LES SAISONS 2016-2017 (4): DE NATIONALE OPERA, AMSTERDAM

Parsifal (Prod.Audi, Kapoor) ©DNO
Parsifal (Prod.Audi, Kapoor) ©DNO

L’Opéra d’Amsterdam (De Nationale Opera) est le modèle parfait du théâtre de stagione, c’est à dire un théâtre structuré autour de productions, en nombre relativement limité, avec une tradition récente, et une politique artistique exigeante. Il n’y a pas de grande tradition d’opéra à Amsterdam. En effet, le bâtiment lui-même a une trentaine d’années; même si le projet d’un opéra est plus ancien, il n’y a rien de comparable  avec la tradition symphonique marquée à Amsterdam par le Royal Concertgebouw Orchestra. C’est un théâtre avec un corps de ballet et un chœur (excellent, dirigé par Ching-Lien Wu) mais sans orchestre, choix initial qui répond à des considérations économiques dues au nombre de productions limité, malgré la présence d’un directeur musical, Marc Albrecht, qui peut diriger  l’un des orchestres symphoniques nationaux hollandais qui tour à tour accompagnent dans la fosse : le Netherlands Chamber Orchestra, le Netherlands Philharmonic Orchestra (qui assure bonne part de la production) le Concerto Köln, le Rotterdam Philharmonic Orchestra, The Hague Philharmonic Orchestra, Les Talens Lyriques, le Royal Concertgebouw Orchestra (qui assure au moins une production annuelle) seront les orchestres présents la saison prochaine en fosse. Le rythme des productions est à peu près de une par mois, sachant que la période allant de fin mai à début juillet est celle du Holland Festival, et donc que le rythme s’accélère (créations, performances).
Bien sûr il y a dans la grosse dizaine d’œuvres (13 cette année) présentées quelques reprises, mais souvent des reprises de productions moins récentes qui sont retravaillées, comme par exemple celles du directeur artistique, Pierre Audi, sur qui repose la politique artistique de la maison depuis les origines, qui lui a donné sa couleur et son ouverture, et qui est lui-même metteur en scène.
La couleur de la maison, c’est d’abord une tradition d’ouverture et de modernité : l’appel à des metteurs en scènes et à des productions d’aujourd’hui, est ici ancré dans les gènes, c’est une politique bien installée dans le Benelux, qui remonte aux années Mortier (années 80), et qui font que Bruxelles, Anvers et Amsterdam, sans conduire la même politique, ont une couleur voisine.

Ainsi donc la saison 2016/2017 commencera par Le nozze di Figaro, et s’achèvera avec Salomé, et comme toutes les saisons, elle apparaît très bien équilibrée, offrant du grand répertoire italien, du baroque, du Mozart, du Wagner et du Strauss, et comme pratiquement chaque année, une création et une œuvre récente. Il y en a pour tous les goûts, pour un public très ouvert, très détendu, et surtout très disponible. Une maison agréable et sympathique, située à Waterlooplein, à 10 minutes de la Gare en tram (n°9) et 5 minutes en métro, direct. Et Amsterdam est à portée de Thalys, si bien que la traditionnelle représentation du dimanche à 13h30 garantit l’aller/retour en journée pour les parisiens.

 

Septembre 2016, pour 9 représentations (6 au 27 septembre)
Le nozze di Figaro, de Mozart dir.mus : Ivor Bolton, avec le Netherlands Chamber Orchestra dans une mise en scène de David Bösch, dont l’activité a explosé ces deux dernières années au point qu’on le voit dans tous les grands théâtres. Cela nous garantit une direction musicale solide, et surtout une mise en scène intelligente (David Bösch, en France, a déjà mis en scène à Lyon Simon Boccanegra et Die Gezeichneten). La distribution de très grande qualité affiche Stéphane Degout dans Il Conte, Alex Esposito dans Figaro, Eleonora Buratto dans La Contessa, Christiane Karg en Susanna, et l’excellente Marianne Crebassa en Cherubino.
Mon avis : vaut le Thalys

 

Octobre 2016, pour 8 représentations (10 au 31 octobre)
Manon Lescaut, de Giacomo Puccini, dir.mus : Alexander Joel (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra) rompu au répertoire notamment italien en Allemagne, et mise en scène d’Andrea Breth, qui précéda Thomas Ostermeier à la tête de la Schaubühne de Berlin. Mais la production est l’écrin pour la présence en Manon Lescaut de la star hollandaise actuelle du chant, Eva Maria Westbroek, qui sera Manon Lescaut face au Des Grieux de Stefano La Colla et au Lescaut de Thomas Oliemans.

