BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER, de Richard WAGNER le 8 AOÛT 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en sc: Jan Philipp GLOGER)

Les "fileuses" © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les “fileuses” © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Fliegende Holländer 2013: http://wanderer.blog.lemonde.fr/2013/08/21/bayreuther-festspiele-2013-der-fliegende-hollander-de-richard-wagner-le-20-aout-2013-dir-mus-christian-thielemann-ms-en-scene-jan-philipp-gloger/

 

Fliegende Holländer 2012: http://wanderer.blog.lemonde.fr/2012/08/01/bayreuther-festspiele-2012-der-fliegende-hollander-le-31-juillet-2012-dir-mus-christian-thielemann-ms-en-scene-jan-philipp-gloger/

 

Est-ce le voisinage du Ring ? Est-ce la direction complètement novatrice de Kirill Petrenko ? Est-ce la mise en scène de la complexité du monde voulue par Frank Castorf ? Il reste que, comme pour Lohengrin, l’impression en sortant de ce Fliegende Holländer sans être mitigée, est moins enthousiaste que les années précédentes. Pour les descriptions détaillées de la mise en scène de Jan Philipp Gloger, je vous renvoie aux comptes rendus respectifs de 2012 et 2013.

Que les impressions varient, c’est plutôt un bien. Où serait le plaisir si chaque année on voyait une copie de l’année précédente ? Gloger avait bien modifié entre 2012 et 2013 un certain nombre de données (on était notamment passé du rouge au noir), mais peu de modifications entre 2013 et 2014, sinon  dans la distribution où Kwangchul Youn succède à Franz-Josef Selig dans Daland.

Senta et la poupée représentant le Hollandais © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ballade de Senta © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La mise en scène de Jan-Philipp Gloger part d’une donnée simple : la rencontre de deux errances, celle d’un homme d’affaire, las des rencontres tarifées, des halls d’hôtel et de voyages, qui a envie de se poser et de connaître enfin l’amour, et celle d’une jeune fille rêveuse, lasse de son travail à la chaîne, qui aspire enfin à vivre une histoire.
Ils se rencontrent, ils s’aiment, ils meurent. Un Hollandais qui prendrait ses modèles chez Roméo ou chez Tristan. Peu de fantasmagorie ou juste ce qu’il faut pour ne pas épurer à l’excès, pas d’océan, pas de vaisseau ou juste du barque, pas de fileuses, mais des ouvrières qui fabriquent à la chaîne des ventilateurs…Daland fabrique et vend du vent…et finira, image finale, par vendre des effigies des deux amoureux, un peu comme le père Al Fayed chez Harrods a exploité jusqu’à la garde le filon Dodi Al Fayed/Lady Di.

Le choeur des matelots © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Le choeur des matelots © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Un travail assez clair, rigoureux, mais dont les profondeurs sont vite épuisées On dirait vulgairement qu’on en a vite fait le tour, c’est très évident à la troisième vision. Voilà une ligne, suivie, cohérente, bien gérée (les personnages comme Mary ou le Steuermann sont très bien profilés), qui ne devrait pas (trop ) choquer les amateurs de Vaisseaux, de tempêtes ou même de tempêtes sous un crâne, car le filon psychologique ou même psychiatrique (Senta vaguement schizophrène) n’est pas exploité du tout. Ici, Senta n’est pas une rêveuse, mais plutôt une révoltée.
Du point de vue musical, Chritian Thielemann mène l’ensemble à un rythme soutenu, très dynamique, avec un souci du détail marqué, notamment dans les parties plus lyriques ou plus contenues. C’est un travail exemplaire de direction musicale : rien ne manque, les fortissimi, les forte, les moments plus tendres, avec un orchestre qui le suit avec une parfaite précision et un bel engagement. L’exemple même de ce qu’on attend d’un Fliegende Holländer, une approche sans état d’âme, démonstrative, d’une sûreté sans failles, mais peut-être aussi sans surprise. Et c’est à cela que je pensais en écoutant la fosse : j’ai eu ce à quoi je m’attendais, ce que j’avais eu et apprécié les années précédentes ? Rien de plus. Je vois un rictus agacé sur le visage du lecteur…mais qu’est ce qu’il lui faut de plus ?
Peut-être me manque-t-il la surprise (la surprise du chef…), l’étonnement, ce plus qui fait que telle œuvre avec le même chef n’est pas exactement comme la veille, qu’il y a des variations, une variété, une invention, des tentatives. Rien de tel dans ce Vaisseau, tout à fait remarquable mais, remarquable comme un chef d’œuvre architectural qui est là une fois pour toute : comme sur le viaduc de Millau, on passe, on repasse, c’est toujours remarquable, mais le travail de Norman Foster n’évolue pas, il a inscrit dans ce viaduc une fois pour toutes son génie, et nous admirons.
Chez Thielemann, c’est un peu cela, remarquable, mais un peu extérieur, comme fouillé et proposé une fois pour toutes et sans vraie sensibilité. Cela vit sans respiration, sans l’humain sensible, et avec un tantinet d’arrogance.
Me voilà bien critique : il ne s’agit aucunement de critique, mais d’une opinion, d’un ressenti, appuyé sur ce je ne sais quoi et ce presque rien qui a traversé mon écoute.
Du point de vue du chant, nous nous trouvons face à une équipe très homogène, qui tient très largement la route : le Hollandais de Samuel Youn a toujours ses qualités d’élégance, de phrasé, de timbre chaleureux et velouté, et toujours ce petit manque de projection et de largeur vocale qui n’en fera sans doute pas un Hollandais de légende, mais au moins le personnage voulu par la mise en scène, qui doute, et bien plus humain que d’habitude. Pour ma part, j’aime beaucoup cet artiste.

