SALLE PLEYEL 2011-2012: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 8 octobre 2011 (MOZART, BRUCKNER)

Stratosphérique…

“Concerto stratosferico”. Cette réflexion d’un spectateur italien traduit à merveille l’émotion qui  m’a étreint, et visiblement qui a étreint une salle en délire (on pouvait y voir Pierre Boulez, ainsi que Daniel Harding) à la fin du concert donné par le Lucerne Festival Orchestra ce samedi 8 octobre, à l’occasion de sa tournée d’automne (Baden-Baden le 6, Paris le 8 , Londres les 10 et 11 avec un programme légèrement différent). Le programme du concert était celui donné à Lucerne le 19 août, Mozart Symphonie n°35, “Haffner” et Bruckner Symphonie n°5 dont j’ai alors rendu compte. J’ouvrais l’article ainsi  “Les concerts de Claudio Abbado, je le répète recèlent toujours des surprises. Celui du 19 août n’a pas dérogé à la règle. Un programme symphonique assez classique (Mozart ; Bruckner)… Haffner+5ème de Bruckner, c’est le programme annoncé pour le concert de la salle Pleyel (Samedi 8 octobre) pour lequel il reste des places. Après avoir entendu le concert, je ne peux que vous dire: précipitez-vous sur internet pour emporter les dernières places, vous ne le regretterez pas.”
Les mélomanes qui ne se sont pas précipités auront eu tort. Car ce fut encore une énorme surprise, et un immense moment de musique, de ceux qui ne se reproduisent que rarement. Des amies ayant entendu le concert de Baden-Baden m’avaient averti que la Symphonie de Bruckner était différente, et peut-être encore meilleure qu’à Lucerne; elles avaient ajouté qu’en revanche le Mozart n’avait pas beaucoup évolué. Et là, à Paris, la symphonie de Mozart a sonné complètement différemment. A Lucerne, le dernier mouvement mis à part (celui qui fait écho au “O, wie will ich triumphieren” d’Osmin dans l’Enlèvement au Sérail), l’ensemble était apparu certes très jeune, plein d’allant, mais  on est ce soir encore au-delà. Les coups de timbale de Raymond Curfs, qui ce soir a été tout à fait extraordinaire, tant dans Mozart que dans Bruckner, rythment une sarabande endiablée, avec des contrastes incroyables, les cordes après avoir été  légères, à peine effleurées, à peine audibles,  explosent subitement dans un son plein, charnu, – et charnel- gourmand, le second mouvement est magnifique de subtilité, le troisième très scandé, le quatrième encore plus rapide, plus énergique, plus ahurissant de virtuosité qu’à Lucerne. La salle est visiblement très surprise, vu la très longue ovation qui accompagne le final et l’explosion des bravos. On entend les spectateurs se réjouir de voir Abbado en pleine forme et qui sont stupéfiés de la force et de l’énergie de ce Mozart explosif et tout en sève. Effectivement, cette “Haffner” est un vrai prélude à une “folle journée” et fait  irrésistiblement penser aux “Nozze di Figaro”. Ce que j’ai écrit après le 19 août se vérifie, mais va encore au-delà, pour un concert qui devient anthologique.
Les qualités de l’interprétation de Bruckner notées dans mes précédents compte rendus se vérifient évidemment, mais il y a encore plus de force, plus de luminosité, plus d’énergie dans l’approche. A la monumentalité est préférée la luminosité, la clarté, par une incroyable mise en relief des architectures, des sons pris isolément. Bien sûr, il faut saluer la perfection des cuivres emportés par Reinhold Friedrich, toujours aussi éblouissant de technique, et des cors, emmenés par Alessio Allegrini, mais ce sont les bois qui époustouflent, la flûte de Jacques Zoon, le hautbois de Macias Navarro et la clarinette (ce n’est pas Sabine Meyer, absente, mais la clarinette solo, très différente, frappe par ce son à la fois mélancolique et somptueux). Cette ivresse sonore se lit dès le début, dans le contraste entre l’attaque des contrebasses et des violoncelles, très retenue, sourde, mais très clairement audible dans une salle à l’acoustique très (trop?) analytique, puis le son plein, très rond, somptueux des altos et les violoncelles : c’est tout simplement stupéfiant. On saluera aussi les interventions débordantes d’énergie de Raymond Curfs aux percussions, le  final de la Symphonie est là aussi digne d’anthologie et son intervention décisive pour clore ce monument. On ne sait que citer: un deuxième mouvement d’une suavité étonnante, un scherzo qui bouscule, un final qui écrase et qui élève en même temps,  “hymne à l’énergie” inébranlable. On a là une interprétation quasi définitive.
Évidemment, chaque soirée est particulière: le son de Pleyel n’a rien à voir avec celui de Lucerne, ni de Baden-Baden, gageons qu’à Londres ce sera encore différent. Mais ce qui a frappé, c’est que, par rapport à Lucerne, on se trouve face à une énergie renouvelée, à une force peu commune (dans Mozart comme dans Bruckner), à une luminosité unique: c’est cette impression de lumière, aveuglante, qui frappe ici. Abbado ne dirige pas, il fait de la musique, même dans sa manière de diriger, il semblait différent,  encore plus immergé, et l’orchestre, son orchestre, le suivait avec un engagement et une joie inouïes: j’étais par chance assis à l’arrière scène et les musiciens se regardaient les uns les autres, se faisaient de petits signes de connivence quand une phrase était réussie, et se sont congratulés à la fin d’une manière si sentie, si profonde, que rien qu’en les regardant, on comprenait à quel événement le public parisien avait été convié.

On est d’autant plus étonné que, sans doute à cause des prix affichés pour ce concert “de gala”, la salle n’ait pas été totalement remplie. Les programmes (une feuille de chou) étaient vendus à 10 Euros, le double de Lucerne, qui pourtant ne plaisante pas en la matière. Que l’on ne puisse accéder à un événement de cette nature que la bourse bien remplie, c’est à dire que la musique classique à ce niveau de perfection ne soit accessible qu’à un cercle de privilégiés ou d’irréductibles fans me désole. Certes, Bruckner n’est pas un compositeur favori du public, certes André Furno et Piano **** n’a jamais été un philanthrope, certes faire venir le Lucerne Festival Orchestra doit revenir très cher, mais la Cité de la musique, coproducteur,  est un organisme public: j’ai reçu de nombreux mails signalant encore deux jours avant la disponibilité de places à à peu près tous les prix: la salle était quand même bien remplie, mais tout de même, pour un tel concert, on eût aimé qu’elle soit pleine.
Il y a le 5 juin prochain Salle Pleyel juin un concert de l’Orchestra Mozart, dirigé par Abbado, dans un programme Schumann (Concerto pour piano, avec Radu Lupu, Beethoven, Symphonie n°7) : ce concert affiche complet sans doute à cause d’un programme plus “séduisant” . Faites quand même tout pour vous glisser parmi les spectateurs.

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
Symphonie en ré majeur, K. 385 “Haffner”
Anton Bruckner (1824-1896)
Symphony No. 5 en si bémol majeur, WAB 105
LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Direction Claudio ABBADO
Salle Pleyel, 8 octobre 2011

PS: L’enregistrement de cette soirée sera diffusé par France Musique le 18 octobre prochain. A ne pas manquer.

LUCERNE FESTIVAL 2011: ENSEMBLE DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA (BRAHMS, SCHÖNBERG), direction Daniel HARDING le 26 août 2011

A l’origine, ce concert devait être dirigé par Claudio Abbado, du moins la Kammersymphonie n°1   op.9  de Schönberg. Il a renoncé à ce concert et c’est Daniel Harding qui l’a remplacé. Le Festival de Lucerne a accepté de rembourser les abbadiens impénitents qui voulaient entendre Abbado, et Abbado seul, dans ces 22 minutes de musique. Avec toute l’admiration que je peux nourrir pour Claudio Abbado, son seul nom ne doit pas décider  de ma venue ou non à un concert, même si on peut comprendre que les spectateurs européens qui séjournent à Lucerne puissent faire le sacrifice de 5 jours à Lucerne supplémentaires si Abbado dirige, mais renoncer s’il ne dirige pas, vu le coût de cinq jours en Suisse en ce moment. Il reste que le concert n’était pas seulement porté par Abbado, mais par les solistes du Lucerne Festival Orchestra qui sont des musiciens extraordinaires, et qui valent le voyage déjà à eux seuls, vu qu’ils jouaient aussi la Sérénade n°1 en ré majeur op.11 de Brahms (version pour 9 musiciens, ce qui est rare et non pour orchestre symphonique, ce qui est plutôt l’habitude selon l’édition reconstituée de Jorge Rotter en 1988) sans chef (45 minutes de musique). De fait, dans cet ensemble de 9 musiciens, étaient présents Alois Posch à la contrebasse, Wolfram Christ à l’alto, Kolja Blacher au violon, Sabine Meyer à la clarinette, Bruno Schneider au cor, Jacques Zoon à la flûte, Konstantin Pfiz au violoncelle, Matthias Racz au basson et Reiner Wehle à la deuxième clarinette. C’est dire le niveau auquel on se place, et de fait malgré les nombreuses demandes de remboursement, la salle était heureusement bien pleine!
Un tel concert permet aussi de comprendre pourquoi le Lucerne Festival Orchestra a cette homogénéité, ce son exceptionnel, et affiche cette relation exceptionnelle entre les musiciens. Aux racines de ces qualités, un travail né de la musique de chambre, de l’écoute des uns aux autres, de l’amitié et de la connaissance profonde née de l’habitude de jouer, non seulement en orchestre, mais aussi en formation de chambre. Ce n’est pas un hasard si dès la fondation de l’orchestre en 2003, se sont ajoutés aux soirées de concert symphonique des soirées en formation de chambre permettant un travail approfondi des musiciens entre eux. Ce principe est largement appliqué dans les grands orchestres symphoniques désormais (la veille des concerts du Philharmonique de Berlin, les 12 violoncelles du Philharmonique de Berlin donnent un concert à Lucerne), mais il ne faut pas oublier que ce principe de multiplier les formations de chambre issues des orchestres est né par la volonté de Claudio Abbado à son arrivée à Berlin, car il est persuadé que jouer en formation de chambre permet de donner plus d’homogénéité à l’orchestre et surtout de faire naître des réflexes d’écoute  des pupitres entre eux, c’est ce qu’il appelle “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble. En faisant appel à des musiciens solistes, ou des musiciens habitués à la musique de chambre (par exemple le Quatuor Hagen), Claudio Abbado a permis de créer très vite une couleur particulière qui a stupéfié dès les premiers concerts, en 2003, où dominait l’impression d’avoir en face un orchestre à l’expérience consommée.