 

Novembre 2016, pour 7 représentations (9 au 27 novembre)
Jephta, de G.F.Händel, dir.mus : Ivor Bolton, avec le Concerto Köln; mise en scène Claus Guth. Les interprétations d’Ivor Bolton dans ce répertoire sont intéressantes, et les lectures de Claus Guth évidemment stimulantes (Paris a découvert son Rigoletto, et l’an prochain verra son Lohengrin mais le must est son Tristan zurichois). L’Orchestre est fameux, la distribution est vraiment remarquable : Richard Croft en Jephta, mais aussi Bejun Mehta, Anna Prohaska, Wiebke Lehmkuhl, Anna Quintans et Florian Boesch.
Mon avis : vaut le Thalys

 

Décembre 2016, pour 8 représentations (du 6 au 29 décembre)
Parsifal de R.Wagner :  étrange programmation à Noël de cette fête plutôt pascale, sous la direction musicale de Marc Albrecht avec le Netherlands Philharmonic Orchestra. La production est une reprise de la mise en scène de Pierre Audi, fameuse pour les décors d’Anish Kapoor (« Le vagin de la reine ») dans une distribution classique et solide : Günther Groissböck en Gurnemanz, Christopher Ventris en Parsifal, Petra Lang en Kundry, Ryan McKinny qu’on voit de plus en plus sur les scènes internationales en Amfortas.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Parsifal, même en décembre)

 

Janvier 2017, pour 6 représentations ( du 15 au 26 janvier)
Die Entführung aus dem Serail, de Mozart dir.mus : Jérémy Rhorer, avec le Netherlands Chamber Orchestra. Un peu plus rare que les autres Mozart, on le retrouve actuellement plus souvent sur les scènes, cette fois dans une reprise de la mise en scène de Johan Simons (le directeur de la Ruhrtriennale), dans une distribution correcte dominée par l’Osmin de Peter Rose, avec Paul Appleby (Belmonte), Lenneke Ruiten (Konstanze), David Portillo (Pedrillo) et Siobhan Stagg (Blonde).

 

Février 2017, pour 7 représentations (du 7 au 25 février)
Le Prince Igor, de Borodine : danses polovtsiennes miraculeuses au milieu d’un magnifique champ de coquelicots dont la photo a fait le tour du monde: après New York, la somptueuse mise en scène de Dmitri Tcherniakov arrive à Amsterdam, avec une distribution voisine. Une mise en scène plus classique que ce à quoi nous a habitués Tcherniakov, une incontestable réussite esthétique, avec quelques changements dans l’ordre des scènes et quelques ajouts musicaux néanmoins…
Le chef Stanislav Kochanovsky habitué des scènes russes (Mikhailovsky) dirigera le Rotterdam Philharmonic Orchestra, dans une très belle distribution, malheureusement sans la fabuleuse Anita Rachvelishvili en Konchakovna (qui sera chantée par Agunda Kulaeva), mais avec un magnifique ensemble dominé par l’Igor d’Ildar Abdrazakov, somptueux, Vladimir Ognovenko, Pavel Černoch, Dmitri Ulyanov, Andrei Popov complètent ; et même Oksana Dyka dans son répertoire il est vrai, avait été correcte au MET.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Prince Igor, ni un Tcherniakov)

 

Mars 2017 :
Wozzeck, d’Alban Berg pour 7 représentations (du 18 mars au 9 avril). Une nouvelle production qui va faire couler de l’encre. Bruxelles avait présenté Lulu (avec Barbara Hannigan) Amsterdam présente Wozzeck dans la vision de Krzysztof Warlikowski et de Małgorzata Szczęśniak. C’est Marc Albrecht qui dirigera le Netherlands Philharmonic Orchestra. La distribution est dominée par le Wozzeck de Christopher Maltman, merveilleux dans les rôles de personnage crucifié, tandis qu’Eva-Maria Westbroek sera Marie, aux côtés de son époux Franz von Aken qui chantera le Tambourmajor et que le Doktor sera Sir Willard White. Une distribution vraiment intéressante, une mise en scène sans nul doute marquante, un chef très à l’aise dans ce répertoire et donc qui vaudra le Thalys.

 

The new Prince, de Mohamed Fairouz pour 6 représentations du 24 au 31 mars. Création mondiale. La dernière décade de mars est consacrée au cycle Opera Forward, impliquant diverses structures culturelles et éducatives, consacré cette année au pouvoir, quand il est manifeste (The new Prince) ou quand le drame vient de son absence (Wozzeck). Le jeune compositeur Mohamed Fairouz imagine le réveil de Machiavel en 2032. Le spectateur peut bien se figurer le constat puisque le sous titre du théâtre d’Amsterdam est « blood-curdling revue about power » (litt : revue à glacer le sang sur le pouvoir) à partir d’exemples récents et moins récents : Hitler, les Clinton, Ben Laden. C’est le second opéra du jeune Mohamed Fairouz (à peine 30 ans), émirato-américain (!!) qui travaille avec le journaliste et romancier David Ignatius.
La mise en scène est confiée à Lotte de Beer, « disciple » de Peter Konwitschny, dont la très jeune carrière explose déjà (futurs engagements à Munich, au MET, au Theater an der Wien). C’est Steven Sloane qui dirigera l’Orchestre Philharmonique de la Haye et la distribution inclut Nathan Gunn (Machiavel), Karin Strobos (Fortuna), George Abud (Ben Laden), Nora Fischer (Monica Lewinski) tandis que Paulo Szot sera à fois Clinton et Dick Cheney.
L’agenda du théâtre fait que si vous passez deux jours à Amsterdam il y aura la possibilité de voir les deux spectacles. Pourquoi pas ?

