OPERNHAUS ZÜRICH 2010-2011: TRISTAN UND ISOLDE, le 17 octobre 2010 (Dir:Bernard HAITINK, Ms.en scène:Claus GUTH)

Tristan und Isolde (Ms Claus Guth)

A un mois et cinquante kilomètres de distance, deux Tristan und Isolde très différents et pourtant passionnants tous les deux. Il y a un peu plus d’un mois, à Lucerne, Esa Pekka Salonen dirigeait la production désormais culte de Peter Sellars et Bill Viola, dans une direction grandiose, presque “apocalyptique” à la fin du 1er acte, avec une distribution globalement très réussie. Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus “retenues” et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé: totalement inoubliable!

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A cet orchestre exceptionnel correspond une distribution vocale de grande qualité. Remplaçant Waltraud Meier qui est entrée en conflit avec Haitink, Barbara Schneider-Hofstetter propose une Isolde de très haut niveau, de plus en plus engagée, avec un premier acte un peu crié. Son deuxième acte est tout simplement éblouissant. Grande surprise aussi face au Tristan de Stig Andersen. Ce chanteur honnête dans Siegmund ou Siegfried s’est littéralement surpassé, avec une vrai présence vocale tout au long de l’oeuvre, mais avec un troisième acte tout à fait exceptionnel et bouleversant , qui arrache les larmes. Pouvait-on attendre autre chose qu’un très grand triomphe devant le Roi Marke de Matti Salminen? Une fois de plus, une performance émouvante, convaincante, une voix de bronze sur laquelle les années n’ont pas de prise. Autre surprise, le Kurwenal plein d’émotion et remarquable de présence de Martin Gantner. Je suis à  chaque fois plus convaincu que  ce chanteur mérite une vraie carrière internationale, car dans tous les rôles qu’il interprète, il a à la fois la voix, l’intensité, la couleur, l’humanité. Du grand art. Quand à la Brangäne de Michèle Breedt, qui dans la mise en scène est un double d’Isolde, un double plus social, plus sociable, plus conciliant, elle est aussi très émouvante, et la voix solide fait merveille au second acte (Habet Acht!), le reste de la distribution n’appelle aucun reproche, notamment le Melot de Volker Vogel.
Et la mise en scène? Bien sûr, Claus Guth, dont on connaît notamment un bon Fliegende Holländer à Bayreuth, des Nozze di Figaro et un Don Giovanni passionnants (mais âprement discutés) à Salzbourg signe là un travail de grande précision, rempli d’idées, dont la principale est de faire de Tristan und Isolde une sorte de fantasme de Mathilde Wesendonk, dont on sait qu’elle inspira bien des moments de l’opéra, et de faire de Marke Otto Wesendonk, même si l’on ne va pas jusqu’à assimiler clairement Tristan à Wagner. Le fait d’être à Zürich, dans la ville même des Wesendonk, fait de ce travail une mise en scène très cohérente et très brillamment construite.
Le décor, qui représente la maison des Wesendonk, un intérieur très bourgeois inspiré des photos de l’époque, est installé sur une tournette et les chanteurs passent d’une pièce à l’autre. On est donc dans un Drame “bourgeois” dont la première image (Isolde au lit, un médecin à son chevet) fait irrésistiblement penser au troisième acte de Traviata. L’idée de faire de Brangäne un double d’Isolde, vêtue à l’identique au premier acte, en noir quand Isolde est en blanc au deuxième, et toutes deux en noir au troisième, et se prenant tour à tour la parole avec une telle habileté qu’il est difficile de ne pas s’y perdre est excellente notamment parce qu’ainsi Brangäne est le double “social” d’Isolde, celle qui compose avec le Monde! L’idée qu’Isolde mime l'”habet Acht” du deuxième acte quand Brangäne le chante en coulisse, l’idée de faire de la soirée chez le Roi Marke la soirée de mariage d’Isolde, et de faire que les deux amants circulent entre les invités ou les convives figés dans leurs attitudes sociales tout cela est rigoureusement pensé et très bien réalisé. On appréciera aussi la table défaite du Festin, devenue lieu du couple, puis de la Liebestod, dans un décor très réaliste d’intérieur XIXème, et l’utilisation de cette même table pour en faire une sorte de Tribunal des deux amants. Intérieur impeccable au 1er acte, 366_dsc_0204.1287438098.jpgmurs décrépis au dernier, où l’on passe tour à tour des des espaces “réels” ou “fantasmés”, l’excellente idée de remimer les soins apportés à Tristan, allongé sur le lit au milieu de bandages sanguinolents, tout cela montre un travail attentif et très rigoureux, non dénué de poésie (acte II) et dont les partis pris radicaux, parce qu’ils sont bien traduits sur scène, ne choquent absolument pas. Il en résulte une fluidité de l’action qui enlève tout statisme à l’ensemble. On voit quelquefois des Tristan statiques, voire ennuyeux: on a ici à la fois une direction musicale très dynamique, incroyablement jeune et vigoureuse, et une traduction scénique là aussi tout en mouvement et prodigieusement stimulante. Tout ennui est banni, et on n’a qu’une envie après cinq heures de spectacle que de recommencer l’expérience a plus vite. Pour Haitink d’abord et avant tout, pour le reste du spectacle ensuite, à ne manquer sous aucun prétexte dès que ce sera repris.
Claus Guth en fin de saison fera Parsifal avec Daniele Gatti au pupitre et le wagnérien impénitent pourra aussi en janvier aller voir Tannhäuser dans la mise en scène du très grand Harry Kupfer et sous la direction de Ingo Metzmacher. Zürich est une bonne maison pour le wagnérien!

BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Quelques échos de LOHENGRIN (Andris NELSONS – Hans NEUENFELS)

 

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Je n’ai pas vu ce Lohengrin, mais j’en ai beaucoup entendu parler et  j’en ai suivi la retransmission radio. Aussi, sans avoir l’intention de commenter, je voudrais transmettre quelques informations sur ce spectacle qui remporte un gros succès au Festival, parce qu’il y a Neuenfels, et parce que c’est la nouvelle production de l’année. 

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Photo Site  Komische Oper

Hans Neuenfels est peu connu du public français, beaucoup moins que Peter Stein, Thomas Ostermeier ou Christoph Marthaler. Il est pourtant l’un des metteurs en scène les plus connus en Allemagne, pour ses approches très radicales, c’est même un de ceux qui font peur. Il arrive à Bayreuth à la fin d’une carrière très riche de metteur en scène et d’auteur. J’ai vu de lui Cosi fan Tutte à Salzbourg en 2000, mais pas la Chauve Souris en 2001 qui a déchaîné les passions. Cosi fan tutte était vu comme une expérience d’entomologiste de Don Alfonso et se déroulait sur une sorte de boite à insectes naturalisés, comme si Don Alfonso allait observer les réactions des amants comme autant d’observations des insectes. Les amants étaient tous vêtus de la même tenue blanche et en principe impossible à distinguer. Cela m’avait paru une vision intelligente et neuve, sans être un travail qui avait marqué ma vie, bien que je m’en souvienne encore car c’était Abbado qui devait diriger, et celui-ci avait renoncé, puis la même année avait été frappé par la maladie, la direction musicale avait été assurée par Lothar Zagrosek.

