ABBADO DIRIGERA DAS LIED VON DER ERDE A BERLIN POUR LES 100 ANS DE LA MORT DE GUSTAV MAHLER

On s’en doutait, on avait vu la date bloquée mais c’était top secret: Claudio Abbado et le Philharmonique de Berlin marqueront le centième anniversaire de la mort de Gustav Mahler (18 mai 1911) par un concert unique et exceptionnel le 18 mai 2011 à la Philharmonie de Berlin. Le programme fait rêver: Adagio de la 10ème symphonie et surtout Das Lied von der Erde (le Chant de la Terre) avec Anne-Sofie von Otter et Jonas Kaufmann.
Le concert sera retransmis par ARTE le 18 mai à partir de 20h15 et fera l’objet d’un DVD.

LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques notes sur FIDELIO (Claudio Abbado) du 15 août 2010

 


 

Il est difficile d’aller au-delà de ce qui a été écrit sur la représentation du 12. Néanmoins, puisque ce blog rend compte  « au quotidien » de ma vie de mélomane passionné et passionnel, je me dois de vous dire les traces laissées par le concert d’aujourd’hui.


Ce soir l’orchestre m’est apparu aller encore plus loin dans la dynamique et l’énergie, tout en restant dans la première partie particulièrement lyrique. On se souviendra ce soir de l’attaque orchestrale du chœur des prisonniers, à peine murmurée, comme un souffle qui s’élève ; on ne cesse d’admirer une fois de plus les quatre contrebasses, décidément extraordinaires, quelle que soit la place qu’on occupe dans la salle ; on reste ébloui par les cordes, acrobatiques, au son tellement chaud, et rond. Ces musiciens sentent et savent ce que veut Claudio Abbado et le suivent aveuglément, dans une sorte d’entrain et de liberté, de joie de jouer qu’on ne voit nulle part ailleurs.

  
Du côté des chanteurs, de petites différences : Jonas Kaufmann, a montré des signes de fatigue dans la manière de tenir la note du « Gott » initial : il n’avait pas la sûreté et l’homogénéité montrée lors de la précédente soirée, il se tenait la gorge, et a été légèrement en-deçà des prestations précédentes (mais on est dans l’infinitésimal), en revanche Nina Stemme était plus à l’aise, plus détendue et la voix a littéralement explosé, ce qui a rendu la première partie incontestablement plus tendue. Christof Fischesser dans Rocco a été de nouveau remarquable de chaleur, d’humanité et de présence, Peter Mattei comme d’habitude extraordinaire, une manière de perfection, et Falk Struckmann a sans doute fait ce soir sa meilleure représentation des trois (j’y inclus la répétition générale).
Quant au chœur Arnold Schönberg, il a montré des qualités de clarté, de diction, de puissance extraordinaires, mais aussi de retenue et de maîtrise du volume à laisser pantois.


 

Comme on le voit, les différences sont infimes et le résultat de la soirée est un succès mémorable : vingt minutes d’un public réputé réservé debout hurlant son enthousiasme, des rappels à n’en plus finir et une pluie de fleurs et de pétales sur la scène, cadeau désormais traditionnel du Club des Abbadiani Itineranti.

 

Quelle que soit la soirée, et même si ceux qui comme moi ont vu la générale et les deux concerts, ont préféré l’explosion de la répétition générale, qui a été un indicible moment d’émotion, ce Fidelio fut un de ces moments stendhaliens« qu’il vaut la peine de vivre »  comme il y en a peu, et nous nous sommes vraiment sentis des « happy few ».

LUCERNE FESTIVAL 2010: FIDELIO, de L.v. BEETHOVEN, dirigé par Claudio ABBADO, avec Jonas KAUFMANN et Nina STEMME le 12 août 2010.

L’inauguration du Festival de Lucerne se déroule traditionnellement de la manière suivante: une première partie est consacrée aux discours des officiels (le président du Festival – Hubert Achermann -, toujours, le président de la Confédération Helvétique, quelquefois, le ministre de la culture, Didier Burkhalter, cette fois-ci et ces discours sont suivis d’une intervention d’un intellectuel sur la thématique de l’année.

Cette année, Nike Wagner, arrière petite fille de Richard Wagner, fille de Wieland Wagner, et concurrente malheureuse de ses cousines pour la direction du Festival de Bayreuth a prononcé l’intervention inaugurale sur le thème de l’année “Eros”, qu’elle soutient être le thème central de l’histoire de la musique: le titre Eros Center Music, en dit long. Cette intervention a été très brillante, l’une des plus brillantes depuis Peter Sloterdijk il y a quelques années, et montre que la famille Wagner a bien de la ressource (Nike Wagner est actuellement directrice artistique de “Pèlerinages, Kunstfest Weimar “, un festival pluridisciplinaire qui se déroule à Weimar entre août et septembre). Ce motto “Eros”, oriente le programme du festival dont deux des sommets seront Fidelio dirigé par Claudio Abbado avec le Lucerne Festival Orchestra et Tristan und Isolde, dirigé par Esa Pekka Salonen, avec le Philharmonia Orchestra, dans la version de Peter Sellars et Bill Viola, vue à Paris.(sans compter la présence de Pierre Boulez, de l’Orchestre de Cleveland, des Berliner Philharmoniker, des Wiener Philharmoniker, du Concertgebouw…cinq semaines à faire tourner les têtes!).

Fidelio a donc ouvert le Festival: c’est la deuxième fois que Claudio Abbado aborde l’oeuvre de Beethoven. La première fois, il l’a proposée dans une production du cinéaste Chris Kraus à Reggio Emilia, Modena, Ferrara, Madrid et  au Festspielhaus de Baden Baden, la distribution allait du très correct au passable (Alfred Dohmen, Anja Kampe, Clifton Forbis/Christian Franz, Julia Kleiter, Giorgio Surian, Diogenes Randes, Jörg Schneider). Cette année, ce Fidelio, probablement prévu au départ pour ouvrir la salle modulable de Lucerne (salle de théâtre musical projetée et espérée par l’intendant Michael Haefliger, dont la naissance est problématique), est présenté en version semi-concertante, et devrait être enregistré par DECCA, avec Nina Stemme et Jonas Kaufmann, deux grandes stars du chant d’aujourd’hui, mais aussi Falk Stuckmann, Rachel Harnisch, Christoph Stehl, Christoph Fischesser et Peter Mattei. La production précédente avait péché par des chanteurs qui n’étaient pas tous du niveau requis par la direction musicale. Florestan notamment avait posé de très nombreux problèmes.

D’emblée disons-le, rien de comparable à Lucerne. Nous avons assisté à un Fidelio musicalement prodigieux, un de ces moments magiques où tout s’emboite merveilleusement. Fidelio est une oeuvre très difficile à distribuer: en plusieurs décennies, je n’ai pratiquement jamais entendu de Fidelio où les deux protagonistes soient vraiment à la hauteur. J’ai le souvenir unique de Hildegard Behrens et de Jon Vickers, mémorables à Paris. Même Waltraud Meier a toujours eu des difficultés dans Leonore.
On peut avoir l’un des deux, Léonore ou Florestan, rarement les deux et comme je l’ai dit, le dernier Fidelio d’Abbado péchait par son Florestan (Kaufmann était prévu à Madrid mais fut empêché par un problème de santé). Comme souvent avec Abbado, l’interprétation évolue et le Fidelio entendu ici n’a rien à voir avec celui d’il y a deux ans. Abbado emporte l’orchestre dans une dynamique tourbillonnante et à dire vrai stupéfiante. L’orchestre ne joue pas, il parle, il participe à l’action. Abbado sait impliquer les musiciens, il sait les faire chanter. On est encore sous le coup des cordes, si légères qu’elles sont à peine audibles des diminuendos de rêve, de ce son qui semble être celui d’un continuo et non d’un orchestre (les contrebasses emmenées par Alois Posch, ex-Wiener Philharmoniker sont à ce titre hallucinantes de poésie, de justesse, de fermeté, notamment au début du second acte), les vents sont éblouissants,  tout comme la trompette infaillible de Reinhold Friedrich, toute cette perfection produit un son qu’on dirait “mozartien” (on pense souvent à la Flûte enchantée) où c’est l’émotion qui domine et non la monumentalité, notamment pendant tout le premier acte, même si le rythme auquel Abbado emmène les musiciens sait aussi être agressif. Bien sûr c’est la seconde partie qui frappe le plus , avec son prélude – déjà noté il y a deux ans -, qui étreint le coeur et prépare si bien au monologue de Florestan. Mais déjà le final de la première partie, avec son choeur des prisonniers murmuré (magnifique, somptueux, mémorable Arnold Schönberg Chor), nous avait secoués. Oui, du grand art, bouleversant, époustouflant, nous projetant d’emblée au paradis du mélomane.La version est semi-concertante, mise en espace par une jeune metteur en scène, Tatjana Gürbarca, le décor, fait de redingotes grises de prisonniers, est de Stefan Heyne, et les lumières de Reinhard Traub. Disons le, cela n’ajoute rien à l’ensemble: on aurait aisément pu en faire l’économie: le sol est parsemé de bougies, la scène est surmontée d’un immense globe lumineux sur lequel se projette soit la terre, soit un oeil (Dieu?) ou une chandelle, globe inspiré d’une installation gigantesque de Olafur Eliasson à la Tate Modern de Londres.

