SALZBURGER FESTSPIELE 2016: FAUST de Charles GOUNOD le 20 AOÛT 2016 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en Sc: Reinhard von der THANNEN)

"Gloire immortelle de nos aïeux" ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“Gloire immortelle de nos aïeux” ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin “des rats” du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :

  • Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
  • Présence d’un rôle travesti (Siebel)
  • Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
  • Abondance de chœurs importants
  • Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
  • Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
  • Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.

Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .

"La jeunesse t'appelle, ose la regarder"©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“La jeunesse t’appelle, ose la regarder”©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…

Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre  du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à La Damnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur  “gloire immortelle de nos aïeux”  sous un gigantesque squelette par exemple:  on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins.  Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.

Scène de l'église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Scène de l’église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Le double: Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.

La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…

L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.

Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.

Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.

Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit  problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.

Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.

Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! »   dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.

Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.

Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois  pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).

Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.

Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?

Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

 

 

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 26 juillet 2015 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU; Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath
Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath

C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, et cette dernière édition de la production de Lohengrin signée Hans Neuenfels, la fameuse « production des rats » qui fit couler tant d’encre le confirme au vu du triomphe extraordinaire qui a fait exploser la salle pendant 25 minutes après le baisser de rideau : rappels, hurlements, battements de pieds, standing ovations d’une longueur inusitée notamment pour Klaus Florian Vogt : ce soir, Bayreuth était le Bayreuth des grands soirs, des grands triomphes, de ceux dont tout spectateur se souvient parce qu’il n’y a qu’à Bayreuth que cela se passe ainsi, même si le Geschäftsführender Direktor Hans-Dieter Sense a déclaré que battre des pieds nuisait à la solidité du bâtiment.
Ce Lohengrin est, avec le nouveau Tristan, le plus recherché. Il est quasiment impossible de trouver des places à la revente.
Et qui se souvient encore que Lohengrin lors de la création de cette mise en scène en 2010 était Jonas Kaufmann, venu à Bayreuth et reparti aussi vite, tant Klaus Florian Vogt a marqué et reste indissolublement lié à cette production et à ce rôle ?

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Enrico Nawrath
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Jörg Schulze

Vogt est l’un de ces chanteurs clivants : certains détestent cette voix nasale, presque adolescente par ses inflexions, d’autres le portent aux nues et chavirent. De fait, la voix de Vogt est une voix difficile, inadaptée à pas mal de rôles, on l’a entendu à la Scala dans Fidelio où il n’était pas totalement convaincant, et dans Siegmund, il est un peu irrégulier, mais quand même plus adapté. À Bayreuth (et ailleurs) il fut un Walther exceptionnel, mais Lohengrin reste sa carte de visite. On peut même affirmer qu’il est unique dans ce rôle, même si le marché lyrique peut proposer un certain nombre d’autres ténors, et même s’il arrive à Kaufmann de le chanter . Vogt a d’ailleurs peut-être une voix adaptée à un répertoire plus récent : il ferait par exemple (s’il pouvait chanter en français) un Pelléas d’exception, car il en a le côté insolite et la poésie.
Ce qui est unique, c’est que le timbre est complètement adapté à Lohengrin, tombant du ciel, venu d’un ailleurs lointain. Ce timbre est si particulier qu’il donne à son personnage un parfum d’étrangeté dont aucun autre ténor ne peut se prévaloir. À cela s’ajoute évidemment des qualités de diction, de tenue de souffle, de ligne de chant et d’homogénéité qui sont les prérequis du chant wagnérien et qu’il cumule tous. Son émission est parfaite, la clarté de son chant est à peu près unique : on comprend tout, des notes les plus basses aux plus hautes. Bref, c’est un modèle. De ma vie de mélomane je n’ai entendu pareil Lohengrin, si régulier dans la perfection en toutes circonstances. Comment s’étonner alors de la standing ovation accompagnée de tous les hurlements possibles, des battements de pieds si dangereux pour la salle par leur énergie, des applaudissements à tout rompre. Le public venait pour lui, pour cette dernière édition avant la nouvelle de 2018, et il a été comblé.

Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze
Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze

Mais il n’était pas seul, et Annette Dasch a partagé le succès phénoménal de la représentation. Beaucoup avaient émis des doutes sur son Elsa lorsqu’elle fut affichée en 2010. L’Elsa préférée d’aujourd’hui c’est Anja Harteros, vue à la Scala, à Munich, à Berlin encore ce printemps (voir ce blog). Et pourtant, Annette Dasch porte en elle une qualité qu’Anja Harteros n’a pas en Elsa, c’est la fragilité. Une fragilité vocale : la voix est aux limites, mais pour un poil reste en-deçà ; nous sommes sur le fil du rasoir. Une fragilité du personnage, juvénile, hésitant, timide, écrasé. Et ces deux fragilités conjuguées donnent à son chant une indicible émotion. Il ne faut pas attendre de cette Elsa des moments épiques, mais un lyrisme permanent, soutenu par une belle technique, une jolie ligne, que donne la fréquentation de l’oratorio, et ce soir les notes les plus aiguës étaient là, bien larges, bien soutenues par le souffle, plus franches que les années précédentes. Elle a aussi déchaîné l’enthousiasme et c’était mérité.

Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath
Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath

Petra Lang en Ortrud était dans une forme éblouissante, avec des aigus dardés d’une puissance phénoménale et sans les problèmes de justesse, qu’elle peut quelquefois avoir. Elle est une Ortrud authentique, bien plus que Brünnhilde qu’elle chante souvent, et sans doute plus que l’Isolde qu’elle reprendrait peut-être l’an prochain dans ces lieux, à ce que la rumeur fait circuler. D’Ortrud elle a les aigus éclatants, les sons rauques, la violence et la présence. Triomphe comme il se doit.

Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze
Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze

Le Telramund de Jukka Rasilainen était plus présent, plus en voix aussi qu’à d’autres occasions. Voilà un chanteur de très bon niveau dont on entend peu parler et qui mène une carrière solide. Son Telramund, sans être mythique (Y en a-t-il au fait ?), est présent, affirmé, la voix qui n’a pas un timbre éclatant a une belle projection et de la puissance. C’est sans doute l’une de ses meilleurs incarnations.

 

 

 

 

König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze
König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze

J’ai plus de réserves sur le Heinrich de Wilhelm Schwinghammer, très correct au demeurant, mais sans grande personnalité. La voix n’a pas la beauté intrinsèque qu’avait celle de Georg Zeppenfeld dans ce rôle, sur cette scène et dans cette production, et surtout, il ne réussit pas une incarnation aussi frappante ni aussi hallucinée : Neuenfels veut justement un Roi de comédie, une sorte de Bérenger sorti du Roi se meurt, car il veut un personnage à la Ionesco, seulement capable de confier son destin à un Telramund ou à un Lohengrin de passage et peu capable de gouverner, encore moins de faire la guerre. Schwinghammer fait avec conscience et probité ce qu’on lui demande : il joue, il n’est pas.
Autre petite déception, le Heerrufer de Samuel Youn qui était si impressionnant par la pose de voix, par la justesse de ton, par la diction, par la clarté. Cette année, il garde bien sûr ses qualités techniques éminentes, mais la voix semble moins ouverte, et surtout il a l’air de s’ennuyer. Il est vrai que dans quelques jours il sera le Hollandais, ce qui est un autre défi qu’il relève depuis plusieurs années et que le Heerrufer n’est pas un rôle bien passionnant : il demeure que, confié à des médiocres, il peut détruire une représentation (au moins le premier acte), et que de très bons Heerrufer comme Samuel Youn ou Michael Nagy, magnifique lui aussi, sont rares.