Coeur de Chien (Prod.Mc Burney) un des must de la saison © DNO
Coeur de Chien (Prod.Mc Burney) un des must de la saison © DNO

Avril 2017
Cœur de chien (Собачье сердце), d’Alexander Raskatov, d’après Boulgakov, sur un livret de Cesare Mazzonis (6 représentations du 22 avril au 5 mai). Reprise de la création triomphale de 2010 dans la production étourdissante de Simon Mc Burney. La reprise d’une création  est chose suffisamment rare pour qu’on la souligne, et dans ce cas, c’est pleinement justifié vu le succès européen (Lyon, Londres, Milan) de ce spectacle, l’un des plus virtuoses de cette décennie. C’est comme à Lyon Martyn Brabbins qui dirigera le Netherlands Chamber Orchestra et la distribution pratiquement identique à celle de Lyon est sans reproche : Sergueï Leiferkus, Elena Vassileva, Peter Hoare, Nancy Allen Lundy, Andrew Watts,  Robert Wörle, Ville Rusanen…
Si vous n’avez pas vu ce spectacle, vaut le Thalys, évidemment, et plutôt deux fois qu’une.

À noter qu’ une version pour enfants du texte de Boulgakov sera présentée deux semaines plus tard pour 4 représentations (du 13 au 17 mai – 2 représentations le 14 mai), avec une autre musique (de Oene van Geel et Florian Magnus Maier) sous le titre « Cœur de petit chien » (Hondenhartje)

 

L’art de la programmation c’est de savoir alterner des opéras plus rares ou moins favoris du public, et des standards, voire des marronniers de la programmation, et donc :

Mai 2017
Rigoletto, de Giuseppe Verdi (10 représentations du 9 mai au 5 juin). L’opéra de Verdi est l’objet d’une production nouvelle de Damiano Michieletto (qui a eu un énorme succès en 2015 avec Il Viaggio a Reims) et le Netherlands Philharmonic Orchestra sera dirigé par Carlo Rizzi, chef bien connu et rodé dans ce répertoire ; c’est Luca Salsi qui chantera Rigoletto, pour ses débuts à Amsterdam, tandis que Gilda sera la délicieuse et talentueuse Lisette Oropesa, vue à Amsterdam dans Nanetta il y a deux saisons. Il Duca sera Saimir Pirgu, Sparafucile Rafal Siwek et Maddalena l’excellente Annalisa Stroppa.
Si vous passez par Amsterdam…

 

Madrigaux de Claudio Monteverdi , 5 représentations du 11 au 19 mai, reprise de la production de Pierre Audi de 2007, par les Talens Lyriques et Christophe Rousset, interprété par des jeunes interprètes, dans les espaces des ateliers de décors du Dutch Nationale Opera à Amsterdam-Zuidoost

 

Juin 2017
Vespro della Beata Vergine, de Claudio Monteverdi, un spectacle performance-installation dans le cadre du Holland Festival mis en espace par Pierre Audi, dans une installation de l’artiste belge Berlinde De Bruyckere, dans le monumental Gashouder (Gazomètre) de la Westergasfabriek à Amsterdam. C’est Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion qui assureront la partie musicale (décidément les musiciens français seront à l’honneur en cette période à Amsterdam, après les Talens Lyriques). Pour 3 représentations les 3, 4 et 5 juin. Un « Event » autour d’une œuvre difficile, l’un des très grands chefs d’œuvre de la littérature musicale, dans un lieu fascinant.

 

Salomé, de Richard Strauss pour 8 représentations du 9 juin au 5 juillet. C’est l’événement de la fin d’année, traditionnel avec dans la fosse le Royal Concertgebouw Orchestra sous la direction de son directeur musical tout neuf Daniele Gatti, dans une mise en scène du directeur du Toneelgroep d’Amsterdam, Ivo van Hove dont on connaît les lectures radicales. Une très belle distribution dominée par la Salomé de Malin Byström, avec Lance Ryan dans Herodes et Doris Soffel dans Herodias, tandis que Jochanaan sera Evgueni Nikitin, et Narraboth l’excellent Benjamin Bernheim.
A ne manquer sous aucun prétexte : Vaut un Thalys, et même deux.

Treize (ou quatorze si l’on compte Cœur de petit chien pour les enfants) productions toutes de qualité enviable et qui vaudraient toutes un voyage en Thalys, ou en bus, et même en voiture. Mais il y a vraiment des spectacles spécialement attirants qui font d’Amsterdam aujourd’hui un des pôles inévitables de l’opéra européen. Innovation, tant dans les répertoires que dans les équipes artistiques, distributions enviables. Il y a de quoi passer de magnifiques soirées et en tous cas à chaque fois constater l’intelligence de la programmation qui ne se dément pas d’année en année. [wpsr_facebook]

Entführung aus dem Serail (Prod.Johan Simons) ©DNO
Entführung aus dem Serail (Prod.Johan Simons) ©DNO

 

RUHRTRIENNALE 2015: DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 26 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Teodor CURRENTZIS; Ms en scène: Johan SIMONS)

