BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: UN BALLO IN MASCHERA de Giuseppe VERDI le 6 MARS 2016 (Dir.mus: Zubin MEHTA; Ms en Scène: Johannes ERATH) avec Anja HARTEROS

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Zubin Mehta n’a jamais dirigé Un ballo in maschera au théâtre. C’est aussi pour lui une première (même s’il l’a fait au concert) et pour cette première, il dispose d’une distribution de grand niveau, très attendue, avec Piotr Beczala dans Riccardo (qui l’a chanté au MET avec Levine) et Anja Harteros en Amelia, dont c’est la prise de rôle.
J’ai souligné ailleurs la difficulté de cet opéra, musicale et dramaturgique, j’ai même écrit un petit texte « L’impossible Ballo in maschera » à qui je renvoie le lecteur curieux.
Impossible, oui, parce que l’œuvre est charnière, entre les « grandes œuvres », Macbeth, Don Carlos, Aida et les œuvres de jeunesse ou « populaires ». Et de fait, Verdi n’abandonne pas le Grand Opéra, mais n’emprunte pas résolument la route de l’innovation : il suit une voie médiane et mouvante. Mouvante pour les chanteurs…Le rôle de Riccardo par exemple, s’alourdit de plus en plus : plus léger au départ (on est proche du Duc de Rigoletto), il s’alourdit à la fin pour se rapprocher de Radamès. Une vocalité qui peut déstabiliser certains ténors et qui ne leur facilite pas la tâche. Amelia est résolument un lirico spinto ; aujourd’hui la seule qui le chante sur les scènes avec succès et justesse est Sondra Radvanovsky, sans doute la plus solide « verdienne » du jour. Pour une Sondra Radvanovsky, combien de naufrages, y compris dans l’histoire de l’opéra : même la grande Leonie Rysanek y a succombé proposant un air du 2ème acte « Ecco l’orrido campo » des plus faux et des plus maltraités que je connaisse. L’un des plus grands « tonfo » de ma carrière fut un soir de Scala avec Gavazzeni au pupitre, et sur scène Luciano Pavarotti, Leo Nucci et une certaine Maria Parazzini qui remplaçait la soprano initialement prévue,  qui se termina sur scène comme dans la salle, dans le sang, avec ces réactions si typiques du public scaligère à qui on ne la fait pas. Le trio de l’acte II fut un naufrage, trois chèvres bêlantes au moment de
« Odi tu come fremono cupi
per quest’aure gli accenti di morte? »
qui est proprement infernal à réussir. Tout dépend du tempo, de l’émission, notamment des notes d’Amelia qui sont souvent criées. Et ce moment-là est un test.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Il y a dans Un Ballo in maschera les ingrédients vocaux du grand opéra : un baryton (à la couleur proche de Simon Boccanegra), un ténor au spectre large, commençant belcantiste et finissant spinto, un soprano aux graves sonores et aux aigus infernaux, un soprano colorature (Oscar) essentiel pour l’équilibre vocal des ensembles pris à la tradition française. Ceux qui pensent voir un Oscar un personnage secondaire se trompent lourdement, c’est un personnage musicalement essentiel, et dans le drame c’est lui qui finit par désigner le comte à Renato, et puis Ulrica, contralto, à la présence limitée à l’acte I, mais qui a un énorme poids vocal, très rarement réussi, et quelques personnages secondaires fugaces et bien présents (Silvano le soldat, une basse jeune) .
Opéra paradoxal, souvent sur les scènes et rarement convaincant.
La Bayerische Staatsoper a soigné l’aspect musical : dans la fosse, l’ex-directeur musical, Zubin Mehta, revenant diriger à Munich un opéra qu’il n’a jamais dirigé à la scène, et sur la scène, Anja Harteros, la super vedette, Piotr Beczala, l’autre ténor qu’on essaie de promouvoir face à Kaufmann. Simon Keenlyside était prévu en Renato, mais il a déclaré forfait et c’est le baryton roumain George Petean qui le remplace (il n’est pas sûr qu’on y perde vocalement), la jeune Sofia Fomina en Oscar et la mezzo maison valeureuse Okka von der Damerau en Ulrica.
Pour l’avoir souvent entendu, je n’arrive jamais à « qualifier » Zubin Mehta : il a de mauvais soirs, ceux pour lesquels il est routinier, où il semble s’ennuyer, d’autres au contraire extraordinaires, tel Brucker à Salzbourg, tel Meistersinger à Florence, tel Ring à Valence : cet éclectique qui dans sa carrière a fait aussi bien les « Trois ténors » que des Wagner somptueux, privilégie le répertoire post-romantique, mais n’est pas un idéologue musical, bien plutôt un pragmatique. Ses Puccini sont en général notables : c’est un grand technicien de l’orchestre, c’est moins un « sensible », mais c’est sans conteste un grand chef, même  s’il n’a pas vraiment ouvert de voies nouvelles à l’audition ou à l’histoire de l’interprétation musicales. Il y a des chefs qu’on reconnaît presque immédiatement à l’audition, ce n’est pas son cas.
Son retour à Munich, pour diriger un opéra aussi important pour la première fois à 80 ans est un événement considérable sur le plan musical, tant le chef indien a marqué pour ses enregistrements d’opéras italiens. De Verdi,  il a laissé Trovatore, Traviata, Otello au disque.
À la tête de ce qui fut son orchestre et qui est sans doute l’un des orchestres de fosse les meilleurs (sinon le meilleur) en Europe, il propose un travail d’une grande précision,  soignant à la fois la couleur et un son plein, rond, sur un tempo qui n’est pas rapide (certains chanteurs en souffrent un peu…) mais très rythmé, plein de relief, avec des contrastes de volume, mais sans jamais couvrir le plateau et accompagnant les chanteurs avec beaucoup d’attention. Le prélude est vraiment un modèle, laissant les instruments initiaux colorer l’ambiance, donnant une touche poétique et suspendue. L’entrée d’Ulrica est un des grands moments de la soirée, sombre, funèbre, concentrée. Ce sont peut-être les deuxième et troisième actes, plus dramatiques , qui me semblent les plus réussis, avec une capacité à isoler des phrases musicales, des bois et des violoncelles notamment, qui laissent rêveurs. Ce qui frappe dans cette interprétation, c’est le soin de certains détails qui nous montrent le travail de Verdi, les phrases révélées qui donnent une couleur particulière, et plus généralement, la poésie qui émane de l’œuvre .
Levine l’an dernier à New York avait une irrésistible pulsion, il y a ici quelque chose d’éthéré, quelque chose d’une épaisseur de discours, quelque chose de sérieux qui frappe. J’ai vraiment été fasciné par l’approche, par la clarté, par le raffinement de certains moments qui m’ont profondément touché.
Il est aidé par une équipe et un chœur (dirigé par Sören Eckhoff)  vraiment exceptionnels, qui m’a frappé la veille dans Fliegende Holländer, mais qui impressionne dans Un Ballo in maschera où son rôle est très important voire spectaculaire. De plus, la mise en scène impose aux groupes et aux ensembles une géométrie et une mise en place très réussie et complexe, qui tient de la composition ou de la chorégraphie qui a presque à voir avec le musical (on l’avait de manière encore plus outrée à New York l’an dernier, notamment au premier acte dans la mise en scène de David Alden). C’est en tous cas pour le chœur une vraie performance.
Avec le trio Keenlyside, Harteros, Beczala, on pouvait s’attendre à un plateau brillant ; Keenlyside a été forfait et remplacé par George Petean, un des barytons montants de la scène lyrique internationale, mais les deux autres étaient bien là et ce fut pour le chant une de ces soirées qui donne satisfaction.
J’ai insisté sur le difficile défi que constitue Un ballo in maschera, opéra hybride spectaculaire et intimiste, historique, mais aussi quelque part fantasmagorique, avec des souvenirs de Grand Opéra (Oscar en est l’une des traces), mais aussi l’annonce d’un autre Verdi. Les « opéras de transition » ne sont jamais faciles, et comme je l’ai écrit j’ai rarement entendu ce Verdi-là de manière satisfaisante.
Ce soir fait quand même mentir la tradition, ce fut un Ballo in maschera de très grande tenue. D’abord parce que, comme souvent dans les maisons sérieuses, les petits rôles sont très bien tenus : le Silvano d’Andrea Borghini frappe par son naturel et sa présence, ainsi que pour sa voie engagée et très juste, c’est un  jeune baryton-basse à suivre. Les deux conjurés Samuel et Tom ont remporté un bon succès malgré la surface réduite des rôles, surtout la basse Anatoli Sivko dans Samuel : on va vite entendre parler de cette basse sonore et au si beau timbre.

George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl
George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl

George Petean est un baryton très précis, manquant peut-être de relief scénique et de « pathos » dans la voix, qui n’a pas le brillant d’un Tézier (le Cappuccilli d’aujourd’hui) qui là-dedans fait merveille. Mais il sait conduire et contrôler la voix, il sait aussi bien projeter, il sait surtout colorer et ses interventions sont notables, et surtout son air de l’acte III « Alzati là tuo figlio » chanté sans histrionismes démonstratifs, mais avec une vraie tension. La voix sait se noircir, et surtout moduler avec une belle technique : il sait ce qu’il chante, et le chante parfaitement. Il rappelle par le timbre et certaines couleurs Renato Bruson dont il a l’intériorité et l’intuition. Il est vraiment un Renato intéressant, même si scéniquement il n’a pas la présence d’autres chanteurs, il reste qu’il impose une vraie voix, très présente, très juste dans le contexte. Très belle prestation.
Piotr Beczala est un cas plus difficile. La voix est parfaitement dominée, la technique est là, les aigus sollicités sortent, le timbre est clair. Donc a priori il n’y a rien à redire : et pourtant pour moi, il n’est pas un Riccardo, et ce pour plusieurs raisons. D’abord le premier acte n’est pas pour lui, trop brillant pour une voix qu’il n’arrive pas à alléger, il n’est pas vraiment le duc de Mantoue (bien que le rôle soit à son répertoire). C’est bien meilleur à la fin et correspond mieux à son état actuel de futur Lohengrin. Ensuite, il n’arrive pas à faire vraiment sentir le personnage. Il chante et ne fait que chanter. D’une star du chant on attend évidemment bien plus. Il chante tout plus ou moins de la même façon, sans vraiment colorer, sans engagement vocal vibrant. On reste dans la performance sans jamais entrer dans le rôle. Il avait été sifflé lourdement à la Scala pour son Alfredo qui pourtant sans être anthologique me semblait plus réussi.
Entendons-nous, c’est un chanteur de qualité, qui a « ses papiers en règle » comme ténor et même ténor de premier plan, et son dernier air « Ma se m’è forza perderti » a l’intensité et la force émotive voulue, avec une diction vraiment remarquable : c’est sans doute le sommet de sa soirée, le seul où l’on entende Riccardo sortir, vivre et sentir totalement . Mais pour le reste, je ne l’entend pas vivre, mais seulement (très bien) chanter. Il faut une tout autre couleur et un tout autre engagement pour Riccardo et plus généralement pour Verdi. La voix manque de souplesse et de ductilité et l’engagement interprétatif reste assez distancié : l’artiste est sérieux voire très solide sans nul doute, mais il manque bien du soleil pour Riccardo.
Sofia Fomina, une jeune chanteuse russe, était Oscar. Ceux qui pensent qu’Oscar est un personnage secondaire se trompent lourdement : le travesti est fréquent dans le Grand Opéra, qu’on rencontre dans Huguenots, dans Guillaume Tell, dans Don Carlos, et qui apparaît ici comme peut-être dramaturgiquement  secondaire (encore que son rôle soit essentiel à la dernière scène), mais musicalement essentiel, notamment dans les ensembles du premier acte, et aussi dans le rythme qu’il impose aussi bien aux scènes initiales qu’à la scène finale. Il faut vraiment une vraie voix et un vrai personnage. Pas de Ballo in maschera sans un Oscar excellent, une chanteuse médiocre fait tomber immédiatement le premier et le dernier acte, tant par la couleur que le rythme voulu par Verdi. Sofia Fomina qui doit donner l’essentiel au premier acte, est un Oscar frais à souhait, virevoltant ; la voix semble moins assurée dans les premières mesures mais prend de l’assise et de la chaleur, et elle est de plus en plus juste : pendant le bal, elle s’affirme aussi scéniquement, où elle retire brutalement sa perruque, laissant apparaître de longs cheveux blonds illustrant la théorie du double que le metteur en scène Johannes Erath essaie d’imposer, comme si elle était non le page mais une femme sans doute amoureuse de Riccardo ; sa dernière scène plutôt dramatique est vraiment passionnante et elle se sort du rôle avec tous les honneurs.

Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl
Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl

Okka von der Damerau est Ulrica, dans cette mise en scène une sorte de Muse du destin, ou de la mort qui apparaît périodiquement en scène aux moments clefs, même si elle ne chante que pendant le premier acte. Sans être d’un volume extraordinaire, la voix est très homogène, passant du grave à l’aigu sans vraie difficulté. Les graves sont d’ailleurs somptueux même si les aigus mériteraient plus de projection. C’était sa première Ulrica, et dans le contexte de son théâtre, elle fait honneur à la troupe dont elle est l’un des éléments essentiels.
C’était aussi une prise de rôle pour Anja Harteros .
Impossible de lui contester le primat de la soirée ? Bien sûr, quelques menues hésitations dans le trio avec Ulrica et Riccardo (caché), notamment une ou deux attaques hésitantes, mais le reste ! Dans un rôle très difficile, l’un des plus difficiles du répertoire, alors qu’il apparaît à première vue plus praticable et plus aisé.

Acte II, trio ©Wilfried Hösl
Acte II, trio ©Wilfried Hösl

Le deuxième acte est hypertendu, avec des aigus impossibles, une ligne de chant à maintenir et des ensembles incroyablement difficiles, à commencer par le trio « Odi tu come fremono cupi
per quest’aure gli accenti di morte? » où ses aigus sont si dardés qu’ils peuvent devenir des cris de bête aux abois. Ici Mehta a l’intelligence d’un tempo très juste, moins serré qu’à l’accoutumé, et qui permet à Harteros de faire les notes justes, et bien placées (c’est en tous cas pour ma part une des premières fois que je l’entends ce satané trio  ainsi chanté!
La voix a sûrement moins de pâte que celle de Sondra Radvanovski, sans doute un peu plus à l’aise, mais quel engagement, quels aigus, quelle présence et quelle émotion. Où est la chanteuse froide que certains entendent ? Il y a là une flamme, une présence, une urgence qui en fait l’incontestable triomphatrice de la soirée et une Amelia exceptionnelle, exceptionnelle, parce qu’aussi très personnelle, presque crucifiée, une passion grecque en somme.

Le trio amoureux ©Wilfried Hösl
Le trio amoureux ©Wilfried Hösl

On est musicalement face à une vraie réussite en termes de cohésion et de couleur, malgré mes maigres réserves çà et là : le plateau est composé de main de maître (on reconnaît la patte de Pål Moe, le directeur des distributions), et Mehta signe là une vraie et grande interprétation parce que pour une œuvre jamais dirigée, il voulait marquer son retour à Munich. Et c’est réussi.
J’ai laissé pour la fin la mise en scène de Johannes Erath, qui a travaillé avec l’équipe habituelle de Stefan Herheim (Heike Scheele pour les décors et Gesine Völlm pour les costumes.
Johannes Erath est un metteur en scène de nouvelle génération qui travaille pour la première fois à Munich, au parcours étonnant puisqu’il a été violoniste, de très haut niveau, élève de Rainer Küchl, le Konzertmeister des Wiener Philharmoniker, et membre de l’Orchestre de la Volksoper de Vienne. Mais il a viré à la mise en scène en étant assistant de Willy Decker et Peter Konwitschny entre autres, il a travaillé notamment à Hambourg, Dresde et Francfort. On lui doit paraît-il un Lohengrin de très belle facture à Graz.

George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl
George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl

Il propose une vision complexe de cet opéra qui ne l’est pas moins, un travail presque emblématique du Regietheater par la méthodologie et par le soin mis à décortiquer le texte du livret d’Antonio Somma qui à mon avis n’en mérite pas tant. Dès la première phrase « Posa in pace » il fait le rapport avec l’expression « requiescat in pace» et l’atmosphère de Requiem qui préside au réveil du comte, et ainsi propose une vision marquée par la mort, qui rôde, qui s’annonce, le chœur initial étant fait des courtisans, mais aussi et déjà, des conjurés, une mort qui n’est jamais loin et qui conduit la dramaturgie jusqu’à l’assassinat final avec ses nombreux jeux sur le pistolet, avec les double-cadavre de Riccardo. Un meurtre précédé d’ailleurs des désirs de meurtre d’Amelia sur son mari Renato, qu’elle envisage d’étouffer dans son lit, pendant qu’il dort, sorte d’Otello féminin dans une pantomime qui illustre l’introduction au deuxième acte, assez réussie et qui montre la déchirure et des doutes de l’héroïne.
Johannes Erath n’illustre pas le livret, mais s’intéresse aux implicites et aux situations des individus, le drame se noue et se dénoue dans une sorte de ménage à trois et d’intimité dont le lit, central est le protagoniste et le symbole : Riccardo porte pendant toute la représentation (sauf la dernière scène)  une robe de chambre décorée des vagues de la mer d’Hokusaï (allusion à son habit de pêcheur pour aller voir Ulrica et à l’air qu’il chante devant elle) tandis que Renato au deuxième acte qui dort dans le lit, constate l’absence d’Amelia et enfile lui aussi une robe de chambre qu’il va bientôt échanger avec Riccardo (pour échapper aux conjurés). Tout se passe dans, sur et autour du lit. Et d’ailleurs, la première image pendant le prélude, est le lit où Riccardo rêve et la vision séductrice d’Ulrica (= la Mort, le Destin) vue de dos à travers le tulle d’un immense rideau qui clos l’espace scénique circulaire. Un espace circulaire comme l’orchestra des tragédies, autour duquel court un immense escalier hélicoïdal bi face, car cet espace est double et symétrique.

Acte I: Ulrica (Okka von der Damerau) et Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl
Acte I: Ulrica (Okka von der Damerau) et Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl

À la verticale du lit, un autre lit au plafond, symétrique, qui nous indique le futur, au premier acte Amelia dormante, au deuxième et troisième acte, un corps ensanglanté qu’on suppose sans grand risque d’erreur être celui de Riccardo. Cette intimité, elle est montrée de manière assez convaincante au deuxième acte où Amelia dissimulée dans les plis de tulle du rideau, chante avec « ses » deux hommes, tous deux en robe de chambre sur fond de lit défait. Drame intérieur, espace psychologique, amplifié par un fonctionnement du chœur tout à fait séparé des protagonistes, comme un chœur antique qui commenterait sans entrer dans la matérialité de l’action. Un chœur qui en quelque sorte n’existerait que comme décor de l’action sans y participer, un chœur dont les ombres géantes sont projetées dans une ambiance profondément marquées par l’expressionnisme et par le cinéma des années 20 : on pourrait, avec les costumes et le décor gris et monumental, confondre avec une quelconque Lulu  mâtinée de comédie musicale avec une sorte de Marlène Dietrich. Brecht, Ange bleu et Lulu tout en un…pour un ballo in maschera ! Il y a de quoi faire attraper une syncope à un public italien…
Dans cette ambiance, ce qui fascine Erath, ce sont les êtres et les ombres, les êtres et leur reflet, les êtres et ce qu’ils cachent. Je le répète, il fait un travail rigoureux et aiguisé, glacial comme une lame de poignard, qui ne laisse aucune liberté au livret de Somma, et travaille sur une lecture-interprétation systématique, où les personnages évoluent dans un univers presque mental dont Ulrica gère la mécanique : à la fin, le corps de Riccardo gît au pied du lit, mais Riccardo (Beczala) grimpe l’escalier monumental en chantant à pleine voix  ses dernières paroles pour rejoindre Ulrica: il expire dans la vie mais est déjà au Ciel….