Aussi un concert comme cette sérénade de Brahms, à 9 musiciens permet de retourner à l’essentiel, aux racines de ce qui motive nos pèlerinages annuels à Lucerne, et de vivre une expérience musicale peu commune. La Sérénade n°1 est beaucoup plus connue dans sa forme symphonique pour grand orchestre, que dans sa forme pour formation de chambre, d’abord pour huit instrument (vents et cordes) puis pour neuf instruments. Elle est composée de six mouvements asses brefs ( Allegro, Scherzo, Adagio, Menuetto 1 et 2, Scherzo, Rondo) et sa durée est de 45 minutes environ. L’allegro initial s’ouvre par un dialogue plutôt sombre violoncelle/contrebasse, suivi par un développement du thème aux bois (clarinette, puis flûte). les formes sont plutôt classiques. On associe la composition de cette sérénade aux hésitations de Brahms à passer à la forme symphonique, de fait cette sérénade, terminée en 1857, est suivi par son adaptation symphonique en 1860. Déjà, les contemporains regardaient la version pour formation de chambre comme le cadre probable d’une future symphonie et de fait, c’est bien l’impression qui se dégage à l’audition notamment dans les scherzi et les finales (allegro, 1er mouvement), rondo (dernier mouvement). on remarquera l’extraodinaire travail d’écho et de réponses entre le basson et les clarinettes (magnifiques Matthias Racz, Sabine Meyer et Reiner Wehle), la ductilité des cordes et l’incroyable (et souvent joyeuse) contrebasse de Alois Posch, le jeu final des pizzicati et de la clarinette et la légèreté du violon de Kolja Blacher, rythmés aussi par le cor de Bruno Schneider (du Bläserensemble Sabine Meyer), qui renvoie à des paysages vaguement schubertiens. Mais la surprise est de découvrir en final des jeux de cordes qui me font penser aux dernières mesures (géniales!) de la Lodoiska de Cherubini (étonnant rappel de ce néoclassique qui a marqué plus qu’on ne le dit le XIXème siècle). Je me souviens alors de ce que Riccardo Muti, spécialiste de ce répertoire avait dit un jour lors d’une rencontre: Brahms avait demandé que sa tête repose sur la partition de Lodoiska…Ce que j’ai senti là a peut-être quelque chose à voir…
En tous cas, la précision de l’ensemble, la dynamique avec laquelle les musiciens s’engagent, leur virtuosité joyeuse, tout concourt à faire de ce moment un très grand moment de “suspension” musicale. La musique de la Sérénade et la joie de jouer affichée par les interprètes nous accompagne longtemps après encore. Un enregistrement serait souhaitable. DRS 2 (Radio Suisse alémanique)  transmet ce concert le 27 septembre à 22h30… A vos enregistrements si vous pouvez la capter…

Quelques modifications dans les musiciens de la symphonie de chambre de Schönberg, où l’on retrouve Sabine Meyer, Alois Posch, Jacques Zoon (au premier rang, aux interventions si marquantes), Reiner Wehle, Klaus Lohrer, Wolfgang Meyer sont tous liés à Sabine Meyer, mais c’est le Quatuor Hagen, lui-même membre du Lucerne Festival Orchestra, qui forme l’armature de la formation aux cordes, auquel s’ajoute Alois Posch, excusez du peu.
A la création, en 1907, la formation s’articulait autour d’un autre Quatuor alors fameux, le quatuor Rosé, et des musiciens de l’orchestre de la Staatsoper de Vienne. Schönberg y abandonne les grandes formes (La Nuit transfigurée, Gurrelieder) mais va réviser sa version originale jusqu’à lui donner une grand forme symphonique en 1935. Le rapprochement de la sérénade de Brahms et de la Symphonie de Chambre permet de voir aussi en acte l’admiration que Schönberg portait à Brahms. En effet, l’atonalité de la Kammersymphonie ne crée pourtant pas de rupture d’ambiance entre les deux parties du concert. On y retrouve aussi quelques échos de Strauss et bien sûr, de Mahler. Le rythme de cette symphonie est à la fois vif et impétueux, d’une polyphonie particulièrement complexe (notamment dans le système d’écho entre les mouvements rapides et lent), d’une activité explosive et Daniel Harding, qui a dans les mains un ensemble d’exception n’a aucun mal à générer ce caractère multiple et sauvage, de cette sauvagerie qui faisait dire à un critique qu’elle n’avait plus rien à voir avec la musique, et qui pourtant va ouvrir la voie à toute la musique du XXème siècle. L’orchestre réuni, et mené, par les cordes (le Quatuor Hagen est éblouissant) et la flûte de jacques Zoon, dans ses interventions violentes, suraigues, fait de ce moment, après la suspension brahmsienne, une explosion de sève, de jeunesse et d’allant. Une vraie merveille.
Dommage pour les abbadiens absents, ils ont manqué un magnifique moment, plein d’enseignements pour le mélomane.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige MOZART (avec Christine SCHÄFER) et BRUCKNER le 20 août 2011

2) 20 Août

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
“Misera, dove son!” – “Ah, non son io che parlo,” K. 369
“Ah, lo previdi” – “Ah, t’invola,” K. 272
“Vorrei spiegarvi, oh Dio!,” K. 418
Christine Schäfer, soprano
Anton Bruckner
(1824-1896)
Symphony No. 5 in B flat major, WAB 105

 

Par rapport à la veille, la première partie du concert, toujours mozartienne, était cependant radicalement différente, puisque le programme proposait trois airs de Mozart chantés par Christine Schäfer. Des airs assez mélancoliques qui parlent d’amours perdues, d’abandon, de départ. Plusieurs remarques s’imposent : cette première partie a été un exemple de ce qu’est un accompagnement orchestral, de ce qu’est un dialogue entre orchestre et soliste, et de ce qu’est chanter.
L’accompagnement tout à fait extraordinaire, avec un orchestre qui savait s’effacer devant la voix soliste quand il le fallait, sans jamais la couvrir dans une salle que je trouve assez difficile pour les voix (les expériences de concerts n’ont pas toujours été concluantes, et Elina Garanca ou Magdalena Kozena, qui ont chanté avec le Lucerne Festival Orchestra, n’en sont pas vraiment sorties indemnes), des cordes discrètes et soyeuses, des bois à se damner, la voix soliste est vraiment portée. Le dialogue a atteint son sommet dans le troisième air où le hautbois (Lucas Macias Navarro, toujours lui) et la soprano se renvoient les notes en un duo de rêve. C’est que Madame Schäfer est une vraie chanteuse et pas un produit : une voix d’une qualité moyenne, sans particularités, un volume assez réduit ne sont pas des atouts pour Mozart, mais voilà, Christine Schäfer sait respirer, sait prendre ses appuis sur le diaphragme, sait aussi projeter la voix qu’on entend en toutes circonstances, elle exerce un contrôle sur le souffle remarquable, et en plus, elle prononce les paroles à la perfection et sait articuler, enfin, elle maîtrise le suraigu (ce fut une Lulu mémorable). Pour qui se souvient de ses prestations parisiennes dans Le Nozze du Figaro (étourdissant Cherubino) ou dans Traviata sait quelle artiste elle est. C’est donc à une vraie leçon de chant que nous avons assisté et ce moment du concert a été d’une très grande qualité.

