OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: NORMA de Vincenzo BELLINI le 10 NOVEMBRE 2013 – Version concertante (Dir.mus: Evelino PIDÒ)

Opéra de Lyon, 10 novembre 2013

Norma, de Vincenzo Bellini (1831, Teatro alla Scala, Milano)
Choeurs et orchestre de l’Opéra de Lyon
Direction musicale: Evelino Pidò
Norma: Elena Mosuc, Adalgisa: Sonia Ganassi, Pollione: John Osborn, Oroveso: Enrico Iori, Clotilde: Anna Pennisi, Flavio: Gianluca Floris.

Serge Dorny a choisi de présenter annuellement en version de concert un opéra du répertoire belcantiste. Cette année, c’est le tour de Norma, de Vincenzo Bellini, avec quelques soucis de distribution puisque la Norma prévue, Carmen Giannatasio, a fait faux bond, et que le ténor prévu, Marcello Giordano, a dû être lui aussi redistribué. Fatalité druidique… bienvenue. Ni la Giannatasio, surfaite pour mon goût, ni Giordano ne me paraissaient être des interprètes idéaux. C’est Elena Mosuc qui est Norma, ce qui garantit au moins du chant, et John Osborn qui est Pollione, ce qui garantit au moins du style: soyons honnêtes, le spectateur gagne sans doute à ces substitutions.

J’ai déjà évoqué à l’occasion de la Norma de Bartoli à Salzbourg les infinies discussions sur la manière de distribuer Norma: bien sûr personne n’a entendu ni la Pasta, ni la Malibran, toutes deux mezzo, voire contralto à l’origine  et elles furent chacune Norma, la Pasta à la Scala à la création (même si le rôle était apparemment un peu haut pour elle), la Malibran à la reprise napolitaine de 1835. L’époque (les années 1830) n’était pas aussi tatillonne que la nôtre sur le classement des voix et l’étendue vocale des grandes divas semble être un des caractères marquants relevés par les spectateurs du temps, notons quand même qu’une des voix les plus versatiles du XIXème, Lili Lehmann, fut aussi une grande Norma. Plus près de nous, Marilyn Horne a chanté aussi bien Norma (en début de carrière) qu’Adalgisa: Norma chantée par le plus grand mezzo colorature du XXème siècle, cela peut étonner. Grace Bumbry, autre mezzo (une Carmen de référence) a chanté tardivement Norma, tout autant qu’Edita Gruberova, soprano colorature à la voix d’une pâte radicalement différente de celle de la Bumbry. Sans parler de Cecilia Bartoli. C’est que le spectre vocal du rôle est particulièrement étendu, et ne se limite pas à Casta Diva: il y a dans Norma des agilités, des cadences à faire tourner les têtes, des moments dramatiques à la limite (presque) verdiens, des aigus redoutables, des notes filées impressionnantes à tenir, des graves sur lesquels s’appuyer. Bref, un rôle pour monstres sacrés, que bien peu osent affronter en scène: on attend aujourd’hui Netrebko qui élargit son répertoire (et sa voix) on attend, et les vestales du Bel Canto l’attendent aussi, mais au tournant. À la Scala, depuis Caballé entre 1972 et 1978, plus de Norma.

