OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DIE GEZEICHNETEN/LES STIGMATISÉS de Franz SCHREKER le 13 MARS 2015 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III © Stofleth
Acte III © Stofleth

Le Festival annuel est dédié cette année à un étrange thème : « Les jardins enchantés », c’est à dire à ces espaces qui figurant un idéal de nature, et aussi de culture, posent la question du statut de notre monde et du rapport réel/irréel, permis/interdit, vie/mort. Pour illustrer ce thème, sans doute choisi en fonction de la création de Michael van der Aa Sunken garden « le jardin englouti », Serge Dorny propose aussi Les Stigmatisés et son île paradisiaque devenue un enfer et l’étrange voyage d’Orphée dans le monde des morts chanté par Gluck dans Orfeo ed Euridice (puisque c’est la version italienne de Calzabigi et non celle, française, de Moline, qui est présentée).
Die Gezeichneten (Les stigmatisés) de Franz Schreker créé en 1918 , a connu dès sa création à Francfort un triomphe et une très belle carrière, interrompue dès la fin des années 20 par l’évolution de la musique (deuxième école de Vienne) qui remisait Schreker au rang des compositeurs kitsch, puis par la disparition de son auteur en 1934, alliée à l’arrivée du nazisme en Allemagne. Schreker a disparu de l’horizon musical, classé dans les dégénérés, même si on a continué aujourd’hui à représenter son chef d’œuvre, Der ferne Klang, et de loin en loin, Die Gezeichneten, qui ont fait l’objet de reprises à Cologne, à Stuttgart ou à Amsterdam (qui a représenté aussi récemment Der Schatzgräber dans une production d’Ivo van Hove). En France, Schreker est terra incognita, la mère des Arts n’ayant jamais trouvé de lieu pour une création scénique : c’est ainsi que Lyon, 97 ans après la Première mondiale, en propose la création scénique française, dans une mise en scène du jeune David Bösch, un des espoirs les plus courus de la scène allemande, qui a déjà réalisé à Lyon un bon Simon Boccanegra, avec une direction musicale du jeune chef argentin Alejo Pérez.
C’est dire l’intérêt de cette production qui porte enfin sur un plateau français l’une des œuvres les plus marquantes du début du siècle.
A l’origine, c’est Zemlinsky qui passa commande à Schreker du livret, qui devait porter sur la tragédie de la laideur, mais celui-ci en l’écrivant, s’est pris d’intérêt pour l’histoire et décida de la porter lui-même en musique. Zemlinsky, alors, sur le même thème, composera Der Zwerg.

