OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DIE GEZEICHNETEN/LES STIGMATISÉS de Franz SCHREKER le 13 MARS 2015 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III © Stofleth
Acte III © Stofleth

Le Festival annuel est dédié cette année à un étrange thème : « Les jardins enchantés », c’est à dire à ces espaces qui figurant un idéal de nature, et aussi de culture, posent la question du statut de notre monde et du rapport réel/irréel, permis/interdit, vie/mort. Pour illustrer ce thème, sans doute choisi en fonction de la création de Michael van der Aa Sunken garden « le jardin englouti », Serge Dorny propose aussi Les Stigmatisés et son île paradisiaque devenue un enfer et l’étrange voyage d’Orphée dans le monde des morts chanté par Gluck dans Orfeo ed Euridice (puisque c’est la version italienne de Calzabigi et non celle, française, de Moline, qui est présentée).
Die Gezeichneten (Les stigmatisés) de Franz Schreker créé en 1918 , a connu dès sa création à Francfort un triomphe et une très belle carrière, interrompue dès la fin des années 20 par l’évolution de la musique (deuxième école de Vienne) qui remisait Schreker au rang des compositeurs kitsch, puis par la disparition de son auteur en 1934, alliée à l’arrivée du nazisme en Allemagne. Schreker a disparu de l’horizon musical, classé dans les dégénérés, même si on a continué aujourd’hui à représenter son chef d’œuvre, Der ferne Klang, et de loin en loin, Die Gezeichneten, qui ont fait l’objet de reprises à Cologne, à Stuttgart ou à Amsterdam (qui a représenté aussi récemment Der Schatzgräber dans une production d’Ivo van Hove). En France, Schreker est terra incognita, la mère des Arts n’ayant jamais trouvé de lieu pour une création scénique : c’est ainsi que Lyon, 97 ans après la Première mondiale, en propose la création scénique française, dans une mise en scène du jeune David Bösch, un des espoirs les plus courus de la scène allemande, qui a déjà réalisé à Lyon un bon Simon Boccanegra, avec une direction musicale du jeune chef argentin Alejo Pérez.
C’est dire l’intérêt de cette production qui porte enfin sur un plateau français l’une des œuvres les plus marquantes du début du siècle.
A l’origine, c’est Zemlinsky qui passa commande à Schreker du livret, qui devait porter sur la tragédie de la laideur, mais celui-ci en l’écrivant, s’est pris d’intérêt pour l’histoire et décida de la porter lui-même en musique. Zemlinsky, alors, sur le même thème, composera Der Zwerg.

© Stofleth
© Stofleth

L’histoire est assez simple. Alviano, richissime mais d’une repoussante laideur s’est interdit l’amour, persuadé qu’il ne peut aimer ni être aimé. Il a offert aux génois une île paradisiaque, l’Elysée, dédiée à la beauté. Mais cette île où Alviano s’est interdit de pénétrer de peur de la ternir est utilisée à son insu(?) par la noblesse pour des orgies où des jeunes filles de la bourgeoisie sont enlevées, puis violées. Face à lui, le jeune noble Tamare, à qui tout réussit et sublime de beauté organise avec ses amis les orgies. Alviano tombe amoureux de Carlotta, jeune femme peintre, au cœur fragile, fille du podestat, issue de la bourgeoisie. Cet amour est partagé parce que Carlotta a deviné en Alviano une grande âme dans un corps difforme, un silène en sorte…Mais Alviano hésite et la jeune fille va croiser sur sa route Tamare dont elle va tomber amoureuse, tiraillée entre la beauté physique et la beauté morale.
Alviano le découvre et tue Tamare, qui a conduit Carlotta sur l’île et avec qui il a passé une nuit brûlante, bouleversant la jeune fille fragile. Apprenant la mort de Tamare, elle en meurt de désespoir et Alviano devenu fou s’éloigne pour toujours.
Tout se déroule sur fond d’opposition de classe entre la bourgeoisie et la noblesse (comme dans Simon Boccanegra, autre opéra « génois »), luttes de pouvoir, excès de la noblesse, qui finalement prend en otage les jeunes bourgeoises, et impunité décrétée par le Doge, un aristocrate, pour éviter une insurrection ou des luttes politiques trop âpres.
On sent comment un tel livret, au texte d’ailleurs particulièrement dense et vraiment réussi, peut être utilisé en relation aux débuts de la psychanalyse, mais aussi aux relations sociales et politiques entre noblesse et bourgeoisie, où même en approfondissant le caractère d’Alviano dont la fascination presque morbide pour la beauté confine à la paranoïa : c’est d’ailleurs un personnage d’une grande épaisseur, grand naïf ou grand pervers, manipulateur ou bienfaiteur. David Bösch finalement ne répond pas aux questions sociales, politiques, psychanalytiques que pose le livret et propose la vision esthétiquement cohérente d’un opéra nocturne, dans un espace de hangar sombre, sur un sol jonché d’objets, avec des reliques de festins qui sembleraient presque étranges (décor de Falko Herold). Cet univers s’étend aux premier et second acte – le second acte se limitant pour l’essentiel à la scène, pivot il est vrai, du portrait d’Alviano par Carlotta dans son atelier où l’amour de la jeune fille explose ayant découvert l’extraordinaire beauté d’âme de cet homme au physique hideux.
Ainsi la structure de la pièce est-elle symétrique : une première partie qui expose à la fois l’attitude d’Alviano et celle des jeunes nobles, et qui pose la situation sociale et morale, l’acte II est centré sur Alviano et Carlotta et l’acte III est l’acte de résolution où à la fois l’amour physique de Carlotta pour Tamare explose et où Alviano devient fou après la mort de la jeune fille.