Disons le d’emblée, la Norma entendue à Lyon est sans conteste l’une des mieux chantées et des plus équilibrées  depuis longtemps, même si la Norma de Elena Mosuc n’est pas pour moi totalement convaincante. Sans doute est-ce dû à deux facteurs,
– d’une part j’aime dans Norma les timbres sombres: j’adore Leyla Gencer dans ce rôle justement parce qu’elle a le timbre et la couleur voulus: achetez au moins une de ses Norma pirates – c’est la plus piratée des divas et pour cause, elle n’a aucun enregistrement officiel. Et pour des raisons différentes (Callas hors compétition) j’aime Renata Scotto et Beverly Sills.
– d’autre part j’aime les voix “habitées” dans ce rôle, qui d’emblée portent en elle le drame final: j’aime les interprètes, avant les chanteuses (sans doute la Pasta m’eût plu, elle qui était, dit-on, bien plus drame que chant)
Elena Mosuc est d’abord un soprano colorature, ce fut une Zerbinetta de référence à Zürich où je l’entendis pour la première fois. Elle chante désormais sur les plus grandes scènes du monde et ce n’est que justice. La technique est impeccable, les aigus bien négociés et sûrs, les notes filées remarquablement contrôlées grâce à une tenue de souffle exemplaire, les agilités sans scories: bref, c’est une Gilda de très haut niveau.
Une Norma? c’est plus difficile. Ce soir, si Casta Diva fut très bien maîtrisé, si la cabalette qui suivit fut sans reproches, le reste du premier acte  fut très bien chanté, mais peu engagé: Elena Mosuc n’a pas été un seul moment le personnage: un chant maîtrisé mais aucune incarnation. La seconde partie a été au contraire bien mieux maîtrisée, et la scène finale impeccable musicalement a diffusé une émotion très marquée, d’autant plus marquée qu’on la sentait bien plus concernée par l’extraordinaire lyrisme de la musique, bien plus en tous cas que par les parties dramatiques de l’acte I et du trio final, là où Bartoli clouait sur place. Donc Mosuc a remporté le challenge, car la prestation est sans conteste de très haut niveau. Il reste que ce n’est pas la Norma dont je rêve, mais c’est une Norma très défendable et respectable qui trouve sa pleine vérité dans la seconde partie, infiniment plus sentie que la première.

Sonia Ganassi

Sonia Ganassi dans Adalgisa est au contraire une véritable incarnation. elle chante ce rôle depuis longtemps (déjà à Paris en 2000 aux côtés de June Anderson). Pour ma part, elle est la grande triomphatrice de la soirée. Cette chanteuse toujours très sérieuse ne fait pas la carrière qu’elle mérite, même si elle chante un peu partout. C’est une rossinienne exceptionnelle, c’est aussi une belcantiste de référence: elle a le volume, elle a les agilités, elle a l’intensité et la présence: une présence physique et vocale qui, même dans un contexte concertant frappe immédiatement. Elle est désormais très demandée dans Verdi, ce fut une Eboli extraordinaire dans la mise en scène de Peter Konwitschny (la pantomime du ballet était un morceau d’anthologie où elle fut inoubliable) du Don Carlos en français à Vienne et Barcelone, mais la voix manque de largeur (ou plutôt manque de réserves) pour Verdi et surtout pour ces rôles dramatiques: elle s’en sort avec honneur,  mais je pense que Ganassi a bien plus la voix qu’il faut pour le bel canto: suffisamment large, suffisamment ronde, et surtout suffisamment ductile (école rossinienne) pour être très à l’aise dans les mezzo belliniens et donizettiens. Son Adalgisa est simplement aujourd’hui  la meilleure qu’on puisse trouver: style, maîtrise technique, volume, aigus, agilités et surtout intensité; une intensité qui a fait de son mira o Norma en duo avec Norma un moment d’éternité. Elle fut magnifique et a remporté un juste triomphe.
Troisième triomphateur, John Osborn. Il était déjà Pollione à Salzbourg et avait remporté une très grand succès. De nouveau, il montre ce qu’est la technique de fer et la diction impeccable et claire apprises à l’école américaine: du style, un art consommé des notes filées, des mezze voci, un sens exceptionnel de la couleur. Un exemple de style qui le prédispose à tous les rôles belcantistes mais aussi ceux du grand opéra français: la Juive (il y fut merveilleux), Robert le Diable, Les Huguenots, voilà ce qu’il devrait exploiter au mieux. Son Pollione est d’une élégance exceptionnelle (trop peut-être pour le personnage, même si la scène du rachat final est vraiment bouleversante), la voix magnifiquement projetée, malgré l’orchestre sur la scène qui a tendance quelquefois à couvrir (Oroveso), qui rend chaque son produit parfaitement entendu et surtout compris. Je ne suis pas sûr qu’il ait intérêt à aborder les grands rôles du répertoire français post romantique: mais pour ceux du répertoire belcantiste français et italien il n’a pas de rival. Et sa prestation montre l’erreur que les programmateurs font en confiant Pollione à des voix plus larges (genre Johan Botha ou Franco Farina, voire Giordano) mais sans le style voulu.
L’Oroveso de Enrico Iori est un peu en retrait: rien à voir avec celui de Michele Pertusi à Salzbourg. Peu de personnalité affirmée, projection insuffisante, souvent couvert par l’orchestre: la voix est belle, mais ne sonne pas vraiment et la personnalité reste fade. Une petite déception, alors qu’aussi bien le Flavio de Gianluca Floris et  surtout la Clotilde d’Anna Pennisi ne sont  dénués ni de présence ni d’élégance dans leurs prestations.
L’orchestre et les choeurs de l’Opéra de Lyon étaient aujourd’hui au rendez-vous, les choeurs d’Alan Woodbridge sonores, énergiques, répondant avec justesse au tempo étourdissant voulu par Pidò dans Guerra et un orchestre en grande forme, sans aucune scorie,  des pupitres très bien mis en valeur, notamment la flûte magnifique d’une flûtiste nouvellement recrutée. Le son des cordes n’est pas toujours aussi velouté qu’on le voudrait dans Bellini, mais l’ensemble, mené avec une redoutable précision et une incroyable énergie par un Evelino Pidò des grands jours ne peut qu’emporter l’adhésion (bien plus pour moi que la version baroque de Salzbourg): il imprime une nervosité, une dynamique et une intensité qui répondent à l’engagement des chanteurs qu’il suit  et qu’il accompagne avec une attention extrême. Pidò est un chef qui soutient toujours très bien le chant, mais cette fois il y avait plus: il y avait une couleur spécifique à l’orchestre qui a participé sans aucun doute au succès général.
Cette Norma, qu’on va encore entendre à Lyon le 12 et à Paris au TCE le 15 novembre mérite le détour. Ce n’est pas si fréquemment qu’on entend un chant de cette qualité dans cette œuvre que les grands théâtres n’osent plus programmer: Vienne propose cette année 4 représentations concertantes (avec encore et toujours Gruberova qui n’en peut plus), l’Opéra de Paris ne l’a pas programmée depuis 2000 et la Scala depuis 1978.
Allez-y pour l’amour du beau chant.
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Norma, Opéra de Lyon, 10 Novembre 2013