 

 


La distribution, sans doute prévue pour l’enregistrement, est vraiment ce qu’on peut appeler une distribution de rêve, où même ceux pour qui on nourrissait des doutes (Falk Struckmann par exemple, si décevant à Orange) sont vraiment remarquables.
Le Rocco de Christoph Fischesser est sans reproche, la voix est ronde, bien posée, sans être exceptionnelle, mais cet artiste fait preuve d’une grande qualité de diction, et possède une indéniable présence. Rachel Harnisch n’est pas une chanteuse qui m’enthousiasme, même si cette fois-ci elle était plus engagée que d’habitude, et la voix est claire, l’aigu plus facile. Une très bonne prestation. Christoph Strehl (le Tamino de la Flûte enchantée d’Abbado), un peu fatigué pendant les répétitions est apparu un peu terne en Jaquino. Le Ministre (Don Fernando) de grand luxe de Peter Mattei était magnifique de noblesse, la voix est homogène, chaude, puissante. une fois de plus, cet artiste se montre à la hauteur (et même plus: son Fernando est exceptionnel). On l’attend dans d’autres grands rôles (sa prestation dans “de la Maison des morts” à la Scala reste dans les mémoires).
Falk Struckmann trouve dans Pizzaro un rôle qui correspond à l’état actuel de la voix. C’est un rôle essentiellement en force, qui n’exige pas une ductilité qu’il n’a plus, mais qui exige puissance et intelligence du texte qu’il possède au-delà de toute éloge: il est donc dans ce rôle-là  remarquable de présence et l’interprétation est vraiment d’une grande intelligence.
Il est tellement difficile de trouver une grande Léonore et un grand Florestan que l’on est ravi de trouver deux artistes à la hauteur des exigences et de la magnificence de l’orchestre. Nina Stemme a à la fois les aigus et les suraigus, elle domine à la fois le début de “Abscheulicher…”, et les acrobaties finales, elle a l’héroisme voulu et la rondeur lyrique quand il le faut, il lui manque un peu d’aura scénique et c’est dommage. Mais la présence vocale est formidable. Une immense prestation, mais pas autant que celle de Jonas Kaufmann, qui réussit là encore mieux qu’à Paris un Florestan de rêve et de légende. On reste frappé par la manière dont la note est tenue dans le “Gott…” initial, d’abord à peine murmurée, qui s’élargit peu à peu dans une homogénéité telle que la voix semble monter et s’étendre sans aucun effort, avec un timbre d’une telle pureté, tellement juvénile qu’il laisse rêveur,-même Windgassen ne fait pas aussi bien!- sans parler du crescendo final de l’air auxquels tant de ténors se sont heurtés (je me souviens de Jerusalem à Paris avec Barenboim il ya longtemps!). Tout le reste est éblouissant, éblouissant de clarté (on entend toutes les paroles), de technique, de maîtrise de la voix, et en plus tellement lyrique, tellement “humain” et en même temps tellement vrai dans l’interprétation. Le rôle qu’on sait redoutable semble facilement dominé, avec une simplicité et une facilité qui étonnent puis enchantent. C’est bluffant: cet artiste semble pouvoir tout chanter, et toujours avec justesse et intelligence.Le résultat c’est un miracle, dont la répétition générale avait déjà donné un aperçu extraordinaire (rarement un tel triomphe à une générale) avec un premier acte peut-être encore plus dynamique, mais à ce niveau peut-on encore faire une différence? Claudio Abbado, fatigué comme on le sait après les concerts de Berlin, s’est repris, il est détendu, souriant, extraordinairement dynamique. Diable d’homme! Il ne reste plus au mélomane en quête de paradis qu’à revenir dimanche 15 août,et vous tentez le coup si vous n’êtes pas très loin. On trouve souvent des places au dernier moment. Ou écoutez la radio suisse (DRS2) qui transmet le 15 (dimanche et non samedi comme je l’ai écrit précédemment de manière erronée) à 21h ce Fidelio bouleversant. Quand je vous disais qu’il faut aller à Lucerne!

index.1281515103.jpgOlafur Eliasson – The weather project 2003(Photo: Jens Ziehe)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Quelques échos de LOHENGRIN (Andris NELSONS – Hans NEUENFELS)

 

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Je n’ai pas vu ce Lohengrin, mais j’en ai beaucoup entendu parler et  j’en ai suivi la retransmission radio. Aussi, sans avoir l’intention de commenter, je voudrais transmettre quelques informations sur ce spectacle qui remporte un gros succès au Festival, parce qu’il y a Neuenfels, et parce que c’est la nouvelle production de l’année. 

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Photo Site  Komische Oper

Hans Neuenfels est peu connu du public français, beaucoup moins que Peter Stein, Thomas Ostermeier ou Christoph Marthaler. Il est pourtant l’un des metteurs en scène les plus connus en Allemagne, pour ses approches très radicales, c’est même un de ceux qui font peur. Il arrive à Bayreuth à la fin d’une carrière très riche de metteur en scène et d’auteur. J’ai vu de lui Cosi fan Tutte à Salzbourg en 2000, mais pas la Chauve Souris en 2001 qui a déchaîné les passions. Cosi fan tutte était vu comme une expérience d’entomologiste de Don Alfonso et se déroulait sur une sorte de boite à insectes naturalisés, comme si Don Alfonso allait observer les réactions des amants comme autant d’observations des insectes. Les amants étaient tous vêtus de la même tenue blanche et en principe impossible à distinguer. Cela m’avait paru une vision intelligente et neuve, sans être un travail qui avait marqué ma vie, bien que je m’en souvienne encore car c’était Abbado qui devait diriger, et celui-ci avait renoncé, puis la même année avait été frappé par la maladie, la direction musicale avait été assurée par Lothar Zagrosek.

Approche aussi expérimentale dans ce Lohengrin : la question posée (ainsi le dit-il dans une interview pour le mensuel Opernglas) est celle de la confiance demandée sans conditions dans un monde toujours plus informé, qui analyse, qui pose des questions, mais qui est de plus en plus indifférent et reste le même. « Dans un monde où rien ne se passe, où rien de neuf n’arrive, aucune utopie, que quelqu’un doive donner sa confiance sans conditions, sans questions à poser, voilà une thèse magnifique ! ». La mise en scène propose donc Lohengrin comme expérience à vivre dans un monde sans identité : le chœur est vu comme un ensemble de rats de laboratoire, qui assistent à l’expérience des seuls personnages qui vivent vraiment, les quatre protagonistes et le roi, personnage presque shakespearien (l’excellent Georg Zeppenfeld, sorte de Roi Lear dérisoire).

loh3.1281089115.jpg Photo Reuters (Site du Spiegel)

L’expérience échoue, car Elsa n’aime pas, et sans amour pas de question sans réponse, pas de confiance sans condition.
Voilà grosso modo le concept de ce travail qui je l’avoue excite ma curiosité, tant il a partagé la presse, comme toujours dans les mises en scène de Neuenfels qui ne laissent personne indifférent.