©Michael Kneffel
Ruhrgold©Michael Kneffel

DAS RUHRGOLD

Fondée en 2002, la Ruhrtriennale a été marquée par son premier directeur, Gérard Mortier. La manifestation qui clôt l’été des Festivals est consacrée à tout ce qui dans l’art et le spectacle vivant peut être contemporain, dans le sens d’une recherche esthétique expérimentale, enracinée dans un territoire, la Ruhr, qui a décidé de faire de la culture un des axes forts de sa politique, sinon l’axe essentiel, notamment en réhabilitant part de son patrimoine industriel en friche depuis l’abandon des mines qui furent pendant le XIXème siècle et le XXème siècle le symbole de l’industrie allemande. Un territoire saigné pendant la 2ème guerre mondiale, et qui laissa à la fin des années 80 un paysage marqué par les crassiers, les usines géantes, les cokeries, un paysage lunaire que des politiciens intelligents (il y en a) ont décidé par un gigantesque programme de réhabilitation (Internationale Bauausstellung Emscher Park de 1989 à 1999) de dédier à la culture : Musées, espaces d’expositions, salles de spectacles sont nées, faisant d’un territoire qu’on pensait définitivement dédié au métal, au charbon et à la poussière, un objet de visites touristiques, un lieu de manifestations culturelles extraordinaires, et une véritable exposition architecturale. Rien qu’une ville comme Essen (600.000 habitants) contient à la fois un théâtre inauguré en 1988 (conçu d’après le projet d’Alvar Aalto né en 1959), et plus récemment ouverts, un musée d’art magnifique (le Folkwang Museum) confié à l’architecte David Chipperfield, et l’un des plus beaux musées d’histoire d’Europe, le Ruhrmuseum, confié quant à lui à Rem Koolhaas, installé au cœur des espaces industriels, au fameux Zollverein.

Mais ce qui est extraordinaire et inédit (et Lille s’en souviendra en 2004 quand elle sera capitale de la Culture), c’est que cet investissement a fait en sorte d’associer la population et de proposer au territoire décimé par la fin du charbon de nouveaux motifs de fierté. La Ruhrtriennale qui de trois ans en trois ans, propose à un manager culturel ou à un artiste de concevoir une programmation prend place dans ce mouvement général: elle attire désormais des spectateurs venus des Pays Bas assez proches, de France, de Belgique mais surtout de la région. Car dans le programme Emscher Park, c’est bien d’abord la conscience et l’estime de soi de la population qui étaient visées.
La culture n’a jamais été absente de la Ruhr, elle était financée par les capitaines d’industrie, et ce depuis le début du XXème siècle, pour l’édification paternaliste des masses : le meilleur exemple en est le Folkwang Museum. Déjà aussi en 1976 Pina Bausch fonde le Tanztheater Wuppertal, qui fut (et reste) l’un des foyers de référence de la danse contemporaine européenne,  d’une certaine manière de traiter le corps et le théâtre.
Ainsi, la Jahrhunderthalle Bochum où était présenté ce Rheingold, est un espace industriel d’exposition construit en 1902 et de 8900m2 de surface et réhabilité par un « pronaos » moderne vitré en 2003 par l’architecte Karl Heinz Petzinka.

La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus
La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus

C’est un hall immense, magnifique, lumineux, qui peut abriter plusieurs espaces de spectacle, pour des concerts rock, du théâtre, du cinéma, et de l’opéra, et dans lequel sont présentées les productions phare : on y a vu Die Zauberflöte (La Fura dels Baus), qu’on a vu à Paris, mais dont on comprend quel effet l’énorme dispositif de la troupe catalane pouvait faire dans cet immense vaisseau, Die Soldaten (David Pountney), Moses und Aron (Willi Decker), dans des productions impressionnantes et originales prenant appui sur la magie de cet espace fascinant. Chaque production est affichée 3 ans, le temps du manager qui l’a suscitée. Après Gérard Mortier, Jürgen Flimm, Willi Decker, Heiner Goebbels, c’est depuis cette année le metteur en scène Johan Simons, ex-directeur depuis 2010 des Kammerspiele de Munich, qui assume jusqu’en 2017 la direction artistique de la Ruhrtriennale : c’est lui qui fit à Paris Simon Boccanegra en 2006 et 2007 et Fidelio en 2008. Il a décidé de dédier sa programmation aux travailleurs mais aussi aux chômeurs de la région (« an die Arbeitenden und an die Arbeitslosen »). Il met en scène cette production de Das Rheingold, production qui n’est a priori pas liée à une future production du Ring, mais qui à elle seule, renferme les ingrédients de toute l’histoire du cycle wagnérien, y compris sa conclusion et qui pose la question du travail et de la production.
Car pourquoi Rheingold ? La réponse est assez simple : dans une Ruhr dédiée au charbon, la descente à Nibelheim était permanente dans le quotidien des habitants de la région. Le monde grouillant des mineurs avait quelque chose de celui des nains enfouis sous la terre à chercher ou forger l’or. Et de Castorf en Simons, l’or pour la Ruhr, ce n’était pas l’or noir, mais le charbon, qui a donné à la fois l’identité de cette région et son l’énergie primale : lorsque Alberich renonce à l’amour, il brandit non de l’or, mais un énorme morceau de charbon.