Approche aussi expérimentale dans ce Lohengrin : la question posée (ainsi le dit-il dans une interview pour le mensuel Opernglas) est celle de la confiance demandée sans conditions dans un monde toujours plus informé, qui analyse, qui pose des questions, mais qui est de plus en plus indifférent et reste le même. « Dans un monde où rien ne se passe, où rien de neuf n’arrive, aucune utopie, que quelqu’un doive donner sa confiance sans conditions, sans questions à poser, voilà une thèse magnifique ! ». La mise en scène propose donc Lohengrin comme expérience à vivre dans un monde sans identité : le chœur est vu comme un ensemble de rats de laboratoire, qui assistent à l’expérience des seuls personnages qui vivent vraiment, les quatre protagonistes et le roi, personnage presque shakespearien (l’excellent Georg Zeppenfeld, sorte de Roi Lear dérisoire).

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L’expérience échoue, car Elsa n’aime pas, et sans amour pas de question sans réponse, pas de confiance sans condition.
Voilà grosso modo le concept de ce travail qui je l’avoue excite ma curiosité, tant il a partagé la presse, comme toujours dans les mises en scène de Neuenfels qui ne laissent personne indifférent.

Du point de vue musical, ce que j’ai entendu à la radio m’est apparu de grande qualité.
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Photo DPA (Site du Spiegel)

Andris Nelsons jeune chef letton de 32 ans, directeur musical du City of Birmingham Symphony Orchestra, l’un des meilleurs représentants de la jeune génération, élève de Mariss Jansons, a assumé la direction musicale de ce Lohengrin. Son approche, surprenante par sa lenteur, séduit (au moins à la radio) par un vrai travail sur la pâte orchestrale, par un son plein, charnu, et un très grand sens du phrasé. Un Lohengrin inhabituel, mais très séduisant, voilà ce que je me suis dit en l’écoutant.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Des chanteurs, je peux seulement dire que Lucio Gallo (premier chanteur italien invité dans un grand rôle à Bayreuth depuis des années)  ayant renoncé début Juillet, il est remplacé dans Telramund par Hans-Joachim Ketelsen, un baryton de qualité, sans être exceptionnel.  Evelyne Herlitzius est une Ortrud comme toujours très engagée, mais le chant n’est pas toujours contrôlé, les sons, notamment les plus gutturaux, sont quelquefois assez vilains.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Annette Dasch semblait être tendue lors de la retransmission de la première, elle l’a dit d’ailleurs et le vibrato au premier acte était fort accentué. Gageons que cela ira mieux dans les représentations suivantes.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Reste Jonas Kaufmann (qui ne sera pas dans la distribution l’an prochain, hélas) avec son chant à la technique de fer, aux mezze voci de rêve, aux aigus triomphants, qui semble dessiner un Lohengrin un peu plus sombre, mélancolique, moins lumineux que d’habitude, mais tout aussi passionnant.

Voilà des considérations initiales, qui sont marquées par la frustration de ne pas avoir pu assister au moins à la seconde représentation (deux billets rendus pour une cinquantaine de demandes), mais ce sont des frustrations hélas habituelles à Bayreuth.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG le 2 août 2010 (Sebastian WEIGLE – Katharina WAGNER)

 

020820102257.1281000874.jpgLe sort m’a attribué cette année non pas des billets pour le nouveau Lohengrin, dirigé par Andris Nelsons, mis en scène par Hans Neuenfels, avec Jonas Kaufmann, Annette Dasch, Evelyn Herlitzius et Hans Joachim Ketelsen remplaçant Lucio Gallo, mais pour les Meistersinger, avec un Hans Sachs nouveau, le jeune britannique James Rutherford. J’ai déjà écrit l’an dernier sur cette production : à la revoir, on l’apprécie de plus en plus. Elle pose directement la problématique de l’artiste et du social, et s’affiche comme ouvertement idéologique, refusant de s’intéresser à la relation Eva-Stolzing (s’intéressant d’ailleurs un peu plus à la relation Sachs-Eva) c’est-à-dire évitant de traiter les relations entre individus, mais traitant bien plutôt la situation artistique et idéologique.

Du point de vue théâtral, les scènes d’ensemble sont assez bien traitées, la « Festwiese » finale manquant peut-être de mouvement, mais la partie finale est une telle explosion d’idées diverses que l’on n’y prête pas trop attention.
On peut rappeler le concept : au départ Hans Sachs et Walther von Stolzing sont les non conformistes, Beckmesser étant un personnage totalement coincé, engoncé dans la tradition et le conformisme bourgeois. Sachs refuse les rituels des maîtres, marche pieds nus, lui le cordonnier, et Walther est une véritable « tête à claques » pendant presque les deux premiers actes dans leur ensemble. Tout bascule au final du second acte, sorte de happening général (avec allusion à la Campbell Soup de Warhol) qui confine à l’anarchie, Sachs et Walther réalisent qu’ils ne veulent pas voir l’art mener à ça : Walther commence à nettoyer les peintures qu’il a gribouillées. Beckmesser au contraire se décoince ! Et c’est tout l’enjeu du troisième acte que de voir comment Sachs et Walther se « normalisent » au point de devenir l’un une sorte d’Hitler (Sachs), l’autre (Walther) un médiocre promoteur de l’art officiel., pendant que Beckmesser se lance dans la
performance échevelée, et fuit devant cette normalisation artistique encadrée par Sachs.

kthrina.1281001402.jpgBeaucoup de huées pour la mise en scène à la fin. La nouveauté venait donc de ce jeune anglais, James Rutherford, succédant à Franz Hawlata (génial acteur, mais sans voix), puis à Alan Titus (voix vieillie et acteur peu à l’aise dans le personnage voulu par la mise en scène ). La performance n’est pas concluante. Il est visiblement lui aussi mal à l’aise avec ce que la mise en scène lui demande (notamment à la fin), et ne bouge pas vraiment avec bonheur. Le chant n’est pas vraiment tout à fait au rendez-vous. Non qu’il chantât mal, mais la voix est engorgée, opaque, sans vraie projection, ce qui gêne beaucoup notamment au premier acte et dans les longs monologues. L’absence de personnalité scénique et aussi sans doute de maturité rendent son chant complètement inexpressif. Le reste de la distribution est honorable, avec trois magnifiques prestations, 

– d’abord le Beckmesser d’ Adrian Eröd, en tous points remarquable: c’est lui qui, avec Klaus Florian Vogt, emporte tous les suffrages : expressivité, intelligence du jeu et du chant, voix claire, bien projetée, une vraie performance, alors qu’il m’avait moins impressionné l’an dernier. En tous cas, voilà un chanteur à ne pas manquer. eroed.1281001429.jpg

– ensuite, Klaus Florian Vogt est vraiment l’un des plus beaux Walther qui soient, la voix est saine, lumineuse, solaire, puissante et il compose un personnage délirant !

– enfin, David (Norbert Ernst) est excellent à tous égards, et remporte un triomphe mérité (décidément, nous sommes dans une années à ténors).

On reste plus réservé sur les prestations de chanteuses : Michaela Kaune est une Eva correcte, mais sans vraie poésie, Magdalene (Carola Guber) semble cette année avoir plus de difficulté, sons désagréables, voix inégale et peu homogène.

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est éblouissant comme toujours, et l’orchestre dirigé par Sebastian Weigle, directeur musical à Francfort, reste comme l’an dernier un peu plat, sans mettre en exergue certains pupitres (les bois notamment). Même si tout cela sonne fort bien dans la salle, on reste avec l’ impression mitigée d’un travail très professionnel sans touche vraiment personnelle.