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: NORMA de Vincenzo BELLINI le 24 AOÛT 2013 (Dir.mus: Giovanni ANTONINI; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER) avec Cecilia BARTOLI

Le choeur “Guerra” © Hans Jörg Michel

Dans le même journée, voir Meistersinger de 11h à 17h, puis Norma de 19h30 à 22h30, ce n’est sans doute que du bonheur, mais en même temps beaucoup d’attention, et donc une certaine tension et au bout de cette “folle journée” une certaine fatigue, bientôt balayée par cette Norma hors normes: l’usine à productions qu’est Salzbourg se permet de faire ainsi joujou avec les horaires, mais c’était pour moi une opportunité, car sinon, j’aurais dû choisir entre l’un et l’autre.
Or Norma n’est pas un opéra qu’on affiche aussi facilement. L’oeuvre est très difficile à monter, tout simplement parce qu’il n’y a pas de Norma totalement convaincante sur le marché lyrique. La Scala ne l’a pas programmée depuis 40 ans (fameuse production de Mauro Bolognini avec Montserrat Caballé). Ce rôle écrasant,  Bellini lui même le qualifiait “d’encyclopédique” tant il demande à l’artiste qui l’interprète: il faut une voix qui soit dramatique mais aussi lyrique, avec différents types d’agilités, différents types de passages à l’aigu, il faut aussi une personnalité scénique hors pair: il ne suffit pas de savoir chanter avec un contrôle suffisant et une voix filée le fameux Casta Diva, il faut assumer la redoutable cabalette qui vient presque immédiatement après, et puis tout le reste, les duos, les ensembles qu’il faut animer avec une vaillance épique. Tout commence avec Casta Diva, mais tout justement ne fait que commencer; il y a l’après. Et quand je dis tout commence avec Casta Diva, le mot Casta, premier mot de l’air est l’enjeu de l’ensemble de l’opéra puisque Norma non seulement n’a pas respecté le voeu de chasteté, et a eu deux enfants, mais deux enfants d’un envahisseur romain; elle est coupable devant la déesse, coupable devant les hommes, elle est prêtresse traitresse et pécheresse : quelle géniale interprète sait faire sentir cela dès le départ, sait chanter Casta Diva en y mettant immédiatement cette once du poids du péché mortel…suivez mon regard…?!

