LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL D’ÉTÉ (15 AOÛT-14 SEPTEMBRE 2014) et le FESTIVAL PIANO (22-30 NOVEMBRE 2014)

La salle du KKL

Abbado et Brahms, Haitink et Schumann, Rattle et Bach, Chailly et Mahler, Midori, Hannigan, Bartoli… et tant d’autres !

 

Cette année, le programme du Lucerne Festival (Sommer), le festival d‘été paraît avec un mois d’avance sur les dates habituelles : il y a évidemment derrière une stratégie visant à devancer d’autres festivals concurrents, Salzbourg entre autres, qui programme souvent les mêmes concerts puisque les orchestres font leur tournée d’été obligée, passant par les deux plus grands festivals d’orchestres en Europe, et dans  les mêmes programmes quelquefois.
Lucerne est un lieu enchanteur, mais dans un contexte économique tendu, les prix pratiqués restent très sélectifs, notamment pour un public non helvétique. Il reste qu’il faut s’y prendre vite pour acheter des billets à des tarifs raisonnables  (à partir de 30 ou 40 CHF). Réservations en ligne à partir du 10 mars 12h et par écrit à partir du 17 mars.
Par rapport à la programmation exceptionnelle de 2013, due au 75ème anniversaire de la création du festival, l’édition 2014 est redimensionnée ; par ailleurs, la crise est passée, en Suisse aussi, pour un Festival très largement autofinancé ou aidé par des sponsors privés (Crédit Suisse, Nestlé, Zürich Versicherung et Roche) : Nestlé est par exemple le sponsor régulier du Lucerne Festival Orchestra.
Les deux éléments symboles du « règne » de Michael Haefliger à la tête du Festival sont d’une part le Lucerne Festival Orchestra lié à Claudio Abbado et la Lucerne Festival Academy liée à Pierre Boulez qui ne dirigera pas, mais qui est toujours présent comme pédagogue.

C’est un cycle Brahms qui ouvrira le Festival d’été avec Claudio Abbado dans  deux programmes intégralement dédiés à Brahms, dont on peut supposer qu’il se poursuivra en 2015, puisque deux symphonies sur les quatre sont programmées cette année (les symphonies n°2 & 3).
Le thème de l’année est « Psyché », en lien avec les effets psychiques de la musique, commençant par le mythe d’Orphée et la soirée d’ouverture aura lieu le vendredi 15 août 2014 avec le concert inaugural du Lucerne Festival Orchestra dirigé par Claudio Abbado . Au programme la Sérénade n°2 en la majeur op.16, la Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre op.53 (soliste : Sara Mingardo) et la Symphonie n°2 en ré majeur op.73. Ce programme sera répété le samedi 16 août.
Immédiatement après, le dimanche 17 août, un concert du West-Eastern Diwan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui fera courir les foules : après la création européenne de deux œuvres de Ayal Adler (compositeur israélien) et Kareem Roustom (compositeur syrien) – Barenboim continue son travail salutaire de promotion parallèle d’artistes israéliens et arabes et de rencontres autour de la musique -, est programmé le deuxième acte de Tristan und Isolde de Wagner dans une étincelante distribution, Peter Seiffert, Waltraud Meier, Ekaterina Gubanova et René Pape. Le 18 août, un second concert avec un programme Webern, Mozart, Ravel et en soliste le pianiste israélo-palestinien Saleem Abboud Ashkar.
Pendant ce premier week-end, deux concerts à ne pas manquer dont le premier concert de l’artiste étoile de cette édition, la soprano Barbara Hannigan dans la série « Late night music » le 16 août à 22h, avec le Mahler Chamber Orchestra dans du Rossini et du Mozart, mais surtout deux œuvres de Ligeti, l’étourdissant Concert românesc et les Mysteries of the Macabre. Le dimanche 17 août à 11h, un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher avec Bruno Ganz en récitant, au programme deux œuvres des compositeurs en résidence Unsuk Chin et Johannes Maria Staud et Bereshit für Ensemble de Matthias Pintscher.
Le Mahler Chamber Orchestra, qui constitue l’ossature du Lucerne Festival Orchestra se produira le mardi 19 août sous la direction de Daniel Harding dans un programme Dvořák/Rihm : Die Waldtaube op.110 et Symphonie n°9 op.95 « du nouveau monde » d’un côté et une création de Wolfgang Rihm, le concerto pour cor – et en soliste le grand Stephan Dohr, cor soliste du Philharmonique de Berlin, ex-soliste du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lucerne Festival Orchestra sous la direction de Claudio Abbado donnera son deuxième programme Brahms les vendredi 22, dimanche 24 et lundi 25 août, en affichant Maurizio Pollini dans le concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15 et la symphonie n°3 en fa majeur op.90.
Parallèlement, le Lucerne Festival Academy Orchestra sera pour la première fois dirigé par Sir Simon Rattle le samedi 23 août dans un programme Berio (Coro per 40 voci et strumenti) et Chin (création de Le silence des Sirènes pour soprano et orchestre, avec pour soliste Barbara Hannigan) pendant que la seconde artiste étoile du festival, la violoniste Midori, donnera deux concerts Bach (intégrale des sonates et partitas pour violon seul) dans la Franziskanerkirche les 22 & 23 août.
Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe continuent leur cycle Schumann commencé à Pâques dans deux concerts aux programmes différents, le 26 août avec Isabelle Faust en soliste (Manfred Ouvertüre op.115, Concerto pour violon en ré mineur et la Symphonie n°3  en mi bémol majeur op.97 « Rhénane ») et le 28 août avec Murray Perahia (Ouvertüre, scherzo und finale en mi majeur op.52, Concerto pour piano en la mineur op.54 et symphonie n°2 en ut majeur op.61).

Hormis le concert dirigé par Sir Simon Rattle le 23 août, le Lucerne Festival Academy Orchestra formé de jeunes instrumentistes en formation donnera plusieurs concerts d’un grand intérêt :

–          Le 30 août, concert dirigé par Heinz Holliger avec la participation du chœur de la radio lettone dans un programme Heinz Holliger (Scardanelli Zyklus).

–          Le 1er Septembre, Concert du Lucerne Festival Academy Ensemble dirigé par Matthias Pintscher avec le baryton Leigh Melrose (Berio, Pintscher, Lachenmann)

–          Le 6 septembre, concert dirigé par Matthias Pintscher (pour la création de la version intégrale de Zimt, ein diptychon für Bruno Schulz) avec la Symphonie n°4 de Gustav Mahler (chef non encore connu). Soliste, Barbara Hannigan

Les solistes attendus cette année sont, outre Midori, artiste étoile,
– Lang Lang le 24 août (programme non déterminé)
– Anne-Sophie Mutter et Lambert Orkis (au piano) le 9 septembre (Previn, Mozart, Penderecki – une création pour violon seul, Beethoven)
Le 11 septembre,  Cecilia Bartoli viendra avec I Barocchisti dirigés par l’excellent Diego Fasolis pour un « service après vente » de son CD « Mission » car son programme est justement intitulé « Mission » autour d’œuvres d’Agostino Steffani dont elle assuré une large publicité des derniers mois.

Bien entendu, le festival se doit d’être à la hauteur de sa réputation dans l’invitation d‘orchestres prestigieux pour une série de concerts, ainsi entendra-t-on deux orchestres de fosse dans des programmes symphoniques :

–          Le vendredi 29 août, l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan avec pour soliste Anja Harteros (invitée à Lucerne avec l’orchestre de l’Opéra et jamais invitée à l’Opéra de Paris) dans un programme Fauré (Pelléas et Mélisande op.80), Strauss (scène finale de Capriccio), Mussorgski/Ravel, Tableaux d’une exposition.

–          Le dimanche 31 août, le Mariinsky Theatre Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev dans un programme Wagner (Prélude de Lohengrin), Chopin (concerto pour piano n°1 en mi mineur op.11, soliste Daniil Trifonov, et la Symphonie n°6 en la mineur op.74 « Pathétique » de Tchaïkovski)

Entre les deux concerts, et pour remplir votre week-end, Andris Nelsons et le City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO) proposeront :

–          Le samedi 30 août un programme Beethoven (Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur “L’Empereur”, avec pour soliste Rudolf Buchbinder) et Elgar (Symphonie n°2 en mi bémol majeur op.63, une grande rareté)

–          Le dimanche 31 août à 11h un programme Wagner (Extraits de Parsifal et Lohengrin avec Klaus Florian Vogt).

Un week-end chargé avec des moments qui devraient intéresser les mélomanes et les lyricomanes.

Les autres  soirées symphoniques promettent de grands moments :

Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle
– le mardi 2 septembre
dans un programme Rachmaninov (Danses symphoniques op.45) et Stravinsky (L’Oiseau de Feu)
le mercredi 3 septembre où sera reproposée la magnifique version scénique de Peter Sellars de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, avec le Rundfunkchor de Berlin et une distribution de rêve, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Eric Owens.
Si l’on peut aisément se passer du premier concert, Rattle n’étant pas vraiment un chef pour Stravinsky, il ne faut rater sous aucun prétexte ce dernier programme ;: demandez déjà à votre patron une journée de congé !

Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes très variés :
le 4 septembre, Brahms (Variations sur un thème de Haydn, op.56a), Chostakovitch (Symphonie n°1 en fa mineur op.10), Ravel (Concerto en sol avec Jean-Yves Thibaudet) et Daphnis et Chloé, Suite n°2.
le 5 septembre, Brahms (Concerto pour violon en ré majeur op.77, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung op.24 et Till Eulenspiegel lustige Streiche op.28

N’étant pas vraiment un grand fan de Kavakos, j’aurais tendance à choisir le premier programme, mais la perspective d’entendre cet orchestre enivrant dans Strauss est terriblement tentante quand même.

En revanche, le week-end suivant (dimanche et lundi), il faudrait sans doute faire le voyage tant le programme du Gewandhausorchester Leipzig dirigé par Riccardo Chailly est attirant :
Dimanche 7 septembre, Cehra (paraphrase sur le début de la 9ème Symphonie de Beethoven) et Beethoven ( 9ème symphonie en ré mineur op.125 avec le chœur du Gewandhaus et les solistes Christina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim et Peter Mattei)
Lundi 8 septembre, Mahler (Symphonie n°3 en ré mineur) avec Gerhild Romberger et le chœur de l’opéra de Leipzig, ainsi que le chœur et le chœur d’enfants du Gewandhaus de Leipzig.
Vous aurez compris qu’il sera très difficile de résister à ces sirènes-là.

Le Cleveland Orchestra et Franz Welser-Möst sont traditionnellement présents à Lucerne, cette année le mercredi 10 septembre pour un programme Brahms (Akademische Festouvertüre op.80), Widmann (Flûte en suite) et Brahms (Symphonie n°1 en ut mineur op.68).

Et non moins traditionnellement le Festival se clôt sur la résidence annuelle des Wiener Philharmoniker, pour trois concerts et trois programmes dirigés par Gustavo Dudamel
le vendredi 12 septembre, Mozart (Symphonie concertante en mi bémol majeur Kv364 avec Reiner Küchl et Heinrich Koll, et Sibelius (Le cygne de Tuonela op.22 n°2 et la symphonie n°2 en ré majeur op.43)
le samedi 13 septembre, Strauss (Also sprach Zarathustra), le concert du vainqueur du prix jeune artiste Crédit Suisse, et Dvořák (Symphonie n°8 en sol majeur op.88)
le dimanche  14 septembre, un programme russe un peu racoleur de Rimsky-Korsakov (La Grande Pâque russe op.36 et Shéhérazade op.35) et Moussorgski (Une nuit sur le Mont Chauve).
Pour ma part je choisis le premier programme à cause de Sibelius.

Bien d’autres concerts, (le cycle débutant, le cycle musique ancienne, le cycle moderne) des concerts des phalanges de Lucerne, et du théâtre musical dans tout ce mois  rempli de propositions d’une grande richesse. Il y a quelques week-end à retenir. Et si vous venez en voiture, sachez que l’hébergement est quelquefois moins cher dans les environs, dans un rayon d’une dizaine de km autour de Lucerne.
Allez ! Lucerne vaut bien une messe et la salle de Nouvel une tirelire cassée.