Riccardo et son double ©Wilfried Hösl
Riccardo et son double ©Wilfried Hösl
Amelia (Anja Harteros) et son double ©Wilfried Hösl
Amelia (Anja Harteros) et son double ©Wilfried Hösl

Erath est en effet fasciné dans cette œuvre par les jeux de double, le ying et le yang, jeu avec les marionnettes qui sont soit  enfant, soit double de Riccardo, couleur noir/blanc, courtisans/conjurés, Riccardo modèle de « bon » gouvernement dans son public et trahissant son meilleur ami par l’amour qu’il porte à l’épouse, Renato ami dédié, voire presque amoureux de ce Riccardo, avec cet amour transmué en haine assassine au deuxième acte, et pourtant Renato double de Riccardo avec chacun la robe de chambre de l’autre, annonçant évidemment le bal masqué. Amelia aimante et soumise, le jour, presque meurtrière et amoureuse la nuit,

 

 

Oscar (Sofia Fomina) Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl
Oscar (Sofia Fomina) Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl

Oscar jeune homme et jeune femme à la fin, monde réel et monde renversé dans un espace caléidoscopique, bal masqué où l’on ne sait qui est qui, et même Ulrica, belle femme blonde et altière, alors que le livret dit qu’elle est noire « Ulrica, dell’immondo sangue dei negri » mais vêtue de noir, comme une princesse des ténèbres qui n’a rien à voir avec l’effrayante femme qu’on annonce. Tout cela propose une vision inquiétante et trouble, où nous est lue la duplicité du monde et des hommes, l’impossible construction de soi, l’impossibilité d’aimer et de rester fidèle à soi avec chez chacun une face cachée.

 

 

 

Ce travail d’un grand sérieux évidemment confirme le côté roman noir de cette œuvre pessimiste, où les personnages tous positifs finissent dans la tragédie et le sang : le final en rédemption d’un Riccardo qui pardonne, déjà presqu’au Ciel vers lequel il monte, mais aussi l’ambiance très liée au cinéma muet en noir et blanc, aux années trente, c’est à dire un monde à la veille d‘un gouffre,  indique évidemment un monde à la Brecht, tributaire d’ambiances expressionnistes, avec ces visages blafards notamment celui de Renato, presque impersonnel et glaçant, qui jette un doute dès l’abord sur ses sentiments envers Riccardo.

Bal masqué Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl
Bal masqué: les conjurés et l’enfant au fond et lit au plafond©Wilfried Hösl

En fallait-il tant pour Un ballo in maschera ? Tout le côté brillant et spectaculaire est évacué : on est aux antipodes de Zeffirelli ou John Schlesinger, qui ont signé des mises en scène où tout le monde attendait la dernière scène ; Vérone aime cet opéra, seulement à cause de ce bal final, si spectaculaire qui attire les applaudissements . Rien de cela ici, aucune concession et une ligne assombrie et mortifère, qui lâche le livret dans son déroulé et qui essaie de plonger dans les détails du texte et d’analyser, voire extrapoler. Un seul exemple : s’appuyant sur le texte où Renato donne aux conjurés son fils en otage pour dire sa détermination à assassiner Riccardo, une des images du Bal masqué est la vision des conjurés en arrière plan avec un enfant dans les bras, comme pour contraindre Renato au meurtre.

Je trouve que ce travail très respectable en soi, avec des mouvements très bien réglés (splendide la manière de gérer les mouvements du chœur) très applaudi à la Première demeure trop suspendue à une lecture trop dramaturgique du livret. Peut-être attend-on aujourd’hui autre chose ? Je vois ce travail parfaitement cohérent avec les années 80, moins avec les années 2000. Tout fonctionne, mais c’est peut-être trop ? Peut-être trop pour un livret qui n’a pas les beautés d’autres livrets de Verdi (et qui a été l’objet de nombreuses hésitations : conflits entre Verdi et Somma, gestion de la censure) . Fallait-il donc tant de profondeur ? Les personnages ont-ils cette insondable part d’ombre ? A little bit too much…

Il reste qu’une fois encore, l’ensemble de la soirée est une vraie soirée d’opéra, un vrai moment. Et j’en suis sorti heureux, heureux pour une musique qui m’a frappé par l’émotion qu’elle diffuse, et aussi heureux malgré tout d’une production qui ose un Verdi au total épuré et rigoureux, peut-être trop,  mais qui s’offre à la discussion, et à la réflexion, sans m’avoir totalement convaincu mais qui au moins fait théâtre.

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Ce spectacle sera retransmis par Staatsoper TV (et sur ARTE) (https://www.staatsoper.de/tv.html?no_cache=1)  le 18 mars et restera en ligne une semaine. Ne le manquez pas.
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Image finale ©Wilfried Hösl
Image finale ©Wilfried Hösl

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: GIOVANNA D’ARCO de Giuseppe VERDI le 18 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano
Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano

Verdi est un auteur difficile.  Très populaire, certes, mais est-il vraiment si connu ? Si compris? On lit tout et son contraire sur cette Giovanna d’Arco que la Scala redécouvre après l’avoir oubliée depuis 1865, sur un livret de Temistocle Solera et d’après la tragédie de Schiller Die Jungfrau von Orleans (qui n’est pas pour mon goût l’une de ses meilleures pièces). Verdi est redoutable parce que souvent très difficile à mettre en scène d’une manière convaincante à cause de livrets hautement improbables. Comme c’est un auteur populaire, le public a de plus tendance à demander le minimum syndical en matière de mise en scène, des décors illustratifs, de la couleur et des beaux costumes, quelques mains sur le cœur, quelques genoux en terre, des contre ut à plaisir. Et c’est plié.

Mais c’est aussi un auteur difficile à chanter : comme il a écrit sur environ 50 ans, il a évolué, s’est adapté  du style en vogue à ses débuts fait de bel canto et d’acrobaties vocales au style en vogue en 1893, post wagnérien, avec un Falstaff qui a des liens de grande parenté avec Die Meistersinger von Nürnberg.
Le problème avec Verdi c’est que c’est toujours complexe là où on pense que c’est simple et direct, et en plus, pour le Verdi des débuts, on met tout dans le même sac sous le titre « opéras de jeunesse » ou « jeune Verdi ». Peut-on penser que des chefs d’oeuvre comme Nabucco ou Ernani soient des opéras « de jeunesse » avec tout ce que l’expression sous entend en terme d‘inachèvement ou de maladresses ? Or, il y a des jugements à l’emporte pièce sur Verdi qui ignorent la réalité très diverse du compositeur, en perpétuelle évolution, en perpétuelle recherche, et qui finira par Falstaff, un coup de génie et de fraîcheur écrit à 80 ans. Verdi n’est pas moins génial jeune, il a simplement à se faire connaître et à s’imposer, et s’appuyer sur les modes du temps, et donc il n’écrit évidemment pas dans le même contexte que lorsqu’il est le patriarche de Sant’Agata. C’est sûr, ce sont des vocalités différentes, ce sont des livrets différents, des histoires différentes ou quelquefois revues, mais ce sont des musiques toujours élaborées et jamais bâclées.
À l’orchestre, ce qui frappe, c’est aussi la difficulté à faire émerger ce qui est toujours présent chez lui, une certaine subtilité de l’écriture. Au-delà du Zim boum boum qu’on lui fait dire à ses débuts, ou que certains chefs affectionnent, il y a toujours des moments  où la mélodie emporte tout, où la construction mérite de faire émerger telle ou telle phrase peut-être dissimulée, qui va  annoncer des œuvres bien plus tardives: d’où l’extraordinaire écart entre la routine zimboumesque, fréquente et applicable à tous ses opéras, y compris les plus grands (j’ai entendu des Otello fracassants et cassés, sans parler des Aida de cirque) et la permanente recherche de la profondeur et de la subtilité, y compris là où l’on ne l’attend pas: un Verdi cristallin est toujours une réserve à surprises.
Le sens du théâtre chez Verdi se lit chez les rares chefs qui sont les plus raffinés, ceux qui recherchent le son juste et non pas ceux qui font du bruit. Muti dit souvent « Verdi comme Mozart » voulant souligner des lignes fines, des constructions élaborées, pour faire admettre une sorte d’égale dignité. Verdi n’a sans doute pas besoin d’être comme Mozart, il lui suffit d’être lui-même, et c’est déjà un tel puzzle que bien peu de chefs sont de grands verdiens. Il y eut Toscanini, il y eut Serafin, il y eut Abbado, il y eut Karajan, il y eut Solti, il y eut même Erich Kleiber (et son fils Carlos pour Otello et Traviata), il y a encore Muti ( très grand metteur en son), encore Levine (très grand chef de théâtre pour Verdi) et pour moi il y a aujourd’hui aussi Gatti, sans doute aujourd’hui le plus raffiné et le plus profond (Son Trovatore, sa Traviata, son Falstaff…). Chacun d’eux eurent et ont un cheval de bataille, jamais le même, tant Verdi est un labyrinthe.
C’est le propre des auteurs « populaires » de ne pas toujours être pris pour ce qu’ils sont et d’avancer souvent masqués.
Comment nier que sur l’ensemble d’une œuvre aussi fournie il y ait des réussites plus ou moins affirmées ou quelques ratages ? Mais quelle que soit l’œuvre, quelque chose transpire, une trouvaille, un rythme, un halètement, une vie : il y a toujours un moment de suspension qui nous prend, une chaleur prête à s’exhaler, il y a toujours la musique, derrière le son.
Comme le chant reste chez Verdi un élément fondateur et prépondérant, on a souvent sacrifié le chef aux voix, et si l’on regarde le marché aujourd’hui, il y a peu de chefs de très grande envergure qui osent Verdi. C’est pour moi un signe. On regarde du côté de l’Italie où l’auteur national veut des chefs indigènes, mais dans le nombre, combien de chefs de répertoire qui sont des routiniers, qui garantissent la soirée, mais jamais ni la grandeur ni l’extase.
Moi même, pendant toute ma carrière de spectateur, j’ai vécu peu de moments verdiens délirants : car avec Verdi, le triomphe vire immédiatement au délire lorsqu’au plateau s’ajoute un vrai chef : Boccanegra ou Macbeth avec Abbado, Otello avec Kleiber, Aida avec Karajan, un soir de Nabucco avec Muti, l’Ernani splendide du même Muti en 1982, tellement critiqué lors des représentations, et qui pourtant a produit l’enregistrement que l’on sait et tout récemment encore l’Ernani de Levine au MET, sans doute le dernier grand verdien vivant, ou le dernier Falstaff de Gatti à la Scala en octobre dernier.
Il y a toujours chez ces chefs une pulsion théâtrale, une respiration qui halète, mais aussi des moments de lyrisme inouï, des raffinements qui vous laissent pantois (entendez l’orchestre qui pleure au final du Boccanegra d’Abbado !) ou des explosions saisissantes,  comme l’explosion initiale de l’Otello de Kleiber, celui de 1976 et celui de 1987. Stupéfiant.

La question du jour, ce ne sont pas les chefs (même s’il y a si peu de grands Verdiens) , mais les voix. Les voix verdiennes sont encore plus rares, contrairement à ce qu’on lit çà et là : trois ou quatre sopranos pour Verdi à des degrés divers (Harteros, Netrebko, Radvanovski, Meade peut-être), un seul ténor (Meli) les autres sans intérêt ou des Urlando furioso. Il y aurait Alagna, bien sûr, avec sa voix de soleil, mais il semble hésiter dans ses choix, il reste que le Verdi français lui tend les bras. Dans les barytons, il y aurait Tézier, seul successeur aujourd’hui de Cappuccilli mais il n’y a pas une basse (Furlanetto est en fin de carrière) qui atteigne les sommets d’un Ghiaurov. Même s’il y a beaucoup de basses très correctes sur le marché, aucune ne vit Verdi et ne l’incarne. Il manque dans ce paysage beaucoup d’italiens, mais la situation du chant en Italie, la formation en capilotade, le manque de figures de proue, la situation des théâtres et de la culture en général au pays de Verdi expliquent cette situation désespérante. Composer une distribution « de légende » est aujourd’hui une gageure, comme faire une distribution wagnérienne l’était dans les années 70 ou 80.
C’est dans ce contexte qu’il faut décrypter cette production de Giovanna d’Arco. Bien sûr, chaque époque a ses stars, elles ont aujourd’hui pour nom Netrebko, Stemme, Harteros aujourd’hui : toutes ont chanté Verdi, avec pour chacune de grands moments, mais qui de ces trois là pourrait être « verdienne » au sens où une Leontyne Price l’était, ou une Martina Arroyo, ou une Renata Scotto ?

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

C’’est pourquoi la distribution de Giovanna d’Arco affichée par la Scala était ce qu’on peut faire de mieux pour Verdi aujourd’hui, dans un opéra où le chant est particulièrement difficile, notamment pour la protagoniste qui doit chanter du do grave jusqu’au ré, c’est à dire qui soit un lirico spinto, presque soprano dramatique, avec une culture bel cantiste qui permette les agilités, les notes filées, la morbidezza. On sait que les héroïnes initiales de Verdi sont vocalement tiraillées entre ces extrêmes, les Elvira (Ernani), les Odabella (Attila), les Abigail (Nabucco) sont très difficiles à distribuer (il n’y pas pas une Leyla Gencer par génération). Anna Netrebko semble être aujourd’hui effectivement la plus adaptée, elle qui a commencé par chanter Mozart, qui s’est adonnée au bel canto (sa Giulietta de Capuleti e Montecchi était impériale, sa Bolena fut merveilleuse), c’est à dire un chant contrôlé, une technique de fer, mais aussi du volume et une certaine largeur…tout cela doit aboutir un jour à Norma d’un côté, à Leonora (Trovatore) ou Lady Macbeth de l’autre. Pour elle une partie du chemin est faite, mais les transformations de la voix vont quelque fois plus vite que le chemin à parcourir…

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Car la voix d’Anna Netrebko s’est élargie, s’est même épaissie d’une manière stupéfiante : elle chante en concert Madeleine de Coigny, d’André Chénier, avec une voix incroyablement large. Difficile de garder intactes des qualités bel cantistes, de technique raffinée, de retenue et de contrôle de la voix. Et de fait, si sa Giovanna d’Arco est tout à fait remarquable, la Netrebko n’a plus tout à fait la voix voulue : pendant le premier acte, les notes sont un peu courtes, les agilités moins aisées, et conjuguent difficilement volume et largeur d’un côté, agilité et contrôle de l’autre, même si la deuxième partie de l’opéra est vraiment remarquable : son « L’amaro calice sommessa io bevo » de l’acte III est  vraiment exceptionnel ainsi que son « contro l’anima percossa » de l’ensemble final qu’elle domine très largement. La voix est cependant devenue trop grande et trop charnue et a un peu perdu de la souplesse nécessaire pour certaines pièces de la joaillerie verdienne.
Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une autre chanteuse capable d’affronter le rôle aussi bien qu’elle, et elle s’en sort avec les honneurs : mais Verdi est tellement complexe et difficile, et vocalement tellement casuiste, qu’elle n’a plus tout à fait le profil aujourd’hui pour ce type de rôle, et pour Giovanna en particulier.
Francesco Meli était Carlo, c’est aujourd’hui le ténor italien le plus valeureux, notamment pour ce répertoire, car il a chanté d’abord Rossini et les romantiques, ce qui impose une discipline de fer à la voix , et un contrôle de tous les instants: la voix est claire et lumineuse, la technique est imparable, il y a longtemps qu’on n’a pas entendu un ténor aussi rigoureux et aussi propre, avec une ligne de chant, une tenue de souffle exemplaires. Si l’on veut comprendre ce que veut dire technique de chant, il faut l’écouter, et notamment ses modulations sonores : aucun son fixe, aucune note dardée, tout est chanté, tout est parfaitement en place, avec une ligne mélodique à faire pâlir. Oui, Meli est le plus grand ténor italien aujourd’hui, le seul qui défende une manière de chanter qu’on croyait perdue pour Verdi.
Et pourtant la voix peine dans les hauteurs et les suraigus, notamment ceux lancés dans la vaillance, on l’avait remarqué dans Trovatore (en particulier pour «Di quella pira »), ici dans les parties de vaillance, là où orchestre et chœur sont lâchés, il a un peu plus de difficultés à se faire entendre. Mais avec une voix et une technique pareilles, le premier Verdi est quand même pour lui.

Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Une deuxième réserve procède peut-être de sa maîtrise technique : il est tellement attentif au chant et veille tellement à cette perfection de porcelaine qu’il lui manque peut-être sur scène une spontanéité, une vie intérieure et une flamme si indispensables pour affronter les grands rôles verdiens. Ce qui peut passer chez Rossini ou Bellini ne passe pas chez Verdi : s’il manque un feu intérieur, s’il manque l’engagement, on reste insatisfait. Le chant de Francesco Meli est magnifique, mais encore dans le verre, encore sous vitrine, encore peut-être insuffisamment incarné, il ne se lâche jamais et n’est jamais scéniquement trop engagé : ce que certains traduisent « il chante tout très bien, mais tout de la même manière ». S’il est magnifique, il n’est jamais bouleversant. C’est la tête sans la tripe. L’admiration est esthétique, rarement théâtrale. Plus que les suraigus, je pense qu’il devrait travailler d’abord la vibration « animale » si essentielle pour que Verdi fonctionne à plein et se libérer sur scène. Disons à sa décharge que le personnage de Carlo, ce rôle  d’icône dorée et statufiée que lui donne la mise en scène ne l’aide pas à « se lâcher » et contribue fortement à cette distance qui me chagrine ici quelque peu.

Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

J’ai eu la chance d’entendre Carlos Alvarez dans le rôle du père abusif Giacomo (une sorte de Germont), qui sortait de maladie (il n’a pas chanté les premières représentations). J’ai pour Carlos Alvarez une très grande indulgence depuis son Posa de Don Carlo à Salzbourg dans la mise en scène de Wernicke avec Maazel au pupitre en 1998, ce qui ne rajeunit pas : une voix d’une suavité exceptionnelle, une douceur bouleversante , d’une jeunesse chavirante: il triompha et reste le seul à avoir marqué ma mémoire (même si Filippo II était déjà René Pape…) .
Bien sûr, la voix est aujourd’hui moins claire, moins douce, moins suave, mais elle bouleverse toujours car lui a la vibration verdienne; ses interventions sont incarnées, elles sont vivantes, et ce Giacomo-là, même si le rôle est un peu brut de décoffrage (le personnage est impossible), est plus humain, plus vécu que les autres personnages. Si Verdi était là ce soir, il vivait surtout en Alvarez, dont les deux derniers actes étaient totalement engagés, prenants, étreignant le cœur pour nous rappeler comment on doit entrer en Verdi. Il suffit d’écouter dans son air initial du 3ème acte « Speme al vecchio era una figlia », avec quelle variété de couleur il chante le vers final « quella misera sottrar » avec un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de Simon Boccanegra.

