SALZBURGER FESTSPIELE 2016: FAUST de Charles GOUNOD le 20 AOÛT 2016 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en Sc: Reinhard von der THANNEN)

"Gloire immortelle de nos aïeux" ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“Gloire immortelle de nos aïeux” ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin “des rats” du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :

  • Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
  • Présence d’un rôle travesti (Siebel)
  • Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
  • Abondance de chœurs importants
  • Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
  • Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
  • Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.

Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .

"La jeunesse t'appelle, ose la regarder"©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“La jeunesse t’appelle, ose la regarder”©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…

Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre  du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à La Damnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur  “gloire immortelle de nos aïeux”  sous un gigantesque squelette par exemple:  on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins.  Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.

Scène de l'église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Scène de l’église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Le double: Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.

La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…

L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.

Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.

Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.

Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit  problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.

Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.

Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! »   dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.

Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.

Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois  pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).

Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.

Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?

Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

 

 

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: WEST SIDE STORY de Leonard BERNSTEIN le 21 AOÛT 2016 (Dir.mus: Gustavo DUDAMEL; Ms en Sc: Philip Wm. McKINLEY)

West Side Story, dispositif ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
West Side Story, dispositif ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

On devrait inscrire dans les programmes d’Éducation Morale et Civique la lecture de Roméo et Juliette de Shakespeare (que bien heureusement beaucoup de professeurs de Lettres font lire à leurs élèves) et l’audition-vision commentée de West Side Story.  Dans nos programmes, l’appel à l’art comme vecteur de réflexion civique n’est pas chose courante ; on préfère le discours, le prêche, des formes pédagogiquement plus ou moins évoluées, mais qui laissent de côté la valeur subversive, ou simplement régulatrice de l’art. L’art à l’école est rarement utilisé pour sa valeur sociale, ou sa valeur de témoignage mais seulement la plupart du temps comme valeur de culture ce qui n’est déjà pas mal, mais qui contribue à distancier sa fonction. L’élève doit éprouver l’art dans sa chair et dans la chair de son quotidien. Pourtant, rien de plus simple que de faire fonctionner l’art sur les émotions et l’œuvre de Shakespeare et celle de Bernstein s’y prêtent parfaitement.
Car si Roméo et Juliette est une œuvre évidemment inscrite dans son temps, la pièce reste d’actualité : pensons aux mariages mixtes et à tant de familles qui s’y sont opposés pour des raisons raciales et religieuses : c’est une vérité d’aujourd’hui, de la bêtise crasse et obscurantiste de notre aujourd’hui. Et pensons aux luttes de quartiers dans nos cités, au racisme ordinaire des bandes rivales, pensons aussi au gang des barbares…À la bêtise s’ajoute dans ce cas la barbarie, et les deux vont malheureusement souvent ensemble.
Après avoir revu West Side Story, dans cette magnifique production de Salzbourg, j’en mesure encore plus la force émotive et la puissance évocatoire. Une œuvre obligée, peut-être une des plus emblématiques des dérives de notre humanité. Oui, il faudrait l’imposer aux écoles.
Voir West Side Story dans le cadre du festival de Salzbourg tient un peu de la gageure, tant le genre du musical est éloigné des programmes habituels, encore plus du festival de Pentecôte spécialisé dans des répertoires à tout le moins très différents. Mais Cecilia Bartoli a déjà pris de grandes libertés avec la tradition et les habitudes, et avec raison puisque le public a répondu au-delà de toutes les attentes à l’appel de ce spectacle :  d’une part on a ouvert la répétition générale pour essayer de satisfaire la demande, et d’autre part, ce public était (très) légèrement plus diversifié : il y avait notamment des enfants, ce qui à Salzbourg est plutôt rare.
Enfin, on pourra discuter à l’infini de la pertinence « artistique » de présenter West Side Story à Salzbourg (c’est une Première, même si Gérard Mortier y avait très fugacement pensé) , mais qu’on le veuille ou non, c’est un des grands classiques du XXème siècle, signé d’une de ses plus grandes figures musicales, Leonard Bernstein et à ce titre il y a sa pleine place, d’autant que Bernstein chef d’orchestre n’a pas été si fréquent à Salzbourg (1959, 1975, 1977, 1979, 1987) où il a dirigé des concerts, mais pas d’opéras. Enfin, c’est une manière de marquer le 400ème anniversaire de Shakespeare, célébré en 2016 au festival de Pâques, au festival de Pentecôte, mais l’été seulement au théâtre (Production de La Tempête, mise en scène de Deborah Warner) et pas à l’opéra.
Les chorégraphies de Jerome Robbins sont tellement inscrites dans les gênes de l’œuvre, au cinéma comme à Broadway, qu’il restera à un chorégraphe du XXIème siècle d’inventer une chorégraphie vraiment complètement neuve : la production était ici nouvelle (Mise en scène de Philipp Wm McKinley, décors de Georg Tsypin), mais les chorégraphies réalisées par Liam Steel un grand spécialiste du musical, restent évidemment inspirées de Robbins.
Disons-le d’emblée, il s’agit d’un de ces spectacles parfaits dans leur réalisation, dans leur minutage, dans leur efficacité technique : c’est une production qui fonctionne à merveille, avec des artistes spécialistes du genre qui donnent un rythme et une dynamique incroyables, une de ces troupes à laquelle il ne manque ni un bouton de guêtre, ni la dose de dynamisme, ni les compétences multiples exigibles dans tout musical qui se respecte. C’est vraiment un musical à l’américaine, avec une sonorisation assez discrète au total et plutôt bien faite (de Gerd  Drücker) sans même les surtitres, avec les saluts musicaux à la mode de Broadway, dans son halètement, dans son naturel, dans sa perfection des gestes, des mouvements des ensembles, sa profusion de couleurs et de costumes (de Ann Hould-Ward).
Le dispositif scénique imaginé par George Tsypin embrasse l’immense plateau (40m) de la Felsenreitschule, à laquelle il se surajoute. Le lieu lui-même est tellement fort, tellement prégnant et assez peu en phase avec l’œuvre qu’il disparaît ici sauf à de rares moments (pour abriter le remarquable Salzburger Bachchor, installé sous les arcades aux voix bien présentes), et la pierre du Manège est cachée sous le métal et le verre (le plexiglas) du dispositif immense dont on devine que tel quel il peut être utilisé dans n’importe quel Zenith ou Arena. Car c’est bien l’impression dominante, au-delà de la qualité du spectacle, que ce travail ne peut avoir été réalisé pour le seul Festival de Salzbourg. Un dispositif de trois niveaux délimitant des espaces de jeu différents, et s’écartant selon les scènes au milieu pour laisser l’espace libre pour les ballets.

