Le débat est infini : la mise en scène est-elle une œuvre d’art et à ce titre, cette œuvre éphémère et fragile mérite-t-elle d’être conservée ? Les mises en scène d’un opéra ou d’une pièce de théâtre survivent-elles à leur auteur ?
Patrice Chéreau a été clair là-dessus : il a toujours refusé les reprises de ses spectacles qu’il ne supervisait pas. Et d’ailleurs, ceux qui ont vu ses spectacles savent que le plus souvent, il assistait à toutes les représentations alors que l’usage veut qu’après la première, le metteur en scène s’en aille vers d’autres cieux.
Ainsi donc, voilà en cause aussi bien l’Elektra de la Scala la saison dernière (mais avec l’essentiel de l’équipe de la création à Aix qui avait travaillé avec Chéreau) et cette reprise de De la Maison des Morts avec quelques autres chanteurs que ceux de la création à Aix, mais aussi une distribution un peu différente de la première présentation à Berlin d’octobre 2011.
C’est la question de l’opéra de répertoire : que reste-t-il d’un travail lorsque le metteur en scène n’est plus là pour régler les choses, et même si dans ce cas précis la présence depuis la création à Aix et à chaque reprise de Thierry Thieû Niang garantit une continuité.
Le cas Chéreau n’est pas unique, certaines mises en scène de Wieland Wagner ont survécu dans des théâtres bien après la disparition de leur auteur et on joue encore au Berliner Ensemble La résistible ascension d’Arturo Ui, dans la mise en scène d’Heiner Müller (1995) il est vrai avec encore Martin Wuttke dans le rôle titre.
Certains disent qu’il ne reste que des traces d’un travail commencé dans le cas qui nous occupe avec Pierre Boulez à Aix, et très marquant musicalement (le travail de Boulez avec Chéreau ayant une valence toute particulière étant donné leur histoire en commun) repris à Milan avec Esa Pekka Salonen, et à Berlin avec Simon Rattle, trois personnalités très ouvertes au travail théâtral, mais musicalement très différentes.
J’avoue qu’en la matière mon cœur balance: d’une part je partage l’option de Patrice Chéreau, qui protège une sorte de copyright, et plus encore, la nature de l’œuvre « mise en scène », éphémère et inscrite dans l’instant et qui bouge tout le temps, y compris si Chéreau est dans les coulisses, mais d’autre part, l’enseignant qui est en moi pense à la transmission d’un patrimoine et même si vidéo et CD conservent le témoignage du travail original, ils font du spectacle en boîte dans une fixité qui en éloigne la vie même, au contraire de la présence dans un théâtre, même en ne voyant que ce qui reste du travail et de l’œuvre, qui reste vraiment irremplaçable, je l’ai vérifié aussi bien avec Heiner Müller que Giorgio Strehler ou d’autres. Même si l’Arlecchino de Strehler vu à l’Odéon dans les années 70 reste une référence et un souvenir indépassable, les quelques quinze représentations vues au long de ces 30 dernières années, y compris après la disparition de Strehler, ont toujours été source de plaisir et de méditation, mais surtout source d’émotion. Elles rappellent combien Giorgio Strehler dont on parle moins aujourd’hui fut grand. Il fut d’ailleurs un des maîtres de Chéreau…
Ainsi, certes, le spectacle vu à Berlin n’a peut-être plus la rigueur des origines, mais il reste fort et fascinant, et ce qui le fonde est encore bien vivant et vibrant.
Alors, en 2017-18, quand ce spectacle viendra à l’Opéra de Paris, il faudra aller le voir, évidemment ! que dis-je ? il faudra s’y précipiter !