Du point de vue musical, ce que j’ai entendu à la radio m’est apparu de grande qualité.
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Photo DPA (Site du Spiegel)

Andris Nelsons jeune chef letton de 32 ans, directeur musical du City of Birmingham Symphony Orchestra, l’un des meilleurs représentants de la jeune génération, élève de Mariss Jansons, a assumé la direction musicale de ce Lohengrin. Son approche, surprenante par sa lenteur, séduit (au moins à la radio) par un vrai travail sur la pâte orchestrale, par un son plein, charnu, et un très grand sens du phrasé. Un Lohengrin inhabituel, mais très séduisant, voilà ce que je me suis dit en l’écoutant.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Des chanteurs, je peux seulement dire que Lucio Gallo (premier chanteur italien invité dans un grand rôle à Bayreuth depuis des années)  ayant renoncé début Juillet, il est remplacé dans Telramund par Hans-Joachim Ketelsen, un baryton de qualité, sans être exceptionnel.  Evelyne Herlitzius est une Ortrud comme toujours très engagée, mais le chant n’est pas toujours contrôlé, les sons, notamment les plus gutturaux, sont quelquefois assez vilains.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Annette Dasch semblait être tendue lors de la retransmission de la première, elle l’a dit d’ailleurs et le vibrato au premier acte était fort accentué. Gageons que cela ira mieux dans les représentations suivantes.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Reste Jonas Kaufmann (qui ne sera pas dans la distribution l’an prochain, hélas) avec son chant à la technique de fer, aux mezze voci de rêve, aux aigus triomphants, qui semble dessiner un Lohengrin un peu plus sombre, mélancolique, moins lumineux que d’habitude, mais tout aussi passionnant.

Voilà des considérations initiales, qui sont marquées par la frustration de ne pas avoir pu assister au moins à la seconde représentation (deux billets rendus pour une cinquantaine de demandes), mais ce sont des frustrations hélas habituelles à Bayreuth.

Sur TOSCA transmise sur ARTE du NATIONALTHEATER DE MUNICH (10 juillet 2010) (Kaufmann, Mattila, Bondy)

tedeum.1278839851.jpgLa Tosca transmise hier du Nationaltheater de Munich a commencé sa carrière à New York, passe par Munich, et on la verra l’an prochain à la Scala (toujours avec Kaufmann, mais sans Mattila ni Uusitalo). Luc Bondy est toujours une grande référence scénique, et la distribution valait le détour: Karita Mattila reste une des grandes chanteuses de ce temps, Kaufmann est Kaufmann, et Uusitalo a fait de Wotan et Scarpia ses rôles fétiches. Il est difficile de rendre compte d’un spectacle à la télévision. Quelques impressions quand même: Luc Bondy a lu dans le livret ce que déjà dans les années 1980 notait Jean-Claude Auvray pour sa mise en scène à l’Opéra de Paris (Behrens, Pavarotti, et je crois Wixell..je vérifierai), à savoir que le désir traverse tout le livret, qui insiste fortement sur la violence du désir dans les relations du couple Mario-Tosca, sur le désir animal de Scarpia, sur le désir violent qui réveille Mario à la veille de la mort  dans “E’ lucevan’ les stelle” au troisième acte. C’est cette violence du désir, qui traverse toute l’oeuvre, que Bondy met en scène: d’où la première scène dans l’église, pleine des frustrations du couple qui se cherche, qui se touche, mais qui vu le lieu (pour Tosca), et vu les circonstances (Angelotti pour Mario), ne peut aller jusqu’au bout de ses désirs, d’où des positions hardies, des enlacements violents et évidemment peu élégants (la longue robe de Tosca empêche bien des initiatives): ce désir, on le lit aussi, bien plus que dans d’autres mises en scène, dans la manière dont Mario considère l’Attavanti (notamment ses habits, laissés à Angelotti par précaution) et l’évidente envie que ces traces réveillent en lui, mais on voit aussi dans la manière aussi dont il est distrait par la situation (il regarde vers la chapelle sans cesse, ce que Kaufmann explique dans une interview disant l’importance qu’il attache à l’amitié virile pour Angelotti et la gêne que lui procure l’attitude de Tosca) qu’il sait garder une distance, ce que Tosca ne sait pas. C’est le désir plus animal qui guide Scarpia,

scarpia.1278839836.jpghabillé dans une redingote en lézard au premier acte (avec des gants rouges…) et entouré de prostituées,

scarpia2.1278840506.jpgqui accompagnent son repas au lever de rideau de l’acte II, dont le décor est centré sur les langoureux divans rouges où s’allongeront tour à tour Scarpia et Tosca. La mise en scène ne manque pas de crudité, et débarrasse l’oeuvre de ses aspects les plus traditionnels: Tosca ne met ni cierge ni crucifix sur le corps de Scarpia, au contraire, elle s’acharne sur lui avec une violence inouïe, elle ne se jette pas dans le vide du haut du château Saint Ange, mais disparaît dans une tour de guet, en repoussant violemment ses poursuivants à la manière de nos feuilletons policiers américains,  et le château lui même semble un port avec de l’eau qui entre au bord de la forteresse acteiii.1278839821.jpg(c’est presque un décor pour un acte III de Tristan). Bondy a voulu à l’évidence faire revenir les choses “à fleur de peau”, en réveillant les instincts plutôt que les sentiments, dans un décor monumental et glacial de Richard Peduzzi (grands murs de briques) et de beaux costumes de Milena Canonero. Tosca, opéra d’instinct et de violence. Après tout ce n’est pas faux, et la mise en scène ne m’est pas apparue un contresens, loin de là.

La partie musicale au moins au niveau du chant, reste de haut niveau:

kaufmann.1278841824.jpgJonas Kaufmann, dont je ne pense pas qu’il soit ni un Rodolfo ni un Alfredo, est un Mario de très grande facture, avec sa technique, son sens des nuances, sa manière de moduler la voix, notamment dans les pianissimi, ses aigus sûrs et puissants: oui c’est une prestation une fois de plus exceptionnelle, où le raffinement du chant fait du personnage un être plus distancié et moins volcanique que Tosca, même dans “E’ lucevan les stelle”, il apparaît un peu en retrait malgré le désir qui devrait traverser son corps – quand on entend ce qu’il chante.

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La Tosca de Karita Mattila est victime des gros plans de la télévision: cette femme magnifique, d’une blondeur tout droit venue de Finlande cadre mal avec la beauté brune qu’on veut montrer ici, elle est un peu fagotée, un peu ridicule, un peu vulgaire même. De plus la confrontation avec Kaufmann rend le couple déséquilibré en âge: c’est la femme mûre qui est amoureuse d’un homme bien plus jeune. Tout cela gêne. Le chant reste très contrôlé, bouleversant à certains moments (acte II), Mattila est une très grande chanteuse, elle n’est cependant pas toujours émouvante.  Juha Uusitalo a été je crois hué à Munich, je trouve cela bien injuste à ce que j’ai entendu. Le personnage est vraiment bien campé, le chant lui aussi très dominé, avec une froideur calculée et une violence rentrée que l’on ne cesse de percevoir. Au total,  cette distribution germano-finlandaise n’a peut-être pas “l’italianità” qu’on aurait  pu souhaiter, et ce chant est tout contrôle et domination, mais il reste qu’on est dans un travail de très haut niveau.
L’italianità pouvait venir de Fabio Luisi, au pupitre, très contesté par le public. Fabio Luisi l’italien, tout comme Bertrand de Billy le français, n’est pas prophète en son pays. Ces deux chefs dirigent partout sauf chez eux. Affaire de choix, mais aussi de réseaux sans doute. Luisi est un chef de bonne facture, qui sait tenir un orchestre, mais qui n’est cependant pas un grand inventeur (tout comme de Billy…), peut-être aurait-il fallu pour cette Tosca plus d’idées nouvelles, qui collent à la vision sulfureuse de Bondy. Quand un directeur donnera-t-il une Tosca à Ingo Metzmacher?…

Il faudrait bien sûr être dans la salle pour mieux juger: ce fut un beau moment de chant et de théâtre, un grand moment? pas vraiment…mais on ne peut tout avoir à la fois.