Dmitry Belosselskyi en Talbot, le méchant anglais, chante avec énergie, mais n’a pas la couleur que j’aime chez les basses verdiennes. Cela chante mais cela ne vibre pas trop non plus (c’était aussi patent dans son Silva d’Ernani à New York l’an dernier, très en place, peu  en âme). Mais le rôle est bref. Il reste qu’un « Wanted basse pour Verdi » serait bienvenu dans les petites annonces. Les basses bonnes ne manquent pas sur le marché, mais les grands rôles de basse chez Verdi sont exigeants et surtout pas interchangeables. Tous les Filippo II ne sont pas des Fiesco par exemple (René Pape n’a d’ailleurs pas abordé ce dernier).
On va trouver que je suis en train de couper des cheveux en quatre, mais j’essaie simplement de faire percevoir l’extrême complexité des exigences verdiennes, et notamment de ce Verdi-là, dans cette salle-là. On voit tellement de Verdi « fast food », tellement de Verdi tout venant que cela finit par instiller des jugements faussés, voire dégrader celui qui reste l’un des plus grands.
Or Giovanna d’Arco n’a jamais été retenu comme un des grands chefs d’œuvre et on le joue si rarement que je ne l’ai vu que deux fois, à Bologne dans une mise en scène de Werner Herzog et déjà Riccardo Chailly (qui était alors le directeur musical du Comunale) et cette fois-ci à la Scala. C’est paradoxalement l’un des opéras de Verdi que j’ai écoutés le plus et que je connais donc le mieux (dans l’enregistrement irremplaçable et référentiel de James Levine avec Caballé, Domingo, Milnes, tous jeunes et éclatants – Domingo !- et pas dans le dernier venu de Salzbourg) comme on écoute des musiques agréables et engageantes dans des situations diverses, le matin au réveil, en voiture pour un long trajet, en fond lorsqu’on cuisine. Une musique rythmée, des ensembles vigoureux, des airs qu’on retient bien et quelques mouvements d’émotion donnés par un Domingo en grâce et une Caballé de rêve. J’écoute souvent Rossini que j’adore, dans les mêmes conditions, celles qui ouvrent des jours heureux, qui vous rendent de bonne humeur toute la journée.
C’est dire que j’aime Giovanna d’Arco, et que je ne méprise pas cet opéra.
Il reste que j’ai des doutes pour ce choix pour une Prima.
Je comprends Riccardo Chailly, qui a voulu rester fidèle à une œuvre depuis longtemps défendue, et qui a voulu donner l’aura de la Première et donc le regard Mondovisuel à un opéra de Verdi qui sinon n’aurait pas eu les honneurs des médias comme à cette occasion. De plus, reprendre un opéra de Verdi non joué à la Scala depuis 1865 faisait parler le Landerneau lyrique, mais la Prima est aussi l’occasion de rendre témoignage de l’état du théâtre, de l’état des masses artistiques, ballet compris et donc exige un opéra aux dimensions plus larges ou même plus populaire, voire plus racoleur : l’epos est de mise le 7 décembre. Giovanna d’Arco est au contraire assez bref, mais c’est peut-être un avantage à la Prima que de laisser le temps à tous les inutiles qui peuplent la salle ce soir là d’aller ensuite dîner pas trop tard et aux TV de ne pas voir se prolonger une soirée d’opéra au delà du supportable pour les indices d’audience.
Riccardo Chailly a défendu l’œuvre avec vaillance, avec son énergie coutumière sans ce volume excessif remarqué à Turandot. La première de Turandot était son entrée officielle comme directeur musical et cette Prima était son premier 7 décembre ès qualité, ceci pour la chronique. Il a merveilleusement dirigé l’ouverture, l’une des « Sinfonie » les plus réussies de Verdi, notamment le crescendo initial aux cordes, et le jeu sur les bois, délicate antithèse avec les envolées aux cuivres, et avec son final en tarantelle brutale qui emporte tout sur son passage (qu’il faut oser s’agissant d’un personnage comme Jeanne d’Arc) et qui finit en explosion sonore étourdissante – Verdi est grand, très grand !- , Chailly a  tout aussi magnifiquement accompagné certains moments et notamment les chœurs, tout à fait exceptionnels dirigés par Bruno Casoni, qui ont montré que dans ce répertoire ils sont irremplaçables. Certains autres passages cependant me sont apparus moins réussis, notamment les équilibres entre musiques de scène et fosse, ou dans l’ensemble un relatif manque de lyrisme et quelquefois de rondeur que cette musique encore très romantique m’inspire. C’est tout de même une direction sans failles, très carrée, très architecturée, mais pas toujours si sensible, ce que je reproche quelquefois à d’autres Verdi de Riccardo Chailly.

Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Cette Giovanna d’Arco reste donc très bien menée, et à quelques détails (très personnels) près, magnifiquement dirigée, comme dans le duo Giovanna/Giacomo (de l’acte IV) qui reste pour moi le moment le plus lyrique et le plus intense à l’orchestre, et aussi l’un des moments mélodiques les plus réussis de l’opéra.

« Pensier non ho, non palpito
che non sia volto a te » (Giovanna)
– « chiari la mente a me » (Giacomo)

Mais la question c’est aussi la complexité du sujet : Jeanne d’Arc est une héroïne symbolique en France, l’héroïne de la défense de la patrie, confisquée sans trop de scrupules quelquefois par des partis politiques qui n’ont de Jeanne d’Arc ni la grandeur, ni la sainteté, ni l’honnêteté, mais peu utilisée au théâtre et peu à l’opéra (c’est à l’étranger avec Schiller, Verdi, Tchaïkovski, qu’elle est assez bien servie), en France, la Jeanne au Bûcher d’Honegger, ou la Pucelle d’Orléans de Voltaire, plutôt ironique, ne sont pas des œuvres canoniques et les seules grandes références sont, à part la magistrale Jeanne d’Arc de Michelet, qu’on ferait bien de relire, presque exclusivement cinématographiques avec La Passion de Jeanne d’Arc, avec Falconetti,  de Carl Dreyer, ou même Robert Bresson ou Jacques Rivette.
Le destin personnel de Jeanne, Les replis psychologiques, son histoire emblématique en font au total un personnage plus cinématographique d’opératique.

Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

En plus, il reste difficile de mettre en opéra le procès, voire le supplice.
Schiller avait tourné volontairement le dos à la vérité historique, faisant de Jeanne un personnage tragique pris entre son destin historique, sa pureté et ses amours terrestres : il la fait mourir devant Paris (où elle fut blessée) montant au ciel entre son père repenti et son roi amoureux et désormais seul. Difficile à admettre en France où je ne sais même pas si l’œuvre a été jouée un jour à Paris.

Jeanne chez Schiller et Verdi  est amoureuse de l’icône royale qu’est Charles VII, un roi discuté dans l’histoire, et ici icône et amour, et elle est victime pour cela d’un père abusif, un de ces pères très XIXème qui n’a qu’une obsession, le qu’en dira-t-on devant une femme qui vit au milieu des hommes et qui risque chaque jour de perdre sa pureté. C’est d’ailleurs son obsession : elle sauve la France et papa demande si elle est restée vierge. Dans mon jeune temps, Pierre Daninos faisait dire à la gouvernante anglaise donnant des leçons de stoïcisme aux jeunes filles « ferme les yeux et pense à l’Angleterre », Jeanne d’Arc pense à la France en gardant les yeux ouverts, et sans jamais penser à ça .
C’est bien le problème de Giovanna d’Arco, une intrigue ténue qui suit quelques épisodes de la vie de Jeanne, des personnages sans consistance ou difficilement concevables comme le père. Jeanne, navigue entre l’héroïne en armure, la sainte en devenir,  la petite et tendre bergère, le père est tout d’une pièce, tout méchant d’abord (et traître par dessus le marché qui va vendre sa fille aux anglais) et tout gentil ensuite quand il est trop tard et qu’il découvre que sa fille est pure, et un roi qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau quand Jeanne n’est pas là sinon lui promettre l’avenir radieux des icônes (« Vale, o diva ! Qual patrio retaggio/Tu vivrai d’ogni Franco nel cor »).
Que faire avec tout ça, qui n’est pas bien passionnant, lorsqu’on est metteur en scène au XXème siècle?
Autant Patrice Caurier et Moshe Leiser ont réussi avec Norma à Salzbourg et Zurich un travail de transposition dans le monde de la résistance française, autant avec cette Giovanna d’Arco, autre figure de résistance, ils se contentent de faire une figure de l’hystérie, qui a un compte à régler avec son père (trop proche, trop insistant et presque incestueusement jaloux) et préfère vivre sa vie de substitution au service du Roi rêvé, évidente figure paternelle qu’elle rêve amoureux et dont elle tombe amoureuse.
La scène s’ouvre sur un intérieur XIXème (décor assez efficace de Christian Fenouillat) où la jeune fille est dans son lit, observée par un père et des servants, tous angoissés, et où elle entre en crise au moment où apparaissent en transparence le chœur et Carlo, statue dorée sortie d’une tapisserie,  d’un retable ou sculpture vivante, en bref tout sauf de la chair.
L’histoire à partir de là ne sera qu’alternance de fantasme et de réalité, jusqu’à se superposer : le monde du fantasme permettant de la couleur, des costumes, des grands décors (la cathédrale de Reims) des assemblées nombreuses, en bref l’épique, et celui plus réaliste et intime de l’intérieur bourgeois, sans lumière, grisâtre, avec le pauvre petit lit de Jeanne et les deux univers jouant quelquefois l’un avec (contre/de) l’autre, mais sans vraie conviction. L’héroïne et la victime s’emparant tour à tour de l’image de Jeanne : armure d’or, étendard, mais aussi chemise de nuit, l’un le disputant à l’autre, quelquefois maladroitement d’ailleurs.
Les deux metteurs en scène se sont sortis du guêpier par la petite porte, sans grandes idées, sans vraie ligne, sans travailler plus que cela le jeu des acteurs ou les niveaux de lecture : Meli empêtré dans son or ou sur son cheval de bois (scène finale) ne fait rien, c’est d’ailleurs un peu son rôle, Netrebko est un peu gênée, surtout lorsqu’elle doit enfiler ou défaire son armure, seul Alvarez est plus cohérent parce qu’il est dans un seul univers, les pères abusifs étant une tradition dans certains Verdi, on peut toujours puiser dans ses souvenirs.
Il en résulte un travail au total illustratif, qui oublie vite l’hystérie initiale ou qui renonce à l’exploiter, et qui laisse le public jouir de tableaux d’ensemble photographiques. Il ne se passe rien de prenant, rien qui ne puisse accrocher le spectateur.
La question est de savoir s’il peut se passer quelque chose avec cette histoire, avec ce livret, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la musique, sans chercher à trouver quelque chose derrière les yeux. Ce travail sans intérêt, presque inachevé, assez médiocre (qui n’a même pas une idée comme celle de la salle d’injection létale qu’on avait vue dans leur Maria Stuarda à Londres) laisse un peu le spectateur sur sa faim : il n’y a pas un moment qui vibre ou qui secoue, cela reste plat et sans âme.
Vu l’accueil du public de la Scala à la modernité, et vu l’intérêt habituel démontré par ce public très particulier et sa chaleur polaire à remercier la troupe au moment des saluts, on peut se demander si cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas en tous cas à rendre cette Giovanna d’Arco historique. C’est un spectacle en bon ordre, un Verdi musicalement réussi, mais sûrement ni une pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation verdienne, ni évidemment dans celle de la mise en scène.
Il reste à savoir s’il était possible de faire mieux ou au moins autrement…[wpsr_facebook]

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 16 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Robert CARSEN)

Falstaff scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Falstaff scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

C’est la troisième fois que je vois cette production de Robert Carsen, très efficace, bien construite, et en même temps très passepartout. On passe un excellent moment, c’est bien fait, intelligent et juste : Shakespeare fait de Falstaff l’histoire d’une aristocratie en crise face à la bourgeoisie montante et la transposition dans les années 50  fonctionne parfaitement à un moment où les classes moyennes prennent de l’importance dans la société. La scène du restaurant – scène 2 de l’acte I et l’acte II dans la cuisine à l’américaine sont notamment les plus réussies
Je ne m’étendrai donc pas sur la mise en scène, dont on peut trouver dans ce blog deux comptes rendus (à la Scala avec Harding et à Amsterdam avec Gatti et le Concertgebouw).

Ce qui était ce soir intéressant, c’était de retrouver Daniele Gatti dans Falstaff et dans la même production, c’est à dire avec le même tempo scénique, mais avec un autre orchestre et dans la salle de la création. Et ces retrouvailles furent largement justifiées. Daniele Gatti est dans son élément, c’est à dire dans un Verdi toujours raffiné, très dynamique et particulièrement brillant. Quand il dirige Verdi, Daniele Gatti cherche toujours à en montrer les raffinements, à déceler les moments inattendus de la partition, à montrer les délicatesses et les trouvailles de la composition, là où souvent, et notamment dans les œuvres plus populaires, on en reste à une lecture rythmique et superficielle d’accompagnement des voix. Mais dans Falstaff, c’est différent. Impossible dans cette œuvre de donner dans le grossier ou le zim boum boum que d’aucuns affectionnent, car la composition même est liée à la continuité du texte de Boito, sans vrais airs (sauf pour les jeunes gens, Nanetta et Fenton qui ont ce privilège d’avoir un air à chanter), mais dans une sorte de dialogue fugué qui fait souvent penser, mais oui, au travail de Wagner sur Meistersinger von Nürnberg ; à ce titre, avoir écouté les deux œuvres à quelques jours de distance m’a ouvert des espaces inconnus jusque là, un travail sur la farce et le « Witz », dans les deux, une jeune fille courtisée par un barbon et par un charmant jeune homme dans les deux, dans les deux une célébration de la bourgeoisie à une époque où l’on bascule vers la Renaissance, et musicalement, dans les deux un héros baryton basse, dans les deux, un dialogue continu et fugué, dans les deux, une sorte de continuum musical très attentif au texte et aux mots, une comédie mise en musique plus qu’un opéra. En bref, on se retrouve dans un territoire où comme par miracle, les deux géants de l’opéra du XIXème, qu’on a plaisir à opposer, se retrouvent et dialoguent. Et Daniele Gatti qui a dirigé et Falstaff et Meistersinger et dont l’approche musicale est toujours profondément pensée et profondément culturelle, ne pouvait pas ignorer ces liens, tout en ayant en main le plus italien et le plus verdien des orchestres.

Eva Mei (Alice Ford) et Nicola Alaimo (Falstaff)© Marco Brescia & Rudy Amisano
Eva Mei (Alice Ford) et Nicola Alaimo (Falstaff)© Marco Brescia & Rudy Amisano

Car si les qualités développées à Amsterdam, extrême raffinement, clarté, précision, dynamique et aussi discrétion de l’orchestre pour laisser les dialogues s’épanouir,  se retrouvaient à Milan, il y avait ici quelque chose de plus, qui est la « couleur » typiquement italienne. Gatti est sensible aux lieux et aux gens : il connaît depuis longtemps cette salle dont il a été spectateur puis acteur, il connaît aussi cet orchestre qu’il a dirigé dans Verdi ou dans Berg, dans Wagner ou Rossini. Il sait combien Falstaff fait partie des gènes de la maison et donc dirige un Falstaff qui tient compte et de l’histoire musicale de la maison et de la tradition italienne de jeu: les qualités énoncées plus haut sont là, mais en plus dynamique encore, avec des contrastes plus marqués, un brillant encore plus mis en valeur et surtout, ce qui m’a frappé c’est la science « rossinienne » des ensembles: le double quatuor (quatuor des femmes et quatuor des hommes) de la scène II (celle du restaurant dans cette mise en scène) est en soi acrobatique et doit être dirigé sur le fil du rasoir. C’est ici une merveille de précision horlogère, et dans la même veine on relève un soin d’une rare attention donné aux crescendos : on y reconnaît là les chefs qui ont longtemps dirigé Rossini (c’était la même chose pour Abbado) et qui en connaissent la mécanique : une petite faute de rythme et l’ensemble s’écroule. Et Verdi compositeur, même en 1893, se souvient parfaitement des règles instituées par le Cygne de Pesaro. Donc cette mécanique-là, typiquement italienne, était parfaitement huilée et donnait au rythme de l’ensemble une couleur unique, que seuls les italiens savent donner. Il y avait là  la verve, il y avait là les contrastes voulus entre des moments d’une ineffable douceur, et d’autres d’une plus grande rudesse, il y avait là une perfection technique et sonore, sans une seule scorie, qui faisait de cette direction-là un motif pour faire le déplacement et redécouvrir les facettes multicolores  du joyau que constitue cette partition, que Daniele Gatti a dirigé avec la précision artisanale du joailler.

Nicola Alaimo (Falstaff) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Nicola Alaimo (Falstaff) © Marco Brescia & Rudy Amisano

Et ce travail est d’autant plus cohérent que la distribution était elle aussi parfaitement équilibrée, et de ce point de vue convenait et à l’œuvre et à la direction imprimée par le chef. Dans Falstaff comme dans Meistersinger d’ailleurs, c’est la cohérence d’une équipe qui fait les réussites et non la présence de telle ou telle vedette. Dans un opéra sans grands airs, mais avec un rythme continu, des ensembles et des dialogues, il faut une distribution qui d’abord fonctionne ensemble, avant d’avoir quelques individualités marquées. Dans le cast scaligère, pas de vedettes, mais des éléments solidaires les uns aux autres, parfaitement intégrés . il était intéressant de voir le Falstaff de Nicola Alaimo, après avoir entendu et Bryn Terfel et Ambrogio Maestri, les deux titulaires de la « Chaire Falstaff » sur le marché. À promener un rôle de scène en scène, on en devient quelque part routinier, en ménageant ses effets, en sachant exactement où faire rire le public. Rien de cela chez Alaimo, mais d’abord une très jolie science du dire : les chanteurs habitués aux rôles bouffes doivent impérativement savoir dire un texte pour en souligner les accents et la couleur. Alaimo a chanté Rossini, et notamment Bartolo, mais aussi Dandini de Cenerentola et il chante dans Verdi Fra Melitone, un rôle tout en couleurs où le rythme est essentiel. C’est un chanteur intelligent, à la voix jeune, sans volonté démonstrative, mais ayant le souci de coller au personnage et au dialogue, son Falstaff est remarquable d’équilibre, mais aussi d’émotion et il se place sans effort aux côtés de ses deux collègues, avec des moyens différents et sans histrionisme aucun (ce qui dans Falstaff serait facile).