The Sharks (West Side Story) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
The Sharks (West Side Story) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

À Cour, les Sharks et l’espace « portoricain », aux costumes plus colorés et vifs, et à Jardin, l’espace « américain » des Jets, moins coloré (dominante bleu et gris), plus « anglo saxon ». Bien plus, la mise en scène elle-même de Philip Wm McKinley conçue pour être adaptable à d’autres lieux, l’est aussi à Bartoli, tout en étant aussi adaptable aussi à d’autres situations, sans Bartoli.
Car la question  est bien celle de l’héroïne : Cecilia Bartoli n’a plus ni l’âge, ni le physique de Maria, elle ne peut non plus sauf à de courts moments danser ; il faut donc lui construire un statut qui soit suffisamment crédible pour justifier sa présence et justifier son chant. Car si Bartoli chante magnifiquement, elle ne chante évidemment pas du tout comme les autres participants, et cette différence même dans l’approche et la technique du chant, dans l’option de mise en scène, doit être cohérente et se justifier.
S’appuyant sur le livret d’Arthur Laurents, dans lequel Maria ne meurt pas, le metteur en scène pose la question, particulièrement mise en valeur dans le programme de salle, de l’avenir de Maria. Il propose donc une Maria (Cecilia Bartoli), en deuil, toute de noir vêtue, qui un soir à la sortie du travail croise ses souvenirs – des souvenirs que peut-être elle ne cesse de remâcher. Et elle se revoit jeune, amoureuse, et elle revoit les luttes des Jets et des Sharks, et elle double la Maria jeune , l’excellente actrice Michelle Veintimilla, la mime, s’interpose, et évidemment chante à chaque fois qu’il le faut.
Comme le dispositif construit par Georges Tsypin se rajoute à la Felsenreitschule, la présence de Cecilia Bartoli se « rajoute » à la mise en scène sans la déranger : le jour où elle ne participe plus à la représentation, ce West Side Story devient pratiquement un West Side Story ordinaire, et la Maria doublée par Bartoli peut redevenir une Maria « en direct » et chanter, jouer et danser. Même le suicide final (sous le métro, dans une image très frappante) peut s’appliquer à cette Maria-là.
C’est bien là l’écueil ou le trucage de cette production. Au-delà de sa qualité ou de sa manière parfaite de fonctionner, on perçoit que c’est une machine huilée et destinée à un avenir de production de « musical » international à la mode de Cats ou des Misérables ou du Fantôme de l’opéra, et que la présence de Bartoli est quelque chose d’un peu plaqué sur un dispositif conçu « en absolu » indépendamment de la star et pas vraiment autour d’elle.

West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

Mais il reste qu’à la fois l’ensemble est techniquement impeccable, avec une troupe d’une cinquantaine de personnes magnifiquement préparée, fraiche, jeune, prête à tout, avec ces ballets impeccablement réglés, ces danseurs qui sont chanteurs, et ces acteurs souvent remarquables (par exemple Krupke – le policier incarné par Daniel Rakasz). Une machine à l’américaine sans aucune bavure avec sa dose d’émotion, de comédie, de vigueur, d’énergie qui ne lâche jamais la tension, avec ses deux parties bien distinctes, la première avec les « tubes » « America », « Tonight », « Maria », la seconde plus intérieure, plus mélancolique, moins « fun » avec notamment « Somewhere ».
Cette production inhabituelle pour le public de l’opéra est constitutive d’un monde de la variété très différent de celui auquel on a affaire habituellement: aux antipodes d’un Frank Castorf ou d’un Claus Guth, un monde du spectacle de consommation, même impeccable qui peut surprendre dans ce même espace où l’an dernier le même spectateur voyait Die Eroberung von Mexico de Wolfgang Rihm dans la production de Franz Konwitschny.
Bien qu’on soit conscient de tout cela,  qu’est-ce qui fait qu’on en sort les yeux mouillés, ému, heureux ?
Simplement parce que quatre éléments concourent à faire de ce spectacle l’un des plus réussis et les plus émouvants de l’été.

  • Premier élément, une œuvre qui reste particulièrement forte.