L’organisation dramaturgique de l’œuvre est certes un peu bancale, avec une première partie qui crée les nœuds (acte I et II) et qui les dénoue assez brutalement au troisième acte, et un acte II à peu près réduit à une scène.
David Bösch  change donc d’ambiance, plus onirique pour le troisième acte, où le décor est parsemé de bosquets lumineux vaguement kitsch (on a accusé cette musique de l’être) sous lequel des orgies se passent, espace assez mystérieux, presque pesant, traversé par des ombres, par des gens du peuple, par des familles, où les femmes sont piégées, qu’elles soient pubères ou matures, où les hommes sont à l’affût, qui font disparaître les victimes dans une trappe (la fameuse grotte artificielle souterraine où se passent tous les méfaits).

Scène finale (acte III) © Stofleth
Scène finale (acte III) © Stofleth

La partie finale n’est pas sans rappeler Falstaff, mais un Falstaff où le monde ne serait pas burla mais tragedia: l’isolement d’Alviano peut renvoyer à cette figure là.

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch utilise aussi la vidéo, images  vaguement psychédéliques (un bleu Yves Klein pour la scène de l’atelier…) mais c’est pendant l’ouverture que la vidéo est utilisée de manière la plus intelligente pour mettre le spectateur « dans l’ambiance » avec la projection de multiples avis de recherche de jeunes filles disparues, mais aussi d’enfants, posant directement le crime comme le centre du propos, puis projetant un petit film évoquant assez crûment les violences faites aux jeunes adolescentes.
Mais cette crudité affichée laissait attendre un travail plus violent: son travail scénique reste plus évocatoire et plus suggestif que réaliste, faisant d’Alviano quelquefois une sorte de Monsieur Loyal (avec ses costumes qui rappellent un peu le monde du cirque) et donc suggérant presque l’idée que l’histoire toute entière est suscitée par les fantasmes pervers du héros. Mais ce n’est que suggéré, car ce qui manque à cette mise en scène par ailleurs remarquable de précision dans la direction d’acteurs et dessinant un univers très cohérent, c’est un point de vue plus distancié, plus conceptuel, plus réflexif, menant le spectateur à une clef plus claire. Tel qu’il est ce travail est d’une grande rigueur et d’un grand classicisme,  globalement plus illustratif qu’analytique. C’est d’autant plus dommage que le texte est d’une grande densité et souvent d’une très grande beauté, que la période (1918) appelle une épaisseur qui manque un peu ici. Je peux comprendre aussi que certains apprécient ce choix, parce que décider de poser un univers évocatoire plutôt qu’une transposition analytique à la mode du Regietheater est évidemment un choix assumé.
Il est servi par une distribution très nombreuse, faites de petits rôles confiés à des artistes du chœur ou à des membres de l’opéra studio, et dans l’ensemble vraiment engagée et très juste.
Markus Marquardt est très solide en duc Adorno (on est à Gênes, les Adorno sont une famille aristocratique qu’on retrouve dans Simon Boccanegra de Verdi dans le personnage de Gabriele ), c’est un des barytons de bonne facture de la scène allemande qui sans faire une carrière de star, se retrouve engagé sur des scènes de référence comme Stuttgart, Dresde ou Leipzig, voix forte, jolie diction : une bonne prestation pour un rôle important  qui reste épisodique. Mais l’opéra s’appuie sur les trois rôles principaux de Carlotta (Magdalena Anna Hoffmann), Alviano (Charles Workman) et Tamare (Simon Neal), trois chanteurs qui sont habitués à Lyon.
La Carlotta de Magdalena Anna Hoffmann est tendue, engagée, à la fois solide et fragile : elle est incontestablement le personnage, avec son aspect passionnel, mais aussi quelquefois réservé, tendre : elle arrive a proposer des facettes très différentes du personnage, aussi grâce à la précision de la direction théâtrale de David Bösch. Du point de vue vocal, elle assume la partition, mais il m’a semblé que la voix était un peu en retrait par rapport à d’autres prestations (Erwartung !) et notamment les notes très aiguës manquaient de rondeur, et montraient quelque stridence et acidité.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Aucune acidité chez Charles Workman, au timbre suave, doux, clair, qui colle si bien au personnage : la laideur apparente et la voix ensorceleuse. Workman est prodigieux en scène, dans un personnage à la tenue aristocratique et à l’aspect repoussant : il réussit à rendre la dualité par une manière de se déplacer, un port altier et en même temps une très grande tendresse dans la voix qui le fragilise. Une véritable incarnation dont l’un des sommets est son arrivée au troisième acte, traversant la scène avec un pas décomposé hallucinant. Vocalement toutefois, la voix accuse la fatigue dans les notes de passage, avec de nombreux problèmes de justesse, notamment dans les moments tendus et qui exigent une tenue plus longue. Mais ces problèmes, réels, sont moins marquants que la prestation d’ensemble, la présence, l’élégance. On connaît le chanteur depuis très longtemps, on connaît son style, son sérieux, son engagement : c’est cela qu’il faut saluer. Il faut saluer aussi ce choix, parce que souvent le rôle est confié à un ténor de caractère, un Mime ou un Loge (Robert Brubaker dans l’enregistrement de James Conlon par exemple), un peu comme le rôle du nain dans Der Zwerg de Zemlinsky. Le choix de Charles Workman est assez inattendu et pourtant parfaitement cohérent.

Simon Neal (Acte I) © Stofleth
Simon Neal ( Tamare, sur la table) et Markus Marquardt (Adorno, appuyé) © Stofleth

Quant à Simon Neal, je reste encore sur son Jago phénoménal à Bâle en janvier dernier dans la production de Calixto Bieito. Et son Tamare confirme dans la même veine un chanteur à la diction impeccable, à l’engagement scénique remarquable, il joue une sorte d’aristo qui a mal tourné, sûr de lui et dominateur, et donne au texte qu’il chante une présence, une couleur, et malgré tout une élégance frappantes. Il réussit à montrer la noirceur, le mépris, l’énergie dans le mal, et en même temps garde du style, en scène et dans la voix, un exemple de grand seigneur très méchant homme : son changement de ton vaguement teinté à la fois de désespérance et d’exigence lorsqu’il est face à Carlotta, c’est vraiment du grand art.

Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth
Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth

C’est vraiment une grande réussite de la production que de s’être concentré sur les personnages, plus que sur les situations, des personnages qui me font irrésistiblement penser à l’univers d’Egon Schiele, un Egon Schiele qui serait regardé par Céline, ou quelquefois d’un Klimt qui aurait renoncé aux ors pour choisir les noirs.

Alejo Pérez © Ishka Michoka
Alejo Pérez © Ishka Michoka

Mais la grande réussite de la soirée, c’est de faire découvrir au public cette musique extraordinaire, luxuriante, rutilante quelquefois, sombre et obscure, changeant sans cesse de reflet, à la fois multiple et miroitante, très ronde et très chaleureuse, quelquefois rèche aussi, mais toujours riche, profonde, tendue, tenant l’auditeur en haleine, qui reconnaît là Strauss, ici Wagner, quelquefois aussi, c’est très net, Debussy : bien sûr il n’y a pas d’imitation, mais une inspiration due à la fréquentation d’un monde musical lui-même ouvert varié et riche : rien de moins kitsch dans cette musique, pas plus en tous cas que certains moments de Die Frau ohne Schatten des mêmes années. Le prélude est vraiment prodigieux, et j’y ai entendu des choses que je n’avais pas remarquées, notamment dans les toutes premières mesures grâce à la direction d’Alejo Pérez, d’une grande clarté, qui rend l’orchestre moins sec, moins tranchant que d’habitude, avec une rondeur et un éclat qu’on ne lui connaissait pas. Voilà un chef à inscrire sur les tablettes de l’excellence, il a réussi à créer une ambiance, à faire ressortir les couleurs multiples de la partition, avec toujours le tempo juste, relevant çà et là les innovations (il dirige souvent du contemporain), mais aussi insistant sur la chatoyance, sur la diversité, sans jamais exagérer (ce qui pour une telle musique serait aisé) ni souligner ce qui pourrait être perçu comme des vulgarités : lui aussi, comme les chanteurs et comme la mise en scène, malgré cette histoire torturée, il a choisi de travailler l’élégance, non pas superficielle, mais l’élégance vécue, ressentie, communiquée. Grand moment musical, qui fait du chef le grand architecte de la soirée, et l’artisan de la réussite de cette Première d’une production qui n’en doutons pas, sera un grand succès.
Strasbourg avait proposé en 2012 Der Ferne Klang, alors, il ne nous reste plus qu’à réclamer à Lyon  Der Schatzgräber .
Au total une ouverture de Festival de style assez classique, et de grande tenue, pour une soirée qui emporte la conviction par la musique, par l’engagement, où la mise en scène, qui ne m’a pas totalement convaincu, épouse plus qu’elle ne divise ou ne clive.
Musiktheater mit Regie plus que Regietheater.[wpsr_facebook]

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2014-2015

La salle de Jean Nouvel
La salle de Jean Nouvel

Serge Dorny reste donc à Lyon.  En soi c’est une très bonne nouvelle. Pour lui c’est sans doute plus difficile. Après plus de 10 ans il est légitime d’aspirer à autre chose. La perspective de diriger un opéra historique comme celui de Dresde pouvait être d’autant plus intéressante que la programmation actuelle en est relativement médiocre si l’on excepte les quelques soirées dirigées par Christian Thielemann.  L’aventure mort-née laisse un goût amer. Et le retour à Lyon s’accompagne probablement d’un désir d’ailleurs : comment pourrait-il en être autrement ?
Le spectateur que je suis profitera donc néanmoins de ces prochains mois avec gourmandise. Serge Dorny propose une des programmations les plus complètes et les plus intelligentes d’Europe. En cela, il est le digne successeur de Jean-Pierre Brossmann. Combien de metteurs en scène, combien de chefs sont passés à Lyon avant de connaître une gloire internationale ?  Il suffit de penser à Kirill Petrenko ou à Kent Nagano.
Serge Dorny formé à l’école de Mortier a imposé un style,  une esthétique puisant largement dans l’école allemande ; ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Et le public lyonnais, depuis longtemps habitué à des œuvres sans concession, public formé à l’école de Planchon, de Chéreau,  un public qui va du TNP à l’opéra, de Villeurbanne à Lyon,  fait bon accueil à ces productions,  qui d’ailleurs ne sont pas toutes exceptionnelles et c’est bien normal, mais toujours d’un niveau plus qu’honorable au minimum.  Quel opéra en France peut se targuer d’accueillir Peter Stein, Olivier Py, François Girard, Christophe Honoré, Yoshi Oida, La Fura dels Baus, Ivo van Hove ou de faire découvrir David Bösch ou David Marton ?
L’an prochain,  dans une saison appelée « Au-delà du réel », nous reverrons La Fura dels Baus (Le Vaisseau fantôme),  Christophe Honoré (Pelléas et Mélisande), David Marton (Orphée et Eurydice) qui signa un si beau Capriccio, Olivier Py (reprise de Carmen), David Bösch qui crée à Lyon Simon Boccanegra au début de ce mois de juin proposera l’an prochain Les Stigmatisés de Schreker, une production très attendue. Pour la première fois, Stephan Herheim  présentera une production en France, sa Rusalka, déjà vue à Bruxelles et Barcelone, Martin Kušej (La Forza del Destino à Munich…) fera Idomeneo et Michel van der Aa créera à Lyon un opéra hyper technologique,   Le jardin englouti,  dans le cadre du festival désormais traditionnel dédié cette année aux jardins mystérieux.
Enfin, Jean Lacornerie, directeur du Théâtre de la Croix Rousse, élève et compagnon de route de Jacques Lassalle fera à la fois le musical de Broadway bien connu Le roi et moi de Rodgers et Hammerstein, et Roméo et Juliette de Boris Blacher, un compositeur peu connu, classé comme dégénéré par les nazis, spectacles tous deux présentés à La Croix Rousse.
Enfin comme chaque année en version de concert un opéra belcantiste de la première moitié du XIXème : Lyon commence un cycle Rossini avec la redoutable Semiramide dirigée par Evelino Pido’ avec Elena Mosuc.  Mais cette année, en plus, Joyce Di Donato,  prêtresse mondiale du bel canto notamment rossinien  ouvrira la saison par un concert exceptionnel le 22 septembre 2014.
Comme il se doit la programmation propose quelques grands standards, des œuvres du répertoire moins connues, des chefs-d’œuvre totalement ignorés dans des propositions scéniques qui excitent la curiosité:  l’opéra de Lyon reste l’un des meilleurs du monde pour l’innovation et le risque artistique.
Serge Dorny  réunit aussi les équipes musicales cohérentes, jeunes, qui reviennent souvent à l’opéra de Lyon,  et qui finissent par former une sorte de troupe ou tout du moins un groupe d’habitués.  C’est l’occasion d’entendre de belles voix encore protégées du star-system,  ou des chefs originaux , dynamiques,  dont on commence à entendre parler. Ainsi dans l’ordre chronologique découvrirons-nous :