LUCERNE FESTIVAL PIANO (22-30 novembre 2014)

Et si votre tirelire est grosse, une visite au Festival Piano, traditionnellement fin novembre, est assez stimulante, notamment en 2014 où l’on entendra Maurizio Pollini le 22 novembre en ouverture (programme non encore publié) , Pierre-Laurent Aimard le 23 Novembre dans une partie du Clavier bien tempéré de Bach (Livre I BWW 846-869), mais c’est Beethoven qui domine la programmation avec Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra dans l’intégrale des concertos pour piano de Beethoven les 24 novembre (concertos n°2, 1 & 3) et 26 novembre (concertos 4 & 5), Paul Lewis le 28 novembre (Op.109, 110, 111 de Beethoven), Martin Helmchen le 29 novembre (Beethoven Variations Diabelli – 33 variations en ut majeur sur une valse de Anton Diabelli op.120) et Marc-André Hamelin le 30 novembre (programme non encore connu).  Quelques concerts “débuts” à 12h15 les 26 (vestard Shimkus) 27 (Sophie Pacini) 28 (Benjamin Grosvenor) et un récital Evguenyi Kissin (au programme non encore publié) le 27 novembre complètent une très riche semaine.
À vos tirelires, Lucerne à la folie…!!
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Le KKL de Jean Nouvel

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 8 SEPTEMBRE 2013 (MAHLER SYMPHONIE N°2 “RÉSURRECTION) avec Genia KÜHMEIER et Gerhild ROMBERGER

Mahler, Symphonie n°2, 8 septembre 2013 © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Il est difficile d’écouter dans cette salle la Symphonie n°2 “Résurrection” de Mahler pour ceux qui étaient présents en 2003 – il y a déjà 10 ans ! – lors de son exécution par le tout jeune Lucerne Festival Orchestra et Claudio Abbado. Le disque qui en a été fait ne rend pas compte, ou rend à peine compte de ce qui se passa lors de la répétition générale et lors des deux ou trois concerts qui suivirent. Je reste frappé, encore profondément marqué par la répétition générale, à mon avis un des plus grands moments de musique de ma vie, et je me souviens encore des regards stupéfaits échangés entre les 200 ou 300 auditeurs présents, et de la sortie de salle, silencieuse et abasourdie.
Depuis, j’ai évidemment osé  écouter dans cette salle encore quelques Symphonies “Résurrection”, l’une, plutôt plate, décevante, dirigée par Gustavo Dudamel, l’autre, plus intéressante, mais encore rèche, rugueuse, mais avec de beaux moments dirigée par Andris Nelsons . Pouvais-je alors passer outre Mariss Jansons, et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks, alors que j’aime le Mahler de Jansons et que j’ai encore dans mon oreille une splendide Troisième avec le Concertgebouw (enfin le Het Koninklijk Concertgebouworkest, ou RCO comme on dit dans les salons).

Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Et bien m’en a pris, car c’est une Symphonie n°2 somptueuse qui nous a été donné d’entendre. Évidemment, il ne faut pas commencer à jouer au jeu des comparaisons, des amis à la sortie disaient, “ça n’est pas mon Mahler”, “ça n’est pas le Mahler que j’aime”, faisant évidemment allusion à ce dont je parlais plus haut. Il n’existe pas d’interprétation absolue, puisque l’histoire de l’interprétation, comme l’histoire de toute lecture, comme l’histoire de la mise en scène, comme l’histoire même du regard, évolue avec l’époque, les contextes, les lieux: vérité en deçà des Pyrénées…Rien n’est plus fragile qu’une audition en concert, qui dépend de tant de paramètres, la place dans la salle, l’humeur du jour, la forme du chef etc…et rien n’est plus trompeur qu’un souvenir embelli, magnifié, pour devenir quasi une geste. Moi qui remue à chaque texte des souvenirs, évidemment je suis conscient des limites de l’exercice (heureusement, certains souvenirs sont partagés, et confortent les miens…), c’est pourquoi je reste toujours disponible, j’accueille tous les possibles, au concert comme au théâtre, comme à l’opéra, et si ces moments me quittent bien vite sans m’accompagner ou m’interroger, alors la messe est dite.
Une semaine ou presque après ce concert, il continue de m’interroger et de m’accompagner, car nous avons eu droit à un moment d’une grandeur exceptionnelle, avec un choix très clair de point de vue qui se lit dès le premier mouvement, “allegro maestoso. Mit durchaus ernstem und feierlichem Ausdruck (avec une expression absolument sérieuse et solennelle)”. Une expression musclée, assez écrasante, déjà olympienne; on le sent dès l’entrée initiale des violoncelles et contrebasses, avec un son épais, tendu, qui devient vite écrasant, avec un air d’apocalypse: on est au bord du puits, encore une fois c’est Hugo que je sens en écho: “je suis le regardeur formidable du puits”. Et le mouvement, conçu comme une marche funèbre va crescendo pour exploser au final, et retomber dans le silence de la mort,  qui justifie  les cinq minutes de pause demandées par Mahler entre le premier et le second mouvement – le choeur en profite pour s’installer -. On reste interdit devant tant de puissance et tant de tension, une fois de plus, l’impression d’une force tellurique qui nous entraîne.
Le second mouvement, andante moderato, sehr gemächlich. Nie eilen (Très modéré, ne jamais se presser), c’est un Ländler (cette danse appelée en France Allemande, qui est sans doute à l’origine de la valse), qui fait un énorme contraste avec la violence du mouvement précédent. On a l’impression que Jansons laisse son orchestre aller, de manière dansante, avec ces fameux pizzicati qui nous avaient ensorcelés avec Abbado et qui de nouveau nous font virevolter: les cordes (et notamment les violoncelles) sont sublimes et l’ensemble est d’une incroyable légèreté: après le tellurique, l’aérien: un mouvement qui littéralement crée une sorte d’enchantement, on est entré dans un autre univers, plus gracieux, plus ouvert, même si les decrescendo (impressionnants dans la maîtrise du volume) aux cordes (juste avant la reprise du thème du Ländler) donnent déjà un avant goût presque inquiétant: d’ailleurs, la tension en salle est palpable.
Le troisième mouvement, un scherzo “In ruhig fließender Bewegung” (en mouvement tranquille et fluide), reprend un lied de Des Knaben Wunderhorn”, “Des Antonius von Padua Fischpredigt”, le prêche aux poissons de Saint Antoine de Padoue. Il s’ouvre par les timbales, nettes, définitives qui tranchent avec l’apparente sérénité en decrescendo qui suit aux cordes, aux vents et aux bois: c’est ici la fluidité qui domine, mais bientôt les bois donnent un ton un peu amer et cette fluidité est perturbée  quelque peu par des bois légèrement plus agressifs. Légèrement. Car Jansons fait grincer l’orchestre par à coups, sans vraiment marquer, comme par flashes, et tout est porté par les bois remarquables C’est une musique plus grinçante et distanciée que le deuxième mouvement, même si on sent que Jansons ne veut pas trop insister (moins qu’Abbado par exemple, qui, je m’en souviens, soulignait avec insistance cette amertume), il préfère les tutti de la partie finale, plus ouverts, plus célestes: les cuivres sont splendides dans leurs interventions, comme des fulgurances. Il y a là comme une préparation aux deux derniers, mouvements.
Dans le mouvement suivant Urlicht (sehr feierlich, aber schlicht, -attaca). Mahler reprend le Lied de Des Knaben Wunderhorn, qui prote le même nom. Il faut saluer ici la performance de Gerhild Romberger la contralto, qui par son émission d’une clarté confondante, répond exactement aux indications de Mahler. C’est à la fois solennel (feierlich) mais surtout simple (schlicht). C’est cette simplicité dans l’expression qui frappe, et qui séduit. La simplicité d’un chant populaire, souligné par les bois et le violon – magnifique – d’une légèreté et d’une poésie confondantes mais dans le contexte, il revêt un aspect très saisissant et solennel (le titre est évidemment évocateur, Urlicht, Lumière originelle); j’ai rarement entendu un contralto aussi convaincant et surtout aussi présent, aussi central que Gerhild Romberger: là où Abbado avait placé les deux voix au milieu de l’orchestre, Jansons les place à peu près au même endroit, mais surélevées et bien visibles, ce qui leur donne une présence directe assez frappante. Le pianissimo final est sublime de légèreté, qui contraste immédiatement avec l’explosion des cymbales qui ouvre le dernier mouvement, comme une ouverture vers l’au-delà.

Genia Kühmeier, Gerhild Romberger © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Tout en donnant un son très plein, ce n’est jamais appuyé, jamais tonitruant, et l’orchestre alterne explosif et implosif. Cette douceur apparente du début qui suit les explosions de la fanfare du Dies irae est tellement tendue qu’elle renferme déjà les envolées finales. L’ensemble des cuivres est impressionnant qui joue en écho avec les bois: l’orchestre ici est tout simplement fabuleux, comme un ciel qui s’ouvre et qui nous inonde, mais il est aussi stupéfiant notamment dans sa préparation à l’entrée du choeur qui intervient presque naturellement après les interventions des parties de l’orchestre dispersées derrière la salle. C’est un effet bouleversant que cette partie de l’orchestre dissimulée, derrière le Parkett, le long du couloir derrière la première galerie, derrière l’orchestre aussi, interventions qui donnent l’impression à la fois d’un nombre incroyable de sons qui flottent en arrière plan, avec l’écho de la flûte, et qui étreignent et qui  préparent avec douceur mais aussi tension l’entrée murmurée du choeur “Aufsteh’n, ja aufsteh’n wirst du” Ressusciter, oui, tu vas ressusciter (adaptation de l’Ode de Friedrich Gottlieb Klopstock, poète allemand du XVIIIème mort en 1803). C’est extraordinaire par la tension qu’elle crée. Le choeur, un ensemble fait de celui de la radio bavaroise, et de celui de la WDR (Westdeutscher Rundfunk) est tout simplement fabuleux, sans doute un des plus beaux que j’ai pu entendre jusqu’ici. L’intervention du soprano, la splendide Genia Kühmeier, surprend par sa netteté, un peu comme auparavant celui de la contralto, Kühmeier sait tenir la voix sur le souffle et la ligne de chant et la diction sont impeccables. Ses courtes interventions sont tellement maîtrisées, et en même temps tellement claires, elles se détachent tellement de l’ensemble qu’on en est surpris (en général, les voix se fondent avec l’orchestre) tellement c’est inhabituel. Magnifique.
Le final écrasant, fortissimo, avec le choeur qui chante l’ode de Klopstock et les vers de Mahler (“Sterben werde ich, um zu leben“, je vais mourir pour vivre), est bien sûr d’une indescriptible puissance, mais jamais excessif, jamais “trop fort”. Jansons possède un art des dosages qui laisse pantois, et les sons des différents instruments, se détachent, notamment les cloches, jamais entendues avec autant de netteté. Cela m’a totalement bouleversé, au point que je n’ai pu applaudir aussitôt.
Car bien sûr, immédiate standing ovation de la part du public en délire. On peut dire qu’on a entendu ce soir une version anthologique de la Symphonie Résurrection de Mahler, anthologique parce que dans la direction imprimée par le chef, on ne peut guère faire plus puissant. Avec un Jansons toujours souriant, toujours disponible, doué d’une simplicité et une énergie qui frappent , et surtout, communiquant avec l’orchestre dans des gestes qui respirent une très grande humanité. Il s’engage fortement dans sa manière de diriger mais cet engagement n’est jamais spectacle ni histrionisme, comme chez certains chefs, c’est un engagement de la personne plongée dans la musique et dans l’oeuvre. Cette symphonie, c’est quelque part une lueur d’espoir, une ouverture et en même temps un regard vers la transcendance, qu’il réussit à communiquer au public. Abbado nous élève, et Jansons nous transporte: ce sont là les grands maîtres d’aujourd’hui, dont il ne faut jamais manquer une apparition.

