THEATER BASEL 2009-2010(Théâtre de Bâle): LA GRANDE DUCHESSE DE GEROLSTEIN vue par Christoph MARTHALER avec Anne Sofie VON OTTER (16 janvier 2010)

 

FINI DE RIRE

Depuis la mémorable « Vie parisienne » présentée en 1998 à la Volksbühne de Berlin sous la direction de Sylvain Cambreling, spectacle éblouissant qui a été un vrai tournant dans la manière de lire l’opérette, Christoph Marthaler ne s’était plus attaqué à Offenbach. Il avait alors choisi  d’en proposer la version complète. Un choix totalement opposé préside à la mise en scène de La Grande Duchesse de Gérolstein.

Ceux qui attendaient ou espéraient une version complète dans l’édition critique de Jean-Christophe Keck telle qu’elle avait été proposée en 2004 par le Châtelet et puis enregistrée avec l’équipe réunie autour de Marc Minkowski et Felicity Lott en seront pour leurs frais. Prenant prétexte des problèmes d’édition récurrents chez Offenbach et particulièrement sensibles dans une œuvre qui dès la création a été modifiée suite à des réactions négatives du public dès le deuxième acte, Marthaler ne propose en fait de l’ensemble de l’œuvre qu’une lecture complète du premier acte, en première partie, puis une lecture très personnelle et loin de la bonne humeur du Mozart des Champs Elysées en seconde partie: c’est au-delà du rire, ou peut-être derrière le rire qu’il nous invite à regarder en convoquant Bach, Haendel, Brahms et quelques menus fragments d’Offenbach. Le chef Hervé Niquet, -encore un baroqueux tenté par Offenbach (après Harnoncourt et Minkowski)- participe volontiers de l’opération puisque de chef et presque acteur dans la première partie, il n’est qu’acteur dans la seconde, celle du temps qui stagne et qui se perd.

Loin d’être une entreprise de destruction c’est à une vision de l’espace imaginaire  ouvert par La Grande Duchesse que nous sommes conviés, puisque Marthaler s’attache à un aspect unique et grave, qui est la guerre et l’antimilitarisme. On sait que l’œuvre a incontestablement une portée politique, et d’ailleurs la censure du second Empire s’en était inquiétée : elle a été présentée au théâtre des Variétés, en 1867, à l’occasion de l’exposition universelle, et tous les souverains d’Europe ont vu cette satire féroce du militarisme, des cours et de leurs petitesses, des faveurs gratuites, de la politique confisquée au peuple,  du bon plaisir du souverain fondé sur l’humeur du moment. C’est tout cela qui est présent au premier acte, les autres actes se développant autour d’une intrigue de cœur qui n’intéresse pas Marthaler.
Rappelons brièvement l’histoire : Le général Boum (Christoph Homberger
) et le baron Puck (Karl-Heinz Brandt )ont décidé de faire la guerre pour distraire leur souveraine qui s’ennuie, et qui ne veut pas épouser le prince Paul (Rolf Romei, correct)à qui elle est promise. Au moment où la Grande Duchesse passe les troupes en revue, elle repère un soldat qui monte la garde et en tombe amoureuse. Celui-ci, puni pour avoir embrassé sa belle, la jeune Wanda, devient en quelques minutes, de simple soldat, capitaine, puis général, baron et bientôt général en chef. Il part à la guerre et revient vainqueur (Marthaler s’arrête là). Au retour de la guerre, la duchesse cherche en vain à séduire le héros vainqueur. De dépit, elle rejoint les comploteurs composés de tous ceux à qui cette élévation a complètement enlevé pouvoir et influence. Après quelques péripéties, la Grande Duchesse dégrade le jeune Fritz qui retourne à son anonymat, et à ses amours, et finit par accepter d’épouser le prince Paul, en disant « quand on n’a pas ce que l’on aime, on aime ce que l’on a ».
De cette intrigue un peu faiblarde, Marthaler s’attache à montrer la guerre, – on va jusqu’à entendre une citation de Clausewitz !- dans ses aspects les plus caricaturaux puis les plus terribles. La guerre ne frappe jamais (ou rarement) ceux qui la décident, elle frappe ceux qui la font. Le propos de Marthaler, malgré l’ironie, le burlesque, le clownesque, est aussi sérieux que l’entreprise de Chaplin dans Le Dictateur.
160120101472.1263855889.jpgLe début est un grand moment. Le décor énorme, d’Anna Viebrock (qui signe aussi les costumes) représente au niveau supérieur un bâtiment des années 60, vitré, avec ses boiseries modernes de type hall d’Orly (ou d’hôtel) dominé par le fameux portrait de Sissi par Franz Xavier Winterhalter (qu’on trouve à la Hofburg de Vienne), et au rez-de-chaussée une porte avec code (cela a son importance), un magasin de vêtements féminins à la mode, et un marchand d’armes (Raphael Clamer), nouvellement installé, qui passe son temps à ranger sa vitrine (un canapé couleur treillis, sur lequel reposent des mitraillettes amoureusement disposées). Tout est vide, pas un humain.  Le marchand d’arme arrive, puis peu à peu quelques membres de la cour au dessus, et un pianiste devant un piano désaccordé qui joue …l’ouverture des Maîtres chanteurs. Toutes ses interventions seront essentiellement wagnériennes d’ailleurs (mort d’Isolde, Parsifal…). Puis arrive sur scène un soldat, portant un instrument, qui descend dans la fosse encore vide, puis peu à peu la scène et la fosse se remplissent, en haut, la cour en vêtements de cocktail des années 60, mais avec des coiffures quelquefois second empire, en bas, dans la fosse, un orchestre de soldats en treillis. Tous ces gens sont un peu erratiques, et ce monde ne semble pas très organisé, aussi, un des acteurs demande à la cantonade « Gibt es ein Regisseur im Publikum » (« Y-a-t-il un metteur en scène dans la salle » ?) Les dialogues sont en allemand, les parties chantées en français.