Adalgisa 5Rebeca Olvera) et Norma (Cecilia Bartoli) © Hans Jörg Michel

Le parti pris musical de la production de Salzbourg, le choix même de l’oeuvre montée pour Cecilia Bartoli que personne, personne, personne n’imaginait un seul instant dans ce rôle, pour des raisons vocales et musicales, tout cela excitait la curiosité: et pourtant, la cantatrice italienne (peu prophète en son pays où elle est très peu aimée du public mélomane et surtout lyricomane) a eu le cran  de l’affronter, de faire sa Norma, en défendant un parti pris qui va à rebours de toutes les tendances d’aujourd’hui, tout en en épousant les modes. À rebours des tendances d’aujourd’hui où Norma est plutôt un soprano,  un soprano au spectre large et dramatique (du genre Violeta Urmana) et où le mezzo est Adalgisa, alors qu’à Salzbourg, Norma est mezzo et Adalgisa soprano,  en épousant les modes du jour comme celle de travailler le répertoire rossinien et belcantiste avec des baroqueux.
L’an prochain en effet à Pentecôte, le festival intitulé “Rossinissimo” proposera pour Cenerentola et Otello l’ensemble Matheus et Jean-Christophe Spinosi. Cette année, l’Orchestre La Scintilla, issu de l’orchestre de l’Opéra de Zurich, est dirigé par un des maîtres du baroque, Giovanni Antonini, déjà au pupitre dans le Giulio Cesare de Haendel de l’an dernier, ce qui était tout de même plus attendu et conforme aux “idées reçues” que cette année. Ce n’est pas d’ailleurs la meilleure surprise de la soirée: le son de l’orchestre est brut, le tempo d’une folle rapidité (une ouverture au pas de course) et certains instruments sont difficilement supportables; les cuivres notamment, volontairement sans doute en déséquilibre avec le reste des pupitres, se signalent par des interventions énormes, brutales. Une direction sans legato, sans vrai lyrisme, sans douceur, où il serait vain de chercher la fameuse mélodie bellinienne, les longues phrases lyriques ou mélancoliques, une direction qui sans doute doit correspondre au travail d’édition conduit par Maurizio Biondi e Riccardo Minasi, mais . Ils expliquent ces choix d’ailleurs dans un long article du programme de salle. Évidemment, les oreilles sont habitués à des orchestres classiques et à des instruments modernes. On discutera éternellement de ces choix “philologiques”: disons qu’ils justifient scientifiquement les choix de Cecilia Bartoli. Mais ce n’est pas du côté de Giovanni Antonini qu’on va chercher l’émotion.
Pour la mise en scène, Cecilia Bartoli, qui est directrice artistique du Festival de Pentecôte, a choisi de nouveau Patrice Caurier et Moshe Leiser, qui avaient remporté un certain succès dans Giulio Cesare. Après avoir transposé Giulio Cesare en ambiance américaine, voilà Norma en ambiance résistance française: c’est bien connu depuis Asterix, le gaulois résiste. Et comme on résistait contre l’envahisseur romain, on pourra transposer la situation dans les années 40, Pollione devenant un policier allemand (probablement gestapiste) et Norma et Oroveso des chefs d’un réseau de résistants. La France éternelle quoi…

La salle d’école © Hans Jörg Michel

À partir du moment où l’on admet le principe de la transposition, pourquoi celle-là, surtout qu’elle n’est pas si mal faite, dans un décor très réaliste de Christian Fenouillat représente la salle d’entrée d’une école. Des enfants jouent dans la cour. Ça sonne, les enfants se mettent en rang et la maîtresse (Adalgisa) vient les chercher. Rideau. Quand il s’ouvre à nouveau, toujours dans le silence, une femme est assise, de dos (Norma) et des soldats allemands entrent avec Pollione pour demander à voir la maîtresse (Adalgisa) qu’on sort de la classe.