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Mahler Symphonie n°2, Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks © Priska Ketterer / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: Daniele GATTI DIRIGE le ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA le 1er SEPTEMBRE 2013 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

À quelques jours de distance, on a entendu à Lucerne la Symphonie n°9 de Bruckner dirigée par Claudio Abbado au pupitre du Lucerne Festival Orchestra et hier la Symphonie n°9 de Mahler par Daniele Gatti à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw. Comparer les approches des deux compositeurs au seuil de la mort est intéressant, chez l’un (Bruckner) une vision mystique, une élévation vers l’au-delà, acceptée et presque apaisée, chez l’autre (Mahler), une résistance marquée, un attachement à la terre, au monde, qui se marque par une couleur souvent amère, sarcastique, ironique: Mahler lui-même parle de burlesque, mais c’est un burlesque grinçant qui finit par se résigner et s’éteindre peu à peu: si Bruckner se termine par un pianissimo (mais la symphonie est inachevée), Mahler se termine par un silence, inscrit dans la partition (“still”), le silence de la musique.
Même si dans mon parcours de mélomane, je n’ai jusqu’ici entendu la symphonie n°9 de Mahler que dirigée par Claudio Abbado (avec les Wiener Philharmoniker, avec les Berliner Philharmoniker, avec le Gustav Mahler Jugendorchester, avec l’Orchestre du Mai Musical Florentin & l’Orchestra Mozart réunis, avec le Lucerne Festival Orchestra), je ne vais pas (encore que…) comparer les approches de Daniele Gatti et de Claudio Abbado. Claudio Abbado aujourd’hui est à la fin de sa carrière et jette un œil très marqué par son parcours et ses évolutions sur les partitions, même si cette lecture est sans cesse évolutive, elle est incroyablement nourrie comme je l’ai déjà expliqué. Daniele Gatti est en pleine maturité, il a encore bien des choses à lire, à voir, à dire, et sa lecture des œuvres – et je crois notamment de cette oeuvre-là – est “in progress”. Si l’on fait référence à Abbado, que l’on se souvienne de la manière dont son Mahler a évolué, et plus généralement son approche du monde symphonique: il y a une trentaine d’années, beaucoup émettaient des doutes sur son approche presque “scientifique” (dans leur bouche, cela voulait dire sans âme), plutôt froide et sans concession, du monde symphonique. On l’aimait à l’opéra, où il n’avait (presque) pas de contradicteurs, et on respectait son approche symphonique sans toujours être convaincu: il suffit d’écouter les Mahler d’Abbado avec Vienne ou Chicago, puis avec Berlin, et enfin avec Lucerne, pour percevoir les évolutions et les différences quelquefois radicales (et l’on pourrait faire de même avec Beethoven). On ne peut donc comparer avec les mêmes outils deux chefs de générations différentes,  à des stades différents de maturation et d’expérience qui ne peuvent regarder le monde de la même manière, notamment pour une oeuvre qui pose si directement le rapport à la mort (et donc à la vie).

Daniele Gatti le 1er septembre à Lucerne © Peter Fischli/Lucerne Festival

Daniele Gatti est un chef discuté, notamment en France depuis qu’il tient les rênes de l’Orchestre National de France, il est discuté aussi en Italie notamment pour ses Verdi. Il a beaucoup dirigé Rossini, et souvent très bien, je le suis depuis 1991 et j’ai vu Moïse et Pharaon, La Donna del lago, Il Barbiere di Siviglia, et à chaque fois l’approche est cohérente, dynamique: j’écoute assez régulièrement sa Donna del Lago faite à Pesaro et j’avoue être toujours séduit. De Verdi, j’avais moins apprécié son Don Carlo à la Scala. Il doit y diriger La Traviata pour l’ouverture de saison en décembre, et il n’est pas sûr qu’il soit bien accueilli par les quelques imbéciles qui vont l’attendre au tournant. Un chef italien, on l’attend souvent d’abord dans son répertoire national alors que Daniele Gatti fait ses plus gros succès dans Wagner: c’est aujourd’hui le chef de référence pour Parsifal: c’était vrai à Bayreuth (bien que ce soit Jordan – moins intéressant, plus conforme, plus “dans le moule” – qui ait fait l’enregistrement), c’était vrai au MET cet hiver, et j’ai aimé ses Meistersinger, à Zürich comme à Salzbourg, ainsi que son Lohengrin à la Scala il y a quelques années ; c’est aussi un grand chef pour Berg: son Wozzeck est pour moi une référence. J’étais donc vivement curieux de l’entendre dans Mahler  pour la première fois et notamment dans une symphonie si aimée et si liée pour moi à Claudio Abbado.

© Peter Fischli/Lucerne Festival

Son approche confirme l’impression que j’ai toujours eue de lui: c’est un chef “de tête”, qui conçoit une ligne pour l’oeuvre, son Mahler est volontaire, marqué, avec un son toujours  épais, un Mahler chtonien, attaché à la terre, peu éthéré. Il ne va pas à sauts et à gambades à la recherche du sublime, il ne privilégie pas l’émotion de l’âme ou l’expression d’une souffrance mélancolique, comme un Abbado, ou, comme Rattle, il ne travaille pas sur l’effet produit ou sur l’agencement de sons qui produisent seulement une  abyssale vacuité. L’impression qui se dégage c’est d’abord une conception, voire un concept, une ligne. Ce qui frappe dans le premier mouvement pour moi c’est d’abord un son très marqué, très appuyé, avec une mise en évidence des architectures, des rythmes: c’est très frappant comme il utilise la harpe, presque comme un métronome obsessionnel qui rythmerait la symphonie qui avance – avec l’orchestre en arrière plan qui suit doucement . Cette originalité, aux antipodes de l’effet, il la traduit par des gestes inattendus: souvent le poing fermé, faisant des signes vers le sol, comme s’il voulait arrimer le son à la terre. Là où Abbado allège au maximum dans une sorte de monde aérien, où les sons s’agencent dans un temps qui serait déjà espace “Zum Raum wird hier die Zeit”, Gatti se rattache presque de manière obsessive à une sorte de solidité presque “paysanne”, oserais-je dire: les bois sont déjà inquiétants, les cuivres dans le premier mouvement préfigurent  déjà un glas: une approche rude, sans concession, qui n’est pas envahie de mystère. C’est sans doute dans les deux autres mouvements, le second, “Im tempo eines gemächliches Ländlers. Etwas täppisch und sehr derb”, et le troisième, “Rondo-burleske. Allegro assai. Sehr trotzig”, qu’il suit littéralement les indications que je viens de citer et qu’il est aussi le plus convaincant. On y lit des éléments contradictoires comme dans les indications de Mahler, grossier (derb), lourdaud (täppisch), mais aussi tranquille (gemächliches), ou bien obstiné, rétif (trotzig): on le lit dans sa gestuelle. Ce Mahler-là résiste, et en même temps se déchire. Gatti insiste sur des sons rudes, rêches, râpeux et la musique devient presque grinçante jusqu’à tourbillonner dans une danse macabre presque effrayante à la fin du troisième mouvement. Au premier mouvement  Gatti effaçait la fluidité pour en faire une sorte de marche lente et pesante avec ci et là des explosions de lumière, une exposition furtive à une lumière encore présente qu’on ne voit plus qu’à éclipses. Dans les deux mouvements centraux, on est dans une sorte de réalité brute.  Le dernier mouvement, commence après la folie virevoltante qui clôt le troisième (un des plus grands moments de la soirée) et après une pause marquée,  par une introduction sublime aux cordes, ce soir totalement bouleversante, à tirer des larmes, mais on peut comprendre que ce mouvement, longue descente vers le silence malgré quelques sursauts de vie n’arrive pas à trouver sa place logique dans une vision aussi “massive”, aussi compacte, comme un trou noir qui vous attirerait par sa force de gravitation. C’est un moment profondément senti, mais sans véritable extase, sans toujours la respiration voulue, il manque encore peut-être une place plus grande pour la poésie, pour l’âme, pour “anima”. Un peu trop d'”animus”, un peu trop d’esprit dans ce travail pourtant d’une grande profondeur, et marqué par une réflexion conceptuelle d’une belle épaisseur.  Même quand le violon et la flûte s’allègent, quand les cordes tremblent et deviennent un fil grêle de son qui s’échappe, quand la harpe qui au premier mouvement scandait, devient caresse, accompagnée merveilleusement par les bois, quand les échos se déconstruisent et se diluent, les sons restent trop présents (mais il est vrai que je suis habitué aux pianissimi impossibles d’Abbado) insuffisamment évanescents: qu’il est difficile de quitter la terre et de monter au ciel! C’est vraiment dans la résistance, et dans l’amertume que Gatti donne sa pleine mesure: il lui reste sans doute à trouver un chemin pour tisser cette amertume et cette rudesse avec la tendresse et la sensibilité qui suent aussi dans cette musique. Non pas que Gatti ne le sente pas, il y a des moments sublimes de tension, des respirations inattendues dans ce dernier mouvement, des allègements extatiques aussi mais l’effet qui domine est tout de même cette vision terrienne que j’appelais paysanne tout à l’heure, ce son plein, charnu, presque charnel qui vous enveloppe et qui, presque, vous suffoque comme un océan. Je conçois qu’on puisse ne pas aimer ce Mahler-là, mais ce soir, j’ai découvert qu’on pouvait parcourir la raideur de ces chemins et que Mahler pouvait se grimper.
Évidemment tout est rendu possible par l’extraordinaire présence, l’extraordinaire réponse d’un Concertgebouw dont Mahler fait partie des gênes et qui est longue part de son histoire. Les cordes sublimes, incroyables de technique, de retenue, de maîtrise et en même temps d’engagement, les bois (même si Macias Navarro n’était pas là ce soir) – la flûte! – les cors et l’ensemble des cuivres sont renversants. Quelle phalange, quelle perfection et quelle émotion. Je comparais dans ma tête les mouvements très engagés de l’orchestre de Bamberg la veille (comme des vagues) et le va et vient des cordes qui laissent voir le son et au contraire la retenue des gestes des musiciens du Concertgebouw, la relative raideur des violons, qui s’effacent derrière la souplesse du son produit; avec un tel orchestre, que dis-je orchestre, un tel clavier, il suffit que le chef appuie sur une touche pour que la réponse, immédiate, parfaite, arrive. Impossible d’obtenir les effets voulus sans phalange d’une exceptionnelle qualité, car avec cette approche, on connaît des orchestres qui sortiraient un son lourd, un peu vulgaire, touffus: rien de tout cela ici, l’orchestre par sa maestria aide à lire le dessein du chef, clarifie le propos, éclaire les architectures, construits les arceaux sonores entre les pupitres, et un tutti n’est jamais une bouillie, mais au contraire une extraordinaire construction, un surgissement, une explosion aux mille couleurs miroitantes.
Je regrette un peu que ceux qui par des jugements à l’emporte pièce n’apprécient pas les prestations parisiennes de ce chef, ne l’aient pas entendu ce soir, car à le voir ici à l’ouvrage, avec un tel orchestre (encore une fois, quelle merveille!) on comprend les approches, les points de vue, les concepts, les partis pris: car oui, il y a un parti pris et une foule d’idées . On peut en discuter, on peut ne pas partager, mais on ne peut pas ne pas reconnaître derrière ce travail un grand esprit, un grand musicien, un chef, qui continue à se construire, à penser, à avancer voire à douter. Gatti est une chance pour Paris. [wpsr_facebook]

Saluts

GEWANDHAUS LEIPZIG 2012-2013: Riccardo CHAILLY dirige l’Orchestre du GEWANDHAUS le 23 février 2013 (MENDELSSOHN, SCHLEE, MAHLER)

Leipzig, Augustusplatz, 23 février 2013

Soirée enneigée: il a fallu trois heures pour parcourir en voiture les 170 km qui séparent Berlin de Leipzig. ce soir concert spécial au Gewandhaus, salle de concert moderne située Augustusplatz, en face de l’Opéra où opère aussi l’orchestre du Gewandhaus. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler l’histoire prestigieuse de cet orchestre, l’un des plus chargés d’histoire, dans une ville qui a vu naître Richard Wagner, où Jean-Sebastien Bach est enterré, et dont Felix Mendelssohn fut le premier “directeur musical” au sens moderne du terme. C’est dire que la Augustusplatz où trônent Opéra et Gewandhaus face à face est vraiment le centre référentiel d’une cité par ailleurs largement célèbre pour sa vitalité économique, avec sa foire considérée comme la plus ancienne au monde, qui remonte au Moyen Âge.
L’orchestre du Gewandhaus, on le sent quand les musiciens s’installent sous les longs applaudissements d’un public très largement autochtone, est vraiment l’orchestre identitaire de la cité, très lié à son histoire et récemment lié à l’histoire de la réunification puisque c’est autour de cet orchestre et de son chef Kurt Masur que les grandes manifestations de Leipzig ont eu lieu, foyer des premières manifestations contre la défunte République démocratique allemande.
Aujourd’hui, c’est Riccardo Chailly qui le dirige, jusqu’à 2018, et ce soir est programmé un des concerts spéciaux préparatoires à la tournée à Vienne qui aura lieu début mars. La soirée comprend trois pièces: une ouverture de Mendelssohn, le compositeur maison par excellence, l’Ouverture de Ruy Blas, écrite en 1839 pour précéder une représentation théâtrale du chef d’œuvre de Victor Hugo, une création “Rufe zu mir” (Appelle à moi) de Thomas Daniel Schlee, scène symphonique pour orgue et orchestre, et la 5ème symphonie de Mahler.
Mendelssohn détestait Ruy Blas, qu’il considérait comme une pièce nulle (Ich las das Stück, das so ganz abscheulich und unter jeder Würde ist, écrit-il à sa mère), il renonça à sa composition dans un premier temps, mais sous l’influence des commanditaires (la Caisse de retraite de l’Altes Theater, où Ruy Blas était représenté pour la première fois), et piqué par son ambition, il finit par la composer en trois jours, la faire jouer en introduction et la rejouer une semaine plus tard au Gewandhaus. C’est dire que la pièce symphonique de 8 minutes est assez indépendante de l’esprit ou de la lettre de la pièce de Hugo. Le Ruy Blas original est un drame romantique, l’ouverture de son côté est un exercice de style brillant qui rappelle un peu Weber et beaucoup les opéras de Schubert par son dynamisme et sa rapidité, ses contrastes et sa vitalité. Un esprit pas aussi noir que le drame hugolien, et exécuté par l’orchestre avec une clarté et une dynamique particulières, qui rappelle que Chailly est un très bon chef pour Mendelssohn.