Toutes les photos sont prises sur le site du Nationaltheater (dans la Galerie sur Tosca)

PHILHARMONIE BERLIN 2009-2010: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE BERLIN (Berlin 14,15, 16 MAI 2010)

Le rendez-vous est désormais une institution, au coeur du mois de mai, chaque année, Claudio Abbado retrouve son ancien orchestre et dirige à la Philharmonie de Berlin son concert annuel. Déjà le programme de l’an prochain est paru (Berg, Mozart, Liszt, Mahler, avec Maurizio Pollini et Anna Prohaska)  quand le concert de cette année n’est pas encore passé. C’est un moment toujours fort à Berlin, tant le chef italien est aimé, tant il a laissé une trace durable. Et tous les grands pupitres sont là: Faust, Mayer, Pahud, Fuchs, Damiani et les autres. Le rendez vous de mai est un moment qu’on ne manque pas. Les programmes des concerts deviennent ces dernières années des constructions plus complexes qu’une symphonie ou un concerto. Claudio Abbado fait ce qui lui plaît, et tout le monde le laisse faire: cette année, trois Lieder de Schubert,  un extrait des Gurrelieder de Schönberg (le fameux “Lied der Waldtaube”) et enfin la cantate  “Rinaldo”,  avec Jonas Kaufmann, qui n’est pas une des oeuvres les plus connues de Johannes Brahms.
160520102106.1274220345.jpgClaudio Abbado a toujours affirmé que les concerts qu’il dirigerait à Berlin porteraient sur des projets particuliers, terminer les symphonies de Mahler non dirigées, ou bien exécuter dans des conditions optimales le Manfred de Schumann ou le Te Deum de Berlioz (non exécuté à la Philharmonie, à la suite d’un incendie malencontreux, mais à la Waldbühne devant 20000 personnes) ou bien ce Rinaldo, absent des programmes du Philharmonique de Berlin depuis plus de cinquante ans. L’an prochain, le projet tournera autour de la Lulu Suite (on sait qu’Abbado a le projet de diriger Lulu) et de l’adagio de la Xème de Mahler.
Le problème consiste ensuite à bâtir un programme autour, et celui proposé m’apparaît un peu composite, même si l’on peut dire qu’il propose trois oeuvres de poésie mises en orchestre (les Schubert sont orchestrés par Max Reger et par Berlioz): Goethe s’y taille d’ailleurs la part du lion (Deux Lieder de Schubert, et tout le texte de Rinaldo), qu’Abbado aime tisser des liens entre les oeuvres et que musicalement, le rythme du Rinaldo de Brahms renvoie certains échos du schubertien Fierrabras que les abbadiens connaissent bien- mais aussi de Fidelio-, et que les thématiques sont globalement centrées autour des filets tissés par l’amour. Toutes les pièces ont déjà fait l’objet de concerts ou de mémorables enregistrements d’Abbado (les Schubert à la cité de la musique de Paris, en 2002, lors d’un concert magnifique où Abbado dirigeait le Chamber Orchestra of Europe, Anne Sofie von Otter et Thomas Quasthoff, un disque exceptionnel en est résulté.).
On est donc assez frustré lorsqu’on entend seulement trois Lieder de Schubert ou un mince extrait (la fin de la première partie) des Gurrelieder de Schönberg, une oeuvre qu’Abbado a dirigée pour la dernière fois à Salzbourg en 1996 lors d’une tournée d’été du Gustav Mahler Jugendorchester (avec notamment Hans Hotter…) dans une Felsenreitschule totalement subjuguée et bouleversée. On est d’autant plus frustré devant la perfection de l’exécution orchestrale, qui laisse sans voix. Dans les lieder de Schubert,  Nacht und Träume est un des sommets de la soirée: l’orchestre murmure et plante immédiatement l’ambiance nocturne, le recueillement, l’émotion. Ah!Si la voix de Christianne Stotijn avait été au rendez-vous! On la perçoit, lointaine, dans la pourtant très favorable acoustique de la Philharmonie, un timbre quelconque, une interprétation sans éclat, des problèmes techniques de justesse, de projection (la voix est trop en arrière). C’est plat dans Schubert, il y a un peu plus relief dans Schönberg, mais on retiendra plus la fulgurance de l’intermède orchestral, bouleversante leçon de musique, que ce Lied der Waldtaube, sans âme, exécuté par la mezzosoprano hollandaise. A la deuxième audition (concert du 16 mai) et à une autre place, ce n’est pas mieux, et décidément cette voix ne séduit pas, même si certains de mes amis, placés à 10m de la soliste, l’entendaient mieux sans vraiment eux non plus être séduits.
Mais tout le monde attend la seconde partie.

140520101971.1274220403.jpgL’attraction de la soirée est donc ce rarissime Rinaldo, défendu par les Berlinois et Abbado, et aussi par le double choeur d’hommes de la radio de Berlin et de la radio bavaroise, ainsi que, last but not least, par le ténor Jonas Kaufmann. Cette cantate pour ténor et voix d’hommes fut commencée en 1863 pour un concours de pièce chorales à Aix la Chapelle. Brahms la termina (par le choeur final “Auf dem Meere”) en 1868. Le texte choisi est celui de Goethe, qui s’appuie sur la “Jerusalem délivrée” du Tasse pour concentrer en 40 minutes l’histoire de Rinaldo, pris dans les filets d’Armide, qui n’arrive pas à s’en libérer, tandis que ses compagnons les chevaliers (le choeur d’hommes) cherchent à le convaincre de les rejoindre et de quitter la magicienne, rôle muet de cet opéra en réduction. L’intérêt réside évidemment dans cette esquisse d’opéra que Brahms, on le sait, n’écrira jamais, et peut-être a-t-il eu raison…La première impression à l’audition est un certain ennui, malgré l’excellence de l’interprétation et des interprètes: Jonas Kaufmann, avec la voix merveilleuse qu’on lui connaît, reste en retrait, plus préoccupé par la partition dans laquelle il est plongé que par le souci de proposer un vrai personnage, mais la précision et la technique sont là: il est vrai qu’il n’aura sans doute pas l’occasion de le retrouver de si tôt. L’orchestre (Faust et Mayer, malades, sont absents, mais le premier violon est le nouveau venu, et remarquable violoniste japonais Daishin Kasdhimoto) est comme toujours complètement engagé et fait vibrer cette musique énergique, qui est plus un mélange de Schubert, Beethoven ou même Schumann par certains accents qu’une grande trouvaille mélodique du Brahms des symphonies, dont on entend tout de même fortement certains (futurs) accents. Grand vainqueur de la soirée: les choeurs d’hommes de la Radio de Berlinet de la Radio bavaroise, absolument exceptionnels d’engagement, de précision, de couleur, d’énergie: miraculeux. Au total, le 14 mai on se dit que si l’exécution est exemplaire, l’oeuvre ne justifiait peut-être pas le voyage et nombre de mes amis rendent leur  billet pour les concerts suivants (beaucoup de mélomanes berlinois, fous d’Abbado, réservent habituellement pour les trois concerts) . Ils ont tort de céder à l’humeur du moment… car si le 15 (soirée à laquelle je n’ai pas assisté) semble aux dires de tous à peu près de la même eau, le 16 tout explose. Certes, la première partie est toujours aussi plombée par la voix de la mezzosoprano, dont on se demande vraiment pourquoi elle est si réclamée (son nom est fréquent sur les affiches des concerts), mais la deuxième partie s’envole, et emporte dans son tourbillon le public qui finira délirant. Kaufmann est plus sûr, même si encore un peu “neutre”, le choeur est toujours superbe, mais avec  une énergie encore plus vitale, qui tient en haleine le public. La seconde audition se laisse écouter avec plaisir, puis avec émotion:  Abbado danse sur le podium, emporté par ses musiciens, et c’est vraiment un moment d’une beauté étourdissante qui nous est là donné, tant l’engagement de tous est marqué. Bref, ce petit plus qui fait passer la soirée à un niveau d’intensité rare, au stade du Moment musical. Diable d’homme!Il nous étonnera toujours. Morale de l’histoire, ne jamais abandonner le navire Abbado au milieu du gué, il réussit toujours à nous bluffer, à nous emporter, à nous séduire,et à nous bouleverser.140520101977.1274220430.jpg

Je vous renvoie à l’enregistrement video sur le site du Philharmonique de Berlin , j’ai donné dans les “news” du blog l’adresse électronique.