 

Quant à Bruckner…Dangereux Abbado ! Il est capable de me le faire aimer…Ce second soir a été encore supérieur à la veille, de l’avis de nombreux spectateurs. j’en suis sorti en pensant: fabuleux, fabuleux!  Une qualité technique et une précision encore supérieures si c’est possible, des murmures, des sons à peine audibles, des échos lointains, une clarté cristalline qui met à nu toute l’architecture de l’œuvre et nous indique les principes de composition. On ne se laisse jamais aller à l’ivresse de la mélodie : dès qu’une phrase musicale a trouvé un rythme, une mélodie qui finit par accrocher l’oreille ou la charmer, Bruckner interrompt brutalement la magie sonore, par des ruptures, par des violents contrastes entre des sons à peine perçus et une explosion de l’ensemble de l’orchestre. Les répétitions des thèmes ne sont jamais des répétitions, mais des reconstructions, des déconstructions, des miroitements sonores faits à partir de pupitres différents, ou du moins avec des ajouts, ou des modifications des pupitres sollicités : c’est un jeu permanent d’agencements divers, multiples comme des tuyaux d’orgue (l’orgue fermé en première partie, majestueusement ouvert pour la symphonie, comme une métaphore présente et obsessionnelle.). On remarque encore plus le jeu de la clarinette, en lien et en écho permanent avec la flûte et le hautbois, dans le premier mouvement, mais aussi l’adagio, phénoménal ce soir (ah, la trompette de Reinhold Friedrich). Les rythmes sont encore accentués dans le scherzo où l’on passe d’une couleur qui rappelle l’adagio à une sorte de Ländler, jamais grotesque (alors que chez Mahler…). La reprise de l’adagio du 1er mouvement initie le quatrième mouvement, avec une distribution légèrement différente des contrebasses (10 !) des violoncelles et des altos, qui ensemble produisent un son à se damner que Bruckner évidemment interrompt brutalement:  pas de plaisir du son gratuit ! C’est ainsi des crescendo qui précèdent le final, et qui semblent clore sans jamais clore, le crescendo final étant encore beaucoup plus large et varié, qui paraît s’ouvrir sur l’infini, comme un final d’orgue. Magie.
Magie d’une construction mise en évidence par Abbado qui nous prend par la main, une main pourtant rétive quand il s’agit de Bruckner, pour cette extraordinaire visite sonore, encore plus évidente qu’hier, qui nous force tranquillement à rentrer dans un système qui semble une construction en abîme, dont on découvre à chaque fois des lumières nouvelles. Je ne suis pas encore tout à fait brucknérien, mais…oui, j’en écouterai bien encore un peu. Vivement le 6 et le 8 octobre…

Évidemment succès énorme, standing ovation, pluie de fleurs du dernier soir des abbadiani itineranti, comme il est de tradition, bref, du très ordinaire quand il s’agit d’Abbado et du Lucerne Festival Orchestra

LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige MOZART et BRUCKNER le 19 août 2011

 19 août:

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
Symphonie en ré majeur, K. 385 “Haffner”
Anton Bruckner (1824-1896)
Symphony No. 5 en si bémol majeur, WAB 105

Les concerts de Claudio Abbado, je le répète recèlent toujours des surprises. Celui du 19 août n’a pas dérogé à la règle. Un programme symphonique assez classique (Mozart ; Bruckner), mais modifié demain par la présence de Christine Schäfer qui chantera des airs de concert à la place de la Haffner. Haffner+5ème de Bruckner, c’est le programme annoncé pour le concert de la salle Pleyel (Samedi 8 octobre) pour lequel il reste des places. Après avoir entendu le concert, je ne peux que vous dire: précipitez-vous sur internet pour emporter les dernières places, vous ne le regretterez pas.
Le programme de la semaine dernière collait par son ambiance à une nuit (thème de ce festival) mélancolique et intérieure. Ce soir les nuits sont plus agitées, dans la joie comme dans le doute. La Symphonie n°35, composé à la suite d’une sérénade destinée à être jouée lors d’une fête nocturne à l’occasion du mariage de la fille de Siegmund Haffner,  est devenue en 1782 une symphonie honorant l’ennoblissement de Siegmund Haffner junior, qui avait l’âge de Mozart. Mozart était a Vienne, il cherchait à oublier Salzbourg, mais en même temps avait besoin, sur la lancée du succès de l’Enlèvement au Sérail, d’écrire une pièce brillante, enlevée, rythmée. Ce sera la « Haffner »(KV385). Ce qui frappe dans la vision d’Abbado, c’est l’extraordinaire fraîcheur qui se dégage de l’interprétation, l’extraordinaire jeunesse. Ce Mozart là est un Mozart jeune, plein d’esprit, dansant, sautillant, dans la tiédeur d’une nuit étourdissante. L’orchestre suit ce rythme avec gourmandise, notamment le dernier mouvement, emporté à une vitesse qui rappelle le final dionysiaque de la 7ème de Beethoven, c’est-à-dire une vitesse folle (Mozart recommandait lui-même d’aller aussi vite que possible). Mais ce qui frappe aussi ce sont les contrastes, les coups de timbale, la violence joyeuse de ce son. Cette jeunesse de l’interprétation, c’est une fois de plus cet homme de 78 ans qui nous la procure, et qui nous emmène dans ce tourbillon sonore.

Évidemment, la Symphonie n°5 de Bruckner (WAB 105, Edition Nowak)  respire en comparaison l’agitation, la contradiction, le contraste: on sait que la période était difficile pour Bruckner, incertitudes, insécurité. Nous nous demandions entre amis pourquoi Abbado aimait cette symphonie, qu’il a dirigée plusieurs fois, alors qu’on la considère souvent comme une cathédrale monumentale un peu froide, où se jouent les systèmes d’échos d’une cathédrale gothique et des rappels de l’instrument d’église par excellence, l’orgue : beaucoup d’enregistrements, notamment au dernier mouvement, privilégient une interprétation où le son est métaphore du son de l’orgue ; la présence tutélaire de l’orgue monumental de l’auditorium de Lucerne, dans cette salle qui s’inspire par ses volumes des grandes cathédrales, faisait un écrin particulièrement favorable aux tempêtes brucknériennes.
On aimerait tant entendre Abbado dans la 6ème, ou dans la 8ème , que cette 5ème (après une 4ème et une 7ème il y a quelques années dans cette même salle et avant, c’est un bruit qui court, une symphonie n°1) apparaissait un peu trop attendue. Et puis, il faut bien le dire, l’auditoire habituel, très façonné par Gustav Mahler, a du mal à se faire à cette musique grandiose, mais souvent répétitive et vaguement ennuyeuse (du moins est-ce ce que j’ai entendu souvent parmi les spectateurs de mes amis). Mahler a une immédiateté que Bruckner n’a pas : il faut vraiment pénétrer lentement cet univers pour qu’il devienne plus familier. On perçoit d’abord des répétitions de forme : le début adagio du 1er mouvement, aux sons à peine perceptibles, au délicats pizzicati se répète pour le deuxième mouvement et le dernier, avant les expositions des thèmes. Bruckner disait vouloir rentrer lentement dans le son, avant l’éclatement des thèmes essentiels : d’où un début à peine perceptible, aux violoncelles, avant l’explosion des cuivres et des bois et l’exposition des thèmes. Répétitif, oui peut-être, mais jamais identique. La clarté de l’interprétation d’Abbado nous guide à travers cette architecture complexe, mettant en valeur des sons rugueux, des couleurs inhabituelles, et un refus d’une certaine monumentalité compacte. C’est monumental certes, mais jamais écrasant tant on a une diffraction sonore en autant de reflets, de déconstruction du son.

L’adagio, sublime de lenteur, rappelle les ambiances nocturnes du programme Brahms/Mahler ; le scherzo est à la fois vivant et très analytique. On ne dira jamais assez la qualité extraordinaire des solistes de l’orchestre,  les cuivres emportés par Reinhold Friedrich et les cors par Alessio Allegrini. Encore une fois on reste ébahi de la performance des bois, clarinette (Alessandro Carbonare), hautbois (Lucas Macias Navarro) et flûte (Jacques Zoon).
Quand arrive le dernier mouvement, qui reprend le thème du premier, le développe, le fracture, on rentre dans la dynamique imprimée par Abbado qui est certes celle d’une cathédrale, mais une cathédrale qui serait une œuvre du XXème Siècle, une Cathédrale de Le Corbusier, de Mario Botta, ou dans cet auditorium,  Cathédrale de Jean Nouvel qui prend en cet instant une allure cosmique voire mystique. Pourquoi le XXème ? parce que Abbado est tellement clair dans sa construction, parce que chaque son , pris isolément, se perçoit en soi avant de se mêler aux autres, si bien qu’on entend des dissonances, des phrases à la limite de l’atonalité, des systèmes d’échos diffractés, des jeux de miroirs brisés, qui projettent Bruckner là où on ne l’attendait pas. Alors les certitudes avec lesquelles on était rentrés,  Bruckner le massif, Bruckner le répétitif, s’effondrent, on a envie de pénétrer cet univers, d’aller plus loin, et la concentration est telle qu’après l’éclatant final, le public reste suspendu, en silence quelques secondes significatives, avant de concéder à l’orchestre et à son chef l’habituel – et extraordinaire- triomphe.
Oui, allez à Londres, Paris ou Baden-Baden essayer de saisir cet extraordinaire moment : seuls des musiciens dédiés, voués à leur chef sont capables de donner ce qu’ils ont donné là. Cette phalange est unique, parce qu’Abbado est unique.

PS : Oui : il est unique, une expérience, non Brucknérienne récente : j’ai entendu à la Radio le Macbeth de Salzbourg :  chanteurs moyens, Muti extérieur. Production salzbourgeoise typique : riche et creuse. Audition inutile.
Alors, réentendre le Macbeth d’Abbado qui dès les premières mesures dit l’œuvre et projette l’auditeur sur une autre planète. Profitez de la planète Abbado, c’est l’un des rares chefs aujourd’hui qui installe un univers lorsqu’il lève la baguette. Planète Abbado : c’est bien le seul terme qui convienne

 

LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA avec Radu LUPU (BRAHMS, WAGNER, MAHLER) le 12 et le 13 août 2011

L’insoutenable légèreté du son….