Ce qui fait l’originalité de ce musical, c’est d’abord l’histoire du rêve brisé, dans un milieu populaire qui n’est pas forcément idéalisé. Au XIXème, l’opérette mimait l’opéra, en s’appuyant (quelquefois, pas toujours) sur un mélange des classes sociales, alors que l’opéra racontait les puissants. L’arrivée de Carmen qui est une histoire de pauvres fut pour cela à la fois salutaire et marquante. Par ailleurs, le musical fonctionne souvent sur les principes du conte de fées, y compris des œuvres précédentes de Bernstein comme Wonderful Town (1953) qui raconte l’histoire de deux filles de l’Ohio qui arrivent à New York. Ici en s’appuyant sur le drame de Shakespeare, le musical raconte le malheur et la nostalgie, en s’appuyant sur des tensions sociales dont on sait qu’elles n’ont pas disparu. Il y a quelque chose comme l’invasion du réel, la gifle du réel qui nous assaille. Ensuite, même si les modes ont changé, il reste que la musique de Leonard Bernstein garde son actualité et sa prégnance sur le public. D’abord bien des airs sont encore connus du public, ensuite, la profusion de musicals (en France et en Europe) remet ce type d’œuvre « à la mode » : l’incroyable demande sur le spectacle de Salzbourg, pas seulement due à Bartoli ou Dudamel, en est aussi l’indice.
51VTedwZQCLCette musique est profondément enracinée dans la tradition américaine (Gershwin, le jazz), faite de dynamisme, de rythme, mais aussi de tendresse, de nostalgie, de rêve, de drame, d’espace, une musique très directe qui parle au cœur, mais elle est aussi élaborée, composée, raffinée (et la direction de Dudamel ce soir l’a particulièrement montré) appuyée aussi sur une tradition européenne (quelques phrases empruntées…à Debussy par exemple) : voilà pourquoi elle est une musique qui parle à tous. Pour ma part, je ne verrais aucun inconvénient à ce que West Side Story entre au répertoire ordinaire des maisons d’opéra parce que l’œuvre doit son succès à ses multiples racines : cette œuvre sur les drames de ce qu’on appelle aujourd’hui la diversité est elle-même diverse, multiple, foisonnante. Elle focalise aussi le regard sur cet artiste incroyable qu’était Leonard Bernstein, qui a marqué les mémoires : ceux qui l’ont vu diriger savent quel charisme il avait, quel bonheur il diffusait, comment il savait mettre toute une salle en joie, mais pas cette joie fugace de l’instant, une joie profonde, sentie, presque, j’ose le mot, religieuse. Je renvoie à ses magnifiques leçons de musique avec le NY Philharmonic qui existent en DVD
(Young people’s concerts), pour faire comprendre quelle immense personnalité il était. Il n’y a aucune contradiction à ce que l’auteur de West Side Story soit l’un des grands mahlériens de son siècle. Deux musiques porteuses de générosité et de sensibilité, de regard extraordinaire sur le monde, sur ce qui nous entoure, sur les forces telluriques qui nous portent. Bernstein, comme Mahler était un tellurique, qui offrait impudiquement sa sensibilité en partage. Et c’est pourquoi la musique de West Side Story nous parle et nous met en larmes.

  • Deuxième élément, une troupe extraordinaire de professionnalisme et de jeunesse.

Quand je parle de « professionnalisme », je ne voudrais pas être mal compris. Quelquefois professionnalisme signifie « routine digérée » qui s’opposerait à la spontanéité généreuse de la scène. Professionnalisme ne veut pas dire absence de spontanéité ou absence de sensibilité. Bien au contraire. Il s’agit, comme le disait Diderot dans le « Paradoxe sur le Comédien » ( « réfléchissez un moment sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai »[1])de comprimer ses émotions pour pouvoir être à 100% dans l’expression des émotions du personnage, être au sommet de la représentation de la sensibilité au prix d’un contrôle inouï de la sienne propre, être tellement pénétré du rôle et de l’espace de travail scénique que l’individu est effacé, ou passé au prisme exclusif du rôle qu’il interprète. C’est ce professionnalisme-là qui me fascine, l’expression scénique, la représentation du naturel et de la sensibilité portée à sa perfection. D’abord par les jeunes artistes des deux groupes, les Jets et les Sharks, on pourrait citer le Chino de Liam Marcellino par exemple, mais tous sont formidables de spontanéité et de vivacité. Les amies des Sharks qui chantent « America » avec Anita sont vraiment formidables de fraicheur et de vérité.

Dan Burton (Riff) George Akram (Bernardo) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Dan Burton (Riff) George Akram (Bernardo) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

De même le Riff de Dan Burton et le Bernardo de George Akram, deux jeunes artistes qui ont déjà bien entamé leur carrière dans les musicals présentés aux USA. La troupe comprend d’ailleurs, comme Akram, beaucoup d’artistes d’origine « latino ». Ils ont tous cette ductilité qui leur permet de passer indifféremment de la danse au dialogue et au chant avec une fluidité étonnante, qui évidemment fait qu’on n’y pense plus, comme si le discours était continu, sans rupture et avec un sens du rythme communicatif. Le meilleur exemple en est la jeune Karen Olivo, artiste d’origine portoricaine, Tony Award 2009 du meilleur second rôle pour Anita dans la reprise de West Side Story sur Broadway. Elle remporte ce soir l’un de plus gros succès à l’applaudimètre : et il y a de quoi. Elle est d’abord une actrice pleinement naturelle, vive, présente, avec un jeu sensible sans ostentation : la scène du viol est vraiment incroyable de tension. Elle danse avec ses collègues avec un vrai sens du rythme marqué qui transporte le spectateur. Enfin elle chante, et elle chante bien avec un sens de la couleur, un travail sur l’interprétation et sur l’expression magnifique, où les paroles prennent sens : un style de chant maîtrisé à la perfection qui va s’opposer directement, on verra pourquoi, à celui de Cecilia Bartoli. Karen Olivo est une belle découverte : voilà une artiste, que dis-je, une « nature » tout à fait exceptionnelle.