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: MARISS JANSONS dirige le Requiem de VERDI (avec le Philharmonique de Berlin et entre autres Jonas KAUFMANN) (2 avril 2010)

A priori on ne l’attend pas dans Verdi, et pourtant, ce soir, en ouverture de la seconde série de concerts du Festival de Pâques de Salzbourg, son interprétation de la Messa di Requiem a électrisé la salle: une fois de plus Mariss Jansons montre ce qu’il est, un très grand chef, un immense musicien, un novateur. Une fois de plus se vérifie aussi qu’avec certains chefs, les berlinois se surpassent et jouent sur une autre planète.
Le Festival de Pâques est un rituel presque immuable: deux séries de quatre soirées, un opéra, un  grand concert choral ou deux, un concert orchestral ou deux. Cette année, Götterdämmerung (en coproduction avec Aix en Provence), deux grands concerts choraux (Requiem de Verdi et Passion selon Saint Mathieu de Bach), un concert orchestral (Ligeti, Berlioz). Le Festival, créé par Herbert von Karajan en 1967 pour l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’accueille que les Berlinois qui sont en résidence à Salzbourg pendant les deux semaines que durent les deux séries. Du temps d’Abbado il y a eu quelques concerts supplémentaires du Gustav Mahler Jugendorchester. Karajan, Solti, Abbado en ont assuré la direction artistique et maintenant c’est le tour de Sir Simon Rattle, en tant que directeur artistique de Berlin. Et à dire vrai, le Festival sort d’une période très chaude, où il a failli quitter les rives de la Salzach pour s’installer à Baden-Baden: mais la crise est derrière, et on peut penser désormais “avenir”.
Traditionnellement un autre chef est aussi invité c’est cette année Mariss Jansons qui entretient avec le Philharmonique de Berlin une relation très forte .
020420101927.1270248560.jpgL’approche de Mariss Jansons et la manière dont il exerce un contrôle serré sur l’ensemble rappelle la Symphonie n°2 de Mahler entendue à Londres et évoquée sur ce Blog. On peut concevoir le Requiem de Verdi comme une sorte de grand opéra, mettant en valeur les solistes, travaillant sur les effets d’espace, les effets vocaux, la mélodie et l’harmonie plutôt que la structure et l’architecture, on peut  trouver des interprétations explosives, extensives, larges, épiques qui sont en somme des catharsis du spectaculaire.
Rien de tout cela ici.
Mariss Jansons change totalement le point de vue et nous propose  une interprétation non pas “explosive” mais bien plutôt “implosive”. Rarement il nous été donné d’entendre une interprétation aussi concentrée, aussi intériorisée, tout en restant vibrante et même par moments bouleversante. Un Requiem concentré, dans un tel mouvement centripète qu’il semble se construire un trou noir musical, plus qu’une étoile en expansion. Il s’agit de nous montrer un tout musical, complexe, en permanente interaction mais où personne ne surnage, choeur, solistes, orchestre. C’est une démonstration de modestie musicale où tous jouent ensemble, en écoutant l’autre, en se fondant dans la vague  sans chercher aucun effet. Il en résulte une ouverture intense et totale vers la spiritualité, et non plus vers ce qui serait du spectacle, une tension inouïe, un bouleversement intérieur qui prend l’auditeur dès les premières mesures, murmurées. L’entrée de Jonas Kaufmann dans le Kyrie est à ce titre proprement anthologique. Tout le Dies Irae est un moment miraculeux, d’ailleurs il serait difficile de trouver dans l’ensemble un moment de faiblesse.
Mariss Jansons dirige de manière très serrée, on le sent à la manière dont les chanteurs disent le texte, travaillent les inflexions, et à la manière dont Jansons les guide et les suit. Dans une telle construction, il faut d’abord saluer le travail du Choeur de la Radio Bavaroise et de son chef Peter Dijkstra absolument extraordinaire, qui tant du point de vue du volume, que de la diction, que de la justesse et même du raffinement, ne mérite que des éloges. Jamais trop fort, jamais envahissant, toujours impressionnant.
L’orchestre philharmonique de Berlin est à son meilleur, chaque pupitre est clairement entendu, les cordes ont une souplesse, une légèreté, un engagement impressionnants, jamais non plus on n’ avait entendu avec une telle clarté les bois, et notamment les bassons, stupéfiants. Tous participent d’une construction globale à laquelle l’équipe de solistes contribue de manière vraiment rare. Aucune voix ne domine, chacune est à sa place dans ce concept d’hyperconcentration. Stephen Milling est on le sait une basse très demandée en ce moment: jamais le chanteur danois ne donne de volume (il pourrait être très sonore dans le “mors stupebit…”, il est tout intériorité), Marina Prudenskaja est un mezzo irréprochable, à la personnalité cependant plus en retrait. Bien sûr, on pense immédiatement aux merveilles que pourrait nous réserver dans ce contexte une Anja Harteros, mais la soprano Krassimira Stoyanova ne dépare pas loin de là, la voix est très contrôlée, le lyrisme est réel, les aigus (quelquefois un peu limites certes)  se déploient et le “libera me”final, très difficile, est particulièrement précis et dominé. Certes, dans un contexte plus spectaculaire, la voix pourrait avoir quelques difficultés mais elle est impeccable dans le contexte général. Quant à Jonas Kaufmann, s’il n’a pas la couleur solaire des voix plus méditerranéennes, il a ce que seulement de rares ténors possèdent, à savoir un contrôle permanent sur la voix, une technique de fer, qui lui permet à la fois de faire entendre son aigu, mais aussi de chanter piano, et même pianissimo, de murmurer, et d’être entendu. Dans le contexte voulu par Jansons, et même si certains amis italiens l’ont trouvé moins émouvant dans son “ingemisco”, il possède ce contrôle sur soi et cette couleur qui  rendent absolument extraordinaire la prestation, il a été une fois de plus stupéfiant, et tellement, oui tellement juste. Son attaque du Kyrie m’a tiré les larmes.

020420101928.1270248536.jpgOn peut ne pas partager le point de vue adopté par Jansons, et son approche très particulière qui va très loin dans  le resserrement musical mais la tension sur le public à été telle que bien vite, on est passé de l’implosion musicale à la standing ovation explosive. Mariss Jansons appartient à cette race de chefs qui innovent, qui modifient les points de vue, qui peuvent aussi déranger, à cette race de musiciens qui immédiatement ont prise sur l’orchestre et savent donner une couleur, un son personnel à ce qu’ils interprètent, c’était clair ce soir dès des toutes premières mesures.
Voilà un Requiem de Verdi sans un seul italien sur scène (quelques uns dans l’orchestre…) puisque le chef est letton (marqué par la culture musicale russe), les solistes bulgare, russe, danois, allemand, la musique est vraiment notre bien commun qui transcende les identités, et qui en ce Vendredi Saint a vraiment fait communion spirituelle: il y avait du religieux ce soir à Salzbourg.