Le programme de ce  concert (Brahms, concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15, Wagner, prélude de Lohengrin, et Mahler, Adagio de la Symphonie n°10) semblait apparemment n’être pas de ceux qui attirent les foules. De fait, la salle n’affichait pas complet pour le gala d’ouverture, non plus que pour les deux concerts suivants. Il est vrai que la quasi parité du Franc Suisse et de l’Euro a de quoi décourager les mélomanes européens, moins nombreux cette année sur les rives du lac des quatre cantons. Même si Lucerne est un Festival qui draine un public suisse à 85%, la présence d’un fort contingent italien à cause de Claudio Abbado est fortement réduite, même chez les “abbadiani itineranti”, qui viendront plus nombreux au second programme, plus séduisant par la présence de la Symphonie n°5 de Bruckner. C’est la spécialisation de cet orchestre avec le monde des grandes symphonies qui attire les foules, et de fait, les deux concerts des 19 et 20 affichent complet.
Pourtant, une fois de plus, la surprise est totale et on découvre qu’un programme apparemment hétéroclite a une “ténébreuse et profonde unité”. Ténébreuse parce que le thème de cette année (Nacht, la nuit) a impacté fortement la ligne interprétative de Claudio Abbado, qui fait de cette soirée une sorte d’hymne nocturne, confrontant trois œuvres de trois compositeurs pris à des moments divers de leur existence: un Brahms qui compose à 25 ans un concerto qui est l’un des plus familiers du public et l’un des piliers des programmes de concerts, un Wagner plus mûr, qui va entamer avec Lohengrin (terminé en 1848  à 45 ans, créé en 1850 à Weimar) son parcours vers les œuvres les plus novatrices, et un Mahler en fin de vie (à 50 ans) qui compose sa symphonie n°10 dont il n’a pu orchestrer que le premier mouvement (le fameux adagio). Trois moments de secousse: Brahms vient de perdre son ami Schumann et entretient avec Clara une relation très affectueuse dont la nature pose question aux exégètes, Wagner vient de partir de Dresde pour des raisons politiques, et Mahler vient de découvrir les relations de son épouse Alma avec Walter Gropius. Trois œuvres qui proposent des nouveautés: un concerto d’une nature nouvelle par les relations du soliste et de l’orchestre, un prélude de Lohengrin qui est le premier pas vers l’opéra de l’avenir, et une symphonie qui commence par un adagio lent et solennel, qui fait figure d’adieu à la vie et au monde, suite de l’adagio qui clôt par un long silence la 9ème symphonie.  De ces trois œuvres qui semblent éloignées, Abbado crée un rapprochement par le sens (par exemple, il enchaîne sans rupture le prélude de Lohengrin et l’adagio de la 10ème, l’œuvre de la question sans réponse et celle de la réponse à une question qu’on n’a pas envie de poser). Il en résulte une soirée passionnante, quelquefois bouleversante, riche d’émotion.
Le concerto n°1 de Brahms est archi-connu. Du moins on pouvait le croire: ce début par un roulement de timbale qui éclate, ce premier mouvement majestueux, dramatique, cette entrée presque discrète du soliste dont la partie est presque engloutie par un orchestre prépondérant. Abbado pendant toute la soirée et pour les trois œuvres, va choisir un tempo volontairement ralenti, voire d’une extrême lenteur, détaillant chaque mesure, et le soliste Radu Lupu (Hélène Grimaud était prévue, mais suite à un différend avec Abbado, c’est Radu Lupu qui l’a remplacée: beaucoup de mélomanes ont accueilli le changement avec plaisir…) effleure à peine les touches rendant un son d’une délicatesse presque impossible, qui crée paradoxalement une tension extrême, notamment dans le dialogue avec les instruments de l’orchestre, pris séparément: les deux violons solos, la timbale (Raymond Curfs, qui encore une fois est éblouissant). L’instrument soliste est presque un instrument parmi d’autres dans un ensemble où l’orchestre est protagoniste. Il en résulte une ambiance où la majesté cède la place au mystère, où le son devient de plus en plus grèle, imperceptible, et pourtant présent (notamment dans cette salle à l’acoustique aussi claire): le deuxième mouvement du concerto est un pur miracle, le miracle de ce que Abbado appelle “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble où tous, comme dans la musique de chambre s’écoutent. Le bis de Radu Lupu (Intermezzo n.118 n.2), réclamé par le public est engagé dans la même ambiance nocturne et délicate, et légère, et bouleversante.
Le prélude de Lohengrin surprend par sa lenteur, et par une lenteur qui crée une tension très forte qui correspond parfaitement à ce qu’on attend d’une seconde partie dominée par l’adagio de Mahler. La clarté des différents niveaux, un son ténu qui semble émerger de nulle part et qui peu à peu envahit par strates notre oreille: il naît de ces 8 ou 9 minutes une émotion palpable: le public hésite à applaudir et le silence se fait à la dernière mesure. Mais Abbado enchaîne brièvement par l’adagio de Mahler, totalement différent de celui de Berlin, par l’engagement des musiciens, par la qualité sonore époustouflante de l’orchestre. Les vents, les cuivres sont d’une suavité inouïe (Sabine Meyer, Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon, toujours eux) mais cette fois ci nous frappe encore plus le son des altos (emportés par Wolfram Christ) et des violoncelles: il en émerge quelque chose qui semble issu d’un orgue tant l’effet  est saisissant. Dès le départ, par le tempo, par le détail d’un son sculpté, par une sorte d’intimité douloureuse qui efface toute impression de solennité, on avait compris qu’Abbado explorait d’autres voies, que cet orchestre né pour Mahler allait encore changer quelque chose de notre perception musicale.
Ce fut le cas, dans une soirée qui nous a pris à revers: on attendait bien sûr quelque chose de beau, on a eu quelque chose de neuf, de surprenant, qui une fois de plus nous ouvre des horizons inconnus, et tisse des rapports inattendus: Abbado nous émerveille car il nous apprend toujours quelque chose sur la musique, on ne sort jamais de ses concerts comme on y était rentré. C’est maintenant avec impatience que j’attends la seconde  soirée, puisque le programme est redonné ce soir 13 août.

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Après le concert du 13 août

Ceux qui ont entendu le concert plusieurs fois font évidemment les comparaisons d’usage, la Première était meilleure, ce soir était meilleur qu’hier etc…ma première remarque est un regret: que le concerto de Brahms n’ait pas été transmis à la radio. J’ai encore en moi cette incroyable interprétation à la fois mélancolique, dramatique, tendue, et pleine de moments élégiaques, on ne cesse de penser à la virtuosité instrumentale  des musiciens de l’orchestre qu’Abbado façonne de telle manière que le volume et les rythmes soient toujours sous contrôle.Même s’il y avait ce soir de l’énergie brûlante (on l’avait senti dès les premières mesures), on reste toujours frappé par ce que j’appellerai la force tranquille de Radu Lupu, avec son toucher si léger, si délicat, son écoute de l’orchestre, ses regards sur le chef. Certains moments sont tellement intenses qu’ils provoquent des réactions physiques, des sortes de secousses émotives comme on peut en avoir lors de grandes joies ou de grandes surprises. J’ai encore dans l’oreille les interventions du basson à la fin du 3ème mouvement, les rythmes scandés par les contrebasses (Alois Posch…) et les violoncelles . Je confirme l’absolue nouveauté de cette approche et l’ intensité du dialogue du soliste avec l’orchestre. je confirme l’ivresse de ce deuxième mouvement époustouflant, de ce murmure sans cesse aux limites du son où les cordes démontrent une maîtrise et un engagement peu communs. Dans le désordre du monde que nous vivons, ce fut un moment  de sérénité, de paix profonde, un moment en suspension que le magnifique bis de Radu Lupu (Intermezzo 117 n.2) n’a fait que délicatement prolonger.
J’ai peut-être encore plus vivement ressenti seconde partie, pleine d’une vibration intérieure qui commence dans un prélude de Lohengrin encore peut-être plus sensible, plus tendu encore si c’est possible, avec des violons qui tiennent les premières mesures sur un fil de son d’une légèreté inouïe, qui finira pas disparaître, non, s’effacer lentement comme une nuée de plus en plus ténue au moment final qui se clôt sur un de ces silences magiques dont Abbado a le secret, et qui aurait pu s’enchaîner sans vraie rupture avec l’Adagio de Mahler, tant cela paraissait logique. Le public l’aurait sûrement admis sans aucune difficulté. On reste encore ébahi devant le son produit par les altos, aussi frappant sinon plus que la veille, par ce dialogue avec les instruments solistes, violons, violoncelle (magnifique solo de Jens Peter Maintz), bois, et l’incroyable trompette de Reinhold Friedrich qui tient la note sur une durée impressionnante. On remarque les échos de la 9ème symphonie, les échos qu’Abbado construit avec les autres œuvres jouées ce soir, et cela donne des instants de rare magie, quasi miraculeux. Une fois de plus se pose la question de savoir si ces moments exceptionnels sont possibles avec un autre orchestre. Je ne crois pas. Cet orchestre né par adhésion à un artiste fait que les  musiciens dans leur ensemble s’engagent de manière incroyable dans la manière de jouer (Sebastian Breuninger, l’un des deux violons solos – il est aussi Premier violon de l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig- , est un spectacle à lui tout seul, et c’est un musicien éblouissant qui tire de son instrument des sons si ténus qu’on à peine à les percevoir). Il suffit de voir à la fin les sourires et les expressions de satisfaction, les croisements des regards, les signes d’approbation des musiciens entre eux. Des musiciens pour la plupart jeunes, (Hanns Joachim Westphal excepté, lui, le doyen de l’orchestre, toujours assidu dans les seconds violons,  qui cette fois-ci est violon de rang), qui font de cette phalange un élément unique, qu’il faut avoir entendu au moins une fois dans sa vie de mélomane. Comment s’étonner ce soir que le public ait bondi de son siège et offert l’ovation la plus forte, la plus longue des trois concerts ?

