METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: MACBETH de Giuseppe VERDI le 12 OCTOBRE (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Adrian NOBLE) avec Anna NETREBKO

Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il y a des vogues à l’opéra, liées à un metteur en scène, liées à un artiste, liées à des circonstances. Il y a depuis quelques années une vogue Macbeth (et non Macbetto, bien que Macbetto soit le nom que le livret utilise, le titre est bien celui de Shakespeare, et c’est le premier texte de Shakespeare que Verdi propose à l’opéra). On en a vu à Genève (Christof Loy et Metzmacher), on en a vu à la Scala (Barberio Corsetti et Gergiev), on en a vu à Munich (Martin Kusej et Carignani) et on revoit à New York cette production de Adrian Noble créée  en 2007 , qui actualise l’ambiance sans vraiment changer la dramaturgie.
C’est une fois de plus Claudio Abbado qui le 7 décembre 1975 a « relancé » cette œuvre qui n’était pas si souvent représentée (à la Scala une production dirigée par De Sabata en 1952-53 avec Maria Callas et une production en 1963-64 dirigée par Hermann Scherchen, mise en scène de Jean Vilar, avec Birgit Nilsson). Rappelons pour mémoire que c’est Glyndebourne en 1938-39 qui la remet au goût du jour en Europe et que Macbeth n’entrera au répertoire du Met qu’en 1959. Abbado dans une production mémorable de Giorgio Strehler (dont on a une vidéo, par chance) avec Shirley Verrett et Piero Cappucilli en a proposé une de ces versions définitives à peu près insurpassable. J’ai eu la chance de la voir en 1985 sous la direction d’Abbado, avec Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov et Ghena Dimitrova, voix immense, mais peu raffinée. Je vous fait grâce des superlatifs.
La question du Macbeth de Verdi est celle de la Lady. Voilà un rôle redoutable entre tous, qui exige une personnalité d’exception sachant parler (la lecture initiale de la lettre), sachant vocaliser, avec des aigus immenses, avec des graves marqués. On y a vu aussi bien des sopranos (Callas, Gencer – phénoménale- ou Nilsson) que des mezzos (Shirley Verrett, Jennifer Larmore récemment), et au fond la question n’est pas si importante, la distinction au XIXème n’étant pas si marquante (voir Norma…).
La vraie question c’est Verdi lui-même qui la pose en demandant une voix qui ne soit pas belle, mais expressive, , et qui demande notamment une technique de fer et un contrôle très serré, notamment dans l’utilisation des mezze-voci et des notes filées. Dans Una macchia è qui tuttora!, la créatrice du rôle, Marianna Barbieri-Nini disait avoir cru devenir folle en essayant pendant trois mois d’imiter les paroles à peine esquissées et presque bredouillées des somnambules pour rendre la vérité de la situation. Peu de sopranos ont cet exact contrôle qui leur permet de retenir la voix et de projeter tout à la fois, sans vraiment articuler ; la scène du somnambulisme reste un des grands défis d’une carrière de chanteuse.
On ne peut dire que les chanteuses citées plus haut (Verrett, Gencer, Callas) ne soient pas de belles voix, et elles ont marqué le rôle : la question n’est pas belle ou pas belle, mais celle de la vérité de l’expressionCe qui est nouveau en 1847. Écoutez Una macchia è qui tuttora! par Leyla Gencer sur You Tube, il y a pas mal d’extraits. C’est prodigieux de vérité.
Malgré tout, Verdi hésita sans cesse entre tendance belcantiste et vérité de l’expression, le débat ouvert par Macbeth ne fut jamais clos.
Même si le rôle de Macbeth demande une certaine endurance (le dernier air, long, demande des aigus notables), on ne peut dire qu’il marque tant les analystes que le rôle de la Lady, moteur de l’action qui a quatre airs dont les plus spectaculaires (le brindisi Si colmi il calice dans la scène du spectre). Opéra de chanteuse, c’est aussi un opéra de chef. Il faut à la fois la fameuse pulsion verdienne : après tout, la première version remonte à 1847 à un moment où Verdi sort à peine de Giovanna d’Arco et d’Attila, et où il n’a pas encore écrit la fameuse trilogie (Rigoletto, Traviata, Trovatore). Il  reprend l’œuvre pour Paris en 1865, c’est la version habituellement donnée en y ajoutant notamment le chœur final. N’est pas Boito qui veut : le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei est relativement faible. Mais c’est ainsi une œuvre tiraillée entre deux styles, celui post ballo in maschera qui produira des chefs d’œuvres comme Don Carlo, et celui d’avant, le style dzim boum boum disent les méchants, plus marqué par des rythmes, une pulsion soutenue, et une technique de chant qui tient encore largement du bel canto. Les œuvres hybrides méritent des grands chefs, qui seuls peuvent proposer un vrai discours sur l’œuvre.
J’avais peu apprécié la direction de Paolo Carignani à Munich, très sonore et sans profondeur, j’avais en revanche bien apprécié l’effort de Ingo Metzmacher dont ce n’est pas habituellement le répertoire et qui avait proposé un Macbeth d’une couleur particulière, avec un orchestre il est vrai quelquefois hésitant. Fabio Luisi a fait toute la première partie de sa carrière dans le répertoire, il y a 15 ans, il écumait les scènes germaniques, de Berlin à Vienne sans jamais diriger en Italie, son pays d’origine (il est génois). Depuis qu’il a servi de doublure à Levine malade au MET, et qu’il en est le principal chef invité, il est devenu un interlocuteur possible des grandes fosses européennes et il est aussi directeur musical de Zurich, succédant à son compatriote Daniele Gatti , et en plus directeur honoraire à Gênes. Il a aussi commencé à diriger à la Scala.
Comme tous les chefs qui ont fait beaucoup de répertoire à l’opéra, c’est un excellent technicien, qui met en place, très attentif au plateau, qui suit les voix avec bonheur et sait équilibrer les volumes entre plateau et fosse. Et comme bien des chefs qui ont suivi ce type de carrière, il n’est pas vraiment original, il ne faut pas attendre de lui une lecture innovante, un discours révolutionnaire sur les œuvres. Certains n’ont pas aimé son Ring à New York, le trouvant plat, voire flasque, je les trouve injustes. Son Ring avait une couleur nouvelle pour le MET où Wagner est l’apanage quasi exclusif de James Levine. Il avait un parfum plus retenu, presque plus raffiné.

Dans Macbeth, il a à la fois la pulsion, le rythme, la battue, la netteté des attaques (il est vrai que l’orchestre est remarquable), mais aussi le souci d’accompagner les voix en proposant une vision, assez coloriste de l’œuvre ; j’avoue que c’est pour moi l’un des meilleurs exemples de direction verdienne de ces dernières années, à la fois raffinée et variée dans la coloration de chaque moment, mais aussi énergique, parfaitement au point dans les ensembles, et proposant au total une vision très complète de ce Macbeth entre deux eaux que Verdi a écrit. Direction idiomatique si l’on veut, parce que très italienne, mais surtout théâtrale et vive, claire et vibrante. C’est un chef que j’ai toujours apprécié pour son sérieux et aussi sa modestie et qui garantit toujours un bon niveau, à défaut d’emporter la salle par un niveau exceptionnel. Il jouit à New York d’une estime reconnue, toujours accueilli très chaleureusement par le public. Il est l’un des artisans évidents de la réussite de cette soirée (en réalité une matinée, puisque, direct dans les cinémas oblige, la représentation commençait à 13h à New York).
Il est servi par une distribution digne de la réputation du MET, affichant Anna Netrebko, Zeljko Lucic, René Pape, Joseph Calleja, tous familiers et appréciés du lieu. Cette reprise avait pour attraction justement la Lady Macbeth d’Anna Netrebko, qui a abordé le rôle fin juin à Munich. C’était donc sa deuxième production.
Pour avoir entendu Netrebko et à Munich en juin, et à Paris (le 14 juillet) et à Salzbourg (dans Trovatore), on ne peut que constater l’évidence de sa transformation vocale, de son élargissement de lirico à lirico spinto, tout en gardant ses qualités de contrôle, le soin donné aux cadences, aux agilités.
Je me souviens lors de ses Capuleti e Montecchi à l’Opéra Bastille, où elle était enceinte, j’avais dit mon étonnement devant sa largeur vocale et j’avais émis l’hypothèse devant quelques amis que derrière cette Giulietta j’entendais une Norma future. On m’avait évidemment ri au nez.

Et Netrebko prépare et Elsa pour Bayreuth, et Norma, à peu près à la même époque…
Dans la gestion de sa carrière, elle ne pouvait se limiter aux rôles de lirico-colorature du bel canto romantique ou même à Mozart (le disque Mozart fait avec Abbado avait d’ailleurs été difficile pour elle) : la voix s’est transformée, et déjà il y a quelques années (je me souviens d’une Yolanta avec Gergiev à Baden Baden) on pouvait constater l’élargissement vocal, mais aussi craindre un peu trop de métal à l’aigu.
Le travail sur la technique, l’élargissement vocal font qu’aujourd’hui, elle est au rendez-vous des grands rôles verdiens du répertoire et que les aigus un peu métalliques qu’elle avait eus au sortir de sa première grossesse ont disparu.
Alors, évidemment, les amateurs très exigeants et un peu tatillons, pour ne pas dire excessivement maniaques, regretteront cette Lady Macbeth à la voix si large et si triomphante. Une voix ronde, homogène, techniquement impeccable ou à peu près (certes, le fil di voce final de la scène du somnambulisme est un peu plus voce que fil, mais la note y est, nette, alors qu’à Munich c’était un peu approximatif), avec un sens de la parole étonnant (la lecture de la lettre est faite avec un soin tout particulier, avec une couleur dans la manière de dire les mots qui frappe), un phrasé impeccable, une diction remarquable, et des aigus triomphants à chaque moment voulu par la partition. Il serait aussi fort injuste de passer sous silence ce qui couronne le tout, une présence et un sens du jeu formidable dans un rôle qui exige une personnalité et un investissement scéniques notoires.

Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Elle est plus à l’aise qu’à Munich où Kusej en faisait une femme plus ordinaire, peut être plus vulgaire, une sorte de sorcière affublée d’une perruque rousse dont on connaît souvent le sens à la scène. Elle est ici une blonde platinée, pulpeuse, sorte d’héroïne de film noir américain. Elle y est magnifique.
En matière de Lady Macbeth, je voudrais tout de même dire qu’avec la distance du temps, celle qui me reste en tête est Jennifer Larmore à Genève, dans un style totalement différent, avec une voix évidemment moins explosive, mais une dignité, une tenue et une grandeur en scène telles que son personnage reste imprimé dans mes souvenirs. J’avais sur le moment dans ce blog exprimé quelques doutes, la mémoire du cœur a parlé. Elles sont difficilement comparables, évidemment, mais elles sont toutes deux sur le piédestal. Elle renvoient certaines Lady récentes (Tatiana Serjan et Lucrecia Garcia à la Scala notamment) à leurs chères études.

MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Le cas de Zeljko Lucic est différent. Voilà un chanteur qui a toutes les qualités du baryton, il a les aigus, il a l’endurance, il a la projection, et pourtant chacune de ses interventions me laisse sur ma faim. C’est très correct, c’est bien chanté, mais cela reste pour mon goût sans grande couleur, sans vraie personnalité vocale. Et surtout le timbre n’est pas séduisant.
C’est la première fois ici qu’il a réussi à me convaincre : il garde les qualités techniques évoquées plus haut, mais ce qui quelquefois m’arrêtait (le timbre, la couleur), ici me paraît plus adéquat au rôle, à la fois énergique et faible, à la fois courageux, mais dominé. La scène du brindisi m’a vraiment plu, dans sa manière de jouer les hallucinés à la voix blanche, une sorte de voix bien posée, bien projetée, mais à la couleur désespérément grise : l’opposition avec la Lady tout en relief physique et sonore est magnifiquement posée, à cette Lady platinée correspond un Macbeth anthracite, deux faces d’un même Janus fatal.

René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Que dire de René Pape qui n’ait déjà été dit dans toutes ses apparitions ? Il porte la noblesse de Banquo dans la voix.  L’opposition entre la voix de Zeljko Lucic, plus mate, légèrement pâteuse, et le timbre profond et sonore de Pape, dans la première scène avec les sorcières montre déjà l’opposition frappante entre les deux personnages et construit leur avenir. Évidemment, l’air de Banquo Come dal ciel precipita à son fils Fléance (un tout jeune figurant d’une douzaine d’années, très à l’aise et à la fois bien présent sur le plateau, une personnalité scénique en herbe…du nom de Moritz Linn) est un des sommets musicaux de la représentation. On ne s’étonnera pas du triomphe final.

Dans cette œuvre aux voix sombres, les deux ténors portent en eux l’avenir : après la nuit, les voix solaires.
Verdi très habilement ne donne pas à ces voix de rôle essentiel, Macduff a une réplique en première partie, et n’apparaît vraiment qu’au quatrième acte, avec un unique air, très beau d’ailleurs et l’un de ces airs porte drapeau de tous les ténors.
Malcolm quant à lui n’a que des ensembles.

Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Joseph Calleja est un ténor à succès du MET, le chanteur maltais n’a peut-être pas le timbre du siècle, mais il a une belle technique, un sens du phrasé remarquable, une capacité à colorer et à interpréter qui en fait un des grands ténors du jour. C’est donc un luxe que de l’afficher dans Macduff. Son air du quatrième acte O figli, o figli miei !…, venant après le chœur Patria oppressa est un bien joli moment, très retenu, poétique, même si dans ce rôle on a pu entendre aussi bien ou mieux (je me souviens d’un Alagna exceptionnel par exemple avec Muti à la Scala en 1997). Il reste que c’est un très beau moment. Quant au Malcolm de Noah Baetge, il est très correct et vaillant, mais peut-on en dire plus pour un rôle aussi épisodique ?
Adrian Noble (rappelons ses Mozart lyonnais) a proposé une version actualisée de Macbeth, en plaçant l’intrigue de nos jours. Les personnages évoluent dans un espace ouvert, noir ou gris, fait d’arbres décharnés (décors et costumes de Mark Thompson) avec quelques éléments venus des cintres qui dessinent l’espace de jeu,  et quelques objets, un lit, des lustres.
Du point de vue dramaturgique, aucune proposition. La transposition est l’unique idée, sans exploitation, sans approfondissement.
Les sorcières sont des sortes de ménagères de moins (ou plus) de cinquante ans, des ménagères-mégères issues d’un quotidien médiocre, les courtisans sont l’image des courtisans de toujours, accourant auprès du pouvoir quel qu’il soit et sans considération pour son odeur, les soldats et le peuple au cinquième acte sont des soldats modernes (ils ont une Jeep…et après ?) et le peuple est pauvre comme il se doit. Très franchement, cette production se serait passée dans le moyen-âge reculé d’une Ecosse sauvage, on n’aurait pas vraiment vu de différence.

Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Certes, certaines scènes sont bien réglées (la scène du Brindisi), les éclairages (de Jean Kalman) souvent très suggestifs, ou certaines images sont fortes (Lady Macbeth somnambule sur un chemin de ronde figuré par des chaises amoncelées, en fond de scène), voire la scène finale, mais il n’y ni de quoi fouetter un chat, ni personne d’autre : une mise en scène qui est modernisante pour montrer qu’on est au XXIème siècle mais qui ne pose aucune question dramaturgique sur la nature de l’œuvre. A ce titre, et dans le même style d’inspiration, Tcherniakov avait autrement posé la question à Paris en faisant de Macbeth et Lady Macbeth des clones des Ceaucescu.
Mais on ne venait pas pour la mise en scène, on venait évidemment d’abord pour Netrebko et de ce point de vue on a été comblé. L’impressionnante prestation salzbourgeoise dans Trovatore a été confirmée par cette incarnation de la Lady. Une Lady un peu trop chatoyante au goût de certains sans doute, une Lady en pleine santé à la voix éclatante, une Lady à la présence scénique irradiante, bien plus marquée que dans Trovatore à Salzbourg (il est vrai que le rôle s’y prête) mais la misère du chant verdien qui a laminé ce répertoire ces quinze dernières années fait que nous ne pouvons que saluer cette entrée de la chanteuse au firmament verdien là où on ne l’on attendait pas vraiment.