Norman Reinhardt (Tony)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Norman Reinhardt (Tony)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

Enfin, le Tony de Norman Reinhardt, jeune ténor lyrique américain formé au Studio du Houston Grand Opera. Il chante les rôles habituels de ténor dans de nombreux théâtres européens ou américains, il a été également en troupe à Leipzig : de Tom Rakewell (The Rake’s progress de Stravinsky) à Don Ottavio, de Des Grieux à l’Arturo de La Straniera (Spontini), il a un répertoire particulièrement étendu. Il s’adapte parfaitement au style de chant voulu par Tony, probablement aussi à cause de sa formation à l’américaine, très diversifiée, très ouverte, et privilégiant les expériences scéniques. Certes, la voix garde une certaine rigidité, moins ductile que celle d’autres chanteurs de la troupe, mais en même temps assez homogène par la couleur. Tony est un peu « à part » dans la troupe des Jets, et son chant s’en distingue aussi un peu, plus lyrique, marquant plus cette « suspension » qui en fait la singularité.  En tous cas, son « Maria » est splendide, avec une capacité toute particulière aux aigus tenus en falsetto, naturels, non forcés et assez émouvants. Le jeu n’a pas toujours la fluidité des autres artistes de la troupe, mais ce Tony-là est crédible et Norman Reinhardt est un nom à suivre.

  • Troisième élément, une Cecilia Bartoli bouleversante
Cecilia Bartoli (Maria) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Cecilia Bartoli (Maria) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

On connaît la personnalité hors norme de Cecilia Bartoli, détestée par un certain public milanais, et qui laisse dubitatif bonne part du public italien parce que la voix est petite et la technique des agilités est discutable (ses Rossini furent très discutés). Mais elle s’en moque, et elle a décidé une fois pour toute d’aller là où elle a envie. Elle a pour elle à la fois un engagement phénoménal en scène, elle se donne et s’offre, d’une manière unique. Je suis resté scotché par son Alcina à Zürich, par exemple. Bien sûr ses scènes sont la Haus für Mozart de Salzbourg et l’Opéra de Zürich, c’est à dire des salles à la capacité moyenne (discrètement sonorisée pour la salle de Salzbourg) qui permettent à sa voix de trouver son volume. Elle travaille aussi à des productions discographiques qui sont des succès, alliant recherches archéologiques dans un répertoire inconnu ou thématiques particulières mais demandant aussi des agilités particulières. Douée d’un caractère scénique unique et d’une présence marquée, mais dotée d’une voix qui ne lui donnait pas a priori la possibilité d’exploser, elle a fait ses choix, grâce à une intelligence hors du commun. Elle a un peu le même problème que Natalie Dessay, qui n’a pas la voix qui répond à ses désirs profonds. Voir Bartoli dans Maria de West Side Story est évidemment une manière de prendre tout le monde à revers. Un certain public italien (les imbéciles qui la huent à la Scala) dira que c’est n’importe quoi, et que ça correspond bien à une artiste fantasque et sans intérêt, les autres attendront avec curiosité ce nouveau défi, comme il y a quelques temps ils ont attendu Norma, avec le résultat que l’on sait.

Michelle Veintimilla (Maria du passé) Cecilia Bartoli (Maria)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Michelle Veintimilla (Maria du passé) Cecilia Bartoli (Maria)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

Alors au milieu de tant de mouvement, de danses, de couleurs, au milieu de toute cette machine hyperhuilée du musical américain dont nous avons parlé ci-dessus, elle va jouer l’oxymore, elle va aller à l’opposé : à la couleur, son costume affiche un noir de deuil, à peine souligné d’un liseré rouge, trace de la passion du passé, qui est le dernier costume que la Maria du passé va revêtir pour accueillir le dernier soupir de Tony, manière de dire évidemment qu’elle n’a jamais quitté le deuil de Tony. Juliette inconsolable. Aux danses et aux mouvements, elle affiche une fixité, une immobilité frappantes, toujours en retrait, au fond, sur les côtés, intervenant à peine comme double en de rares occasions : elle est toujours en scène, toujours visible ou à peine visible, observatrice tendue tapie dans l’ombre. Elle est là sans y être : on comprend dans ces conditions que cette production pourrait sans aucun doute devenir très traditionnelle et habituelle en enlevant de la scène cette tache d’ombre permanente, ce personnage obstinément présent qui ne prend jamais la lumière. Il y aurait deux solutions : ou bien on le supprime et alors on a comme je l’ai dit un West Side Story habituel, ou bien on la maintient, en transférant le rôle chanté à la jMaria du passé, et en faisant de la Maria du présent, vieillie, un rôle muet. Tout est donc possible dans le futur très ouvert de cette production.
Cette position volontairement marginale, cette Maria endeuillée du présent, spectatrice comme le public d’une histoire du passé, participe à son passé par le chant. C’est ce qui marque ici le rôle et qui a aussi un peu perturbé certains spectateurs : beaucoup ont noté que le chant de Bartoli est sans concession aucune au style du musical, et en ont fait un élément perturbateur du spectacle,