Le chef arrive alors bousculant portes et spectateurs, un général de Gaulle mâtiné de Louis de Funès, s’excusant de son retard, la musique monte de la fosse et c’est..Tannhäuser….Le chef hurle, puis l’opérette commence : en vingt minutes, ce début a complètement conquis la salle et installé le rire, la bonne humeur, et l’humour grinçant. Une divine surprise, jouée, mimée, construite à la perfection.

L’entrée de la Grande Duchesse, une étonnante Anne-Sofie von Otter, vêtue comme Elisabeth II les pires jours, est aussi un grand moment : elle pénètre dans le magasin de mode féminine et essaie un tailleur…en treillis lui aussi, puis change bientôt pour revêtir ses atours officiels. Tout cela pendant que le premier acte se déroule au dessus : le public pris entre tous les mouvements, les différents lieux, les différents gags, ne sait pas toujours où donner de la tête et les rires fusent, mais jamais ensemble, au gré des regards qui courent sur l’ensemble de la scène. Tout le premier acte se déroule entre le hall de la cour et le rez-de-chaussée où le marchand d’arme, lorsqu’il ne range pas sa vitrine (barrée d’un NEUERÖFFNUNG (ouverture récente, nouvelle) énorme, tire sur des cibles, les coups de feu répétés provoquant les célèbres « l’ennemi ! l’ennemi ! » du général Boum.

Il est difficile de rendre compte avec précision de tous les détails de ce travail théâtral, qui suit dans un rythme précis, voire métronomique la musique d’Offenbach : Marthaler connaît la musique, et n’oublie jamais qu’on est à l’opéra…tout apparaît logique, justifié, en phase avec le propos du texte, en prise évidente avec le public. En me relisant je me rends compte combien on pourrait y voir une sorte de fantaisie gratuite et destructrice : rien de tout cela. Le public est d’abord désarçonné, étonné, puis très vite rentre dans cette logique, et répond en écho par sa participation au regard dévastateur qui préside à la scène et si la deuxième partie étonne à nouveau par le parti pris radical de s’éloigner de l’œuvre, le spectateur est si bien conduit par le metteur en scène qu’il accepte sans barguigner tout le spectacle, qui est tout sauf provocateur : rien là-dedans n’est vraiment en contradiction avec ce que l’œuvre dit.