Il reste que la soirée a été bonne, et comme d’habitude, malgré les plaintes, les remarques acerbes, les critiques des productions, on n’a qu’une seule envie, c’est de revenir…

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FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2010: DON GIOVANNI de MOZART (Louis LANGREE &Dimitri TCHERNIAKOV)(14 juillet 2010)

150720102173b.1279358108.jpgUne fois de plus, voilà ,un spectacle qui pose le problème de la “fidélité” à un livret, à une histoire, et même à une musique conçue comme un continuum et qui se voit interrompue scène à scène. Don Giovanni, dans l’optique de Mozart et Da Ponte, est l’histoire d’une chute, au terme d’une course effrénée qui va crescendo. Rien de tout cela ici, où Don Giovanni est un looser à la Brando dans “Dernier tango à Paris”. Les mises en scènes du Don Giovanni se succèdent, les plus grands s’y sont confrontés, et au total a-t-on une référence théâtrale absolue, comme pourrait l’être le Ring de Chéreau ou le Nozze di Figaro de Strehler? Ni Chéreau à Salzbourg avec Barenboim, ni Brook à Aix en 1998, ni Strehler à la Scala avec Muti, ni Ronconi à Bologne, ni Karajan à Salzbourg,  ni Zeffirelli à Vienne il y a déjà bien longtemps n’ont vraiment convaincu, même si la plupart de ces spectacles avaient de grandes qualités dramatiques ou esthétiques. Celui de Solti à Paris en 1975 était, souvenez-vous, assez piteux, avec en finale la ville de Séville brinquebalante qui engloutissait Don Giovanni (production à oublier de August Everding) mais Roger Soyer, mais José Van Dam, mais Kiri te Kanawa, mais Margaret Price, mais Stuart Burrows, mais Jane Berbié.

Les seuls qui m’aient assez convaincu sont celui, dans une esthétique un peu discutable,  de Luc Bondy au Theater an der Wien avec Abbado au début des années 1990, celui de Haneke à Paris il y a quelques années, et évidemment celui de Peter Sellars: comment oublier cette magnifique proposition très décoiffante, proposée à la Maison de la Culture de Bobigny (A l’époque, Sellars n’était pas le chéri des opéras officiels…) ?

150720102173b.1279358108.jpgC’est bien le rôle d’un Festival que d’ouvrir le public à des visions nouvelles d’une oeuvre, à des expériences à tenter, à des parcours possibles à suivre, sinon Aix pouvait conserver ad vitam aeternam les décors du Don Giovanni de Cassandre et proposer la production historique des années 60. C’est une autre option, celle de la mémoire et du conservatoire.
Bernard Foccroule a fait appel à Christof Loy pour Alceste, Robert Lepage pour Le Rossignol et Dimitri Tcherniakov pour Don Giovanni, trois styles, trois approches qui vont apporter au public des éclairages nouveaux et c’est bien là le moins pour un Festival de l’importance d’Aix en Provence.

Avant d’aborder la mise en scène, force est de reconnaître dans l’approche musicale une excellence et un relief qu’on n’avait pas mesurés dans Alceste avec le même orchestre et le même choeur. La musique, au moins à l’orchestre traversait Gluck d’une manière un peu indifférente: elle est bien présente dans Don Giovanni, et Louis Langrée joue le jeu de la mise en scène. Sa direction est à la fois vive et raffinée, elle a une épaisseur étonnante, et le chef joue des sonorités sèches qui s’accordent magnifiquement avec ce qu’on voit; il explique dans le programme de salle comment il a fait travailler l’orchestre avec des partitions non annotées, pour redonner de la fraîcheur et de la liberté à l’approche des musiciens; le résultat est qu’il y a longtemps que je n’avais pas entendu un Don Giovanni aussi intéressant, vivant, subtil, précis: voilà un travail magnifique qui fera date.

Le plateau en revanche n’est pas de ceux qui restent gravés dans la mémoire du mélomane: les trois dames sont hystériques à souhait mais leurs voix m’ont laissé complètement indifférent. Rien de mauvais, mais rien d’exceptionnel. Marlis Petersen (Donna Anna) a une personnalité vocale affirmée, mais les aigus sont un peu criés, et la voix est très froide. La Zerline de Kerstin Avemo est certes mignonne, mais vocalement quelconque, et l’Elvire de Kristine Opolais acceptable, mais c’est la performance d’actrice qu’on applaudit plus que le miracle vocal. Quand on se souvient d’autre Elvira, Te Kanawa bien sûr, mais aussi Ann Murray qui fut éblouissante dans ce rôle, miezux vaut ne pas entamer de comparaisons: nous avons là des chanteuses honnêtes, sans plus: de ce point de vue, le Festival d’Aix ne devrait pas oublier qu’il est justement un Festival, et qu’on est en droit d’attendre des voix qui sortent un peu des routines des saisons des théâtres. Du côté des hommes c’est un peu mieux: Bo Skovhus est totalement engagé dans le rôle, il en fait une composition extraordinaire, mais la voix manque de projection, elle est souvent couverte, et le timbre velouté de ce chanteur se reconnaît à peine, une vraie déception vocale. Il en va tout autrement de Kyle Ketelsen, exceptionnel à tous points de vue (c’est lui qui emporte les suffrages du public): le jeu est prodigieux, Leporello en mauvais garçon de la famille, c’est une trouvaille que Ketelsen soutient parfaitement, le chant est impeccable de style, de prononciation, de clarté, on tient là un très grand chanteur. On sait que Anatoli Kotscherga est encore aujourd’hui une basse d’immense envergure, il le prouve, tant la voix, notamment à la fin, est d’une hallucinante présence: un Commendatore magnifique. David Bizic et Colin Balzer complètent la distribution: ils font de Masetto pour l’un (une sorte de loubard parvenu) et d’Ottavio pour l’autre (un mafieux russe reconverti et un peu coincé – il se décoince sous le masque!-) des personnages très crédibles scéniquement, au chant très correct sans être là non plus exceptionnels. Au total une distribution plutôt ordinaire qui tient la route et qui surtout, est totalement au service de la mise en scène: c’est par leur jeu et leur engagement qu’ils rendent la prestation phénoménale, sûrement pas par leur chant.