Bernardo (George Akram) Anita (Karen Olivo)West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Bernardo (George Akram) Anita (Karen Olivo)West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

notamment en opposition à l’Anita de Karen Olivo, qui est tout ce que Bartoli n’est pas – effet sans doute voulu. En effet, que ce soit en duo ou dans les ensembles, que ce soit dans ses airs, Bartoli chante comme une chanteuse lyrique, avec un style « opéra » non marqué mais réel. Bien sûr, cela « distancie » l’ensemble.
Mais c’est ici aussi un des effets de sa position : si l’on veut rejeter le spectacle vers le passé tragique de l’héroïne, il faut à la fois renforcer et confirmer le style « musical années 60 » de l’ensemble, mais donner au chant de Maria d’aujourd’hui, qui chante en se souvenant, qui n’a rien oublié du passé, un style qui corresponde à la Maria mélancolique et nostalgique, et sûrement pas le style d’alors. Dans ce cas, le style lyrique, plus « opéra » de Bartoli prend sens y compris dans la définition et la couleur du personnage et dans la distanciation de la situation. C’est évident lorsqu’elle chante « somewhere », assise dans un coin, discrète, et que sa voix s’élève, bouleversante, émue, douce, contrôlée, impeccable techniquement dans un air qui dit au fond ce que dit le « Ma lassù » du Don Carlo verdien du dernier acte). LE moment de la soirée.

Pour les autres airs (« Tonight » par exemple) cette différence de style est aussi un moyen de singulariser sa présence, d’afficher son présent par rapport au souvenir. Une différence de style qui est différence de statut.
Cecilia Bartoli fait peu sur scène, peu de mouvements, peu de présence centrale : elle est toujours dans l’ombre de sa collègue « jeune Maria du passé » : elle se sert alors de l’expression du visage, des yeux, de cette tristesse insondable qu’elle affiche, de ce sourire nostalgique jamais dépourvu du nuage sombre qui le traverse sans cesse. Et ce dès le début, et dès le début elle provoque l’émotion, elle fait monter les larmes. Elle est vraiment incroyable par sa présence : cet ange noir qui traverse y compris les moments les plus vifs et les plus gais de l’œuvre pendant toute la première partie donne une couleur bouleversante à l’ensemble. Le chant de Bartoli quels que soient les airs, a le nuage noir qu’a son regard, c’est un chant jamais gai, toujours retenu, toujours traversé par le drame futur. C’est un chant qui ne se donne jamais dans le présent, mais qui fait ressentir sans cesse ce qui doit arriver. Du grand art. Bartoli trouve là une composition qui laisse interdit. On a cru qu’elle n’était pas à sa place et elle nous plonge dans le drame in medias res parce qu’elle l’est au contraire ô combien. Chapeau l’artiste !

  • Quatrième élément, un orchestre stupéfiant.

On connaît le Simon Bolivar Symphony Orchestra of Venezuela, qui a été longtemps l’orchestre des jeunes issus du Sistema fameux de José Antonio Abreu que l’on essaie péniblement d’imiter dans quelques autres pays. Dans leurs concerts, et notamment leurs bis soit ils incluent des pièces sud-américaines, soit des moments de West Side Story, en tout cas des pièces rythmées qui mettent la salle en délire. Ce sont alors de véritables showmen.

"America" ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
“America” ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

On pouvait supposer que West Side Story serait pour eux une pièce idéale.
Ce le fut, parce que les parties rythmées, jazzy, un peu aussi les moments sud-américains, sont pour cet orchestre une manière de montrer ce qu’ils ont dans le sang, un rythme venu du tréfonds, de l’intérieur, un élément de l’âme de l’orchestre. Mais pas seulement – et c’est là où l’on mesure à la fois l’incroyable prégnance du chef et sa maîtrise totale de la multiplicité des styles et de cette diversité que j’évoquais plus haut. Le rythme, le jazz, c’était l’attendu. Ce qui l’était moins, c’était le lyrisme, c’était l’extrême délicatesse de l’orchestre à certains moments, c’était l’attention de tous les instants à la respiration de la scène et du plateau, dans sa multiplicité. J’ai été frappé par la délicatesse avec laquelle les cordes pouvaient s’exprimer, notamment quand Bartoli chantait, jamais couverte (jeu subtil de la sonorisation, peut-être, mais extrême attention du chef aussi). Pour la première fois peut-être, j’ai trouvé que Gustavo Dudamel travaillait en chef d’opéra (les diverses expériences vécues notamment à la Scala étaient un peu contrastées sous ce rapport : on avait quelquefois l’impression qu’il était focalisé par l’orchestre plus que par le plateau). Cette attention, il la montre à tous les instants. Il faut en effet suivre aussi bien les chanteurs que les danseurs. Avec Bartoli, une délicatesse édénique, qui projette immédiatement au pays des émotions les plus impalpables, avec la troupe, une respiration, un rythme, une maîtrise des tempi telle qu’il n’y a jamais le moindre décalage, la moindre scorie, et surtout, l’orchestre dans la fosse n’est jamais spectaculaire, jamais en représentation, et seulement au service du plateau et du théâtre.