Mais poursuivons : le départ de Fritz à la guerre s’accompagne du départ de tous les hommes de la cour, et de tout l’orchestre, au son de la marche funèbre de Siegfried (dans Götterdämmerung) jouée au piano. Le chef se retrouve seul, les quelques membres de la cour et la Duchesse restés « à l’arrière » passent alors le temps dans une oisiveté angoissante, s’usant dans la boisson et le ton change, même si certes, çà et là, le burlesque réapparaît : les rires se font plus isolés, plus désordonnés, moins francs, le pianiste se met à jouer en continuo avec un violoncelliste, le seul soldat resté dans la fosse, les airs baroques extraits de Bach ou du Giulio Cesare de Haendel, ou le début du Deutsches Requiem de Brahms. C’est à une sorte de pantomime lente et silencieuse que Marthaler nous convie, une pantomime qui fait taire Offenbach. Le retour de Fritz fait penser à celui des soldats éclopés du célèbre Faust de Lavelli. La guerre n’est jamais une guerre d’opérette, et Fritz revient seul, sérieusement amoché, n’arrivant pas à marcher et entamant son air, en chutant dans la fosse, en s’écroulant. Lui aussi s’enfonce dans la nuit qui a envahi l’espace. Et puis la duchesse entre chez le marchand d’armes, s’endormant sur le canapé dans la vitrine avec deux mitraillettes dans les bras. Rideau.

gerolstein004_g.1263855355.jpgPhoto Tanja Dorendorf

La guerre a tué la musique, restée à l’état de fragments, elle a tué l’orchestre, elle a tué la cour : on a  fini de rire depuis longtemps. Lire ce regard là, à la lumière des trois guerres qui vont opposer allemands et français, dont la première commence à peine trois ans après la première de la Grande Duchesse, donne une véritable perspective, d’autant qu’Offenbach est à cheval sur les deux cultures, et que ses œuvres sont systématiquement données de part et d’autre du Rhin : mais en 1867, il raille devant Bismarck (qui a vu l’œuvre dans sa traduction allemande) les petits états germaniques ridicules qui disparaîtront en 1870 sous la férule de la Prusse, et devant Napoléon III les petitesse et la vacuité de la cour ; quant au Tsar, il court à la descente du train voir La Grande Duchesse (Hortense Schneider) dont le costume est une claire référence à son aïeule la Grande Catherine : tout ce que dit l’œuvre va bien au-delà de son intrigue, et c’est cet au-delà auquel s’est attaché Marthaler.

 

 

On n’a donc pas là un spectacle en marge de l’œuvre, mais un tout cohérent, et musical : Anne Sofie von Otter est une duchesse qui va chanter Offenbach mais aussi Haendel et Bach et elle est le personnage au-delà de toute éloge, dans la démarche, dans le port, dans la mimique, même si la voix était fatiguée ce soir là (une annonce avait été faite). Le Fritz de Norman Reinhardt est vocalement sans doute plus pâle, et son français est totalement inaudible mais l’exigence scénique auquel il est soumis dans la deuxième partie est notable. Les autres membres de la distribution sont acceptables ou médiocres, dans leur prestation vocale, mais incarnent totalement leur pesonnage. Quant aux acteurs de Marthaler (Jürg Kienberger et sa voix délirante de fausset qui ose chanter Haendel en duo avec Anne-Sofie von Otter, Ueli Jäggi en secrétaire privé et Christoph Homberger en général Boum) ils sont désopilants voire phénoménaux dans leur manière de mimer le chant ou la musique ou de se mouvoir, sans oublier la drôlerie du pianiste Bendix Dethleffsen : il y a quelque chose du génie des Marx Brothers là-dedans.

Quant à l’orchestre, il est dirigé avec vaillance, légèreté et une précision étonnante. L’attention à ce qui se passe sur scène est constante, et on lit dans l’engagement d’Hervé Niquet (dont les répliques sont en Français et non en allemand), et dans son application à faire le pitre pince sans rire soit envers les spectateurs, soit sur scène, une adhésion authentique à l’entreprise.