© Stofleth
© Stofleth

L’histoire est assez simple. Alviano, richissime mais d’une repoussante laideur s’est interdit l’amour, persuadé qu’il ne peut aimer ni être aimé. Il a offert aux génois une île paradisiaque, l’Elysée, dédiée à la beauté. Mais cette île où Alviano s’est interdit de pénétrer de peur de la ternir est utilisée à son insu(?) par la noblesse pour des orgies où des jeunes filles de la bourgeoisie sont enlevées, puis violées. Face à lui, le jeune noble Tamare, à qui tout réussit et sublime de beauté organise avec ses amis les orgies. Alviano tombe amoureux de Carlotta, jeune femme peintre, au cœur fragile, fille du podestat, issue de la bourgeoisie. Cet amour est partagé parce que Carlotta a deviné en Alviano une grande âme dans un corps difforme, un silène en sorte…Mais Alviano hésite et la jeune fille va croiser sur sa route Tamare dont elle va tomber amoureuse, tiraillée entre la beauté physique et la beauté morale.
Alviano le découvre et tue Tamare, qui a conduit Carlotta sur l’île et avec qui il a passé une nuit brûlante, bouleversant la jeune fille fragile. Apprenant la mort de Tamare, elle en meurt de désespoir et Alviano devenu fou s’éloigne pour toujours.
Tout se déroule sur fond d’opposition de classe entre la bourgeoisie et la noblesse (comme dans Simon Boccanegra, autre opéra « génois »), luttes de pouvoir, excès de la noblesse, qui finalement prend en otage les jeunes bourgeoises, et impunité décrétée par le Doge, un aristocrate, pour éviter une insurrection ou des luttes politiques trop âpres.
On sent comment un tel livret, au texte d’ailleurs particulièrement dense et vraiment réussi, peut être utilisé en relation aux débuts de la psychanalyse, mais aussi aux relations sociales et politiques entre noblesse et bourgeoisie, où même en approfondissant le caractère d’Alviano dont la fascination presque morbide pour la beauté confine à la paranoïa : c’est d’ailleurs un personnage d’une grande épaisseur, grand naïf ou grand pervers, manipulateur ou bienfaiteur. David Bösch finalement ne répond pas aux questions sociales, politiques, psychanalytiques que pose le livret et propose la vision esthétiquement cohérente d’un opéra nocturne, dans un espace de hangar sombre, sur un sol jonché d’objets, avec des reliques de festins qui sembleraient presque étranges (décor de Falko Herold). Cet univers s’étend aux premier et second acte – le second acte se limitant pour l’essentiel à la scène, pivot il est vrai, du portrait d’Alviano par Carlotta dans son atelier où l’amour de la jeune fille explose ayant découvert l’extraordinaire beauté d’âme de cet homme au physique hideux.
Ainsi la structure de la pièce est-elle symétrique : une première partie qui expose à la fois l’attitude d’Alviano et celle des jeunes nobles, et qui pose la situation sociale et morale, l’acte II est centré sur Alviano et Carlotta et l’acte III est l’acte de résolution où à la fois l’amour physique de Carlotta pour Tamare explose et où Alviano devient fou après la mort de la jeune fille.

L’organisation dramaturgique de l’œuvre est certes un peu bancale, avec une première partie qui crée les nœuds (acte I et II) et qui les dénoue assez brutalement au troisième acte, et un acte II à peu près réduit à une scène.
David Bösch  change donc d’ambiance, plus onirique pour le troisième acte, où le décor est parsemé de bosquets lumineux vaguement kitsch (on a accusé cette musique de l’être) sous lequel des orgies se passent, espace assez mystérieux, presque pesant, traversé par des ombres, par des gens du peuple, par des familles, où les femmes sont piégées, qu’elles soient pubères ou matures, où les hommes sont à l’affût, qui font disparaître les victimes dans une trappe (la fameuse grotte artificielle souterraine où se passent tous les méfaits).

Scène finale (acte III) © Stofleth
Scène finale (acte III) © Stofleth

La partie finale n’est pas sans rappeler Falstaff, mais un Falstaff où le monde ne serait pas burla mais tragedia: l’isolement d’Alviano peut renvoyer à cette figure là.