Scéniquement phénoménaux, c’est bien la marque du travail d’orfèvre que Dimitri Tcherniakov a effectué avec les chanteurs, qui sont complètement engagés dans l’affaire et qui défendent avec ardeur le travail effectué. Le public d’ailleurs a accueilli l’ensemble avec chaleur. Tcherniakov a effectué un travail d’analyse et de théâtre proprement époustouflant, d’une précision rarement atteinte à l’opéra. Chaque scène est proprement sculptée, avec une virtuosité inouïe, chaque geste est juste, et l’ensemble des chanteurs est visiblement entré dans cette logique avec gourmandise.
Mais quelle logique? Tcherniakov a des références cinématographiques fortes, d’une part les films qui parlent de déconstruction sociale, civile et politique comme “Les Damnés” de Visconti, de relations familiales dans la grande bourgeoisie, comme la “Décade prodigieuse” de Chabrol où ceux qui parlent du sexe comme dernier rempart au désespoir métaphysique, comme le “Dernier Tango à Paris”. Don Giovanni porte d’ailleurs la redingote de Brando dans le film de Bertolucci. Je rajouterai “Théorème” de Pasolini, mais un Théorème où Don Giovanni serait une sorte d’ange exterminateur de cette famille aux fissures béantes.  On a vu dans cette reconstitution familiale des avatars dostoïevskiens, et c’est évident, mais j’y vois aussi un univers à la Elfriede Jelinek, qui est un écho encore plus proche de nous. Car Tcherniakov répond à la question simple: que nous dit aujourd’hui Don Giovanni, qui est il dans notre société en décomposition? Il est le révélateur d’un univers qui s’effrite. le rideau s’ouvre sur un conseil de famille présidé par le patriarche (il Commendatore) et se conclut par un conseil de famille qui condamne Don Giovanni, mais qui, aussitôt le héros à terre, se retrouve sans armure, sans protection dans la solitude la plus absolue (ce que dit d’ailleurs le livret: la mort de Don Giovanni n’arrange rien ni ne résout rien!). Tcherniakov a construit une histoire dans l’histoire, comme une sorte de film familial: chaque scène est une séquence, séparée de l’autre par un baisser de rideau, sur lequel sont projetées des diapos donnant la sanction temporelle (le lendemain…trois mois plus tard…trois jours après), comme dans les films muets, faisant s’étendre l’action sur plusieurs mois. Une diapo initiale explique les relations familiales: Donna Anna est la fille du Commendatore, fiancée à Don Ottavio à l’allure d’un apparatchik soviétique, Zerline est sa fille, fiancée à Masetto, sorte de mauvais garçon un peu vulgaire, Donna Elvira, mariée à Don Giovanni, est la cousine de Donna Anna et la nièce du Commendatore, et Leporello une sorte de jeune parasite déjanté, sans doute ami de la famille. Donna Anna est mangée par le désir, tout comme sa fille Zerline, et la première scène est transformée: elle insulte Don Giovanni parce qu’il la quitte et non parce qu’il cherche à abuser d’elle. En ce sens, Tcherniakov rejoint Haneke dans la lecture de l’ambiguïté évidente du personnage et de sa relation complexe à Don Giovanni et Don Ottavio. Une des scènes les plus marquantes est celle des masques où c’est Don Giovanni qui distribue des masques à tous, et qui libère ainsi tous les instincts (y compris Ottavio qui embrasse goulûment Masetto). Les relations entre Elvira et Don Giovanni sont vues d’une manière beaucoup plus complexe: Elvira, qui a Don Giovanni dans la peau, est à la fois l’Elvira traditionnelle, mais aussi celle qui joue avec Don Giovanni au chat et à la souris, tantôt complice, tantôt ennemie, tantôt les deux à la fois. Le couple Leporello et Don Giovanni n’a plus rien d’un jeu de maître et de valet, d’une certaine manière Leporello est une âme damnée assez méphistophélique, d’un cynisme qui en fait presque lui le grand seigneur méchant homme, alors que ce qui marque Don Giovanni c’est le désespoir total et destructeur: Don Giovanni bouscule l’ordre établi (que représente le Commendatore), mais plus il le bouscule plus il s’enfonce: voilà encore un Don Giovanni affaibli (en ce sens la voix un peu éteinte de Bo Skovhus fait merveille), comme chez Claus Guth dans la vision très intéressante qu’il a proposée récemment à Salzbourg.
On ne saurait citer toutes les idées  de ce travail (le personnage de Don Ottavio est beaucoup plus fouillé que dans la vision traditionnelle, celui de Donna Anna à la fois grande bourgeoise le jour et nymphomane la nuit, celui de Zerlina, qui est Donna Anna en version rock). Le Commendatore, patriarche gardien des valeurs perdues, devient à la fin de l’oeuvre un comédien payé par Ottavio pour détruire Don Giovanni: Ottavio le paie, le comédien ôte son faux bouc et ses habits de commandeur et s’en va pendant que Don Giovanni est à terre terrassé par une crise cardiaque.

150720102173.1279357691.jpgRien de métaphysique dans le travail de Tcherniakov,  mais une lecture sociale et psychique d’une famille en décomposition dont Don Giovanni n’est que le révélateur (là aussi,on n’est pas loin de la signification du livret de Da Ponte, ou même du Don Juan de Molière), et celle d’un Don Giovanni désabusé, autodestructeur, suicidaire, qui à mesure qu’on avance dans le drame se délite, s’isole, et ne trouve de justification que dans la violence charnelle (voir la dernière scène avec Elvire!): il n’y a plus de punition du ciel, mais rien qu’un épuisement qui conduit à l’explosion du personnage.

Au total, on ne peut nier les difficultés qu’une telle vision peut avoir à coller parfaitement au livret (on ne peut sans cesse construire les scènes sur l’ironie ou l’antiphrase) et il y a des moments    très “forcés”, je dirais vulgairement “tirés par les cheveux”. On pourra discuter à l’infini l’intérêt de tourner le dos à des principes musicaux (le continuum) ou théâtraux (c’est la dernière journée de Don Giovanni, celle de la crise ultime) assis depuis des siècles, et la transformation des personnages en membres d’une même famille, mais on ne peut nier la qualité et la profondeur du travail d’analyse dramaturgique qui a été mené, et l’extrême précision du travail théâtral. Contrairement à ce qui a été écrit çà et là, ce n’est absolument pas un ratage, c’est une proposition radicale, qui a sa logique, qui ne trahit pas l’esprit de l’oeuvre même si elle peut en trahir la lettre, et qui a prise sur le public, tant le spectacle captive par son inventivité et sa modernité. Je ne peux qu’encourager les éventuels lecteurs à aller sur le site d’Arte où le spectacle est encore proposé en “streaming”. Et pourquoi pas, à se précipiter à Aix pour voir les dernières représentations, ou faire dans le futur le voyage de Madrid (on aurait été étonné que Mortier ne s’associe pas à l’entreprise…), de Moscou (au Bolchoï) ou de Toronto.[wpsr_facebook]

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2010: ALCESTE de C.W.GLUCK (Ivor BOLTON; Christof LOY) (6 juillet 2010)

Depuis les années 50, Gluck n’a pas quitté l’affiche des grands théâtres. Souvenons-nous, Liebermann ouvrit Garnier en 1973 certes avec Le nozze di Figaro, mais aussi avec Orphée et Eurydice – production moyenne- mais Gedda, quand même! Quant à Alceste, avec Callas et Giulini, à la Scala en 1954, mais aussi avec Verrett impériale à Paris en 1985, avec Jessie Norman (et Gedda) à Munich; souvenons aussi de Flagstad, de Gencer, plus récemment d’Antonacci oiu de Von Otter. A la Scala avec Muti en 1987, ce fut Rosalind Plowright. Autant dire que les grandes stars ont voulu se confronter au rôle. Un rôle de star, dans toute la noblesse du grand style, au milieu de colonnes (Pizzi…) sensées évoquer le monde mythologique, dans le rythme majestueux d’un Gluck grandiose et statufié. Au delà du célébrissime “Divinités du Styx”, de nombreux airs, de nombreux choeurs restent ancrés dans les souvenirs.
alceste.1278852294.jpgPascal Victor / Artcomart