Ford (Massimiliano Cavalletti) et Falstaff (Nicola Alaimo) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Ford (Massimiliano Cavalletti) et Falstaff (Nicola Alaimo) © Marco Brescia & Rudy Amisano

À ses côtés, l’excellent Ford de Massimiliano Cavalletti, un des très bons barytons de la péninsule, à la fois vocalement très précis et très clair, avec une voix chaude et magnifiquement posée et projetée, et qui sait à la fois donner dans le bouffe et dans le dramatique (au moment où il se voit trompé, il en est presque déchirant) avec une science du jeu et de la couleur qui colle parfaitement à la mise en scène. Le reste de la distribution masculine n’appelle pas de reproches, Carlo Bosi (Cajus, très drôle),  Patrizio Saudelli et Giovanni Battista Parodi (Bardolfo e Pistola) impeccables et très précis eux aussi, seul

Fenton 5Franceso Demuro) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Fenton 5Franceso Demuro) © Marco Brescia & Rudy Amisano

Francesco Demuro m’a un tantinet déçu. La voix est solide, bien placée, très claire, la diction impeccable, mais il m’est apparu un peu indifférent, moins engagé, un peu plus en retrait.

Eva Mei (Alice Ford), Eva Leibau(Nanetta), Marie-Nicole Lemieux (Quickly) Laura Polverelli (Meg Page) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Eva Mei (Alice Ford), Eva Leibau(Nanetta), Marie-Nicole Lemieux (Quickly) Laura Polverelli (Meg Page) © Marco Brescia & Rudy Amisano

L’ensemble des femmes est prodigieux d’engagement et de clarté, une vraie mécanique de précision dans les ensembles du I et du II : on y retrouve avec plaisir Laura Polverelli en Meg Page, une chanteuse de qualité, dans Rossini ou dans Mozart, Eva Mei, toujours aussi contrôlée, ce qui va très bien avec le personnage d’Alice Ford, voulu par la mise en scène, une Alice bourgeoise et élégante, avec une jolie ligne de chant et une voix toujours aussi veloutée, très fraîche la Nanetta d’Eva Liebau, habituée aux rôles de sopranos légers (Barbarina, Yniold, Papagena), chant très contrôlé, jolis filati. Quant à la Miss Quickly de Marie Nicole Lemieux, elle est simplement aujourd’hui dans ce rôle la référence : il y a tout, la diction, la modulation vocale avec ces graves caverneux, la précision du détail dans chaque mot, le sens du rythme et l’aisance scénique, délurée, joyeuse. Marie-Nicole Lemieux porte en elle santé et joie communicatives qui lui donnent une présence scénique irremplaçable.
Au total, un grand Falstaff, emmené par un Daniele Gatti des grands jours, dans une production qui a fait ses preuves, avec une distribution sans faiblesse aucune. Heureux le public de la Scala présent, et étrange ces places vides un soir « fuori abbonamento » : la Scala a un vrai problème avec son public, de plus en plus touristique et indifférent. Ce lent déclin de l’intérêt du public est sensible depuis quelques années, auquel s’ajoutent des tarifs prohibitifs qui interdisent l’accès à un public plus large: l’administration devrait revoir sa politique tarifaire, qui en fait aujourd’hui l’un des théâtres les plus chers du monde, sans justification autre que le nom « Scala ».  Je ne sais si Alexander Pereira est le manager idoine pour une politique de reconquête et d’acculturation d’un public de plus en plus consommateur et plus intéressé (en Platea notamment) par son mobile et ses selfies que par le spectacle.
A Berlin, dans une salle de 900 places, des Meistersinger de légende, nouvelle production, avec un Barenboim phénoménal pour 84€ au premier rang d’orchestre. A la Scala une salle de 2000 places avec la même place pour un prix allant jusqu’à 250€ selon les titres et qu’on brade ensuite parce que la salle ne se remplit pas. Quelque chose ne va pas bien dans le royaume de l’Opéra milanais.[wpsr_facebook]

Image finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Image finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2014-2015: MACBETH, de Giuseppe VERDI le 13 MAI 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène : Mario MARTONE)

Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE
Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE

Afficher Macbeth de Verdi pour un théâtre, c’est d’abord choisir une Lady Macbeth, rôle difficile entre tous, l’un des plus tendus du répertoire verdien, qui exige une voix hybride, mezzo-soprano aigu ? soprano colorature dramatique ? Nous sommes dans un entre-deux familier d’une époque qui ne fait pas la différence. Il faut des suraigus et du grave, il faut aussi une certaine agilité, il y a des airs plus spectaculaires, d’autres plus centrés sur soi. Il y a dans ce chant Abigaille de Nabucco et aussi Odabella d’Attila, mais il y a plus que du démonstratif, il faut impérativement sentir ce personnage de l’intérieur, un personnage noir, qui peut supporter paradoxalement des voix plus en difficulté, pourvu qu’il y ait une couleur particulière, un sens de l’incarnation (ce qu’avait si bien incarné Jennifer Larmore à Genève dans la production de Christof Loy). J’ai personnellement entendu Ghena Dimitrova avec Abbado en 1985 dans la légendaire production de Strehler avec un Cappuccilli prodigieux, grande voix, j’aurais aimé entendre Leyla Gencer, avec son style et son timbre sombre, ce que j’en ai entendu çà et là me frustre particulièrement (il faut écouter son enregistrement avec Taddei à Palerme en 1960 sous la direction de Vittorio Gui). On aurait pu imaginer là-dedans la bien oubliée Tiziana Fabbricini, dont l’intelligence eût permis d’adapter sa voix problématique aux exigences paradoxales du rôle. Cette maîtresse en expression eût pu peut-être faire des choses intéressantes.   Actuellement, Anna Netrebko s’y est attaquée, avec sa voix charnue, large, avec ce timbre velouté. On ne l’imagine pas forcément là-dedans, mais, notamment à New York en octobre dernier avec Fabio Luisi, elle fut phénoménale.
Macbeth a été composé en 1847, et donc dans la ronde des opéras du « jeune Verdi », et repris et modifié en 1865, 18 ans après, et surtout après le basculement vers un futur différent, après Ballo in maschera (1859), et deux ans avant Don Carlos (1867), c’est à dire un Verdi où la performance vocale se met au service d’une respiration plus profonde, plus intériorisée. Certes, on ne peut nier que dans Traviata la performance vocale se mette au service d’une profondeur psychologique, mais ce n’est pas là le plus souvent ce que le public retient.
Choisissant la version de 1865, Daniele Gatti s’intéresse à ce qui dans Macbeth interpelle un futur, un chant moins ornementé ou brillant, et plus incarné, plus intériorisé.
C’est plus simple sans doute pour le personnage de Macbeth, vocalement plus « traditionnel » que la Lady. Macbeth est un personnage manipulé par son épouse, qui n’a pas immédiatement l’idée du meurtre, mais qui poussé par l’ambition, se retrouve dans l’engrenage des meurtres à répétition, encouragé par les oracles des sorcières, oracles qui, comme tous les oracles, sont à double sens et déchaînent les catastrophes par une interprétation dictée non par la raison, mais par le désir.
La fin du XXème siècle a vu deux grands Macbeth, Piero Cappuccilli et Renato Bruson, deux timbres très différents, l’un, Cappuccilli, brillant, avec une étendue vocale incroyable, et une présence scénique fabuleuse, l’autre, Bruson, plus intérieur, un peu plus voilé, plus tendu peut-être, mais tout aussi exceptionnel par la musicalité et par l’incarnation. Je conseille d’ailleurs d’écouter l’enregistrement de référence d’Abbado, jamais surpassé, fondé sur la force dramatique et l’incarnation des interprètes d’exception (Cappuccilli, Verrett) dont il suffit d’entendre les premiers mots de l’un ou de l’autre pour comprendre qu’on est là devant quelque chose de définitif. A peu de mois de distance sort dans ces années là aussi un Macbeth dirigé par le jeune (alors !) Muti, avec la distribution concurrente de l’époque (Milnes, Cossotto) et la comparaison est à la fois passionnante et éclairante. A l ’un le drame, dans sa nudité presque naturelle, à l’autre l’effet, la recherche d’une tension strictement musicale extrême (la différence d’approche du prélude est incroyable) qui va créer non le drame, mais quelques moments fulgurants. Je suis un des rares qui apprécie cet enregistrement de Muti assez oublié, comme son Ballo in maschera, de la même époque, très grande réussite assez oubliée aussi hélas aujourd’hui.

À ces deux monuments du chant, que sont Macbeth et la Lady, il faut ajouter le troisième rôle, Macduff, confié en général à un jeune ténor d’avenir : chez Abbado, Domingo, sublime d’intensité, déjà une grande vedette à l’époque, chez Muti Carreras, formidable de jeunesse et de tendresse. Alagna a aussi fait merveille dans cet authentique faux « petit » rôle qui chante en même temps que le chœur, mis en valeur par patria oppressa, un de ces grands chœurs spectaculaires dans la tradition du va pensiero de Nabucco et du chœur des conjurés d’Ernani, moment essentiel du drame où tout va basculer de la lamentation à l’action et précipiter la fin des usurpateurs dans la parabole shakespearien de l’ascension et de la chute, chute motivée par les abus, les excès, le meurtre, en somme la singulière folie du pouvoir.
À cause de Shakespeare, parce que c’est la première œuvre à laquelle s’attaque Verdi et même si le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei n’a pas la qualité d’Otello ou Falstaff, à cause aussi de ces deux versions distantes de 18 ans, appartenant à deux contextes différents, entre jeunesse du génie et maturité, Macbeth est un opéra de la complexité.
Quand Abbado a fait Macbeth avec Strehler à la Scala, et bien que l’œuvre fût jouée régulièrement en Italie, elle n’était pas si connue du grand public et ce fut comme une apparition, je me souviens des commentaires de la presse d’alors : après la redécouverte de Simon Boccanegra en 1971, c’était le tour de ce Macbeth en 1975. J’ai eu la chance de voir cette production il y a presque exactement 30 ans, le 15 mai 1985 (Cappuccilli, Ghiaurov, Dimitrova), une production fondatrice dans la mesure où elle a attiré l’attention du grand public sur la valeur théâtrale de cet opéra. Je me souviens de cette ambiance sombre et glaciale, dans des décors faits de panneaux couleur bronze, avec ces stupéfiants éclairages créant un jeu d’ombres et de lumières magique, et ces mouvements d’une élégance inouïe (ah, le jeu de la cape de Macbeth et de la robe de Lady Macbeth s’entrecroisant, au duo du premier acte j’en ai des frissons rien que d’y penser). La vidéo existe, il FAUT la voir pour comprendre comment en 1975 cette production fut considérée à juste titre comme une pierre miliaire de l’histoire de l’opéra.
Dans les mises en scène récentes de l’œuvre, je n’ai rien vu de bien convaincant, Vick à la Scala, cubique et coloré n’apportait rien de bien neuf sinon une esthétique géométrique et glaciale, Kusej à Munich faisait de la Lady une demi-sorcière un peu vulgaire, dans une ambiance vaguement expressionniste; je retiendrai Christof Loy à Genève dans des dé cors monumentaux, en noir et blanc, dans une sorte de vision d’une famille Addams très élégante qui n’était pas dénuée de sens, et surtout Tcherniakov à Paris (merci Mortier), faisant du couple isolé une référence au couple Ceaucescu et donc à tous ces totalitarismes appuyés sur un couple maudit dans une production fort critiquée à l’époque.
Au TCE, sans coproduction, il fallait un travail plus épuré, qui ne nécessitât pas de moyens démesurés et Mario Martone n’est pas un metteur en scène utilisant des moyens complexes. D’origine napolitaine, né dans la ville historique du théâtre en Italie, il est l’une des figures les plus importantes du spectacle en Italie : il est tout sauf un mauvais metteur en scène. Il commence à l’opéra avec un très bon Cosi’ fan tutte à Ferrara avec Claudio Abbado en 1998 ; ce n’est certes pas un adepte du Regietheater, mais  il apparaît comme un des metteurs en scènes les plus intéressants dans la veine non dramaturgique. En Italie, le théâtre se donne plus a voir qu’à mettre en drame, dans la grande tradition de Strehler. Dans ce sens le choix de Mario Martone, l’un des deux ou trois hommes de théâtre qui comptent en Italie, pouvait apparaître comme un choix judicieux. Il a produit un spectacle un pue décevant, à la fois passe partout qui ne peut choquer les tenants de la tradition, mais avec des idées intéressantes et une esthétique relativement élégante : non dérangeant, mais pas indifférent ni stupide et surtout cohérent avec la vision musicale, unique véritable axe porteur de cette production.

Comme je l’ai rappelé plus haut à propos de Lady Macbeth, il y a dans Macbeth une sorte d’alternative : ou bien on fait le choix d’une musique brillante et spectaculaire, ou bien on considère qu’il y a dans cette musique quelque chose de sombre, (« cupo » disent les italiens) où le côté fantastique avec ses dissonances, le rôle tranchant des bois et notamment des flûtes, qui donne une couleur presque berliozienne à certains moments, se confronte sans transition avec des rythmes plus « rassurants » comme la tarentelle qui clôt l’épisode des sorcières (s’allontanarono) : des sorcières dansant la tarentelle! Peut-être l’affirmation d’une italianità, d’une différence avec l’Écosse de Shakespeare, qu’on va retrouver dans le ballet au troisième acte que je regrette de ne pas avoir entendu. Cette sorte d’anacoluthe musicale est passionnante car elle relativise le fantastique verdien, qu’on vient d’entendre dans les quelques mesures qui précèdent cette sortie dansante. Il y a là un trait à mon avis ironique qu’on va retrouver un peu plus tard dans la musique de fond qui accompagne l’entrée de Duncan, plutôt rassurante et pittoresque, une musique paysanne, dit le livret, appelée à qualifier le vieux Duncan, comme un vieillard inoffensif, et l’on passe  sans rupture à la scène du meurtre d’autant plus terrible qu’il n’est pas motivé par la personnalité du roi que la musique nous qualifie de manière souriante, mais par le seul fait qu’il est le roi.Et Gatti marque le contraste entre cette légèreté de fond et subitement la noirceur du son annonçant la noirceur du meurtre.

Il faut lire l’interview de Daniele Gatti dans le programme de salle, qui voit Macbeth comme un opéra noir et qui a évidemment discuté avec Martone pour construire un spectacle qui corresponde à cette vision noire et épurée, laissant l’espace aux personnages.
Il va dans deux directions. D’une part il veut asseoir cette idée de noirceur en évitant d’insister sur tout ce qui pourrait être brillant, les morceaux les plus brillants et les plus éclatants sont plus retenus, comme, je le soulignais précédemment. Dans la tarantelle des sorcières, si étonnante que je signalais plus haut, Gatti manifestement essaie d’éviter de rendre ce moment, qui conclut la scène des sorcières et fait suite au petit duo Banquo Macbeth, un moment trop léger, trop italien au mauvais sens du terme. Il essaie d’effacer tout ce qui pourrait renvoyer à une vision traditionnelle de Verdi, le tzim boum boum sans épaisseur qui écume beaucoup de scènes notamment allemandes mais pas seulement et qui aboutit à une lecture routinière et forcément superficielle, notamment du premier Verdi, y compris par des chefs italiens. Et dans ce Macbeth de 1865, Verdi a déjà derrière lui de grands chefs d’œuvre et surtout ou il s’est libéré des formes du belcanto, pour mettre le chant définitivement au service d’une expressivité, d’une vision et non au service de la performance. Ainsi se justifie chez Gatti sa manière d’orienter les chanteurs, plus vers l’intériorité que vers l’éclat, ce qui évidemment est dangereux, vu l’appétence du public pour la performance.

Gatti est un chef très exigeant qui n’hésite pas à aller à contre courant de la tradition et des habitudes, non seulement du public mais aussi de ses équipes artistiques, si il le sent nécessaire ou s’il pense que la musique ou ce qu’il lit de la musique l’impose. On lui reproche qui ses ruptures de rythme, qui sa lenteur, qui sa trop grande rapidité qui son volume excessif: tout et son contraire. Et la critique notamment française ne l’épargne pas, quelquefois par parti pris, quelquefois par ignorance. Dans ce Macbeth, il s’oppose à tout ce que la poussière a accumulé en terme de lectures et de traditions musicales et son approche est une grande lecture. Je l’écrivais plus haut, Macbeth est une œuvre tiraillée entre le passé belcantiste et l’avenir qui est un chant plus incarné et moins performatif; à ce titre, Macbeth est proche d’Attila ou de Nabucco a cause de la vocalitė terrible et hybride de la Lady et proche de Don Carlos par l’épaisseur psychologique des personnages, due évidemment à l’original shakespearien . Au lieu de valoriser ce tiraillement, ce qu’ont pu faire d’autres chefs, il va résolument dans la direction de l’incarnation et de l’intériorisation, imposant aux chanteurs des contraintes interprétatives et imposant à l’orchestre de lire la partition en se débarrassant des références traditionnelles, mais au contraire d’un œil neuf et presque vierge pour combattre une vision très extérieure de Verdi, le compositeur qu’on chantonne sans toujours le prendre vraiment au sérieux. Certains wagnériens prennent Verdi pour un compositeur à chanteurs . Chez Verdi, en France et ailleurs, on vient pour le chant et rarement pour le chef et on pense que le chant dicte ses lois. Le chef n’a qu’à suivre. Si des chefs comme Claudio Abbado ont réhabilité le Verdi compositeur, il reste que plus que pour Wagner, le monde de l’opéra abuse d’un Verdi médiocre, combien de distributions étincelantes avec des chefs médiocres qui se contentent d’accompagner le chant, et qui au fond répondent à la commande du public: si Netrebko chantait ce soir la Lady, qui viendrait pour Gatti ?

Or, et je le constate depuis plusieurs années, et notamment depuis Falstaff, Traviata et Trovatore, Gatti essaie de montrer à la fois le tissu de la partition et surtout des subtilités qu’on n’a pas l’habitude de relever ou de considérer. L’accompagnement orchestral du chœur des sorcières au troisième acte en particulier ondine e silfidi, qui conclut la scène, où Verdi a placé la le ballet traditionnel pour Paris, essaie de faire de l’orchestre et du chœur deux protagonistes d’égale valeur, avec une subtilité et un raffinement inouï de jeu sur la couleur, d’exaltation des bois, magnifiques tout au long de l’opéra, mais aussi d’un extrême allègement des cordes, rendant à la fois le mystère, mais aussi le côté impalpable et aérien de l’esprit au sens fantasmagorique du terme.
Ce que Gatti a réussi à faire avec le National de France, que l’on a osé envisager de supprimer est vraiment prodigieux, rarement l’orchestre quitte le sommet, même si des amis qui avaient vu d’autres représentations l’ont trouvé un peu plus fatigué. Il y a là trace tangible d’un intense travail de répétitions et d’une option, que Gatti d’ailleurs n’est pas le seul à soutenir : Muti soutient depuis longtemps que le tissu des partitions verdiennes est d’un raffinement mozartien. Certains auditeurs d’ailleurs ne partagent pas cette vision et disent qu’on enlève à Verdi sa sève en voulant exalter un hypothétique hyperraffinement.
Il y a chez Gatti la volonté de montrer que ce raffinement n’est jamais gratuit, mais au service d’une lecture tout aussi raffinée au niveau de l’analyse psychologique et du drame, et donc qu’il s’impose, non pour des raisons esthétiques, mais dramaturgiques. Nous sommes à l’opposé d’une lecture complaisante qui dirait exclusivement « regardez comme c’est beau ». Gatti va exalter dans sa lecture des destins individuels qui se croisent, en partant de l’écriture et de ses subtilités, où la partition n’accompagne pas le chant, mais où la partition par ses méandres et ses subtilités impose un type de chant, produit le chant : le chanteur au service de l’épaisseur musicale.
Muni de ces viatiques, il va laisser le metteur en scène gérer le drame, pourvu qu’il reflète d’abord cette profondeur-là qui est profondeur psychologique avant que dramaturgique. Dans cette vision, tout procède du chef qui est le tronc auquel les différentes branches s’accrochent.

Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

Mario Martone a-t- il réussi à proposer une vision dramaturgiquement cohérente avec la vision du chef, sans doute, dans la mesure où Daniele Gatti, comme beaucoup de chefs et notamment beaucoup de chefs italiens, garde une certaine distance avec la mise en scène à laquelle, je résume pour être clair, il demande de ne pas interférer dans la lecture musicale, ou du moins que la lecture du metteur en scène alimente la lecture du chef ou la conforte, mais ne la détourne pas. Il est certain qu’une mise en scène qui bousculerait trop et focaliserait trop l’attention effacerait la musique ou la relativiserait. Martone ici ne dérange pas la musique, l’accompagne sans la perturber (sauf les sabots des chevaux…) mais, dans la première partie au moins ne propose pas de révolution, ni même une seule idée neuve. Les sorcières sont traditionnelles, le banquet où apparaît le spectre est traditionnel, la gestion des mouvements est relativement traditionnelle aussi. Mario Martone n’est pas un révolutionnaire, ni un metteur en scène à « lecture », mais c’est d’abord un raconteur d’histoires , il s’intéresse d’ailleurs au cinéma (la lecture de la lettre par Macbeth en voix off et non par la Lady, est un procédé de cinéma) et la mise en scène ici utilise pas mal de procédés cinématographiques, notamment dans la seconde partie.
Dans le paysage décimé du théâtre en Italie, il est quand même l’une des figures les plus solides, et loin d’être un médiocre. Mais son travail ici ne me paraît pas avoir l’inventivité suffisante, en tous cas pas à la hauteur de l’inventivité musicale.
Cependant les actes 3 et 4, ceux de la chute, semblent l’avoir plus intéressé, c’est en tous cas là qu’on ouvre des idées non dénuées d’intérêt, non pas l’utilisation de la vidéo, traditionnelle, esthétisante, non pas celle des chevaux, inutile: il y a certes des images d’une réelle beauté, mais je trouve plus intéressante la  manière de voir certaines scènes, comme le chœur patria oppressa dont il fait le chœur funèbre qui accompagne les funérailles de l’épouse et des enfants de Macduff, lui liant du même coup l’air fameux de Macduff, cet air de référence pour ténor d’un personnage au total  secondaire au moins jusque là. Habituellement le chœur est un chœur de soldats ou de populations réfugiées : arrive Macduff qui pense a sa famille décimée,  sans lien direct avec ce qui précède. Instituant çe lien, Martone de manière assez intelligente à la fois donne une logique à la scène et instille une idée politique, qui est celle du déclencheur d’une révolte ou d’une révolution. Quand les crimes s’accumulent, il y a un moment où un élément déclencheur amène la révolte et la guerre civile. C’est le destin de tout régime totalitaire de finir par liguer contre lui une somme d’intérêts hétéroclites qui ont en commun la haine du dictateur. Et Gatti qui donne une couleur éminemment sombre à la fois au chœur et à l’air, conforte cette logique là.

Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE
Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE

Deuxième idée intéressante, celle de montrer assez subtilement, ce n’est pas souligné mais seulement suggéré qu’à un dictateur va en succéder un autre, vu la manière dont Malcolm arrive à cheval au III, puis dont il est couronné, au IV, et dont on se soumet à lui, les branches de la forêt de Birnam déposées à ses pieds sont des marques de soumission, et donnent l’idée aussi que les armes sont déposées et que les opprimés retournent à leur oppression. D’ailleurs, Malcolm devient une figure royale dont on sent les possibles dérives futures, cette subtilité dans la manière de le montrer sans surligneur est une preuve de grande maîtrise des images théâtrales. Gatti dirige d’ailleurs le chœur final non comme un chœur triomphant et facile alors que la musique inviterait à ce côté tutti contenti mais plutôt en un mode plus sérieux et vaguement plus tendu. Tutti contenti ? non, mais plutôt tutti gabbati.

Dernière idée relevée, peut être la meilleure, le combat de Macbeth et de Macduff avec un Macbeth habillé par les sorcières et maladroitement attifé en guerrier, comme un mort vivant combattant ou bien plutôt comme un épouvantail, en tous cas ayant quitté la vie avant que de combattre et ne faisant plus peur. C’est un moment très frappant dans le déroulement dramaturgique, moins frappante en revanche la manière dont le cadavre est traîné dehors, même si la signification en est claire : il faut effacer Macbeth de l’histoire et donc laisser l’espace purifié de sa présence ou de la présence de son corps pour laisser place nette au successeur

Ces trois idées montrent que Martone n’est pas un metteur en place mais bien un metteur en scène: son spectacle, sans être référentiel, et sans m’enthousiasmer, répond donc à l’exigence et accompagne le propos, j ai plus en tête d’autres travaux comme Strehler jadis ou Tcherniakov naguère, mais chevaux (inutiles) mis à part….Martone répond en quelque sorte à la commande

Il faut saluer aussi le travail du chœur, qui n’a pas l’habitude de la scène puisque ce n’est pas un chœur d’opéra, mais de radio. La manière de se mouvoir (scène des sorcières) montre aussi le travail effectué pendant les répétitions. Le travail fait sur la langue est aussi remarquable, car la diction est claire et la présence forte et juste. De ce point de vue, chœur et orchestre ont été plus qu’à la hauteur des exigences et ont donné une réponse éclatante à ceux qui les ont condamnés il y à peine quelques semaines.

Du côté des chanteurs, le plateau répond lui aussi et garantit une soirée de bon niveau mais peut être pas tout à fait à la hauteur du niveau de l’orchestre, de la prestation musicale ou des exigences posées. Avec de telles options de raffinement et de noirceur, une telle profondeur psychologique voulue et affirmée par le chef, les chanteurs éprouvent quelques difficultés à se hisser à ce qui est demandé essentiellement pour des questions techniques.

Signalons d’abord quelques rôles de complément, dont la dame de compagnie de Sophie Pondjiclis. Voilà une artiste que je connais depuis longtemps, très musicale, et qui ce soir m’a surpris par sa présence vocale, à la fois dans les ensembles, où on l’entend et la distingue parfaitement, et dans les quelques répliques du quatrième acte ou l’on entend une voix élargie, un grave sonore et pur, et une vraie musicalité . On ne prête jamais assez attention à ces rôles, mais  la qualité des rôles secondaires est aussi un gage de bon management artistique. Le Malcolm de Jérémy Duffau est intéressant, plus jeune, mais au timbre attachant qui gagnerait à une meilleure projection.

La Macduff de Jean- François Borras est non une surprise, mais une confirmation. Le rôle assez instrumental est très secondaire dans la première partie, prend de l’importance dans la seconde où l’air qu’à écrit Verdi pour lui est l’un des grands airs pour ténor du répertoire lyrique. C’est un ténor, donc à priori un personnage positif, et Verdi lui donne un air très lyrique, très intérieur, à la ligne de chant soutenue, avec nécessité de tenir de longues phrases, sans être jamais démonstratif. La voix demande aussi une capacité à soutenir les ensembles et les parties plus héroïques lorsque Malcolm vient entraîner le peuple. Borras a été vraiment valeureux et même plus dans son air Figli o Figli miei; dans les parties plus héroïques, la voix a besoin de prendre du volume et de ductilité, mais dans le lyrisme, il est vraiment magnifique et a remporté un grand succès tout à fait justifié

Le Banquo d’Andrea Mastroni est surprenant comme personnage parce que le chanteur est très jeune et qu’on a l’habitude de voir un Banquo plus mûr de l’âge de Macbeth, ensuite parce que cette jeunesse physique correspond à une jeunesse vocale qui ici hélas nuit au rendu du rôle. Le timbre est très intéressant, le style est bien dominé, mais la voix est engorgée, la projection problématique, comme si il cherchait sans cesse ses graves qu’il n’a pas naturellement. C’est dommage, parce qu’on sent des qualités artistiques évidentes que le rôle ici ne met pas en valeur. Erreur de casting.

Reste le couple de protagonistes. Disons d’emblée que l’accueil du public a été positif, pour une production qui globalement  s’est très  bien défendue, mais dominée de manière nette, voire écrasante, par une direction musicale d’un exceptionnel niveau, il fallait sans doute des chanteurs d’un niveau supérieur pour répondre au défi.

Nous connaissons depuis longtemps Roberto Frontali, un bon baryton, à la diction impeccable, mais sans vrai charisme. Dès que la voix s’élargit, le timbre est clair et pur, voire presque suave, la projection impeccable, le volume sans problème. C’est vraiment très bien chanté et dominé. Mais dès que la voix descend dans le grave, ou devient plus contrainte pour exprimer des sentiments plus intérieurs, elle perd de l’homogénéité, et de la couleur, et finalement on a l’impression de deux voix différentes. Certes, Daniele Gatti veut un Macbeth plus sombre, plus intérieur, plus rentré en soi. Et Frontali essaie de rendre cette idée, il n’est jamais brillant mais joue plutôt l’angoisse, et n’arrive pas toujours à varier la couleur pour rendre les différentes facettes, notamment dans les deux premiers actes et du coup, le problème de chant nuit à l’intention interprétative. Il reste que c’est bon Macbeth, mais pas exceptionnel, parce qu’il n’arrive pas à plier sa voix aux variations de ton exigées par le rôle : il a la tension, mais pas toujours la réponse en terme d’incarnation et de couleur.

Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

La belle Susanna Branchini pose d’autres problèmes, plus strictement vocaux. Voilà une chanteuse, physiquement superbe, et donc très élégante en scène,  avec de vraies qualités. On le sait, on l’a précisé plus haut, le rôle est d’une très grande exigence, il demande des qualités très variées, de séduction, de froideur, des aigus redoutables, mais aussi des éléments de technique bel cantiste. Un peu de Norma, un peu de Turandot, un peu d’Abigaille, mais aussi un peu de Traviata…bref, la quadrature du cercle pour une artiste qui n’aurait pas la sûreté vocale de départ.

Or la technique de Susanna Branchini est erratique en bien des moments, passages mal négociés, aigus mal projetés souvent, quelquefois réussis cependant, diction quelquefois sacrifiée, sons assez sales, graves mal maîtrisés, tout simplement parce qu’elle n’a pas la voix du rôle.

Le personnage est beau, l’attitude en scène magnifique, mais Lady Macbeth exige des qualités de couleur, une technique, et surtout un volume vocal que Susanna Branchini n’a pas, elle va chanter Abigaille à Vérone, cela me paraît sinon prématuré, du moins à côté des possibilités réelles de cette voix, plus lyrique que dramatique. Même si les actes I et II, sont plus traditionnels pour elle, avec un premier air est clairement dans la ligne belcantiste,  (déjà moins la cabalette ) l’air la luce langue  et le fameux brindisi colmi il calice de la scène finale du II, ses prestations ont des défauts d’ensemble qui font quelquefois sursauter, avec quelques problèmes de justesse, des variations savonnées et une série de petits défauts circonscrits qui finissent par être trop nombreux .
C’est presque paradoxal, mais elle s’en sort mieux dans son air final dit du somnambulisme une macchia  è qui tutt’ora, comme si elle s’était économisée pour mieux tenir la ligne de chant, mieux dire le texte,  et surtout donner une couleur plus intéressante. A cet air redoutable correspond aussi un jeu très maîtrisé où l’horreur laisse la place à une certaine émotion. Et même la note finale émise a ce fil di voce demandé par Verdi : elle s’en sort plutôt à son avantage, mais c’est bien moins satisfaisant sur l’ensemble. Il reste que je ne pense pas que cette artiste ait intérêt à chanter ce répertoire, mais plutôt mieux consolider ses côtés plus lyriques et sa technique. Elle ne gagnera rien sur ce type de rôle à mon avis et sa Lady n’est pas convaincante, c’est même sans doute la moins convaincante du plateau. J’étais au moment de l’entracte très dubitatif sur la prestation, la deuxième partie mieux maîtrisée et bien interprétée n’a pas dissipé mes doutes, mais les a un peu relativisés.

Au total ce fut une bonne soirée, dont on sort content, car tout cela a une véritable tenue. Mais une tenue qui ne tient qu’à la direction à la fois conceptuelle et incroyablement élaborée de Daniele Gatti. Le chef est la colonne vertébrale de cette construction. Il a démontré à quel niveau il pouvait porter l’orchestre et du coup fait taire les habituels grincheux : on voit mal ce qui pourrait être opposé à cette direction proprement monumentale et d’une subtilité et d’une intelligence rares. Il n’a pas eu le plateau qui correspondait totalement à cette direction, tout en étant respectable, et la mise en scène ne perturbe pas un discours qui se voulait ici essentiellement musical. Ma théorie du trépied (un opéra réussi c’est au moins deux pieds du trépied chef-plateau-mise en scène) a un peu de plomb dans l’aile face à ce travail où la direction musicale prend totalement le pouvoir, pour réhabiliter un Verdi profond, subtil, raffiné, qu’on oublie quelquefois un peu trop sur nos scènes. Et ça, c’est irremplaçable.[wpsr_facebook]

Acte IV © Vincent Pontet / TCE
Acte IV © Vincent Pontet / TCE

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI, SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Christian THIELEMANN (KAUFMANN, ABDRAZAKOV, MONASTYRSKA, RACHVELISHVILI)

Requiem de verdi (31 mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de verdi (31 mars 2015) ©Matthias Creutzinger

Le Requiem de Verdi est l’une des pièces référentielles du Festival de Pâques de Salzbourg qui propose toujours un « Chorkonzert », un concert choral, l’un des quatre soirs. Et le répertoire susceptible d’attirer un vaste public reste relativement limité. L’avantage du Requiem de Verdi, c’est qu’il est populaire et permet l’invitation de grandes vedettes. Pour la deuxième fois, le ténor de ce Requiem est Jonas Kaufmann (il l’avait déjà été avec Mariss Jansons il y a quelques années) et ce nom suffit à faire éclore sur le parvis du Palais de Festivals des Suche Karte à n’en plus finir.
Ils sont donc venus, ils sont tous là…

Mais Kaufmann est a priori bien entouré, Liudmyla Monastyrska comme soprano, Anita Rachvelishvili le mezzosoprano et Ildar Abdrazakov la basse, il est difficile de trouver quatuor de meilleure facture, tout comme il est difficile de surpasser le chœur de la Radio bavaroise dans un répertoire qui lui est particulièrement familier. Seul plus rare dans Verdi, Christian Thielemann lui même qui pourtant depuis qu’il est à Dresde s’évertue à diriger du répertoire italien.
Car ce Festival 2015 est italo-russe : Requiem de Verdi et Cavalleria Rusticana/I Pagliacci d’un côté, Tchaïkovski et Chostakovitch pour les concerts de l’autre dans une construction croisée : concerto (violon) de Chostakovitch et symphonie de Tchaïkovski pour le concert de Christian Thielemann et concerto (piano) de Tchaïkovski et symphonie de Chostakovitch pour celui de Daniele Gatti. Manière de montrer la ductilité de l’orchestre dans des répertoires radicalement différents.

Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger

Cette saison aura été un excellent cru pour les Requiem, dont deux dédiés à Claudio Abbado, celui d’octobre dernier à la Scala dirigé par Riccardo Chailly, magnifiquement distribué, et celui de Florence dirigé par Daniele Gatti, magnifiquement dirigé. Celui du vendredi 3 avril, à Salzbourg, Vendredi Saint est particulièrement attendu.
Je n’ai personnellement pas de tropisme italien pour le Requiem, ayant entendu tant de très grands chefs le diriger : Abbado, Karajan, Giulini, Muti, Jansons, Barenboim, en autant de versions très différentes : l’œuvre se prête à toutes les approches et reste un morceau de choix, qu’on l’aborde par les effets ou par l’intériorité. J’ai pour ma part souvenir, en 1980 de deux Requiem très proches dans le temps et dirigés l’un par Abbado et l’autre par Karajan qui furent chacun des événements considérables.
Christian Thielemann est un chef qui propose en général des lectures très précises, ne laissant pas à l’orchestre trop de latitude, et avec un orchestre au son si spécifique que la Staatskapelle de Dresde, sa lecture est fortement analytique, très cristalline, chaque son est décomposé, exposé, avec une pureté et une netteté étonnantes. L’orchestre est à son meilleur. Mais tout en reconnaissant l’intérêt de cette approche et aussi sa particularité (il est rare de tirer du Requiem ce son là), cela reste pour moi un peu extérieur : tout ce qui est chaleur, drame, émotion passe au second plan. Certains diront « on ne décolle » pas au sens où Verdi a écrit un Requiem non laïc, mais fortement marqué par l’opéra, et moins religieux que dramatique, mais il appelle une émotion à fleur de peau assimilable à celle qu’on ressent lors de l’audition d’un opéra. Ce n’est pas une œuvre qui appelle la méditation au sens d’un Stabat Mater de Dvořák entendu la semaine précédente, mais qui appelle plutôt le sentiment d’écrasement, comme dans le tableau « Le Colosse » attribué longtemps à Goya, ou de terreur, ou de révolte, avec des moments d’indicible lyrisme, le lacrimosa bien sûr, venu de Don Carlos, mais aussi le sanctus (incroyable chez Abbado) ou l’Agnus Dei.

El coloso (anonyme)
El coloso (anonyme)

Ici le côté impeccable de l’exécution ne fait pas naître d’émotion : l’orchestre laisse un peu froid. La charge émotive, c’est le chœur totalement extraordinaire de la Radio bavaroise dirigé par le grand Peter Dijkstra, qui l’assume, avec un son prodigieux, une diction modèle et une interprétation presque épique qui impressionne et marque profondément.
Car du côté des solistes, c’est une assez grosse déception. Liudmyla Monastyrska est une voix immense, qui laisse des aigus triomphants, larges, sonores. Cela ne suffit pas pour vivre le moment. Cela reste sans âme ni sans engagement et la diction est en plus aux abonnés absents. Anita Rachvelishvili est plus engagée, avec une voix bien plus « parlante » et plus chaude, tout aussi puissante et une diction très correcte : c’est la plus convaincante du quatuor vocal. Il reste que le souvenir du couple Harteros/Garanca à la Scala n’est pas effacé : il y avait là émotion, intelligence du texte et accents lacérants qu’on ne retrouve pas ici (le Libera me laisse ici totalement froid, à la Scala il donnait le frisson).
Ildar Abdrazakov est un remarquable chanteur, la voix est somptueuse, le timbre magnifique, et dans certains rôles (Le Prince Igor) il est vraiment exceptionnel.
Dès mors stupebit on comprend qu’il n’entre pas vraiment dans la logique de l’émotion, mais dans une simple logique du chant et des notes (bien) émises. Il n’y a rien là de vécu, de senti, une sorte de prestation très professionnelle et sans reproche mais qui ne touche à aucun moment.
Jonas Kaufmann, dès le kyrie eleison initial, montre qu’il n’est pas vraiment en voix ce soir. La voix sort, mais un peu serrée, un peu engorgée, et pendant tout le Requiem, il va avoir des difficultés à rentrer dans l’œuvre, un peu en retrait dans les ensembles et pas très convaincant dans les soli (ingemisco). Certes, il nous gratifie de ses habituelles mezze voci splendides, mais c’est un chant moins concerné, moins habité qu’à d’autres occasions. Quant on repense à sa prestation avec Jansons il y a quelques années, on reste perplexe : Francesco Meli à Florence en février dernier était tellement plus éthéré, tellement plus engagé. Un mauvais soir.