La salle du Gewandhaus, dominée par son orgue

La salle du Gewandhaus, moins vaste que la Philharmonie ou le Gasteig à Munich, donne un sentiment de proximité de l’orchestre et a un son magnifique, très clair, très proche, très équilibré aussi: on entend tous les instruments, à égale valeur, avec une jolie réverbération qui enrichit l’espace sonore: c’est toujours un privilège que d’entendre un orchestre dans son espace propre, dont il connaît l’acoustique, car c’est quand même là qu’on mesure la totalité de ses qualités bien plus que lorsqu’il joue en tournée dans des salles dont il ne maîtrise pas l’acoustique. Le Gewandhaus a une acoustique magnifique et la prestation de l’orchestre, dès ce début de concert, est exceptionnelle.
La pièce de Thomas Daniel Schlee apparaît comme très liée au symphonisme post-Chostakovitch: une musique qui n’est pas très originale mais qui valorise tous les pupitres de l’orchestre avec des interventions de l’orgue qui permettent d’entendre l’instrument monumental qui trône au centre de la salle, au dessus de l’orchestre. A Leipzig, l’orgue est une question d ‘atavisme! Et Schlee est d’abord un organiste (né à Salzbourg) . Certains moments sont d’ailleurs plus intéressants: la transition entre un passage soliste de l’orgue aux cordes murmurantes, ou bien la fin de la fugue finale, reprise à la flûte et au piccolo. Les parties orchestrales, spectaculaires, pleines de relief, restent en deçà de l’originalité attendue, mais la pièce se laisse entendre avec plaisir.
Le moment attendu était l’exécution de la Cinquième de Mahler. J’avais entendu à Lucerne sa Sixième et Riccardo Chailly, depuis son passage au Concertgebouw peut être considéré comme un grand mahlérien.
La cinquième symphonie qui commence par une marche funèbre, peut-être liée à l’hémorragie intestinale dont Mahler a souffert en 1901 est créée en 1904 à Cologne sous la direction du compositeur. On pourrait croire que la symphonie va être marquée par une sorte de marche à la mort et que le climat général va en être atteint. Mais en contraste c’est la aussi la période du mariage avec Alma Schindler et d’autres considèrent le fameux adagietto comme une lettre d’amour à Alma, et le rondo-final comme une explosion positive. Abbado insiste souvent en revanche sur la souffrance de Mahler et son regard sarcastique sur la vie, d’où le soin qu’il prend à insister sur les moments plus lyriques, mais aussi sur les aspects ironiques ou plus sarcastiques de la musique (c’est visible dans son troisième mouvement), ses interprétations s’en trouvent allégées, très claires, cristallines mêmes, et avec des choix d’attaques très particulières, des sons grinçants, des moments noirs et des moments d’indicible douceur.
Chailly fait au contraire le choix presque exclusif de la dynamique: un tempo rapide, un refus de s’attarder sur ce qui pourrait être attendrissement, et sans appui lourd non plus sur les aspects morbides de la marche funèbre. Il se place résolument dans une optique d’avenir, dans une explosion d’espoir: son adagietto manque ainsi légèrement de sentimentalité, avec sa rapidité de rythme, même si il est parfaitement construit à l’orchestre avec les échanges aux cordes exemplaires, même s’il a sans doute le tempo juste. Karajan ou Abbado le prennent sur un tempo plus lent qui accentue l’arrêt sur image et sur une image fortement lyrique. Le choix de massifier les deux premiers mouvements en presque un seul bloc qui marque la dynamique explosive voulue. La courte pause entre le deuxième et troisième mouvement accentue la beauté du début du troisième mouvement (le scherzo). En fait il respecte parfaitement les pauses entre les parties (Abteilungen), avec une longue pause entre troisième mouvement et adagietto.
Je l’ai dit, la première partie est moins funèbre et plus explosive, avec une organisation dynamique, une grande rapidité des tempi, et une particulière vélocité des passages entre pupitres: apparaissent des moments sublimes notamment au niveau des violoncelles et contrebasses, en proportion plus nombreux que les premiers violons: ce qui massifie le son, et donne des moments d’une rare intensité lorsque violoncelles et contrebasses sont ensemble, seuls, ou au moment des (sublimes) pizzicatis.
Cette dynamique qui emporte la salle évidemment comporte le risque de quelques couacs (au cor) ou d’un suivi acrobatique des cordes notamment au dernier mouvement étourdissant et même époustouflant; rarement on a eu cette impression de valse folle où c’est le tourbillon qui domine, le mouvement, une joie un peu désordonnée mais totalement vitale, de cette vitalité qui déborde, et qui emporte tout sur son passage. Une interprétation totalement irrésistible, telle un fleuve formé par un barrage qui a craqué, un Vaion ou un Malpasset de la musique qui inonderait non de mort mais de joie, d’agitation et d’indicible espoir.
Il faut souligner également la qualité de l’exécution par l’orchestre du Gewandhaus: certes quelques imprécisions aux cuivres (cors et trompettes) malgré l’excellent trompette solo, mais les cordes, disposées différemment, de gauche à droite, violons 1, contrebasses et violoncelles, altos, violons 2, somptueuses, à l’écoute les unes des autres, menées par l’étourdissant Sebastian Breuninger, un spectacle à lui seul (il est l’un des “Konzertmeister” du Lucerne Festival Orchestra) ainsi que la petite harmonie sont absolument irréprochables, son d’une grande pureté, attaques impeccables, notamment à la flûte et au hautbois. Écouter un orchestre exemplaire, l’un des phares du monde symphonique allemand, dans sa salle à l’acoustique exceptionnelle, c’est un immense privilège dont les mélomanes peuvent jouir à des prix raisonnables (maximum 60 euros) .
Ainsi Chailly fait-il un choix très différents de ses collègues, d’un Mahler irrésistiblement dynamique, d’un Mahler de la vie, d’un Moi noyé dans la vie et dans un débordement dansant d’espoir, certains disent d’un Mahler presque “italien”. En ce sens , la cinquième est bien ce moment de climax qui va déjà évoluer dans la sixième, même si Chailly choisit là aussi d’avancer dans une dynamique d’énergie, mais du désespoir. Nous sommes au bord du gouffre de l’inconnu, mais nous sommes aussi dans le battement irrésistible de la vie, qui emporte sur son passage toutes les scories et les peurs, toutes les angoisses et les doutes. Un Mahler de l’Eden retrouvé.
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MUNICH PHILHARMONIE IN GASTEIG 2012-2013: CONCERT des MÜNCHNER PHILHARMONIKER le 26 JANVIER 2013 , direction Ingo METZMACHER (BERG-MAHLER-PFITZNER-WAGNER) avec Michael VOLLE

 

La Philharmonie du Gasteig

Quand on aime on ne compte pas et l’addiction wagnérienne a encore vaincu. Si l’on sent quelque part “odore” non di femmina ma di Riccardo, alors on en suit à la trace le parfum enivrant et ce soir le concert d’abonnement des Münchner Philharmoniker se concluait avec les adieux de Wotan et l’incantation du feu de “Die Walküre”, avec Michael Volle dans Wotan. Mais tout le programme tournait autour de compositeurs qui avaient lu et décortiqué Wagner, et  on était donc bien en famille.
De plus, honte au Wanderer, je n’avais jamais fréquenté cette salle de la Philharmonie tant décriée pour son acoustique par les munichois eux-mêmes: on voit bien qu’ils ne connaissent pas la Salle Pleyel! Le complexe du Gasteig est dominé par cette grande salle de bois, qui ressemble à la Philharmonie de Berlin, sans les places derrière l’orchestre et sans les “blocks” latéraux (deux rangs seulement). Ainsi tous les auditeurs étant devant l’orchestre, forcément, quand on est dans les plus hauts blocks et c’était mon cas, on éprouve un fort sentiment d’éloignement. Et le son parvient un tantinet lointain même si étrangement la voix, même murmurée, passe mieux. Mais disons le tout net: nous aurions une telle salle à Paris ou même à Lyon, on s’en contenterait largement…

Le concert proposait un programme dirigé par Ingo Metzmacher qui a fait honneur à sa période de prédilection, le début du XXème siècle et qui a mis en perspective à la fois la référence, Wagner, et les compositeurs qui suivirent et s’en inspirèrent peu ou prou. Il partait des trois pièces pour orchestre de Berg, le futur, s’appuyait sur Mahler, et mettait Pfitzner et Wagner en perspective, ce qui se justifie pleinement. L’auditeur désormais rompu à l’audition du Wagner futuriste de Kent Nagano, presque “bergien” par moments, ne pouvait que se retrouver dans un tel programme, presque composé ad hoc pour la seule journée sans Ring de la même semaine.
Le Berg de Metzmacher fait comme il se doit une large place à l’orchestre, à la pâte orchestrale d’une phalange de grande qualité, qui fut de Sergiu Celibidache, ne l’oublions pas, et qui est âgée de 120 ans. Sous son autre nom (Orchestre Kaim) l’orchestre a créé les Symphonies 4 et 8 et le chant de la terre, et Hans Pfitzner fut l’un de ses directeurs. Appelé Münchner Philharmoniker depuis 1928 on compte dans ses directeurs musicaux Felix Weingartner, Hans Rosbaud, Rudolf Kempe, Sergiu Celibidache comme précisé plus haut et plus récemment James Levine, Christian Thielemann, et actuellement Lorin Maazel . En 2015, on vient de l’apprendre, Valery Gergiev en assurera la direction: est-ce une chance? On peut en douter.
Ce soir, cet orchestre de grande tradition a montré ses qualités, des cuivres impeccables, des bois précis, des cordes très charnues, c’est vraiment un des grands orchestres allemands, même si actuellement, l’autre orchestre munichois, l’orchestre de la Radio Bavaroise avec Mariss Jansons à sa tête est un rival difficile à égaler.
Ingo Metzmacher cherche à mettre en valeur ses facettes diverses: dans Berg on l’a dit, c’est paradoxalement la pâte orchestrale, les tutti qui sont mis en exergue de manière plus sensible que les aspects plus discrets et plus miniaturisés de tel ou tel son ou tel pupitre. Habitué aux lectures claires et cristallines d’Abbado ou Boulez, on reste quelquefois perplexe dans une approche plus globale, moins fouillée peut-être, qui rapproche ce Berg d’un certain Mahler, notamment dans ses phrases les plus ironiques. A ce Berg mahlérien succède un Mahler (Kindertotenlieder) beaucoup plus fin, beaucoup plus analytique, et au total plus proche de Berg (!) et ne distillant pas toujours forcément l’émotion qu’on attend. Michael Volle en donne une interprétation très intime, très chaleureuse, très ténue, avec un sens du phrasé exceptionnel et une diction chavirante: les deux derniers poèmes”oft denk’ich, sie sind nur ausgegangen” et surtout “in diesem Wetter in diesem Braus” sont les plus sentis, à l’orchestre comme chez le soliste et vont droit au cœur . Là oui, naît l’émotion, il se passe quelque chose.
C’est dans les trois préludes des 3 actes du Palestrina de Pfitzner, si influencé par Wagner, que Metzmacher sans doute met le plus d’émotion, et crée une indiscutable ambiance. Le prélude du deuxième acte est volontairement extérieur et superficiel, mais ceux des premier et troisième sont d’une retenue, d’une concentration, d’un raffinement qui frappe et qui fait dire, “mais comment se fait-il qu’on n’entende jamais Pfitzner ailleurs qu’en Allemagne (il était aux temps de Sawallisch régulièrement affiché au Nationaltheater) et encore!”. Et Metzmacher aime ce répertoire, qu’il sait mettre en valeur, avec finesse, avec clarté, avec sensibilité.