On avait beaucoup reproché au disque de Bernstein (Te Kanawa, Troyanos, Carreras, Horne) de manquer de cette vie incroyable que la version originale diffusait et d’être trop compassé, de ce compassé trop « opératique » ; il y a cependant des choses que j’adore dans ce disque et notamment les interventions de Trojanos. Dudamel a réussi à combiner et l’un et l’autre : l’incroyable vie du plateau, emportée par un orchestre prodigieux de vitalité, et l’incroyable lyrisme de la partition à certains moments, qui la rapproche de l’opéra et qui fait que je milite pour l’inscrire dans les répertoires des grandes maisons d’opéra. Dudamel dirige West Side Story comme un grand chef d’œuvre de la musique, avec sa diversité de couleurs, avec des ruptures de rythme, avec sa crudité aussi sans rien d‘histrionique. Un seul adjectif convient : prodigieux.
C’étaient les quatre éléments qui me permettaient de dire combien ce spectacle était l’un de ceux qui marquaient cet été (et ce printemps, puisqu’il a été créé à la Pentecôte). Mais il y a aussi un cinquième élément, qui m’est beaucoup plus personnel et que je dois confier. Le lecteur a senti sans doute que cette musique me touchait profondément et me faisait vibrer.
D’abord, il y a les souvenirs de sa découverte, en 1962 je crois, lorsque je l’ai vu sur l’écran d’un cinéma de mon enfance. Ensuite, je suis venu à la musique classique par l’opérette et les valses de Vienne, c’est à dire des musiques « légères ». Je n’ai jamais méprisé ni l’opérette, ni le musical : j’y prends au contraire le plaisir que j’y prenais dans l’enfance. Il y a en France une tradition de l’opérette qu’une politique faussement culturelle a fichu en l’air de manière idiote, et en ce sens la politique menée par le Châtelet à Paris ces dernières années a montré que le public répondait. Mais ces œuvres, comme toutes les choses dignes d’intérêt, ne souffrent ni la médiocrité ni les productions « cheap ».
Alors oui, il y a quelque chose de mes racines, de ma naissance à la musique, auquel West Side Story est lié très profondément. Mais il y a plus : il y a d’abord l’émotion profonde que me procura quand à 15 ou 16 ans je l’ai lue Roméo et Juliette qui a conditionné ma lecture avide de Shakespeare à mon adolescence et mon amour immodéré du théâtre. Il y a ensuite que j’ai croisé Gérard Mortier à l’occasion d’une autre vie professionnelle et que nous avions évoqué une possibilité d’un West Side Story, j’avais alors pu mesurer la chance de voisiner ce personnage exceptionnel et nous avions longuement parlé (je m’en souviens, c’était à Hanovre) de la valeur de cette œuvre, de sa prise possible sur le public, et d’une production princeps de l’ère « post-Robbins ». Le lecteur peut ainsi comprendre dans tout ce tissu de références que voir West Side Story à Salzbourg a été pour moi l’occasion d’une émotion qui allait bien au-delà du spectacle, mais que le spectacle, par sa qualité d’ensemble et grâce à sa perfection musicale, a su réveiller, voire amplifier. Une fois de plus, Bernstein m’a emporté dans son tourbillon.[wpsr_facebook]

[1] Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Ed.Garnier-Flammarion (1985), p137