– en octobre 2014, Le vaisseau fantôme  de Richard Wagner,  dans une production de Alex Ollé (La Fura dels Baus) qu’il se situe non dans le Nord mais dans le lointain Sud dans les cimetière de bateaux du Bangladesh,  restes rouillés de l’industrialisation occidentale.  Le chef en sera Kazushi Ono. Simon Neal ( qui a chanté Oedipe de Georges Enesco à Francfort cette année) sera le Hollandais,  Falk Struckmann Daland tandis que que Senta sera chantée par celle qui a stupéfié dans Erwartung, Magdalena Anna Hoffmann.

–En décembre 2014 et au tout début janvier 2015,  Rusalka, de Dvořák, dans l’étourdissante mise en scène du norvégien Stephan Herheim,   conte triste de la nymphe qui veut devenir mortelle et qui est victime de la méchanceté et de l’indifférence des hommes. La meilleure Rusalka du moment, Camilla Nylund, et le vaillant Dmitro Popov se partageront les principaux rôles tandis que Jezibaba sera interprétée par Janina Baechle. L’Orchestre est confié à Konstantin Chudovski, jeune chef russe qui commence a diriger partout en Europe.

–en décembre 2014 toujours mais au théâtre de la Croix-Rousse, Jean Lacornerie dans le cadre des spectacles jeune public présente et met en scène Le Roi et Moi de Rodgers et Hammerstein, le fameux music-hall de Broadway,  dirigé par Karine Locatelli.

–En janvier-février 2015,  Martin Kušej proposera Idomeneo de Mozart, dirigé par Gérard Korsten, bon chef pour ce répertoire, avec une jolie distribution Lothar Odinius, Kate Aldrich, Elena Galitskaya, et Maria Bengtsson (dans Elettra).

–En février-mars 2015 au théâtre de la Croix-Rousse Roméo et Juliette, de Boris Blacher, mis en scène de Jean Lacornerie et dirigé par Philippe Forget par le studio de l’Opéra de Lyon,  occasion de découvrir un compositeur peu connu qui fut  le maître de Gottfried von Einem ou d’Aribert Reimann.

– Du 13 au 29 mars 2015, le Festival annuel dédié cette année aux Jardins mystérieux avec trois opéras,  un opéra du répertoire,  un opéra jadis classé dans les dégénérés et qui revient sur les scènes désormais relativement régulièrement et une création.

  • Les Stigmatisés (Die Gezeichneten) de Franz Schreker (1918),  À voir absolument  dans une mise en scène de David Bösch dirigé par le jeune et talentueux Alejo Perez, et avec une belle distribution, Charles Workman, Magdalena Anna Hoffmann, Simon Neal, Markus Marquardt.
  • Orphée et Eurydice de Gluck,  mise en scène de David Marton,  dans la version de Vienne dirigée par Enrico Onofri, spécialiste du baroque et compagnon de route du Giardino Armonico et de Giovanni Antonini, avec un Orphée masculin, Christopher Ainslie (et son double Franz Mazura, qui aura alors 91 ans) et Elena Galitskaya en Eurydice.
  • Le jardin englouti de Michel Van der Aa, présenté au TNP de Villeurbanne en coproduction avec l’English National Opera et le Toronto Festival of Arts and Culture, dirigé par Etienne Siebens, qui travaille avec Michel van der Aa et participe à de nombreux projets contemporains, avec notamment Roderick Williams , Katherine Manley et Claron McFadden. Un opéra phénomène, réel, virtuel, digital

–fin avril et mai 2015 : reprise de Carmen dans la mise en scène discutée d’Olivier Py, et avec une tout autre distribution, sans doute meilleure que la première série, Kate Aldrich (Carmen), Arturo Chacon-Cruz,  qui fut Werther À Lyon dans la mise en scène de Rolando Villazon,  Jean-Sébastien Bou dans Escamillo (Claude l’an dernier) et Sophie Marin-Degor dans Micaela. L’orchestre sera dirigé par Riccardo Minasi , spécialiste du répertoire baroque qui succède au pupitre à un autre spécialiste du baroque, Stefano Montanari.

–en juin dernier opéra de la saison,  last but not least, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy,  dans une mise en scène très attendue de Christophe Honoré qui fait un lien entre Mélisande et Phèdre,  dans une intéressante distribution réunissant Bernard Richter, Hélène Guilmette, Sylvie Brunet-Grupposo, Vincent Le Texier et Jérôme Varnier, dirigé par Kazushi Ono.