Prologue © Hans Jörg Michel

On vérifie son identité, mais Pollione la laisse retourner en classe. Norma se lève, songeuse. Rideau. L’ouverture commence, troisième ouverture du rideau et entre alors le choeur devenu groupe de résistants menés par Oroveso, qui ramène trois cadavres. L’école sera le décor unique du drame, avec quelquefois un rideau qui se baisse pour isoler Norma dans son espace intime (notamment au deuxième acte). Il y a de beaux éclairages, de jolis moments de groupe, et des images impressionnantes notamment la scène finale très bien faite où Pollione et Norma (à qui l’on a coupé les cheveux) sont attachés au centre de la pièce, et les résistants sortent et incendient la maison.

Image finale © Hans Jörg Michel

Image ultime très impressionnante et particulièrement bien faite.
Donc dans cette mise en scène au total assez austère, plutôt en noir et blanc, qui rappelle les films du néo réalisme italien, le personnage de Norma est une référence à Anna Magnani, c’est évident.  Du reste, les personnages sont assez bien dessinés notamment évidemment les personnages féminins, plus favorisés par le livret:

Michele Pertusi (Oroveso) et John Osborn (Pollione) © Hans Jörg Michel

La distribution est assez équilibrée, à commencer par Michele Pertusi, un Oroveso solide,  la basse italienne spécialiste de Rossini, est toujours exacte, avec une voix chaude, bien posée dans un rôle un peu limité et secondaire.
John Osborn est un Pollione tout à fait remarquable, un chant très contrôlé: il a l’habitude de ce répertoire et sait à la fois travailler sur la couleur, et utiliser une technique complètement maîtrisée. Mezze voci, notes filées, legato, magnifique ligne de chant: un travail remarquable et un artiste de grand niveau. À ne jamais manquer quand il apparaît dans une distribution.
Saluons enfin la Clotilde plutôt honnête de Liliana Nikiteanu et le Flavio de Reinaldo Macias, à l’apparition initiale et limitée.

Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

La jeune Adalgisa de Rebeca Olvera n’a pas la qualité intrinsèque de timbre qu’on attend dans ce type de répertoire, elle n’a pas tout à fait le contrôle vocal nécessaire ni même tout à fait le style voulu, mais elle a une telle fraîcheur et une telle intensité qu’on finit par être convaincu de son Adalgisa. C’est un chant engagé, qui ne présente pas de défauts techniques majeurs, qui par sa couleur très claire fait joli contraste avec Bartoli, mais qui n’a pas encore peut-être la maturité nécessaire. il reste que l’ensemble passe très bien la rampe et tient la scène face à Bartoli.