Kwangchul Youn © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Kwangchul Youn © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Kwangchul Youn a cette qualité remarquable de solidité et de régularité qui fait qu’on est toujours sûr de l’égalité du résultat et du rendu, mais avec des variations de couleur, avec une vraie recherche dans la manière de rendre le mot, une sensibilité au texte qui fait les grands chanteurs pour Wagner, il est en plus le personnage voulu, gentiment roublard, commerçant dans l’âme, accompagné de son âme damnée, le Steuermann Benjamin Bruns, la vraie surprise de ce cast vieux de trois ans, excellent vocalement, avec une vraie puissance, un timbre clair et sûr, et surtout magnifique en scène dans son rôle d’intendant et de gestionnaire de l’entreprise Daland. Beau succès aussi du Tomislav Mužec, comme l’an dernier, un chanteur jeune, intense, au joli timbre et très émouvant.

Tomislav Mužec © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tomislav Mužec © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Christa Mayer n’est pas une Mary inoubliable, mais y en a-t-il ?

Ricarda Merbeth © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ricarda Merbeth © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Reste Ricarda Merbeth.
Énorme succès, proportionnel aux aigus impressionnants, notamment à la fin. Mais Y-a-t-il une vie après les aigus ? Pour un soprano, oui, théoriquement. Pour Ricarda Merbeth, apparemment non. Une Senta d’une grande froideur, très peu expressive, très peu ressentie, sans âme et sans tripes. Une machine à faire des aigus, comme souvent je le lui ai reproché, une chanteuse qui ne me dit rien, qui ne me communique rien, qui n’a rien de la vibration d’une Pieczonka, pourtant vocalement bien plus hésitante et plus fragile…Senta, c’est justement une vibration et une sensibilité, une chaleur, un rêve qui passe. Ici, tout passe avec la même puissance, et sans rien d’autre qu’une exposition de décibels.
Au total, et malgré ces remarques tatillonnes, un bon Fliegende Holländer, une belle soirée à Bayreuth comme devrait être son ordinaire, et comme n’est pas son extraordinaire.[wpsr_facebook]

Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER, de Richard WAGNER le 20 août 2013 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Jan Philipp GLOGER)

Acte III ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Lire le compte rendu de cette production lors de sa création au Festival 2012 ( 30 juillet 2012) 