Voilà une saison au total très stimulante,  qui excite la curiosité et va élargir la connaissance du répertoire. Face à une saison de l’Opéra de Paris particulièrement terne, le seul conseil qu’on puisse donner aux parisiens est de prendre un abonnement TGV et  un abonnement à l’Opéra de Lyon, car pas une production n’est à négliger. Dresde a beaucoup perdu et, pour cette année encore,  Lyon reste gagnant. [wpsr_facebook]

OPÉRA NATIONAL DU RHIN 2012-2013: DER FERNE KLANG /LE SON LOINTAIN de Franz SCHREKER le 19 octobre 2012 (Dir.Mus : Marko LETONJA, Ms en scène : Stéphane BRAUNSCHWEIG)

Acte II © ONR Alain Kaiser

A écouter cette musique, sa luxuriance, son inventivité, sa diversité, sa manière s’associer d’autres styles, d’autres sons, on se demande comment Schreker a pu tomber dans l’oubli après avoir été l’un des compositeurs à succès des années de guerre (la première)  et des années folles. La manière dont le monde de la musique traitait les juifs (son père s’était pourtant converti au luthéranisme), la manière dont les nazis ont traité les auteurs dits “dégénérés” expliquent-elles tout? Peut-être aussi des rivalités entre auteurs à succès ont-elles profité à Richard Strauss plutôt qu’à Franz Schreker, qui pourtant lui disputait la première place. Car on se demande bien comment Strauss a pu dominer le monde de l’Opéra et Schreker disparaître totalement du paysage lyrique, après son décès, après la guerre (la seconde) pour ne réapparaître que de manière épisodique dans les programmes, et encore plus dans les enregistrement, alors que mes deux expériences de ce début de saison, Amsterdam il y a un mois (Der Schatzgräber, voir le compte rendu) et Strasbourg ce dernier week-end ( Der ferne Klang/le Son lointain), sans compter  Die Gezeichneten (les Stigmatisés) il y a quelques années, toujours à Amsterdam sont à chaque fois des chocs musicaux: il y a de quoi ravir des générations de spectateurs dans cette musique souvent enivrante et dans ces histoires d’une violence, d’une urgence et d’une tristesse infinie.

Der ferne Klang, créé à Francfort le 18 août 1912, est le résultat d’une longue gestation, puisque le livret fut terminé en 1903, et que Schreker abandonna la composition de l’œuvre pour la reprendre après 1905 et la terminer en1910. Le livret en trois actes raconte la relation entre Fritz, un compositeur à la recherche d’un “son lointain”, qui serait la clef de son œuvre, et la jeune Grete, d’une famille ruinée par le père ivrogne. Trois actes, trois moments d’une relation entre l’artiste à la recherche d’un absolu du son, et la jeune fille qui après avoir abandonné sa famille, se retrouve “cocotte” à succès dans un établissement vénitien, puis prostituée au troisième acte.

Acte I Livia Budai, Helena Juntunen © ONR Alain Kaiser

Au premier acte, Fritz abandonne Grete au nom de sa recherche d’absolu sonore, pensant que son amour troublera cette recherche. Au second acte, il n’a toujours rien trouvé, mais retrouve Grete, et la repousse, horrifié de connaître sa vie dissolue, lui dont les conceptions restent d’un conformisme étroitement petit bourgeois. Au troisième acte, il vient de subir un échec de son opéra “La Harpe”, deux actes à succès, troisième acte raté, justement incapable de cette innovation sonore que serait le “son lointain”. Retrouvant Grete, il comprend qu’il y a un indissoluble lien entre ce son et l’amour, et que toute sa vie a été ratée pour l’avoir ignoré, Grete retourne à lui en lui pardonnant . Il meurt dans les bras de son aimée, ayant retrouvé et l’aimée et le son, mais sans réussir à modifier son opéra et à le terminer par sa trouvaille sonore.
Terrible histoire d’égoïsme et d’aveuglement d’un côté, de déchéance de l’autre. La jeune Grete n’a cependant rien d’une oie blanche, c’est une jeune fille autonome, décidée, qui sait parfaitement ce qu’elle veut. Sa vie bascule dès le premier acte quand elle rencontre une vieille dame, sorte de mère maquerelle qui va la prendre en charge, mais elle va assumer les méandres de son destin, son goût de la sensualité, sa vie perdue et ses regrets par rapport à Fritz. Une Lulu avant l’heure, face à un Fritz un peu en retrait, sans conscience de la valeur des choses, et en perpétuel aveuglement égoïste, pensant trouver l’art en soi, alors que c’est dans la relation à l’aimée qu’il avait à se construire.

Acte I © ONR Alain Kaiser

De cette histoire complexe, avec une foule de personnages (les chanteurs tiennent des doubles ou triples  rôles ), notamment au deuxième acte, Schreker a tiré une musique riche, charnue, ouverte aux styles divers, de la musique tzigane aux prémisses du jazz, rappelant Strauss bien sûr, mais aussi quelquefois Mahler, ressemblant à du Puccini (mais moins, beaucoup moins que Der Schatzgräber) une musique complexe, très construite, avec de vraies trouvailles, sur plusieurs plans – l’opéra dans l’opéra, au loin, au IIIème acte- ne tombant jamais dans la facilité, où évidemment la direction d’orchestre est déterminante, tant l’instrumentation et la couleur jouent un rôle essentiel. Vocalement, les deux rôles principaux doivent être tenus par un ténor qui ait dans la voix Belmonte de Entführung aus dem Serail, Walther des Meistersinger, et Lohengrin, et un soprano lyrico-spinto qui pourrait une belle Arabella pour la suavité, et une Rusalka par la largeur mais aussi la poésie. Beaucoup de voix de basse et de baryton dans le reste de la distribution, et un joli ténor lyrique pour le rôle du Chevalier.
Stéphane Braunschweig a opté pour une lecture plutôt sage, qui privilégie une vision épurée, souvent suggestive, sans véritablement entrer dans le drame, restant aux frontières de l’onirique, choisissant d’illustrer plutôt que d’analyser. L’intrigue complexe est plutôt clairement dessinée, les ambiances et les décors (de Braunschweig aussi) sont peut-être plus frappants que l’entreprise de mise en scène, et jolis costumes de Thibault Vancraenenbroeck.

Acte I © ONR Alain Kaiser

Au premier acte, la forêt de quilles vertes dans laquelle Grete se perd (qui rappelle que son père l’a jouée aux quilles pour la livrer à l’un de ses acolytes) sur fond d’une dune de gazon rouge non seulement est une vision magnifique, mais donne à l’œuvre une couleur onirique qui sied à ce conte triste. Au second acte, la dune rouge devient protagoniste, et Venise n’est évoquée qu’à travers les plots noirs et blancs et peut-être, les masques de poisson portés par les hommes.