West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER les 31 JUILLET et 12 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Götterdämmerung à Bayreuth est toujours un moment émouvant. C’est la dernière journée du Ring, et souvent la dernière journée du séjour, qui laisse toujours derrière un peu de nostalgie : c’est l’heure des bilans, c’est aussi le moment très sensible de la fanfare du troisième acte, exécutée selon les années d’une manière différente, modulée ou non. Je me souviens de cette fanfare dans cette couleur de crépuscule entre chien et loup, qui prenait immédiatement pour moi un relief particulier au temps de Chéreau: c’était là où disparaîtrait jusqu’à l’année suivante la merveilleuse image du rocher inspirée de Böcklin. Rarement image théâtrale ne m’a plus marqué. Difficile de ne pas s’en souvenir, difficile de ne pas aimer Götterdämmerung, indépendamment même de la qualité de la représentation. C’est toujours un adieu.
Beaucoup s’étonnent que même si les représentations ne sont pas toujours légendaires, on revienne sans cesse à Bayreuth. Pour ma part, ce lieu est tellement lié à ma vie que j’y reviens pour des motifs qui vont bien au-delà de la consommation contingente de cette représentation ou d’une autre. Tout prend à Bayreuth un relief particulier, en bien comme en mal. Je lisais des communications d’amis qui se désolaient de l’accueil houleux de la belle mise en scène du Siegfried de Frank Castorf hier (Ring III). Les fameux crocodiles ont fait leur œuvre, Siegfried est la production qui est systématiquement huée. Peut-être hier plus que d’habitude parce que une partie du public du Ring III est considérée plus conservatrice. Huer est toujours une manifestation de bêtise. Laissons les idiots à leurs certitudes : ce sont eux qui huaient Chéreau même pendant le déroulement de la représentation en 1976 ou 1977 ; on n’a pas idée de la violence des réactions d’alors. On voit aujourd’hui le résultat : l’histoire a parlé, et Chéreau est devenu un mythe. Frank Castorf a pris le lointain relais comme tête de turc.
On peut certes discuter l’entreprise de Frank Castorf, et sa lecture mais la discuter sur pièces, en argumentant, et surtout pas en affirmant que « Wagner n’est pas respecté » car le respect pour Wagner se lit non sur les crocodiles, un épiphénomène, mais sur un travail d’analyse et de mise en scène qui n’a pas aujourd’hui d’égal en profondeur ni en réflexion, dans les détails comme sur la ligne globale : Castorf a construit son Ring musicalement, avec ses leitmotives en écho avec ceux de Wagner, il a construit l’histoire d’un crépuscule, très ambiguë, ni optimiste ni pessimiste, pour la première fois sans réponse, sans option finale, comme en suspens. La profondeur du travail produit est la première marque de respect pour l’œuvre de Richard Wagner.
Résumons ce que nous avons vu: l’aventure des Dieux a été réglée dans Rheingold : une bande de gnoufs, de petits malfrats, une famille Ewing au petit pied. Celle des hommes est en train d’être réglée, elle suit dans les cent cinquante dernières années celle du pétrole, celle des aventures de pétrole et pouvoir. On l’a vue commencer en Azerbaïdjan (Walküre), continuer sous l’égide des dieux tutélaires du communisme puis à Berlin-Est, l’étrange caverne de Fafner pleine de menaces (Siegfried). Siegfried a brisé la lance sur laquelle les runes étaient gravées. Et cette brisure provoque immédiatement  de l’agitation dans la mise en scène de Castorf : vitrines de l’Est changées, Champagne à la place de verroterie, expression du désir et même de la luxure, comme si la rupture de la lance et la Wende quelque part correspondaient, comme si la dictature wotanesque prenait fin, qu’on se libérait, comme si ces crocodiles étaient déjà post-communistes.
Quelles que soient les péripéties qui précèdent, Götterdämmerung est autre, c’est un monde post. Souvenons-nous du travail d’Andreas Kriegenburg à Munich, si riche d’images, si abstrait et mythique dans les trois premiers épisodes, et au contraire l’univers si concret, si inscrit dans notre monde, du dernier jour dans un vulgaire centre commercial, verre et acier.
Ici, le décor  d’Aleksandar Denić, monumental comme pour les autres épisodes, est à la fois très historié et évocatoire ; très historié parce qu’il se réfère à des réalités, publicité gigantesque pour le complexe pétrochimique de Schkopau, bout de mur de Berlin coincé dans le décor, façade de bâtiment  qui renvoie à l’emballage de Christo du Reichstag, empilement de barils qui renvoient eux aussi à Christo, c’est-à-dire à l’art dans la cité, comme valeur éthique puis dans le dernier tableau valeur économique (à la fin entre les colonnes de Wall Street, les filles du Rhin sortent un Picasso).
Mais la mise en scène nous renvoie aussi à tout un monde de realia : le rôle de la banane en Allemagne de l’Est, qui fut une véritable affaire d’état (quand Seibert mange fiévreusement une banane entre le duo Siegfried Brünnhilde et la scène des Gibichungen), la présence turque et le kiosque à Kebab (Döner Box), l’Isetta et la Mercedes décapotable. Mais aussi des allusions à des films (Le cuirassé Potemkine) ou à des événements historiques (le blocus de Berlin). C’est-à-dire à la fois des références que chaque allemand qu’il soit originaire de l’Est ou de l’Ouest peut reconnaître, qui ont fait partie du vécu personnel ou familial et aussi des symboles plus larges lisibles par tous les publics un peu informés…
Pour comprendre la démarche de Castorf, sinon l’approuver, il faut avoir en tête le statut de Wagner en Allemagne, celui de Bayreuth, et l’occasion même de ce Ring qui est le bicentenaire de Richard Wagner. Wagner fait partie des masses de granit de la culture germanique (et mondiale, bien évidemment), qu’on se positionne pour ou contre d’ailleurs parce que Wagner fait clivage ; le statut de Bayreuth est aussi hautement signifiant dans le monde de la culture et notamment celui du théâtre, genre qui est en Allemagne un fondamental sinon un fondement. Rien à voir avec le statut du théâtre en France ou en Italie, même si les choses ont tendance à évoluer. Et le théâtre en Allemagne est d’abord théâtre public, financé par les collectivités locales: Bayreuth est depuis un peu plus de quarante ans un bien national. Ce qui se passe sur la scène de Bayreuth est toujours regardé et disséqué, qu’on soit wagnérien ou non, qu’on aime le théâtre ou non. Et ce n’est pas la musique de Wagner qui est interpellée -personne ne la met en doute- c’est la représentation wagnérienne, qui historiquement, a donné le ton de la représentation théâtrale en général.
Les mouvements commencés à Bayreuth ont été fondamentaux pour l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi pour la représentation théâtrale et son histoire. Castorf à Bayreuth c’est, comme pour Götz Friedrich (1972), Harry Kupfer (1978) et ou pour Heiner Müller (1993) en leur temps, une fois de plus la tradition du théâtre de l’Est, brechtien, didactique, épique, faisant irruption sur la scène emblématique de l’Allemagne.
Le théâtre de Castorf est profondément didactique : il ne cesse d’expliquer de justifier, de multiplier les références pour éclairer les questions posées par les textes, pour les contextualiser.  Il est à la fois le théâtre et sa glose. Ce n’est pas un hasard si par contrat il ne devait rien rajouter au texte de Wagner : la direction du festival craignait des aventures qui n’auraient pas manqué de provoquer bien plus que les huées pour cinq crocodiles. Le théâtre de Castorf est aussi profondément allemand pour un public qui a évolué, qui s’est largement internationalisé et qui n’a pas les mêmes références théâtrales : il est intéressant par exemple de lire et d’écouter les représentants d’autres publics ou d’autres cultures,  là où la tradition théâtrale n’est pas fondée sur les mêmes principes, comme la tradition italienne d’ailleurs, malgré un Strehler qui a tant fait pour Brecht, et même si aujourd’hui Romeo Castellucci a fait irruption (mais il doit sa carrière à son succès hors de la Péninsule).
Castorf est de plus un personnage hautement symbolique des déchirures de l’Allemagne du XXème siècle, déchirures dont il ne cesse de parler dans son théâtre, directement ou par allusions. La fin de son règne à la Volksbühne de Berlin d’ailleurs montre le basculement, sans doute nécessaire, vers autre chose. Le théâtre de Castorf, très appuyé sur les fractures idéologiques du XXème siècle, est peut-être déjà un théâtre du passé, mais visiblement son effet sur le public est bien présent: il parle encore au public, il hérisse encore : c’est sans doute aussi que l’idéologie, dans notre monde politiquement si correct, est un non-dit, et doit restée voilée…. Voir le voile de Christo s’écrouler et découvrir non le Reichstag, mais Wall Street comme substitut du Walhalla, c’est évidemment une vision idéologique sur la manière dont l’Allemagne d’aujourd’hui pourrait être considérée.
Que ces débats-là aient à voir avec Wagner, et notamment le Ring, c’est une évidence. Même si certains préfèreraient sans doute les tenues « intemporelles » de Wieland qui -croient-ils- permettraient aujourd’hui de mettre tout ça sous le tapis, mais qui à l’époque de leur création hérissaient tout autant (voir le scandale des Meistersinger).