Rien du hiératisme tragique et grandiose dans la vision de Christof Loy à Aix en Provence, ni d’ailleurs dans celle du chef Ivor Bolton: on flirterait même avec le contraire. Alceste devient une sorte de drame bourgeois très dix-neuvième siècle, dans un décor minimaliste (murs blancs, larges baies) de Dirk Becker, et se déroule au milieu d’enfants dont Alceste est la mère (on dirait presque la mère supérieure…). L’histoire telle qu’elle est traitée m’a fait penser à “Victoria et Albert” et l’Admète de Joseph Kaiser, pourtant très honorable, n’existe pas beaucoup. Ces enfants (en fait le choeur vêtu d’habits d’enfants avec leurs jouets et leurs excès), occupent sans cesse l’espace scénique et deviennent le personnage principal, de manière systématique et répétitive. Il ne se passe pas grand chose d’autre en scène. Alceste vêtue ( costumes de Ursula Renzenbrink) d’abord en mère très bourgeoise, puis en noir -pour le deuil d’Admète-, puis en blanc (comme les victimes de sacrifices) officie au milieu de cette juvénile et vaine agitation. La noblesse de la tragédie lyrique est effacée, les signes baroques (costumes) renvoyés au statut de déguisement à la fin, ou même de marionnettes siciliennes: l’enfer est une sorte de caverne d’Ali Baba où tous les jouets d’enfants sont entassés. Ces jouets qui deviennent les dons que l’on fait aux Dieux pour les calmer. Quant à Hercule, on dirait le Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, un personnage rajouté, inutile dans le contexte, vaguement enfantin et ridicule dont on nous fait bien voir que l’intervention est vidée de son sens. Ce n’est pas dépourvu de beaux moments, notamment lorsqu’Alceste chante, lorsque le choeur-enfants offre ses jouets en ex-voto, lorsqu’aussi, au début, le spectateur devine le drame à travers les portes closes de la chambre royale, mais cela reste un peu trop “artificiel” pour mon goût.

alcestem39621.1278852194.jpgPascal Victor / Artcomart

La distribution est dominée par Véronique Gens. Une Alceste à la fois noble et très simple, très directe, très peu lointaine, une Alceste au contraire proche et non pas habitée par le hiératisme et la noblesse mythologiques, plus mère et épouse que reine. La voix est comme toujours très bien posée, la projection impeccable, les aigus triomphants. Mais cela reste pour mon goût un peu froid, même si le personnage et la couleur vocale sont en pleine cohérence avec les désirs du metteur en scène. C’est une belle Alceste, sans être mon Alceste préférée. Joseph Kaiser, ténor entendu l’an dernier dans Jenufa (magnifique) à Munich, est un très bon Admète, même si la mise en scène ne permet pas à une forte personnalité de s’imposer. Il a l’air un peu perdu, un peu éberlué de ce qui lui arrive (c’est dans le rôle…), mais la voix est présente et la performance très honorable, de même celle du grand Prêtre (vêtu en clergyman) de Andrew Schroeder. Thomas Oliemans ne s’en tire pas mal du tout dans son personnage d’Hercule de pacotille (j’ai dit Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, on pourrait dire aussi une sorte de Loge inoffensif). Le choeur (English Voices) dirigé par Timothy Brown est remarquable, d’autant qu’il lui est beaucoup demandé dans cette mise en scène où les enfants s’amusent, se battent, et sont tour à tour délicieux et insupportables. L’intervention finale d’Apollon (Joao Fernandes, qui chante aussi le Coryphée) vient du choeur et le Dieu est l’un de ces Dieux de carton-pâte qui fait toute l’ironie de la fin, un peu calquée sur les costumes des opéras baroques du XVIIIème qui en fait un jeu mimétique et tout à la fois ironique et destructeur.

Les Freiburger Barockorchester, en résidence à Aix, jadis dirigés par l’excellent Thomas Hengelbrock, sont aujourd’hui régulièrement dirigés par des grands spécialistes du baroque (Herreveghe, Bolton, Jacobs), leur jeu sur instruments d’époque donne ce son quelquefois surprenant et tranchant pour Gluck, qu’on a plutôt l’habitude d’entendre par des formations traditionnelles dans les grands théâtres d’opéra. Le tempo inhabituellement rapide et sec d’Ivor Bolton et sa direction sans vraie nuances m’a empêché de retrouver quelquefois des moments choraux magnifiques et installés dans mes souvenirs, ou même l’approche ronde et majestueuse que Muti avait pu imprimer en 1987 à la Scala.  En bref, je ne suis pas convaincu par l’approche musicale (bruyamment remise en cause par un spectateur le soir de la seconde représentation à laquelle j’assistais).
Au total, c’est une impression contrastée qui domine: ce n’est pas un spectacle à négliger, car certaines idées sont bonnes, l’ensemble est cohérent, la distribution honorable et très homogène, mais il ne nous laissera pas une marque inoubliable, ni même notable, une bonne soirée, une expérience pas totalement convaincante, passable dirons nous…

Mais il y avait la douce nuit aixoise, écrin subtil du théâtre de l’archevêché, bien plus magique que le glacial Grand Théâtre de Provence.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de “La Dispute” de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.

STAATSOPER BERLIN 2009-2010: CARMEN avec Anita RACHVELISHVILI (15 MAI 2010)

LA SURPRISE DU CHEF

150520102048.1274223237.jpgEt voilà! On pense assister à une représentation de répertoire ordinaire d’une production vieille de 6 ans, on attend des voix moyennes, on se prépare à une production poussiéreuse, on ne fait même pas cas du nom du chef, et surgit la surprise, le miracle, la découverte qui dès le départ et les première mesures, font penser qu’on va assister là à quelque chose de remarquable: un chef, un jeune chef israélien de 28 ans, élève de Barenboim qui fait tout basculer par une direction miraculeuse, tellement supérieure à celle de son maître à la Scala. Si vous êtes de Toulouse et que vous lisez cette chronique, prenez d’emblée des places pour les concerts de Barenboim la saison prochaine, car c’est ce jeune qui dirigera, il s’appelle Omer Meir Wellber. Quelques amis italiens l’ont déjà entendu diriger à Padoue Aida et Trovatore, et sont restés étonnés devant l’engagement et la finesse de son travail. Son agenda est plein jusqu’en 2014, et pour sûr on en entendra parler. Mais quelle joie, quelle joie d’entendre enfin une exécution exacte, qui rend justice à tous les raffinements de la partition, avec un sens dramatique, voire tragique, consommé, avec une dynamique étonnante, tout en restant d’une limpidité cristalline, on entend tous les pupitres, rien n’est étouffé, et les chanteurs sont vraiment accompagnés, sans jamais être couverts, une telle tension a été créée qu’après le final, la salle explose d’enthousiasme alors qu’elle avait au départ accueilli poliment sans plus, ce chef encore inconnu. Guettez ce nom sur les programmes, et allez le découvrir: sa Carmen est d’un niveau très rarement atteint dans les théâtres aujourd’hui.

Vous connaissez aussi la production si vous l’avez vue à la télévision ou assisté aux représentations du Châtelet avec Sylvie Brunet et Marc Minkowski au pupitre, c’est la même, de l’autrichien Martin Kusej. Lumière blanche, béton, géométrie, femmes offertes, hommes tout en désir et lubricité dans une usine de cigares qui a tout du lupanar. Une mise en scène qui propose comme jadis chez Faggioni, un flash back dès le départ, puisque Don José est fusillé dès les premières mesures, et qui fait de Carmen un ange noir dans ce monde sans couleur, sinon le rouge du foulard qui tombe des cintres dès le lever de rideau, avec lequel Carmen se drapera et attrapera Don José. A vrai dire j’ai trouvé la première partie peu convaincante, un peu excessive, démonstrative, d’autant que Kusej a modifié les dialogues parlés dans le sens de son travail…J’aime son travail en général, j’ai aimé ici ses troisième et quatrième acte, plus rigoureux, mieux construits, avec des idées très fortes (l’apparition du corps ensanglanté d’Escamillo, qu’on retire de l’arène, et pousse Carmen à ouvrir les bras au couteau de Don José par exemple). Ce n’est donc pas un travail négligeable, qui est très cohérent avec l’approche du chef.