Acte II © ONR Alain Kaiser

Une atmosphère un peu rêvée, qui pourrait être celle de l’acte de Giulietta des Contes d’Hoffmann, où d’une fête chez Lulu. Jolie gestion des mouvements, des groupes, des attitudes, et en même temps  absence singulière de ressorts dramatiques, comme si le drame passait en effleurant les protagonistes, et en premier lieu Grete.

Le troisième acte, qui rappelle le premier (mur noir avec une entrée des artistes de l’opéra) est un défilé de  de clients présents ou passés de la prostituée Tini (Grete), de fantômes du passé (Vigelius), puis la scène finale représente Fritz chez lui, assis dans son fauteuil, méditant sur le destin de sa musique et son propre destin, pendant que la prostituée Tini/Grete se présente à lui vêtue comme la jeune fille du premier acte, enfin prête à poursuivre la relation entamée tant d’années auparavant, pendant qu’en même temps Fritz comprend enfin que l’amour est ce qui lui a toujours manqué, et qu’il a abandonné dès le début de l’œuvre.

Acte III © ONR Alain Kaiser

Ce troisième acte est sans doute le plus émouvant musicalement, et l’économie de gestes de la mise en scène sert ici l’émotion. Il reste que cette musique complexe méritait aussi plus grande complexité dans la lecture, qui reste une élégante illustration, mais en aucun cas une lecture dont la complexité et l’épaisseur puisse se construire en écho à la musique. Spectacle élégant, esthétiquement soigné, mais qui ne dit pas grand chose sur l’œuvre.
La distribution est très homogène,  et tous les rôles sont tenus de manière très honorable. Citons notamment le Graumann de Martin Snell, le très bon Dr Vigelius de Stephen Owen, la mère de Teresa Erbe, l’excellent Stanislas de Barbeyrac qui donne une très belle preuve de talent dans l’air des fleuristes de Sorrente et le Comte émouvant et très juste de Geert Smits.  Seule Livia Budai dans la vieille a une voix qui fut mais qui n’est plus (que de problèmes de justesse).
Helena Juntunen, chante avec engagement et présente un personnage à la fois juvénile et mur, très émouvante, intense, investie. La voix n’est sans doute pas suffisamment large pour remplir toutes les exigences du rôle et elle a quelquefois du mal à monter à l’aigu (quelques notes pas très propres, quelques moments tendus), mais dans l’ensemble, elle tient la scène, même quand l’orchestre la couvre . Tout comme Will Hartmann, annoncé souffrant, qui ménage sa voix pour tenir la distance (il est cependant moins présent sur scène que sa partenaire). Timbre  agréable, voix bien posée, bien projetée (la salle n’est pas si grande), et diction impeccable, d’une clarté cristalline. On sentait que la voix n’était pas au mieux, sans pourtant que la prestation n’en souffrît trop.
Dans une salle aux dimensions moyennes comme celle de Strasbourg, l’orchestre, important, prend immédiatement un volume énorme, quelquefois les voix sont couvertes, mais pas souvent, et Marco Letonja, nouveau directeur du Philharmonique de Strasbourg a réussi à rendre à cette partition sa présence, son intensité, sa brillance. L’orchestre est remarquable de précision, tous les pupitres s’entendent (bravo aux harpes très sollicitées), chatoyance, couleur, contrastes, énergie, font de l’orchestre ce soir le véritable protagoniste, et s’il fallait découvrir cette musique, le spectateur est particulièrement chanceux d’avoir eu ce chef et cet orchestre pour l’y aider. Enfin, le chœur de l’Opéra du Rhin, dirigé par Michel Capperon est de très bon niveau, avec une note particulière pour les femmes, dont le second acte est tout à fait extraordinaire: car Schreker ne cesse de multiplier les plans musicaux, comme des images de cinéma, très dynamiques, faisant alternativement passer des phrases de premier au second plan, faisant surgir des moments surprenants (les tziganes) ou passant du chanté au parlé sans rupture.
Au total, il faut évidemment aller voir ce spectacle, création en France après 100 ans! Je ne sais même pas d’ailleurs si ce n’est pas aussi la première représentation scénique d’un opéra de Schreker. On manquerait quelque chose à ne pas découvrir cette musique, dont on ne peut qu’espérer une renaissance, telle un Phénix, tant elle recèle de surprises, de hardiesses, tant elle se laisse écouter, tant elle appelle le succès. A quand l’entrée de Schreker au répertoire de l’Opéra de Paris? Allez, deux heures vingt de TGV et tout parisien est à portée de train de Strasbourg: ce son lointain ne l’est pas tant.

Acte I © ONR Alain Kaiser

DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2012-2013: DER SCHATZGRÄBER de Franz SCHREKER le 23 septembre 2012 (Dir.Mus: Marc ALBRECHT Ms en scène Ivo van HOVE)

La pendaison, acte II ©Monika Rittershaus/DNO

C’est un début de saison “Schreker”, avec cette série de représentations de “Der Schatzgräber” à Amsterdam, et celles de “Der ferne Klang” dans quelques semaines à Strasbourg.