Simon Rattle n’est pas mon chef de prédilection, surtout dans le répertoire allemand romantique et post romantique. Mais c’est un chef que j’apprécie dans d’autres répertoires (XVIIIème, répertoire français, musique américaine, un certain XXème siècle mais pas Stravinski), et notamment dans Janáček. Son approche est moins tragique que celle de Boulez, moins délicate (moins moussorgskienne) que celle d’Abbado (écoutez son enregistrement DG), moins contrastée que celle de Salonen, mais plus rutilante, plus éclatante, je dirais presque puccinienne (au bon sens du terme, vu que Janáček aimait bien Puccini). Elle fouille et interroge la partition, elle met des éléments en relief qu’on n’entend pas ailleurs, elle envahit l’espace sonore (réduit) du Schiller Theater mais sans écraser. Néanmoins, dans un espace relativement intime, la présence orchestrale est forte, et couvre quelquefois un peu les chanteurs. Il reste que j’avoue avoir été séduit par ce soin apporté à la couleur : l’interprétation de Rattle est très colorée, chaleureuse, sans doute inhabituelle dans ce contexte gris voulu par Chéreau : la couleur est dans la musique. L’orchestre (la Staatskapelle Berlin, l’orchestre de Barenboim) sonne magnifiquement, les cuivres sans aucune scorie, c’est un orchestre de grande qualité avec d’ailleurs de très bons solistes (Wolfram Brandl par exemple) sans oublier le très bon chœur de la Staatsoper, (dirigé par Martin Wright).
Si Boulez avait souligné le rugueux d’une partition qu’il appelait primitive, Rattle arrondit les angles, fait de la musique quelquefois même un peu trop jolie pour ce travail de mise en scène : Boulez était dostoïevskien (qui est aussi la référence de Chéreau : revenir au texte), Rattle se laisse plus aller au son et à sa chatoyante magie, mais Dieu que c’est beau. Boulez a le sens du tragique, il a la ligne grise et douloureuse des murs de Peduzzi dans l’œil. Pas Rattle, qui préfère trouver dans cette explosion sonore et colorée une autre poésie, plus expression du rêve des âmes que de la clôture des destins.
C’est évident, criant, voire sublime lors du 2ème acte où la pantomime est un pur moment suspendu, sans rien du grotesque ou du cruel qu’elle pourrait revêtir. Rattle nous renvoie à des pépites de beauté. Il y a de l’espérance dans cette interprétation.
Le fait de ne pas voir le chef (la fosse est profonde) est plutôt un avantage pour se concentrer sur la mise en scène (Bayreuth sans l’auvent en quelque sorte). Et le plateau réuni est très homogène à défaut d’être éblouissant. L’œuvre exige moins des vedettes qu’une vraie homogénéité vocale car il est difficile, impossible même, de déterminer un rôle principal.
Ce n’est pas l’opéra de Janáček que je préfère, l’œuvre (créée en 1930) est puissante par le sujet, très évocateur et assez prémonitoire de ce qui se passera chez Staline (et ailleurs) quelques années plus tard, mais dramaturgiquement moins théâtrale que d’autres comme Katia Kabanova, Jenufa ou L’affaire Makropoulos. C’est une série de moments, peu agencés entre eux, dont le fil rouge va de l’arrivée de Gorjančikov le prisonnier politique (Tom Fox, très honorable) jusqu’à son départ, sans que cette présence continue (il accompagne bientôt Alejo qu’il protège et à qui il apprend à lire) ne soit vraiment marquante pendant le corps de l’œuvre : Janáček procède par touches, et en cela Chéreau l’a parfaitement suivi (voir la manière dont le Pope agit, les bénédictions, la soumission, l’apparente paix face à l’horreur du lieu).
Le troisième acte est le plus chanté de l’œuvre, le plus dramatique sur le plan musical, le plus répétitif sur le plan dramaturgique. Mais mon préféré est le deuxième acte, le plus spectaculaire avec la pantomime jouée par les prisonniers, moment de l’expression des fantasmes, notamment sexuels, mais plus encore authentique instant où la liberté dont ils sont privés émerge des corps, comme une sorte de Saturnale. Et Chéreau y retrouve quelque chose des motifs qu’on avait rencontrés dans Hamlet (les comédiens), en un tableau impressionnant où le jeu se déroule entre deux publics, celui du théâtre et celui sur le théâtre, dans une mise en place impressionnante de fluidité et sublime de beauté plastique et d’émotion.