Alors, pour le deuxième jour consécutif, le michelangelesque Lincoln Center paraissait l’écrin idéal, le MET était bien ce jour-là le Capitole du chant.[wpsr_facebook]

Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI les 3 & 4 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY)

Scala, 4 octobre 2014
Scala, 4 octobre 2014

Proposer un Requiem de Verdi à la mémoire de Claudio Abbado apparaît totalement justifié pour la Scala,  on peut s’interroger toutefois sur les motifs immédiats qui ont conduit à programmer ce Requiem immédiatement après une « Schöpfung » de Haydn dirigée par Zubin Mehta, et à insérer en ce début d’automne un concert qui aurait été justifié ou bien plus tôt, ou au moment des célébrations du premier anniversaire de la disparition de Claudio, soit autour du 20 janvier 2015.

Il doit y avoir quelque raison sous-jacente :

–       d’abord la nécessité pour Alexander Pereira de marquer ses débuts en tant que Sovrintendente, après les aventures de sa nomination…

–       ensuite, alors que Daniel Barenboim est encore le directeur musical de la Scala, d’installer Riccardo Chailly, le successeur, dans une œuvre symbolique de la maison, et dans un répertoire dont il est l’un des grands représentants.

–       montrer, en un moment délicat pour les théâtres italiens (la toute fraîche chute de l’Empire romain, enfin je veux dire de l’Opéra de Rome, avec le licenciement d’une partie de l’orchestre et du chœur et le départ de Riccardo Muti ), que les forces de la Scala, elles, sont en excellente santé

–       enfin affirmer par l’éclat de la distribution, des temps à venir dorés.

Manque de chance ou coup de destin, Jonas Kaufmann, s’est fait porter pâle, remplacé par le non moins pâle (au moins le 3 octobre) Matthew Polenzani. Kaufmann annule beaucoup, c’est connu, mais la rumeur publique scaligère, jamais avare de méchancetés, murmure que la santé entrerait peu dans cette annulation, mais bien plutôt le porte-monnaie. C’est un bruit douteux, puisque Kaufmann a annulé en même temps une série de concerts.
Qu’importe, les autres étaient là, et ce fut de toute manière un très beau Requiem, au-delà de toutes les raisons bonnes ou moins bonnes qui en ont motivé la programmation.

Le Requiem de Verdi fait partie des gènes de la Scala, Claudio Abbado lui-même en a dirigés plus d’une quarantaine entre 1968 et 1986, et il est programmé au minimum tous les deux ans dans les saisons scaligères. La dernière édition, dirigée par Daniel Barenboim, remonte à peine à un an, avec le quatuor Harteros/Garanča/Kaufmann/Pape, qui a fait l’objet d’un enregistrement, et qui fut l’un des sommets de la saison précédente. Cette fois-ci, outre le chef, il y a au moins un soliste italien, Ildebrando d’Arcangelo, les autres étant sur le papier au moins inchangés.

Riccardo Chailly  a choisi de rentrer dans l’œuvre de manière contenue, avec un refus absolu du spectaculaire, comme si l’occasion, la mémoire de Claudio Abbado, interdisait de donner à cette œuvre religieusement si ambiguë une couleur trop démonstrative voire superficielle. Il y a, dès le départ, un son plus sourd, un orchestre retenu, un chœur qui se contrôle. Et ce sera le cas tout au long de ces quatre vingt dix minutes. Chailly, contrairement à Riccardo Muti jadis, ne place pas les trompettes du Dies irae aux quatre coins de la salle, pour faire un effet d’apocalypse, il concentre au contraire tout sur la scène, et c’est d’ailleurs tout aussi impressionnant. Le 3 j’ai trouvé l’ensemble un peu froid, un peu sotto tono ou un peu tendu. Rien de cela le 4, où la cohésion et la tension furent totalement musicales, avec une osmose plus marquée entre orchestre chœur et solistes. La préparation de l’orchestre, la précision des indications données sont telles que ni le 3 ni le 4 on ne remarque une quelconque scorie. Ces deux soirs, l’orchestre est à son meilleur niveau, avec des cordes très concentrées (impeccables contrebasses, sonores, précises, nettes, très beaux violons, altos et violoncelles au son chaud et compact. À remarquer aussi les cuivres, le maillon souvent faible de la phalange, dont on n’a ici qu’à se féliciter.
Le chœur (Dir. Bruno Casoni) a montré également une très grande concentration, avec une clarté dans la diction vraiment spectaculaire. Jamais tonitruant, toujours subtil, jouant parfaitement des couleurs, le chœur de la Scala montre qu’il reste l’un des phares de ce théâtre et l’une des meilleures formations au monde. Il y a longtemps que je ne l’avais pas entendu se produire avec une telle perfection.

Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d'Arcangelo le 4 octobre 2014
Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d’Arcangelo le 4 octobre 2014

Même sans Kaufmann, peut-on douter d’un tel quatuor de solistes ?
Certes, il y eut à mon avis de sensibles différences entre les deux soirées. Matthew Polenzani, un ténor qu’on entend plutôt dans le bel canto, voire le répertoire français romantique, que dans Verdi, a eu le 3 octobre un peu de mal à rentrer dans le format, rien à dire formellement, parce que cet artiste a une bonne réputation, une belle technique, un beau contrôle vocal, mais le volume manque pour remplir le vaisseau scaligère et surtout sa voix est noyée par l’orchestre et les autres solistes. Le 4, son Kyrie initial est mieux projeté, plus clair, et l’on comprend alors que sans doute la veille il eut un peu de mal à calibrer. La prestation d’ensemble garde les mêmes qualités techniques, avec le volume en plus et quelque chose de plus ressenti, il en résulte le 4 octobre une vraie présence du ténor.
Ildebrando d’Arcangelo a un timbre relativement clair pour la partie de basse du Requiem où l’on attend des basses plus profondes. Même si la diction est claire, même si la prestation est honorable, il reste que certains moments sonnent moins (Mors stupebit…) et que la présence vocale de l’artiste ne correspond pas à ce qu’on attend habituellement, notamment dans l’interprétation si hiératique de Chailly. D’Arcangelo a une voix de Don Giovanni là où l’on attendrait un Commendatore.
Si l’on doit comparer, il est incontestable que les deux soirées penchent du côté des voix féminines, toutes deux d’un très haut niveau.

Anja Harteros le 4 octobre 2014
Anja Harteros le 4 octobre 2014

Anja Harteros semblait un peu fatiguée, notamment le 3 où le Libera me magnifiquement interprété et dit montrait cependant des moments où le souffle était court, où les notes n’étaient pas tenues comme on l’attendrait et quelques suraigus un peu métalliques. Ce fut moins sensible le 4, et plus engagé et sensible aussi. On ne cesse d’admirer malgré les faiblesses passagères la superbe technique, l’appui sur le souffle, le contrôle des mezze voci, les notes filées, mais aussi la diction et le phrasé. Il reste que dans la Tosca munichoise elle m’est apparue plus en forme, plus énergique, tout en montrant ici une sensibilité, un sens des inflexions, une chaleur dans l’engagement qui contredit les rares mélomanes qui la trouvent froide, ou même qui pensent qu’elle n’a rien à dire.  Anja Harteros, dans la tradition des grandes chanteuses d’origine grecque, porte le drame sur le visage, et l’engagement dans le cœur. Elle est tragédie.
Elina Garanča fut la plus égale tout au long de ces deux soirées. Certains l’ont trouvé un peu absente, manquant de force dramatique. Quelle erreur…elle était exactement là où Chailly voulait, présente, hiératique, tragique sans être dramatique, sans pathos aucun, avec une pureté de timbre et une propreté expressive totalement stupéfiantes.
Voilà une voix d’une incroyable homogénéité, pleine, ronde, qui ne se resserre pas à l’aigu (au contraire d’Harteros les deux soirs –un peu fatiguée il est vrai), une voix présente, chaude, incroyablement colorée, élargie aussi. Elle était déjà excellente avec Barenboim, elle a été les deux soirs inégalable. Je ne sais si elle sera un jour une Azucena, mais nous tenons une Dalila ou une Amneris. Et elle fut vraiment totalement stupéfiante : en quelques années (rappelons qu’elle fut la Dorabella de Chéreau il n’y a pas si longtemps), elle a gravi tous les échelons qui la mènent au sommet. Elle est incontestablement la mezzo du moment. Ne la ratez pas, là où elle chantera.
Ce fut donc un très beau Requiem, plus convaincant le 4 que le 3. Et bien sûr, je pensais au bel hommage que Riccardo Chailly a offert ces deux soirs à Claudio, je pensais aussi qu’il aurait dû en diriger un, avec Kaufmann, à Parme en septembre 2013, je pensais enfin au dernier Requiem entendu, à Berlin, relevant à peine de maladie et encore marqué, où totalement insatisfait il dut reprendre pratiquement l’intégrale de l’enregistrement dans la foulée de la soirée, je pensais enfin à une soirée au Théâtre des Champs Elysées, en 1979, où il me fit comprendre ce qu’était vraiment un Requiem de Verdi . Bref, par ses inflexions, par sa tension, par sa poésie aussi, ce Requiem scaligère m’a renvoyé à Claudio, non par les vaines comparaisons et non plein de regrets en pensant il n’est plus là, mais plein d’émotion sereine en pensant, il est encore là. [wpsr_facebook]
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SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE (2ème vision) de Giuseppe VERDI le 21 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène Alvis HERMANIS) avec Anna NETREBKO

Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin
Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin

Quelques mots de cette deuxième vision de Trovatore, dans la mise en scène d’Alvis Hermanis avec la direction musicale de Daniele Gatti.
On se réfèrera au compte rendu de la Première pour plus de détails

Ce 21 août à Salzbourg, cela se bouscule : à 15h, Il Trovatore avec Anna Netrebko, à 19h30, Première de Cenerentola avec Cecilia Bartoli, à 21h, Tristan Acte II (et Liebestod) avec le West Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim et…Waltraud Meier…

Dans l’embarras du choix, un choix au luxe insolent…J’ai choisi de revoir Trovatore, pour lequel des dizaines et des dizaines de personnes cherchaient des places. De la mise en scène on ne redira rien, car elle dit tout dès la première vision, même si ce défilé de chefs d’œuvres de la peinture charme le regard, même si on a mieux remarqué que les tableaux accompagnent l’histoire et leur mise en regard cherche à l’illustrer. Ça ne va pas bien loin, mais Leonora en gardienne de Musée, cela ne passait pas derrière moi…les prolétaires n’ont sans doute pas le droit aux amours chevaleresques…
Ce fut donc un Trovatore sans Placido Domingo, frappé par une infection respiratoire sévère. On avait bien senti lors de la première de notables problèmes de souffle. Il a été remplacé par Artur Rucinski, un baryton polonais (un autre… il y a une belle école de barytons et barytons basses en Pologne aujourd’hui) vu à Munich en janvier dans Eugène Onéguine.
D’emblée, on peut affirmer sans crainte qu’il s’agit d’un remplacement plutôt heureux, dans la mesure où le public a fait un triomphe au chanteur.
Au départ, dans la première apparition aux côtés d’Anna Netrebko et Francesco Meli, la voix semblait avoir des difficultés à se mettre en place, avec des problèmes de dynamique, et de rythme. Mais visiblement, le succès de Il balen del suo sorriso avec ses aigus bien tenus, sa diction très correcte et une belle ligne de chant, a libéré l’artiste qui a proposé un Conte di Luna vocalement assez remarquable, et qui a visiblement rendu le public heureux.
Le timbre n’est pas de première qualité, mais la technique est bonne, le volume n’est pas non plus énorme, mais la projection et le phrasé permettent d’entendre cette voix sans problème : ce qui pèche à mon avis n’est pas de l’ordre du chant mais de l’ordre du maintien en scène. L’acteur est assez piètre, mais surtout n’a aucune aura scénique, il ne porte pas haut, il se déplace sans noblesse, il semble ignorer les lois élémentaires de la tenue en scène, de la manière de marcher, du port du visage.  Et cela, après Domingo et son charisme scénique, cela pèse. Après avoir vu Onéguine, j’avais pensé qu’un Onéguine sans élégance arrangeait Warlikowski. Ici, Rucinski passe en gardien de musée, un peu moins en Di Luna/Montefeltro, il a d’ailleurs renoncé à la coiffe que portait Domingo. Il est à supposer qu’après son succès il va être appelé un peu partout, il faudra qu’il y travaille…on le verrait difficilement en Simon Boccanegra ou en Carlo de Forza del Destino. N’importe, c’est un vrai baryton, ce qui change évidemment la couleur des ensembles, et une vraie voix, cela passe donc musicalement.
Que dire des autres qui n’ait pas été dit ? Francesco Meli a toujours ce timbre de voix clair, juvénile qui convient si bien à Manrico, il sait parfaitement contrôler son chant à la ligne exemplaire, son Ah si ben mio est encore magnifique et Di quella pira reste toujours le point faible, à cause des suraigus nécessaires qu’il n’a pas et d’un peu de vaillance qui lui manque. La voix se rétrécit, la gorge se serre, même si cette fois il a tenu le son et mieux terminé,  en baissant sans doute un peu le ton. Mais qu’importe, la prestation reste de très grand niveau, voilà un vrai ténor, voilà une vraie couleur italienne.
Riccardo Zanellato fait bien son travail en Ferrando, mais je suis sûr qu’il s’y ennuie…je ne sais, une attitude scénique, un geste, quelque chose me dit qu’il se trouve à l’étroit dans le rôle, je l’ai trouvé par exemple moins attentif à la diction qu’à la Première.
Marie-Nicole Lemieux quant à elle est vraiment étonnante. Bien sûr elle n’a pas encore la facilité à l’aigu nécessaire qui fait les grands mezzos verdiens, on l’avait déjà noté lors de la Première, mais elle en a déjà l’intensité. Sa bohémienne est vraiment tendue, engagée, intelligente, avec beaucoup de sens de l’humour au départ, puis elle joue vraiment le jeu des grands gestes d’opéra, d’un phrasé impeccable, d’une vraie projection et surtout un medium et des graves notables (ce que beaucoup de mezzos d’aujourd’hui perdent, à force de loucher vers les rôles de soprano…). Si elle veut se lancer dans ce répertoire, il lui faudra vraiment travailler l’aigu, l’élargir, lui assurer une assise. Mais c’était un très beau moment et c’est une très belle Azucena.
Quant à Anna Netrebko, elle a réussi cette fois ce qu’elle avait peut-être moins en bouche à la Première, la première scène avec Tacea la notte placida et le trio avec Luna et Manrico. La voix est immédiatement posée, assise, homogène, et surtout assurée. Et elle le restera jusqu’à la fin : cette voix a de la chair, de la largeur, le timbre est incroyablement pur, et porte en elle de la chaleur et surtout une incroyable sensualité. L’autre star de ce répertoire, Anja Harteros, reste peut-être un peu plus en retrait dans sa manière (miraculeuse) de chanter. Ici c’est immédiatement un chant incarné,  vivant, charnel, épais, et prodigieux de technique et de contrôle. Ce fut un festival de merveilles. Cette voix totalement changée, à l’assise large, aux graves d’une profondeur inconnue jusqu’alors, aux aigus et suraigus aisés et triomphants, c’est la Leonore du moment. C’est la première vraie Leonore depuis des années et des années. Elle a porté la salle au délire.
Enfin, comment ne pas saluer encore le travail de Daniele Gatti à la tête des Wiener Philharmoniker presque impeccables, car les cuivres… : mais qu’ont-ils ces cuivres pour faillir et dans Fierrabras, et dans Rosenkavalier et maintenant dans Trovatore que pourtant ils avaient épargné à la Première ? Oh, ce n’est pas bien grave, ce sont de toutes petites fautes presque imperceptibles, mais rendues perceptibles par la perfection du reste et l’incroyable clarté du son. Pourtant, le cor s’était accordé en jouant les appels de Siegfried…
Çà et là une petite fausse note, une attaque manquant de propreté, ce sont des choses auxquelles les Wiener ne nous ont pas habitués : ils font trop de choses durant le Festival ; Pereira leur a presque tout confié, et ils ont en plus des concerts, ce n’est peut-être pas la bonne solution…
Daniele Gatti ne cesse d’exalter toutes les finesses de la partition, on en découvre encore, en gardant une pulsion rythmique continue, en couvrant savamment les faiblesses (rares) du plateau, en réagissant en vrai chef d’opéra, attentif à chaque inflexion du chant. Une fois de plus je voudrais saluer la manière dont il a accompagné D’amor sull’ali rosee, à la fois dirigé et accompagné, suivant Netrebko avec une attention totale, lui donnant toutes les indications possibles de la main gauche. C’est à la fois une lecture neuve, je l’avais déjà souligné, mais c’est aussi un magnifique exemple d’accompagnement des chanteurs et de vraie direction d’opéra, là où d’autres et pas des moindres jouent plus leur propre partition que celle du plateau. Une merveilleuse ciselure: Verdi a été magnifiquement servi, encore une fois.
Eh oui, malgré ces menues remarques, ce fut palpitant jusqu’au bout, palpitant comme doit l’être un Trovatore, et donc explosif : le public un peu compassé de la Première a laissé la place à un public enthousiaste, frappant des pieds, debout, hurlant.
Viva Verdi ! [wpsr_facebook]