150520102050.1274223270.jpgOn remarquera les choeurs un peu forts de la Staatsoper, mais très au point,  et un ensemble de chanteurs jamais indignes, pas toujours impeccables, mais qui contribuent fortement au succès de la soirée. Si Micaela a des stridences désagréables et n’est pas toujours émouvante (Adriane Queiroz), la voix est passable et son deuxième air “je dis que rien ne m’épouvante”est assez réussi. l’Escamillo d’Alexander Vinogradov manque sans doute de maturité: ce chanteur est jeune, et affiche une voix insolente, plus basse que baryton, lancée un peu à la va-comme-je-te pousse sans contrôle ni surtout de style adapté au personnage et au ton de Bizet. Des moyens stupéfiants, non dominés, mais au total, cela passe. Le Don José du coréen Yonghoon Lee, un peu “forcé” au début (on avait l’impression qu’il gonflait sa voix) prend corps au fur et à mesure du déroulement de l’œuvre et s’affirme vraiment dans les deux derniers actes, où il ne manque ni d’émotion, ni de style, le voix est puissante, sonore, bien posée. Une découverte, là aussi.

150520102054.1274223298.jpgEnfin, la jeune Anita Rachveslishvili a mûri son personnage depuis décembre dernier à la Scala, la voix est magnifique, assurée, forte,  avec une technique et une présence sans failles. Une vraie Carmen, de grand niveau. L’actrice manque peut-être de féminité: elle n’a rien du félin que Carmen pourrait être, elle manque aussi un peu d’humour, de cet humour si marqué dans la Carmen de Berganza, par exemple, les attitudes sont convenues, pas toujours élégantes, mais du point de vue musical rien à dire, c’est une grande Carmen, très sûre, au volume qui remplit la salle, et un sens dramatique affirmé.
Au total, une excellente soirée, couronnée par cette direction exemplaire, qui m’a vraiment très fortement marqué . C’est une grande joie que celle de la découverte,  où l’on entre sans préjugés aucun et où l’on sort conquis, étonné, ravi, parce que l’on voit que l’avenir est assuré, et que les références au passé si chères au mélomane et à votre serviteur, peuvent céder la place à l’attente confiante de demain.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner, mise en scène Günter KRÄMER à l’Opéra Bastille (16 mars 2010)

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L’entreprise était une nécessité. L’Opéra de Paris, la plus grande maison d’opéra du monde avec ses deux énormes salles,  n’avait plus à son répertoire depuis des lustres une production de l’Anneau du Nibelung (le “Ring”). C’est au Châtelet (Bob Wilson) et au Théâtre des Champs Elysées (Mesguich) qu’on doit les dernières productions présentées, et mieux encore, à l’Opéra de Paris, la dernière tentative, qui remonte à 1976,- une production hardie de Peter Stein et Klaus Michael Grüber- avait avorté après “La Walkyrie”, pour cause économique (Problème des coûts de production soulevé par un audit-vengeance de Giscard suite à une grève survenue lors d’une soirée dédiée “aux français méritants”  ). Hugues Gall avait d’autres priorités, Gérard Mortier n’avait pas osé, ou pas envie.(1)
Nicolas Joel l’a enfin programmé, et c’est donc un projet qui se justifie, d’autant que tous les théâtres se mettent en ordre de marche pour 2013, année du bicentenaire de Richard Wagner. La Scala commence aussi cette année, le MET l’an prochain. Vienne, Londres, Florence et Valence ont déjà leur production en boite.
Quels sont les enjeux d’un “Ring”? Paradoxalement, pour une grande maison, ils sont évidemment musicaux, mais peut-être pas  prioritairement . En effet, la plupart des maisons d’opéra cherchent naturellement à proposer une interprétation de grande tenue avec des chanteurs de qualité et un chef de prestige (Pappano, Levine, Welser-Möst, Barenboim). La rareté des représentations, des reprises, font qu’un “Ring” est toujours un événement, c’est bien le cas cette année qui voit la ruée des spectateurs sur les représentations de l’Opéra Bastille. Pour une maison d’Opéra, l’enjeu du Ring, et notamment depuis celui de Chéreau à Bayreuth, réside sans doute plus dans la mise en scène, qui devient un emblème des choix artistiques, et qui va marquer les esprits, notamment par l’intérêt des médias. Le MET par exemple investit beaucoup dans le choix de Robert Lepage, La Scala aussi en misant sur Guy Cassiers, choix très novateur. En confiant la réalisation à Günter Krämer, Nicolas Joel fait le choix d’un grand professionnel pas vraiment inventif ni original, et celui d’une lecture conforme à la tradition allemande , suffisamment moderne pour être dans l’air du temps et suffisamment sage pour pouvoir durer sans trop choquer, le choix du répertoire plutôt que du coup médiatique, c’est le choix de la sécurité. En faisant de cet Or du Rhin, la première production dirigée ès qualités par le nouveau directeur musical Philippe Jordan, il en fait aussi un moment très symbolique de la vie de l’orchestre.

Malheureusement c’est raté. Le résultat tape en dessous de tout ce qu’on pouvait souhaiter. Si les trois autres journées valent le prologue, cela nous promet de longs moments d’ennui. Le spectacle ne tient que par la direction musicale, précise, fouillée, très analytique, trop même car elle manque quelquefois de tension. Peut-on en tenir rigueur au chef quand on voit ce qui se passe sur scène ?…Philippe Jordan a fait preuve de sa rigueur habituelle dans la lecture de la partition, et l’orchestre le suit, avec une concentration qu’on ne lui connaît pas toujours. Il lui manque un soupçon de fantaisie, un soupçon de dramatisme, mais l’ensemble est vraiment appréciable, sinon remarquable.