Alberich maudit l'amour ©Michael Kneffel
Alberich maudit l’amour ©Michael Kneffel

Rheingold pose la question des maîtres et des travailleurs-esclaves, la question du politique et de ses mensonges, la question du début et celle de la fin : Erda en possède les clefs, et sans aucun hasard, c’est elle, assise dans son coin au premier plan, qui observe et écoute sans mot dire les développement d’une action promise dès le départ à sa perte.
Le pouvoir et sa perte, l’or, sa puissance et sa menace, le début et la fin de toute chose, du soleil auroral au ciel crépusculaire, Rheingold peut ne pas être qu’un prologue, car Rheingold porte déjà en soi la chute des Dieux.
Dans cet immense espace, Johan Simons et sa décoratrice Bettina Pommer ont conçu un dispositif multispatial, avec au premier plan un monde renversé en ruine, le plafond d’un palais avec son lustre dressé, les moulures, mais aussi les gravas, et l’eau qui l’envahit, et qui reflète le toit de la Halle, un monde qu’on piétine, sur lequel tous les personnages vont marcher, le monde d’en-bas, sur lequel émerge le trou qui conduit sous la scène au monde encore plus bas, Nibelheim.
En hauteur en revanche, perchée et fixée par des échafaudages, une immense façade aveugle qu’on comprend être le Walhalla, portes et fenêtres closes précédée d’une petite plateforme. Entre les deux, fait de bois, de cuivres rutilants, et de métaux divers, le monde de l’orchestre, un monde d’hommes et d’instruments, qui est, au début du moins, mais pourquoi pas pendant toute la représentation avec ses apaisements et ses colères, le Rhin, devant lequel les filles du Rhin (les magnifiques Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) s’installent sur trois chaises comme des solistes lors d’une représentation concertante. Le flot du Rhin sera musical ou ne sera pas.

L’orchestre à l’intérieur duquel circulent les chanteurs et qui est en même temps surface de jeu a un statut évidemment inhabituel, inclus dans la dramaturgie, comme si les musiciens étaient part de ce monde du travail et de l’esclavage, obligés de jouer : le chef n’arrive-t-il pas entre deux personnages patibulaires comme prisonnier pour être installé sur le podium. Derrière lui on verra une enclume sur laquelle on frappera lors de la descente à Nibelheim…et certains musiciens tantôt se lèvent, tantôt circulent, comme si l’orchestre était Rhin, comme si l’Orchestre était foule, comme s’il était esclave des autres : des chanteurs, du metteur en scène, du chef, du public…
Dans cette ambiance étrange, la représentation qui commence à 15h a lieu en plein jour, et les éclairages soulignent les formes sans les isoler, mais les insérant d’une manière encore plus directe dans l’espace de la Jahrhunderthalle: et alors le texte prend une cohérence et une réalité inattendues : on ne cesse de remarquer les allusions à la présence du soleil, un soleil qui ce jour de septembre aveugle le spectateur tant il est éclatant. On va ainsi suivre le parcours solaire jusqu’au moment où il initie son coucher et alors, miracle, Wotan nous dit :
« Abendlich strahlt
Der Sonne Auge », évocation du soleil couchant.

Scène finale ©Michael Kneffel
Scène finale, avec Wotan (Mika Kares) au premier plan ©Michael Kneffel

Ainsi opère la magie du théâtre avec son cortège d’émotions, parce que le spectateur voit ce que dit le texte et parce que l’espace d’un instant, personnage et spectateurs vivent à l’unisson.
Ce Rheingold est une expérience particulière, liée au lieu, liée à l’entreprise, liée à l’ambiance. Tout commence par l’entrée dans l’enfilade immense qui sert d’antichambre gigantesque à la salle de spectacle proprement dite où l’on entend en fond un accord musical électronique, qui ne cessera que lorsque la musique de Wagner prendra le relai, comme une sorte de litanie qui prépare le spectateur et qui se mêle au bruit murmurant de la foule qui s’installe, comme un autre fleuve (la musique électronique ajoutée est du finlandais Mika Vainio).
L’unicité du lieu, l’absence de quatrième mur tant l’espace est unifié, tant la proximité des spectateurs des premiers rangs est grande avec le plateau, tant la lumière est la même, en cet après-midi, éclatante, imposante, aveuglante pour tous, comme si brillait un anneau d’or qui nous écrasait en nous aveuglant, empêchant même quelquefois de voir le spectacle.

Après avoir vu Castorf à Bayreuth, évidemment tout nous paraît déjà vu, et je ne suis pas certain que Johan Simons n’y ait pas repris quelques motifs : le serveur (Stefan Hunstein) qui d’ailleurs fait la conférence préparatoire une heure avant le spectacle  comme si Hunstein était le Patric Seibert de service … L’intervention de Donner avec un pistolet contre les géants qui prennent Freia est aussi un geste castorfien. Citations sans doute, et non plagiat car le propos de Simons n’a rien à voir avec celui de Castorf, tout en racontant une histoire parallèle. Le théâtre de Simons se veut « participatif », celui de Castorf est brechtien, c’est participation contre distanciation ! Simons part de ce que son public est venu pour voir non n’importe quel Rheingold, mais le voir à la Ruhrtriennale, le voir à la Jahrhunderthalle, et donc un Rheingold  qui est une proposition particulière liée au lieu, lié à la manifestation, lié à ce public particulier qu’on fait entrer dans l’espace de jeu : il y a des spectateurs assis latéralement le long de l’orchestre : figurants ? Spectateurs ? ils nous font penser en tout cas au Tannhäuser de Baumgarten à Bayreuth, qui avait eu la même idée. Public et artistes se « mélangent » un peu, s’approprient l’espace de jeu. D’où d’ailleurs un regard forcément différent sur les aspects musicaux. Ce n’est pas n’importe quel public, en ce sens, c’est comme je l’écrivais il y a peu, son public.