C’est Ingo Metzmacher qui va diriger le Ring genevois (mise en scène Dieter Dorn) dont le Rheingold est présenté en mars prochain (avec Thomas Johannes Mayer en Wotan), on peut penser avec quel intérêt j’ai entendu cet extrait fameux de la Walkyrie (les adieux de Wotan). Ayant en tête Nagano de l’avant veille, et sa lenteur, et son approche si particulière, j’ai de suite été surpris par le tempo très rapide, et une approche que j’ai trouvée au départ sans vrai relief, même si techniquement très au point. Certes, les conditions ne sont pas celles de la scène et même Michael Volle en souffre:  ce moment, devenu pièce de concert, exige une approche peut-être plus “spectaculaire”. Mais justement ce n’est pas cet aspect qui frappe, finalement assez secondaire, mais  une sorte de linéarité d’une grande propreté, mais sans accroche ni véritable  invention, malgré l’orchestre splendide et la grande cohérence du propos. Michael Volle garde ses qualités de timbre, du velours, de diction, et aussi de couleur (il chante cela souvent comme du Lied) mais avec quelques menues difficultés à l’aigu que Konieczny n’avait pas deux jours plus tôt, sa prestation reste somptueuse. Une petite déception due sans doute à cette intrusion presque étrangère à l’univers dans lequel je baigne depuis 4 jours, mais qui n’entache pas l’impression d’ensemble très positive.
Ce fut donc un beau moment, un concert dans l’ensemble réussi: rien que les Pfitzner m’ont fait constater combien le répertoire pouvait encore s’enrichir et qu’il y a encore bien de la musique à écouter! Et puis, Munich même dans un froid glacial (-9°) est une bien belle ville…

LUCERNE FESTIVAL 2013 – ÉTÉ: LE PROGRAMME DES CONCERTS

Le Festival de Lucerne de l’été 2013 sera un peu redimensionné. Effet de la crise? Une grosse semaine en moins puisque cette année le Festival ouvre le 16 août et non le 8 comme l’an dernier. La programmation en est-elle affectée? Pas vraiment: on trouve comme d’habitude la théorie des orchestres de prestige présents au bord du Lac, Philharmonique de Berlin(Rattle), Philharmonia(Salonen), Concertgebouw(Gatti), Radio Bavaroise (Jansons), Staatskapelle de Dresde (Thielemann), Philharmonique de Vienne (Maazel), Philharmonique de Saint Pétersbourg (Temirkanov), Symphonique de Pittsburgh (Honeck), avec cette année, Wagner oblige (il a séjourné à Lucerne, dans la villa de Tribschen), un Ring des Nibelungen complet avec l’excellent Symphonique de Bamberg, un des orchestres de grande tradition, on pourrait même dire de Haute École, qui fut l’orchestre de Joseph Keilberth, dirigé aujourd’hui par Jonathan Nott.

Et Abbado? la thématique de cette édition “Révolution” l’a conduit à programmer un concert d’ouverture (16 et 17 août) composé de trois compositeurs à leur manière “révolutionnaires”, Luigi Nono (Extraits de Prometeo), Schönberg (Extraits des Gurrelieder – à quand le moment rêvé de la programmation de l’intégrale?) et l’Eroica de Beethoven. Le second concert continuera d’explorer Bruckner avec la Symphonie n°9 WAB 109, pour trois concerts (23, 24, 26 août).

Sans répéter ce que vous lirez parfaitement dans le programme officiel publié dans le site, je voudrais attirer votre attention sur ce que j’estime être incontournable. D’abord Der Ring des Nibelungen , direction Jonathan Nott, Bamberger Symphoniker, les 30 et 31 août et les 2 et 4 septembre  avec entre autres Klaus Florian Vogt (Siegmund), Petra Lang/Eva Johansson (Brünnhilde), Albert Dohmen (Wotan/Wanderer) Torsten Kerl (Siegfried) , Mikhaïl Petrenko (Fafner/Hunding) Elisabeth Kulman (Fricka).

Chaya Czernowin, compositrice israélienne, sera l’artiste en résidence 2013, et plusieurs orchestres joueront ses oeuvres, à commencer par le  West Eastern Diwan Orchestra, dirigé par Daniel Barenboim qui donnera deux concerts, le 18 août (Verdi, Haddad, Wagner, Czernowin) et le 19 août (Wagner, Berg, Beethoven) deux concerts où l’on jouera Wagner, mais aussi un compositeur israélien et un compositeur arabe.
Le Concertgebouw pour sa venue annuelle, sera dirigé par Daniele Gatti les 1er et 3 septembre pour deux concerts, au programme Mahler IX (le 1er septembre) et Bartok/Prokofiev le 3 septembre, parce que Mariss Jansons leur chef dirigera son autre orchestre (Orchestre de la Radio Bavaroise) quelques jours après, le 7 septembre dans un programme Beethoven (concerto pour piano n°4 – Mitsuko Uchida)/Berlioz (Symphonie Fantastique), et le 8 septembre dans un programme Mahler avec la symphonie n°2 “Résurrection”, et le chœur de la Radio Bavaroise, Anna Larsson et Genia Kühmeier en solistes…on y sera!

J’ai noté aussi le Philharmonia Orchestra dirigé par Esa Pekka Salonen dans une Damnation de Faust de Berlioz avec Paul Groves (Faust) etGérard Finley, mais aussi, hélas, Christianne Stotjin.

Je n’oublie pas Maurizio Pollini le 1er septembre à 11h et Pierre Boulez, programmé avec le chef Pablo Heras Casado avec le Lucerne Festival Academy Orchestra le 7 et le 9 septembre pour deux concerts différents, l’un très contemporains (Mason, Attahir, Ammann,  Boulez) l’autre plus “classique” (Webern, Berg | Berio, Stravinski).

C’est la fête à Lucerne, comme vous pouvez le constater, et le 25 août ce sera encore plus fort, puisque les deux orchestres Lucerne Festival Orchestra et Lucerne Festival Academy Orchestra, dirigés par David Robertson, seront réunis dans la ville pour un programme surprise connu seulement en juin prochain!
Prenons donc notre mal en patience, et délectons-nous à l’avance de ce programme un peu allégé, mais si alléchant.

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: LE PROGRAMME EST SORTI – SANS TOUT A FAIT CONVAINCRE

Et voilà, le programme de Salzbourg 2013 est paru.
Vous pouvez le consulter sur le site du festival assez bien fait. Je vais essayer d’en tirer la substantifique moelle, et voir ce qui justifie le voyage et la dépense.

Alexander Pereira

On voit bien la ligne que veut imprimer Alexander Pereira, qui est assez proche de la politique qu’il menait à Zürich, et si l’on veut chercher la nouveauté ou l’originalité c’est plus du côté de l’offre théâtrale que de l’offre musicale qu’il faudrait chercher.
Du point de  vue musical, les concerts sont comme d’habitude un coffre aux merveilles, avec cette année une marque forte pour Mahler , et aussi au chef Gustavo Dudamel, qui apparaît plusieurs fois (trois concerts Mahler , la VIII , la VII, la III avec la  Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela), pour El Sistema  vénézuelien dont le fondateur José Antonio Abreu a pensé que l’orchestre était peut-être autant sinon plus que le foot capable d’instiller des valeurs morales et sociales fortes aux enfants des zones défavorisées. Le résultat, ce sont des centaines de milliers de jeunes impliqués dans des centaines d’orchestres au Venezuela. Les expériences qui sont tentées ailleurs sur ce modèle (par exemple à Moncton, Nouveau Brunswick, au Canada) montre l’incroyable prise que le travail d’orchestre a sur les jeunes qui apprennent le solfège en jouant l’instrument et le succès grandissant auprès des familles et des enfants. Outre la Simón Bolívar on entendra aussi (avec Sir Simon Rattle) la Orquesta Sinfónica Nacional Infantil de Venezuela et d’autres formations issues du Sistema comme le  Simón Bolívar String Quartet ou le Youth Orchestra of Caracas, le Venezuelan Brass Ensemble ou le Teresa Carreño Youth Orchestra of Venezuela dirigé par l’assistant d’Abbado, Diego Matheuz, devenu principal chef principal de la Fenice de Venise et du Melbourne Symphony Orchestra.
Notons l’ensemble des autres concerts Mahler, à commencer par  la Symphonie n°2 dirigée par Mariss Jansons avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, les 3 et 4 août, le Symphonie n°6 par Michael Gielen et le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden  und Freiburg, le 6 août,  le 12 août la Symphonie n°4 par le jeune Cornelius Meister, dont on dit beaucoup de bien et l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien, la Symphonie n°5 dirigée par Zubin Mehta et les Wiener Philharmoniker  le 21 août, la symphonie n°9 dirigée par Riccardo Chailly et le Gewandhaus de Leipzig, le 31 août. Quant à la Symphonie n°1 (“Titan”), elle sera dirigée par Sir Simon Rattle à la tête de la Orquesta Sinfónica Nacional Infantil de Venezuela les 10 et 11 août.
Dans les concerts qui vont attirer du monde, un Requiem de Verdi dirigé par Riccardo Muti avec les Wiener Philarmoniker (Stoyanova, Garanca, Beczala, Belosselskyi) et un cycle Haydn bien attirant dirigé par Nikolaus Harnoncourt (Les Saisons, avec les Wiener Philharmoniker) les 27 et 28 juillet, La Création, avec le Concentus Musicus Wien le 19 juillet, et le Retour de Tobie, avec l’Orchestra La Scintilla der Oper Zürich le 19 août).
En dehors des orchestres cités, qui donnent aussi souvent un second programme d’autres phalanges  feront escale à Salzbourg, comme le NHK Symphony Orchestra (Charles Dutoit), le West-Eastern Divan Orchestra (Barenboim), les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle) et le GMJO-Gustav Mahler Jugendorchester (Philippe Jordan).
Dans les Liederabende, je retiens naturellement Christian Gerhaher dans Schumann le 8 août, Michael Schade dans Schubert le 24 août et Juan Diego Florez dans un programme tout italien (Donizetti Rossini Verdi) le 29 août.