Au total, un Requiem sans accrocs, avec des protagonistes de qualité, un orchestre de très grand niveau, un chœur sublime : il y avait donc de quoi être satisfait du moment, sans être vraiment convaincu ni frappé: pas le Requiem de l’année, celui du mois sans doute. Un Requiem parmi d’autres en tous cas. Ce n’est pas ce à quoi Salzbourg nous a habitués.[wpsr_facebook]

Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: ERNANI de Giuseppe VERDI le 20 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Pier Luigi SAMARITANI) avec Placido DOMINGO

Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera

J’aime beaucoup Ernani parce que l’opéra a presque la folie de la pièce originale, parce que Hugo et Verdi savent les secrets du mélodrame, grands sentiments, moins grands principes. J’aime aussi parce que c’est l’un des opéras où l’art du chant est à son sommet, notamment pour le soprano qui a l’un des airs les plus difficiles du répertoire à chanter, et pour le chœur qui chante l’un des chœurs les plus célèbres de Verdi, pour le ténor dont le cœur balance entre héroïsme verdien et belcanto donizettien, pour le baryton qui trouve là l’un des premiers grands rôles de baryton verdien (et Verdi a donné ses lettres de noblesse à la voix de baryton) pour la basse qui trouve là aussi l’un des tous premiers grands rôles de basse mal aimée, anticipant Philippe II, et j’aime cette musique qui exalte la mélodie, sans tout à fait renoncer à oumpapa. Bref, j’aime ce « jeune » Verdi (il a quand même 31 ans) de 1844, qui plus qu’un autre titre, annonce le grand Verdi.
Et pourtant, j’ai vu très peu d’Ernani dans ma vie. Pas à Paris bien sûr, où je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été représenté (quelle pitié que d’afficher des Traviata à répétition sans jamais avoir eu l’idée de programmer un titre ô combien lié à notre répertoire national, à notre histoire culturelle nationale).

En fait cette représentation d’Ernani est la troisième de ma vie de mélomane. J’ai vu à la Scala deux fois la production de Ernani de 1982, dans la mise en scène de Luca Ronconi (une des rares productions qu’il n’ait pas réussi), avec Placido Domingo (Ernani), Renato Bruson (Carlo), Nicolaï Ghiaurov (Silva) et Mirella Freni (Elvira) dans l’un des rares rôles qui ne lui allaient pas tout à fait, le tout dirigé par Riccardo Muti à une époque où son Verdi n’était pas anesthésié. J’ai vu aussi de cette production la distribution B : Lando Bartolini, Antonio Salvadori, Giorgio Surjan, Aprile Millo dirigés par Edoardo Müller (à l’époque d’ailleurs, vous réserviez pour la distribution A et vous arriviez à Milan en voyant affichée la distribution B, pour le même prix…c’était la Scala des bonnes années).
C’est dire ma joie de retrouver cette œuvre à New York, dirigée par James Levine qui depuis les années 70 est l’un des grands verdiens de notre époque avec des enregistrements splendides (I Vespri Siciliani par exemple) et qui reste une référence pour ce répertoire, dans une distribution qui compte les meilleurs chanteurs du jour pour Verdi, et surtout ce type de Verdi, et de retrouver Placido Domingo dans une œuvre où je l’avais entendu 33 ans avant (même si le rôle n’est pas le même…).

Il bandito (Acte I) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Il bandito (Acte I) Francesco Meli© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Bien sûr, il y a la mise en scène…dont c’est la 95ème représentation au MET dans une production dont la première remonte à 1983. Vu la production, elle eût pu remonter à 1970 ou 1958…on a presque perdu l’habitude de ces couleurs, de ces beaux costumes chamarrés et interchangeables, de ces mouvements ridicules, de cette poussière ambiante où les chanteurs peuvent librement mettre la main sur le cœur écarter les bras et monter et descendre les marches de gigantesques escaliers qui sont la manière de scander l’espace d’un acte à l’autre (sauf le tableau 2 de l’acte I), et qui rappellent les escaliers fameux de Josef Svoboda, le maître décorateur des années 70.
Décorateur et Metteur en scène ( ?), Pier Luigi Samaritani est un très bon décorateur à qui Paris (Garnier) doit les décors de La Bohème dans la belle mise en scène de Gian Carlo Menotti (1974), et un piètre metteur en scène à qui Paris doit Werther (1984) et Madama Butterfly (1983) .
Ce soir à New York, on y trouve les habituels poncifs de l’opéra sur scène, qui font sourire à force d’être ridicules ou surannés. Il n’y a rien à dire sur cette production, qui ravira ceux qui pensent que l’opéra c’est seulement du chant et des beaux costumes, mais qui laisse pensif quand à l’avenir du genre…

Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il faut donc se rabattre sur la musique, car ce soir c’est vraiment la seule chose intéressante, voire passionnante et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai traversé l’océan.
James Levine reprend donc une production qu’il a créée dont la dernière reprise remonte à 2012 (déjà avec Angela Meade) sous la direction de Marco Armiliato.
Dès le prologue, on entend son Verdi coloré, tendu, dans une lecture d’une incroyable clarté, qui exalte notamment les bois, et qui rend à Verdi sa pulsion, il y a là du rythme, de la dynamique, et une attention particulière aux chanteurs qu’il ne couvre jamais. On peut cependant regretter que l’orchestre ne soit pas aussi explosif qu’on souhaiterait, James Levine le retient un peu, comme il retient le chœur dans le fameux Si ridesti il leon di Castiglia qui n’a pas l’éclat habituel qui fait exploser le public. Il reste que ce Verdi là, on n’a plus l’habitude de l’entendre aujourd’hui et que James Levine sait à la fois mettre en valeur la mélodie, le tissu de la partition qu’il révèle en profondeur et sait donner à son Verdi une luminosité qu’on avait oublié. On est à l’opposé du Verdi sous verre, snob et distancié qu’on nous assène depuis des années. Enfin, ça vit, ça pleure, ça tremble. À ce titre le trio Ernani/Elvira/Carlo du 1er acte Tu se’ Ernani!… mel dice lo sdegno, un des moments qui me remplissent de cette joie et de cette palpitation si particulières aux grands moments verdiens (j’en ai encore les larmes aux yeux en y pensant) est ici exécuté avec la dynamique et le rythme, la vivacité, l’énergie incroyables qu’on attendrait toujours et dont on rêve toujours pour Verdi. Grandiose.

Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il est servi par un quatuor de référence. Je n’avais jamais entendu Angela Meade dont on me disait grand bien. La voix est grande, les aigus sont sûrs et la diction impeccable comme souvent chez les américains : dès le récitatif du premier air, le très redouté et souvent raté Ernani Ernani involami qui demande un très grand contrôle sur la voix, la messe est dite. Il y a dans cet air de quoi désespérer le soprano moyen, scalette, aigus et suraigus, filati, trilles. Mais madame Meade n’est pas un soprano moyen, elle est une magnifique voix verdienne, et la cabalette le confirme : nous y sommes…c’est si rare aujourd’hui d’avoir un soprano qui a à la fois la technique, l’intensité, les aigus, le contrôle, et la puissance qu’on ne peut que saluer la performance dans son ensemble. Certes madame Meade est un soprano scéniquement à l’ancienne, qui n’a pas l’agilité physique à laquelle nous sommes désormais habitués mais qui a en revanche une voix à laquelle nous ne sommes plus habitués. Ce soir, c’est un Verdi à l’ancienne, mais qui nous renvoie à un vert paradis qu’on croyait à jamais disparu : Carlo Bergonzi et Leontyne Price ne sont pas très loin et si on les voyait surgir, on ne serait pas plus surpris…

Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Et Placido ? quand il rentre en scène affublé d’une perruque un peu ridicule sensée en faire un jeune Carlo, une voix du fond de salle crie bravo. Ce soir, il est dans une grande forme, bien plus que pour son Trouvère salzbourgeois et le rôle qu’il chante pour la première fois lui va mieux car  moins exposé. Bien sûr c’est un ténor qui chante et entre Meli et lui c’est une rivalité de ténors, un jeune et un ancien…mais à vrai dire le timbre est tellement séduisant, tellement clair, tellement jeune, tellement incroyable qu’on reste éberlué. Certes, notre Placido sait à merveille masquer les inévitables petits problèmes, mais dans son air de l’acte III Oh de’ verd’anni miei, on reste interdit devant la tenue, devant le style, devant l’endurance de cette voix, même si les aigus sont descendus d’un demi ton au moins. Peu importe, parce qu’il y a là quelque chose de supérieur qui est une sorte de jeunesse de l’âme, de générosité, de grandeur à peu près uniques. certains ironisent sur le fait que Placido ne puisse s’arrêter, mais ces restes ( ?) d’une période et d’un style aujourd’hui disparus, ce timbre encore unique sont miraculeux, et sont une vraie leçon de vie et d’intelligence. Encore de quoi alimenter les émotions.

Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Dmitri Belosselskyi est Silva, cette voix encore jeune de basse chante le vieillard, quand Placido chante le jeune Carlo. Ce sont les paradoxes de l’opéra qu’on a pu relever ailleurs, par exemple quand la sexagénaire Freni chantait une Mimi encore pleine de fraîcheur et de jeunesse. Son Silva est noble, sombre mais pas noir. Après tout, dans cette œuvre où chacun des protagonistes fait des serments de gascon, il est le seul qui tienne parole, même si c’est aux dépens du héros. Il fait partie de ces personnages de Verdi qui gardent toujours une certaine grandeur même s’ils ont le mauvais rôle. On le voit lorsqu’il accueille et donne l’hospitalité à l’acte II à Ernani dissimulé sous un manteau de voyageur errant. Belosselskyi, que j’ai rarement entendu, a du style, la voix a du relief , de la présence et il campe un personnage crédible, non dénué d’authenticité et d’humanité.

Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Francesco Meli est Ernani. Plus j’écoute ce chanteur et plus je le trouve intéressant voire passionnant. D’abord la voix est magnifiquement claire et lumineuse, un vrai soleil que cette voix typiquement italienne et ce timbre qu’on trouvait il y a des décennies chez les ténors hispaniques qui fait penser à Aragall, voire Carreras, mais avec un contrôle et un soin de la diction et de la parole qu’on trouvait chez Kraus. Que de références élogieuses dira-t-on…certes, mais il y a peu de ténors qui affrontent les rôles avec une simplicité et une honnêteté notables sans être des histrions. C’est ce qui me frappe dans sa manière de chanter, directe, naturelle et pourtant si travaillée. Enfin un ténor qui a une voix naturelle et qui sait ammorbidire, adoucir, qui sait contrôler de manière intelligente. Certes, il y a encore un problème qu’on avait déjà remarqué dans les parties un peu plus héroïques et les notes très hautes : il y arrive, mais la gorge se serre un peu. Il sait que là est son talon d’Achille, il est encore jeune et cela se travaille, pourvu qu’en gagnant là il ne perde pas ce qui fait son prix, qui est ce style typiquement belcantiste qui manque à tant de ténors verdiens. Alors qu’un Alvarez ne m’a jamais ni remué, ni ému, ni impressionné, le chant et le style de Francesco Meli m’émeuvent parce que c’est senti, c’est vécu et que sans en faire des tonnes sur scène (ce n’est pas un acteur né) il a une vraie présence. On est loin des folies glamour d’autres ténors vedettes, mais on est près du vrai, près du cœur et c’est l’essentiel.
On aura compris qu’enfin on a tous vibré à ce Verdi là, même dans un décor d’un autre âge et dans une non mise en scène, mais dans mon trépied lyrique, si deux des composantes fonctionnent parmi musique, chant et mise en scène, alors le trépied tient. Ici, prima la musica qui a été plus que grande. On ne peut d’ailleurs que regretter que le MET Live in HD ne le retransmette pas tant cette soirée fut marquante.
Rien que pour cet Ernani, je ne regrette pas d’avoir traversé l’océan…Cela se joue jusqu’en avril. Si vous avez prévu un voyage à New York, allez-y, on trouve toujours des places au MET, et à la dernière heure elles valent 30 à 40% moins cher.
Ce fut une vraie leçon de vie, une vraie leçon de Verdi, une vraie leçon d’opéra.
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Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 10 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI; Ms en scène: Olivier PY) avec Anja HARTEROS

Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl
Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl

Hiver italianissime à Munich avec deux des sopranos germaniques les plus en vue, Diana Damrau pour Lucia et une reprise de Trovatore avec Anja Harteros.
C’était ce soir Trovatore, une production d’Olivier Py encore récente créée par le couple Kaufmann/Harteros l’été 2013.
Après le magnifique Trovatore salzbourgeois, il était intéressant d’entendre l’autre soprano, Anja Harteros, après qu’ Anna Netrebko nous eut bluffés à Salzbourg, il est vrai avec un chef…

Il s’agissait hier d’une représentation dite de répertoire, c’est à dire n’ayant pas fait l’objet de répétitions retravaillées. Et la distribution était différente de la première de 2013, puisque et Luna (Vitaliy Bilyy et non Alexey Markov) et Manrico (Yonghoon Lee et non Jonas Kaufmann) et Azucena (Anna Smirnova et non Elena Manistina) et Ferrando (Goran Jurič et non Kwanchul Youn) avaient été changés.

De la Première, il restait le chef Paolo Carignani et Anja Harteros (Leonora), ainsi que l’Inès fort remarquée de Golda Schultz.
J’ai longuement écrit sur la difficulté de Trovatore, moment où Verdi laisse son « premier » style, dit du « jeune » Verdi, encore tributaire de formes et couleurs belcantistes, avec de redoutables épreuves pour les sopranos (Abigaïl, Elvira, Odabella) mais n’a pas encore trouvé les couleurs de la maturité d’à partir de 1859 (Un ballo in maschera). C’est pourtant pendant cette période « entre deux » qu’il compose les trois opéras les plus populaires de sa production, Rigoletto (1851), Il Trovatore (1853), La Traviata (1853),
Signalons pour mémoire (je le signale à chaque fois…) qu’il existe de Trovatore une version française spécifique de type Grand Opéra de 1857, avec quelques modifications par rapport à l’original (cadences, final complètement modifié) et un ballet. On eût aimé que Stéphane Lissner s’en souvienne au lieu de présenter la saison prochaine un Trovatore en italien. Je n’ai pour ma part entendu cette version qu’une seule fois, à Parme. On oublie toujours de penser que l’Opéra de Paris a une histoire, et une identité, comme ailleurs : sans doute est-ce l’effet aéroport international de la salle de Bastille.. Mais les questions économiques et la vie des grands chanteurs font qu’ils-n’ont-pas-le-temps-n’est-ce-pas d’apprendre la version française. On nous a asséné des années durant cette fadaise à propos du Don Carlos en version originale, qui est bien plus intéressant que la version italienne, et bien plus beau. Résultat : depuis quelques années, Vienne, Barcelone, Bâle, ont présenté plusieurs fois le Don Carlos en français, mais toujours pas Paris où il a été fait en septembre 1986, effet du passage de l’italien Massimo Bogianckino, méprisé par le petit monde parisien, qui fut le seul à avoir une politique s’appuyant sur l’histoire de cette maison.
Nemo profeta in patria.

Qu’en était-il donc de ce Trovatore, dont on a un peu parlé en France à cause d’Olivier Py, qui travaillait pour la première fois à Munich. Bien des journalistes français se sont alors souvenus que Munich existait…
La mise en scène d’Olivier Py, soulignons le d’emblée, est nettement plus travaillée que son Aïda médiocrissime présentée à Paris l’automne de la même année. Il y a un propos, il y a une intention, il y a une mise en scène.
Certes, on y retrouve puissance 10 les péchés mignons de notre metteur en scène national : décors monumentaux tout noirs bougeant sans cesse sur des chariots, néons, tournette, ça bouge, ça tourne, ça circule à en perdre l’orientation et même le sens, notamment dans la première partie (Actes I et II), très picaresque, très axée sur le monde du théâtre, de la foire (gitans) et le monde des machines outils du XIXème, engrenages qui tournent, locomotive enfumée, tout est là pour nous rappeler que le Moyen âge du Trovatore est un Moyen âge revu à la sauce bourgeoisie industrieuse du XIXème. Le premier axe est donc ce que j’appellerais la « machinerie » et presque le « machinisme », vu l’aspect macchinoso de cet appareil scénique, comme diraient les italiens.

Acte I "Le duel"©Wilfried Hösl (2013)
Acte I “Le duel” Inès et Leonora ©Wilfried Hösl (2013)

Certains éléments sont intéressants notamment dans la manière dont il traite les personnages secondaires, Ferrando et Inès. Pour une fois, on voit Inès, elle n’est pas une ombre effacée, et Ferrando jusqu’à la fin joue un rôle dans le drame, au départ récitant, à la fin acteur, puisque c’est lui qui assassine Manrico. Pour le reste, cela reste dans la convention à laquelle on est habitué.

Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)
Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)

Le second axe est le théâtre, je veux dire le théâtre dans le théâtre : cela commence dans un décor qui rappelle un théâtre élisabéthain qui pourrait être le Globe et Ferrando commence à raconter son histoire sur scène devant les spectateurs qui commentent comme à Guignol. Vu l’histoire c’est presque de Grand Guignol qu’il s’agit. Et vont défiler devant nous des niches-décor dans lesquelles les personnages sont lovés, une salle d’hôpital toute blanche et un lit de fer sur lequel Manrico est étendu, une petite boite dans laquelle à la fin Manrico et Azucena sont enfermés, et toute une série de scènes dans la scène où se déroulent certains moments de l’action. Un théâtre qui serait presque un théâtre de foire, de bateleurs au moment du chœur des gitans, où s’affiche Azucena en chapeau haut de forme, sorte de madame Loyal de l’histoire qui défile.

C’est bien une construction en abime qui voit d’abord Ferrando, puis la bohémienne entamer des récits qui s’enchâssent.

La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)
La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)

Et justement, le récit de la Bohémienne est en fait, souligne Py, une sorte d’image obsessionnelle de sa mère au bûcher, de sa mère torturée qu’on va voir tout au long de l’opéra, et et toujours évoqués des bébés abandonnés, brûlés (on voit de nombreux bébés ensanglantés, et même à un moment des sortes de marionnettes géantes, putti monstrueux dans une des boites dont il était question plus haut). C’est là le troisième axe, celui des obsessions, des montées d’images qui donne au drame sa ligne et sa couleur.

Un monde en désordre, vaguement orgiastique (la locomotive sert d’objet érotique à une dame qui danse et exhibe ses formes plantureuses, qu’on verra ensuite accoucher d’un bébé évidemment sanguinolent) où circulent çà et là, devant, derrière des personnages peu identifiables et qui donne cet aspect picaresque et un peu too much que j’évoquais plus haut.