Villa Hügel, château des Krupp
Villa Hügel, château des Krupp

La mise en scène de Johan Simons, pose l’histoire du Ring dans l’histoire de la lutte des classes, avec des Dieux en hauteur qui sont sur le seuil (fermé) du Walhalla, une reproduction à peine stylisée d’une des façades de Villa Hügel, le château des Krupp à Essen et en bas, le jeu des autres, qu’ils soient géants ou nains, ou filles du Rhin et Erda. Une Erda à part, une sorte de grand mère aux fines lunettes noires d’aveugle, vêtue d’une blouse grise de grand mère prête à faire les confitures. Jane Henschel, merveilleuse artiste toujours prête à entrer dans des aventures théâtrales est saisissante dans sa composition. Elle surgit dès le début (enfin, surgir est un verbe bien excessif pour une entrée timide et hésitante, d’un pas difficile et prudent, dans l’eau stagnante à la recherche d’une place discrète où s’asseoir) elle ne disparaît que lorsque Loge et Wotan sont à Nibelheim et ne réapparaît que lorsqu’ils en sortent. Elle est là, chœur muet, aveugle et visionnaire. Et elle attend son heure.

Tableau initial, à l'entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015
Tableau initial, à l’entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015

Entre le Walhalla-Hügel et le sol, plafond renversé jonché de ses moulages de plâtre et recouvert d’une eau stagnante, comme si le monde était sens dessus-dessous et que vu du Walhalla, on voyait le sol comme un plafond, est étendu l’orchestre, espace transitionnel, presque fluvial, le Rhin qu’on doit systématiquement traverser pour arriver aux héros du bas, et, pourquoi pas, un Rhin miroir qui renverrait aux Dieux l’image d’un Walhalla déjà en ruine, le Walhalla d’avant d’un Ring vécu comme cyclique. D’ailleurs, sur l’eau flotte une robe dorée de petite fille, trace d’une aventure précédente qui pose question, et dont le spectateur découvre la réponse en voyant Freia revêtue de cette petite robe lorsqu’on mesure la quantité d’or nécessaire au deal Wotan/Géants. Nous sommes dans l’histoire cyclique des gens d’en haut et de ceux d’en bas.
La fin est dans le début : c’est bien le message qui est envoyé au spectateur ; message d’ailleurs confirmé par la couverture du programme Götter + Fall avec la polysémie du mot Fall, mais aussi son sens premier de chute. La montée au Walhalla est ici vue comme chute. Voilà le premier message : les dieux Krupp tomberont. Et du même coup Rheingold annonce non une chute pessimiste à la Schopenhauer, mais une révolution.
Le second propos de la mise en scène de Johan Simons est de bien marquer les différences de classe entre les Dieux, grande famille bourgeoise, d’abord vêtue d’effets de voyage (merci Chéreau…) élégants, beiges, (costumes de Teresa Vergho ) puis dans la seconde partie avec le retour de Nibelheim vêtus de smokings, que Wotan et Loge endossent à vue d’ailleurs, aidés par le majordome de l’occasion (Hunstein) ou de vêtements de cocktails ou de soirée.
Et puis il y a les autres, les sans-grades (sans dents ?), ouvriers ou mineurs, c’est à dire les fratries Alberich/Mime et Fasolt/Fafner. La grande famille des Dieux-Krupp et les microfamilles du peuple, qui dialoguent rarement sur le même niveau, mais souvent de haut en bas ou de bas en haut, distribués sur les différents niveaux, coursives, balustres, sol.

Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015
Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015

C’est au sol que se déroule la fascinante scène initiale des filles du Rhin s’amusant avec un Alberich phénoménal ravagé de désir, et qui finit par se vautrer avec des poupées de son encouragé par les fille du Rhin dans une gymnastique sexuelle ahurissante. C’est du sol qu’Erda lance son avertissement qui annonce le crépuscule des Dieux (et donc la fin des Krupp).

Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015
Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015

C’est aussi en bas que se déroule logiquement la scène du Nibelheim, vue comme noyautage du monde ouvrier par Wotan et Loge déguisés en ouvriers, en mineurs et donc cherchant à créer la zizanie et le désordre chez l’ennemi. Par ailleurs, il n’y a aucun « effet » magique ou de lumière dans ce travail purement théâtral : la transformation en grenouille ou en dragon est mimée par Alberich et sa capture est une capture purement humaine. Il s’agit des pièges que les hommes entre eux se tendent.

Les pommes...
Les pommes…

C’est enfin en bas que les Dieux se recroquevillent abandonnés par une Freia prisonnière, ils essaient de manger les pommes, mais elles sont pourries, et jetées à terre comme un tas d’excréments ou du vomi qui gît au milieu du plafond en ruine et de l’eau stagnante, signe d’une puissance déjà perdue.
Le troisième élément, c’est une « Personenführung » très précise, qui travaille sur les relations avec les personnages, petits gestes (Fricka), attitudes presque esquissées, y compris les moindres expressions. Un travail d’acteur très engagé, qui montre d’ailleurs l’évolution définitive de l’opéra quand il est conduit avec rigueur au niveau théâtral. Le jeu nécessite un véritable engagement des chanteurs, avec une force de conviction décuplée parce qu’au chant, exercice physique s’il en est, s’ajoute le jeu, qui en renforce la puissance.

Enfin, ce qui caractérise les relations des fratries, c’est la violence aussi bien entre les deux frères du Nibelheim qu’entre les deux géants. La violence des deux nains est impressionnante (l’un des deux chanteurs s’est légèrement tordu une cheville pendant l’opéra) et leur engagement est vraiment exceptionnel.

Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015
Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015

En même temps, pendant la scène finale, les corps des nains d’un côté et de l’autre ceux des géants sont enchevêtrés au pied du premier rang des spectateurs. Mime et Alberich dorment tendrement entrelacés, presque enfantins, et Fafner vivant essaie d’éveiller doucement Fasolt dans ses bras, comme pour tester s’il est vraiment mort et se rend compte brutalement du désastre. Son regard perdu dans le lointain, sa manière de caresser le cadavre du frère, discrètement, sont des attitudes saisissantes, voire bouleversantes. Ils resteront ainsi jusqu’à la fin, visibles de tous, pendant que les Dieux s’essaieront à ouvrir le Walhalla dans une scène de triomphe dérisoire..
Car la scène finale est conçue à l’inverse que ce qu’avait fait Chéreau : Wotan y essayait de tirer péniblement le cortège des Dieux vers le Walhalla : ici, Wotan qui a compris Erda se refuse à monter au Walhalla, écrasé de désespoir pendant que les Dieux s’essaient à ouvrir un Walhalla désespérément clos, la musique sonne d’autant plus creuse ou ironique qu’elle est vaine, le tout orchestré par un Loge en frac de chef d’orchestre.
Mais le moment le plus spectaculaire est évidemment l’intermède de la descente à Nibelheim, où Wagner fait entendre les bruits des marteaux sur les enclumes, les bruits des nains esclaves attachés à la production. Ces bruits sont ici démultipliés, les percussions envahissent l’espace sonore, l’orchestre sur-sonne et on va chercher dans le public des spectateurs à qui l’on donne un marteau pour frapper sur des bouts de rails, comme si la Jahrhunderthalle résonnait encore des bruits de l’esclavage industriel : c’est assourdissant, impressionnant et surtout étonnant : les spectateurs essaient de frapper en rythme, hésitent, s’arrêtent reprennent, regardent le chef ou les musiciens. Rien n’est distancié ici et tout le monde participe de l ‘élaboration du spectacle, dans un vacarme qui ne fait pas oublier la musique, mais qui va jusqu’au bout de l’option du son expérimental de l’instrument-outil que Wagner avait ouverte et qu’il reprendra aussi dans Siegfried. C’est ainsi que la descente à Nibelheim allonge particulièrement l’œuvre (de quasiment une demi-heure) dans un vacarme fascinant dans lequel on finit par se vautrer, alors que résonne un texte d’Elfriede Jelinek hurlé par le majordome (dans le programme de salle) : Brünnhilde an Papa Wotan : Also, Papa hat sich diese Burg bauen lassen…[Alors, papa s’est fait construire ce château..].
On ne peut pas trouver dans ce travail l’originalité qu’on trouve dans d’autres mises en scène, parce que le Ring comme métaphore de la lutte des classes, ou les Dieux comme métaphore des capitaines d’industrie aux débuts de l’industrialisation était déjà dans Chéreau et a fait le tour des mises en scène du Regietheater depuis 40 ans. Ce n’est pas le propos qui ici étonne, mais l’adaptation de la situation au lieu, à la région, la complicité qui est cherchée avec le public, l’entreprise globale, liée aussi à l’ensemble de la programmation dont le motto est « Seid umschlungen » (soyez enserrés, embrassés) qui encourage à la solidarité, au sentiment d’appartenance.

Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015
Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015

De telles options influent évidemment sur la musique, et sur la manière dont Teodor Currentzis à la tête de son orchestre MusicAeterna de la lointaine Perm, élargi à d’autres musiciens pour l’occasion, conduit la « fosse ».
Dans un tel lieu, dans un tel contexte, la musique fait aussi spectacle, et Currentzis excelle à faire spectacle : cuivres rutilants debout, puis ensemble de l’orchestre, tenues de notes d’une longueur inusitée, insistance inhabituelle sur les percussions, tout est désormais possible. Il reste que l’orchestre est parfaitement tenu, qu’il n’y pas seulement des effets de manche, il n’y a pas seulement du théâtre ou de la musique-théâtre, mais beaucoup de moments d’une très grande tension qui sont dus simplement à la musique de Wagner interprétée avec relief et précision. Évidemment, nous sommes dans une option épique, à l’opposé de l’accompagnement note à note de la conversation que faisait Petrenko un mois plus tôt à Bayreuth (auquel d’ailleurs certains spectateurs ou certains auditeurs n’ont rien compris), nous sommes dans un espace presque infini où l’orchestre doit se faire entendre, se faire voir, faire spectacle et faire relief, où il est part de la scène et du dispositif, où il est fleuve humain et sonore : Currentzis en tire bien les conséquences (et cela ne doit pas trop lui déplaire), et remporte une immense succès d’un public debout qui ne quitte pas la salle.

Sans être une distribution de vedettes internationales du wagnérisme, l’ensemble des chanteurs réunis a donné une magnifique preuve d’excellence et d’engagement. Dans une salle ainsi aménagée, la sonorisation est indispensable : il serait impossible de travailler sans. Mais c’est une sonorisation d’une grande discrétion et d’une très grande efficacité, le résultat en est qu’elle n’est jamais envahissante, et qu’on a l’impression de voix naturelles, avec les craintes légitimes que des dispositifs aussi performants font peser sur de futures sonorisations clandestines de hauts lieux de l’opéra.

Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015
Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015

Il y a là de toute manière une équipe cohérente et engagée, qui fait merveille, une équipe qui est d’abord dans le jeu, c’est à dire dans la couleur et l’expression : Peter Bronder à ce titre est un Loge qui n’a rien d’histrionique, une sorte de crapule raffinée, et donc intelligente, qui sculpte les paroles pour donner à ce texte une couleur incroyablement variée, sans jamais faire du jeu un double des paroles. Il est le plus vieux du plateau, et dirons nous, le plus mûr, le plus matois, avec ce presque rien de distance qui lui fait toujours être à la fois dedans et dehors, magnifique présence, et une voix qui sans être puissante est particulièrement bien projetée. Il est le « chef d’orchestre » de l’histoire, distancié mais pas trop, présent et ailleurs, dans une élasticité qui sied bien au personnage.
Face à lui, avec lui, le Wotan assez juvénile de Mika Kares, basse finlandaise (c’est presque un pléonasme tant les finlandais ont donné à cette tessiture) à la voix bien posée et projetée de manière efficace, à la diction remarquable. La présence de ce Wotan s’affirme de moment en moment, pour finir en personnage torturé, ravagé par la compréhension du monde que lui a donnée Erda. C’est un Wotan plus traditionnel évidemment que celui de Wolfgang Koch, qui dit le texte de manière sans doute moins variée, mais qui pose le personnage, avec sa père de lunettes à demi obscurcie ; une très belle prestation, qui pose un Wotan non conscient de sa perte qui va quand même y aller, comme chez Guy Cassiers, mais un Wotan qui finit écrasé.
Il faut saluer l’extraordinaire performance de Leigh Melrose en Alberich, un Alberich jeune, vigoureux, violent, puissant, étourdissant qui remplit la scène et la salle par une voix claire, magnifiquement projetée et un texte dit avec une conviction rare, un Alberich sans cesse in medias res, qui contraste avec la distance affichée chez Castorf par un Albert Dohmen plutôt presque aristocratique, un Alberich wotanisé. Ici l’Alberich de Leigh Melrose se pose comme opposé directement à Wotan, l’autre absolu.
Même engagement chez le Mime d’ Elmar Gilbertsson, ténor moins « caractériste » que les Mime habituels, une sorte de double de son frère en version vocalement moins imposante, mais non moins intense.

Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015
Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015

Les géants Frank van Hove (Fasolt) et Peter Lobert (Fafner) sans être exceptionnels, sont particulièrement efficaces et très émouvants dans la dernière partie.  Donner (Andrew Poster-Williams) et Froh (Rolf Romei) complètent efficacement la distribution masculine.

 

 

 

Du côté féminin, on apprécie la Fricka bien plantée de Maria Riccarda Wesseling, avec son mezzo charnu, et son personnage de bourgeoise caricaturale en tailleur et chapeau, une Fricka vocalement très présente, qui pose un personnage à la fois plein de relief et dérisoire, tandis que la Freia d’Agneta Eichenholz, qu’on a vue dans pas mal de productions récentes sur les scènes européennes, est volontairement pâle, réduite au statut d’instrument qu’on va se passer de main (des Dieux) en main (des géants), elle est en retrait, mais la voix est bien timbrée, bien claire, même si ce n’est pas la future Sieglinde qu’on espère toujours dans ce rôle.

Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel
Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel

Les filles du Rhin (Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) je l’ai déjà souligné, sont vraiment magnifiques, leurs voix s’unissent parfaitement, leur jeu est prodigieux de vérité, au plus près du spectateur, très vibrant et vivant, avec un chant très émouvant à la fin (Rheingold…). Les filles du Rhin qui ouvrent et ferment l’opéra doivent vraiment être musicalement impeccable parce qu’elle donnent la couleur et l’énergie à l’ensemble.

Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel
Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel

Je garde pour la bonne bouche Jane Henschel, une chanteuse magnifique d’intensité, qu’on ne cesse de redécouvrir. Mortier l’aimait tout particulièrement (souvenons nous de sa Kabanicha dans Katia Kabanova – Production de Marthaler- où elle fut défintive) poarce qu’elle est un personnage, un vrai mezzo de caractère apte à interpréter toutes les méchantes du répertoire, avec une voix toujours magnifiquement projetée, avec une diction parfaite, avec une intelligence des personnages incroyablement sensitive. Elle est une Erda impressionnante, seule au milieu de l’eau stagnante, annonçant la chute à ces Dieux qui viennent d’emporter une victoire à la Pyrrhus. C’est un des moments les plus forts et les plus émouvants de la soirée. Une Erda pour l‘éternité.

Et un Rheingold très spécifique, passionnant, non par le propos qu’il diffuse, assez rebattu, mais par la manière dont il s’adapte à la région, à son histoire, à sa géographie, à sa population, à ses lieux : un Rheingold pour la Ruhr, un Ruhrgold plus que Rheingold. Production forte, si forte qu’elle se suffit à elle même, et si forte qu’il ne faudrait surtout pas l’exporter, mais faire le voyage de la Ruhr pour la découvrir comme un symbole de cette région encore si marquée par le chômage et qui renaît par la culture.[wpsr_facebook]

Walhalla d'avant, Walhalla d'après, le cycle infernal
Walhalla d’avant, Walhalla d’après, le cycle infernal de la ruine