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch utilise aussi la vidéo, images  vaguement psychédéliques (un bleu Yves Klein pour la scène de l’atelier…) mais c’est pendant l’ouverture que la vidéo est utilisée de manière la plus intelligente pour mettre le spectateur « dans l’ambiance » avec la projection de multiples avis de recherche de jeunes filles disparues, mais aussi d’enfants, posant directement le crime comme le centre du propos, puis projetant un petit film évoquant assez crûment les violences faites aux jeunes adolescentes.
Mais cette crudité affichée laissait attendre un travail plus violent: son travail scénique reste plus évocatoire et plus suggestif que réaliste, faisant d’Alviano quelquefois une sorte de Monsieur Loyal (avec ses costumes qui rappellent un peu le monde du cirque) et donc suggérant presque l’idée que l’histoire toute entière est suscitée par les fantasmes pervers du héros. Mais ce n’est que suggéré, car ce qui manque à cette mise en scène par ailleurs remarquable de précision dans la direction d’acteurs et dessinant un univers très cohérent, c’est un point de vue plus distancié, plus conceptuel, plus réflexif, menant le spectateur à une clef plus claire. Tel qu’il est ce travail est d’une grande rigueur et d’un grand classicisme,  globalement plus illustratif qu’analytique. C’est d’autant plus dommage que le texte est d’une grande densité et souvent d’une très grande beauté, que la période (1918) appelle une épaisseur qui manque un peu ici. Je peux comprendre aussi que certains apprécient ce choix, parce que décider de poser un univers évocatoire plutôt qu’une transposition analytique à la mode du Regietheater est évidemment un choix assumé.
Il est servi par une distribution très nombreuse, faites de petits rôles confiés à des artistes du chœur ou à des membres de l’opéra studio, et dans l’ensemble vraiment engagée et très juste.
Markus Marquardt est très solide en duc Adorno (on est à Gênes, les Adorno sont une famille aristocratique qu’on retrouve dans Simon Boccanegra de Verdi dans le personnage de Gabriele ), c’est un des barytons de bonne facture de la scène allemande qui sans faire une carrière de star, se retrouve engagé sur des scènes de référence comme Stuttgart, Dresde ou Leipzig, voix forte, jolie diction : une bonne prestation pour un rôle important  qui reste épisodique. Mais l’opéra s’appuie sur les trois rôles principaux de Carlotta (Magdalena Anna Hoffmann), Alviano (Charles Workman) et Tamare (Simon Neal), trois chanteurs qui sont habitués à Lyon.
La Carlotta de Magdalena Anna Hoffmann est tendue, engagée, à la fois solide et fragile : elle est incontestablement le personnage, avec son aspect passionnel, mais aussi quelquefois réservé, tendre : elle arrive a proposer des facettes très différentes du personnage, aussi grâce à la précision de la direction théâtrale de David Bösch. Du point de vue vocal, elle assume la partition, mais il m’a semblé que la voix était un peu en retrait par rapport à d’autres prestations (Erwartung !) et notamment les notes très aiguës manquaient de rondeur, et montraient quelque stridence et acidité.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Aucune acidité chez Charles Workman, au timbre suave, doux, clair, qui colle si bien au personnage : la laideur apparente et la voix ensorceleuse. Workman est prodigieux en scène, dans un personnage à la tenue aristocratique et à l’aspect repoussant : il réussit à rendre la dualité par une manière de se déplacer, un port altier et en même temps une très grande tendresse dans la voix qui le fragilise. Une véritable incarnation dont l’un des sommets est son arrivée au troisième acte, traversant la scène avec un pas décomposé hallucinant. Vocalement toutefois, la voix accuse la fatigue dans les notes de passage, avec de nombreux problèmes de justesse, notamment dans les moments tendus et qui exigent une tenue plus longue. Mais ces problèmes, réels, sont moins marquants que la prestation d’ensemble, la présence, l’élégance. On connaît le chanteur depuis très longtemps, on connaît son style, son sérieux, son engagement : c’est cela qu’il faut saluer. Il faut saluer aussi ce choix, parce que souvent le rôle est confié à un ténor de caractère, un Mime ou un Loge (Robert Brubaker dans l’enregistrement de James Conlon par exemple), un peu comme le rôle du nain dans Der Zwerg de Zemlinsky. Le choix de Charles Workman est assez inattendu et pourtant parfaitement cohérent.

Simon Neal (Acte I) © Stofleth
Simon Neal ( Tamare, sur la table) et Markus Marquardt (Adorno, appuyé) © Stofleth

Quant à Simon Neal, je reste encore sur son Jago phénoménal à Bâle en janvier dernier dans la production de Calixto Bieito. Et son Tamare confirme dans la même veine un chanteur à la diction impeccable, à l’engagement scénique remarquable, il joue une sorte d’aristo qui a mal tourné, sûr de lui et dominateur, et donne au texte qu’il chante une présence, une couleur, et malgré tout une élégance frappantes. Il réussit à montrer la noirceur, le mépris, l’énergie dans le mal, et en même temps garde du style, en scène et dans la voix, un exemple de grand seigneur très méchant homme : son changement de ton vaguement teinté à la fois de désespérance et d’exigence lorsqu’il est face à Carlotta, c’est vraiment du grand art.

Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth
Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth

C’est vraiment une grande réussite de la production que de s’être concentré sur les personnages, plus que sur les situations, des personnages qui me font irrésistiblement penser à l’univers d’Egon Schiele, un Egon Schiele qui serait regardé par Céline, ou quelquefois d’un Klimt qui aurait renoncé aux ors pour choisir les noirs.

Alejo Pérez © Ishka Michoka
Alejo Pérez © Ishka Michoka

Mais la grande réussite de la soirée, c’est de faire découvrir au public cette musique extraordinaire, luxuriante, rutilante quelquefois, sombre et obscure, changeant sans cesse de reflet, à la fois multiple et miroitante, très ronde et très chaleureuse, quelquefois rèche aussi, mais toujours riche, profonde, tendue, tenant l’auditeur en haleine, qui reconnaît là Strauss, ici Wagner, quelquefois aussi, c’est très net, Debussy : bien sûr il n’y a pas d’imitation, mais une inspiration due à la fréquentation d’un monde musical lui-même ouvert varié et riche : rien de moins kitsch dans cette musique, pas plus en tous cas que certains moments de Die Frau ohne Schatten des mêmes années. Le prélude est vraiment prodigieux, et j’y ai entendu des choses que je n’avais pas remarquées, notamment dans les toutes premières mesures grâce à la direction d’Alejo Pérez, d’une grande clarté, qui rend l’orchestre moins sec, moins tranchant que d’habitude, avec une rondeur et un éclat qu’on ne lui connaissait pas. Voilà un chef à inscrire sur les tablettes de l’excellence, il a réussi à créer une ambiance, à faire ressortir les couleurs multiples de la partition, avec toujours le tempo juste, relevant çà et là les innovations (il dirige souvent du contemporain), mais aussi insistant sur la chatoyance, sur la diversité, sans jamais exagérer (ce qui pour une telle musique serait aisé) ni souligner ce qui pourrait être perçu comme des vulgarités : lui aussi, comme les chanteurs et comme la mise en scène, malgré cette histoire torturée, il a choisi de travailler l’élégance, non pas superficielle, mais l’élégance vécue, ressentie, communiquée. Grand moment musical, qui fait du chef le grand architecte de la soirée, et l’artisan de la réussite de cette Première d’une production qui n’en doutons pas, sera un grand succès.
Strasbourg avait proposé en 2012 Der Ferne Klang, alors, il ne nous reste plus qu’à réclamer à Lyon  Der Schatzgräber .
Au total une ouverture de Festival de style assez classique, et de grande tenue, pour une soirée qui emporte la conviction par la musique, par l’engagement, où la mise en scène, qui ne m’a pas totalement convaincu, épouse plus qu’elle ne divise ou ne clive.
Musiktheater mit Regie plus que Regietheater.[wpsr_facebook]

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER/LE VAISSEAU FANTÔME de Richard WAGNER le 19 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kazushi ONO, Ms en scène Alex OLLÉ/LA FURA DELS BAUS)

Choeur des fileuses © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Choeur des fileuses © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Première production de la saison, ce Fliegende Holländer était très attendu, notamment à cause de la mise en scène d’Alex Ollé (La Fura dels Baus) et parce qu’un Wagner est toujours attendu, comme les choses rares.
On connaît l’approche d’Alex Ollé, très esthétique, mais bien moins dramaturgique que celle de alter ego à la Fura dels Baus, Carlus Pedrissa et de ce point de vue, le spectacle de Lyon est à la fois techniquement et esthétiquement l’un des plus accomplis et dramaturgiquement moins original, presque traditionnel.
L’idée de départ est d‘identifier dans le monde un lieu suffisamment perdu et pauvre où un homme pourrait vendre sa fille, et Ollé imagine les landes sablonneuses et mouvantes d’un Bangladesh  où finissent les vieux navires  en instance de dépeçage. Une sorte d’enfer sur terre où tout vaisseau devient fantôme.