Le rideau, les lumières, le théâtre...
Le rideau, les lumières, le théâtre…

Et puis, après un entracte où la mère (aux mille douleurs), cette figure qui traverse tout l’opéra, frappe sur le rideau de plastique translucide où se reflètent les lumières de la salle et les transforme par le jeu des reflets en une sorte de feu d’artifice (fort bien fait d’ailleurs) pendant que le public sort, sorte d’image de l’explosion tragique et désespérée, mais aussi de dilution du théâtre, on passe à des actes III et IV complètement différents par l’ambiance, plus concentrée sur les drames humains, sur les personnages isolés, dans un univers sombre, noir, plus marqué par le religieux :

La Pira © Wilfried Hösl (2013)
La Pira © Wilfried Hösl (2013)

la pira est figurée par une croix qui brûle, Luna finit par briser la croix, les décors bougent à peine, le plateau est nu : naissance de l’espace tragique. Plus de médiation par les images et par le décor construit et déconstruit. C’est clair, la musique des deux derniers actes est plus soutenue, plus continue, plus dramatique et plus spectaculaire, et ici, la mise en scène laisse la musique s’épanouir.
Ce n’est pas ma vision de Trovatore que je trouve haletant dès le départ, enchaînant avec bonheur les moments de tension, les airs, les ensembles. En ce sens la mise en scène d’Hermanis à Salzbourg, qui n’allait pas bien loin non plus, respectait cette cohérence qu’ici, aussi bien à l’orchestre que sur le plateau, on semble ne pas prendre en compte.
Car Paolo Carignani réussit dans la première partie à laisser froid, dans une œuvre où rien n’est froid. Sans êtres alanguis, les rythmes sont assez mous, les tempis n’ont pas la variété à laquelle on s’attend. Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, tout est « en place » comme on dit et surtout il aide les chanteurs notamment lorsqu’ils sont en réelle difficulté (Goran Jurič dans Ferrando par exemple), il ralentit les tempis, il abaisse le volume, il suit le plateau.
C’est un peu plus senti dans la seconde partie, sans doute aussi à cause des chanteurs et notamment d’Anja Harteros, inspirée.
Je regrette quand même que la partition ne nous dise rien sous cette baguette : un seul exemple, les accords initiaux du dernier acte, mous, sans aucun accent, répétitifs. Bien entendu aussi, pas de Da capo pour la pira, parce qu’il faut laisser au ténor le temps de respirer pour tenir le contre ut (qui a d’ailleurs commencé en contre ré) aussi longtemps que possible (et là la note fut particulièrement tenue au grand délice du public qui adore les notes non écrites pour ténor en vitrine). En somme, une direction musicale qui est plus un accompagnement qu’une direction. Mais il est vrai que les chefs pour Verdi, c’est à dire qui révèlent quelque chose de la partition, qui lui donnent couleur et cohérence, sont assez rares sur le marché.
À cette direction musicale sans véritable intérêt sinon technique, correspond un plateau assez contradictoire.
Que les quatre chanteurs ne soient pas les quatre meilleurs du monde comme le voulait l’autre (on ne sait plus qui, il y au moins quatre noms qui revendiquent la paternité de la déclaration), c’était évident rien qu’à lire la distribution. Il reste que globalement le plateau était de bon niveau, et évidemment dominé par Anja Harteros.

Du côté masculin, plusieurs points à relever :
Le Ferrando de Goran Jurič (qui appartient à la troupe) est un exemple clair des difficultés du chant verdien. Ferrando est un de ces rôles auxquels on ne prête pas toujours attention sauf quand l’artiste décroche. Quand c’est Kwanchul Youn, tout le monde est content et on passe rapidement. Goran Jurič a un beau timbre de basse, il sait ouvrir le son, il a les aigus, mais malheureusement, dès que le rythme s’accélère , dès que les paroles sont à prononcer rapidement et que la voix doit descendre, ça part en capilotade. Plusieurs fois, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la voix s’étiole, le son ne sort plus. Problèmes de diction, de prononciation, d’émission. Même quand le chef ralentit à dessein le tempo, il n’y a plus de souplesse ni de ductilité.

Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015
Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015

Vitaliy Bilyy (Luna) est un baryton ukrainien de très bonne facture, un timbre somptueux, riche en harmoniques, des aigus larges, une belle présence. Mais dès qu’il faut alléger, dès qu’il faut moduler, dès que l’air demande de la subtilité et une vraie couleur, il reste le son, mais il n’y plus ni sens ni interprétation. Le test ? Il balen del suo sorriso, qui doit être éthéré, allégé (c’est le seul air d’amour de la partition, un vrai chant d’amour qui devrait contribuer à rendre le personnage un peu sympathique), et surtout interprété de manière polychrome. Ici il y a la voix, un peu forte pour mon goût, mais jamais la couleur, mais jamais un vrai style. Il reste que l’artiste a mérité les applaudissements, même si ce n’est pas à proprement parler du chant verdien, sauf peut-être à la fin.
Le cas de Yonghoon Lee est différent. Vocalement, il n’y a rien à dire (même si au début, il attaque avec de sérieux problèmes de justesse), ce chant est très contrôlé, l’aigu est large (j’ai parlé de son ut-ré interminable à la fin de la Pira), il sait alléger, il émet de jolies notes filées. C’est parfait, comme souvent chez les chanteurs coréens qui sont parmi les asiatiques ceux qui sont le mieux adaptés au chant italien.

Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015
Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015

Le seul problème, qui est de taille, c’est que malgré toutes les qualités techniques de cette voix et malgré un timbre séduisant, son chant est totalement inexpressif, monotone, sans aspérités, sans accents. Il n’évoque rien, ne fait jamais rêver, cela ne décolle jamais : un bloc lisse qui ne semble pas comprendre ce qu’il chante. Son Ah si ben mio bien exécuté sans jamais faire craquer un bouton de guêtre, laisse complètement froid. Un chant autoroutier, en place et sûr. Avec l’érotique d’une autoroute.

 

 

C’est plus convaincant du côté féminin :

Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015
Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015

Anna Smirnova est une Azucena en voix, une voix large, chaude, solide, présente, en volume elle dépasse tous ses collègues. C’est une belle prestation, c’est une voix solide, c’est sans conteste un mezzo de poids.

Mais là aussi, elle a tout ce que n’a pas Lemieux entendue à Salzbourg, mais elle n’a pas ce que Lemieux possède : sens de l’à-propos, distance, belle possession du texte, subtilité. Smirnova, c’est un ouragan, dont le volume plaque contre le mur. Mais après ?
Bien sûr, je ne voudrais pas qu’on m’accuse de faire la fine bouche, mais tout de même : le texte a de l’importance, la couleur a de l’importance surtout chez Verdi, c’est ça qui fait chavirer le public, qui a mis du temps à chavirer après Stride la vampa. On est dans une expression scénique forte, mais sans qu’on ressente derrière l’âme, la sensibilité, dans un rôle qui en demande (Ah ! Cossotto…) .
Mais là aussi, il y avait une telle présence scénique et sonore qu’on ne peut qu’applaudir, malgré les remarques.

Seule Anja Harteros portait quelque chose d’autre.

Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015
Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015

Même si elle était elle aussi victime d’une première partie un peu en retrait, avec des suraigus un peu courts, avec un certain manque de rondeur. Mais il en va autrement en deuxième partie et notamment dans sa longue scène qui commence par d’amor sull’ali rosee, se poursuit par le Miserere puis par le duo avec Luna. Il y a certes toujours un peu problème à tenir les notes très hautes, mais pour le reste, c’est une leçon de chant, avec surtout une tenue de souffle exemplaire, des trilles à faire pâlir, des agilités sans scories, un sens du crescendo qui va en s’élargissant et qui stupéfie, avec en plus cette figure très bien éclairée (par Bertrand Killy) qui en fait une figure tragique, presque callasienne, qui va directement au cœur. Cette présence scénique (la manière dont elle meurt !), cette figure émaciée d’où sortent des sons aussi pathétiques, est totalement bouleversante. Harteros, c’est toujours grand, c’est la plupart du temps émouvant et très senti. Je me demande tout de même si elle a intérêt à garder ce rôle (où elle excelle) à son répertoire. Je la voix bien mieux en Aïda aujourd’hui.
Dernière concession au cirque lyrique : quid du match entre Netrebko et Harteros sur ce rôle ? L’une a une voix large, charnue, d’une diaphane pureté, et s’est formée à l’art du bel canto, l’autre a un sens tragique et une technique de fer, tout en diffusant l’émotion dès qu’elle arrive en scène. Je crois que Netrebko est plus homogène sur l’ensemble (Tacea la notte placida par exemple) avec quelques petits problèmes de prononciation, que n’a pas Harteros tellement immense, tellement bouleversante à la fin…
De gustibus…je me refuse à choisir. Il y a sans doute des soirs où je suis Anna et d’autres où je suis Anja.

Bien sûr je suis content d’avoir vu ce Trovatore, un peu m’as-tu vu pour la mise en scène carte de visite, où l’intelligence est là, mais aussi la volonté de trop en faire. Bien sûr je suis content de vérifier qu’Anja Harteros est toujours grande dans Verdi (même si son Elisabetta et sa Leonora de Forza m’ont plus secoué sur l’ensemble de la soirée à mon avis), mais j’ai pu encore une fois vérifier qu’il est plus difficile, bien plus difficile de faire passer Verdi que Wagner, et que même avec de bons chanteurs, et c’était le cas hier soir, pas un seul n’était mauvais, cela ne part pas toujours.
Triomphe et rappels infinis, c’était une soirée de répertoire à Munich. [wpsr_facebook]

D'amor sull'ali...© Wilfried Hösl (2013)
Acte III…© Wilfried Hösl (2013)

 

 

 

OPERA DI FIRENZE 2014-2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI EN MÉMOIRE DE Claudio ABBADO le 8 FÉVRIER 2015, Orchestre et Choeur du MAGGIO MUSICALE FIORENTINO, Direction Daniele GATTI.

Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal
Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal

Cela fait plus d’un an que Claudio Abbado n’est plus, et plus le temps avance et nous éloigne de ce fatal 20 janvier 2014,  plus l’absence est difficile à supporter, plus sa présence est forte en moi, avec des souvenirs qui surgissent dans les lieux où il fut, aux concerts où l’on donne des œuvres qu’il a dirigées…
Et ce dernier mouvement de la 3ème de Mahler qui ne cesse de me poursuivre.

Le fait aussi de rencontrer des amis frappés comme moi, d’échanger, m’a fait sentir une « appartenance » presque familiale à un cercle avec qui j’ai vécu concerts et déplacements, que je retrouvais à dates fixes, comme des rituels qui pouvaient aussi m’agacer et qui aujourd’hui sonnent comme des évocations de l’Eden musical. Tout prend valeur et forme avec le temps, loin de s’atténuer, l’éloignement et le temps ravivent. Merci Proust.

Déjà il y a quinze jours à Ferrare les larmes avaient coulé, les lieux portaient encore trop son ombre.
À Florence, le lieu n’a rien à voir : l’Opéra de Florence où le concert a eu lieu est neuf et les souvenirs de Claudio sont liés au vieux Teatro Comunale où il a dirigé en mai 2013 (presque deux ans déjà !) son dernier concert florentin.

Mais tout de même, il a eu le temps de diriger dans l’Opéra encore inachevé une Neuvième de Mahler inaugurale en décembre 2011 et devait clôturer l’année Verdi par un Requiem qu’il n’aura pu faire.
Le dernier Requiem de Claudio Abbado, ce fut à Berlin en janvier 2001, il était encore très marqué par la maladie; il y en eut un enregistrement live qu’il n’aimait pas  (vu la grimace qu’il fit un jour en signant devant moi le coffret) : il y avait eu des problèmes au concert qu’il dut reprendre le même soir quasiment intégralement alors qu’il était visiblement épuisé après que les spectateurs furent sortis. Les chanteurs (à part Daniela Barcellona), mieux vaut les oublier…
Mais il y avait eu un Salva me (du Rex tremendae) qui était un de ces instants suspendus dont il avait le secret et qui nous avait tant frappé, vu les mois qui avaient précédé. Et en entendant le Salva me cet après midi, l’émotion étreignait.

Ce dimanche, c’était une Messa di Requiem un peu particulière : l’intendant du théâtre est venu demander au public de ne pas applaudir à la fin.
Daniele Gatti à la dernière mesure a imposé un long silence, puis les solistes et l’orchestre se sont levés, puis le public ; et tous sommes rentrés en nous-mêmes pour un moment de silence, et aussi de larmes, vu les yeux rougis de nombreux amis.

Quelques applaudissements timides et le hurlement enthousiaste d’un auditeur à l’adresse du maestro ont un peu troublé la sortie ordonnée du public, pour nous rappeler que nous avions entendu aussi de la bien belle musique.

Car musique il y a eu, qui a commencé par l’annonce que la soprano Fiorenza Cedolins était souffrante et qu’elle était remplacée par Carmela Remigio, arrivée le matin même. C’était une bonne nouvelle.
Non que je veuille du mal à Madame Cedolins, mais Carmela Remigio est la seule du quatuor à avoir chanté avec Abbado, à avoir débuté avec Abbado à Ferrare dans Mozart (notamment Don Giovanni et Cosi’ fan tutte) sa présence ajoutait encore à l’émotion.
Ni le chœur ni l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino ne comptent parmi les phalanges d’exception. Elles sont de bon niveau, et elles portent une histoire brillante, ce qui est important. Et comme tout orchestre d’opéra en Italie, ces phalanges ont le Requiem de Verdi dans leur ADN. A part quelques scories (dans le Tuba mirum notamment) choeur et orchestre ont donné une très belle preuve ce dimanche.
Daniele Gatti, appelé à diriger en un moment où il est surchargé de concerts et où il prépare une longue tournée Brahms avec le Philharmonique de Vienne, a eu peu de temps pour répéter, mais la longue fréquentation de l’œuvre a fait le reste.
Une lecture approfondie, un Verdi plutôt mystique qu’extérieur, plutôt concentré, plus tragique peut-être que lors d’autres concerts mais sans emphase aucune. Les coups de caisse lors du Dies Irae sonnaient secs et énormes, non sans rappeler certain coup de marteau mahlérien…

La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

Le Verdi de Gatti est marqué par la volonté de fouiller le texte, d’en exalter le raffinement: lorsque les violons sont allégés, ils le sont à l’extrême, lorsque les bois sont isolés, ils sonnent secs et clairs, lorsque les cuivres sont mis en valeur, sans le côté spectaculaire et quelquefois m’as-tu vu des cuivres dispersés dans la salle, ils sont impressionnants, à mon avis plus impressionnants que lorsqu’ils sont distribués spatialement.
Pas d’effets de manche, pas de gesticulations, pas de spectacle : Daniele Gatti n’est pas un chef qui se laisse lire facilement au geste. Il dirige ce Requiem  aujourd’hui sans baguette, comme s’il prenait le son à pleines mains, demandant de la souplesse et insistant à chaque moment pour que le son soit plus retenu ou plus modulé.
Cela pour ménager des contrastes très nets. Il est clair qu’il tenait aujourd’hui à la fois à exalter les finesses de la partition, et en même temps en faire ressortir à la fois les aspects les plus tragiques et les plus intérieurs.
On lui reproche souvent ruptures de tempo, contrastes trop marqués. Il crée plutôt ici deux espaces qui se heurtent et qui s’imbriquent en même temps, un espace lyrique d’un raffinement inouï et un espace tragique suffoquant. Toujours soucieux d’aller chercher les détails signifiants tapis au fond de la partition qui vont étonner ou marquer, il soigne en même temps les effets de contrastes voulus par un Verdi qui décidément, refuse de se soumettre au diktat de la mort et du destin. Il y a de la révolte et donc une vie intense dans cette œuvre, un refus de s’installer dans tout ce que le Requiem pourrait avoir de formellement conventionnel : respirations, élégie, lyrisme et jamais étouffement. Il y a tout cela dans le travail de Daniele Gatti, un travail sur la profondeur, sur le sens, qui ne sacrifie jamais, à aucun niveau, à la facilité des effets dans une œuvre qu’il est aisé de rendre caléïdoscopique. Rien d’un gothique flamboyant, mais tout d’un gothique franciscain : tout en élévation.

À la Scala en octobre dernier, Riccardo Chailly dans le Requiem hommage que la Scala avait rendu à Abbado (une belle soirée d’ailleurs), les voix étaient Ildebrando d’Arcangelo (Italien), Matthew Polenzani (USA) remplaçant l’allemand Jonas Kaufmann, Elina Garanca (Lithuanie) Anja Harteros (Allemande). Un vrai casting pour scène internationale, pour une Scala qui en profitait pour montrer son statut dans une opération d’hommage et de communication.
Ici, il y a le choix, voulu à mon avis, d’un quatuor italien, d’une part parce qu’il y a les voix pour, ensuite parce que le Mai Musical Florentin a souvent défendu l’excellence dans l’italianità, enfin pour marquer un sentiment d’appartenance presque identitaire : Abbado fut un chef unique pour Verdi, qu’il ressentait de manière très intérieure, presque charnellement, comme seuls les italiens peuvent l’éprouver et qui a moins à voir avec l’art ou la musique, mais plutôt avec quelque chose qui touche au moi profond qu’un non-italien ne peut sentir avec cette intensité.  Retour à nous-mêmes, retour en nous-mêmes.
Carmela Remigio remplaçait Fiorenza Cedolins. Comme je l’ai signalé, c’est la seule à avoir chanté avec Abbado, à ses début à Ferrare et dans des rôles mozartiens. Sans aucun doute la voix est petite pour la partie, mais quand il y a une vraie technique qui soutient, il n’y aucun problème. Après quelques hésitations au départ, la voix s’affirme : claire, cristalline, parfaitement posée, sensible, et sans maniérismes aucun : des accents, de l’intensité, mais aussi une belle rigueur: un remplacement certes, mais sa vraie place ; Veronica Simeoni est la mezzo italienne qui monte, notamment dans le répertoire belcantiste et rossinien, c’est une belle voix de mezzo puissante, chaude, douée d’un très beau timbre. Il lui manque peut-être encore un peu d’expérience pour aller plus profond dans la couleur, de manière plus fouillée dans l’expression, mais c’était une jolie preuve que l’avenir est assuré. Riccardo Zanellato dans la partie de basse fait son métier avec constance et honnêteté . Mais c’est un métier…seulement un métier…je suis toujours un peu réservé sur l’impegno, l’engagement de ce chanteur, et la voix manque quelque fois d’éclat.
Et Francesco Meli a donné une fois de plus la preuve qu’enfin l’Italie a retrouvé un ténor. Dès le Kyrie, il lance un « Kyrie Eleison » parfaitement contrôlé et homogène dans le crescendo, qui marque sa différence…Dans l’Ingemisco, il montre un art de l’émission stupéfiant, sans effort apparent, presque un souffle dans les lèvres : quelle merveille ! rarement respiration fut si maîtrisée et contrôlée. Sans parler de l’Offertorium où sa science du phrasé donne au son une rondeur et un éclat rares. Une prestation qui à certains moments à touché au sublime par l’incroyable technique et la pureté de timbre, mais aussi par l’interprétation et le poids donné aux mots….Ce que l’intelligence peut faire…
Le chœur du Maggio Musicale Fiorentino a offert un exemple d’engagement et d’éclat, et de maîtrise du langage verdien ainsi que l’orchestre au son particulièrement chaud et suivant parfaitement les indications de Daniele Gatti en matière de phrasé, et de ductilité et souplesse.
Au total un moment incontestablement fort, qui fait honneur aux forces florentines, et surtout qui fait honneur par la musique au maître qu’on célébrait sous le beau soleil toscan.
Au moins, ce soir, on a fait de la musique ensemble, et ça, je suis sûr qu’il aurait aimé.[wpsr_facebook]

La Messa di Requiem a Firenze ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

THEATER BASEL 2014-2015: OTELLO de Giuseppe VERDI le 11 JANVIER 2015 (Dir.mus: Enrico DELAMBOYE, Ms en scène: Calixto BIEITO)

Otello (Theater Basel) ©Hans Jörg Michel
Otello (Theater Basel) Acte I ©Hans Jörg Michel

Se trouver à une représentation d’opéra à Bâle  peut être considéré comme décalé le jour où la France entière est dans la rue pour dire non au terrorisme et oui à la liberté de pensée et d’expression. J’aurais peut-être  dû aller rencontrer l’histoire en défilant avec les millions de compatriotes en ce 11 janvier. J’ai suivi la journée par internet et par le cœur. Mais les hasards des réservations et du calendrier ont fait que j’étais à Bâle, où le Theater Basel affichait un roboratif « Je suis Charlie » sur sa façade, et un terrible Otello de Verdi dans sa grande salle.