Image finale acte II©Enrico Nawrath
Image finale acte II©Enrico Nawrath

Pas de Lohengrin sans un chœur d’exception : celui de Bayreuth, dirigé par Eberhard Friedrich, désormais à Hambourg après avoir été à la tête du chœur de la Staatsoper de Berlin, est structurellement exceptionnel, depuis les origines. On ne sait quoi louer de l’éclat, de la clarté, de la diction, de la manière d’adoucir et de retenir le son, de la capacité à moduler.  À lui seul, il vaut le voyage, même affublé des masques ou des queues de rats et même sautillant avec les énormes pieds dans les costumes imaginés par Reinhard von der Thannen.
Mais tout ce qui précède est connu, confirmé, presque attendu.
La nouveauté de l’année, c’était la direction de l’orchestre confiée à Alain Altinoglu succédant à Andris Nelsons occupé avec le Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons est une star, qui a remporté un très grand succès dans ce Lohengrin, au point que le Festival lui confie l’an prochain un Parsifal (avec Vogt !) très attendu (même sans Jonathan Meese). Il est difficile pour un chef de reprendre une production au succès consommé, sans apparaître comme le (brillant) second, d’autant que les répétitions des reprises sont rares à l’orchestre, comme s’en sont plaint de nombreux chefs, puisque 7 opéras à répéter pendant trois semaines sont une gageure pour les espaces et pour les plannings.
Alain Altinoglu a remporté un triomphe, lui aussi, totalement justifié. Car son Lohengrin affirme d’emblée une personnalité propre, très lyrique, très « ronde », moins épique que Nelsons, mais avec des qualités de clarté, de dynamique très affirmées et une autre couleur tout aussi séduisante. La limpidité de l’approche, la distribution des volumes qui jouent parfaitement avec l’acoustique particulière du lieu, tout cela mérite d’être souligné et mérite le détour. De plus, Altinoglu est un vrai chef d’opéra, attentif aux voix, aux équilibres, qui dirige en modulant en fonction du plateau. Il y a eu quelques menus décalages, qui devraient disparaître lors des autres représentations. Il reste que l’ensemble est remarquable de vie et de naturel. C’est un Lohengrin poétique sans être éthéré, énergique quand il le faut, jamais brouillon, jamais plat, qui fait totalement honneur au maître des lieux. Alain Altinoglu est avec Boulez le seul chef français à avoir dirigé ici depuis 40 ans, et l’un des rares de toute l’histoire de Bayreuth (Cluytens, certes, mais il était d’origine belge), il reste à lui souhaiter d’être appelé ici pour une nouvelle production.
Enfin, pour la bonne bouche, parlons quelque peu de nos rongeurs.
Cette production «des rats » fit parler beaucoup d’elle au départ, à cause de la personnalité de Hans Neuenfels, toujours considéré comme un sulfureux, alors qu’il s’est beaucoup assagi avec l’âge (il a quand même 74 ans) et que le public aurait dû s’habituer depuis le temps. La production a peut être un peu vieilli, mais fait toujours sourire par son ironie (l’apparition des souris (ratons ?) roses, la manière de marcher etc…).
Au-delà des aspects anecdotiques que sont les rats, Neuenfels pose une des questions clefs de Lohengrin, à savoir le suivisme des peuples qui face à l’adversité se confient à un homme providentiel. C’est un regard clinique sans complaisance sur l’absence de recul critique des peuples et les mouvements qui conduisent au totalitarisme : comme souvent, il distancie le regard en faisant du peuple des rats de laboratoire, réputés intelligents, dont on observe les réactions, sur lesquels on fait des expériences comme il l’avait fait sur son Cosi fan tutte salzbourgeois (où les rats étaient remplacés par les insectes).

Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath
Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath

On retiendra de cette production d’autres images aussi, comme l’arrivée d’Elsa percée de flèches, martyr comme Saint Sebastien, comme le lever de rideau de l’acte II, avec ce fiacre accidenté de Telramund et Ortrud en fuite et les rats qui cherchent à tout voler, ou comme Elsa en cygne blanc et Ortrud en cygne noir dans la deuxième partie de l’acte II. Enfin, cette image finale frappante de l’acte III où un fœtus sorti de l’œuf distribue à l’assistance avide son cordon ombilical à dévorer comme on distribue le pain au peuple affamé ou comme les stars lancent leur chemise aux fans en folie, avec pour clore Lohengrin seul, devant la scène alors que tous les autres sont morts : le roi est nu.

Des images fortes, pour une mise en scène qui n’a rien de ridicule, posant la question de l’idéologie portée par Lohengrin qui dit au peuple et à l’être aimé : aimez moi sans comprendre, sans savoir, et surtout ne vous posez pas de questions : l’essence du totalitarisme.
Le prochain cygne passe en 2018 avec Alvis Hermanis, garantie de sagesse élégante, Christian Thielemann en fosse et si tout va bien, Anna Netrebko et Roberto Alagna. Une production qui fera courir ventre à terre. [wpsr_facebook]

Image finale Acte III ©Enrico Nawrath
Image finale Acte III ©Enrico Nawrath