Une fois de plus, Christoph Marthaler de retour dans la ville de ses débuts, (tout comme Anne Sofie von Otter) réussit à surprendre, en s’engouffrant dans la brèche ouverte par une partition pas encore fixée, en s’engageant aussi dans un travail de théâtre à la précision d’orfèvre et dans un regard d’une acuité glaçante, comme dans la plupart de ses spectacles (rappelons-nous la magnifique lecture de Traviata à Paris), même si je garde intact le souvenir de la « Vie parisienne » que cette Grande Duchesse n’effacera sans doute pas(1) : qui lui proposera les Contes d’Hoffmann ou Orphée aux Enfers ?

Triomphe absolu, public ravi, pas une seul voix discordante : il y en eut à la Première, on pouvait s’en douter. Il faut aussi saluer l’imagination et l’ouverture de ce théâtre (salué par le mensuel Opernwelt comme le meilleur théâtre de langue allemande en 2009) qui propose depuis plusieurs années une programmation ouverte, des spectacles très contemporains et des mises en scène qui savent poser question : c’est Bâle, ville franchement ouverte sur l’art d’aujourd’hui, qui draine  un public venu d’Allemagne ou de France respirer un air d’opéra neuf, stimulant, ouvert, intelligent. Amis d’Alsace ou d’ailleurs, courez-y.

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(1)  Au théâtre, à la Volskbühne de Berlin une fois par saison (cette saison c’est déjà passé depuis novembre 2009) se joue l’un des spectacles les plus attachants et les plus accomplis, une fête de l’acteur, du théâtre et de l’émotion, Les légendes de la Forêt viennoise de Horvath. Si Avignon, qui va célébrer Marthaler, pouvait reprendre ce spectacle, l’un des plus beaux de la scène européenne des vingt dernières années ce serait une divine surprise.

ROYAL OPERA HOUSE-COVENT GARDEN 2009-2010 , LONDRES: TRISTAN UND ISOLDE avec Nina Stemme, Dir. Antonio Pappano (18 octobre 2009) )

Le chant wagnérien se porte bien en ce moment. Il se porte même beaucoup mieux que le chant verdien. On peut trouver sur le marché trois  ou quatre Siegfried de grande qualité, et quelques Tristan de grande facture, mais aussi deux ou trois Isolde de très haut niveau. Irène Theorin à Bayreuth, sans être exceptionnelle, a une présence solide, la grande Waltraud Meier procure encore de très grands moments d’émotion malgré l’inévitable usure de la voix; du reste, Deborah Polaski, Evelyn Herlitzius, Eva Maria Westbroek, la jeune Jennifer Wilson sont autant d’artistes qui aujourd’hui rendent honneur au chant wagnérien, dans un rôle ou l’autre…mais l’époque est dominée sans l’ombre d’un doute par la suédoise Nina Stemme, qui fait courir tous les wagnériens de la planète. C’était son Isolde et  le Tristan de Ben Heppner , les vedettes de cette nouvelle production de Tristan und Isolde, mise en scène par Christof Loy et dirigée pour la première fois à Covent Garden par le maître du lieu, Antonio Pappano. Lors de la dernière (et l’avant dernière), Ben Heppner, souffrant a été remplacé par le suédois Lars Cleveman, qui s’en est plus qu’honorablement tiré. Inutile de tergiverser: nous avons assisté à l’une des plus grandes, des plus belles exécutions de ces dernières années, qui sans doute marquera les mémoires.