Cecilia Bartoli (Norma) © Hans Jörg Michel

Venons en justement au choix de Cecilia Bartoli, qu’elle justifie en arguant que Maria Malibran, mezzo soprano, a chanté Norma. On pourrait ajouter qu’à l’époque, la distinction entre les voix n’est pas si claire qu’aujourd’hui (voir des voix comme celle de Cornélie Falcon). Norma a incontestablement une couleur plus sombre, c’est d’ailleurs pourquoi Leyla Gencer, magnifique soprano au timbre plutôt sombre, réussissait dans ce rôle qu’elle a marqué. Par ailleurs, Bartoli fait aussi un choix idéologique, il s’agit de trancher avec la tradition, il s’agit d’aller à l’opposé de la référence Callas, il s’agit de faire simplement ce qu’elle a envie avec un rôle qu’elle veut chanter. Bartoli qui est une grande star (elle vend un nombre incalculable de disques…très bankable, Madame Bartoli) et  une femme d’une grande intelligence, elle connaît parfaitement les limites d’une voix qui passe mal dans les grandes salles, mais convient parfaitement à la Haus für Mozart, dont le volume correspond à de très nombreux théâtres lyriques au XIXème. Avec sa technique particulière, notamment les vocalises très serrées qu’elle sert beaucoup dans Rossini (ces vocalises acrobatiques qui ressemblent à un chant de colombe en rut), l’ensemble Casta Diva et la cabalette ah bello a me ritorna qui suit n’est sûrement pas le moment le plus excitant pour Bartoli ni pour les spectateurs: la voix reste dure dans Casta Diva, qui n’a pas ce côté éthéré qu’on attend et elle n’arrive pas vraiment à adoucir pour coller à la ligne mélodique bellinienne, quant à ah bello a me ritorna, les agilités sont là, les aigus un peu tirés aussi, mais un peu à contresens à mon avis: cette manière de vocaliser qui peut (éventuellement) convenir à la comédie rossinienne ne correspond pas du tout à la situation et semble un peu surgir comme un cheveu sur la soupe. Passé ce moment vraiment peu convaincant, Bartoli montre que Casta Diva n’est pas tout l’opéra, bien que cette prière en soit le symbole. Car aussi bien dans les duos avec Adalgisa, dans les scènes dramatiques avec Pollione, et disons que dans toute la seconde partie du premier acte et tout le second acte, Bartoli montre des qualités d’émotion, d’engagement, de passion, d’ intensité prodigieuses qui emportent l’adhésion et font bientôt oublier les doutes sur la voix et ses limites (réelles). C’est vraiment là où l’on mesure la qualité et l’intelligence de l’artiste: j’avoue qu’elle m’a non seulement surpris, mais presque bluffé, tellement elle nous piège et nous fascine. Je suis sorti très admiratif de la prestation, et de la manière impériale dont elle s’est emparé du rôle, dans une production où naturellement tout tourne autour d’elle. Cette Norma ne fera sans doute pas école, restera un hapax dans la production d’opéra actuelle, elle va vers des chemins de traverse, mais telle quelle, ce n’est pas l’horreur ou le n’importe quoi que certains mélomanes italiens ont dit avoir entendu, c’est au contraire une production soignée, un travail au total  convaincant qui justifie l’indescriptible triomphe reçu du public, et qui a provoqué dans la troupe une si grande joie qu’on entendait en sortant, derrière le rideau les hurlements de joie et les applaudissements de l’équipe et du choeur (bonne prestation du Choeur de la Radio de Suisse italienne – Radio della Svizzera italiana, dirigé par les excellents Diego Fasolis et Gianluca Capuano). Il n’y a pas si souvent des Norma, on attend encore une Norma de référence, perdue depuis les années Scotto, Sills, Sutherland, ou même Gruberova (encore que pour cette dernière j’ai toujours eu mes doutes et qui hélas le chante encore). Ce ne sera pas Cecilia Bartoli, évidemment, mais le moment passé a été suffisamment fort pour que cette Norma fasse souvenir, et plutôt bon souvenir.
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Cecilia Bartoli & Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2010-2011: I PURITANI, de V.BELLINI le 4 février 2011 avec Diana DAMRAU (Dir.mus: Jesus LOPEZ-COBOS)