 

INTERVIEW de CLAUDIO ABBADO dans la FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (9 juillet 2011)

Les interviews de Claudio Abbado sont rares en France, surtout des interviews de cette qualité et de cette longueur. Notre presse nationale est assez avare de ce côté. La presse d’outre Rhin beaucoup moins.  J’ai donc décidé de traduire cet entretien et de le mettre sur mon blog, pour tous ceux qui aiment Claudio Abbado.
Si vous lisez l’allemand, je vous renvoie par ce lien à l’article original . L’interview est conduite par Julia Spinola

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Photo Lucerne Festival

Conversation avec Claudio Abbado

 

 

Qu’entendez-vous sous la neige, Signore Abbado?

Ca va bien mieux,  dit le chef d’orchestre Claudio Abbado dans sa suite berlinoise. Dans l’interview donnée à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il parle de son amour pour Mahler, de sa carrière musicale, et du son de la neige dans une vallée isolée de l’Engadine.

Par Julia Spinola

9 juillet 2011

Nous nous entretenons avec le chef d’orchestre Claudio Abbado dans la suite de son hôtel berlinois. Devant nous, des partitions et des manuscrits musicaux. Abbado respire la tranquillité, et rayonne d’un charme amical et doux. Il parle de sa voix mélodieuse et très lègère.

Que sont ces manuscrits qui sont devant vous et que vous étudiez ?

 

 

Ce sont des remarques d’Alban Berg sur sa « Lulu Suite » que j’ai reçues il y a peu. Des annotations dans la partition, qui sont très intéressantes.


Vous avez déjà si souvent dirigé cette partition de Berg depuis 1964. Ces annotations changent-elles quelque chose de votre interprétation ?

Mais bien sûr! On trouve toujours quelque chose de neuf. Regardez par exemple ici ce passage des vents: il est écrit « leierkastenmäßig »(« comme un orgue de barbarie »), cela signifie pour moi que ce thème doit être joué avec une couleur un peu « viennoise ».

Vous étudiez les partitions à fond…

Oui ! On y apprend énormément par ce biais. Souvent aussi par les corrections que les compositeurs eux-mêmes ont introduit. Mahler écrit dans ses partions la moitié de sa vie, sur ses jalousies, sur son grand amour. Et c’est très éclairant. Ce pauvre Mahler a beaucoup souffert : sa femme Alma n’était pas si simple…

Récemment on a découvert ses partitions et prétendu, qu’elle aurait été censurée par Gustav Mahler

Comment trouvez-vous les compositions d’Alma Mahler ?

Pas vraiment significatives

C’est juste. J’ai fait jadis un Festival Mahler à Edimbourg, où l’on a aussi joué quelques compositions d’Alma. Il m’est clairement apparu que c’était une bonne étudiante – mais pas plus. Elle croyait vraiment être la plus grande. Cela tenait plus à son caractère qu’à son talent.

Est-ce que l’année Mahler vous a apporté des connaissances nouvelles ?

Oui mais pas plus que chaque année ordinaire. Les jubilés ne sont toujours qu’une occasion.

La musique de Mahler a toujours allumé un débat musicologique, à savoir s’il s’agit d’une musique « absolue » ou d’une « musique à programme ». Ce distinguo a-t-il un sens pour vous ?

A mon avis, chacun peut le voir comme il lui plaît. Pour moi c’est seulement une musique grande et merveilleuse que j’aime. Pour ça, point besoin d’étiquette.

Et comment vous situez-vous par rapport aux indications programmatiques de Mahler? Servent-elles en quelque chose à l‘interprétation ?

Oui, on arrive avec elles à des idées nouvelles. Mais c’est justement là ce qui est beau avec les grands compositeurs : on découvre continuellement des aspects nouveaux dans leurs œuvres. La grande musique est inépuisable. Dans la musique, exactement comme dans la vie, il n’y pas de limites. C’est pourquoi j’essaie toujours de réétudier une partition comme si c’était la première fois. Toute autre méthode serait trop simple, et aussi très ennuyeuse

Comment réussit-on à échapper à la routine, quand on est un grand chef d’orchestre ?

Bon, d’abord:  on doit y échapper. Et ensuite : le concept de « grand chef d’orchestre » ne signifie rien pour moi. C’est le compositeur qui est grand. Nous ne sommes que des serviteurs de la musique et avons la charge de la comprendre autant qu’il possible.

Vous étiez ami d’un éminent compositeur, et vous avez travaillé étroitement avec lui. Je pense à Luigi Nono.

La collaboration avec Nono fut incroyablement importante et riche d’enseignement pour moi, aussi parce que nous avons fait ensemble de nombreuses créations mondiales. Cela m’a permis de voir comment pense un compositeur, comment il réfléchit à une œuvre. C’est ainsi que j’ai commencé à me représenter, même pour les morceaux plus anciens que je dirige, quelles pouvaient être les idées du compositeur. De plus il est intéressant de voir, ce qu’ont dit les chefs qui étaient liés au cercle étroit d’un compositeur. Ainsi par exemple le trésor d’expérience d’une inestimable valeur de Bruno Walter. Walter, qui depuis 1894 était assistant de Gustav Mahler à Hambourg, l’a suivi ensuite comme Kapellmeister à l’Opéra de Vienne et a dirigé les premières exécutions de Das Lied von der Erde et de la Symphonie n°9, a beaucoup écrit sur Mahler. Ou bien prenez les textes d’Arnold Schönberg sur l’Ecole de Vienne ou sur Mahler ! Nuria Nono-Schönberg fait toujours des découvertes nouvelles dans ce qu’il a laissé. C’est toujours très instructif de voir ce que Mahler disait sur sa sixième symphonie, que pour comprendre cette musique, il faudrait encore un demi-siècle.  De fait on a besoin de beaucoup de temps pour pénétrer les secrets d’une telle partition. Ou bien prenez le saut qu’a fait Schönberg de Pelleas und Melisande et des Gurrelieder, à ses dernières œuvres : c’est là aussi monstrueux. Déjà dans ses premières œuvres Schönberg travaille sur les douze tons, comme d’autres compositeurs avant lui. Mais la structure et la méthode du dodécaphonisme, il les a développées bien plus tard.

Ils (les douze tons) servent là seulement comme matériel de base, pas comme principe formel

Quand on le voit, alors on peut aussitôt découvrir ces principes dans toute la musique ancienne : chez Bach bien sûr, mais aussi chez Gesualdo. Gesualdo était le plus moderne de tous. Regardez comment il traite les règles d’utilisation des dissonances! Quelle audace! Bach en était totalement transporté. Il serait d‘ailleurs très intéressant de trouver comment il y a eu communication. Bach n’a jamais été, autant que je sache, à Venosa ou dans la Basilicata. Et pourtant il y a eu un contact entre ces deux grands artistes.  Avez-vous visité une fois la Basilicata ?

Encore jamais.

Vous devez y aller!  J’y suis allé moi aussi pour la première fois il y a quinze ans. C’était comme un monde nouveau pour moi. On ne parle jamais de cette région du Sud de l’Italie, alors qu’elle est vraiment intéressante. Il y a là-bas une forte influence de la culture grecque, plus tard aussi bien sûr de la culture romaine ; il y a des trésors architectoniques, de merveilleux amphithéâtres par exemple.

A la finale du prix allemand des chefs d’orchestre, j’ai remarqué une fois de plus, le nombre de choses que doit intégrer un chef en dirigeant: connaissance de la partition, technique de battue, communication gestuelle et mimétique: comment apprend-on cela ?

La volonté de faire carrière est pour sûr un faux présupposé. L’important d’abord, c’est un amour profond pour la musique. Karajan, qui était comme un père pour moi, m’a donné de très importants conseils. Il m’avait entendu avec feu le Radio Symphonie Orchester Berlin et à la suite, m’a invité à Salzbourg. J‘ai dirigé les Wiener Philharmoniker dans la Symphonie n°2 de Mahler à ma demande. C’est là que tout a commencé. Karajan m’a toujours conseillé de ne pas faire trop de choses, et de ne diriger que si je me sentais vraiment sûr. Il me mit en garde contre une faute qu’il avait fait étant jeune, de monter sur le podium avec un sentiment d’insécurité.

Il y a malheureusement beaucoup d’exemples de jeunes artistes qui ne peuvent résister aux séductions d’une carrière rapide.