Le Requiem de Verdi dirigé par Mariss Jansons, peut être regardé en ligne sur le site de l’orchestre philharmonique de Berlin, enregistré le samedi 13 mars (mais sans Jonas Kaufmann) URL: http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/

OPERA DE NATIONAL DE PARIS 2009-2010: WERTHER de Massenet à l’OPERA BASTILLE avec Jonas Kaufmann (4 février 2010)

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© Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

C’est curieux, mais c’est ainsi. Werther n’a fait son entrée au répertoire de l’Opéra qu’en 1984, dans une production de Pierluigi Samaritani, avec en alternance, Alfredo Kraus et Neil Shicoff, Lucia Valentini-Terrani et Tatiana Troyanos, sous la direction magnifique de Georges Prêtre (Werther a été en revanche un des piliers du répertoire de l’Opéra Comique). Après 25 ans d’absence, coup sur coup deux productions différentes, écrins pour ténors vedettes, l’an dernier Jürgen Rose et Rolando Villazon (avec la grande Susan Graham), cette année Benoît Jacquot et Jonas Kaufmann (avec la jeune et déjà grande Sophie Koch).
On a beaucoup glosé dans la presse sur ces deux Werther coup sur coup. Après la représentation d’hier, on peut dire sans hésiter que Nicolas Joel a vu juste: on a assisté tout simplement une performance exceptionnelle, alimentée par une distribution sans failles, un orchestre merveilleusement dirigé (Michel Plasson), et une belle mise en scène parfaitement en phase avec l’oeuvre (Benoît Jacquot).
paris-werther-villazon.1265479096.jpgRolando Villazon et Susan Graham
(Photo Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)

L’an dernier, Gérard Mortier avait loué une production de Munich de Jürgen Rose, qui centrait le propos autour de l’univers mental de Werther, en mettant en perspective toute l’intrigue. Susan Graham campait une Charlotte très maternelle et vocalement impressionnante, Ludovic Tézier alternait avec Villazon dans la version pour baryton de l’opéra de Massenet, et chantait Albertavec son élégance coutumière lorsque Villazon était Werther . Alain Vernhes comme toujours faisait un bailli humain et très présent vocalement, et Villazon, sans être au mieux de ses capacités vocales, donnait du héros goethéen une vision très romantique, montrait une grande fragilité psychologique, avec un timbre, notamment dans le medium, enchanteur et lumineux; quant à la direction de Nagano, elle était non pas froide (on accuse souvent ce chef d’être trop distancié), mais très analytique, très claire, et particulièrement contrastée: un très beau moment.

3258_2009-10-werth-134.1265478745.jpg© Opéra national de Paris/ Elisa Haberer
Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier, Anne-Catherine Gillet

Le Werther présenté cette saison va dans une tout autre direction. La mise en scène de Benoît Jacquot concentre le propos sur l’intrigue, elle est une regard non sur une âme, comme chez Jürgen Rose, mais sur une situation: ce sont les personnages essentiels sur qui se concentre la vision, sur les ressorts psychologiques de ces deux corps qui sans cesse se rapprochent se frôlent puis s’éloignent, sur cet érotisme de l’interdit qui finit par être insupportable. Le décor est minimaliste (une terrasse, un mur) l’intérieur de la maison d’Albert est d’une austérité pesante, la chambre de Werther  au milieu de l’immense plateau de Bastille renforce l’idée d’isolement et de singularité. Les éclairages d’André Diot tour à tour ombres et lumière accompagnent la situation d’une manière magistrale, et la manière de Benoît  Jacquot de concentrer tout sur l’aventure humaine du trio Werther/Charlotte/Albert en plaçant “hors champ” tout ce qui peut être anecdotique (l’anniversaire du Pasteur, les chants de Noël) renforce la couleur tragique de l’oeuvre. La tension qui naît des duos n’en est que plus palpable, le troisième acte étant  d’une force singulière, qui tranche fortement avec les deux premiers. Un beau travail sur l’acteur, une mise en scène solide qui sait souligner l’essentiel avec une économie de moyens qui en renforce les effets.

Musicalement, on ne peut que rester subjugué de ce que l’on a entendu. Rien à dire de la distribution réunie, en tous points exemplaire: Alain Vernhes reste ce bailli si humain, à la voix sonore et impressionnante qu’on avait entendue l’an derneir. Ludovic Tézier (est-ce l’effet de la mise en scène?) à l’élégance vocale presque glacée en devient glaçant et terrible. Son jeu me paraît plus impressionnant que l’an dernier, et sa prestation vocale parfaite, de cette perfection qui finit par effrayer. Anne Catherine Gillet est une Sophie fraîche, sensible, engagée, et vocalement sans reproches: cette jeune chanteuse confirme à chaque apparition qu’elle est l’une des futures étoiles du chant français.

Sophie Koch est absolument exceptionnelle. Susan Graham l’an dernier avait cette distance que confère la maturité qui s’étonne d’elle-même, et c’était tout aussi magnifique. Sophie Koch est d’abord la jeunesse, sur qui s’abat la tragédie. Cette jeunesse, elle la respire par son engagement, sa fraicheur, la force d’une voix naturelle et puissante: l’interprétation devient de plus en plus tendue, de plus en plus engagée au fur et à mesure des actes. Beaucoup d’amis à moi ne l’appréciaient pas, ceux qui l’ont entendue dans Brangäne à Covent Garden l’automne dernier ont admis enfin que cette chanteuse avait un vrai talent, qui tenait la route, même face à une Nina Stemme au zénith. Cette Charlotte si juste, si neuve, si torturée, revient mettre définitivement les pendules à l’heure. Nous tenons là une très grande artiste.

040220101587.1265478188.jpgSophie Koch et Jonas Kaufmann

Reste Jonas Kaufmann. Son entrée en scène (vêtu de bleu, avec des lunettes de soleil) surprend, on n’attend pas un Werther avec un timbre aussi sombre, mais en trois minutes, la messe est dite: car tout y est. Je suis encore sous le coup de l’étonnement admiratif. J’ai plusieurs fois entendu Jonas Kaufmann (Fidelio, Traviata, Bohème, Damnation de Faust, Carmen, Königskinder), à chaque fois la performance, le style, la technique m’ont bluffé. Même si je persiste à penser qu’il devrait abandonner les personnages italiens du type Alfredo ou Rodolfo, qui à mon avis ne correspondent ni à son timbre, ni à sa manière de chanter,où  il est sans reproche, mais sans vraie singularité. Dans Werther, tout est balayé: il a d’abord le physique du rôle, il a aussi la culture du rôle. Son français est parfait. Et on sait combien le texte est essentiel dans le chant français, tant par le sens que par l’expression. Rousseau disait déjà dans la Lettre sur la musique française que le français  était une langue a priori peu adaptée à la musique; langue sans accents, elle ne colle pas forcément à une mélodie, et elle contraint à substituer ce défaut par des artifices de style et un grand contrôle (importance des demi-teintes, des mezzavoce). Le chant de Kaufmann est contrôlé, avec une technique de fer, des aigus triomphants, des demi-teintes à se damner, des murmures émis avec une telle science que même à la Bastille on entend tout avec une clarté confondante. Alors évidemment, on pense à l’autre Werther, Alfredo Kraus, qui avait lui aussi une technique et un sens du texte et du mot exemplaires et qui fut le Werther de la seconde moitié du XXème siècle. On pourra le préférer à Kaufmann, à cause de ce timbre éclatant et méditérranéen que Kaufmann n’a pas, mais justement, ce timbre sombre convient bien à Werther, ce personnage décrit comme dépressif, incapable de sourire. La mise en scène, avare de mouvements, qui souligne l’intériorité des personnages, qui ne leur concède que de s’effleurer et non se toucher, est exactement la métaphore de cette voix, à la fois incroyablement solide et toute en effleurements. En l’entendant l’autre soir, je me prenais à découvrir sans cesse des perfections à cette incroyable performance que je compte parmi les expériences les plus rares de ma longue vie d’opéra. Ce qui frappe chez Kaufmann, c’est qu’il peut déjà tout chanter: de Florestan à Rodolfo! Sans nul doute pourra-t-il aussi chanter Samson, il en a évidemment les potentialités, et on attend ses Wagner. Mais je dois le dire et le répéter à l’envi parce que cette performance est ancrée en moi depuis deux jours, j’ai vu, émerveillé, Alfredo Kraus en 1984 et je place Kaufmann d’emblée à ce niveau de perfection. Littéralement éblouissant.