A entendre les prestations successives de Nina Stemme (Brünnhilde, Aida, La maréchale, La comtesse de Capriccio, Leonore de Forza del Destino) et à constater la multiplication de ses apparitions, on pouvait craindre une fatigue de la voix que certains critiques n’ont pas hésité à annoncer. Qui a entendu son Isolde à Londres ne peut que rester ébahi par cette interprétation vibrante, par cette présence vocale intacte et magistrale, cette rondeur charnue de la voix, ce volume énorme et homogène,  ces aigus impressionnants, avec ce “Lust” final à peine effleuré et pourtant si clair et si présent, oui, Madame Stemme est aujourd’hui unique dans ce rôle. Un phénomène comparable aux légendes du passé, à commencer par sa compatriote Birgit Nilsson, mais dans une couleur et un registre très différents. Standing ovation, hurlements, enthousiasme du public, tout cela est mérité.
Lars Cleveman avec des moyens moins importants réussit  à soutenir de bout en bout le voisinage de sa collègue. Remplaçant une des stars du chant d’aujourd’hui, aux côtés d’une compatriote devenue elle aussi LA référence du jour, on pouvait craindre qu’il n’apparaisse effacé. Bien que légèrement fatigué au troisième acte, il compose quand même un très beau Tristan, à la voix claire, bien timbrée, avec un soin exceptionnel donné à la diction du texte:  une très belle figure à la fois juvénile et déchirée. Grande prestation.
La réussite des grandes distributions tient souvent à l’homogénéité de toute la compagnie, et c’est le cas, car ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés, à commencer par l’étonnante Brangäne de Sophie Koch, allemand encore en devenir mais émission exemplaire, puissance, émotion, engagement dans l’interprétation, d’intéressants débuts dans le rôle !  Michael Volle, lui aussi tout à fait exceptionnel (c’est désormais habituel) prête sa voix puissante et son style impeccable à Kurwenal pour en faire un vrai personnage fort, présent, immense image de l’ami protecteur et fidèle. Enfin, Matti Salminen, diminué par un problème de motricité (peu gênant dans ce rôle de vieillard), reste un des Marke de réference et il remporte un triomphe mérité. Les autres sont un peu en retrait (notamment le Melot de Richard Berkeley Steele).
La direction d’Antonio Pappano sert le dessein de la mise en scène en proposant un Tristan plus intimiste, un Tristan “de chambre” comme l’écrit le programme de salle, parfaitement au point. Son approche est très lyrique, très claire, on entend tous les instruments (ah! ces harpes finales, comme chez Abbado!) et en même temps très mesuré de sorte que les voix ne sont jamais couvertes, c’est un miracle d’équilibre qui produit une très grand moment musical. On avait aimé son approche au disque, elle est ici confirmée, et Pappano est décidément un très grand chef de théâtre.

La mise en scène de Christof Loy huée à la Première ne mérite assurément pas cet accueil. Elle n’atteint pas les sommets de la production de Sellars à Paris mais elle propose un travail très “analytique” au sens freudien du texte, l’action se déroule sur deux espaces, un espace de premier plan, nu, presque Hitchcockien avec ce mur gris où se projettent les ombres des personnages, et en arrière plan, une grande salle de réception ou de mariage où évoluent choeur et figurants, et où l’on voit ce qui ne se passe pas sur scène (Kurwenal en couple avec Brangäne par exemple), d’un côté la réalité grise, de l’autre l’espace fantasmatique, d’un côté les projections de l’imaginaire et de l’autre la présence pesante des angoisses. Il en résulte une mise en scène à la fois intimiste et oppressante, dont les moments les plus réussis se trouvent au second acte (Isolde tirant le rideau pour faire voir à tous son amour pour Tristan, et donc provoquant le drame est un moment inoubliable). Le  troisième acte semble moins achevé, notamment toute la scène finale qui hésite entre la réalité et le fantasme (comme chez Ponnelle), mais on n’oubliera pas l’image d’Isolde s’allongeant auprès de Tristan pour mourir, un moment qui fait venir les larmes. La Liebestod est de manière surprenante, assez banale et les solutions scéniques adoptées (sortie des autres personnages) peu claires et inélégantes. Mais peu importe, l’ensemble reste fort honorable.

Au total, une très grande soirée, qui valait le voyage. L’Eurostar rend Covent Garden si proche, n’hésitons pas à passer le channel!

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Bastille 2009-1010: DIE TOTE STADT de KORNGOLD (Dir Mus. Pinchas STEINBERG, ms en scène:Willy DECKER) le 3 octobre 2009.