En ce qui concerne les opéras,  l’abondance des anniversaires force à choisir entre des représentations scéniques et des représentations de concert et permet de faire quelques affaires en programmant plusieurs concerts d’un même opéra.
Comme Salzbourg est aussi la ville de Mozart, comment envisager une programmation sans Mozart: il y en aura deux en version scénique, à la Haus für Mozart
– le rare Lucio Silla, reprise de la production 2013 des Mozart Wochen, dirigée par Marc Minkowski avec les Musiciens du Louvre, dans une mise en scène de Marshall Pynkoski, avec Rolando Villazon, Olga Peretyatko, et Marianne Crebassa qui a eu tant de succès en 2012 dans Tamerlano.
– le plus fréquent Così fan tutte dirigé par Franz Welser-Möst, dans une mise en scène de Sven Eric Bechtholf, le directeur de la section théâtre, qui ne devrait pas trop écheveler le public, avec une distribution sans surprise (Luca Pisaroni, Gerard Finley), sauf la Dorabella de Marie-Claude Chappuis. Pereira aurait pu faire un effort…
Et deux opéras en version réduite à 70 minutes pour enfants
– Die Entführung aus dem Serail
– Die Zauberflöte
Deux opéras de Verdi sont présentés en version scénique, avec les Wiener Philharmoniker, un à la Haus für Mozart
Falstaff, direction Zubin Mehta, mise en scène Damiano Michieletto, avec Ambrogio Maestri, Fiorenza Cedolins (Alice), Elisabeth Kulman (Mrs Quickly) et Javier Camarena en Fenton. Une distribution assez classique et attendue avec une direction qui devrait être intéressante vu que Zubin Mehta est dans une belle période. Vaut d’abord pour la direction musicale.
Et un au Grosses Festspielhaus
Don Carlo, version en 5 actes et en italien,  direction Antonio Pappano, mise en scène Peter Stein avec Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Matti Salminen, Thomas Hampson, Ekaterina Semenchuk. Une belle distribution, qui n’atteint pas pour moi les sommets de Londres et Munich. C’est le troisième grand Don Carlo de l’année, après Munich et Londres. et je crois qu’on aura intérêt à aller à Londres si on aime Pappano, et à Munich si on aime Mehta, car la distribution est la même à Londres et Munich (sauf Eboli, Sonia Ganassi à Munich et Christine Rice à Londres) et je ne pense pas que la mise en scène de Peter Stein, assez peu inspiré ces dernières années, nous apprenne quoi que ce soit, même si les Wiener Philharmoniker sont un plus dont on doit tenir compte.
Deux opéras de Verdi en version de concert pour compléter:
Giovanna d’Arco, à la fois intéressant parce que rare, et aussi parce que la pièce de Schiller sur laquelle le livret de Temistocle Solera s’appuie Die Jungfrau von Orléans, est programmée à la même période par le Festival au Landestheater dans une mise en scène de Michael Thalheimer avec la troupe du Deutsches Theater Berlin et avec Kathleen Morgeneyer dans le rôle de Johanna. L’opéra, dirigé par Paolo Carignani, sera joué trois fois, avec Anna Netrebko, Fabio Sartori et Placido Domingo et l’orchestre de la Radio de Munich (München Rundfunkorchester). Pereira a fait ses comptes: avec Domingo et Netrebko, inutile d’avoir un chef de prestige, le public viendra attiré comme les mouches sur le miel. Il a donc pris un chef très respectable de répertoire.
Nabucco, dirigé par Riccardo Muti et les complexes de l’Opéra de Rome (qui le présente dans la saison)  et avec Zeljko Lucic, Tatjana Serjan, et Dmitry Belosselskyi. Là le calcul est inverse et mise tout sur Riccardo Muti, vu que la distribution ne remuera pas les foules a priori. Je ne pense pas qu’on en apprendra beaucoup sur l’œuvre tant de fois dirigée par Muti, et l’opéra de Rome n’est pas celui d’antan, mais on entendra le fameux chœur qui a fait pleurer tant de spectateurs (et de choristes) il y a quelques années à l’Opéra de Rome.

C’est au tour de Wagner, représenté au festival par une seule réalisation scénique:
Die Meistersinger von Nürnberg, mise en scène Stefan Herheim, avec Daniele Gatti (spectacle en coproduction avec l’Opéra de Paris qui ainsi découvrira Stefan Herheim: il est temps) pour 6 représentations. La distribution  comprend comme à Zürich en 2011 et avec le même chef, Michael Volle en Hans Sachs,  Roberto Saccà en Walther, et Peter Sonn en David, s’y ajoutent Georg Zeppenfeld en Pogner, Anna Gabler en Eva et Markus Werba en Beckmesser. On ne rate pas une représentation de Meistersinger, notamment avec les Wiener Philharmoniker, celle-là aura musicalement un petit parfum de déjà vu, même si Daniele Gatti est un excellent wagnérien et qu’on aura plaisir à l’écouter encore.
A cette production s’ajoute une version de concert de Rienzi, der letzte der Tribunen, on espère en version complète , pour deux soirées dans une excellente distribution (Christopher Ventris, Emily Magee, Georg Zeppenfeld, Sophie Koch, Martin Gantner) dirigée par Philippe Jordan (aura-t-il l’inspiration de faire vibrer cette musique?) à la tête, et c’est une excellente idée, du Gustav Mahler Jugendorchester.
A part Mozart, Verdi et Wagner, trois autres titres dont deux productions scéniques qui promettent d’être passionnantes:
Gawain, de Harrison Birtwistle, à la Felsenreitschule, avec l’équipe qui a fait triompher Die Soldaten en 2012, Ingo Metzmacher à la tête de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien dans une mise en scène d’ Alvis Hermanis, avec notamment Christopher Maltman, Laura Aikin, John Tomlinson: on y courra évidemment, par curiosité, et grâce à l’excellence de la distribution.
Norma de Vincenzo Bellini (production du Festival de Pentecôte) dirigée par Giovanni Antonini, mise en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec Cecilia Bartoli et John Osborn, Rebeca Olvera et Michel Pertusi. Au moment de cette reprise (fin août) tout aura été dit par la critique en mai-juin, mais la version “archéologique” avec orchestre baroque (Orchestra La Scintilla de l’Opéra de Zürich) dans l’espace plus réduit de la Haus für Mozart ne manquera pas de susciter des discussions infinies, car Norma est encore un opéra quasi intouchable depuis Callas et Caballé. Bartoli ose, et c’est tant mieux.
Enfin, comme à la Deutsche Oper Berlin qui ose, elle, reprendre la version scénique (de Christoph Schlingensief), en version de concert sera présenté l’opéra de Walter Braunfels, Jeanne d’Arc, Szenen aus dem Leben der Heiligen Johanna, sans doute à cause de l’ambiance créée par le drame de Schiller et l’opéra de Verdi (il ne manque plus que Jeanne au bûcher d’Arthur Honegger), dirigé par Manfred Honeck à la tête de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien avec une belle distribution, Juliane Banse, Pavol Breslik, Brian Himel.
Voilà les nouveautés de Salzbourg. A vrai dire, je ne suis pas si enthousiaste même si il y a des spectacles qui peuvent exciter la curiosité. Je trouve les distributions plutôt habituelles, je trouve que Pereira ne se détache pas de sa longue période  zurichoise, et je trouve certains choix de chefs sans grande imagination (Carignani pour Giovanna d’Arco): au total, je choisis seulement Gawain pour la découverte, Meistersinger, pour Herheim, mon metteur en scène favori, Norma, pour Bartoli et pour l’audace, avec la 2ème de Mahler par Mariss Jansons pour l’éternité.

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: ABBADO LE RETOUR!!! CLAUDIO ABBADO DIRIGE L’ORCHESTRA FILARMONICA DELLA SCALA ET L’ORCHESTRA MOZART avec Daniel BARENBOIM, piano (CHOPIN Concerto n°1, MAHLER Symphonie 6)

Photo Alberto Falletti

Enfin. Enfin l’affiche de la Scala portait le nom de Claudio Abbado: depuis 19 ans, ce n’était plus arrivé.
Cette fois-ci le concert a eu lieu, Claudio était en chair, certes, mais encore plus en os et en inspiration totale, absolue. Il était tellement attendu que plus de mille personnes avaient fait la queue pour avoir les places de “loggione” de dernière minute, les places debout, alors qu’on en donne 140…enfin, le “loggione” était bien plein, de ce remplissage qui fait soupçonner la présence de bien des clandestins.
Les Abbadiani itineranti (abbadiens itinérants) avaient pour itinérer affrété un tram avec des affiches “Bentornato Claudio”, distribuaient des sacs souvenir et des petits drapeaux de papier à l’entrée. Voir à ce propos le reportage photo en cliquant sur le lien de “La Repubblica” .
Dans la salle, du haut en bas, tous ceux qui de près ou de loin ont partagé quelque chose avec Claudio, par exemple Cesare Mazzonis, ex-directeur artistique de la Scala au temps d’Abbado, les chefs Gustavo Dudamel, Diego Matheuz,  Riccardo Chailly, qui habite la banlieue milanaise, tous les vieux journalistes d’alors encore vivants, et tout ce public de fans dont certains ne se voient plus à la Scala depuis des années sont revenus…”ils sont venus ils sont tous là même ceux du sud de l’Italie…”. Seule, sa soeur Luciana, infatigable soutien à la musique d’aujourd’hui à Milan, n’a pu attendre jusqu’au jour de son retour à la Scala, car elle nous a quittés quatre jours auparavant. C’est une vraie perte, un très cruel deuil.
Un rêve tout éveillé, on avait l’impression d’être trente ans en arrière avec à la fois ce public vieilli mais enthousiaste (il y avait à la fin du concert au moins 400 personnes à la sortie des artistes), souriant, arborant drapeaux et sacs distribués à l’entrée, et aussi plein de jeunes, qui ne l’avaient jamais entendu en concert puisque son dernier concert à la Scala remontait au 15 février 1993 avec les Berliner Philharmoniker. Un public fou de bonheur , tant le triomphe fut grand, sans doute le plus grand depuis Carlos Kleiber pour Otello en 1987 et un concert de Jessie Norman à la fin des années 80. On sentait le frisson parcourir les gens à l’entrée, les petits groupes qui se retrouvaient, les saluts, les embrassades, cette fois on y était, Abbado était là! et nous aussi!!

Quelques vues du public (1)

Puis-je décrire sans émotion une soirée qu’on attendait depuis dix-neuf ans, depuis ce dernier concert, et surtout depuis ce moment où un conflit avec la Scala d’alors avait éloigné Claudio Abbado de Milan au point qu’il refusait d’en parler, ou qu’il faisait le signe qui signifiait qu’il avait fait une croix sur Milan, au point d’en chercher tous les défauts, au point de déclarer de ci- de là que Milan était une ville polluée, sans espaces verts, au point d’exiger encore récemment comme condition à son retour qu’on plante des dizaines de milliers d’arbres. Colère, refus, mais aussi souffrance de rester éloigné de sa ville, cet excès même en était la preuve, et il nous l’avait bien fait sentir au détour de conversations.
Rappelons les faits: il semblait acquis que Claudio viendrait diriger un Barbiere di Siviglia et un Fidelio à la Scala, mais qu’il viendrait aussi  en 1996 avec le Philharmonique de Berlin faire l’Elektra de Strauss mise en scène par Lev Dodine présentée à Salzbourg en 1995. Riccardo Muti refusa assez tard qu’un autre orchestre que celui de la Scala soit dans la fosse, un peu comme pour l’affaire Carmen à l’Opéra Comique à Paris en 1980, où Abbado ne voulait plus diriger l’orchestre de l’Opéra de Paris après le Simon Boccanegra de 1978: il  avait dit clairement  à France Musique le mal qu’il pensait de l’Orchestre de l’Opéra et a demandé de venir avec le LSO: Liebermann refusa. On peut comprendre que ne pas utiliser l’Orchestre de l’Opéra pour Carmen à Paris aurait été un véritable camouflet pour les musiciens. Mais dans le cas de la Scala, il y avait en jeu la fameuse rivalité à distance que Riccardo Muti avait installée à Milan.
A Milan on a dit alors qu’Abbado demandait des sommes pharamineuses, que Berlin était inaccessible etc…etc…Le résultat, ce que Milan la riche ne pouvait soi-disant pas payer, Florence le paya, et Elektra fut présentée aux dates prévues, mais au Comunale de Florence (dont le directeur artistique d’alors était Cesare Mazzonis-voir plus haut-) et ce fut un incroyable triomphe. Mazzonis en échange de ce service (qui évita une perte financière sèche) obtint d’Abbado qu’il fasse le Simon Boccanegra de Salzbourg (Mise en scène Peter Stein) au Comunale de Florence.
Quand Lissner arriva à Milan, l’un de ses premiers soucis fut de convaincre Claudio de revenir. Ce fut long, et difficile, mais il y est arrivé, sans doute aussi grâce à la grande amitié qui lie Claudio Abbado et Daniel Barenboim, pourtant si différents (y compris musicalement, on l’a bien encore constaté ce soir)  . D’ailleurs, à la fin du concerto de Chopin, le public réclamait le bis à Barenboim, et celui-ci a pris la parole en disant “je pourrais vous donner un, deux, trois bis, je pourrais jouer tant que vous voulez, mais ce soir, c’est une soirée spéciale, c’est la soirée de Claudio Abbado, et alors considérez que le bis c’est la sixième de Mahler!”(tonnerre d’applaudissements).