Artur Rucinski, Daniele Gatti
Artur Rucinski, Daniele Gatti

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 9 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène ALVIS HERMANIS) avec Placido DOMINGO et Anna NETREBKO

Trovatore - première scène © Salzburger Festspiele / Forster
Trovatore – première scène © Salzburger Festspiele / Forster

Pour réussir un Trovatore, c’est bien connu, il suffit de mettre les quatre meilleurs chanteurs du monde sur le plateau et tout ira bien, manière de dire que c’est un opéra de chanteurs, un point c’est tout. Et de fait, c’était très souvent les choix faits par les directeurs de salle, lorsqu’il y avait des chanteurs pour Verdi. Dans tout mon parcours de mélomane, j’ai vu deux fois un Trovatore dirigé par un grand chef (Mehta à Florence, avec Pavarotti, mais une Leonora inexistante, Antonella Banaudi et Muti à la Scala, et c’était raté), le reste du temps, c’était au mieux de très bons chefs de répertoire. Pourvu que ténor, soprano, mezzo et baryton soient à la hauteur,  on se satisfait de tzim boum boum avec de grands gestes, de quelques rythmes de tarentelle pour faire italien, et c’est plié. Un Trovatore aux couleurs d’un Capriccio italien rend souvent tout le monde rassasié.
J’avais évoqué dans un texte précédent un roman écrit il y a 25 ans en Italie sur Il Trovatore dont le titre était Deserto sulla terra, premiers mots de Manrico. Le roman en lui-même n’avait pas d’intérêt, sauf celui d‘éclairer sur l’opéra de Verdi et ses exigences ; et l’auteur (Gianfranco Bettetini) d’expliquer que le premier contresens était sur les premiers mots de Manrico, deserto sulla terra, qui ne signifiait pas comme tout le monde le pensait, désert sur la terre, mais abandonné sur la terre, deserto étant un participe passé et non un nom commun. Voilà l’un des petits pièges réservés par l’opéra…
Ceci pour dire que Trovatore est l’un des opéras les plus difficiles à réussir pour moi, car considéré comme un opéra acrobatique de retour au bel canto, mais pas vraiment un opéra de chef. Pourtant, le fait qu’encore aujourd’hui, les Trovatore insurpassables soient ceux enregistrés live par Karajan à Salzbourg en 1962 et 1963 (Price, Simionato, Bastianini, Corelli, puis McCracken). Des chanteurs de légende pour un chef de légende, voilà plutôt la recette pour réussir. Mais bien peu de chefs de légende se sont attaqués à Trovatore avec les moyens voulus.
Riccardo Muti a été de ceux-là, il a laissé un Trovatore phénoménal à l’orchestre lorsqu’il était à Florence : contraste, violence, explosion, dynamisme d’une nouveauté incroyable. Il existe en vidéo complète sur youtube ,  et un quatuor composé de Fiorenza Cossotto, Carlo Cossuta, Matteo Manuguerra et une bien pâle Gilda Cruz-Romo. Mais son enregistrement officiel avec la Scala (Sony, Licitra, Frittoli, Urmana, Nucci) manque de vitalité, s’attarde sur la recherches d’effets sonores inutiles (« Verdi comme Mozart » disait-il) et surtout ne dispose pas des chanteurs ad hoc. Ses représentations scaligères étaient mortelles d’ennui, quand on se souvient de ce qu’il faisait à Florence une vingtaine d’années avant.

Scène d'ensemble © Salzburger Festspiele / Forster
Scène d’ensemble © Salzburger Festspiele / Forster

Pour toutes ces raisons, un Trovatore comme celui affiché à Salzbourg, le premier depuis 1963, avec une distribution très tentante dominée par Anna Netrebko en Leonore et l’inusable Placido Domingo dans il Conte di Luna, dirigé par un chef aussi intéressant que Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker en fosse ne pouvait qu’exciter la curiosité et faire courir les foules…qui sont accourues
Et cette curiosité fut largement satisfaite.
Il y a très longtemps, 30 ans peut-être, que je n’avais entendu un Trovatore pareil (il faut distinguer entre Trovatore et Trouvère, parce que Verdi a écrit une version spécifique pour Paris en 1857, Le Trouvère, avec des variations différentes sur certains airs et un final différent, qu’à Paris on ne représente jamais, comme il se doit…).

Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster

Comme tout le monde, j’adore Il Trovatore : c’est l’opéra par excellence de la pulsion verdienne, qui vous prend dès le premier air de Ferrando, ce ne sont ensuite qu’airs, cabalettes, concertati, ensembles, chœurs, sans un seul moment  de répit, de respiration, pour permettre de reprendre son souffle. C’était Muti en 1977 : impossible de reprendre souffle un seul instant.
L’intérêt de la direction de Daniele Gatti, c’est qu’il a sous la main un orchestre, les Wiener Philharmoniker, qui est capable les grands soirs de répondre avec la précision requise aux impulsions voulues par le chef, aux modulations, aux nuances infinies que permet cette partition quand elle est réellement lue et interprétée. Daniele Gatti, très attentif au volume (il est facile dans Trovatore de jouer fort, d’autant que le public aime ça) contrôle chaque moment pour ne pas couvrir les voix, et surtout ne cesse de révéler des constructions, des phrases, des échos : ici on entend Traviata, là Aida, ou Otello, en fait on sent que dans ce Trovatore de 1853 il y a déjà ce qu’on aimera dans le Verdi tardif. L’impression qui prévaut est celle d’un extrême raffinement dans l’accompagnement des chanteurs (d’amor sull’ali rosee !) et notamment de Domingo (il balen del suo sorriso est d’une attention rare au rythme). Toute la deuxième partie réussit à la fois à allier ce raffinement qui frappe dès le départ (et qui m’avait déjà profondément touché dans Traviata à la Scala) et une impulsion qui va croissant jusqu’au trio final Leonora-Manrico-Luna qui est un chef d’œuvre de précision, de rythme, de finesse : un des moments d’opéra les plus extraordinaires qu’on puisse vivre aujourd’hui.
Evidemment, Daniele Gatti profite des Wiener Philharmoniker des grands jours, bien plus attentifs et concentrés que lors du Rosenkavalier d’il y a quelques jours. Un son contenu, des cuivres sans une seule scorie, des cordes à se damner (violoncelles, contrebasses !) et des bois phénoménaux. Et surtout, une clarté, une énergie quand il le faut et une légèreté quand l’exigent la partition et la volonté du chef qui ne cessent de surprendre. Jamais peut-être dans un Trovatore n’est apparue cette dentelle sonore qui rappelle le Falstaff que ce même Gatti dirigeait à Amsterdam en juin dernier (avec le Concertgebouw, autre phalange miraculeuse). Là où on a souvent du « brut de décoffrage » (que les italiens traduisent par suono grezzo), on a ici une dentelle incroyable de sons tissés, de petits points de brillance qui forment scintillement révélant en même temps l’art de Verdi, un art difficile à rendre avec clarté, tant on se concentre sur le chant au lieu de considérer l’ensemble du nuancier musical exprimé par l’orchestre. Gatti va en profondeur révéler les faces cachées de la partition et son épaisseur, voire sa complexité, ce qui nous fait passer de surprise en surprise.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Une telle lecture orchestrale heurte nos habitudes, parce que le tempo plus large qu’habituellement, le son quelquefois plus grêle, nous obligent à une concentration plus forte, plus diversifiée, comme si le chant n’était que la partie émergée d’un iceberg dont les trésors sont tous à découvrir. Daniele Gatti prend à rebrousse poil, prend les habitudes d’écoute à revers, ose ici un rallentando, là une accelération surprenantes, ici une brutalité, où on avait l’habitude d’un son plus lisse, et c’est quelquefois perturbant, mais dieu que c’est bon d’être un peu perturbé et de découvrir les profondeurs…

Il est aussi servi par une distribution un peu surprenante, très diversifiée et qui suit totalement les options du chef, le ténor vient du bel canto, la mezzo du baroque, le baryton était ténor, et le soprano était lyrique colorature et devient spinto…Tous semblent non à contre emploi, mais venir d’une autre planète et se retrouvent sur cette planète là, pour constituer un des plateaux les plus homogènes et des plus musicaux et musiciens qui soient. Aucun ne cherche une aventure solitaire, tous sont attentifs au rendu d’ensemble avec une cohérence qui m’a frappé.

Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster

Placido Domingo est le Conte di Luna, il ose cette saison (il l’a déjà fait à Berlin) l’un des rôles de baryton les plus exposés ; dès l’entrée Tace la notte, on reste frappé par la largeur du son, le timbre d’une couleur intacte, même si c’est celle d’un ténor, mais peu importe…par la tenue du chant : c’est miraculeux et émouvant. Et il balen del suo sorriso, pratiquement le seul authentique chant d’amour de la partition, est dit avec un tel art, avec un tel phrasé qu’on en reste ébahi. Mais l’immense artiste qu’il est, un miracle vivant, éprouve de très sérieuses difficultés dans les ensembles au tempo plus rapide (par exemple, le trio du premier tableau « le duel ») où on le sent contraint de reprendre systématiquement son souffle, et donc faire quelques fautes de mesure malgré l’extrême attention de Daniele Gatti : on le sent souffrir et c’est un peu difficile pour l’auditeur. Mais, il y a 41 ans, en 1973, j’écoutais Il Trovatore pour la première fois avec un certain Placido Domingo dans Manrico, je le retrouve quatre décennies plus tard dans ce même Trovatore, chantant avec la même intelligence, la même concentration, le même engagement. Je ne peux exprimer l’immense émotion qui me traverse, même en écrivant ces lignes, et l’immense respect pour ce monument qu’est notre Placido.

Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

À l’autre bout du spectre, le Manrico du jour, Francesco Meli, une voix très claire qui en duo avec Domingo, donne deux couleurs ténorisantes différentes, mais qui est clairement identifiable et totalement lumineux. Francesco Meli a longtemps chanté des parties plus légères et plus bel cantistes, mais la voix s’est étoffée, sans perdre ses qualités de contrôle extrême et son magnifique phrasé. Son Ah si ben mio est un modèle de poésie, de douceur, avec des notes merveilleusement filées, des aigus triomphants, une retenue et une musicalité aux antipodes du ténor démonstratif et histrionique. Et Trovatore oscille entre héroïsme et bel canto.
Évidemment, il a plus de mal dans l’héroïsme et son Di quella pira reste en deçà des habitudes. Mais Manrico n’est pas, heureusement réductible à Di quella pira. Son aigu final est étouffé par l’orchestre, et la note grave qui suit presque plus réussie (Gatti joue toute la partition, avec les da capo, sans aucune coupure)…Meli ne fait pas de cirque, et on ne lui en tiendra pas rigueur, car les ensembles sont extraordinaires de précision et de musicalité. Une fois de plus, je veux dire et répéter que le trio final Leonore-Azucena-Manrico est un pur chef d’œuvre. Et Francesco Meli est vraiment à la hauteur des autres, convaincant et engagé.
J’attendais Marie-Nicole Lemieux, qui aborde les mezzos verdiens (Miss Quickly) et qui apporte toutes les qualités de sa longue fréquentation du répertoire baroque : diction, précision des rythmes, utilisation pleine de l’ensemble du registre  avec des graves incroyables de précision, de profondeur et de justesse. Si les aigus ne sont pas toujours aussi larges qu’on pourrait souhaiter, et même quelquefois un peu criés, elle est un tel personnage, elle est tellement engagée et tellement musicale qu’on ne peut que saluer une prestation qui la projette immédiatement dans les mezzos à suivre dans ce répertoire : il est évident qu’on songe à Amnéris…Elle est incontestable : y compris dans la manière bouffe dont elle chante stride la vampa avec cette liberté de ton un peu ironique et de style qu’on n’attendrait pas dans un air où l’on a droit habituellement à des yeux révulsés et exorbités : il est vrai que la mise en scène en fait un guide de musée…ça aide. Mais quelle intelligence et quelle musicalité.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Enfin Anna Netrebko.
J’avais été un peu déçu dans sa prestation il y a un mois environ en Lady Macbeth, dans une mise en scène qui en faisait un personnage vulgaire et avec un chef qui n’avait pas l’attention et la précision rythmique voulue. La voix, large, ne trouvait pas son assise dans les parties les plus raffinées (scène du somnambulisme) et les filati étaient mal dominés.
Je craignais que dans Leonora, qui alterne des parties spinto et des parties plus contenues, avec des aspects bel cantistes fortement marqués alternant avec des ensembles vifs, rythmés, forts, elle n’ait les mêmes difficultés.
Mais non : de ma vie de mélomane, c’est la plus belle Leonore entendue depuis Renata Scotto. Une voix homogène, large, sûre à l’aigu, et hypercontrôlée, avec des notes filées à se damner, des mezze voci de rêve et surtout dans la seconde partie. D’amor sull’ali rosee est un sommet de lyrisme, de poésie, et aussi un sommet technique, où il y a tout, agilité, douceur, couleur diversifiée. A dire vrai, c’est unique, et tellement vécu, tellement chaud, tellement vibrant. Plus la voix se chauffe et plus c’est convaincant : Tacea la notte placida au premier tableau restait un peu en retrait notamment à l’aigu, avec quelques problèmes pour placer la voix. Mais peu à peu l’assurance aidant, la voix croît  en assurance et cela devient totalement bluffant. Et j’en reviens à ce trio final Manrico-Azucena-Leonora: si vous regardez la retransmission d’Arte le 15 août prochain (et regardez la…), attendez ces dix dernières minutes : le ciel descend sur terre.
Et c’est là qu’on entend un chef : Daniele Gatti accompagne la chanteuse avec une attention et une délicatesse déterminantes.  Netrebko est une chanteuse très attentive aux rythmes, une chanteuse dans le travail à l’opposé de l’image glamour et légère que les medias lui donnent, elle cherche sans cesse à épouser le rythme et la pulsion voulue par  le chef sans vouloir imposer son tempo et ses exigences de diva chantante, et c’est le triomphe de la musique qui nous est donné ici. Merci Gatti, merci Netrebko.

Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster
Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster

Dans cet océan de pure musique, Alvis Hermanis a été gêné par une histoire il est vrai assez difficile à rendre sensible aujourd’hui, d’autant que le public dans Trovatore, attend d’abord le chant, puis éventuellement le chef, mais sûrement pas la mise en scène : on a vu les broncas qui ont accueilli les expériences de Regietheater dans Verdi de Hans Neuenfels, qui a fait deux Trovatore pourtant relativement appréciés  à Berlin et à Nuremberg. Hermanis se demande comment relier notre univers et notre monde à cette histoire assez improbable du passé. Il a en plus à disposition le plateau difficile du Grosses Festspielhaus.
Hermanis n’est pas un provocateur ou un conceptuel : il cherche à créer du lien cohérent entre une trame difficile et un spectateur qui ne veut pas dans Trovatore être dérangé par les fantasmes du metteur en scène.
Alors il va travailler presque exclusivement sur la forme, en créant une ambiance d’emblée consensuelle, celle des salles essentiellement italiennes (il y a quand même la seconde école de Fontainebleau) d’un Musée qui sont un concentré de tous les chefs d’œuvres que nous connaissons, des Madones de Raphael aux portraits de Bronzino ou de Piero della Francesca en essayant de créer du lien entre italianità picturale et italianità musicale déjà par une homogénéité de la couleur (quarante nuances de rouge, qui est la couleur dominante : rouge sang, rouge passion, rouge chaleur, rouge feu et flamme) et en partant d’un tableau de Bronzino, très fameux, le portrait d’Éléonore de Tolède.

Portrait d'Éléonore de Tolède de Bronzino
Portrait d’Éléonore de Tolède de Bronzino

Tolède et Éléonore : Espagne et prénom nous renvoient à l’univers du Trovatore. Ainsi la trame part-elle des histoires racontées devant ce tableau par le guide (Ferrando, excellent Riccardo Zanellato, basse chantante bien connue à Lyon qui fut Fiesco dans le dernier Boccanegra) et de fait Leonora apparaîtra dans la même robe qu’Éléonore de Tolède dans le tableau.
Et la mise en scène ne sera que fantasme des personnels du musée, Leonora en est une gardienne, avec sa collègue Ines, tout comme Luna sans doute amoureux de sa collègue, et qui la voit sous les traits du tableau de Bronzino. Seul, il Trovatore reste le fantasme projeté de tous, il n’est que Trovatore, et fixation fantasmatique de Leonora sur le fameux Joueur de Luth de Giovanni Busi (Il Cariani).

Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano
Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano

Nous sommes à mi-chemin entre le film La nuit au Musée de Shawn Levy (2007) et le Cabinet des Figures de cire (Der Wachsfigurenkabinett) de Paul Leni et Leo Birinsky (1924) sans avoir le comique de l’un ni l’expressionisme inquiétant de l’autre. Ainsi, le personnel du musée se transforme-t-il qui en Leonora, qui en Luna (homme de pouvoir, habillé en Federico di Montefeltro de Piero della Francesca)

Portrait de Federico di Montefeltro  de Piero della Francesca
Portrait de Federico di Montefeltro de Piero della Francesca
, et permet des tableaux très bien éclairés, très bien composés, avec des mouvements de chœur (des Bohémiens) esthétiquement réglés avec élégance, tout en évitant les éléments trop réalistes : pas d’enclumes chez les Gitans qui évoquent les Gitans sans être tout à fait des Gitans, pas trop de combats etc…tout cela semble lointain et brumeux, dans les brumes rougeoyantes des fantasmes. Le résultat en est un travail assez minimaliste, malgré les changements incessants de cloisons et de murs pour faire évoluer l’espace, et il faudrait du temps pour étudier les liens de chaque tableau avec l’histoire, car les choix sont quelquefois chargés de sens : les nombreuses Madones à l’enfant, pour cette histoire de rapports mère-fils si prégnants, en sont la preuve. La dernière scène, où tout se révèle, est par exemple jouée contre un mur où sont projetées trois Madones à l’enfant.

 

Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster

Une mise en scène qui à la Première a recueilli un global assentiment, malgré quelques rares huées, de tradition à une Première, et qui constitue un écrin à l’histoire sans trop intervenir dedans, sans trop transposer et donc au total assez sage et assez juste.
En conclusion, ce Trovatore est une fête, qui permet de constater avec soulagement qu’on peut le jouer magnifiquement aujourd’hui, avec une distribution inattendue et grandiose et un chef qui sait son Verdi ; cette saison, après Traviata et Falstaff, Daniele Gatti est en train d’imposer un Verdi au raffinement surprenant, d’une réelle sensibilité et d’une très grande épaisseur. Il révèle des profondeurs auxquelles ces dernières années on n’était plus habitué dans ce répertoire. J’ai suffisamment déploré dans ce Blog l’absence de grands moments verdiens pour saluer cette manière de Verdi-Renaissance.
Salzbourg a osé Trovatore, Salzbourg a apparemment réussi son coup.
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Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster
Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster

CARLO BERGONZI A 90 ANS

Carlo Bergonzi
Carlo Bergonzi

Carlo Bergonzi a 90 ans, et c’est l’occasion de reparler de lui et de rappeler quel artiste il fut.
Tout en ayant laissé des enregistrements mythiques, tout en ayant été une des vedettes du chant des années 50 et 60, Carlo Bergonzi n’a peut-être pas eu la gloire insolente d’un Mario del Monaco ou même d’un Franco Corelli, qui faisaient délirer les foules. Mais il a eu un parcours d’une régularité exemplaire. C’est sans aucun doute le plus grand ténor verdien de l’après guerre, Écouter chanter Bergonzi, c’est prendre une leçon de chant. Une leçon de technique : aigus, notes filées, pianissimi, contrôle, projection, chaleur du timbre, clarté de la diction, émission, phrasé, tout passe, à la perfection. Pas un ténor ne fit Riccardo de Ballo in maschera avec cette facilité.
Il a commencé comme baryton juste après guerre et va retravailler sa voix pour amorcer assez vite, au début des années 50 une carrière de ténor qu’il va poursuivre jusqu’au début des années 80, où il donna un concert à la Scala stupéfiant par la technique et par le souffle.
Un coffret de deux CD vient de paraître chez DECCA, qui fait éclaire par des extraits significatifs ce parcours exemplaire. On doit évidemment préférer des auditions complètes, mais pour celui qui veut découvrir l’art de Carlo Bergonzi, ces deux CD constituent sans conteste une entrée intéressante.
On dit toujours que Bergonzi, c’est d’abord un ténor verdien. Ce qui pourrait être atavique, vu sa naissance en Emilie-Romagne, au cœur de la campagne verdienne, à quelques encablures de Sant’Agata.
Et de fait, qui l’a entendu dans Un Ballo in maschera ou Aida peut comprendre ce que chanter Verdi veut dire. Je suggèrerais cependant au curieux désireux de rentrer dans cet art, d’écouter d’abord Vesti la giubba de I Pagliacci de Leoncavallo. Un air particulièrement connu, chanté à un moment ou l’autre par tous les grands ténors, un air de bravoure: des aigus, des graves, l’expression de la douleur, démonstrative et une relative brièveté qui doit frapper. Habituellement le ténor commence dans une couleur sombre, puis monte à l’aigu (ridi Pagliaccio !) en poussant très fort, concentré sur le forte qui doit exprimer la désespérance. Bergonzi ne donne jamais l’impression de forcer, la montée à l’aigu semble naturelle, sans que la voix se resserre, sans que la gorge soit sollicitée (ou du moins sans qu’on en ait l’impression) et l’aigu sort, très large, très ouvert, avec une facilité déconcertante. C’est stupéfiant. Qui a jamais entendu une telle maîtrise et une telle facilité apparente ? C’en est même presque contreproductif, car avec une telle facilité, on pourrait avoir l’impression que l’interprète est moins concerné, moins engagé. Il n’en est rien, car tout est dans l’expression et la modulation de chaque note. Écoutez le premier « ridi Pagliaccio » avec ce r roulé et une légère couleur sarcastique, puis le second, le plus spectaculaire, tellement homogène, tellement ouvert, tellement plein, qui se termine par des inflexions piano à crever de douleur. Karajan s’est engagé derrière, lui qui savait suivre les chanteurs au millimètre et qui les accompagnait à l’orchestre comme on le fait au piano. Jamais peut-être on a eu une telle impression de maîtrise, et une interprétation définitive sans autre outil que le chant et la voix, sans roucoulades, sans cris, sans expressionnisme aucun. Unique.
Une voix qui semble naturelle, et qui pourtant a été très travaillée puisque qu’elle est passée de baryton à ténor, comme ces danseurs qui avec un éternel sourire font les plus redoutables saut, résultats d’heures et d’heures d’exercice, Carlo Bergonzi a semblé accéder à tous les grands rôles du répertoire italien sans effort aucun. C’est qu’il soigne aussi le mot, dans sa sculpturale expressivité, veillant toujours à être compris, à être clair, mais aussi veillant à ce que la note sur le mot soit modulée, de manière à ce que sens, son, et sentiment soient ensemble au rendez-vous : une voix veloutée, sans aspérités jamais, sans aucune acidité, d’une qualité égale qui laisse échapper seulement la musique, non pas au sens d’un art du son, mais d’un art du sens.
Carlo Bergonzi a été prudent dans ses choix, il n’a chanté que du répertoire italien, et connaissait à la fois toutes ses possibilités et ses limites. Le timbre était moins lumineux que celui d’autres ténors, moins ensoleillé si l’on veut, ce qui peut faire préférer dans certains rôles (Le Duc de Mantoue dans Rigoletto) des voix plus juvéniles, plus claires, mais on ne peut qu’admirer le contrôle, la fluidité, la sécurité. Dans Puccini, ce contrôle vocal, cet art des notes filées, cet art du chanter piano que bien peu de ténors possèdent (et c’est ce qui fait la singularité d’un Kaufmann aujourd’hui dont c’est la carte de visite), rendent aussi son Puccini à la fois pudique et sensible, à mille lieues du cirque des décibels. Écoutez cette manière dont le do final de Che gelida manina sort, presque à l’improviste, mais écoutez surtout les dernières mesures avec une note tenue jusqu’au silence qui montre vraiment ce que chanter veut dire…
Dans Verdi, Bergonzi utilise toutes ses qualités précédemment soulignées, facilité, homogénéité, diction, simplicité du propos qui se cache seulement derrière une interprétation musicale sans rien rajouter, sans aucun effet histrionique. Mais son Verdi tient compte à la fois de ses années de baryton (il a chanté Germont, Rigoletto par exemple) qui ont sculpté et assis le registre grave qu’il n’a jamais perdu, mais aussi de la technique belcantiste, (sans qu’il ait abordé ce répertoire, si l’on excepte un incroyable Nemorino de l’Elisir d’amore et Edgardo de Lucia di Lammermoor) ce qui est plus rare, due à un art de la respiration et une tenue de souffle à peu près uniques. C’est un ténor qui n’a pas été tant remarquable par les aigus, que par un registre central étendu, qu’il maintiendra sans scorie et avec une sécurité confondante jusqu’à la fin de sa carrière. C’est cela qui en fait un Riccardo exceptionnel du Ballo in maschera, il sait tenir une note sur une longue phrase jusqu’à l’extinction du son et cela c’est unique, et Riccardo est plutôt central, sans aigus ravageurs comme peuvent l’être Manrico (Trovatore) et Radamès (Aida), rôles qu’il abandonna au crépuscule de la carrière. En cela, il se rapproche de celui qui lui a succédé dans les grands rôles verdiens, Placido Domingo qui aujourd’hui fait une fin de carrière de baryton, là par où Bergonzi  avait commencé. On trouve chez eux deux la même musicalité et le même sens du son et de la tenue de souffle, mais là où Bergonzi reste incomparable c’est par la technique de fer et la naturalezza qu’il a gardé bien au-delà de son adieu officiel à la scène (il a eu des apparitions sporadiques jusqu’à 2001). Les chanteurs qui durent le plus, ce sont ceux qui ont travaillé le souffle : à Magda Olivero qui chantait Adriana Lecouvreur à 82 ans, on demandait le secret de sa longévité, elle répondait : « la marche en montagne ».
À ceux qui veulent découvrir Carlo Bergonzi, je conseille ces deux disques qui viennent de paraître, à ceux qui veulent en jouir, je conseille le gros coffret des 17 Cds Carlo Bergonzi, the Verdi tenor, toujours chez DECCA. Pas un ténor d’aujourd’hui ne chante ainsi.
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Je viens d’apprendre son décès. Il n’aura pas beaucoup profité de ses 90 ans. Quelle année difficile pour la musique classique. La meilleure manière de lui rendre hommage c’est écouter ses disques, je viens de réécouter son Ballo in maschera avec Leontyne Price, Shirley Verrett, Reri Grist et Robert Merrill,  sous la direction d’Eric Leinsdorf. Simplement anthologique. Les trois dernière plages du CD1 (Ecco l’orrido campo et le duo) font trembler d’émotion.

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Carlo Bergonzi, couverture des 2Cds de DECCA
Carlo Bergonzi, couverture des 2Cds de DECCA

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE – BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: MACBETH de Giuseppe VERDI le 1erJUILLET 2014 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Anna NETREBKO

Macbeth (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl
Macbeth, scène finale (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl

 

On connaît le principe des Münchner Opernfestpiele : une série de reprises de productions de l’année ou des années précédentes, avec des distributions de prestige et si possible, les chefs d’origine et puis deux ou trois Premières qui seront reprises la saison prochaine avec (ou non) les distributions d’origine: cette année c’est Guillaume Tell de Rossini – mise en scène d’Antù Romero Nunes et Orfeo de Monteverdi mise en scène de David Bösch qui vient de faire Simon Boccanegra à Lyon. L’ambiance est donc plus festive, et à Munich, immuable, tenues de soirée, public détendu disséminé sous les colonnes du portique ou sur les balcons, mais en même temps un brin bon enfant, pas snob, en bref que du bonheur.
Ce soir, c’est la deuxième représentation de Macbeth de Verdi, une reprise de la production de 2008, qui a ouvert cette année le festival le 27 juin dernier.

Le Macbeth de Verdi est un bon sujet pour les metteurs en scène, car la trame (livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei) est assez proche du drame shakespearien, même resserrée de cinq à quatre actes. L’œuvre dont la version princeps remonte à 1847 (Florence Teatro La Pergola) a été révisée pour Paris en 1865 (réception moins triomphale) et cette dernière version reprise en italien en 1874 qui est celle qu’on joue (en général sans le ballet) aujourd’hui sur les scènes.
On a donc un opéra créé dans le sillage des opéras du jeune Verdi, très marqués par le bel canto et la culture vocale des années 1830-40, dans une salle de dimensions moyennes convenant parfaitement à ce type de vocalité et recréé en 1874 à la Scala, après le passage de Wagner (Verdi découvre Lohengrin à Bologne en 1871) et à l’orée de la période vériste. L’une des différences les plus marquantes est que la version de 1847 se clôt sur la mort de Macbeth, et celle de 1865/74 sur le chœur triomphal Vittoria !, mais il y a d’autres modification bien expliquées dans les ouvrages sur Verdi, dont la somme immense de Julian Budden qui à ma connaissance n’existe pas en français (si je dis une bêtise, les lecteurs attentifs me corrigeront).
C’est donc pour un chef un excellent sujet de réflexion sur la partition et sur la couleur à lui donner. Macbeth est-il plus proche de Nabucco (1843),  d’Aida (1871), ou d’Otello (1887)? D’autres œuvres ont suivi ce parcours fait d’une naissance à une époque et d’une version définitive à une autre, comme  Simon Boccanegra, créé à Venise en 1857 et repris après révision de Boito en 1881 à la Scala. Macbeth et Simon Boccanegra ont fait l’objet d’un regard attentif et de versions mythiques de Claudio Abbado.
Toute la difficulté musicale de Macbeth se résume à la fois dans une lecture orchestrale qui doit avoir la dynamique et l’énergie des premiers ouvrages, mais la poésie et la subtilité des derniers, l’énergie de Nabucco et l‘extrême raffinement de Falstaff. Seuls de grands chefs savent créer la chimie (et même l’alchimie!) voulue.
Même problème pour les voix et notamment celle de Lady Macbeth, l’un des rôles les plus difficiles du répertoire verdien (et même du répertoire tout court), on sait que Verdi ne voulait pas de spécialistes de Bel Canto, tout en fioritures et en élégances, mais qu’il voulait une voix qui sache exprimer des cassures et des ruptures, mais aussi la noirceur du personnage. Une sorte de quadrature du cercle. D’où on le verra ci-après l’extrême diversité des chanteuses qui l’ont abordé.
Martin Kušej, le metteur en scène autrichien originaire de Carinthie a mis en scène cette année à Munich La Forza del Destino, c’est un des metteurs en scène de référence de l’aire germanique dont on verra à Lyon l’an prochain Idomeneo et dont les parisiens ont déjà vu une Carmen venue de Berlin au Châtelet. Cette production de Macbeth remonte à 2008, a déjà connu plusieurs reprises, mais celle d’aujourd’hui attire tout particulièrement l’attention, puisqu’elle affiche deux stars, Simon Keenlyside en Macbeth, et Anna Netrebko en Lady Macbeth, qui est une prise de rôle. Cela suffit pour créer le chaos et la folie à la billetterie, des dizaines et des dizaines de personnes tiennent fébrilement dans leurs mains l’affichette « Suche Karte ».
Martin Kušej, comme à son habitude, ne travaille pas vraiment sur le personnage, mais sur le cadre et l’ambiance, il ne faut pas trop chercher de direction d’acteurs subtile et précise, mais bien plus une couleur, une direction donnée par les décors, les costumes et la constitution des tableaux : l’utilisation de la matière est aussi indicative, ici, beaucoup de plastique translucide.

Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl
Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl

L’ensemble se déroule sur un tapis de crânes, presque les montagnes des têtes décapitées, images de la violence éternelle, auxquelles va s’ajouter en cours de spectacle celle de Banquo, apportée dans un sac plastique à Macbeth.

Dispositif de l'acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl

Il y a dans le dispositif scénique des éléments permanents et donc symboliques, les crânes sur lesquels on marche (difficilement) et une tente, comme une fragile entrée des enfers, d’où les personnages sortent, enfants blêmes qui figurent les obsessions et les sorcières – les enfants que le couple n’a pas-, Macbeth, cadavre de Duncan etc… Cette tente, lieu des fantasmes, giron des malheurs, entrée de l’Enfer, sera rageusement détruite à la fin par Malcolm.
Pour le reste, des éléments essentiels pour qualifier les lieux.

Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl
Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl

Les Macbeth apparaissent souvent dans un espace fait de cloisons de plastique translucide, qui les isole du monde extérieur : le palais est alors figuré par un énorme lustre de cristal, sur lequel se dresse Lady Macbeth (Acte I), et derrière les tentures plastifiées, le peuple, la cour les soldats. Les Macbeth vivent dans leur monde et malmènent celui des autres.
La scène du spectre et du « brindisi » se déroule au milieu d’une cour habillée de riches vêtements médiévaux, mais à mesure que Macbeth délire, tout se transforme et cette foule se retrouve en combinaison ou en sous vêtements pour composer autour de Macbeth un tableau très impressionnant et bien construit, figurant les obsessions et les délires du personnage.
Les sorcières apparaissent comme une foule ordinaire, comme si en fait c’était Macbeth qui dans son mental construisait l’histoire de ses désirs et de ses hantises. Ainsi, dès qu’il s’éloigne à la première scène la tarantelle (s’allontanarono) fait place au sexe débridé du sabbat, un peu comme la scène du veau d’or dans Moïse et Aaron et, au troisième acte, on a droit pour leur deuxième apparition à un sabbat du même genre, agrémenté cette fois de golden shower.

Verdi considérait Macbeth comme un opéra fantastique, et Kušej en fait un opéra fantasmatique, né des projections des deux protagonistes, d’où des jeux permanents entre une projection mentale et le réel, mais le réel est fait de malheur, de violence et de sang : la scène du peuple avec le chœur Patria oppressa est l’une des plus suggestives, éclairage blafard de Reinhard Traub, corps sanguinolents nus, pendus par les pieds, et bientôt, hagard, Macbeth se promenant au milieu des gens et des corps, avec sa couronne, dans un pauvre costume, tel Bérenger du Roi se meurt. En faisant de Macbeth un personnage à la Ionesco, Kušej ajoute encore une dimension pathétique et ridicule, mais aussi peut-être encore plus dangereuse au personnage qui perd tout contact avec la réalité et qui est complètement coupé des autres.

Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl

Lady Macbeth se promène alternativement en robe de cour et en combinaison (un tic de Kušej) avec une perruque rousse, qui la marque et lui donne une silhouette dure voire maléfique alors que d’un autre côté la combinaison la fragilise, exprimant ainsi la double postulation du personnage que Verdi caractérise exactement de la même manière au niveau vocal.

La Lady est morte ©Wilfried Hösl
La Lady est morte ©Wilfried Hösl

Elle chante ainsi Una macchia è qui tuttora l’air du somnambulisme à l’acte IV, marchant difficilement sur l’océan des crânes, titubant même et constituant ainsi une des images les plus fortes de la soirée, ainsi que la manière dont on emporte son cadavre.

Ainsi le travail de Kušej est-il quelquefois impressionnant par les images qu’il propose, moins par l’analyse en profondeur des personnages et par la fluidité de l’ensemble car le spectacle est trop souvent interrompu par des baisser de rideaux, qui ralentissent l’action. Alors qu’elle est conçue comme une marche inexorable vers la catastrophe, une sorte de descente aux enfers , ici on la pressent mais on ne la voit pas vraiment parce que l’enfer est en nous, et qu’il est présent dès le départ. Il reste que sans être un travail référentiel et définitif, ni même original, la mise en scène de Martin Kušej est digne d’intérêt.
Musicalement, l’impression est aussi contrastée, même si la distribution de festival
avec quatre grandes vedettes du chant dans cette reprise de prestige, a fait courir les foules et en atténue les effets.
Anna Netrebko aborde Lady Macbeth à un moment où elle a décidé d’affronter les héroïnes verdiennes (Leonora de Trovatore) et même wagnériennes (Elsa). La voix s’est effectivement considérablement élargie, elle est grande, charnue, projette parfaitement. Les moments les plus brillants comme le brindisi passent très bien. Il reste que le rôle de Lady Macbeth est complexe, aussi bien dans la construction du personnage que dans ses caractères vocaux, les deux d’ailleurs se tressant de manière inextricable. J’avais souligné en son temps l’inadéquation vocale de Jennifer Larmore dans ce rôle (à Genève) mais l’intelligence et le raffinement extrême de l’interprétation. Que Jennifer Larmore et Anna Netrebko puissent se confronter à cette partie en dit long sur son extrême ductilité. Il faut bien sûr de l ‘héroïsme, mais la Lady implique aussi une épaisseur de lecture assez inédite : il faut savoir lire la lettre initiale en  parlato, avec un art consommé du dire, puis aborder air et cabalette avec les aigus en place, il faut avoir un grave sonore, et profond (ce qui a permis de l’aborder à des mezzos comme Larmore ou Verrett ou à des lirico-spinto comme Dimitrova, voire des sopranos dramatiques comme Nilsson), il faut aussi un contrôle belcantiste sur la voix, une technique de souffle permettant le redoutable filato final, doublé d’un contre ré bémol…En bref, il faut des qualités de soprano dramatique et de soprano lyrique-colorature. Pour trouver la Lady idéale aujourd’hui, autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl
Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl

Anna Netrebko est une immense star en terre germanique et aux USA. En France, on l’a très peu entendue dans les rôles qui ont fait sa gloire : une seule apparition à la Bastille grâce à Gérard Mortier dans I Capuletti e i Montecchi en duo avec Joyce Di Donato. Elle a été une légendaire Violetta et une belle Suzanne à Salzbourg, une belle Donna Anna à la Scala, une grande Bolena à Vienne, sans parler du répertoire russe, puisqu’elle a fait ses classes à Saint Petersbourg. Netrebko a commencé comme lyrique-colorature, elle aborde maintenant les rôles de lirico-spinto…et Lady Macbeth qui est tout à la fois
Sa Lady est incomplète, elle est encore un peu immature : le chant assez triomphant ne dit pas vraiment tout des entrelacs psychologiques du personnage. La lecture initiale de la lettre est sans caractère, le Brindisi est remarquable d’éclat, mais, en dépit d’une mise en scène qui la caractérise fortement (perruque rousse, errant en combinaison pendant bonne partie de la représentation) elle me semble rester extérieure au drame.
La voix est large, grande, bien projetée, mais elle est lancée sans vrai contrôle. Du coup, l’air final, celui où l’on attend toutes les Lady Macbeth, le fameux air du somnambulisme Una macchia è qui tuttora n’a ni la tension, ni l’intensité voulue. Cette voix est encore trop saine et trop fière de se montrer pour avoir la couleur diabolique et glaciale que Verdi voulait. Quant au contre ré bémol, il y est sans doute, mais bien peu filé : Anna Netrebko n’est pas arrivée à le contenir, problème technique d‘une voix qui n’a plus les qualités de contrôle d’antan sans avoir toutes celles exigées par le présent rôle, notamment la diction et surtout l’art de la coloration. L’impression est donc mitigée : incontestablement grande artiste et grande voix, mais incontestablement aussi, une inadaptation sans doute temporaire aux multiples exigences du rôle, techniques et interprétatives. Le chant n’est pas vraiment incarné. On est encore loin d’une Lady de référence, même si la prestation est très honorable à ce niveau d’exigence. Elle va aussi aborder Manon Lescaut cet automne, le personnage devrait mieux lui convenir.

Simon Keenlyside et Anna Netrebko
Simon Keenlyside et Anna Netrebko

Simon Keenlyside est une des grandes références dans les barytons d’aujourd’hui. Il a les qualités des grandes voix anglo-saxonnes, un souci presque maniaque de la diction, un timbre chaleureux, une ductilité qui permet d‘aborder des rôles aussi divers que Pelléas et Don Giovanni. C’est un inoubliable Wozzeck. Il montre toutes ces qualités dans son Macbeth, vocalement très bien assis, avec une jolie diction et une belle projection, la voix est puissante, les aigus bien projetés. Bref, c’est une présence.

Simon Keenlyside
Simon Keenlyside

Et pourtant, il lui manque dans ce rôle un phrasé que peut-être seuls les grands barytons italiens (Les Bruson, les Cappuccilli) ont pu maîtriser. De même il lui manque le legato qui donnerait au texte sa fluidité et son naturel. Autant il est un Rodrigo incomparable dans Don Carlo, qui est un rôle plus intériorisé, un rôle de mal aimé,– les rôles de mal aimé lui vont bien- autant dans Macbeth, un rôle noir qui exige de l’héroïsme, cela sonne moins émouvant et moins juste. Autant le personnage est magnifique quand il ballade sa silhouette de roi à la Ionesco au début du dernier acte au milieu du chœur qui s’apprête à chanter patria oppressa, autant le chant, pourtant remarquable – nous sommes à un niveau exceptionnel, rappelons-le, manque quelquefois là aussi d’aisance dans l’incarnation. Il reste que c’est un immense artiste, mais peut-être le rôle ne lui convient-il pas tout à fait…pour ma part, j’attends avec impatience le jour où Ludovic Tézier va se décider à l’aborder…

Ildar Abdrazakov
Ildar Abdrazakov

Ildar Abdrazakov est Banquo. La voix s’est étoffée, a gagné en harmoniques et le volume s’est élargi, : j’avais été impressionné par son Igor au MET, il est un Banquo présent, convaincant et émouvant, il sait maintenant vraiment colorer, le timbre est magnifique, encore très juvénile, sonore, puissant.

Joseph Calleja
Joseph Calleja

Enfin Joseph Calleja est Macduff, un rôle ingrat à la présence épisodique mais qui n’a pratiquement qu’un air à chanter (et quel air !) O figli o figli miei, un des piliers du répertoire de ténor. Calleja n’a peut-être pas le timbre de ténor le plus chaleureux du monde, mais il a une très belle technique, un peu à l’ancienne, une voix large, bien projetée, des aigus très sûrs, et il est dans ce rôle particulièrement émouvant : il remporte d’ailleurs un immense succès.

Ce qui n’aide pas les chanteurs, et notamment les deux principaux rôles, c’est une direction musicale qui accompagne le chant, mais sans effort d’interprétation. Au lieu de proposer une direction, Paolo Carignani se contente d’accompagner, d’être l’écrin (bruyant) de ce cast, sans vraiment indiquer au plateau une voie homogène à suivre. Ce qui frappe, et dès le début, c’est l’absence de discours, l’absence de subtilité, le tempo relativement rapide, l’incapacité d’exiger des bois, essentiels au début du prélude, une légèreté, un raffinement, qui donnent immédiatement une ambiance. C’est fort, très fort, c’est en même temps sans caractère, et pour tout dire sans intérêt.
La complexité que je notais à propos du rôle de Lady Macbeth se retrouve dans la manière de conduire l’orchestre. Il y a des moments extrêmement légers et aériens dans l’orchestre, (les sorcières), des moments au rythme dansant comme le chœur  s’allontanarono lorsque Macbeth et Banquo disparaissent dans la première scène, une danse que le metteur en scène fait passer de Tarantelle à Sabbat… et en même temps des moments héroïques, ou grandioses, notamment lors des interventions du chœur. Cette diversité doit s’accompagner de fluidité et l’on doit passer de l’un à l’autre indifféremment. Évidemment ma référence est Abbado, que j’ai eu la chance d’entendre à la Scala en 1985 : un orchestre diaphane, une énergie, certes, mais toujours contenue, des bois hallucinants de légèreté, en bref, un discours. On en est loin : lourdeurs, présence envahissante de la fosse, une fosse sans aucune couleur. On dirait quelquefois du mauvais Donizetti mâtiné de Giordano des pires soirs. En fait voilà un Macbeth en place, qui sonne,  mais qui exacerbe tous les tics d’un Verdi traditionnel et sans caractère, sans donner de l’espace à l’originalité de l’écriture et à la complexité de l’œuvre, un Verdi à côté de la plaque qui ne fait pas avancer la connaissance de l’œuvre et qui surtout installe une idée fausse de ce qu’est Macbeth.
Là dedans, j’attends Daniele Gatti : on verra ce qu’il fera l’an prochain (à partir du 4 mai) au Théâtre des Champs Elysées dans la mise en scène de Mario Martone.
Entendons-nous bien, Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, mais il lui manque la personnalité et l’inventivité nécessaires pour nous révéler la partition, pour faire que venus pour écouter des voix, nous repartions convaincus d’avoir aussi écouté de la musique.
Pour Verdi, et notamment pour Macbeth, il faut sortir des chefs de répertoire, des chefs pour chanteurs qui se contentent d’être un écrin confortable pour les voix. À la décharge de toute l’équipe et notamment du chef, le temps de répétition à dû être réduit au minimum, à cause du système de répertoire qui permet certes d’alterner en trois jours Macbeth, Guillaume Tell et Die Frau ohne Schatten, mais qui du coup oblige chacun à arriver avec ses habitudes, sans travailler à faire de la musique ensemble. Quand c’est Frau ohne Schatten, le cast a bien travaillé cet automne et il est à peine changé, quand c’est Macbeth, c’est une distribution neuve qui n’a pas l’habitude de chanter ensemble : sans répétitions longues, avec des professionnels de ce niveau, le résultat reste honorable, mais avec de telles stars, l’honorable laisse sur sa faim.
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Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI le 11 JUIN 2014 (Dir.mus:Daniele RUSTIONI; Ms en scène: David BÖSCH)