La Ville morte (Willy Decker)

L’entrée au répertoire de l’opéra de Paris de Die tote Stadt est à considérer comme un événement. L’oeuvre de Korngold, créée en 1920 et redécouverte il y a plus de trente ans grâce à un enregistrement de Erich Leinsdorf avec René Kollo qui reste la référence, arrive peu à peu sur les scènes européennes à la recherche de nouveaux titres . Gageons que peu à peu la “musique dégénérée”(Entartete Musik) entrera dans les prochaines années dans tous les grands théâtres. Cette production, nouvelle à Paris, remonte tout de même à 2004 (à Salzburg, puis à Vienne) et Willy Decker ne s’est pas déplacé pour la remonter. Néanmoins, on peut d’emblée considérer l’opération comme une réussite, gros succès public à la Première, chant satisfaisant, orchestre à la hauteur, production de qualité. On peut trouver l’histoire résumée dans tous les bons sites internet, disons qu’il s’agit de l’histoire d’un homme, fou amoureux de sa femme Marie trop tôt disparue , qui ne se résoud pas à accepter ce deuil: à la fin de l’opéra, il a “fait son deuil” grâce à un rêve qui va couvrir environ les trois quarts de l’oeuvre. Appuyée sur un roman de Georges Rodenbach, “Bruges la morte” et sa version pour la scène, “Le Mirage” l’opéra est une adaptation en trois actes. la mise en scène de Willy Decker est assez épurée, même dans la partie “rêve” et même lorsque les scènes deviennent échevelées. Le spectateur, par un dispositif scénique clair, distingue le moment “réel” et celui “rêvé” et l’ensemble se laisse voir. Il y a de beaux tableaux (la scène de la procession vue comme “passion” christique), et les chanteurs sont suffisamment engagés pour être convaincants. Il reste que l’ensemble a un peu vieilli, et qu’on peut préférer le travail plus récent de Nicolas Brieger à Genève, qui avait résolument choisi l’option d”un monde réel tout à fait parallèle au monde rêvé,et donc d’une continuité dramatique ambiguë qui impressionnait le spectateur,   et le faisait entrer dans l’histoire d’une manière plus violente, et donc plus fidèle en ce sens au texte de Rodenbach. Rien de tel ici, et au total, le travail très propre de Willy Decker reste assez sage et, quant à lui sans aucune ambiguité, et peut être aussi sans grand mystère, ce qu’on peut regretter.

Du point de vue musical, ne boudons pas notre plaisir, la qualité est au rendez-vous, l’ensemble est d’un bon niveau, voire très bon lorsqu’il s’agit de Robert Dean Smith et de Stéphane Degout . Robert Dean Smith (Paul) étonne toujours par la puissance et l’endurance de cette voie claire à la couleur juvénile, (on l’a vu à Bayreuth dans Tristan). Il assume de bout en bout la partie en ne ménageant pas son énergie et son engagement, et en donnant une belle démonstration de chant maîtrisé de très haut niveau. Lui répond le chant très élégant de Stéphane Degout (Frantz/Fritz), un des chanteurs français les plus réclamés aujourd’hui, l’un de ces barytons qui compte dans la cohorte de très bons barytons que compte le monde lyrique aujourd’hui. Je suis plus dubitatif sur Ricarda Merbeth: la voix est puissante, certes, mais le chant est sans vraie nuance, un peu froid, sans vraie séduction (fameuse chanson de Marietta), ce qui est dommage pour le rôle:  l’interprétation musicale n’est pas marquante, mais la prestation reste évidemment solide, portée par un don d’actrice notable. Doris Lamprecht assure sa partie avec vaillance, mais ne fait pas oublier l’élégance d’Hanna Schaer à Genève dans Brigitta. Les autres rôles sont honorablement tenus.

Cette musique luxuriante, très ancrée dans l’esprit du temps, et bien proche de Strauss ou Zemlinski, réclame lyrisme et éclat,  Pinchas Steinberg et l’orchestre de l’opéra National de Paris répondent à la commande sur l’éclat, moins sur le lyrisme et la clarté de la lecture: on regrettera là encore l’extraordinaire vision du regretté Armin Jordan à Genève, qui avait su à la fois montrer l’originalité du tissu musical et en souligner les filiations.