Quelques vues du public(2)

Puis-je oser dire que ce soir, la musique passait  au second plan, au moins avant le concert, tant voir Claudio revenir dans ce théâtre qu’il a tant marqué, revenir devant son public, était un moment d’une émotion intense, qui m’a étreint fortement, tant je me souvenais de son dernier Pelléas et Mélisande, à la dernière représentation dans la merveilleuse production d’Antoine Vitez (qu’on vit aussi à Vienne, puis à Londres dans les années 90), où pleuvaient fleurs et petits papiers “O Vienna quante pene ci costa!” (Ô Vienna, que de peines tu nous coûtes, parodie d’une réplique des Nozze di Figaro), où les larmes coulaient et où a fermenté l’idée d’itinérance des fans d’Abbado qui se retrouvaient là où Claudio était. Que de nuits passées à conduire entre Milan et Vienne pour aller l’entendre et continuer à tisser le lien qui nous attache encore à lui. Oui, je suis arrivé à Milan dans les deux dernières années de son mandat, et j’ai toujours été au loggione, en deuxième galerie pour voir les opéras qu’il dirigeait (Carmen, Macbeth, il Barbiere di Siviglia, Il Viaggio a Reims, Pelléas et Mélisande), j’ai donc acheté pour ce soir une deuxième galerie: à la Scala, n’allez en Platea (orchestre) qu’à reculons, le son est moyen alors qu’en haut, le son est chatoyant, varié, puissant;  et surtout, surtout, ce soir, je revoyais mes années 80 milanaises, dans ce théâtre qui est mon théâtre (peut-être encore plus que le Palais Garnier), avec ce merveilleux public de la Scala qui peut-être farouche, insupportable, mais qui plus qu’aucun autre sait accueillir et saluer la grandeur et l’art. Ce soir fut pour moi un moment très fort, inoubliable, où les larmes coulèrent.

Quelques vues du public (3)

Faut-il en oublier de rendre compte de ce que nous avons entendu?
Une première partie avec Daniel Barenboim dans le concerto n°1 de Chopin. Certes, on sait bien que Maurizio Pollini ou Martha Argerich eussent été des choix plus conformes au style d’Abbado, mais le prétexte du concert est un cycle Chopin par Daniel Barenboim (directeur musical de la Scala) , fait avec Gustavo Dudamel la semaine dernière et Daniel Harding (remplaçant Andris Nelsons) la semaine prochaine. Insérer le concert Abbado dans ce cycle, c’était du coup banaliser ce retour (si c’était possible) et lui donner un statut “ordinaire”, de fait le prix était ordinaire (de 10 à 66€).

L’entrée d’Abbado et Barenboim, photo Alberto Falletti

Entrée d’Abbado et Barenboim, explosion du public. Abbado toujours timide va pour monter sur le podium, mais Barenboim l’attire par la main sur le devant de la scène et alors c’est la standing ovation avant même le début du concert. C’était l’ambiance hier.
Rien n’est plus différent que le style haché, contrasté, violent, mais aussi énergique et presque juvénile de Daniel Barenboim et la fluidité, la sensibilité avec laquelle Abbado aborde ce concerto qu’il n’avait pas dirigé depuis plus de trente ans.  Bien sûr  Barenboim cherche à entraîner l’orchestre derrière lui, mais Abbado tient bon, et on sent une sorte de “jeu de pouvoir” entre les deux amis. Abbado réussit à obtenir de l’orchestre un son rond et chaleureux qu’on ne lui avait pas entendu depuis longtemps (il faut reconnaître que la qualité du son de l’orchestre n’est plus celle du temps d’Abbado ni même de Muti: un peu de problèmes techniques, quelques sons  approximatifs, une couleur qui s’est banalisée), il réussit tout de même de magnifiques pianissimi dans le deuxième mouvement (le plus accompli  à mon avis, avec  le premier mouvement), ces pianissimi dont Abbado a le secret. Une suprême élégance du geste, communicatif, qui n’est pas la manière de jouer ou de diriger de Daniel Barenboim. Chopin est-il d’ailleurs encore son univers? Le troisième mouvement m’est apparu à la fois acrobatique et approximatif, où les deux partis pris se confrontaient sans toujours dialoguer. Il reste que Daniel Barenboim reste un étonnant artiste, d’une intelligence redoutable (voir la manière dont il a calmé le seul imbécile qui le huait – c’était bien le moment! en rappelant que cette soirée était celle d’Abbado et relativisant du même coup sa présence et sa prestation).
L’orchestre est souvent considéré comme la partie faible chez Chopin, on dit souvent qu’il préfère les petites formes aux grandes machines orchestrales à la Beethoven, ici évidemment, Abbado oblige,  on entend les couleurs et les modulations orchestrales, la manière dont l’orchestre cherche à mettre en valeur le soliste, mais dont il s’éloigne en même temps par le style. Il reste que globalement, on demeure assez satisfait (ou indulgent), un hueur, mais un gros succès du public et de nombreux rappels.

L’énorme dispositif

Bien sûr on attendait la Sixième de Mahler car chaque concert mahlérien d’Abbado est désormais un événement . Il a épuisé le genre à Lucerne en refusant de faire la huitième, et donc il y a fort à parier que ces moments seront de plus en plus rares. Cette Sixième (après une huitième supprimée et une seconde avortée) devenait donc un moment d’urgence, et pour la mettre en place, Abbado a demandé de mélanger son orchestre Mozart (et surtout ses chefs de pupitre, rompus au travail avec lui) et l’Orchestre Philharmonique de la Scala, qu’il a fondés tous deux: voilà deux orchestres fils d’Abbado! On reconnaissait donc Raphaël Christ (Lucerne et Mozart), mais aussi Lucas Macias Navarro le génial hautboïste (Lucerne, Mozart et Concertgebouw) qui ce soir encore  a donné des exemples époustouflants de poésie et de simplicité, Chiara Tonelli la flûtiste (Mahler Chamber Orchestra, Orchestra Mozart), Aloïs Posch le contrebassiste (ex Wiener Philharmoniker) et d’autres sans doute difficiles à reconnaître de si loin. On avait réuni une masse orchestrale inédite, environ 170 exécutants, dans une vraie mise en scène avec le fameux marteau au centre, surélevé, comme un billot, il y avait par exemple 14 contrebasses, 18 violoncelles, 20 altos, 4 harpes dont le son montait avec une clarté confondante (voir notamment le début du quatrième mouvement); comme toujours avec Abbado, l’adagio était joué avant le scherzo.
Et ce fut magnifique. Ce ne sera pas sa plus grande interprétation de la Sixième, mais ce sera quand même une pierre miliaire bouleversante: rappelons-nous l’extraordinaire Sixième faite avec les Berlinois, à bondir pour l’éternité, ou celle de Lucerne. Et comme je l’ai rappelé, l’orchestre n’est pas techniquement au niveau des phalanges citées, notamment les cuivres, (mais qui atteint le niveau de Reinhold Friedrich?) et on entend quelquefois des stridences pas toujours bienvenues  mais on sentait les répétitions, l’engagement, l’application, la prise que le chef avait (à voir les sons produits quelquefois) et surtout l’incroyable énergie.

Claudio salue

Après avoir entendu le Gewandhaus (une autre de ces phalanges exemplaires) à Lucerne en septembre dernier avec un Riccardo Chailly déchainé dans la même œuvre, avec une sorte d’urgence et d’énergie du désespoir, on reste toujours frappé de redécouvrir Abbado (c’est comme à chaque fois une surprise, la découverte toujours renouvelée des perfections avec les yeux stendhaliens de Fabrice pour Clelia) par la manière dont Abbado fait parler l’orchestre, qui sourit, qui pleure, qui grince. Et par la variété “psychologique” de cette interprétation. Un des amis que j’ai croisé hier me disait qu’il trouve toujours Mahler “cérébral”. Rien n’est plus discutable: il est au contraire à fleur de peau, sans cesse en tension, sans cesse passant d’un moment d’extase à l’angoisse, à la noirceur, au sarcasme. Je ne le sens pas comme cérébral, mais au contraire comme un vagabond d’un univers sensible à l’ extrême. Oui Mahler est un “sensible de l’extrême”, en telle osmose avec les éléments naturels, qu’il crée sans cesse des “montées d’images” comme en psychanalyse et Abbado nous fait sentir le moindre souffle de cette sensibilité exacerbée, c’est pourquoi hier c’était l’extrême tension, notamment au départ, avec ce pas vif initial, en même temps léger, car on passe sans cesse d’une variation d’humeur à l’autre avec une extrême fluidité. Pour moi, c’est encore l’adagio qui m’emporte et me bouleverse, qui me tire les larmes, un moment suspendu de pure poésie, et hier c’est sans doute encore la partie qui m’a le plus touché. Mais il faut reconnaître qu’une fois de plus Abbado fait lire le texte, propose une vision d’une telle clarté, que toujours l’architecture se fait jour. Et il construit une telle tension qu’on en sort écarlate de l’énergie qu’on accumule. A part quelques imbéciles des fauteuils  d’orchestre qui pianotaient sur leur portable (d’en haut, ils n’échappent pas à nos regards) sans doute à la recherche du restaurant d’après spectacle, il fallait voir les visages tendus du public des galeries, silencieux, debout, arque-bouté aux barres de la galerie, suivre avec une urgence inouïe ce concert qui est sans doute le plus beau donné à la Scala depuis des lustres. Lecture d’une clarté stellaire, émotion indicible en soi par la musique, et aussi par les circonstances, tension prodigieuse. Oui  ce fut à la fin une explosion, où toute la salle est restée, 30 minutes d’applaudissements, les dix dernières minutes avec des cris scandés “Clau-dio”, un Claudio qui, visiblement fatigué et ému, n’est pas revenu seul saluer, comme il le fait à Lucerne. Oui, comme disait l’affiche du tram, Claudio est “bentornato” dans sa cité, et ce soir, le public de la Scala a redécouvert ce qu’immense voulait dire.

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MC2 GRENOBLE 2012-2013: IVÁN FISCHER dirige le BUDAPEST FESTIVAL ORCHESTRA le 1er octobre 2012 avec JÓZSEF LENDVAY (BARTOK, MAHLER)

Ces trois derniers jours auront donc été hongrois. A Budapest samedi pour Hunyadi László, à Grenoble lundi pour le passage exceptionnel du Budapest Festival Orchestra sous la direction de son chef (et fondateur)  Iván Fischer (le frère d’Adam Fischer) pour un programme non moins exceptionnel, le concerto n°1 pour violon (soliste József Lendvay) de Bartók, et la Symphonie n°5 de Gustav Mahler. Il faut reconnaître que les grenoblois sont chanceux, puisque la programmation musicale de la MC2, en dehors de l’orchestre des Musiciens de Louvre Grenoble en résidence (enfin, une résidence pour ainsi dire…), comprend cette année encore une fois des concerts d’Alexandre Tharaud, de Radu Lupu, d’Isabelle Faust, mais aussi des Arts Florissants, de l’Orchestre Philharmonique de Saint Petersbourg dirigé par Temirkanov et d’autres concerts diablement stimulants: Michel Orier , directeur de la MC2 jusqu’à ces dernières semaines ( aujourd’hui directeur général de la Création artistique au Ministère dela Culture) savait programmer.
Et ce fut un magnifique concert, un de ceux dont on sort heureux. Le concerto pour violon n°1 Sz 36 de Bartók,  a été écrit en 1907-1908 en hommage à une violoniste, Stefi Geyer, dont Bartók était amoureux. Les choses ne sont pas allées pour le mieux, et Stefi Geyer qui avait reçu la partition ne la révèlera  qu’après la mort du compositeur. Le concerto sera créé par Paul Sacher en 1958 à Bâle. Il s’agit d’une sorte de portrait de la jeune fille, d’abord plutôt langoureux en première partie, et très joyeux en seconde partie (le concerto ne possède que deux parties au lieu des trois traditionnelles). Au violon ce soir un artiste exceptionnel József Lendvay, fils d’un très fameux violoniste tzigane, qui affiche une technique insolente, avec des sons époustouflants  sortis de son Stradivarius Ex Ries 1693 mis à sa disposition par la Fondation Reinhold Würth. Quelle différence avec Leonidas Kavakos il y a quelques semaines à Lucerne avec le Concertgebouw et Mariss Jansons (dans le concerto n°2 il est vrai). Là où Kavakos n’est que virtuose mais ne fait rien ressentir, on a avec Lendvay une technique incroyable, mais sentie, mais sensible, mais intériorisée. L’orchestre l’entoure avec gourmandise ( le crescendo des cordes au début est stupéfiant). Le soliste commence comme une méditation, puis peu à peu se fond avec l’orchestre, sans jamais surjouer, sans jamais prendre la pose de soliste, primus inter pares d’un orchestre qui le suit avec une délicatesse et une justesse notables.
Le deuxième mouvement, en contraste plus vif, plus acrobatique, plus gai, dessine une autre facette, plus enjouée, de la jeune Stefi. Et c’est étourdissant  de finesse et d’énergie tout ensemble. József Lendvay ressent pleinement cette musique qui puise dans la tradition tzigane, dans les racines populaires, mais il la ressent avec une étonnante sensibilité, avec un véritable engagement, et en même temps une grande modestie.
Car en réalité quel artiste! il va donner en bis un morceau tiré de la musique tzigane,