Terrible, parce que j’ai rarement vécu un Otello d’une telle tension, à la limite du supportable. J’en suis sorti tout tremblant.
Aucune des nombreuses mises en scènes d’Otello vues au cours de mon parcours mélomaniaque n’ont laissé en moi des traces indélébiles ou inoubliables, je peux même dire qu’elles ont disparu dans les oubliettes. Il n’en est évidemment pas de même des distribution et des chefs : Domingo et Vickers, Freni et M.Price, Cappuccilli, Bruson et Bacquier, et dans la fosse Solti, Kleiber, Abbado, Muti. C’est rarissime, mais ce n’est pas de Claudio Abbado dont je garde les plus grands souvenirs, une mise en scène (Ermanno Olmi) médiocre, une distribution pas trop convaincante (Domingo dans une de ses dernières apparitions dans le Maure, Frittoli pâlichonne) malgré un orchestre (Berlin !) fabuleux n’ont pas contribué à sculpter un monument de la mémoire.
Solti, avec Domingo à Paris au cœur de la canicule de 1976, avec une Margaret Price éthérée et un Bacquier somptueux malgré les critiques de la presse de l’époque (qui affirmait que Domingo ne tiendrait pas deux ans s’il s’obstinait à chanter Otello…) fut un très grand moment.
Il y eut aussi Jon Vickers, plusieurs soirs à Paris, totalement inoubliable, totalement déchirant, tirant les larmes…
Et puis évidemment, Carlos Kleiber, quatre soirs à la Scala (Mise en scène de Franco Zeffirelli) en 1987 (et 36h de queue), Domingo, Freni, Bruson d’abord, puis Cappuccilli . Oui, cette seule évocation me serre le cœur, me bouleverse. Quelle folie…quelle merveilleuse folie a saisi la Scala en ces représentations de centenaire.
Le lecteur peut comprendre que je n’ai vraiment plus rien à attendre d’Otello, même pas Jonas Kaufmann qui sera sans doute magnifique, mais avec quelle Desdemone et surtout quel Iago.  Je pense donc, comme on dit, avoir mon compte.
Et pourtant, je suis sorti de cet Otello bâlois groggy comme rarement je l’ai été à l’opéra. Un Otello sans vedettes, même si Simon Neal, Iago, est désormais bien connu, avec un chef de répertoire, Enrico Delamboye , un de ces Kapellmeister qui font honnêtement leur travail, un orchestre très efficace sans être somptueux.
Aucun élément indigne dans la distribution et tous incroyablement engagés dans la mise en scène, car ici, ce qui tient l’ensemble, c’est la mise en scène de Calixto Bieito, dont on remarque qu’il écume les scènes espagnoles, italiennes et allemandes depuis 15 ans au moins, mais pas les scènes françaises. Les parisiens devraient le découvrir dans les prochaines saisons à Paris. Incompréhensible, et évidemment ridicule, sinon scandaleux.
Bieito s’est fait une réputation sulfureuse de metteur en scène « sexe et sang », de provocateur (je ne vous raconte pas son Don Carlos sur cette même scène de Bâle…), mais j’ai rarement vu une production de Bieito qui ne fût pas rigoureuse, cohérente, en plein accord avec la musique. Il va faire Cosi’ fan Tutte cette année de nouveau à Bâle, je vais y courir et je vous engage à le faire. Les lecteurs de ce blog se souviennent de mon enthousiasme devant ses Soldaten à Zürich, puis à Berlin. Mais Die Soldaten sont une œuvre « sexe et sang », et d’une certaine manière Bieito était dans son élément, en cohérence avec l’oeuvre.
Pour Otello, c’est différent : on est tellement habitué à écouter les chanteurs que la mise en scène importe peu. Tout le monde attend l’esultate, le Credo puis le Si per ciel, la chanson du saule et l’ave Maria. Pour la majorité du public, c’est d’abord le ténor qui compte. Les idées de mises en scène (quand par hasard il y en a) se dispersent au vent des décibels. Et pourtant, le drame de Shakespeare, même revu par Boito, exige une vision.
Calixto Bieito affirme sans cesse le même message pessimiste : le monde est fait de violence et d’oppression, et son expression visible en est le pouvoir. Dans ce monde, pas de place pour l’amour ou le sentiment, destinés à être écrasés. Otello n’est qu’un drame qui nous montre la montée de la violence chez un être prédestiné parce que faible et manœuvré. Une brute sans cesse débraillée aux mains de son âme damnée, un Iago tout propre sur lui, cravate et redingote, raffiné et venimeux.  Une brute qui apparaît dès le début les mains ensanglantées. Incapable de tendresse, incapable même de toucher Desdémone, incapable de la conduire au lit…le duo du 1er acte se termine par une sortie chacun de son côté des deux moitiés du couple, sous l’œil lointain toujours présent de Iago. Et ce baiser « Un bacio…ancora un bacio » ne sera jamais donné, pas même dans les dernières mesure où Otello, seul au sommet de la gigantesque grue qui remplit le plateau, implore un baiser du cadavre de Desdemona, gisant un niveau en dessous. Comme si les choses se jouaient entre une réalité sordide et un fantasme d’amour. Comme s’il y avait impuissance physique à toucher l’autre.

Iago (Simon Neal) ©Hans Jörg Michel
Iago (Simon Neal) ©Hans Jörg Michel

Verdi voulait appeler son opéra Iago, et Bieito s’en souvient, car c’est bien lui le centre de l’action, c’est lui que l’on regarde, sans cesse, toujours sur scène, et qui survivra au centre du système, d’un système fait pour les Iago. Les autres personnages sont des marionnettes, impuissantes, pâles, sans colonne vertébrale. Des médiocres.
Des médiocres qui exercent néanmoins sur le peuple un pouvoir exorbitant. Certes, le peuple est joyeux d’être débarrassé du joug turc, et supporte la violence des nouveaux maîtres avec une sorte de résignation, parce qu’elle est sans doute moindre que celle des maîtres précédents. Un peuple derrière des barbelés, les mains liées, dépenaillé, ensanglanté, de plus en plus ensanglanté (acte III), un peuple enserré dans l’univers glacial, métallique, des ports modernes. Sol dangereux (rails), murs métalliques de ce métal de container (d’ailleurs, le rideau de scène est au départ un rideau de fer qui masque et scène et fosse).
Et la violence explose dès le départ.

"Esultate" ©Hans Jörg Michel
“Esultate” aux mains de sang ©Hans Jörg Michel

Le rideau s’ouvre dans le silence et l’obscurité, on voit peu à peu émerger de la brume, toujours dans le silence, une population oppressée, comme hébétée, qui s’approche des barbelés, il y a un tel silence sur la scène et dans la salle que l’effet explosif du premier accord paraît décuplé et suffit à installer la tension. La mise en scène renforce les effets de la musique, dès les premières notes. Jamais la musique de Verdi ne m’est apparue dire autant la violence, l’excès insupportable, le tourment, et ce grâce à une vision : loin de distraire, ce dont on accuse souvent les mises en scène « modernes », celle-ci nous fait pénétrer dans la musique, dans la logique de la musique, dans ce que dit la musique. Stupéfiant. On écoute d’autant mieux qu’on « voit » cette musique sur scène.
Les protagonistes évoluent donc dans un espace vide et noir limité par de hauts murs métalliques qui pourrait être un espace tragique gêné seulement par une énorme grue jaune, de ces grues énormes qui dans les ports portent les containers. Une grue jaune couleur traître qui va devenir peu à peu pur espace de jeu presque abstrait, renforçant l’absence totale de chaleur et l’absence totale de relation à un contexte sinon l’inhumanité de l’univers, métaphore de l’inhumanité des hommes.

Otello & Iago ©Hans Jörg Michel
Otello & Iago ©Hans Jörg Michel

Calixto Bieito construit une mise en scène d’une étrange abstraction. Pas de meubles, pas de lieux, un sol parsemé d’obstacles qui gêne la marche ou les déplacements. Et des personnages, chœur et chanteurs, souvent face au public, qui se touchent pour mimer la violence, le viol, la sodomie, sans jamais un moment de tendresse. Des protagonistes tous habillés de la même manière, redingotes, cravates, avec une Emilia étrange, une compagne, une présence à mi chemin entre l’amie et la courtisane, un univers qui m’a fait penser au film « Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon » de Francesco Rosi, où Iago me renvoyait à Gian Maria Volonte. Dans l’Otello de Bieito, Iago est presque toujours en scène, en arrière plan, observant les choses se dérouler comme un marionnettiste maniant les fils de l’intrigue : un Iago évidemment d’une subtilité et d’une intelligence que le chant tout en nuances, tout en ombres et lumières, tout en modulations et variations de Simon Neal fait un personnage fascinant. La voix n’est pas exceptionnelle, mais l’artiste est d’une rare intelligence: le texte est réellement distillé, jamais dans un style histrionique comme quelquefois certains Iago, mais avec une distinction et une élégance qui évidemment tranchent avec cette grosse brute aux mains ensanglantées qu’est Otello. Neal chante avec sa tête. Et il est fabuleux. Un seul exemple: la scène avec Cassio et le jeu du mouchoir pendant qu’Otello dans l’ombre observe est réglée avec une telle précision et une telle justesse que le spectateur en est mal à l’aise.

Dernière scène Otello (Kristian Benedikt) Desdemona (Svetlana Ignatovitch) ©Hans Jörg Michel
Dernière scène Otello (Kristian Benedikt) Desdemona (Svetlana Ignatovitch) ©Hans Jörg Michel

Et puis il y a le couple, la Desdemone sensible, déchirante, de la jeune Svetlana Ignatovich au chant encore un peu vert (incapacité à chanter piano notamment dans le duo initial), mais à la voix assurée, aux aigus triomphants, mais surtout à la présence charismatique : son air du Saule et son Ave Maria représentent pour moi une des performances les plus inattendues jamais vues sur une scène d’opéra. Dans un air qui réclame tant de modulations, tant de nuances, une maîtrise technique totale, elle a accepté de chanter juchée tantôt à genoux, tantôt accroupie, tantôt une jambe reposant sur le sol, sur une rambarde de passerelle, une barre de fer pour faire simple, à 3m du sol, et se tenant à deux barres métalliques qui en font une sorte de crucifiée. Un effort physique et un risque qui se conjuguent pour offrir l’un des moments les plus tendus possibles sur une scène d’opéra, et qui évidemment transforme ce qu’attend le spectateur (la pure performance vocale) en un moment de tension extrême où l’on perçoit physiquement le drame, et qui fait de la scène de la mort (presque) un soulagement, dans son classicisme attendu d’étranglement traditionnel. Je ne sais pas si une chanteuse plus célèbre aurait accepté ce défi. Je n’en vois pas une aujourd’hui parmi celles qui chantent Desdemone sur les scènes internationales.

Desdemona (Svetlana Ignatovich) ©Hans Jörg Michel
Desdemona (Svetlana Ignatovich) ©Hans Jörg Michel

Elle est déchirante entrant en scène avec son bouquet, alors qu’on vient de pendre un pauvre hère et la première grande scène de jalousie d’Otello va se dérouler sous un pendu qui se balance… D’autres scènes au troisième acte, décidément le plus terrible à mon avis, frappent le spectateur, notamment la scène Desdemone-Otello (et Iago tapi dans l’ombre) où Desdemone est quasiment violée par Otello égaré- la manière dont les bas sont arrachés est d’une violence inouïe- mais où en même temps Bieito instille l’idée de l’impuissance d’Otello, et où, en fuyant, elle se réfugie dans les bras de Iago qu’elle croise et qui la violente aussi.
Quant à l’Otello de Kristian Benedikt, un ténor lithuanien à la voix solide, posée, aux aigus bien projetés, directs, et à la diction sans reproche, il est presque tout d’une pièce : son chant maîtrisé mais sans aucune subtilité, aucune nuance, presque brut qui sied à la brute qu’en fait Bieito convient parfaitement dans le contexte et face au Iago hyper élaboré de Simon Neal. Bieito évite le maquillage en maure : à sa violence, à sa folie, inutile de mettre une couleur qui détournerait le propos. Ce qui intéresse Bieito c’est de décrire un espace sans trace de tendresse, mais où seuls règnent les rapports de force. En ce sens chacun des trois protagonistes est parfaitement à sa place, convient parfaitement au contexte, même si cet Otello brut de décoffrage aurait sans doute besoin d’une cure de style dans un autre univers. Nul doute que l’Otello de Kaufmann partira sur d’autres voies car le style est l’atout du grand Jonas, mais je suis persuadé que dans la vision de Bieito, ce ténor convient bien mieux.
Bieito a construit une géométrie des personnages qui sépare les comparses qui sont dans ce travail plus des silhouettes que des personnages, des protagonistes, avec Iago comme chef d’orchestre et Cassio en outil, sans grande personnalité ni intérêt. Cassio est d’ailleurs souvent un rôle sans intérêt (c’est pourtant ce personnage fade qui malgré lui crée la jalousie de Iago et donc la folie d’Otello). Il est ici interprété par le jeune finlandais Markus Nykänen, une voix séduisante sans être exceptionnelle et un personnage qui se fond dans le gris ambiant : il est comme les autres.

Un air de Champagne ©Hans Jörg Michel
Un air de Champagne ©Hans Jörg Michel

D’ailleurs au premier acte, quand il se saoule,  comme tous les autres, il inonde méchamment de champagne (à la mode des champions de F1) le peuple qui assiste de loin à la scène, et Bieito montre clairement qu’il fait partie du clan, tout en en faisant un grand naïf : la scène du mouchoir au troisième acte est édifiante à ce propos, mais aussi la scène terrible de l’arrivée de Lodovico l’envoyé du Doge, où Otello égaré le jette contre Desdemona en le forçant à mimer une sodomie, puis se jette sur Lodovico, laissé au sol.

Acte III Otello, cassio (Markus Rikänen), Desdemona ©Hans Jörg Michel
Acte III Otello, cassio (Markus Rikänen), Desdemona ©Hans Jörg Michel

Peu à peu Bieito construit une géométrie du drame : la seconde partie (actes III et IV) fait de la grue en quelque sorte l’espace du couple (si couple il y a), et le reste du plateau l’espace des autres. Cette construction qui nous dit clairement qui fait quoi, fait de la grue l’espace clos du drame ourdi par Iago, toujours extérieur, toujours spectateur tandis que l’espace d’Otello/Desdemone/Emilia est un espace difficile, il faut y monter, puis grimper à une échelle pour arriver au premier niveau (chambre de Desdemone) puis au deuxième niveau, au sommet de la grue où Otello va mourir. J’ai plus haut évoqué Desdemone sur sa rambarde, sa position en équilibre sur un balcon réinterprète la scène du balcon du Roméo et Juliette, en en faisant son antipode. D’un côté un couple de l’autre une solitude, d’un côté l’amour et l’union, de l’autre le désamour, la séparation, la jalousie et la mort.
Ces scènes concentrées sur cet espace presque impossible, où chacun chante séparé de l’autre par le vide, laissent sur le plateau les autres protagonistes, devenus comme des marionnettes presque sans lien avec ce qui se passe, ou des commentateurs comme sortis d’un chœur (d’ailleurs, ils ont les attitudes figées, face au public, que Bieito a voulu pour les chœurs). Emilia crie « Orrore » de loin, regardant ailleurs, comme si le drame était mental, dans les mémoires, dans les fantasmes croisés des uns et des autres.

Otello mourant du haut de sa grue
Otello mourant du haut de sa grue

Et les derniers moments du drame (où normalement Otello menace tous les personnages accourus) se jouent dans la solitude absolue d’un Otello perché au sommet de la grue, qui est à ce moment tournée vers la salle, il meurt donc carrément au dessus du public la tête tendue en l’air, pendant que sur le plateau les personnages reprennent tous une place, Iago compris, au centre, debout, impuissants spectateurs d’une histoire qu’il a suffi d’allumer pour la laisser de développer, ou narrateurs muets d’un naufrage. Image frappante que ces deux corps accrochés à la grue, séparés par un étage, et les autres le regard fixe et vide, dans la pénombre, tous à leur niveau un outil du drame.

Ce travail scénique est si puissant qu’il semble déterminer la musique et non l’inverse. Ainsi l’orchestre bien conduit par Enrico Delamboye, directeur musical à Coblence, qui reprend un orchestre bien préparé par Gabriel Feltz (pas de scories) en étroite osmose avec Bieito (ils ont déjà travaillé ensemble à Berlin pour Die Soldaten) : vu la manière dont le mouvement musical suit le dessein scénique, notamment dans l’accompagnement des personnages (Iago par exemple), il y a eu un véritable travail de tissage scène/orchestre dont la représentation de ce jour garde des traces profondes, avec des accélérations de tempo, de lourds et longs silences, des moments où l’impression qui domine est celle d’une musique qui illustre une mise en scène. Comme j’avais toujours vécu dans Otello une prédominance écrasante de la musique sur la scène, et qu’ici, les deux dialoguent, échangent jusqu’à sembler procéder l’une de l’autre, c’est un sentiment nouveau qui me prend : l’étonnement. Jamais Otello ne fut pour moi plus tendu, plus terrible. Oserais-je dire que j’ai découvert une force inconnue à la musique de Verdi, qui vous gifle plein face.
Aux lecteurs qui auraient envie d’aller à Bâle (3h de TGV de Paris), je signale que cet Otello se joue jusqu’à début avril, mais dès février avec une autre distribution (et notamment sans Simon Neal, tout à fait extraordinaire), qui n’aura peut-être pas l’authenticité de celle-ci qui a travaillé en direct avec Calixto Bieito. Mais je suis certain que le jeu en vaudra quand même la chandelle, car il ne faut pas oublier que Bâle est l’un des théâtres les plus créatifs de l’aire germanique, et qu’un Otello de ce type reste gravé dans la mémoire : Calixto Bieito, grand metteur en scène qui réussit à obtenir de ses chanteurs d’incroyables défis, est un très grand révélateur et un très grand lecteur de nos dérives sociales, de celles notamment que nous venons de vivre dans notre chair ces derniers jours . Cet Otello ne pouvait mieux tomber pour nous le rappeler.[wpsr_facebook]

Acte I,1 ©Hans Jörg Michel
Acte I,1 ©Hans Jörg Michel