstrative, jamais extérieure, nous sommes tout en nous, retournés dans un paysage intérieur qui se structure en nous et qui fait monter l’émotion et, oui, les larmes. En écrivant ces lignes, il me semble encore entendre ces voix qui se reprennent l’une l’autre la mélodie, au cor, aux bois, aux cordes dans une alternance fluide et en même temps marquée.
A quatre vingt ans, Abbado recrée une autre disponibilité vers ces pages, il les recrée, il replace Mendelssohn au centre du monde symphonique, en proposant cette vision incroyablement profonde, subtile, construite, comme si il voulait nous rappeler, nous imposer la subtilité et l’incroyable couleur de cette musique.
Un dernier mouvement qui commence par des voix des cordes, du basson, des cors, alternés pour exploser ensuite et élargir le propos; le rythme n’est pas rapide, mais très marqué, le dialogue bois et flûte avec l’ensemble de l’orchestre commence à donner l’impression d’une machine merveilleuse qui se structure elle même, d’un orchestre qui n’a plus de besoin de son chef pour produire le son juste, de plus en plus d’ailleurs Abbado sourit presque sans interruption. Reprise de la mélodie par des pupitres différents en une magnifique unité, une harmonie étonnante dans les rythmes et dans la couleur, une explosion chromatique telle un feu d’artifice . Je le répète ce qui frappe c’est que ces pages finales, qui pourraient être lourdes, notamment au moment de la conclusion un peu grandiloquente, restent aériennes. La conclusion est précédée d’un moment où l’orchestre s’éteint littéralement après un solo de clarinette renversant, comme si les sons peu à peu et progressivement se faisaient d’abord discrets puis disparaissaient dans le silence. Alors du même coup ce moment ultime et un peu grandiloquent devient presque soulagement, après la retenue et l’effacement; Abbado conclut et n’en accentue pas la lourdeur presque hymnique, au contraire, le son au lieu d’exploser martialement comme on l’entend quelquefois, gagne progressivement en expansion, mais reste un infime ton en dessous d’un final qui serait trop invasif, trop marqué: Abbado refuse le spectaculaire, refuse un son théâtral qui serait minutieusement calibré et mis en scène. Il construit une monumentalité fondue dans un paysage, qui s’y intègre sans jamais en imposer. Oui, un Mendelssohn pareil c’est phénoménal.
Tout en essayant de rendre quelques impressions fugaces, j’ai presque oublié de dire les larmes qui coulent, de dire les longs, les interminables applaudissements, de toute la salle debout, en délire, comme rarement on en voit à la pause et à la fin (près de 12 minutes). Un ami m’avait envoyé un sms de Ferrare après le concert de vendredi 12 “concerto incredibile, uno di quelli storici”. Comme il avait raison.
Il y avait dans mon abbadothèque intime le concert du 15 avril 2002 à Salzbourg, où une septième de Beethoven ahurissante avait mis toute une salle à genoux, il y aura désormais le 14 avril 2013 où un couple de jeunes gens de la musique ont fait éclater le soleil et le bonheur. Abbado, ou la musique de l’éternel printemps.
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O combien d’accord. Le bis etait un des Fantasiestucke de Schumann
Pas du tout d’accord : le public a lui aussi été subjugué par le II du Beethoven. La preuve : le sanatorium Pleyel s’est transformé quelques instants en salle de concert, avec un public plus occupé à écouter qu’à se moucher. Ça, c’est une sacrée performance 😉
Touché par la grâce.
Le premier cor au concert c’était pas Alessio Allegrini, celui qui a joue s’appelle Jose Vicente Castelló et c’est le nouvel premier cor au Mahler Chamber Orchestra.
Vous avez raison et avez précédé mon correctif. Merci.
C’est désormais corrigé