puritani15web.1296920188.jpgGTG/Vincent Lepresle

Je me suis demandé pourquoi, devant une des productions les mieux distribuées et les plus réussies des derniers mois au Grand Théâtre de Genève, le public n’avait réagi que poliment, avec peu d’applaudissements à scène ouverte, et un rideau final certes chaleureux, mais pas vraiment délirant.
Je vais essayer d’en trouver les raisons, en soulignant d’emblée que cette production vaut le voyage, car il est rare d’entendre un opéra belcantiste réalisé avec ce degré d’attention et de qualité. Encore plus lorsqu’il s’agit des Puritains, le dernier opéra de Bellini. C’est une œuvre que j’ai peu rencontrée dans mon parcours mélomaniaque puisque c’est la deuxième fois que je la vois, depuis la production de l’opéra comique en 1987, dirigée par Bruno Campanella, avec June Anderson – merveilleuse – et Rockwell Blake – époustouflant comme d’habitude.
Voilà une œuvre difficile à réussir: il faut quatre très belles voix, non seulement la soprano, mais surtout le ténor, qui doit traverser les contre ré et un contre fa unique  dans la littérature pour ténor de l’histoire de l’opéra, la basse et le baryton n’ont pas non plus la partie facile. Stylistiquement, cela ressemble évidemment à du jeune Verdi par moments, mais cela ne chante pas comme du Verdi et pour réussir un opéra de bel canto, il ne faut pas se contenter de bien chanter, mais il faut tout donner, et donc être totalement dédié, engagé, livré.

Dans un opéra belcantiste, la mise en scène n’est pas le motif pour lequel les foules se déplacent, et on pourrait se contenter de toiles peintes et d’une quelconque “mise en espace”…je me souviens que Klaus Michael Grüber  avait très opportunément fait le choix de reproposer les toiles peintes originales pour I Vespri Siciliani, jadis à Bologne, et ce fut une vraie réussite. Francisco Negrin qui, dans le texte du programme donne les clefs de sa lecture,  a visiblement été gêné par la pauvreté dramaturgique et l’invraisemblance de l’intrigue, et par la fin heureuse. Tout son effort à été de donner une épaisseur dramatique à l’intrigue, en rendant le personnage de Giorgio Walton duplice et calculateur, sacrifiant sa nièce à la raison d’Etat, et en changeant la fin,  faisant assassiner sauvagement Arturo, et faisant donc de l’extrême fin triomphale un rêve d’Elvira dans sa folie solitaire. Intervention cohérente avec l’ambiance des grands opéras belcantistes, qui finissent presque tous dans le deuil ou le sang, mais qui ne se justifie pas vraiment sauf à être interprété comme un cri de metteur en scène qui veut à tout prix exister. Car tout le reste est bien plat et conventionnel, dans un décor métallique,

puritani18web.1296919703.jpgGTG/Vincent Lepresle

monumental et oppressant de Es Devlin. Nous sommes dans une forteresse close, où la lumière ne passe pas, les murs sont couverts de signes en braille, les espaces sont réduits, mais la mise en scène utilise peu ces données qui restent donc inexploitées. Certes on veut montrer l’aveuglement du fanatisme qui finit par détruire une âme innocente. L’espace s’élargit au troisième acte, lorsque les deux amants se retrouvent, pour devenir un espace abstrait au fond duquel sont projetées des lettres d’Elvira sur son amour. C’est bien lourd pour un concept aussi léger. On a dit plus haut comment la fin était transformée. Bref, la mise en scène n’est pas vraiment gênante, mais elle n’ajoute rien et les choix affichés ne donnent pas ce dramatisme exacerbé qu’on attendrait.

Il en va autrement musicalement. Jesus Lopez Cobos est un très bon chef et connaît bien ce répertoire et l’Orchestre de la Susse Romande. On aimerait le voir plus souvent  et cette représentation le confirme. Rythmes, élégance attention au chant, palpitation de l’orchestre, subtilités de certaines pages, tout est mis en valeur avec attention et rigueur. Un vrai bon travail, appuyé par le travail sur le chœur, toujours très bon, dirigé par Ching-Lien Wu.

Musicalement, la distribution choisie est parfaitement en place, et on sort de la soirée vraiment satisfait de constater que ce répertoire peut être valeureusement défendu.
Bien sûr la curiosité vient de Diana Damrau, entendue pour ma part l’an dernier au MET dans le Barbier de Séville (avec Franco Vassallo d’ailleurs). Pas de problèmes vocaux particuliers (un petit accroc sur une note suraiguë, mais sans véritable importance eu égard à la réussite du reste). Diana Damrau fait toutes les notes, sans problèmes, elle a les aigus, le legato, le contrôle, l’homogénéité des registres, elle n’a pas cependant toujours  la largeur qui lui permettrait de dominer les ensembles: elle est particulièrement dans son élément dans les parties solistes et lyriques, avec une impeccable ligne de chant. Il lui manque cependant la vie, c’est à dire un feu intérieur, ce feu ravageur qui fait les immenses belcantistes, elle n’a pas le drame dans la voix, et son Elvira est un peu “plan-plan”…c’est dommage, ce n’est pas une Elvira pour moi, mais je salue la prestation qui reste tout de même respectable.
kudryaweb.1296921007.jpgGTG/Vincent Lepresle