La Tempête initiale © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
La Tempête initiale © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Le décor de Alfons Flores (qui a déjà signé ceux de Tristan und Isolde et d’Erwartung à Lyon) représente une étendue sablonneuse et une haute proue de navire rouillée. Le plateau lyonnais, assez vaste, ce que masque une ouverture de scène de largeur moyenne, permet des décors monumentaux. C’est le cas ici et c’est assez impressionnant.
Sur cette structure fixe, vont être projetées des vidéos de Franc Aleu qui s’adaptent au décor avec des effets d’illusion et de trompe l’œil hallucinants: tempête, rivage rocheux, ciels tourmentés, tout y est, et c’est stupéfiant de réalisme avec des images d’une grande beauté.
La proue de navire unique est Le Vaisseau par antonomase : elle va servir pour figurer le navire de Daland, puis celui du Hollandais, et ensuite être cette carcasse morte qu’on dépèce, tout le village participant à l’opération, les hommes arrachant et transportant (un peu facilement) des pièces de fonte énormes, les femmes triant tout le petit matériel résiduel (compteurs pièces métalliques, vis, clous etc…) au lieu de filer comme dans la version traditionnelle. Car le navire unique est tout à la fois, celui qu’on conduit, celui qu’on dépèce, et celui qui traversé par la mort, présente dans tous les instants, devient le fantôme qui hante ces rivages.

Der Fliegende Holländer à Lyon © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Der Fliegende Holländer à Lyon © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

On nous propose en fait la vision d’une petite communauté pauvre dont le chef Daland amène les navires à dépecer. Tous ces navires en fin de vie deviennent tour à tour des fantômes. D’où le symbole évident du dépeçage en arrière plan quand l’histoire se déroule : cette communauté vit de la mort des vaisseaux, elle fabrique du fantôme. Il y a une logique au rêve de Senta.
D’un point de vue dramaturgique, rien de bien neuf  comme souvent chez Alex Ollé : tout est dans les images, à vrai dire magnifiques, tout est dans la fascination du spectacle, comme un grand livre de rêve ou de cauchemar: quelque part, nous spectateurs, nous vivons tous le rêve de Senta.
Comme toute cette histoire est transposée quelque part au Bangladesh, le chœur  des « fileuses » danse une sorte de danse indienne, avec des gestes adaptés, c’est le seul côté faussement authentique et vaguement ridicule de l’entreprise.

Acte II © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Acte II © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Les personnages évoluent dans une étendue sablonneuse, en fait le sable est au premier plan, le reste est constitué d’un sol mouvant, une structure gonflable (un peu comme dans la Flûte Enchantée de la même Fura dels Baus) sur laquelle il n’est pas facile de marcher, sur laquelle on trébuche, comme si on était sans cesse en déséquilibre. Mais cette structure est parfaitement adaptée aux projections : lorsqu’on y projette les vidéos représentant les rochers ou la mer, elle apparaît comme autant d’îlots lorsque les personnages sont éclairés par les beaux éclairages d’Urs Schönebaum qui contribuent à les isoler et les mettre en danger.
Et à la fin, si le hollandais disparaît avec ses marins, noyés, Senta reste, debout sur son îlot, ou debout sur les eaux, comme dans les grandes morts d’amour, comme on a vu des Isolde mourir debout, ou des Brunnhilde, ou même des Traviata, sur une mer désormais apaisée. Magnifique image finale.