Scène finale © Stofleth
Scène finale © Stofleth

J’avoue avoir du mal avec Simon Boccanegra.
L’œuvre est tellement liée à Claudio Abbado, je l’ai si souvent entendue avec lui, j’ai dans ma discothèque je ne sais combien d’enregistrements live de représentations à Milan, Tokyo, Paris, Vienne que j’entends l’opéra de Verdi au prisme des souvenirs de cet orchestre sublime d’une infinie tendresse, d’un raffinement inouï, un orchestre qui parlait et qui pleurait quand à la fin Fiesco et Simon chantent « piangi »… Aucun opéra de Verdi dirigé par Abbado ne l’a été avec un tel amour, une telle osmose, une telle adéquation entre un chef et un compositeur. Et en 1971, Simon Boccanegra était une quasi découverte : ce qu’on considère aujourd’hui comme normal était neuf, et encore plus neuf à l’Opéra de Paris en 1977 ou 1978, où c’est Abbado qui le créa (Freni/Ricciarelli, Ghiaurov, Cappuccilli, Schiavi, Lucchetti) à la tête d’un orchestre de l’Opéra de Paris qu’il renia fortement, mais qui néanmoins, en témoignent les vidéos, était en état de grâce. Mais il n’y a pas que Claudio Abbado, il y a aussi la production de Giorgio Strehler (Milan 1971) qui a fait le tour du monde et qui a fini sa carrière à Vienne, où deux imbéciles, le baryton Eberhard Wächter, et l’agent Ioan Holänder, qui avaient pris les rênes de la Staatsoper, décidèrent de la retirer des cadres et même de la détruire. Elle était trop liée à un directeur musical (Abbado) qui avait fait acheter la production milanaise lors de son arrivée (tout comme celle du Viaggio a Reims de Ronconi, ou celle du Pelléas de Vitez) et qu’ils ont contribué à éloigner. Strehler c’est d ‘abord l’image inoubliable de ce lever de rideau sur Amelia (Freni), fond de barque et de voile, dans un éclairage crépusculaire, c’est Simon chantant la mer au dernier acte pendant que des marins en contre jour hissent une voile, au son d’un orchestre d’une légèreté évocatoire qui garde pour moi un goût d’infini, c’est ce prologue dans la nuit avec la trouvaille géniale du même décor figurant intérieur et extérieur du Palais où Maria gît. On ne cesserait de trouver des perfections à cette production, une de ces productions hors du temps, qui pourrait être reprise demain et qui garderait tout son sens et toute sa puissance sur le public, cela reste pour moi peut-être le plus grand travail de Strehler à l’opéra, supérieur encore à sa production des Nozze di Figaro (celle de 1973, pas celle de 1981 qu’on voit encore à Bastille). Comment ne pas évoquer ces souvenirs, qui restent imprimés dans ma mémoire de mélomane, et qui réussissent même à effacer la production de Peter Stein de Salzbourg (2000) : pour célébrer le millénaire, Abbado avait choisi de reprendre l’œuvre avec les Berliner avec une distribution somptueuse mais qui n’arrivait pas à faire oublier la précédente : Mattila remarquable, Guelfi sans grande présence, Raimondi trop vieux, et surtout un sublime Alagna dont l’entrée en scène courant sur la plateau reste la plus belle image de cette soirée. La production est celle qui a cours encore aujourd’hui à Vienne. Il reste que les Berliner avaient réussi à recréer une magie musicale d’une rare intensité, notamment dans les moments les plus dramatiques (troisième et quatrième acte), je me souviens des bois stupéfiants, je me souviens de cordes imperceptibles, de jeux de sonorités qui m’avaient saisi, moi qui connaissais chaque respiration de cette œuvre. Abbado a aussi à cette époque dirigé Boccanegra avec la Mahler Chamber Orchestra, à Ferrare et en Emilie Romagne, ce fut musicalement – et surtout orchestralement somptueux, vocalement et surtou scéniquement plus discutable. J’ai entendu aussi dans Simon Boccanegra Solti et Te Kanawa (pour l’enregistrement à la Scala du disque qu’il grava chez Decca), Chailly à Munich avec Freni, et bien sûr, le spectacle décevant de Johan Simons à Bastille sous Mortier, qui évacua toute poésie et plaça l’intrigue sous les projecteurs exclusifs d’un réalisme politique vulgaire et cru, et imbécile, du genre Boccanegra au pays de Jean-François Copé, et récemment Barenboim (à Berlin et Milan) avec Anja Harteros et Placido Domingo. Barenboim n’était pas dans son univers, Domingo y était merveilleux, mais ce ténor barytonnant ne faisait que remuer les souvenirs du Domingo ténor verdien qui reste l’un des soleils de ma vie de mélomane, et Anja Harteros est la seule qui puisse rivaliser avec Freni. Il reste une production ratée (Federico Tiezzi, décors de Maurizio Balo’ qu’on a changés à la Scala pour des décors de Pier Paolo Bisleri), d’une infinie pauvreté, laide à voir (et à revoir, vu le nombre de reprises) : tant qu’à faire, mieux valait proposer un travail semi-scénique ou concertant. Vous pourrez je crois revoir la production cet automne à Milan…
Je sens le lecteur agacé : c’est bien joli tout ça, mais Lyon ?
Je sens le futur spectateur lyonnais inquiet : si le Wanderer commence par évoquer les miracles passés, c’est pour mieux faire passer la déception présente, en la justifiant et en soulignant que la comparaison était inégale.

Prologue © Stofleth
Prologue © Stofleth

Et pourtant… Et pourtant, je vous engage à aller voir ce Simon Boccanegra de Lyon, qui est une production très digne, très émouvante, et qui rend justice à Verdi. D’abord, elle nous permet de voir le travail d’un jeune metteur en scène dernière génération des scènes allemandes, David Bösch, qui fera l’an prochain toujours à Lyon Die Gezeichneten/les Stigmatisés de Franz Schreker), un travail peut-être pas totalement abouti, mais fermement mené, avec des intentions claires, et de très bonnes idées. Elle nous permet aussi d’écouter un jeune chef de trente ans, Daniele Rustioni,  qui ne m’avait pas totalement convaincu à la Scala dans d’autres Verdi (Trovatore, Un ballo in maschera), mais qui dans la fosse lyonnaise, fait preuve d’une maturité, d’un sens dynamique, d’une exigence notables. Elle nous permet enfin d’apprécier une distribution plus qu’homogène, avec sa faiblesse (Simon) et ses forces (les autres).

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch travaille sur trois plans :
–       d’abord il fait du vrai théâtre, en plaçant l’intrigue dans un décor de Patrick Bannwart (qui a réalisé les vidéos avec Falko Herold)presque unique : une tour fermée au départ du prologue, et qui s’ouvre dès l’acte I comme si le prologue renfermait en lui même l’histoire (et ce n’est pas faux), en éliminant toute référence anecdotique, plus de mer, plus de Gênes, mais un sol jonché de papiers, vaguement trashy, mais des objets symboles, comme ces valises qui sont le seul décor de l’intimité d’Amelia au premier acte, des costumes très essentiels de Falko Herold, des costumes à la fois d’aujourd’hui et sans âge, mais qui savent identifier les fonctions : Amélia, toute jeune fille avec son doudou, Simon devenu Doge en redingote écarlate, les autres tous en gris dans un univers presque sans couleur. Le premier acte, par la disposition même du décor, par ce mur qui réduit l’espace de jeu, reprend le parti pris de Strehler dont le prologue se déroulait devant cette façade immense et muette du Palais de Fiesco, et malgré les différences esthétiques, reproduit la même ambiance. Pour quoi du vrai théâtre ? parce qu’avec des ingrédients minimaux, il raconte une histoire, il raconte les cœurs qui saignent, il raconte l’amour de ces êtres dont, Paolo le traître mis à part, aucun n’est lâche, aucun n’est mauvais, tous nobles, tous grands, tous humains, ballotés par les luttes de clans, mais tous obéissant fortement à une morale. Un seul exemple de ce travail : l’image finale du prologue, très forte, où le peuple salue la victoire de Boccanegra, pendant que lui, en haut de la tour, se montre au balcon avec le cadavre de Maria dans les bras : rien que par cette image, on comprend que Bösch est un vrai metteur en scène.

Image finale - Prologue © Stofleth
Image finale – Prologue © Stofleth

–       Ensuite, il inscrit aussi une vraie vision politique, sans concession : Simon est un autocrate, un populiste arrivé au pouvoir par l’intrigue (achat de voix), c’est la plèbe contre le patriciat, mais une plèbe travaillée par des manœuvres troubles, avec ses hommes de main, qui stimulent les réactions de la foule comme les réchauffeurs d’ambiance des studios télé, qui ont toujours à la main un poignard (on ne sait jamais…), qui représentent le peuple qu’ils manipulent et qui attendent des prébendes. Simon, qui pourrait être l’exemple du despote éclairé, gouverne une assemblée de vieillards chenus, avec leurs cannes, leurs déambulateurs, leurs béquilles, eux aussi travaillés et contraints par les sbires, une assemblée lige qui n’a rien du noble conseil qu’on voit habituellement: honneur, richesse, pouvoir, voilà ce qui a été promis au prologue à ceux qui ont fait l’élection, tous les autres sont des outils au service de l’ambition de quelques uns. Mais Bösch montre aussi les mécanismes politiques sous jacents à l’histoire : à la fin, ce sont bien les aristocrates qui reprennent le pouvoir, et les vaincus sont bien les « populares », vaincus, ou condamnés à mort. Ceux qui avaient fait l’élection de Simon, resté 25 ans au pouvoir, finissent écrasés, comme si les valeurs morales étaient portées par l’aristocratie et les valeurs démocratiques perverties dès le départ n’étaient que valeurs démagogiques. Toute ressemblance…
–       Enfin, Bösch est persuadé que le livret n’est pas clair, et essaie, tout en racontant l’histoire sur la scène, de clarifier la situation en doublant le récit scénique d’indications en surimpression vidéo qui scandent les moments clés, dans une esthétique de manga : inscriptions agressives, dessins de Maria petite fille qui grandit : jolie idée que de marquer les 25 ans qui passent entre le prologue et le premier acte par une Amelia/Maria qui se transforme, par des feuilles de calendrier qui tombent comme autant de feuillets d’automne.  Tout n’est pas réussi , le souci de clarifier finit par réduire le sens de l’histoire, par distraire sans toujours éclairer (usage immodéré du graffiti, comme signe politique et signe explicatif) : malgré ces réserves, et grâce à son décorateur et son vidéaste, David Bösch crée un univers, gris, mélancolique, voire grinçant, bien que l’histoire soit traversée d’amour. Amour d’Amelia pour Gabriele, amour de Simon pour sa fille, et à la fin, amour mutuel des deux vieillards ennemis qui se retrouvent dans une communion autour d’Amelia/Maria

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

L’amour naïf d’Amélia, toute jeune fille au départ, sert de fil rouge à sa propre maturation : c’est lorsqu’elle est enlevée à la fin du premier acte qu’elle va se révéler à la fois face à foule, où elle prend clairement l’initiative, et au deuxième acte face à son père, qu’elle affronte, et face à son fiancé, qu’elle empêche d’accomplir l’irréparable. L’amour, du père et du fiancé, moteur de la maturation d’une âme : Amelia est changée, à la fin. Elle a grandi et elle s’est grandie. C’est bien aussi l’amour qui clôt ce Simon Boccanegra, d’une manière un peu naïve et discutable, à moins que ce ne soit une vision d’Amelia elle-même. Devant une assemblée du peuple composée de mariés et mariées, Simon meurt et disparaît en partant rejoindre sa Maria perdue au prologue, au milieu de cette assemblée devenue en quelque sorte une assemblée de Bienheureux. Maria sa fille épouse son Gabriele, pendant que Maria morte accueille son Simon…bon…c’est quand même un peu lourd, mais peut-être justifiable dans la vision d’un récit réductible à un Manga.

Daniele Rustioni
Daniele Rustioni

À cette vision forte, correspond un travail du jeune Daniele Rustioni incontestablement réfléchi et préparé. Il arrive à obtenir de l’orchestre des sonorités riches, pleines, voire inattendues dans cette salle à l’acoustique si sèche. Le début du prologue est vraiment très réussi, à la fois dans la simplicité et la linéarité, avec un son très égal, et qui installe parfaitement l’ambiance. Mais c’est dans les moments les plus dramatiques et les plus tendus qu’il excelle. Il mène l’orchestre avec une battue précise, ferme, énergique, et malgré les contrastes ne couvre jamais le plateau, car il est très attentif aux voix. Daniele Rustioni a une grande expérience de l’opéra, il a étudié à Londres où il a dirigé de nombreuses petites compagnies qui lui ont permis à la fois de construire son répertoire et mieux appréhender les lois de la direction. Il a donc une très bonne technique, un large répertoire malgré son âge, et guide parfaitement l’orchestre. Il a probablement travaillé en bonne harmonie avec l’orchestre, qui ne connaissait sans doute pas l’œuvre et qui a montré, peut-être mieux qu’à d’autres occasions, une maîtrise technique remarquable. C’est cependant dans les parties les plus lyriques que Daniele Rustioni pèche un peu. Or, dans Boccanegra, elles abondent. J’ai été gêné par des tempi un peu rapides, là où je suis habitué à un orchestre plus aérien, avec une couleur plus affirmée. La musique passe un peu linéaire, sans modulation, sans toujours parler vraiment de la situation (c’est notable dans le duo Amelia/Boccanegra au 1er acte, dont la scène avait très bien commencé avec l’introduction orchestrale à l’air d’entrée d’Amelia Come in quest’ora bruna ou surtout dans la partie finale de l’acte III, insuffisamment vibrante pour mon goût. Il en résulte une interprétation un peu froide. Il reste que dans l’ensemble, Daniele Rustioni montre une belle capacité à dominer cette partition, tellement marquée surtout pour un italien, surtout pour le milanais qu’il est.

Comme souvent à Lyon, la distribution est à la hauteur, globalement homogène avec des prestations vraiment excellentes.

Ermonela Jaho
Ermonela Jaho

C’est le cas d’Ermonela Jaho, une Amelia fraîche, solide vocalement, qui sait aussi ammorbidire et jouer sur la voix (notamment au final de l’acte II, redoutable pour le soprano). Certes, elle n’a pas l’aura ni le phrasé d’une Freni (mais qui ?), ni la présence d’une Harteros, il reste qu’elle s’impose par sa jeunesse, par la manière très franche d’affronter le rôle, par des aigus puissants, pas gonflés artificiellement et sans vibrato. Je sais que beaucoup de sopraïnomanes ne l’estiment pas, mais cette interprétation plus qu’estimable les contredit. Il reste que ce chant techniquement très au point mériterait peut-être une interprétation plus personnelle, un effort plus grand pour colorer, pour incarner. Elle a le temps de mûrir sa vision. Le Paolo de Ashley Holland qui avec le bon Pietro (très présent dans cette mise en scène) de Lukas Jakobski, composent les méchants de cet opéra de nobles cœurs, est un Paolo qui tranche avec la tradition initiée par Felice Schiavi, de Paolo difformes, qui roulent des yeux globuleux, qui en font des sortes de Quasimodo de pacotille.. Il est inquiétant, il donne une jolie interprétation scénique de ce personnage duplice et finalement assassin. Et vocalement, il chante avec style, sans surjouer ou surchanter, et c’est au total une prestation bien dominée.