Oh oui, on doit aussi se protéger des stratégies des maisons de disques. Lorsque Deustche Grammophon me proposa de faire un cycle avec toutes les symphonies de Mahler, j’ai accepté à la condition de pouvoir prendre beaucoup de temps pour la faire. Dans l’intervalle j’ai déjà enregistré trois fois les symphonies complètes.

Ecoutez-vous parfois vos enregistrements anciens ?

Oui. Parfois ce n’est pas mauvais, parfois c’est terrible.

Votre compréhension de Mahler a donc changé.

Oui, je suis allé toujours plus profond

Y-a-t-il des compositeurs contemporains qui vous intéressent ?

Lorsque j’ai fondé le festival Wien Modern, j’ai travaillé avec Nono, Boulez, Berio et Stockhausen. Ensuite il y a eu encore le jeune compositeur Wolfgang Rihm. Avec lui aussi je travaille volontiers. C’est un compositeur si intelligent et un homme si cultivé. Avec Henze aussi j’ai fait des choses.

Que faites-vous lorsque vous ne travaillez pas ?

Je vais en montagne, en Suisse : il y a là une vallée, la Fextal, où rien n’a dû changer depuis cent ans. Pas de circulation. On doit y aller en calèche ou à pied. J’y fais l’été toujours de longues promenades, qui sont idéales pour moi pour étudier

Comment étudie-t-on pendant une promenade ? Vous devez avoir la musique dans la tête.

 

Oui, je laisse la musique traverser ma tête et je répète tout intérieurement. Il y a un tel calme dans ce paysage. Il y même de la neige en été. Et j’aime le bruit de la neige.

Le bruit qu’elle fait quand on marche ?

Non, on l’entend aussi lorsqu’on est rien que sur le balcon

Vous entendez la neige?

Naturellement c’est un bruit tout à fait minimal, même pas un vrai bruit, un souffle, un néant de son. Dans la musique cela existe aussi: lorsque dans la partition un pianissimo est écrit qui va jusqu’au rien. Ce rien, on peut le percevoir tout en haut. Avec un orchestre c’est très difficile à réaliser. Les Berliner Philharmoniker réussissent quelquefois.

Est-ce indiscret si je vous demande comment va votre santé maintenant? A vous voir, ça va très bien.

Cela va bien mieux, j’ai besoin évidemment d’une très grande discipline, avant tout dans l’alimentation. Mais aussi dans le travail. Je ne donne plus autant de concerts : Berlin, Lucerne, orchestre Mozart – et c’est presque tout. Et en même temps j’y fais les enregistrements.

Mais maintenant vous voulez porter en Italie le programme vénézuélien de formation musicale „El sistema“ .

Dans certains endroits c’est déjà bien avancé, à Bolzano par exemple, où il y a maintenant trois mille inscriptions. Nous avons une sorte de réseau avec des sessions dans quelques villes d’Italie. A Milan c’est très bien organisé par Maria Maino, à Fiesole par le pianiste Andrea Lucchesini. C’est difficile en ce moment à Naples, aussi dois-je y aller moi-même l’an prochain.

Une toute autre question: avez-vous, même avec votre expérience, encore quelque chose comme du trac?

Bien sûr, toujours. Mais ma règle a toujours été, depuis mes débuts, et pendant ma période à la Scala, de me concentrer sur ce que j’avais à faire, à savoir, soutenir les solistes et les chanteurs sur la scène ou les jeunes compositeurs dont le dirigeais les œuvres. Eux ont à subir une pression bien plus forte que le chef d’orchestre. Cela aide à détourner l’attention de sa propre situation.

Ressentez-vous votre talent comme une tâche, un devoir, à savoir transmettre votre compréhension de la musique?

Oui, je l’ai toujours fait. C’est ce que j’admire par exemple chez José Antonio Abreu, qui a fondé le programme de formation musicale „El sistema“. Ce qu’il a mis sur pied au Vénézuéla : porter 40000 jeunes musiciens sur la route de la musique. Et il élargit toujours plus ses activités : au Brésil, au Mexique..un jour toute l’Amérique du Sud sera musicalisée grâce à son engagement.

Interview de Julia Spinola, FAZ, Juli 2011

LES PROGRAMMES 2011 DE CLAUDIO ABBADO AU 19 OCTOBRE 2011

MAI

BERLIN, Philharmonie, 13,14,15 mai 2011, 20h

Berliner Philharmoniker
Claudio Abbado

Maurizio Pollini, piano
Anna Prohaska, soprano

Berg: Lulu-Suite
W. A. Mozart: 2 arias avec Anna Prohaska, soprano
W. A. Mozart: Concerto pour piano n° 17 en sol majeur, K 453,
Gustav Mahler: Adagio de la Symphonie n°10

BERLIN, Philharmonie, 18 mai 2011, 20h
100ème anniversaire de la mort de Gustav Mahler (18 mai 1911)

Berliner Philharmoniker
Clau
dio Abbado
Anne-Sofie von Otter, mezzo soprano
Jonas Kaufmann, ténor

Gustav Mahler

Adagio de la Symphonie n°10
Das Lied von der Erde

JUIN

Bologna, Teatro Manzoni, 1er Juin, 20h00
Orchestra Mozart
Claudio Abbado
Hélène Grimaud, piano

Mozart: Concerto pour piano n°19 en fa majeur, K 459
Mozart: Concerto pour piano n°23 en la majeur, K 488
Beethoven: Symphonie n° 8 in fa majeur, op. 93

Ravenna, Palazzo Mauro de André, 7 juin, 21h00
Inaugurazione del XXII Ravenna Festival


Brescia, Teatro Grande,9 juin, 20h00

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Lucas Macias Navarro, hautbois
Isabelle Faust, violon

Wolfgang Amadeus Mozart:
Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Concerto pour hautbois en ut majeur K 314
Concerto pour violon et orchestre en la majeur K 219
Ludwig van Beethoven:
Symphonie n°6 en fa majeur op. 68 “Pastorale”

AOÛT

Lucerne Festival
Kultur- und Kongresszentrum,
10,12 Août, 19h30, 13 août, 18h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Radu Lupu, piano

Brahms: Concerto pour piano et orchestre n° 1 in ré mineur, op. 15
Wagner: Lohengrin, Prélude 1°Acte
Mahler: Adagio de la Symphonie n°10

Lucerne Festival
Kultur- und Kongresszentrum, 19 août, 19h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Lucerne Festival
Kultur- und Kongresszentrum, 20 août, 18h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Christine Schäfer, soprano

Mozart: Arie
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

SEPTEMBRE

Bologna, Teatro Manzoni, 22 septembre, 20h00
Bolzano, Auditorium, 25 septembre, 20h00

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Maria Joao Pires, piano

Mozart: Concerto pour piano n° 27 en si bémol majeur, K 595
Mozart: Concerto pour piano n° 20 en ré mineur, K 466
Schubert: Symphonie n°9 in ut majeur, D 944 “La Grande”

OCTOBRE

Baden-Baden, Festspielhaus, 6 octobre, 20h00

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Paris, Salle Pleyel, 8 octobre, 20h
Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Londres, Royal Festival Hall, 10 octobre, 19h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mitsuko Uchida, piano

Schumann: Concerto pour piano et orchestre en la mineur, op. 54
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Londres, Royal Festival Hall, 10 octobre, 19h30

Lucerne Festival Orchestra
Claudio Abbado

Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur, K 385 “Haffner”
Bruckner: Symphonie n° 5 en si bémol majeur, WAB 105

Francfort, Alte Oper, 19 octobre, 20h
Inauguration des Journées de la Culture de la  BCE
Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Rossini: Ouverture de “L’Italiana in Algeri”
Mozart: Symphonie n°35 en ré majeur , K 385 “Haffner”
Mendelssohn: Symphonie n°4 en la majeur, op. 90 “Italienne”

NOVEMBRE

Roma, Auditorium Parco della Musica, 20 novembre, 18h00
Orchestra Mozart
Orchestra e Coro Dell’Accademia Nazionale di S. Cecilia
Claudio Abbado, direttore

P. I. Čajkovskij: La Tempesta, fantasia sinfonica op. 18
D. Šostakovic: Musiche per il film “Re Lear” di Grigorij Kozincev op. 137
Musiche di scena per “King Lear” di William Shakespeare op. 58a
Proiezione del film di Grigorij Kozincev (1971) in versione ridotta

Bologna, Teatro Manzoni, 23 novembre, 20h
Orchestra Mozart
Coro Dell’Accademia Nazionale di S. Cecilia
Claudio Abbado, direttore

P. I. Čajkovskij: La Tempesta, fantasia sinfonica op. 18
D. Šostakovic: Musiche per il film “Re Lear” di Grigorij Kozincev op. 137
Musiche di scena per “King Lear” di William Shakespeare op. 58a
Proiezione del film di Grigorij Kozincev (1971) in versione ridotta

DECEMBRE

Florence, Nuovo auditorium
Inauguration de la nouvelle salle
23 décembre, 20h30

ORCHESTRA MOZART
ORCHESTRA  E CORO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO

CLAUDIO ABBADO

J. BRAHMS – Schicksalslied op. 54
G. MAHLER
– Symphonie n° 9 en ré majeur

SALLE PLEYEL 2010-2011: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA (Mahler Symphonie n°IX) le 20 octobre 2010.