040220101591.1265478207.jpgJonas Kaufmann

040220101594.1265478228.jpgSaluts le 4 février, Plasson serrant Sophie Koch et Jonas Kaufmann

A cette distribution sans reproches correspond une direction musicale de très haut lignage. Je ne suis pas un fan de Michel Plasson, dont j’ai apprécié certaines interprétations (Faust de Gounod, Guercoeur de Magnard). J’aime son Werther au disque, à cause de Kraus et de la merveilleuse Troyanos. je n’aime pas toujours son approche à l’orchestre, quelquefois un peu trop pâteuse pour mon goût, ne manquant jamais de justesse, mais quelquefois de clarté. L’approche de Nagano l’an dernier m’avait vraiment séduit justement par sa clarté cristalline. Mais Plasson avec une autre approche réussit à accompagner les chanteurs comme on accompagnerait un Lied, attentif au moindre souffle, à la moindre inflexion, amenant l’orchestre à murmurer à l’unisson, à éclater quand il le faut, mais en ne couvrant jamais les voix. Un travail vraiment magnifique.

Quand direction musicale, chant, et mise en scène réussissent chacun dans leur ordre à être aussi proches de la perfection, on comprend que le résultat à la scène ne peut qu’être un sommet aujourd’hui difficilement égalable. Il nous reste à souhaiter très vite que ce Werther soit repris, et que la captation d’ARTE devienne un DVD qu’on s’empressera d’ajouter à sa discothèque . En attendant, vous trouverez le lien ci-contre, pour courir sur le site d’ARTE la regarder si vous l’avez laissé échapper.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: CARMEN de Georges BIZET, direction Barenboim, avec Jonas Kaufmann et Anita Rachvelishvili (10 décembre 2009)

La dernière fois à la Scala, c’était en 2004, avec un grand chef (Plasson) mais une distribution de série B, au Théâtre des Arcimboldi, pendant les travaux de réfection de la scène et de la salle historique de Piermarini, mais on se souvient surtout du 7 décembre 1984 avec Abbado,  mise en scène de Piero Faggioni (celle d’Edimbourg vue à l’Opéra Comique en 1980), avec Placido Domingo, Shirley Verrett, Ruggero Raimondi, Alida Ferrarini, alternant notamment avec Agnès Baltsa et José Carreras (distribution B, si l’on peut dire!) dès janvier 1985. C’était un peu décevant, le spectacle de Faggioni étant mieux adapté à des salles plus petites comme l’Opéra Comique ou le King’s Theatre d’Edimbourg, et Verrett n’avait pas convaincu cette mise en scène la gênait; restait Domingo, dans l’un de ses plus grands rôles, bouleversant, Raimondi superbe, éclatant et m’as-tu vu à souhait, et Abbado, bien sûr, avec sa précision exceptionnelle (Ah! son quintette!), sa clarté cristalline, son rythme, son énergie et sa fluidité. On s’en souvient encore, avec émotion (j’ai dû voir six ou sept représentations dans les deux distributions: je venais de m’installer à Milan, c’était mon beau cadeau d’installation.). S’il est difficile de voir une grande Carmen, il est tout aussi difficile de voir une mise en scène qui emporte tous les suffrages; celle de Faggioni, assez sage, jouait la carte Berganza, un atout exceptionnel, et Verrett n’a pu se glisser dans le costume, celle du Châtelet, venue de Berlin, était signée Martin Kusej, gage de qualité, de netteté du propos,   une couleur Regietheater qui ne plaît pas vraiment en Italie ou en France. Un très beau travail pourtant. A Vienne, on en est encore à la production de Zeffirelli (mais Kleiber et Abbado la dirigèrent et donc la transfigurèrent). A Paris, ce fut Francesca Zambello (après José Luis Gomez, un ratage) qui aligne les mises en scènes de grande série faites pour ne poser problème à personne. Un paysage  pas vraiment exceptionnel, sans références théâtrales absolues, mais il y eut, s’en souvient-on, la magnifique “Tragédie de Carmen” de Peter Brook qui vint aussi remettre certaines pendules à l’heure. Emma Dante s’en est un peu souvenue…

Le personnage de Carmen a inspiré nombre de grandes: Callas bien sûr, mais aussi Bumbry, avec Karajan, et surtout Resnik, qui en fut pendant 15 ans une des grandes références, phrasé, puissance, engagement, une tigresse sans rivales, puis arriva Berganza, qui changea tout, qui en fit pour la première fois une vraie espagnole, qui affichait à la fois une détermination sans failles et une joie de vivre lumineuse: il faut écouter l’enregostrement d’Abbado, et surtout le pirate d’Edimbourg, en scène, Domingo et Berganza donnent encore aujourd’hui le frisson.

Et venons en à cette nouvelle production, aujourd’hui, et voyons ce que nous apportent Daniel Barenboim, Emma Dante et la jeune Anita: après la TV, la vision en salle, qui modifie sensiblement ma première impression mitigée.
D’abord c’est sans discussion un beau spectacle, qui a prise sur le public (Emma Dante, encore présente, a cette fois été ovationnée sans discussion ni ‘buh’ trouble-fête), mais qui comme tous les spectacles qui installent un vrai point de vue, un vrai regard,  génère la discussion . Pour Emma Dante, Carmen est la résultante de l’omniprésence religieuse (avec des allusions précises au pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, aux ex voto -liés à la fête taurine du quatrième acte- avec ces prêtres qui suivent à la trace Micaela etc..) et du regard porté par les hommes sur les femmes: tous les hommes ici sont plus ou moins des voyeurs. Carmen se libère et des hommes et de Dieu, dans un monde envahi par la violence, entre les femmes, entre les hommes, contre les animaux(taureaux). C’est une vision sombre, à laquelle nul n’échappe: Don José est un être écrasé, hésitant, une sorte de Wozzeck avant la lettre (les uniformes des soldats y font penser), qui dans le désespoir de l’amour qui fuit n’a plus d’autre solution que le viol ou la mort. Carmen se laisse violer, et lui donne le couteau pour la tuer: elle va jusqu’au bout de sa logique, mais semble traverser les choses en étant presque indifférente. Emma Dante n’est pas tendre non plus pour les femmes, Micaela est d’une infinie tristesse,  vêtue de noir qui fantasme d’abord sur la mariage, puis au troisième acte devient une sorte de vision maternelle culpabilisante, Carmen elle même n’est pas vraiment l’image de la sensualité et de l’érotisme: cet eros là est seulement thanatos. Alors évidemment, tout ce qui fait le pittoresque de l’Opéra Comique, toute la légèreté, est évacué, et les dialogues paraissent bien fades; cela détermine musicalement le choix  d’un symphonisme appuyé et dramatique très nettement assumé par Daniel Barenboim.

Cet univers est bien planté par Richard Peduzzi, qui conçoit un décor énorme, qui écrase les personnages, et en même temps fluide: les changements , imperceptibles, donnent à chaque moment son espace propre, aidés par les beaux éclairages de Dominique Bruguière. Un décor brut, sans “couleur locale”, avec quelques coquetteries (pas vraiment utiles),par exemple les ascenseurs qui descendent vers la taverne de Lillas Pastia, qui serait presque une vaste caverne, une sorte d’espace souterrain, comme une carrière cachée au monde, énorme.

Les costumes, conçus par Emma Dante, sont souvent des jeux de cache-cache,enfants dissimulés dans les vestes des soldats au premier acte, robe double face de Micaela, arbres-buissons au troisième acte, qui sont en fait des figurants, les uniformes sont caricaturaux, surchargés, presque comme dans les bandes dessinés.