Andrzej Dobber, Ermonela Jaho, Pavel Černoch © Stofleth
Andrzej Dobber, Ermonela Jaho, Pavel Černoch © Stofleth

Pavel Černoch dans Gabriele Adorno est sans doute pour moi l’une des révélations de la soirée. J’avais déjà entendu ce chanteur à Berlin dans Butterfly, très honnête Pinkerton (dirigé par Andris Nelsons), il est ici un Adorno qui existe (ce n’est pas toujours le cas) totalement incarné, avec une intensité rarement atteinte dans son air du II Sento avvampar nell’anima. D’ailleurs, la mise en scène en fait un personnage lacéré, presque tragique et lui donne un poids inhabituel. Il se révèle l’un des Adorno les meilleurs qu’on puisse entendre aujourd’hui. Un nom à retenir, et un triomphe mérité aux saluts. Ricardo Zanellato est aussi un Fiesco très efficace. Ce chanteur est de solide niveau pour les personnages qu’il incarne habituellement. Dans Fiesco, il y a un plus : il n’a pas la profondeur sonore d’un Ghiaurov ou même d’un Raimondi, mais il propose un Fiesco plus humain, presque plus tendre, qui donne à la scène finale et au duo avec Simon une profondeur humaine réelle. Une prestation  remarquable à l’actif d’un chanteur plutôt discret dans le paysage d’aujourd’hui, qu’on espère voir plus souvent sur les scènes européennes. DobberEnfin, Simon Boccanegra, c’est Andrzej Dobber, une basse chantante. Le rôle est écrit pour un baryton, c’est même l’un des très grands rôles de baryton : il fut chanté par Cappuccilli, qui l’a chanté partout, comme Renato Bruson, l’autre baryton italien… Aujourd’hui je serais bien en peine de citer un baryton (Domingo est hors course évidemment) capable de tenir le rôle…enfin, oui, il y en aurait un, c’est Ludovic Tézier qui est fait pour; il en aura la noblesse, l’élégance et la puissance. On aurait pu rêver que Tézier, si lié à Lyon prenne le rôle à cette occasion, mais il doit faire son 1234ème Germont à l’Opéra Bastille pour une vraie nouveauté : La Traviata…un événement paraît-il…laissez moi rire. Dobber est un chanteur qui travaille essentiellement en Allemagne, un des bons chanteurs du marché d’aujourd’hui. Mais Simon n’est pas vraiment fait pour lui, notamment toute la première partie (Prologue et premier acte) : phrasé discutable, diction problématique, aigus serrés, chant tout en force, toujours poussé notamment à l’aigu, et donc peu d’élégance et peu de style. C’est mieux dans la deuxième partie, le personnage, plus las, peut afficher une voix fatiguée et donc Dobber est plus à l’aise. Tout l’acte III est vraiment bien dominé, voire émouvant, et il a des accents qui rappellent Van Dam, ce qui est plutôt bon signe. Mais cette émission voilée, cette voix un peu sourde ne convient pas au rôle et ne convainc pas. Un Simon discutable pour un Simon Boccanegra convaincant, c’est le seul point un peu gris d’une entreprise très bien défendue par ailleurs ; le succès auprès du public lyonnais a été total, de longs applaudissements, fournis, répétés pour une œuvre qui malgré sa renaissance, reste relativement rare sur les scènes : il est vrai qu’elle exige un vrai cast, et un chef ; c’est une prise de risque pour bien des théâtres. Mais qui ne risque rien n’a rien, chi non risica non rosica. Et l’Opéra de Lyon à cette occasion a rosicato. Il mérite les roses. [wpsr_facebook]

Saluts le 11 juin
Saluts le 11 juin

DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2013-2014: FALSTAFF de GIUSEPPE VERDI LE 7 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en sc: Robert CARSEN)

Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera
Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera

Pour une description détaillée de la production, je vous renvoie au compte rendu de représentation de la Scala dirigée par Daniel Harding (2 février 2013)

L’orchestre du Concertgebouw descend en fosse à peu près une fois par an, à l’occasion du Holland Festival, au mois de juin. Cette année, c’est pour Falstaff confié à Daniele Gatti avec lequel il entretient une belle relation (rappelons la magnifique IXème de Mahler l’an dernier à Lucerne).
Cette production de Falstaff, confiée à Robert Carsen, a déjà fait les beaux jours de Londres, Milan, New York,  maintenant Amsterdam et bientôt Toronto. Daniele Gatti l’a déjà dirigée à Londres, pendant que bonne partie de la distribution y a déjà chanté, Lisette Oropesa à New York, Massimo Cavaletti à la Scala, Ambrogio Maestri à la Scala, à Londres et à New York…

Robert Carsen le 7 juin 2014
Robert Carsen le 7 juin 2014

J’ai rendu compte de la production lors des représentations scaligères en février 2013, dirigées par Daniel Harding, avec Bryn Terfel en Falstaff. Mon opinion sur le travail de Robert Carsen n’a pas changé : c’est l’une de ses mises en scènes réussies, qui pose à la fois la question de l’individu, seul et abandonné, qui continue de vivre comme avant alors qu’il n’a plus d’argent, au milieu des reliques d’une vie comme des reliques de ses repas au lever de rideau. Carsen pose aussi la question de la rivalité des classes sociales, Ford, qui a fait fortune, veut établir sa fille, en bon bourgeois prévoyant et refuse la perspective qu’elle épouse Fenton, serveur dans le restaurant de l’hôtel de luxe  où se déroule la première partie dans cette production.
La cuisine américaine des années 50 où se déroule partie de l’acte II est applaudie à scène ouverte par le public hollandais ; c’est l’une des trouvailles les plus justes de ce travail pour caractériser l’intérieur bourgeois de ces ménagères, face au décor aristocratique où évolue Falstaff. Le troisième acte évidemment est moins réaliste, plus poétique, la scène est plus vide, les personnages presque évanescents.
La qualité de ce travail qui a été unanimement appréciée là où il a été présenté, était rehaussée ce soir (et le sera pendant toutes les représentations) par une qualité musicale exceptionnelle : une distribution très homogène, de haut niveau, et le joyau des orchestres, le Royal Concertgebouw  dirigé d’une main d’orfèvre par Daniele Gatti.

Car Falstaff est d’abord un opéra de chef.
À commencer par Arturo Toscanini dont ce fut l’un des chevaux de bataille, mais aussi Karajan, qui l’enregistra deux fois, et le fit à la scène (notamment de mémorables représentations viennoises), mais aussi Leonard Bernstein, mais aussi Carlo Maria Giulini, mais aussi Riccardo Muti, mais aussi Claudio Abbado, qui comme les autres l’enregistra, et le dirigea à Berlin (à la Staatsoper Unter den Linden) et en Italie, sans parler de Solti qui l’enregistra trois fois, et qui le dirigea à Salzbourg-Pâques , de James Levine, qui l’a encore dirigé au MET la saison dernière. En bref, les plus grands chefs s’y sont attaqués, comme à un monument qui ne souffre aucune médiocrité.
Pourquoi un opéra de chef ? D’abord, Verdi a conçu un opéra sans grands airs, du moins sans vision traditionnelle des airs, conçus ici dans la continuité de l’action, c’est aussi un opéra où les ensembles sont nombreux, et conduits avec une précision rythmique redoutable (notamment la seconde partie de l’acte I où l’ensemble des femmes mené par Alice fait écho à celui des hommes mené par Ford) qui doit beaucoup à l’école rossinienne: c’est non le chant qui conduit l’action, mais le fil sonore de l’orchestre, dont l’explosion initiale et la fugue finale donnent  la couleur, beaucoup de morceaux fugués, beaucoup d’ensembles, et des moments où l’orchestre explose brièvement, comme un claquement, en un rythme soutenu, voire quelquefois endiablé. Il y a dans Falstaff du Verdi, des citations d’Otello, des échos du Bal masqué, du Rossini, du Mozart aussi, comme une sorte de bilan d’un siècle d’une musique passée au crible de la lecture pétillante d’un jeune homme de 80 ans. Après Otello, c’est un virage à 180°, toujours Shakespeare, qui passionnait Verdi, mais un Shakespeare autre, inattendu, explosif, juvénile. Seuls des chefs de très grand niveau peuvent traduire cette complexité au niveau de l’orchestre, peuvent rendre lumineux cet écheveau d’échos, de rappels, de nouveautés, qu’est le Falstaff de Verdi.

Daniele Gatti le 7 juin 2014
Daniele Gatti le 7 juin 2014

Daniele Gatti a choisi une option très délicate, délicate au sens de difficile, et délicate au sens de fragile, raffiné, contenu. Son orchestre n’est jamais fort, son orchestre accompagne, il est continuo, il suit une conversation continue, il n’étouffe jamais les voix, il les laisse en valeur parce qu’il laisse en valeur l’intrigue, l’histoire, il laisse les choses se tresser entre la parole et la musique, entre la voix et l’instrument, pour produire une sorte de totalité syncrétique où tout se mêle sans jamais que le plateau domine l’orchestre ou l’inverse. Ainsi, il travaille sur les rythmes, sur les silences, sur un tempo soutenu, mais aussi sur la légèreté, sur la finesse, un peu comme dans sa Traviata scaligère. Il souligne l’écriture de Verdi par une lecture d’une grande clarté, par l’éclairage d’une partition rendue toujours lisible, sans jamais être écrasante, sans jamais donner dans le spectaculaire, mais cherchant sans cesse une fluidité, une continuité musicale d’une conversation sautillante tantôt et explosive tantôt.

Il est évidemment servi par l’excellent choeur d’Amsterdam, préparé par Bruno Casoni spécialement venu de la Scala, et par un orchestre, le Royal Concertgebouw qui pour ce type d’approche très fine, est unique : une mécanique de précision, des gradations sonores inouïes, faisant qu’on isole çà et là des moments qu’on n’avait jamais remarqués ;  les cordes sont d’une impensable légèreté, les bois d’une justesse et d’une précision diaboliques, le tout produisant une impression d’orfèvrerie de précision, sans jamais abandonner vivacité ni dynamique mais aussi avec des moments de retenue, de lyrisme, de poésie extatiques (notamment le troisième acte). On entend quelquefois Rossini, par les rythmes et la légèreté, la précision des ensembles, la fantastique mécanique des crescendos, on entend aussi le futur, les risques pris par Verdi, les chocs, les ruptures de ton, les limites avec lesquelles flirte le vieil homme. On entend dans cette interprétation d’une rare intelligence, dans cette interprétation pensée et repensée, le passé immédiat et le futur proche de la musique.
Quel bonheur ! Quel bonheur d’avoir un chef qui nous apprenne à écouter et à comprendre, au plus beau des claviers orchestraux, sur l’instrument idéal pour l’entreprise: le Concertgebouw.

Ambrogio Maestri le 7 juin 2014
Ambrogio Maestri le 7 juin 2014

À cette réussite orchestrale correspond une distribution qui s’est glissée dans le projet du chef avec une confondante homogénéité. Bien sûr elle est dominée par le Falstaff presque inévitable d’Ambrogio Maestri : il a le physique du rôle, il a la voix du rôle, une voix de pur baryton, plus que de baryton basse à la Terfel (qui est l’autre pôle, l’autre étoile au firmament falstaffien), il a en scène une présence, mais aussi une certaine élégance, voire une légèreté qui fait oublier son impressionnant volume. Il a aussi ce je ne sais quoi d’humain, de délicat, d’émouvant qui fait qu’il n’est jamais bouffon ou ridicule, il fait plutôt peine, on en serait presque solidaire. Grande interprétation.
Face à lui Ford de Massimo Cavaletti, lui aussi désormais habitué au rôle, très engagé scéniquement, très correct vocalement, peut-être juste un tantinet encore en sourdine par rapport aux grands Ford, qui sont souvent de futurs Sir John. Mais une belle présence et une voix encore juvénile et claire.

Paolo Fanale le 7 juin 2014
Paolo Fanale le 7 juin 2014

Fenton, c’est Paolo Fanale, désormais sur toutes les scènes dès qu’un bon rôle de ténor lyrique est à prendre. La voix est homogène, le chant est délicat, mais il manque un peu de rondeur, et notamment au deuxième acte, l’aigu se resserre et manque de projection. Pour tout dire, c’est au point mais manque un peu de personnalité et d’engagement musical.
Très bons et très efficaces le Cajus de Carlo Bosi, le Bardolfo de Patrizio Sauselli et le Pistola de Giovanni Battista Parodi.

Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014
Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014

Du côté des femmes, de magnifiques surprises, comme la Alice de Fiorenza Cedolins. J’ai toujours trouvé cette chanteuse très classique, trop pour mon goût, une sorte de chanteuse années 50, sans grande imagination. Elle fait une Alice magnifique, très débridée scéniquement (ce à quoi elle ne nous a pas habitués), mais surtout avec une palette de couleurs dans le chant, un contrôle technique alliant aigus sonores, notes filées, élégance, et diction impeccable. Cette Alice remarquable, une des meilleures entendues depuis longtemps, laisse espérer peut-être une explosion de cette personnalité un peu effacée quelquefois.

 

Lisette Oropesa le 7 juin 2014
Lisette Oropesa le 7 juin 2014

À côté d’elle, la merveilleuse Nanetta de Lisette Oropesa, que j’avais déjà beaucoup appréciée au MET dans Sophie de Werther (face à Kaufmann) : une voix fraîche, une tenue impeccable de la ligne de chant, un souffle qui permet de tenir les notes sans jamais faiblir, une diction modèle, comme souvent les chanteurs américains. Lisette Oropesa est l’exemple même de chanteuse américaine très préparée, techniquement sans failles, mais qui a aussi une vraie personnalité scénique, lumineuse, engagée. Quel bonheur elle diffuse!

Maite Beaumont, mezzo espagnole comme son nom ne l’indique pas, est une Meg Page sympathique, mais le rôle ne permet pas vraiment de faire exploser la voix ni la personnalité, il reste que le personnage est très bien campé.

Daniela Barcellona en Miss Quickly est très correcte, mais n’a pas la personnalité scénique d’une Marie-Nicole Lemieux qui m’avait tant plu à la Scala. Autant dans les Rossini, elle est irremplaçable, autant dans ce type de rôle elle ne frappe ni par son engagement, ni par le chant : elle ne colore pas beaucoup, elle n’entre pas vraiment dans la logique du personnage, elle reste un peu extérieure. Elle est seulement appliquée. Après sa Didon discutable, c’est le deuxième rôle dans lequel elle me déçoit un peu, en retrait par rapport à mes souvenirs extraordinaires d’il y a quelques années.
Ce fut une soirée triomphale, public debout pendant tous les applaudissements, une de ces soirées où les trois pieds de l’opéra, chef, metteur en scène, chanteurs étaient étroitement solidaires, et dans un théâtre qui a banni la médiocrité de ses programmes.
Le cœur était léger lors de la fugue finale qui a mis le public en joie : tutti gabbàti, et heureux. [wpsr_facebook]

Acte III © De Nationale Opera
Acte III © De Nationale Opera

TEATRO REAL 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON DE MADRID

 

Planté en face du palais Royal, le Teatro Real illustre bien la symbolique de l’opéra et du pouvoir.
Le XIXème français a installé en général le théâtre pas trop loin de la mairie, comme deux symboles civiques forts. Ici, c’est l’opéra, théâtre royal, qui dialogue avec le palais.
On va me rétorquer (et on aura raison) que la Scala est face à la mairie de Milan. Mais  même si le Palazzo Marino remonte au XVIème siècle et la Scala au XVIIIème, il n’est le siège de la mairie de Milan que depuis septembre 1861. Et donc c’est la mairie qui choisit de faire face à la Scala, et qui du même coup affirme la Scala comme théâtre des citoyens et non théâtre de Cour: déjà, sa construction, séparée du Palazzo Reale au XVIIIème symbolisait la conquête  de son théâtre par la cité. D’ailleurs, le centre de Milan réhabilité après l’unité d’Italie est particulièrement intéressant: le Palais royal, le Duomo, la Mairie et la Scala sont liés par la galerie Vittorio Emanuele (1879) qui constitue ce qu’on appelle le Salotto di Milano. Toute l’histoire de Milan est là, tracée sur une ligne: l’histoire d’une ville qui s’est elle même libérée de ses jougs.
Le Teatro Real (architecte Antonio López Aguado), dont la façade et l’entrée donnent sur le Palais royal et non sur la Ville, illustre au contraire une autre histoire. Construit sur ordre de la reine Isabelle II en 1850, il est royal de naissance. Et de naissance aussi, il célèbre l’opéra italien (inauguration avec La Favorite de Donizetti). La construction du métro occasionne sa fermeture en 1925, et ce n’est qu’après 1990, après des travaux de restructuration et de rénovation, qu’il est rendu à sa fonction première.
Pendant des années, l’opéra à Madrid s’est transplanté au Teatro de la Zarzuela (qui lui, remonte à 1858, toujours sous le règne d’Isabelle II passionnée de musique…et de musiciens).
La salle du Teatro Real d’une capacité de 1800 places, est une salle au rapport scène/salle très équilibré et douée d’une très belle acoustique. Depuis 2010, c’est Gérard Mortier qui en était le directeur artistique, jusqu’en septembre 2013, où dans les conditions lamentables que l’on sait, il est remplacé par Joan Matabosch, directeur artistique du Liceu de Barcelone.
Il nous faut nous arrêter quelque peu sur la question de l’opéra en Espagne.
Tant que le Teatro Real n’a pas été réouvert à l’opéra, c’est le Liceu de Barcelone qui était en Espagne la salle de référence. La réouverture du Teatro Real s’est non seulement accompagnée de l’ouverture de plusieurs théâtres d’opéra en Espagne (Palau de les Arts Reina Sofia à Valence, Teatro de la Maestranza à Séville), mais a donné l’occasion de relancer une véritable politique artistique à Madrid et attirer l’attention des grands managers d’opéra, à commencer par Stéphane Lissner. C’était l’époque où l’Espagne avait le vent en poupe.
Gérard Mortier arrive à Madrid à un moment de repli dû à la crise, et affiche une politique (celle qu’il a toujours défendue) ouverte aux metteurs en scènes novateurs, aux oeuvres du XXème siècle, aux créations. Or le répertoire de l’opéra en Espagne est très fortement marqué par le répertoire italien, et par une certaine tradition. Il bouscule donc les habitudes. De son côté, Joan Matabosch au Liceu (qu’il dirigeait depuis 1996) a essayé d’ouvrir le répertoire, mais a toujours veillé à tenir des équilibres entre tradition maison et ouverture. C’est par exemple au Liceu que Calixto Bieito fait sa première mise en scène “scandaleuse” en 2001, un Ballo in maschera resté dans les mémoires.
Liceu et Madrid se partagent donc en Espagne la suprématie en matière lyrique.
La saison 2014-2015 du Teatro Real essaie d’afficher cet équilibre entre innovation et tradition, et surtout, en ces temps de crise et de réduction de subventions, essaie d’afficher des titres qui puissent attirer le public en gardant des exigences artistiques de haut niveau. On est cependant déjà assez loin de la politique d’un Mortier, avec la création cette année de Brokeback Mountain de Charles Wuorinen mis en scène par Ivo van Hove qui a attiré les regards de toute l’Europe lyrique, ou de la présence régulière de metteurs en scènes tels que Marthaler (Les contes d’Hoffmann), Warlikowski (Alceste) ou Peter Sellars (Tristan und Isolde et The Indian Queen).
La programmation de la saison prochaine est sans doute un peu plus sage ou plus conforme, mais non dépourvue d’intérêt.