201020102496.1287691312.jpgAprès Lucerne et Madrid cette année, et après Tokyo, New york, Rome, Londres, Pékin, c’était hier soir au tour de Paris de découvrir le Lucerne Festival Orchestra et de retrouver Claudio Abbado après le rendez-vous manqué de juin dernier. Le programme, la Symphonie n°9 de Mahler, était propre à soulever l’enthousiasme puisque c’est tout de même le répertoire de prédilection de cet ensemble de musiciens, organisés autour du Mahler Chamber Orchestra et qui compte des solistes de niveau exceptionnel, si Natalia Gutman n’était pas au violoncelle comme cet été, si Marie-Pierre Langlamet (Berliner Philharmoniker) n’était pas à la harpe, ils avaient presque tous répondu présent: Kolja Blacher, ex Berliner, aujourd’hui concertiste, comme premier violon, Wolfram Christ, ex Berliner, premier alto, le vétéran Hanns Joachim Westphal (qui entra chez les berlinois dans les derniers moments de Furtwängler), Alois Posch à la contrebasse (ex-Wiener Philharmoniker), Reinhold Friedrich à la trompette, Raymond Curfs (Bayerische Rundfunk) à la timbale, Jacques Zoon (ex-Concertgebouw) à la  flûte, Lucas Macias Navarro le hauboïste exceptionnel (Concertgebouw). Bref , solistes comme “tutti” ont l’habitude de suivre Claudio, et viennent de répéter de nouveau à Madrid la symphonie de Mahler.

027.1287691587.jpgPendant les répétitions à Madrid (on reconnaît Hanns-Joachim Westphal et Kolja Blacher). photo Lucerne Festival .

L’impression à la sortie du concert dépend de nombreux paramètres extérieurs à la musique pure, la salle, l’acoustique, l’humeur personnelle, la place occupée dans la salle, tout cela influe non tant sur le jugement, mais surtout sur la manière de recevoir la musique. On n’entend jamais de la même façon. Mais les interprétations, la manière de prendre l’oeuvre, peuvent aussi varier d’une concert l’autre. Un musicien de l’Orchestre de Bayreuth me disait que Barenboïm dirigeant Tristan n’était jamais le même, et que cela finissait par gêner. Un concert Mahler de Claudio Abbado ne ressemble jamais au précédent, et celui là marquera comme les autres les auditeurs. L’acoustique de la Salle Pleyel est très sèche, et d’une très grande précision, on a l’impression que rien ne nous échappe et le son semble souvent “agressif”, les traits de harpe du début était plus brutaux, plus secs qu’à l’accoutumée: salle (à Lucerne, l’acoustique est plus enveloppante, plus réverbérante, plus suave) ou soliste différente? (Laetizia Belmondo et non Marie-Pierre Langlamet). De même le début du premier mouvement apparut plus “anonyme”, mais dès que l’on entra dans les larges phrases d’ensemble, ce fut un enchantement qui ne s’est pas démenti jusqu’à la fin. Il eut des sommets de virtuosité (le troisième mouvement, tourbillonnant d’une rapidité démente), des sommets de chromatisme (deuxième mouvement qui fait tant de fois penser à Berg) puis enfin des sommets d’émotion (quatrième mouvement, évidemment) donnés par l’engagement des musiciens (encore une fois, les dialogue entre violon et alto, entre flûte et hautbois furent enivrants et bouleversants). A Lucerne, le premier concert était apparu tout de nostalgie et d’amertume, ici ce qui frappe, c’est l’énergie incroyable, une sorte d’énergie du désespoir, qui dit non, qui se dresse d’une manière particulièrement forte (l’acoustique de Pleyel nous y conduit!).
201020102497.1287691295.jpgMais ce qui ne change pas c’est le long silence (Si un esprit hurleur n’avait pas interrompu le recueillement après une minute environ, ce silence eût pu durer encore et c’était impressionnant) dans une semi-obscurité qui nimbe les mesures finales; c’est aussi le triomphe final, la standing ovation presque immédiate. On reste étonné de tant de maîtrise, de tant de perfection, de tant d’émotion. Une fois encore “C’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre”

014.1287691561.jpgPhoto Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2010: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 20 et 21 août 2010 (MAHLER: Symphonie n°9)


Comment décrire l’indicible ? Comment rendre compte avec des termes ordinaires de ce qui est de l’ordre de l’extraordinaire, de l’inexplicable, de l’expérience unique. Voici les mots qui pleuvaient de toutes parts à la sortie du concert, indicible…déchirant…incroyable…insoutenable. Insoutenable, oui, je pense que le terme est juste, comme ce silence qui clôt la symphonie, quand les notes s’égrènent, de plus en plus tenues, pour ne devenir qu’un souffle de son qui expire, et qui se terminent par un silence, écrit dans la partition, et qui a duré bien plus d’une minute en tenant en haleine le public, qui ne bougeait pas, puis remué par quelque mouvement (bonbons, toux) puis de nouveau plongé dans un silence de plomb, et Claudio Abbado, immobile, tendu dans une salle dont l’intensité de l’éclairage avait été abaissée.
Cette tension extrême a été suivie d’une ovation rare : près de 25 minutes debout, le public a continué d’applaudir avec une chaleur et une force inouïe, pour exploser et hurler lorsque, l’orchestre sorti, Claudio Abbado est apparu, seul, face au public en délire. Quant à moi, totalement bouleversé, défait, en larmes pendant tout le quatrième mouvement, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, j’ai mis plus d’une demi-heure à retrouver raison. On ne peut aborder ce concert que par l’émotion, de cette émotion qui se crée à partir d’une succession d’étonnements qui conduisent à ne plus tenir compte de telle ou telle question technique, de telle ou telle erreur, mais qui arrivent à créer une totale fascination devant ce monument qui est en lui-même un monument dédié à l’émotion et écrit dans l’émotion.

Dernière symphonie de Mahler complètement terminée (de la dixième il reste l’adagio, et une version reconstituée – et donc discutée- de Deryck Cooke), la neuvième est le reflet d’une âme déchirée entre le monde qui l’appelle encore et l’au-delà vers lequel elle est irrémédiablement entraînée. Le ton est particulièrement mélancolique, la musique exprime à la fois résistance et résignation, mais les deux mouvements centraux, puisent leur source dans la musique populaire (le Ländler et la valse pour le deuxième mouvement) et le troisième est un rondo burlesque « obstiné », qui vire au grinçant qui rappelle un peu la septième symphonie et beaucoup le Wozzeck de Berg, pour se terminer en une danse macabre étourdissante. Le premier mouvement et le quatrième, mouvements plutôt lents qui entourent de manière inhabituelle deux mouvements rapides,  n’ont au contraire rien d’ironique, et si le quatrième est un long lamento qui s’apparente aux adagios de la 3ème, 4ème et de la 6ème, le premier est l’expression la plus haute et la plus déchirante de la nostalgie du monde. Du regard nostalgique à la résignation et au départ du monde : ici Mahler essaie de nouveau de montrer musicalement ce qu’il a dit ailleurs dans les Rückert-Lieder : « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (« j’ai été ôté du monde »). La neuvième est bien la plus douloureuse de ses œuvres, celle où le thème de l’adieu, du mourir, mais aussi du regard attendri et amoureux du monde, se fait le plus fort.
Au service de ce programme, le Lucerne Festival Orchestra a fait preuve d’un engagement inouï : on se souviendra bien sûr des premières mesures, ces notes en écho à peine effleurées, ces discrets appels qui semblent un peu désordonnés, puis la harpe, et les vents, qui aboutissent à l’exposé du thème mélodique aux cordes déjà déchirant, on se souviendra aussi des interventions extraordinaires de la harpe de Marie-Pierre Langlamet (des Berliner Philharmoniker), de celles de Reinhold Friedrich, et de tous les cuivres ; les vents sont proprement étourdissants : Jacques Zoon à la flûte et Sabine Meyer à la clarinette, et l’incroyable hautbois de Lucas Macias Navarro (Concertgebouw), que Claudio Abbado est allé féliciter à la fin. On a encore en tête le final diabolique du troisième mouvement, mené justement à un train d’enfer ; au quatrième mouvement, on a encore dans le cœur le dialogue bouleversant du violon de Kolja Blacher et de l’alto de Wolfram Christ, qui se répondent, comme des sons baudelairiens, en correspondance, et le violoncelle solo de Jens Peter Maintz. Les cordes suivent presque en symbiose la main gauche dansante d’Abbado, on a l’impression que les corps même traduisent par leur mouvement la volonté du chef, ou mieux, qu’il y a traduction simultanée en geste et en son, de cette main gauche d’une élégance unique. Le son est comme toujours d’une clarté cristalline et d’un grand raffinement, on entend tout, chaque instrument, chaque volume sonore, chaque rythme d’autant mieux dans cette salle à l’acoustique ingrate pour les voix, mais si somptueuse pour les orchestres. Les musiciens sont capables de sons filés jusqu’à la limite de l’audible, l’ensemble des violoncelles et des contrebasses est proprement ahurissant.