Franz Schreker en 1912

Franz Schreker, orignaire d’Autriche,  né en 1878, est l’un de ces compositeurs de la première moitié du XXème siècle, qui a rencontré tôt le succès (dont Der Ferne Klang, en 1912, qui l’a projeté au premier plan de la vie musicale européenne, ou Der Schatzgräber, en 1920,  plus de 350 représentations jusqu’à 1932 dans plus de cinquante théâtres en Europe), comparables à ceux d’un Richard Strauss, qui a occupé des postes enviables dans le monde de la musique (directeur du conservatoire de Vienne, puis de Berlin), fondateur de la très prestigieuse Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne et qui, à cause de ses origines juives (même si son père s’est converti au protestantisme), a été boycotté par les nazis, qui ont voulu effacer une œuvre qui commençait à devenir une référence dans le monde de la musique germanique. Schreker meurt en 1934, à  56 ans, et son œuvre avec lui ou quasi. Et tout ce répertoire de musique dite “dégénérée”  ne s’est pas relevé de cet autre holocauste, celui de l’art et de la musique que les nazis ont bannis.
Une fois de plus c’est à Amsterdam qu’il faut aller pour écouter ces œuvres rares, et superbes. La caractéristique d’Amsterdam est d’être un théâtre au répertoire riche et souvent original, dans des productions toujours au minimum très soignées, et une exécution musicale de haute qualité, avec distributions sans stars, mais toujours d’un très bon niveau. On ne perdra jamais son temps à aller voir un spectacle à Amsterdam.  J’y avais vu il y a cinq ans Die Gezeichneten, dirigés par Ingo Metzmacher, alors directeur musical d’Amsterdam, dans une production extraordinaire de Martin Kužej et ce fut la révélation d’une musique puissante, colorée, violente, qui emporte les salles.
C’est de nouveau à Amsterdam qu’il fallait aller en ce début septembre pour Der Schatzgräber, le chercheur (découvreur) de trésors, une œuvre qui eu un très gros succès à la création en 1920, l’un des plus gros succès de l’époque, et tombée dans l’oubli; il en existe un enregistrement chez Capriccio, téléchargeable en ligne, et on doit chercher comme une aiguille dans une botte de foin les productions de Der Schatzgräber proposées par les théâtres européens. C’était la dernière, en ce dimanche ensoleillé et le public malheureusement n’a pas répondu en masse, tous les côtés de la salle étaient vides.
Quelle erreur! quelle erreur! quelle erreur! et QUELLE MUSIQUE!!
Comme il est agréable de découvrir un univers, une œuvre, qui vous prend et vous accroche, dont la musique vous envahit, et qu’on a immédiatement envie de réentendre, d’approfondir, dont on a envie de jouir, et qui tombe sur vous comme une évidence.
C’est à la fois une musique où l’on reconnaît plein d’influences, Schönberg, Mahler, Wagner, mais aussi et c’est encore plus surprenant et plus évident, Puccini, le Puccini du Trittico: on se remet à penser l’idée de l’opéra de Lyon de rapprocher le Trittico de Puccini d’œuvres germaniques de la période (ceux qui prennent Puccini pour un vériste sirupeux en sont pour leur frais…)
C’est une musique riche, chaleureuse, chatoyante, d’une force rare, d’une énergie étonnante, et qui sait à certains moments s’adoucir jusqu’au sublime, la scène d’amour du troisième acte est littéralement bouleversante, la scène du banquet du quatrième acte d’une très grande puissance, sans parler de l’épilogue, qui distille une  émotion intense.
C’est enfin malgré les influences lisibles une musique qui a une forte personnalité, qui n’est pas une pâle copie de l’un ou de l’autre, mais où les références sont digérées, malaxées, colorées, de la couleur de ce compositeur étonnant, et étonnamment oublié: ce sont de grands plateaux, de grandes scènes qu’il lui faut, c’est un compositeur pour grand théâtre.
Et lorsque la musique vous porte, et que le metteur en scène, Ivo van Hove (encore lui, vous savez, celui du Misanthrope de la Schaubühne vu à Paris, et celui qui dans trois semaines, fait Macbeth de Verdi à Lyon) réussit un spectacle épuré , d’une simplicité presque glaçante quelquefois, d’une poésie profonde à d’autres, dans un espace presque unique avec des projections vidéos à la fois illustratives, mais aussi presque musicales tant leur rythme accompagne la musique, alors vous en sortez bouleversé. Quelle musique! oui! Et quel spectacle!
Il convient de dire deux mots de l’histoire et du livret, signé par le compositeur. C’est un conte triste et mélancolique.
La reine a perdu ses bijoux et avec eux sa beauté et sa fertilité. Le bouffon du roi connaît  un ménestrel errant, Elis, dont le luth magique lui indique tous les trésors cachés. Le roi promet au bouffon que l’on lui permettra de choisir une femme comme  récompense, si Elis peut trouver les bijoux.(Prologue)
Els, la fille de l’aubergiste, doit épouser un jeune noble brutal mais riche qu’elle méprise. Elle l’envoie donc chercher les bijoux de la reine en forêt et le fait assassiner par Albi, son serviteur. Le ménestrel Elis se présente à Els avec un collier qu’il a trouvé dans les bois. Els tombe amoureuse du  ménestrel, mais le cadavre du noble  est trouvé dans les bois; le bailli, qui désire Els, arrête Elis pour le meurtre.(Acte I)
Elis doit être pendu. Els cherche le conseil du bouffon, qui promet de l’aider. mais le messager du roi arrête l’exécution au dernier moment, pour qu’ Elis puisse  aller à la recherche des bijoux. Pour éviter d’être soupçonnée , Els ordonne àAlbi de voler à Elis le luth magique du ménestrel.(Acte II)

Manuela Uhl (Els), Raymond Very (Elis) Acte III, ©Monika Rittershaus/DNO

Pendant une nuit d’amour, Els se montre  à Elis recouverte de ces bijoux splendides. Elle les lui remet , à condition qu’il ne lui en demande jamais  la provenance et qu’il garde une totale confiance en elle.(Acte III)
Elis a rendu les bijoux à la reine. Pendant un banquet, le bailli intervient et annonce qu’Albi a avoué le meurtre. Els est dénoncé comme la commanditaire  du meurtre et le bailli exige de son exécution immédiate. Mais le bouffon rappelle au roi  sa promesse : il choisit Els comme épouse et la sauve ainsi de l’exécution.(Acte IV)
Epilogue:
Un an plus tard, Els se meurt. Seul le bouffon est resté avec elle. Il va chercher le ménestrel, qui chante pour Els  la plus belle de ses ballades . Elle meurt dans ses bras.
(Traduit de Wikipedia).
Sur le vaste plateau de l’opéra d’Amsterdam, très large (il avoisine la largeur du Grosses Festspielhaus de Salzbourg, Ivo van Hove et son décorateur Jan Versweyveld ont conçu un dispositif unique, deux murs écrans en angle percés au milieu par deux ouvertures de scène laissant s’insérer des décors qui changent d’acte en acte.