Le nouveau directeur musical, le britannique Ivor Bolton, spécialiste du XVIIIème siècle (il est claveciniste) et habitué de la scène munichoise, ouvrira la saison avec une production des Nozze di Figaro en septembre pour 10 représentations (à partir du 15 septembre) et deux distributions avec Luca Pisaroni en comte (alternant avec Andrey Bondarenko), Sofia Soloviy (ou Anett Fritsch) en comtesse, Andreas Wolf/Davide Luciano en Figaro, Sylvia Schwartz/Eleonora Buratto en Suzanne, et Elena Tsallagova alternant avec Lena Belkina en Cherubino.

13 représentations tiroir-caisse entre le 20 octobre et le 9 novembre de La Fille du Régiment de Donizetti dans la mise en scène de Laurent Pelly devenue la mise en scène quasi unique  de cette oeuvre dans les grands opéras internationaux (sauf à la Scala) puisqu’on l’a vue au MET, à Londres, à Vienne, à Paris. Ce sera l’occasion de revoir Natalie Dessay, qui alternera avec Désirée Rancatore et Alexandra Kurzak dans Marie, et Javier Camerana (et Antonio Siragusa) en Tonio, ainsi qu’Ewa Podles alternant avec Ann Murray dans la Marquise de Berkenfeld. L’orchestre sera dirigé par le vieux routier Bruno Campanella et le jeune chef français Jean-Luc Tingaud.

Honneur à Britten en décembre (7 représentations entre le 4 et le 23 décembre) avec Death in Venice dirigé par Alejo Pérez dans une mise en scène de Willy Decker (et des décors et costumes de Wolfgang Güssmann) en coproduction avec le Liceu de Barcelone, avec John Daszak en Aschenbach et Peter Sidhom en voyageur.

Trois représentations (16, 20 ,26 décembre) de concert de Roméo et Juliette de Gounod très bien distribué avec Sonya Yoncheva et Roberto Alagna et dirigé par Michel Plasson à l’occasion des 140 ans depuis la première au Teatro Real.

9 représentations entre le 20 janvier et le 7 février de Hänsel und Gretel de Humperdinck, dirigé par Paul Daniel (et Diego García Rodríguez le 27 février) et mis en scène par Joan Font (du collectif catalan Comediants) et des décors et costumes de Ágatha Ruiz de la Prada avec une belle distribution: Bo Skhovus, Diana Montague , Alice Coote et Sylvia Schwartz. Cette production devrait valoir le voyage.

Une création en mars, de El Público, opéra en cinq actes et un prologue de Mauricio Soleto (né en 1961) livret de Andrés Ibáñez, d’après la pièce El Público (1928) de Federico García Lorca, pour huit représentations du 24 février au 9 mars.
Pablo Heras-Casado dirigera à cette occasion le Klangforum Wien dans une mise en scène de l’américain Robert Castro et des décors du sculpteur Alexander Polzin, avec notamment Andreas Wolf, Ancángel et Gun-Brit Barkmin. Cette production aussi devrait valoir le voyage, car adapter une oeuvre aussi complexe que El Público écrite par Federico García Lorca à Cuba devrait être passionnant.

16 représentations tiroir-caisse en avril et mai (20 avril-9 mai) de La Traviata de Verdi mise en scène de David Mc Vicar dans des décors et costumes de Tanya McCallin (vue au Grand Théâtre de Genève- voir le blog) et coproduite avec le Liceu, le Scottish Opera (Glasgow) et le Welsh Opera de Cardiff. L’ensemble des représentations sera dirigé par Renato Palumbo et trois distributions alterneront:
– Patrizia Ciofi (Violetta)/Francesco Demuro (Alfredo)/Juan Jesús Rodríguez (Germont)
– Irina Lungu (Violetta)/Antonio Gandía (Alfredo)/Ángel Ódena (Germont)
– Ermonela Jaho (Violetta)/Teodor Ilincái (Alfredo)/Leo Nucci (Germont)

De 27 mai au 11 juin, 8 représentations de Fidelio de Beethoven, dirigé par Hartmut Haenchen, mis en scène de Alex Ollé de la Fura dels Baus en collaboration avec Valentina Carrasco, des décors de Alfons Flores et des costumes de Lluc Castells et chanté par Michael König (Florestan), Adrianne Pieczonka (Leonore) Franz-Josef Selig (Rocco) Anett Fritsch (Marzellina), Ed Lyon (Jaquino), Alan Held (Don Pizarro), Goran Jurić (Don Fernando).
Un spectacle qui devrait être attirant pour un beau week end de printemps à Madrid.

En juillet, pour clore en beauté la saison, et pour revenir à Madrid pour un week end cette fois estival: Goyescas de Granados, et Gianni Schicchi de Puccini, en une soirée, où l’on verra Plácido Domingo en chef d’orchestre (Goyescas) et en chanteur pour une prise de rôle (Gianni Schicchi). (Cinq représentations du 30 juin au 12 juillet)
Goyescas de Granados sera dirigé donc par Plácido Domingo et mis en scène par José Luis Gómez dans des décors d’Eduardo Arroyo et des costumes de Moidele Bickel (une grande équipe pour les décors et costumes) avec María Bayo, Andeka Gorrotxategi, José Carbó.
Gianni Schicchi de Puccini sera dirigé par le grand routier du répertoire Giuliano Carella, dans une mise en scène de Woody Allen (sa première mise en scène d’opéra), des décors de Santo Loquasto, avec Plácido Domingo (Schicchi), Maite Alberola (Lauretta), Elena Zilio (Zita), Albert Casals (Rinuccio), Vicente Ombuena (Gherardo) et Bruno Praticò (Betto di Signa).

Enfin, pour cinq représentations entre le 4 et le 10 juillet, une autre création mondiale, une pièce de théâtre musical en quinze tableaux La ciudad de la mentiras (la cité des mensonges) de Elena Mendoza (née en 1973), Livret de Matthias Rebstock d’après des nouvelles de l’écrivain uruguayen  Juan Carlos Onetti (Un sueño realizado, El álbum, La novia robada El infierno tan temido). Juan Carlos Onetti (1909-1994) inscrit ses écrits dans une toile de fond constituée de la ville imaginaire de Santa María, métaphore de la désespérance et de l’hypocrisie sociale, et de l’isolement de l’individu.
Matthias Rebstock et Elena Mendoza entrelacent quatre récits, créant une polyphonie des lieux, des personnes et des situations et se concentrant sur quatre femmes qui s’accrochent à leurs mensonges existentiels, non sans humour d’ailleurs ni une certaine grandeur.

Une saison très contrastée, avec des moments intéressants qui devraient donner plusieurs occasion de passer quelques jours à Madrid, ce à quoi on peut vivement encourager les amateurs d’opéra.
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TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 22 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI, Ms en scène: HUGO DE ANA)

Il Trovatore, prod. De Ana ©Teatro alla Scala
Il Trovatore, prod. De Ana ©Teatro alla Scala

Toscanini disait qu’Il Trovatore était très facile à réussir: il suffisait de réunir le meilleur baryton, le meilleur mezzo, le meilleur soprano et le meilleur ténor au monde, et l’affaire était faite. Je rajouterai sans doute le meilleur chef, qui sache à la fois faire émerger les beautés profondes de la partition et tenir sans faiblir rythme et palpitation, dès le premier air de Ferrando. Ensuite, ce ne sont qu’airs, ensemble et chœurs dont aucune note n’est à enlever. L’opéra court sur un rythme à couper le souffle, sans que le spectateur n’ait le temps de distancier quelque peu, ni s’interroger sur un livret impossible, et surtout sans trop gamberger sur la psychologie des personnages.Mais pour cela, il faut des chefs de tout premier plan, et des chanteurs rompus à ce style, fait de raffinement et de force tout à la fois, capables d’éclat et d’intériorité et surtout capables de tenir la distance.
La direction de la Scala a choisi de ne pas trop se fatiguer pour cette reprise. Puisqu’aujourd’hui aucun théâtre n’est capable de réunir une distribution et un chef capables de relever le gant, inutile d’investir trop sur une entreprise vouée à l’échec et donc le choix s’est porté sur la production maison de Hugo De Ana créée en 2000 pour Riccardo Muti, et qui à l’époque paraissait déjà une production sans idée, sans intérêt sinon celui de la photo touristique (noire, monumentale, avec jolis costumes et agitations de drapeaux colorés), une production née cacochyme. Elle n’a donc pas vieilli, puisqu’elle est encore ce qu’elle était à l’époque : un travail inutile, sans aucune idée, qui satisfera ceux qui pensent que l’opéra n’est pas du théâtre et qu’il suffit de jolies images et de chœurs disposés en rang d’oignon pour créer un triste plaisir : celui du vide.
Qu’en dire de plus : les décors monumentaux, murs épais qui se déplacent latéralement à plaisir pour varier les espaces qui semblent toujours les mêmes, quelques éléments et quelques colonnes gothiques (on est au Moyen Âge donc on fait du gothique) … une couleur noire, des monceaux de cadavres sur lesquels se promène Leonora pour son « D‘amor sull’ali rosee », aucune direction d’acteurs (bien grand mot pour ce qu’on voit) et les habituels gestes des chanteurs non dirigés, bras tendus, main sur le cœur, bien posés sur les jambes pour lancer les aigus…
Le résultat : le public de passage prend des photos flash à n’en plus finir pendant la musique, il y a du monde sur scène, il y a de beaux costumes, de beaux décors : c’est ça l’opéra non ? C’est ça la Scala non ?
Musicalement, comme je l’ai écrit plus haut, seuls des chefs de grand niveau ont réussi à produire un Trovatore digne de ce nom, à commencer par Karajan, à qui l’on doit les versions les plus extraordinaires (celles des années 60, pas la dernière avec Price et Bonisolli), ou Mehta, ou Muti (celui de Florence des années 70, pas le Muti de la Scala qui gratifia en 2000-2001 d’un Trovatore funèbre et soporifique au nom d’un « Verdi come Mozart » qu’il claironna à l’époque, comme si Verdi avait besoin d’être Mozart pour être Verdi…).
La Scala a appelé pour ce Trovatore sans enjeu le jeune Daniele Rustioni, qui n’avait pas convaincu la saison dernière dans Un Ballo in maschera, et qui pour Trovatore me semble avoir mieux réussi. Il fouille la partition, en fait ressortir certaines phrases avec relief, avec de beaux moments (notamment dans la première partie) malgré de petits décalages avec les chœurs. Il manque à ce travail néanmoins un feu intérieur auquel Rustioni a préféré une approche plus analytique sans vraiment prendre garde à ce qui fait à mon avis la singularité du Trovatore, à savoir ce halètement, et cette tension qui ne quittent jamais la partition, du début à la fin. C’est une direction musicale digne, en place, mais pas vraiment habitée par un sang vif et bouillonnant. Le choeur est comme toujours très bien préparé et fait ce qu’on attend de lui dans son répertoire génétique.
La distribution réunie n’a pas réussi non plus à emporter le public dans ce tourbillon qu’est Il Trovatore. Question de volume, d’engagement, de style.
Franco Vassallo en Luna remplace Leo Nucci qui a renoncé définitivement à ce rôle pour une question d’âge. Vassallo a un chant indifférent, un style approximatif : il se concentre sur les aigus qu’il soigne et surdéveloppe, mais le reste est plat, sans expression, sans qu’il prenne véritablement le rôle à bras le corps. En bref il n’est pas présent et reste assez transparent.
Ekaterina Semenchuk a une véritable voix de mezzo et un assez joli timbre. Mais il lui manque du volume et là encore de l’expressivité. Elle projette mal, et dit le texte (qui n’est certes pas mémorable) sans accentuer, sans donner de couleur, sans présence. Au moment des saluts, elle fait des efforts pathétiques pour attirer les bravos (baisers à la salle, bras écartés…) elle s’attarde, mais sans aucun effet sur le clap-clap assez indifférent du public.
Marcelo Alvarez est devenu le chanteur appelé par les scènes internationales pour Verdi, il a été Riccardo du Ballo in maschera, il est Manrico.
Mais il n’est pas un Manrico, ou plutôt un Manrico indifférent, vieillissant, sans cette couleur juvénile et énergique qui pourrait être celle d’un Alagna. Sans charisme, sans aura, sans engagement lui non plus, sans expression, sans grande couleur, en tous cas pas celle de Verdi. Un style qui se rapproche plus du vérisme que de ce style hybride qui demande technique et contrôle, élégance et élan. Pas d’élan, peu d’élégance, et beaucoup de trucs de ténor, appui sur les consonnes, pour faire « expressif » et jeu sur les voyelles, ouvertes, pour préparer les aigus, passages et changement de registre aux sons pas toujours propres : il fait l’aigu de « Di quella pira », non écrit, mais pas celui de « Ah si ben mio». Sans aucun intérêt, sinon d’aller jusqu’au bout sans trop d’encombre.
Kwanchoul Youn est surdistribué dans ce rôle de complément qu’est Ferrando. Il fait dignement le job. La voix reste claire, le timbre chaleureux, tout est en place. Il n’est jamais en défaut. Mais c’est la cinquième roue du quatuor.
Seule voix intéressante et vraie dans cette distribution sans couleur à l’eau tiède, Maria Agresta est une Leonore fraîche, en place, qui donne une couleur moins fanée à son rôle que ses collègues. Elle est vraiment attentive, appliquée, et quelquefois émouvante, encore qu’il faudrait acquérir là aussi un peu plus d’expressivité. Elle est un vrai lyrique, là où il faudrait un lirico spinto, à la voix plus large, au volume mieux assis. Dès qu’il faut élargir et dès que la voix doit acquérir plus d’expansion, on la sent plus soucieuse de technique et moins d’expression. Il reste que c’est elle la plus convaincante.
Au total, une soirée grise et décevante, une soirée typique de ce que je constate à la Scala : Verdi reste le parent pauvre du répertoire de la maison. Si Traviata cette année fut à mon avis un succès et un pari gagné, l’approche de Tcherniakov et Gatti reste encore aujourd’hui passionnément discutée, Trovatore est un pétard mouillé, témoignage de la misère de ce chant verdien dont on attend avec impatience une hypothétique renaissance. Cette année à n’en pas douter, la saison sera marquée par Elektra et La fiancée du Tsar, éventuellement par Les Troyens. TSV : tout sauf Verdi.
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Trovatore Prod.De Ana ©Teatro alla Scala
Trovatore Prod.De Ana ©Teatro alla Scala