Enfin des grandes réussites: le maniement des foules, très élaboré (le choeur ravi a fait une ovation à Emma Dante derrière le rideau à la première) et notamment la scène finale, éblouissante de précision et de jeu théâtral pur, faite de violence, de tendresse, de désespérance, d’espoir: les deux personnages sont déjà ailleurs, ils sont éclatés, contradictoires, Carmen se laisse caresser, puis elle rejette violemment Don José, elle se fait tuer, à la mode du suicide antique en lui offrant le couteau . Et quelques maladresses aussi, des répétitions de motifs (les soldats face à Carmen au premier acte, la robe double-face noir/blanc de Micaela) pas toujours justifiés. Un luxe d’images et d’idées qui aurait sans doute gagné à être épuré: un spectacle entièrement discutable, mais passionnant.
A cette vision correspond celle de Barenboim, toute de violence dramatique: une option, nous l’avons dite résolument tournée vers le symphonisme: oui on a accusé Bizet de wagnérisme, et en écoutant Barenboim, on peut comprendre pourquoi. Mais que de moments intenses, que de finesses dans la lecture, que de relief donné à telle ou telle phrase: le travail de l’orchestre a été prodigieux, cela sonne magnifiquement, même si comme on l’avait constaté à la TV, certains moments réservent de petites déceptions (le quintette du 2ème acte) confirmées ici. Mais un grand travail de “concertazione” comme disent les italiens, de mise en place de l’orchestre, de précision dans les équilibres: impressionnant de bout en bout, le tout servi par des choeurs magnifiquement préparés (aussi bien le choeur de la Scala que celui des enfants) dont on comprend le français (mieux que celui de certains chanteurs) qui donnent un relief rare à leurs interventions.
Enfin, les chanteurs réunis pour l’occasion sont inégaux, les petits rôles, souvent tenus par des Français, se défendent, avec une note particulière pour Frasquita (Michèle Losier) et Mercédès(Adriana Kucerova). Adriana Damato est vraiment insuffisante en Micaela, aucune personnalité vocale, aucune inflexion, aucune vibration: un chant plat, sans intérêt, une émission peu homogène, des cris, et un français incompréhensible à 100%, même en lisant les surtitres. Erwin Schrott (Escamillo) a une vraie voix, mais il en use avec vulgarité, en articulant peu les paroles, il offre une prestation sans grand intérêt, on l’oubliera vite. Jonas Kaufmann en revanche, après un début hésitant, et en retrait (même sa voix, un peu en arrière!), a fait grande impression, son air “La fleur que tu m’avais jetée..” est un chef d’oeuvre de contrôle au service du raffinement et de l’expression, c’est un des rares ténors à savoir très bien émettre des notes filées, négocier des passages de registres homogènes, avec un volume très respectable, il a chanté, on peut le dire, divinement. . Quant à la jeune Anita Rachvelishvili, son personnage n’est pas encore mûri, réfléchi, construit, sculpté. C’est d’ailleurs un peu le parti d’Emma Dante qui en fait la femme de tous les possibles “possibilista” disent les italiens sans privilégier un aspect plutôt qu’un autre. Il reste que l’interprétation devrait avec le temps gagner en intensité. Sa voix en revanche est surprenante par son volume et sa largeur, son ampleur, (ce qu’on ne sentait pas à la TV), par la résonance de ses graves et de son registre central, par sa rondeur et sa pureté; certes, l’aigu est encore à élargir, mais si elle ne fait pas de bêtises, elle devrait être un très grand mezzo, qui nous manque cruellement aujourd’hui.
C’était ce 10 décembre à la Scala, les affres de la PRIMA étaient dépassés, tous les artistes étaient détendus, et engagés, et le triomphe absolu a été au rendez-vous (20 minutes d’ovations). Une belle réussite pour les artistes et pour Stéphane Lissner, qui a réussi à redresser un théâtre qui allait à vau l’eau il y a seulement 5 ans et qui a mené avec cette Carmen une brillante opération de communication. Qu’en dira-t-on seulement dans une année, qu’en dira-t-on à la reprise avec Dudamel, qui sera on s’en doute une seconde “Première”, tant est attendue la prestation du jeune chef. Tout cela montrera si c’est un feu de paille ou si cette Carmen s’installe dans l’histoire de la Scala. Nous en tous cas, comme la veille avec Domingo, nous sommes sortis tous heureux.

CARMEN à la Scala: premières impressions TV

Je verrai le spectacle ce 10 décembre, pour la seconde représentation. La retransmission d’Arte en donne une intéressante préfiguration, qui pourrait pour une fois rejoindre l’impression de Renaud Machart dans le Monde du 5 décembre. Un spectacle intéressant, par moments très beau avec des images frappantes (dans les décors monumentaux – qui rappellent un peu ceux de Faggioni dans le fameux spectacle d’Abbado- et presque funèbres de Richard Peduzzi, on descend chez Lillas Pastia comme dans un tombeau, c’est réussi; c’est même à mon avis plus réussi que ses décors de Tristan il  y a deux ans). Le premier acte m’est apparu plus séduisant que le second: avec plusieurs grands moments de théâtre (le jeu des fleurs, la habanera, la séguedille finale, avec cette très belle image des cordes). Le second acte est traité de manière plus “pittoresque”, avec des costumes plus chatoyants, c’est vrai que c’est l’acte le plus souriant, l’acte de tous les possibles (du moins la première partie: Carmen retombe sur terre dès que José veut “rentrer au quartier pour l’appel”) avec la belle idée du tapis oriental pour isoler les amants comme dans un rêve baudelairien (luxe, calme et volupté..). Musicalement je suis plus réservé sur l’approche de Barenboim mais le son TV ne peut rendre compte ni de la puissance des voix, ni des subtilités orchestrales. La direction me semble froide plus que dramatique. Le quintette du second acte n’a pas la diabolique précision qu’on pourrait souhaiter, mais, je le répète, ce sont des impressions de téléspectateur qui seront peut-être contredites jeudi prochain. Les chanteurs ne sont pas tous convaincants: Adriana Damato est bien pâle, avec un français hésitant et sans véritable engagement ni expressivité, elle ne touche pas. Erwin Schrott n’a  ni le volume ni le souffle voulus, malgré un beau timbre et comme souvent, il n’arrive pas toujours à chanter dans le tempo. Il y a bien des barytons aujourd’hui pour ce rôle, notamment en France. Jonas Kaufmann est comme toujours parfait: prononciation exemplaire, science de la respiration, technique à toute épreuve, son physique exceptionnel passe évidemment la rampe, son dernier acte est extraordinaire, et pourtant, et pourtant, il lui manque un engagement total, il y a toujours semble-t-il un zeste de retenue… ? Mais ne chipotons pas, la performance est là, même si Domingo (dans la salle) était plus émouvant, plus déchiré, plus tragique. Enfin, quelle belle surprise, cette jeune Anita Rachvelishvili à la voix pleine, bien posée, qui fait croire au personnage avec une vraie présence. Il est tellement difficile de trouver une Carmen! Bien peu ont été convaincantes, après Berganza, même la grande Verrett dans cette même salle avec Abbado en 1984 n’a pas réussi à emporter le public.

La mise en scène insiste sur la noirceur et la violence, elle propose des tableaux assez impressionnants (le troisième et le quatrième acte me sont apparus tous deux très réussis, avec là aussi de très belles images et un beau traitement des foules) et c’est une vraie, une authentique mise en scène de théâtre: on le voit dans le dernier duo, qui est vraiment étudié dans ses moindres détails et ses moindres gestes, et qui propose de très belles idées: un Don José déjà “ailleurs”, des gestes de tendresse et de violence, à la limite du viol, et un décor fermé qui étouffe et en même temps dessine l’espace de la tragédie. Tout cela me paraît le résultat d’un vrai travail, intelligent et fort, sans jamais être provocateur. Que le public de la Prima ait hué c’est normal, il y a à Milan un fond de conservatisme qui fait débat depuis très longtemps (quand on pense au scandale que le Don Carlo, ce chef d’oeuvre de Ronconi, a provoqué en 1977!). J’attends d’être dans la salle pour vraiment écouter l’orchestre, mais d’emblée le spectacle me semble plus convaincant que le pâle Don Carlo de Braunschveig la saison dernière, ni  vocalement ni théâtralement convaincant,  sauvé par une direction intéressante (mais discutée âprement) de Daniele Gatti, qui n’avait même pas lui non plus trouvé son public l’an dernier.

Pour info: cette Carmen, complète jusque fin décembre, sera reprise en octobre-novembre 2010 sous la direction de Gustavo Dudamel,  sans Kaufmann, mais avec un bon ténor (Lance Ryan) et une autre Micaela. Il sera intéressant alors de comparer.

A jeudi ou vendredi donc pour  rendre compte du spectacle en salle.