Au total un spectacle très honorable, qui rend justice à une partition injustement méconnue du grand public, et une initiative heureuse de Nicolas Joel, même si on aurait pu peut-être penser pour une entrée au répertoire à une nouvelle production.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2009: PARSIFAL (Dir.Daniele Gatti, Mise en scène Stefan Herheim) le 2 août 2009

 Pour la deuxième année le festival de Bayreuth propose Parsifal, dans la vision du metteur en scène norvégien Stefan Herheim et sous la direction de Daniele Gatti. Une fois de plus, cette vision m’a séduit par sa pertinence et par l’acuité du regard porté sur l’oeuvre. Herheim s’attaque à la réception de Parsifal et à son adéquation à l’histoire allemande récente. Il s’attaque notamment à la tendance allemande à se confier à un sauveur, thème également traité par Wagner dans Lohengrin. Il essaie de montrer à la fois l’œuvre dans son contexte historique, et de rendre visible d’autres aspects, notamment les relents psychanalytiques des rapports à la mère qui conduisent une très grande partie du spectacle, une mère d’ailleurs étrangement ressemblante au portrait de Germania, qui accompagne toute la représentation et auquel Parsifal s’identifie au troisième acte. Ainsi, le premier acte se déroule-t-il devant la villa Wahnfried, demeure de la famille Wagner dans une Allemagne wilheminienne assez kitsch, triomphante sous l’aile protectrice de l’aigle (tous les personnages sont ailés…), et se termine-t-il sur le départ à la guerre, la fleur au fusil, en 1914. Le deuxième acte s’appuie sur les visions d’horreur de la première guerre mondiale, qui portent en leur sein à la fois l’insouciance des années folles (les filles fleurs) et l’arrivée du nazisme, mal absolu organisé par Klingsor, “ange bleu” (il a le costume de Marlène Dietrich) ange exterminateur. L’impressionnant final de l’acte montre le décor couvert de croix gammées et de symboles nazis, allusion directe à l’implication de la famille Wagner, que Parsifal détruit et fait littéralement exploser: n’oublions pas que l’œuvre fut interdite par les nazis pour “pacifisme”. Le troisième acte débute dans une atmosphère de type “Allemagne année zéro”, dans un décor de ruines fumantes (Villa Wahnfried fut bombardée, et détruite, et seulement reconstruite à l’occasion du centenaire du Festival en 1976), et on l’a dit, Parsifal réapparaît en Germania telle qu’elle est représentée dans le portrait Germania de Friedrich August von Kaulbach (1914). L’enchantement du vendredi saint est une représentation de la scène de Bayreuth (sans doute une allusion au Neues Bayreuth) et par un jeu de miroir, c’est la salle qui se reflète, comme métaphore de l’implication du peuple dans la reconstruction et la nouvelle Allemagne, que la conclusion de l’œuvre assoit définitivement: la salle du Graal n’est plus la vaste nef de cathédrale du premier acte (reproduction du décor original) mais le Bundestag, le globe lumineux qui tourne un clair rappel de la coupole du Reichstag d’aujourd’hui, Parsifal, une fois sauvé Amfortas, disparaît, son œuvre est achevée, il a rendu l’Allemagne à elle-même et la vision finale d’une colombe très lumineuse, qui éclaire toute la salle reflétée dans un immense miroir fait de l’œuvre non plus une oeuvre mystique (beaucoup des aspects religieux sont effacés) mais clairement politique et idéologique. La réalisation technique en est étourdissante, et montre à la fois les possibilités du plateau et l’ingéniosité des dispositifs de changement à vue imaginés par la décoratrice Heike Scheele. Ceux qui ont vu à la Monnaie de Bruxelles en décembre dernier la magnifique Rusalka de Dvorak, mise en scène par la même équipe, peuvent aisément se les représenter. A cette réalisation scénique remarquable, typique du Regietheater allemand, qui règne depuis quelques années à Bayreuth, sous l’influence de Katharina Wagner, qui vient, avec sa demi-soeur Eva, de reprendre les rênes du Festival, correspond une direction d’orchestre très lente, très mystique: en cela, elle ne répond pas toujours, notamment au premier acte, à la vision du metteur en scène, mais cette adéquation se construit peu à peu pour rendre le troisième acte littéralement stupéfiant. Gatti sculpte chaque son et a parfaitement su tirer parti de l’acoustique et des particularités de la fosse. Alors que ce chef ne m’a pas toujours convaincu par le passé, je suis resté très impressionné, et l’an dernier et cette année, par sa prestation, même si ce qu’a fait Boulez dans cette même salle en 2002-2003 reste pour moi la référence absolue. Je suis moins convaincu par le chant: aucun des éléments de la distribution ne m’est apparu pleinement en phase avec l’œuvre. Le Gurnemanz de Kwanchoul Youn est en deçà de ses prestations précédentes: la voix fatigue au troisième acte, elle est souvent noyée dans le flot orchestral, ce qui à Bayreuth est rarissime. La Kundry de Mihoko Fujimura est très musicale, l’artiste est remarquable de précision, d’intelligence, mais elle ne sera jamais une Kundry. Elle n’en a ni les moyens (les suraigus du deuxième acte sont criés), ni la personnalité, ni la sensualité: on ne croit pas une seconde à sa puissance de séduction. A mon avis, cette artiste de très grande qualité se fourvoie dans le rôle. Le Parsifal de Christopher Ventris est lui aussi un ton en dessous. Si la composition est acceptable, la voix n’est pas (et n’a jamais été) de celles qui marquent. L’Amfortas de Detlev Roth manque singulièrement d’intensité vocale, et reste plutôt plat. Thomas Jesatko est un Klingsor impressionnant scéniquement, très honnête vocalement.
Au total, une belle représentation stimulante scéniquement, intéressante musicalement, qui tout de même marque les difficultés actuelles du Festival a réunir des distributions convaincantes (on peut le vérifier depuis quelques années) : ce n’est pas par pénurie de chanteurs wagnériens, car on peut aujourd’hui assister partout à des représentations magnifiquement chantées. ce fut le cas à Bayreuth ces dernières années lorsque Nina Stemme chantait Isolde aux côtés du Tristan de Robert Dean Smith, mais c’était la direction musicale qui là n’était pas tout à fait à la hauteur…Ces difficultés montrent tout le travail que les deux nouvelles prêtresses du lieu doivent accomplir les prochaines années. Attendons avec confiance.