La distribution réunie par Nicolas Joel est globalement décevante. Certes, Falk Struckmann est un Wotan de haut niveau, doué d’une diction parfaite, d’une voix encore sonore, d’un timbre de qualité. Mais il ne campe pas un personnage intéressant, dominant comme il doit l’être dans le prologue. Sophie Koch est une Fricka de très grande qualité, sans être aussi intense que dans Brangäne par exemple, Kim Begley s’en tire avec tous les honneurs dans Loge, c’est sans doute le meilleur de la compagnie, avec Iain Paterson dans Fasolt et la Erda de Qiu Lin Zhang  dont l’intervention cependant est bien mal réglée par le metteur en scène. Mais aucun n’est vraiment exceptionnel.
En revanche Peter Sidhom est un Alberich  bien pâle (comme le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), au moins dans la première partie, quasiment inexistant dans la première scène avec les filles du Rhin (un comble!), cela s’améliore cependant dans la scène de Nibelheim. Froh (Marcel Reijans) et Donner (Samuel Youn) sont traités par la mise en scène comme des comparses, et vocalement cela ne vaut guère beaucoup mieux. Freia est notoirement insuffisante (Ann Petersen), pas de volume, voix stridente et courte. Et les filles du Rhin restent assez moyennes, voire insuffisantes (Daniela Sindham en Wellgunde).
Quand on pense à la distribution rassemblée par Liebermann en 1976 (Sir Georg Solti, Adam, Ludwig, Dernesch, Mazura, tear, Finnilä), on reste sur sa faim.
Quand on pense aussi à la mise en scène de Peter Stein, qui avait si intelligemment utilisé l’espace de la scène de Garnier pour en faire un Univers, on se dit que le travail de Günter Krämer est un vrai recul, même par rapport à cette production de 34 ans plus ancienne. D’ailleurs, on aurait pu voir son spectacle il y a dix ans, vingt ans, trente ans tant il est déjà vieux, après quatre représentations. Tous les poncifs des 30 dernières années y sont servis, y compris les géants en ouvriers avec drapeaux rouges qui hurlent de la salle. Aucune direction d’acteurs (ils n’ont rien à faire pendant de longs moments sinon être là), des incohérences (entrée de Freia),  les scènes centrales (Les dieux, Nibelheim)  d’un ennui mortel: il ne s’y passe rien, les chanteurs sont livrés à eux mêmes ou platrés dans l’immobilité. Aucun travail sur les rapports des personnages entre eux, qui vivent une sorte d’existence cloisonnée, aucune lecture vraiment claire: l’allusion à Germania, le rêve architectural des nazis, est comme plaquée, et son absence n’enlèverait rien de fondamental à l’ensemble. Nibelheim est marquée au centre par une sorte de pendule (coupe-pizza géant a dit fort justement Renaud Machart dans “Le Monde”) qui taille l’or et les solutions des scènes de transformation (Dragon, Grenouille) a priori intéressantes, tournent court. Le Walhalla est une sorte l’Echelle de Jacob immense gravie comme les gradins de l’Olympia Stadion de Berlin par des athlètes en blanc “Riefenstahl”. Esthétiquement, cela ne vaut pas non plus tripette. Globe terrestre qui rappelle de très loin  la coupole actuelle du Reichstag pour le séjour des dieux, des solutions scéniques lourdes, qui nécessitent des machinistes a vue: on sait – c’est suffisamment souligné- que nous sommes au théâtre. Les mouvements des figurants, des machinistes, le miroir qui renvoie la salle ou les cintres, tout cela est archi déjà vu et ne donne pas grand sens à l’ensemble. Seuls le lever de rideau et la scène des filles du Rhin sont assez frappants et procèdent d’une bonne idée (des mains rouges qui remuent comme des animaux au fond des flots). . Ne parlons pas des costumes de Falk Bauer, hideux; quant aux décors de Jürgen Bachmann, ils sont sans intérêt. Bref, tout cela est une proposition faible qui ne fait qu’ accompagner ou illustrer (mal) l’histoire dont au fond, rien ne nous est dit. Il résulte qu’il est impossible d’y voir une ligne claire, un propos. Je préfère de loin Otto Schenk au MET, au moins, le parti pris “traditionnel” est assumé. On a ici une fausse modernité, qui n’apporte rien à la compréhension ni du texte ni de l’œuvre.

Allez, chers amis, replongez- vous dans vos DVD et revoyez Chéreau, ou même Schenk, cela vous évitera de perdre du temps en baillant à ces représentations qui laissent mal augurer de la suite. Dommage, vraiment dommage, quand on pense à l’investissement que représente un Ring: c’est une occasion ratée, et c’est vraiment regrettable pour Philippe Jordan qui défend vaillamment la musique de Wagner.

(1) Pendant l’interrègne de Bernard Lefort en 1971-1972, avant l’arrivée de Liebermann, avait été présentée une production de “Die Walküre”.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DE LA MAISON DES MORTS de Leos JANACEK, mise en scène Patrice CHEREAU, direction Esa Pekka SALONEN (5 Mars 2010)

Plus de deux ans après Aix, le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son intelligence. Et le changement de chef ne fait pas regretter Boulez, mais instille seulement un peu de nostalgie. Esa Pekka Salonen propose une vision beaucoup plus haletante, rapide, lyrique. Ce lyrisme est vraiment ce qui nous frappe, nous qui avons dans les oreilles la construction boulezienne, la précision , la géométrie sonore. Salonen fait ressortir la construction dramatique, l’humanité et ses hoquets: les sons rugueux, les ruptures d’harmonie, au milieu de ce flot musical ininterrompu pendant 90 minutes n’en sont que plus forts, plus soulignés. C’est à la fois très différent de Boulez, et très cohérent, très prenant, très envoûtant aussi. Un très grand travail d’un chef dont nous connaissons l’excellence et l’aura. Pour sa première apparition sur le podium de la Scala, c’est une indéniable réussite.
Nous sommes à la Scala, et le public des abonnés considère sans doute l’oeuvre ultime de Janaček comme trop “sale”, trop “trash”, car un certain nombre d’ignares sortent de la salle bien avant terme, ne supportant sans doute pas l’insupportable vérité humaine montrée sur la scène.

La mise en scène de Patrice Chéreau propose une sorte de “choral de la misère”, où les voix se distribuent tour à tour et où l’on perçoit des bribes de violence, des bribes de relations, des bribes d’humanité, des torrents de frustration. Dans un espace abstrait construit par Richard Peduzzi, il dessine de petites vies bien concrètes: celle du vieux prisonnier encore magnifiquement campé par Heinz Zednik, le vieux compagnon du Ring de Bayreuth, inoubliable Loge et Mime, celle du jeune Aljeja, qui apprend à lire auprès de l’aristocrate Gorančikov, celle bouleversante de Šiškov, qui occupe tout le troisième acte. Chéreau réussit à construire à la fois le déchirement, la tragédie, la violence, mais aussi l’ironie et le sourire avec cette pantomime qui est à elle seule tout le deuxième acte, où affleurent les jeux des corps, l’homosexualité forcée, le travestissement mais aussi le sourire, avec les réactions du public et notamment du Pope du village, horrifié par ce qu’il voit: autant de touches jamais forcées, toujours justes. Chéreau réussit aussi à retisser le fil avec Dostoïevski, par de petits détails, comme le nombre de femmes, discrète allusion au texte russe. Certes on reconnaît aussi les “tics” de Chéreau, toujours à propos, fumées, baissers de rideau brutaux, chute d’immondices comme final du premier acte. Chéreau sait construire des moments de pur théâtre et des images difficlement effaçables. 

Vocalement, il est impossible de dire les rôles principaux tant les personnages appariassent et disparaissent tour à tour, occupent puis quittent le premier plan, passent, et disent leur misère. On notera bien sûr Willard White, dont la voix fatiguée sied à merveille à l’aristocrate Gorančikov prisonnier politique d’une profonde humanité; on préférait pourtant Olaf Bär à Aix. On apprécie comme toujours l’excellent ténor Stefan Margita, grand spécialiste de ce répertoire, et le vétéran Peter Straka, enfin last but not least, on reste frappé de la performance de Peter Mattei en Šiškov, voix profonde, tragique, déchirante et désespérée. 

On pense à Wozzeck, mais autant le musique de Wozzeck lacère, autant celle de Janaček, par son éclat, sa lumière, sa luxuriance, tient en haleine, soutient, bouleverse et laisse en fin de compte le public s’accrocher à  un soupçon d’humanité.

050320101628.1268084646.jpgUne vraie grande soirée. Un spectacle de référence, voire de légende.