Réalisme et fantasmagorie © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Réalisme et fantasmagorie © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Au total, un travail sur le réalisme et la fantasmagorie, sur une histoire du XIXème dans un cadre contemporain parmi les plus désolés du monde, celui où vie et mort se côtoient et se superposent (les projections évoquent à la fois de manière hyperréaliste les flots et les rochers, mais aussi les cadavres ou les fantômes, qui pourraient être les marins du hollandais comme les ouvriers bangladais morts à la tâche, tués par la pollution, l’effort ou la sécurité défaillante, comme le figure la passerelle d’accès au navire si raide et si haute, défi à la sécurité des hommes (et des chanteurs).
Musicalement, on a toujours l’impression que la direction de Kazushi Ono est sèche, mais en l’occurrence je pense que l’acoustique du théâtre participe beaucoup de cette impression. Certes, Kazushi Ono est habituellement moins à l’aise dans le romantisme que dans le XXème siècle qui est plutôt son univers, mais ici son approche est cohérente, nerveuse, dramatique, sans pathos (alors que c’est si facile), mais sans froideur non plus. L’orchestre est très bien tenu, le son est plein, et même si on note quelques scories çà et là dans les cuivres, l’ensemble est très honorable. Dans cet « opéra romantique » qui combine la continuité dramatique, comme un crescendo, et des formes encore héritées de l’opéra italien, airs, duos, ensembles, il est difficile de choisir entre le romantisme un peu échevelée comme l’époque pouvait l’aimer et une lecture appuyée sur les racines de la musique de l’avenir. D’ailleurs Wagner est revenu sur sa composition notamment en 1860 en lui donnant la forme qui est jouée par tous les théâtres ou presque aujourd’hui, en modifiant l’ouverture et la scène finale, supprimant les brutaux accord finaux pour y insérer le thème de la rédemption par l’amour, qui est structurel de toute sa dernière période créative. Le final de 1841 insiste sur le drame de Senta et scande une fin « définitive », le final de 1860 est plus ouvert et plus positif, insiste en quelque sorte sur le thème de la Liebestod, et dit la force de l’amour. Kazushi Ono a choisi une version médiane, optant à l’ouverture pour les accords de 1841, et respectant la version de 1860 pour le final, faisant ainsi de ce récit l’histoire d’une évolution et la naissance de la force de l’amour.

Acte III © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Acte III © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Au service de cette conception très engagée, le chœur de l’Opéra de Lyon, dirigé par Philip White, se montre à la hauteur de l’ensemble, on l’a rarement entendu plus engagé et plus somptueux, c’est dans cette œuvre un protagoniste et le début du 3ème acte est impressionnant vocalement comme visuellement (où la scène rappelle vaguement, très vaguement par ses éclairages la mise en scène de Harry Kupfer à Bayreuth).
Du point de vue vocal, les rôles masculins sont plutôt bien tenus, voire excellents.
Le Daland de Falk Struckmann ne doit pas être rapporté à ses Wotan décevants des dernières années. D’abord, le rôle est différent, ensuite, au-delà de l’état réel de la voix aujourd’hui, l’artiste démontre ici un sens du phrasé, un souci de la parole et de la sculpture du mot qui font de son Daland un vrai modèle du genre. Le timbre reste intéressant et si la voix a un peu vieilli, la prestation d’ensemble est de premier ordre . C’est pour moi au niveau de l’expression et de la couleur sans doute la prestation la plus accomplie du plateau. Et pourtant, il n’est pas épargné par la mise en scène au premier acte où il doit descendre (attaché à un fil de sécurité) et surtout remonter une passerelle très raide et haute de plusieurs mètres. On le sent d’ailleurs à la peine dans la remontée…pas très bon pour le souffle tout ça.