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Direction musicale <!––> Daniele Gatti
Mise en scène <!––> Stefan Herheim
Décors <!––> Heike Scheele
Costumes <!––> Gesine Völlm
Dramaturgie <!––> Alexander Meier-Dörzenbach
Video <!––> Momme Hinrichs
Torge Møller
Chef de choeur <!––> Eberhard Friedrich
Amfortas <!–Detlef Roth–> Detlef Roth
Titurel <!–Diógenes Randes–> Diógenes Randes
Gurnemanz <!–Kwangchul Youn–> Kwangchul Youn
Parsifal <!–Christopher Ventris–> Christopher Ventris
Klingsor <!–Thomas Jesatko–> Thomas Jesatko
Kundry <!–Mihoko Fujimura–> Mihoko Fujimura
1. Gralsritter <!–Arnold Bezuyen–> Arnold Bezuyen
2. Gralsritter <!–Friedemann Röhlig–> Friedemann Röhlig
1. Knappe <!–Julia Borchert–> Julia Borchert
2. Knappe <!–Ulrike Helzel–> Ulrike Helzel
3. Knappe <!–Clemens Bieber–> Clemens Bieber
4. Knappe <!–Timothy Oliver–> Timothy Oliver
1. Soloblume <!–Julia Borchert–> Julia Borchert
2. Soloblume <!–Martina Rüping–> Martina Rüping
3. Soloblume <!–Carola Guber–> Carola Guber
4. Soloblume <!–Christiane Kohl–> Christiane Kohl
5. Soloblume <!–Jutta Maria Böhnert–> Jutta Maria Böhnert
6. Soloblume <!–Ulrike Helzel–> Ulrike Helzel
Altsolo <!–Simone Schröder–> Simone Schröder