Le ténor russe Alexey Kudrya est une très belle surprise: il a 28 ans, une voix bien contrôlée, bien posée, un beau timbre et une technique qui le prédisposent aux emplois belcantistes, au chant français (quel beau Werther il ferait!) ou au Verdi français (Il serait un magnifique Henri des Vêpres Siciliennes). Magnifique dans le registre central, il se sort avec honnêteté des redoutables aigus (qui firent abandonner Alfredo Kraus, estimant le rôle inhumain) contre ut,  contre ré, contre fa, sans  sons trop vilains, sans accroc (sauf peut-être au premier acte). Au total, sans être c’est vraiment excellent et on l’attend vraiment dans d’autres emplois, car celui-ci est vraiment d’une horrible difficulté.
La basse Lorenzo Regazzo, que je connais depuis ses débuts à Trévise dans les années 1990, a suivi les conseils de Regina Resnik, toujours attentive à la diction et à la respiration: son Giorgio Walton est un modèle de contrôle, de technique complètement maîtrisée et d’émotion, une vraie couleur belcantiste. Très grand moment de  chant.

vassaloweb.1296920396.jpgGTG/Vincent Lepresle

C’est légèrement différent pour Franco Vassallo,  magnifique baryton,  qui impose cependant un style plus verdien que bellinien, cherchant souvent les effets, l’extériorité. Il est très engagé, et quant à lui vraiment soucieux de composer un personnage non dénué d’émotion. C’est une vraie voix, puissante, chaleureuse, qu’on espère très vite entendre dans des grands barytons verdiens, ce serait un bel Amonasro, un très beau conte di Luna. On aimerait plus de contrôle sur Riccardo, mais je me sens vraiment très très pointilleux. Ne boudons pas notre plaisir allez, il fut quand même très bon.

Au total, une bonne soirée, où l’on a vraiment pris du plaisir, sans tout à fait, malgré les atouts , être une soirée exceptionnelle. Sans doute la placidité de Damrau y est-elle pour quelque chose.  Mais voir une production de I Puritani de cette qualité est en même temps un signe positif, on a des voix solides pour bien des répertoires aujourd’hui. Songeons donc à de vraies distributions verdiennes. Maintenant, en songeant à qui aujourd’hui pourrait faire chavirer le public, on pourraît rêver d’un couple Harteros-Florès (et dans la version pour mezzo, jamais donnée, Joyce Di Donato) . Anja Harteros a la puissance, le dramatisme, la couleur vocale et la technique pour être une Elvira d’exception.

Pendant que j’écris cette chronique, j’écoute Freni et Pavarotti avec Riccardo Muti, toujours exceptionnel dans ce répertoire: quelle fête! Même si Freni n’est pas une belcantiste, elle est l’une de ces voix qui imposent immédiatement respect et stupéfaction: puissance, dramatisme, misère et tristesse dans la voix, domination des ensembles. Quant à Pavarotti, la clarté, la maîtrise, la jeunesse, la puissance. A pleurer.
Mais sur ce répertoire, si vous êtes en train de le découvrir, je vous renvoie à Pavarotti, Sutherland, Bonynge. Sans être forcément mes préférés, leurs enregistrements du répertoire romantique sont sans doute les plus solides qui existent aujourd’hui, pour se faire l’oreille  et se donner un juste curseur.

Merci à Genève! Si vous êtes à Paris, le temps de TGV a été réduit d’une demie heure, profitez en, allez-y, il y a encore 3 représentations, le 7, le 10, le 13 février. Il serait bête de ne pas profiter de ces très honnêtes Puritains!