 

DEUTSCHE OPER BERLIN 2009-2010 le 30 janvier 2010: RIENZI de Richard Wagner (Dir.Mus: Sebastian LANG-LESSING, Ms en scène: Philippe STÖLZL)

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Photo: Bettina Stöß

Où aujourd´hui monte-t-on Rienzi, ce monument du Grand Opéra dont Hans von Bülow disait qu´il était le “l´opéra le plus réussi de Meyerbeer” ? Il faut faire le voyage de Berlin, enneigée jusqu´à la garde, pour découvrir cette nouvelle production à l´occasion des semaines que le Deutsche Oper dédie à Richard Wagner, dirigée par Sebastian Lang-Lessing et mise en scène par Philippe Stölzl, qui attire une grande affluence de public et évidemment des discussions infinies sur les choix de la mise en scène et les coupures du chef, puisque l’oeuvre qui dure normalement 5h15, en est à peine réduite à  3h (Sawallisch à Munich en 1983 l’avait réduite à 4h…). Dans le cas d’une oeuvre qu’on peut voir à peu près tous les trente ans, j’estime qu’il vaut le coup de monter l’intégrale sans coupures même au prix d’efforts terribles des des artistes (et quelquefois peut-être du public) et en dépit des coûts de l’entreprise. Dans le programme, le chef justifie son choix par l’impossibilité de monter aujourd’hui ce type d’oeuvre (avec un ballet de 40 minutes de belle musique!) et par l’ignorance en Allemagne de ce qu’est le Grand Opéra à la Meyerbeer. Par ailleurs, le metteur en scène qui vient du monde du cinéma en a fait une sorte de “montage” destiné à clarifier l’intrigue et à en donner une lecture linéaire, vidée de ses méandres qui risquent de perdre le spectateur. Sebastian Lang-Lessing insiste sur l’italianité de cette oeuvre et pourtant rien de plus “germanique”, oserais-je dire “teuton” au très mauvais sens du terme, que la manière d’aborder cet opéra pour cette fois, tant à l’orchestre, beaucoup trop fort, trop livré aux cuivres, sans aucune subtilité – on a appelé le chef Lang-Lessing “Laut”-Lessing (laut en allemand signifiant “fort”) qu’à la scène, où Stölzl, propose en fin de compte une lecture au prisme de la folie nazie, ce qui n’a rien d’original vu l’imposante théorie de mises en scènes allemandes depuis les années 70 où les nazis sont mis à contribution.

Certes, cette histoire s’y prête bien, qui raconte l’ascension et la chute du tribun romain Cola di Rienzo lequel, profitant de la présence de la papauté à Avignon au XIVème siècle, réveille les plébeiens de Rome au nom de l’antique gloire de la ville éternelle  et les entraîne à la victoire, puis à la guerre et à la misère. A cette trame assez linéaire du type “Grandeur et décadence” ou “résistible ascension..” s’ajoutent des amours problématiques: sa soeur Irène est amoureuse du fils du chef de la famille aristocratique ennemie  des Colonna (Adriano) à quoi s’ajoute une relation trouble entre le frère et la soeur (Wagner aime décidément els amours incestueuses, voir Walküre…). En fait c’est une trame qui n’est pas sans rappeler par certains aspects  Simon Boccanegra, mais d’un Boccanegra moins politique, moins stratégique, et plus fragile et livré aux affects.

Vocalement, les exigences sont fortes, des basses profondes, un rôle de ténor redoutable (un Florestan mâtiné de Max…rien moins), un travesti mezzo soprano qui exige puissance et engagement, et un soprano lirico spinto de style italien dit Lang-Lessing, un mélange redoutable de Senta,  et d’Elvira d’Ernani… qui exige une voix dynamique, une couleur et un style italiens, et la puissance d’une Senta.

La distribution est très contrastée: le Rienzi de Torsten Kerl est vraiment irréprochable, malgré une voix un peu resserrée au début notamment, il est le personnage voulu (une sorte de Goering) et il est aussi solide dans les parties héroïques que dans les parties plus lyriques, notamment à la fin.

Kate Aldrich dans Adriano est exceptionnelle : elle a tout, engagement, puissance, élégance, style, présence: c’est une magnifique découverte d’un mezzosoprano qui à n’en pas douter, est promis à une grande carrière.

Camilla Nylund dans Irène déçoit profondément: la voix est tendue, manque de puissance, mais surtout, est incapable d’expression: son chant est plat, le personnage inexistant et la voix est complètement engloutie dans les ensembles. Déjà elle nous avait déçu dans Salomé à Paris (voir ce même Blog en novembre dernier), cette fois-ci elle nous agace,  la déception est fortement confirmée.

Le reste de la distribution ne nous semble pas vraiment à la hauteur (sauf lpeut-être le Steffano Colonna de Ante Jerkunica ou le Baroncelli de Clemens Bieber ) et les choeurs gigantesques sont corrects, sans plus.
Nous avons souligné la “manière forte” avec laquelle Lang-Lessing lit la partition. On a l’impression qu’il a choisi les seuls passages fortissimos et que tous les moments lyriques ont été sacrifiés, mais l’orchestre est en place, bien préparé, notamment les cuivres.

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Photo: Bettina Stöß

Et la mise en scène? Philipp Stölzl (qui signe ce travail avec sa collègue Mara Kurotschka) a choisi d’en faire une parabole du pouvoir totalitaire, qui aveugle et écrase les valeurs. L’ouverture se joue à rideau ouvert où une pantomime se déroule sur scène, très inspirée de l’univers de Chaplin dans Le Dictateur, dès la première scène, les choeurs portent des masques qui renvoient à  l’expressionnisme des tableaux de Munch, Max Bechstein ou de Otto Dix, dans des décors qui renvoient à Metropolis de Fritz Lang . Très marqué par l’univers du cinéma et désireux de donner une sens à la narration, on comprend vite ce que Stölzl veut construire: le peuple quitte les masques pour les uniformes, et Rienzi asseoit son pouvoir et sa dictature en faisant faire le sale boulot par “le peuple” qui écrase les complots aristocrates. La fin de la première partie est un triomphe. La deuxième partie est une chute: le peuple est fatigué de la guerre, il ne suit plus son chef que contraint et forcé, et Rienzi, enfermé dans un Bunker (tiens tiens)  devient de plus en plus solitaire au milieu des maquettes de sa nouvelle Rome, qui ressemble à s’y méprendre à la Berlin rêvée d’Albert Speer… On pense au film La Chute, de Oliver Hirschbiegel avec Bruno Ganz. Le personnage d’Irène, sorte d’Eva Braun très pâle et vaguement ridicule, choisit de s’enfermer avec lui.

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Photo: Bettina Stöß

Tout fonctionne, parce que l’histoire est très emblématique de la montée d’un dictateur, de l’oubli des promesses, du culte de la personnalité: le spectacle est donc recevable, se laisse même voir  avec  plaisir, le décor d’Ulrika Siegristest est impressionnant, les vidéos qui rappellent évidemment l’univers des  films de Leni Riefenstahl (Momme Hinrichs et Torge Møller) très ironiques et particulièrement bien réalisées et insérées dans le travail scénique…mais ce travail qui répétons-le fonctionne, est trop démonstratif, trop didactique, manque de finesse (il est vrai que la finesse n’est pas vraiment la qualité du dictateur) ou de travail psychologique: l’allusion à l’inceste en fin de spectacle n’est pas vraiment préparée, les personnages sont tout d’une pièce. Tout cela laisse un peu insatisfait, avec la certitude qu’une autre voie était possible, où le passé nazi n’aurait pas encore une fois servi à l’édification des foules allemandes…

Il reste que j’ai passé une excellente soirée: il y a beaucoup de notes (et de belles notes) dans Rienzi, on y sent la fougue de la jeunesse, l’explosion du génie, on y reconnaît des phrases futures de Lohengrin (les cuivres) ou du Vaisseau (la scène finale), Wagner se construit, mais j’ai entendu la moitié de la construction: j’attends la version complète.