Le Lucerne Festival Orchestra est-il l’orchestre le meilleur du monde comme le dit la presse italienne ? je ne sais, car c’est une phalange tellement « subjective », tellement dédiée à son chef, que l’on ne peut préjuger de ce qu’elle ferait avec un autre chef (encore que la troisième de Mahler, avec Boulez remplaçant Abbado, à New York fut un autre miracle), ou si elle jouait aussi régulièrement qu’un autre orchestre.  Ici chaque concert est un moment, un événement : quel privilège de jouer seulement cinq ou six fois l’année,  parce qu’on en a envie, et avec un chef de prédilection ! C’est pourquoi il faut l’avoir écouté au moins une fois, comme une flaque d’éternité.
Il n’y a rien à conclure: nous avons vécu un pur moment de poésie, d’une intensité presque surnaturelle, si bien qu’il ne reste plus qu’à attendre évidemment avec impatience le second concert, demain,et à conseiller aux mélomanes parisiens (et les autres) de se mettre illico en quête de places restantes pour le 20 octobre prochain.

21 août 2010

Le concert qui s’est terminé dans les mêmes conditions délirantes que la veille, était pourtant très différent: techniquement supérieur (aucune erreur des vents, cors parfaits), il était pris sur un tempo plus rapide (environ cinq minutes de moins), c’était visible dès le premier mouvement (plus agressif que la veille) et surtout au quatrième. Le troisième a été littéralement ahurissant,  les dernières mesures incroyables de précision et de vélocité. La fin du quatrième mouvement a réussi à nous étonner encore, avec des sons si ténus qu’on se demande comment on les peut entendre encore. Dans l’ensemble, et pour conclure,  disons que si hier l’émotion primait, ce soir c’était l’intellect, hier l’âme, ce soir l’esprit. Mais l’expérience est de toute manière inoubliable.

 

LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques considérations sur la “manière” Claudio ABBADO.

Le concept qui soutient le travail de Claudio Abbado avec ses musiciens est “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble: c’est un concept qui assimile le travail d’orchestre au travail de  musique de chambre. Chaque musicien doit à la fois avoir le sentiment de faire partie d’un ensemble, d’avoir son propre rôle à jouer et d’écouter les autres. Un des gestes fréquents de Claudio Abbado est de montrer les liens entre les pupitres, les systèmes d’écho et surtout, d’un signe discret, montrer à l’un ce que joue l’autre. L’habitude de jouer ensemble est le ciment qui construit le son “Abbado”.
Il y a une dizaine d’années, il renonça à diriger à Salzbourg Cosi fan Tutte et Tristan und Isolde, parce que l’orchestre, les Wiener Philharmoniker, ont coutume à Salzbourg, comme ils le font normalement à l’Opéra de Vienne, de changer les titulaires de pupitres entre deux représentations, ou deux répétitions, pour des raisons d’orgnanisation (repos, autres concerts etc..), ce qui fait que le chef n’a pas toujours le même ensemble en face de lui. Les Wiener sont des musiciens hors pair, et ils considèrent que cela n’a pas d’importance face au rendu définitif, vu qu’ils connaissent tous parfaitement les partitions qu’ils jouent et qu’ils se transmettent les instructions du chef. Or, Abbado voulait pour chaque opéra avoir en face de lui les mêmes musiciens. Les négociations échouèrent.
Effectivement le concept “Zusammenmusizieren” ne tient que si l’on a en face de soi la même équipe autour de la même oeuvre. Faire de la musique ensemble, c’est d’abord être ensemble, puis travailler ensemble en s’écoutant les uns les autres, et participer au travail commun. Ce qui frappe dans les répétitions de Claudio Abbado, c’est l’ambiance à la fois concentrée et détendue, et la participation des éléments singuliers au travail de tous, suggestions, discussions sont relativement fréquentes.
On a beaucoup discuté par le passé l’attitude de Claudio Abbado en répétition, et certains musiciens avaient l’impression de “ne rien faire”, de “perdre leur temps” car au contraire d’autres chefs, Abbado n’explique rien. Il n’est pas le maître, le Maestro (il déteste qu’on l’appelle ainsi), il se comporte plutôt en “primus inter pares”. C’est ainsi au fond qu’il se présenta aux Berliner Philharmoniker lorsqu’il en prit la direction: faire de la musique ensemble c’est être ensemble, sans qu’il y ait un chef et des exécutants, mais bien un groupe de musiciens autour d’une oeuvre et non autour d’un chef. Habitués à Karajan, certains des berlinois eurent quelque difficulté à s’adapter, et cela créa quelques problèmes. D’autres chefs imposent un style une manière de faire, interrompent tout le temps l’exécution pour parler, expliquer, indiquer. Les musiciens alors exécutent les volontés du chef qu’ils ont en face d’eux qui a des idées sur l’oeuvre: l’orchestre est alors un immense instrument au service d’une conception ou d’un individu. A cela s’ajoute que les musiciens des grands orchestres, à force de jouer certaines oeuvres, ont une manière de jouer et des habitudes qui se standardisent et tout cela ne cadre pas du tout avec la manière dont Claudio Abbado aborde les oeuvres, toujours d’un oeil neuf: quand il propose de jouer telle ou telle symphonie de Mahler, c’est qu’il a relu la partition, qu’il a eu de nouvelles idées, qu’il l’entend ou la voit autrement: effectivement Abbado est pour moi, un musicien toujours neuf, qui dit toujours quelque chose de nouveau, parce qu’il met toute sa sensibilité au service de la musique. Ainsi peut-on aussi comprendre sa volonté de travailler avce les jeunes: les jeunes n’ont aucune tradition derrière eux, sinon celle qu’on leur a inculqué dans leur formation, mais ils n’ont aucune pratique d’orchestre qui prédéterminerait leur approche. Et Abbado ne les “modèle” pas, il les laisse jouer, il les fait jouer, et il leur apprend à écouter, à s’écouter, à comprendre comment cela fonctionne, sans aucun autoritarisme, mais avec une autorité et une aura sans égales. D’où évidemment l’enthousiasme dont il est entouré. Certains orchestres ont pris cette attitude comme de la faiblesse, et pour un manque d’autorité, d’où des bavardages et un manque de concentration. On se rappelle comment il dénonça violemment sur l’antenne de France Musique, les musiciens de l’Opéra de Paris lors du Simon Boccanegra qu’il dirigea pendant l’ère Liebermann: il ne dirigea plus aucun orchestre français depuis.

On comprend aussi mieux qu’il n’ait pas prolongé son mandat à la tête des Berliner Philharmoniker. N’ayant plus rien à prouver, contraint de travailler en fonction d’une saison, d’un programme, d’un même orchestre, il s’est sans doute découvert une soif d’autonomie et de liberté alimentées par la perspective de la fondation d’un orchestre comme le Lucerne Festival Orchestra, fait d’amis, de musiciens choisis avec lesquels il avait l’habitude de travailler, ou qu’il avait accompagnés depuis leur jeunesse (comme ceux du Mahler Chamber Orchestra).
Ce qui caractérise l’activité d’Abbado depuis 2002, c’est justement cette volonté de travailler avec les jeunes (l’orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela avec lesquels il entretient un incroyable rapport affectif) ou avec des musiciens choisis (c’est le cas de Lucerne, du Mahler Chamber et de son dernier né, l’orchestre Mozart); il a ainsi en face de lui des artistes qui ont l’habitude de jouer avec lui, qui sentent ce qu’il veut, avec une sorte de compréhension à fleur de peau (regards, petits gestes, sourires)où la parole ne rajoute rien. Abbado parle peu en répétition: en répétition on joue, on s’écoute, et les choses se mettent presque “naturellement” en place. Quelquefois, Abbado va discuter avec l’un ou l’autre, donner quelques indications individuelles, mais cela reste très ponctuel. Au total, les musiciens qui viennent pour lui (à Lucerne par exemple), jouent aussi pour lui et se donnent complètement à l’oeuvre. Bien des concerts des dernières années à Berlin, et notamment ceux des toutes dernières saisons eurent cette couleur si particulière qui procura des moments d’exception. Abbado, oserais-je dire, est un “sensualiste musical”. C’est aussi pourquoi souvent les répétitions générales sont des moments de grâce: les musiciens sont détendus, sans la pression du concert, Claudio Abbado est souriant, et tout le monde joue au mieux et va jusqu’au bout: il en résulte quelquefois des moments inoubliables, comme la répétition générale de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” en 2003. 200 personnes dans la salle, toutes frappées de stupeur devant ce qu’elles entendaient.

Car il reste un mystère, qui est celui du charisme. Les pédagogues le savent bien: face à un groupe classe, les élèves sentent en quelques minutes l’aura – ou l’absence d’aura- de l’enseignant, et le groupe répond en fonction de cet indicible que nulle formation pédagogique ne saura donner. Il  est ainsi dans tous les rapports de groupe à un individu, et évidemment de la relation de l’orchestre à un chef. Quand Abbado prend la baguette, les musiciens se transforment, l’un nous parle de sa main gauche et dit qu’il fait danser sa main gauche comme Noureev, d’autres parlent de tout ce langage des choses muettes qu’il exprime:  regard, sourire, expressions diverses et de cela aboutit à un son qui ne peut se comparer à aucun autre. On le voit bien lorsqu’il laisse la baguette à son assistant pour écouter l’orchestre de la salle, puis qu’il la reprend après. D’une minute à l’autre, le son se fait plus clair, plus cristallin, plus fin. Et les auditeurs se demandent toujours si c’est une impression personnelle, gauchie par leur admiration inconditionnelle, mais constatent que les autres auditeurs ont eu la même. Sans le vouloir, sans le prévoir, l’orchestre sent et joue autrement. C’est le miracle Abbado.