J’ai tweeté hier “Thielemann fantastique dans Der Fliegende Holländer“. Réponse dubitative quasi immédiate d’un auditeur déçu d’un “triste” concert de Thielemann. Les lecteurs de ce blog savent que je suis loin d’être un inconditionnel du chef allemand. Mais hier soir à Bayreuth, force est de reconnaître que sa direction du Fliegende Holländer était exceptionnelle. À vrai dire l’exécution  de l’an dernier était déjà très bonne, mais celle-ci la dépasse encore .
Il en va souvent ainsi de Christian Thielemann, un jour bien, un jour mal, un jour fabuleux: il est (du moins c’est ainsi que je le ressens) assez irrégulier, voire surprenant, dans un sens comme dans l’autre. Je me souviens de son Ring à Bayreuth; première année, sans flamme, sans rythme, sans intérêt. Dernière année, énergique, tendu, dramatique à souhait. On n’est jamais en terrain sûr. En tous cas, cette année, c’était un soir magique, et ce dès l’ouverture.
Sa direction n’est pas romantique ni échevelée, elle est au contraire extrêmement fluide, sans exagérer sur les volumes sonores, mais en même temps dramatique, avec un tempo rapide (2h15 sans entracte) sans jamais sembler précipité. Les scènes plus lyriques, les duos d’amour sont conduits de manière très délicate, presque effleurées, et Thielemann insiste beaucoup sur certains pupitres, les bois par exemple, mais ne donne jamais aux cuivres un volume envahissant (à Bayreuth d’ailleurs les cuivres ne le sont presque jamais). Cela donne à la fois beaucoup de dynamique, une certaine tension, mais pas de ruptures, pas de contrastes trop exagérés: un travail exemplaire, qui essaie de montrer dans la partition un Wagner déjà mur (c’est la version de 1860) qui reprend son oeuvre de jeunesse au moment où il songe au Ring et à Tristan: Thielemann le donne à entendre d’une manière très claire, il donne à entendre un “post-romantische” Oper et non le traditionnel “romantische” Oper.

Le choeur ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Cette direction est aussi (en collaboration avec le chef de choeur Eberhard Friedrich) un fort stimulant pour le choeur qui est tout à fait exceptionnel et très bien mis en valeur par les mouvements de la mise en scène, relativement limités (pas de bateau, pas de mer, pas de danses, mais quelques mouvements d’ensemble assez simples): c’est le choeur de Bayreuth, pour qui les années passent, sans que le temps n’ait de prise sur son excellence voire sa perfection, malgré les changements de chefs, et de choristes. S’il y a bien une permanence dans ce Festival, c’est celle-là.
Quant aux solistes, galvanisés  par cette direction enthousiasmante, ils forment un ensemble à la fois homogène et de très haut niveau, même si une fois de plus, certains peuvent être magnifiques dans le Festspielhaus et sembler banals ailleurs, à cause de l’acoustique extrêmement avantageuse du lieu pour les voix.

Senta-Holländer ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

C’est le cas pour Samuel Youn, un Hollandais plutôt noble, au timbre vraiment velouté, qui chante avec beaucoup d’élégance, et un peu moins de force: les aigus sortent, mais on en sent les limites. Cela convient à une mise en scène qui veut “humaniser” le Hollandais et ne pas en faire le fantôme tendu qu’on voit souvent: un anti Simon Estes (dans la mise en scène de Harry Kupfer) en quelque sorte. Il reste que dans ce contexte, c’est un Hollandais remarquable.

Acte II, la rencontre ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Nouvelle recrue de l’année, la soprano Ricarda Merbeth (qu’on n’avait pas vue à Bayreuth depuis le Tannhäuser de Philippe Arlaud/Christian Thielemann) ne compte pas parmi mes favorites: une vraie voix certes, mais seulement une voix, sans vraiment la chaleur ni l’engagement. Sa ballade ne m’a pas vraiment enthousiasmé, mais tout le reste est sans reproche, à commencer par les duos avec le Hollandais et avec Erik, et son final magnifique et totalement convaincant.

Senta (Ricarda Merbeth) brandit son Holländer rêvé ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Elle succède au total avantageusement à Adrianne Pieczonka (prise à Aix pour Elektra) et a remporté un authentique triomphe.
Autre nouvelle recrue succédant à Michael König en Erik, le croate Tomislav Mužek, vraiment excellent, voix claire, puissante, tendue et tendre à la fois, interprétation très engagée: une découverte et un très gros succès.