appelant un altiste, un autre violoniste, un violoncelliste et un contrebassiste, et c’est déjà époustouflant de technique, puis une étude (Kreisler? Paganini?) faite de coups d’archers à vous étourdir et de pizzicati impossibles. Oui, il a dans le sang cette tradition tzigane (vous savez, ceux qu’on appelle roms en France, et qu’on chasse de toutes parts) qui en fait un violoniste magique, parce qu’à la fois ébouriffant technicien et véritable artiste, sensitif, épidermique, qui vous tourneboule.
En seconde partie, l’orchestre attaque la trop fameuse symphonie n°5 de Mahler, composée entre 1901 et 1903, après que Mahler a failli mourir d’une hémorragie intestinale. Cinq mouvements, une marche funèbre qui essaie désormais de conjurer une mort vue de près, un second mouvement “Stürmisch bewegt” (orageux et animé) où la véhémence laisse bientôt place à un nouvel optimiste et une nouvelle énergie, un scherzo en forme de danse accompagnée par le cor joué habituellement debout, et ici à côté du chef, en soliste, le fameux adagietto, dont on dit qu’il est une déclaration d’amour à Alma, et un rondo-finale qui constitue des retrouvailles avec le bonheur.
D’abord, il faut souligner l’engagement de l’orchestre et sa qualité éminente, qui le hisse au niveau des plus grands, tous les pupitres sont remarquables, mais citons le magnifique cor de Zoltán Szöke, qui enchante tout le troisième mouvement, ou le hautbois de Victor Aviat, et surtout les cordes, époustouflantes dans leur ensemble (des pizzicati au troisième mouvement à se damner), un engagement, une énergie extraordinaires (le premier violon, Giovanni Guzzo, emmène les troupes à un train d’enfer). Iván Fischer propose une vision très énergique, très charnue, ne glissant jamais vers la sensiblerie ou la complaisance: dès le départ, on a l’impression d’un arrachement, d’un rythme qui se force à se tirer de cette mort qui sonne: c’est le premier mouvement sans doute le moins passionnant, à cause de la trompette solo, très découverte et qui n’a pas toujours convaincu (on a toujours en tête Reinhold Friedrich à Lucerne, et c’est évidemment dangereux pour les autres), mais tout le reste est extraordinaire d’énergie et d’allant, de force plus que de violence, une force qui va, déjà dans le deuxième mouvement, prenant, entraînant, bouleversant, et aussi dans le troisième à la fois dansant, presque comme une valse, et en même temps doué d’une indicible poésie.
L’adagietto est l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre, sans effet, sinon un usage très appuyé du rubato, qui donne au début l’idée d’une sorte de mouvement perpétuel, et dans l’ensemble d’une simplicité étonnante, un moment suspendu avec des cordes à se pâmer qui s’enchaîne avec ce dernier mouvement que j’adore, tant on entend l’influence sur Mahler des Maîtres Chanteurs de Wagner ,notamment au début. Ici les thèmes se succèdent avec bonheur, dont les variations sur celui de l’adagietto et on se prend à sourire, à rêver, à se laisser aller à une joie de vivre retrouvée et communicative. Chaque pupitre est mis en valeur, les contrebasses sont somptueuses, les violoncelles ivres, et tout cela crée un langoureux vertige, baudelairien. Au milieu, Iván Fischer dirige sans être démonstratif, mais toujours précis, avec une économie de gestes notables (sauf à la fin) et montre qu’il est un des grands chefs de ce temps, capable de déchainer des forces inouïes de cet orchestre magnifique, un orchestre d’exception qui gagne à être plus connu et qui désormais a sa place dans la Panthéon des Grands. Bartók lui appartient, de droit. Et Mahler qui dirigea l’Opéra de Budapest de 1888 à 1890, est aussi un peu dans les gênes de ces musiciens d’exception, dépositaires d’une très grande tradition, que nous évoquions hier à propos de l’opéra de Erkel. Le public ne s’est pas trompé, il a fallu que Fischer lui-même interrompe le public enthousiaste et survolté, qui ne cessait d’applaudir et de le rappeler en scène. Nous avons eu ce soir un Bartók d’une grande sensibilité, et un Mahler plus fulgurant que mélancolique, plus énergique que sensible deux vraies interprétations, deux immenses moments de musique.

LUCERNE FESTIVAL 2012: RICCARDO CHAILLY DIRIGE L’ORCHESTRE DU GEWANDHAUS le 11 SEPTEMBRE 2012 (MENDELSSOHN, MAHLER)

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

La considération dont jouit Riccardo Chailly est étrange. Voilà un chef dont les enregistrements notamment mahlériens ou brucknériens, sont régulièrement salués comme des références, mais il faudrait aussi ajouter ses très belles interprétations de pièces comme Amériques de Varèse. C’est un très bon chef d’opéra notamment pour Verdi et Rossini: certains préfèrent même ses Rossini à ceux d’Abbado. J’ai eu l’occasion d’aller souvent à Bologne lorsqu’il était directeur musical du Teatro Comunale (une salle magnifique, d’Antonio Galli da Bibbiena à visiter absolument ) , aux temps bénis où le Comunale de Bologne était considéré comme l’antichambre de la Scala et je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Étrange en effet parce qu’il est toujours oublié dans la liste des très grands chefs de ce temps. Son passage au Concertgebouw d’Amsterdam n’a pas toujours été facile, mais sa présence au Gewandhaus de Leipzig est un vrai succès. L’orchestre du Gewandhaus est l’un des grands orchestres de tradition allemande, au même titre que la Staatskapelle de Dresde. Fondé au XVIIIème siècle, il compte parmi ses directeurs musicaux historiques Felix Mendelssohn, Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter, Franz Konwitschny, Vaclav Neumann, Kurt Masur et Herbert Blomstedt. Il fut au centre, avec Kurt Masur son chef, des grandes manifestations qui précédèrent la chute du mur. Plus que tout autre, il représente la grande histoire de la musique allemande, dans cette Leipzig où naquit Richard Wagner, où officia Jean-Sebastien Bach, à quelques encablures de Halle, ville de Haendel, et de Wittenberg, ville de Luther. La salle nouvelle du Gewandhaus, à l’acoustique splendide,  trône sur l’Augustusplatz face à l’Opéra, deux monuments somptueux, au cœur d’une ville qui vaut vraiment la visite.
Ainsi Riccardo Chailly, en proposant dans ce programme dédié à la foi, la symphonie Reformation, de Mendelssohn, s’inscrit-il au cœur de l’histoire et de la tradition de son orchestre et au coeur de l’histoire de la symphonie , après Beethoven, avant Schumann, avant Bruckner. Cette symphonie fut écrite en 1829-1830, peu après la mort de Beethoven, à l’occasion de l’anniversaire de la Confession d’Augsburg, texte fondateur du lutherianisme rédigé par Melanchton, et présenté à Charles Quint, qui fut réfuté par la Diète d’Augsburg,  très catholique. Mendelssohn n’a pas vraiment aimé cette symphonie, qui fut créée en 1832 à Berlin, mais publiée seulement en 1868. Mendelssohn voulut même la détruire. Sans doute le judaïsme de Mendelssohn n’a-t-il pas aidé à comprendre cette œuvre inspirée par Luther, dont elle reprend le choral(“Ein feste Burg  ist unser Gott”) dans le dernier mouvement. Aujourd’hui, elle est surtout connue (on la joue assez peu) par le thème du “Dresden Amen” plus connu comme le thème du Graal dans le Parsifal de Richard Wagner. Pourtant cette symphonie ne manque pas, notamment dans son premier mouvement d’une grandeur évidente que Chailly rend parfaitement, avec une force qui saisit, et une rondeur de son étonnante: l’orchestre est stupéfiant de fluidité, de netteté, et l’énergie dégagée par ce premier mouvement est proprement frappante, avec des cordes extraordinaires. Le rythme du second mouvement est plus syncopé que dans d’autres interprétations plus lyriques et plus légères (Abbado), mais l’organisation et la construction de la “concertazione”, de la mise en espace orchestral de la partition sont proprement exemplaires; la cohésion et l’équilibre de pupitres frappent, définitivement.  L’enchaînement des derniers mouvements, avec ce solo de flûte qui dialogue avec le hautbois, et avec les cuivres est un tremplin vers le rêve, avec ce choral final dans la version originale, sans coda, qui rappelle tant certains thèmes brucknériens, avec ses variations de couleur, ses développements et son final presque céleste où sonnent les trompettes du paradis musical!

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

Au terme de cette audition, on reste interdit devant la qualité de l’orchestre et l’entente parfaite avec un chef qui déploie une énergie peu commune pour accompagner la musique, alors qu’il sort de longs mois d’arrêts dus à la maladie. Quel plaisir de le voir rétabli, et entrer dans Mahler avec une gourmandise extraordinaire.
Beau programme que de mettre en perspective la foi confiante en dieu d’un côté et la terrible lutte contre la mort et le destin, qui s’achève par le gigantesque dernier mouvement (30 minutes) et ce coup final qui terrifie l’auditeur et le laisse assommé.
Chailly dirige comme Abbado l’andante avant le scherzo, rendant à la symphonie son “classicisme”, et l’urgence du premier mouvement, qui me fait encore et toujours penser (je l’ai déjà écrit, et je me répète)

L'homme qui marche - Umberto Boccioni (1913)

à l’homme qui marche de Boccioni de quelques années postérieur. Chailly a décidé de poser comme donnée principale une indomptable énergie, qui devient évidemment énergie du désespoir, tout en force écrasante, sans beaucoup de place à la sensibilité ou à la sensiblerie, une force qui refuse la souffrance ou l’apitoiement, même l’andante sublime n’a pas cette mélancolie déchirante, mais une sorte de son plein, massif, et retenu, qui donne une impression encore plus désespérée. L’orchestre d’ailleurs est une masse, un collectif d’où les solistes qui émergent n’ont pas la finesse aérienne ce ceux que l’on connaît dans nos orchestres familiers comme le Lucerne Festival Orchestra ou le Philharmonique de Berlin, que ce soit la flûte, pourtant remarquable, ou le hautbois, mais n’est pas Jacques Zoon ou Lucas Macias Navarro qui veut. Les sons pris isolément n’ont pas cette pureté, mais c’est dans la mise en espace collective, dans les échos, dans les écoutes mutuelles, dans l’obéissance aux intentions très arrêtées du chef qu’ils sont éblouissants. Prenons par exemple  les harpes qui sont très présentes au dernier mouvement, leur son est toujours plein, toujours présent, voire grinçant, voire étrange !
Chailly dans le scherzo propose une danse macabre, sans espoir, avec une couleur sarcastique, quand le dernier mouvement somptueux, évacue tout lyrisme toute sensiblerie, un tragique mâtiné d’une sorte de joie mauvaise de celui qui sait vers quoi il va: j’ai quelquefois l’impression de voir jouer quelque chose comme “Au rendez-vous de la mort joyeuse” tant on a l’impression d’être irrémédiablement entraîné vers la fin, aspiré, avec une soif d’en finir. C’est le malaise écrasé par l’énergie, par une explosion sonore qui laisse étourdi. Comme si ce coup final était un coup fatal pour le monde symphonique au sens traditionnel. Quelle soirée!
Eh bien oui, une fois de plus sur les bords du Lac des Quatre Cantons sonnent  des moments extraordinaires, une fois de plus un Mahler différent, après l’époustouflant Concertgebouw, et Mariss Jansons, voilà Chailly qui fait irruption, une irruption éruptive, sans vraie place pour l’atermoiement, mais seulement pour la course à l’abîme.
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©Georg Anderhub /Lucerne Festival