À ce Daland si soucieux de la vérité des mots et si remarquable, le Hollandais de Simon Neal donne une réponse très forte, malgré un timbre moins chatoyant. Non que la prestation soit médiocre, mais le timbre est moins riche, et la voix un peu plus opaque. C’est assez cohérent dans la logique de la mise en scène, mais on a l’habitude de Hollandais plus spectaculaires et plus sonores. Il reste qu’il n’y a pas de défaut technique particulier, la diction, comme toujours ou presque chez les chanteurs anglo-saxons, est impeccable (je l’avais déjà noté dans son Œdipe à Francfort) pour cet artiste habitué des scènes allemandes, et les aigus sont très bien négociés et très puissants. C’est un Hollandais de grande facture, et l’opposition Daland/Hollandais est ainsi très bien construite. À noter que Samuel Youn, le Hollandais de Bayreuth, l’a remplacé le 24.
L’Erik de Tomislav Mužek, qui chantait aussi le rôle à Bayreuth m’est apparu encore plus à l’aise que sur la colline verte. La personnalité scénique est touchante, et Alex Ollé en fait un personnage un peu décalé (dans l’histoire, c’est un chasseur – un terrien- perdu dans un monde de marins et raillé par les autres) toujours armé, un peu perdu dans ce monde marin comme Senta est un peu perdue dans le monde tout court.
Le timbre n’est pas exceptionnel, mais le contrôle sur la voix et la technique sont remarquables, la voix est homogène dans sa montée à l’aigu et la couleur est vraiment celle d’un futur ténor dramatique ; Erik n’est pas une voix légère, et bien des futurs Siegmund ou même des Siegfried (Manfred Jung) l’ont chanté. Il y a dans la voix et dans la technique de Tomislav Mužek quelque chose qui me fait penser à un futur Siegfried, avec cependant dans la voix une très belle technique pour alléger ou pour filer les notes, presque une technique à l’italienne. Voilà pour moi une voix à suivre, qui devrait aller se développant.

Le Steuermann du ténor canadien  Luc Robert m’est apparu avoir une voix presque trop large pour le rôle, ou d’une couleur un peu plus sombre que d’habitude. Luc Robert est habitué à des rôles de lyrique un peu plus lourds comme Don Carlos ou Ernani qu’il fera au MET alternant avec Francesco Meli qu’il doublera probablement. Mais la prestation est bien dominée, et le chanteur est assez émouvant, même si la couleur n’est pas exactement celle attendue dans le rôle.
Une belle surprise avec la Mary de Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo genevoise, deuxième prix du concours du Belvédère. On a plus l’habitude de voir des mezzo plus murs, voire hors d’âge que des jeunes chanteuses dans ce rôle. Et le timbre chaud, la voix large et assise de cette jeune chanteuse née en 1988 se remarque et donnent à Mary une véritable présence, c’est clairement pour moi l’une des meilleures Mary entendues. Une jeune chanteuse riche d’avenir.

Magdalena-Anna Hoffmann © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Magdalena-Anna Hoffmann © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

J’ai gardé pour la fin la Senta de Magdalena Anna Hoffmann, qui à vrai dire ne m’a pas autant enthousiasmé que dans Erwartung à Lyon en 2013 (toujours avec Alex Ollé). Incontestablement il y a dans ce chant de l’intelligence et une vraie volonté de coloration, d’interprétation dans le travail du texte, il y a aussi dans le personnage et le jeu beaucoup d’émotion et de sensibilité : l’engagement scénique est total. Mais du point de vue vocal, les aigus redoutables de Senta restent un peu serrés, et quelquefois criés plus que chantés, comme si la voix était aux limites. On sent qu’il y a très peu de réserves et l’artiste paraît moins à l’aise vocalement que lors d’autres prestations dans d’autres rôles. C’est dommage, mais il reste que l’engagement de l’artiste et son incandescence dans les grandes scènes (la ballade, la scène finale, les duos avec Erik) font que la personnalité emporte l’adhésion et que la performance reste passionnante.
Au total, cette première production de la saison est vraiment convaincante, on pourra la voir à Lille dans le futur (coproduction avec Lille, Bergen et Sydney) : un grand spectacle, impressionnant et particulièrement bien dominé techniquement, une direction musicale vigoureuse, avec un orchestre très bien préparé, qui anime et entraîne un plateau de haut niveau. Une fois de plus, l’opéra de Lyon ne manque pas à sa réputation et ce Vaisseau ouvre une saison qui s’annonce très riche et particulièrement stimulante. [wpsr_facebook]

Le projet d'Alfons Flores © Alfons Flores
Le projet d’Alfons Flores © Alfons Flores