Daland et le Steuermann (Acte I) ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Franz-Josef Selig est comme d’habitude, remarquable, voix profonde, large volume, une basse de référence (il chante Hunding dans le Ring de Castorf) et la mise en scène le fait “jouer”, et on l’en sent heureux: il compose  un personnage un peu ridicule et caricatural pris par sa soif d’argent, mais assez sympathique et naturel, il fait sourire, voire rire et sa composition d’un Daland un peu à côté de l’habituel (chef d’une PME qui fabrique des ventilateurs…) est vraiment réussie, tout comme celle du pilote (Steuermann) Benjamin Bruns, devenu son assistant porteur de dossiers et de parapheurs, et essayant de conquérir les marchés pour vendre à qui mieux mieux les dits ventilateurs: jolie voix, bien posée, un peu tendue à l’aigu, mais tellement à l’aise dans cette composition très réussie. Quant à Christa Mayer, elle chante une Mary assez présente, ce qui est suffisamment rare pour le signaler, et elle me semble meilleure que l’an dernier.
Au total, une distribution à la hauteur du rendez-vous, pour un ensemble musical de très grand niveau. D’où le triomphe total à la fin.
Jan-Philipp Gloger est un jeune metteur en scène de 32 ans, qui a signé là un travail qui sans être exceptionnel, est de très bonne facture (lire mon compte rendu détaillé de l’an dernier: depuis, les choses n’ont pas vraiment changé). Quelques modifications: les cartons qui entourent Senta ne sont plus rougis de traces de peinture (ou de sang), mais noircis (traces noires et non plus rouges) et le vaisseau en miniature brandi par Senta est cette fois un mannequin représentant le Hollandais. C’est l’amour de ce couple impossible qui est au centre de l’histoire, sans références à la légende, ni à la mer: l’Océan est une immense structure métallique qui peut être une ville vue de nuit, un ensemble de circuits électroniques, une salle des marchés avec ses chiffres qui défilent: bref, notre monde saisi par la soif d’argent, gouverné par l’économie (l’horreur économique) dont le brave Daland et son séide le Steuermann sont de purs produits voire de pures victimes. Senta refuse et ce monde, et le travail à la chaine où ses compagnes empaquètent des ventilateurs (allusion, on l’a dit, à ce mot “vent” tant de fois prononcé par le Hollandais). Il en résulte un travail épuré, assez “essentiel”, un décor fixe, peu de détails, pas de vaisseau, pas de mer, pas de marins, juste une barque au début pour dire qu’on parle de mer.
L’essentiel pour Gloger, c’est cette histoire d’amour entre deux êtres qui  découvrent en commun leur distance par rapport au monde tel qu’il est et qui se découvrent semblables. Un errant des mers, et une errante de la terre. Une histoire non dépourvue de violence (le Hollandais se scarifie pendant son monologue initial) cette vision reste néanmoins presque hiératique, avec sa vision finale du couple devenu objet pittoresque à vendre en poupées miniatures: l’océan économique a engloutis les amants.
Tournant le dos à des mises en scène centrées sur les fantasmes de Senta (devenu un lieu commun depuis Kupfer en 1978, voir Philipp Stölzl à Berlin ce printemps), Gloger fait une proposition nouvelle qui se tient; la réalisation, le décor ne laissent aucun espace au rêve romantique, aucun espace pour les effets, seule la brutalité et la froideur du monde pour les êtres marginaux sont au rendez-vous.

J’ai vu beaucoup de Fliegende Holländer cette année, c’est sans nul doute le meilleur. Effet Bayreuth? Effet Thielemann? Simplement, un Hollandais différent, et magnifique musicalement.

Bayreuth cette année, ce fut musicalement très intense, mais un peu trop bref pour mon goût. Beh, oui, à Bayreuth j’en veux toujours plus, et j’ai toujours du mal à m’arracher au lieu. Addiction, quand tu nous tiens…
En tous cas, ceux qui sont nostalgiques pourront toujours faire l’acquisition d’un des petits Wagner (des nains de jardin d’un nouveau genre) de Ottmar Hörl qui ont essaimé dans le parc et sur l’esplanade du Festspielhaus, installation ad hoc pour l’année Wagner, qui rappelle (toute proportion gardée certes) l’industrie du Lièvre de Dürer en plastique (et en édition illimitée) multicolore à Nüremberg, du même Ottmar Hörl.
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Les p’tits Wagner…