Une partie de la distribution a accompagné toutes les reprises, c’est le cas de l’Alejo, toujours très prenant et émouvant d’Eric Stoklossa, déjà à Aix en 2007, moins jeune mais toujours aussi juvénile. C’est aussi à l’autre bout du spectre le cas du vétéran Heinz Zednik. D’une certaine manière, Patrice Chéreau a voulu à ce moment de la carrière renouer avec ceux qui l’avaient suivi et accompagné à Bayreuth (dans Elektra, c’était Donald Mc Intyre et Franz Mazura qui témoignaient de cette fidélité). Zednik, le vieillard, toujours saisissant, dès le début lorsqu’il essaie timidement de tendre son auge et qu’il se fait « squeezer » par les autres, sorte de fantôme qui erre pendant toute la représentation avec une incroyable présence.
Štefan Margita lui aussi depuis les origines dans cette production est un Filka toujours intense et tendu, comme Peter Straka, qu’on a toujours plaisir à retrouver. Le Šiškov de Pavlo Hunka ne fait pas oublier Pater Mattei avec Salonen à la Scala, mais défend bien le rôle, avec une voix sonore et profonde, tandis qu’on est heureux de retrouver Peter Hoare (Die Soldaten avec Bieito) , qui donne du relief à Šapkin.
Ce qui frappe toujours dans ce travail ce sont les moments de pur théâtre (la chute des ordures à la fin du 1er acte) ou le brutal « tomber » de rideau, typique de Chéreau, la délicatesse des éclairages phénoménaux de Bertrand Couderc, jamais francs, d’une infinie variété dans une infinitude de moments, de ces moments très brefs que Chéreau saisit avec une vérité voire une crudité à la limite du supportable, tandis qu’à d’autres moments émerge une indicible poésie : c’est le cas de l’aigle blessé figuré par une sorte de jouet de bois articulé, comme s’il avait été construit par les prisonniers eux-mêmes, comme une mascotte, comme un objet symbole ou une projection, porté au départ jalousement par le vieillard. L’aigle à la fin guéri s’envole : le jouet ici figure l’envol, comme s’il figurait un espoir que la réalité contredit, comme s’il en était la métaphore, alors que Gorjančikov, lui, laisse la prison, laissant les autres, Alejo, le vieillard, seuls face à un destin bouché.
Bouché comme ce décor bétonné de Richard Peduzzi, aux parois imperceptiblement mobiles qui changent l’espace et empêchent tout perspective. Même le fond quelquefois ouvert est toujours brumeux, de ces brumes que Chéreau affectionne et qui nimbent d’irréel ce monde marginal, autonome, autoréglé où la vie, la mort, le jeu, les affects, les individus passent presque sans relief particulier, un monde uniformément gris.
Au total, à être très sincère, je me demande si ce que nous investissons dans le spectacle original que nous avons vu avec Boulez en 2007 n’est pas trop médiatisé par sa direction implacable de rigueur et par l’idée préconstruite que Chéreau est mort et qu’aucun de ses spectacles ne sera comme avant. Il serait fort injuste, et faux, de dire que le spectacle ne fonctionne pas. Que Chéreau, maître en work in progress, y eût apporté des touches nouvelles, liées à de nouvelles idées, liées à de nouveaux chanteurs, sans doute. Voilà un spectacle arrêté dans son parcours, mais pas fossilisé. Chéreau n’est plus mais son spectacle vit encore. Il y a des spectacles dont le metteur en scène est bien vivant, et qui naissent fossilisés, plâtrés, empoussiérés et déjà morts.
Ça n’est pas le cas ici.
Je vous l’assure, ici c’est encore le bonheur.
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