Manuela Uhl (Elis) Acte I ©Monika Rittershaus/DNO

Une salle de café avec d’un côté une banquette, de l’autre un comptoir (Acte I), une salle d’exécution à l’américaine avec d’un côté la potence dans une ambiance un peu clinique, de l’autre des gradins pour les spectateurs (Acte II), une chambre à coucher,  avec à gauche un lit, de l’autre une coiffeuse et une baie vitrée (Acte III), des espaces libres sur l’arrière scène pour l’acte IV (la cour), et la façade d’un chalet pour l’épilogue. l’ambiance renvoie au cinéma américain, petit peuple, petits chefs, forestiers, brefs, des gens rudes, où le roi et son bouffon pourraient personnifier tous de les fonctionnaires de pouvoir. Le livret est suivi scrupuleusement, avec sa violence, ses émotions, sans rien souligner, laissant se dérouler le récit, comme dans un film. Quelques scènes sont réglées admirablement, comme celle de l’exécution au deuxième acte où Van Hove s’intéresse particulièrement aux spectateurs de l’exécution assis sur les gradins, avec un magnifique travail sur les groupes, qu’on retrouve dans l’acte IV (le banquet à la cour) où apparaît une cour et un roi vieillis, avec cannes, béquilles , déambulateurs et fauteuils roulants, venus du fond à travers une brume, comme une apparition de nulle part, et vieillis sans doute par la disparition de bijoux, sortes de pommes d’or de Freia qui prémunissent du vieillissement. Magnifique aussi, et même bouleversant, tout le troisième acte, scène amour entre Els et Elis, très proche du deuxième acte de Tristan, où une magnifique vidéo ( de Tal Yarden) – un peu longue peut-être- d’un couple se découvrant mutuellement renforce l’émotion musicale et scénique sans redondance: un moment unique de retenue, de pure beauté, un moment de suspension qui tranche d’ailleurs avec la trivialité de cette histoire de bijoux volés et qui nous projette dans une ambiance “autre”, produite par toutes les vidéos d’ailleurs, forêt profonde, eau agitée d’un torrent, très jeune fille, projection de Els, qui se promène, saute de rocher en rocher le long de l’eau, sorte de vision d’un idéal d’innocence détruit dès le départ de l’histoire par le vol des bijoux et les péripéties du drame de Els. Et puis cette scène finale, dans un chalet bucolique au milieu de la forêt, où Els s’éloigne vers la projection de la jeune fille caressant un cheval, allant vers son paradis, laissant sur la terre et Elis, et le bouffon, et le luth  pendant désormais inutilement à la balustrade. Histoire d’amour forte et impossible, de cette Els d’abord “vendue” à un riche noble, puis au puissant bouffon, et qui ne croise vraiment son seul amour qu’une fois pour aimer et l’autre pour mourir.
Cette vision très épurée et aussi très distanciée, rencontre une musique luxuriante, débordante, et renforce l’émotion. Elle est dirigée avec brio, énergie, précision par le directeur musical de l’opéra, Marc Albrecht (dont le père Gerd Albrecht a enregistré justement l’œuvre chez Capriccio), suivi de manière très serrée par l’Orchestre Philharmonique des Pays Bas, excellent (cuivres!) à tous les pupitres . Rappelons ce cas bizarre de l’Opéra d’Amsterdam, qui a un chœur, un directeur musical, mais pas d’orchestre: dans la fosse alternent les grands orchestres du pays, dont le Concertgebouw, la plupart du temps une fois par an et certains directeurs musicaux disaient être des généraux sans armée (Ingo Metzmacher). Marc Albrecht est à l’aise dans ce répertoire de la première moitié du siècle, rappelons pour mémoire sa Frau ohne Schatten de Milan au printemps dernier et se révèle un grand chef d’opéra. Les interventions du chœur (Chef de chœur Alan Woodbridge, qui dirige aussi le chœur de l’Opéra de Lyon) sont puissantes, et fortes (deuxième et quatrième acte) le chœur de l’opéra d’Amsterdam étant l’un des plus engagés scéniquement en Europe.
Si tout cela est une très grande réussite, il faut reconnaître que du point de vue vocal, on n’a pas atteint le niveau requis pour une œuvre pareille, qui demanderait de très grands chanteurs, de type Vogt pour Elis et Fleming pour Els. Mais attirer des stars sur une oeuvre qu’ils ne rechanteront probablement pas est du domaine de la gageure. Si les rôles secondaires sont bien tenus, le roi de Tijl Faveyts le chancelier de Alisdair Eliott,  l’Albi de Gordon Gietz ou le bailli de Kay Stiefermann, les rôles principaux manquent de puissance, notamment l’Elis de Raymond Very, souvent couvert par l’orchestre ou disparaissant dans les ensembles, alors que son rôle est justement de chanter de manière magique, et la Els de Manuela Uhl, intense, mais sans appui ferme, sans graves, avec une voix jolie, mais pas toujours vraiment projetée. Même si tous les deux sont honorables,  ils n’arrivent pas vraiment à s’imposer vocalement.

Raymond Very (Elis) Manuela Uhl (Els) Graham Clark (Der Narr) @Monika Rittershaus/DNO

Ce n’est pas le cas du bouffon de Graham Clark, seul chanteur internationalement connu, qui dans cette mise en scène est un bouffon bien gris, fonctionnaire de pouvoir très retenu, qui impose sa voix encore puissante et claire et un timbre nasal qui convient bien au rôle  , dont on comprend tout les mots: quelle diction! (Ah! l’école anglo-saxonne…). Belle prestation, gros succès.
Mais malgré quelques  menues réserves, on sort marqué de ce spectacle , et désireux d’en entendre plus, d’en découvrir plus, et surtout avec des images et des moments qui restent vraiment imprimés en soi. Une fois de plus Amsterdam a tapé dans le mille, et montre un certain chemin, sans concession, ouvert, et surtout prodigieusement intelligent.

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Epilogue ©Monika Rittershaus/DNO