Wagner était entré dans les débats de son temps du côté des révolutionnaires: l’ami de Bakounine (tiens, un jeu de mots intéressant avec Bakou auquel Castorf a pu penser …) a toujours été à gauche, même s’il a abondamment profité du système et des classes dirigeantes et possédantes.  Le lecteur ou l’auditeur d’aujourd’hui ne peuvent ignorer les ambiguïtés du personnage; il est clair que le Ring n’est pas un conte de fées, mais un ouvrage qui pose le pouvoir au centre du drame, et les moyens pour y parvenir. Les belles histoires d’amour et les légendes sont pliées à l’aune de la soif de pouvoir et sont des outils à son service, comme ceux qui les vivent : Brünnhilde et Siegfried, Siegmund et Sieglinde, Gunther et Gutrune sont des mortels qui le paient de leur ruine ou de leur vie. L’amour dans le Ring, maudit dès le départ, est une machine à tuer. N’oublions jamais que seul Alberich survit, celui-là même qui avait maudit l’amour.
Si Wagner nous disait il y a un siècle et demi que le monde tournait déjà sans espoir, mû par la passion de l’or et du pouvoir (mais Balzac ne disait-il autre chose dans la Comédie Humaine ?), pourquoi serait-il refusé à Castorf de dire la même chose, en soulignant que toute entreprise amoureuse est forcément vouée à l’échec et en cassant systématiquement l’attente du spectateur par un processus de distanciation qui pose une réalité qu’on ne veut pas voir (Siegfried, Brünnhilde, crocodiles). Pourquoi le spectateur, être pensant et réel devrait-il épouser les illusions des personnages? Castorf empêche systématiquement l’identification aux personnages. On ne vient pas voir le Ring à Bayreuth seulement pour rêver. Et surtout pas à Bayreuth construit pour les représentations du Ring. On vient voir le Ring d’abord pour comprendre.
A Bayreuth, on vient voir du Wagner certes, mais surtout du théâtre : un Wagner particulier passé au prisme du regard théâtral. Je le répète si souvent, mais je pense qu’il faut s’en convaincre : Bayreuth est le lieu de l’œuvre d’art totale, où musique et théâtre se tressent de manière indissoluble. Impossible de dire qu’on “n’écoute que la musique”, impossible de ne pas tenir compte de la scène dans un théâtre où l’orchestre est masqué. C’est pourquoi ceux que j’ai vu avec un masque de sommeil pour ne pas voir Castorf sont des imbéciles. Il faut quand même savoir pourquoi on est là. Et la mise en scène de Götterdämmerung, riche et foisonnante, qui parcourt le monde d’après-guerre, la Berlin du blocus, celle du mur, celle de l’Est et de l’Ouest (et les personnages passent indifféremment de l’une à l’autre), qui parcourt aussi les croyances et les superstitions, comme la vision chamanique de certains personnages comme Hagen qui erre dans un autel Vaudou qui trône pendant deux actes.
Je ne vais évidemment pas reprendre mes essais d’analyse de 2013 , 2014 (1) ,  2014 (2)  et 2015 , auxquels je renvoie le lecteur patient.
Il me semble néanmoins nécessaire de revenir sur les principes qui régissent ce dernier épisode :

  • L’histoire se poursuit désormais dans le cadre berlinois des années d’après guerre, le décor urbain et monumental identifiant parfaitement le mur, de part et d’autre. D’un côté un kiosque à kebab, la Döner Box (avec le jeu de mots sur Donner/Döner) et un magasin de fruits et légumes rempli de cageots vides, qui est « l’espace Gibichungen » – il en sont les propriétaires, et gèrent une sorte de bande du quartier -, et de l’autre le néon géant « Plaste und Elaste aus Schkopau » qu’on voyait sur les autoroutes d’Allemagne de l’Est, qui glorifiait la firme Buna, celle-là même qui avait construit à Auschwitz une usine de transformation de produits dérivés du pétrole et que les communistes de la DDR ont continué à exploiter. Le néon éclaire un espace sombre (un escalier monumental coincé entre deux tristes murs) réservé aux drames : c’est là que Siegfried est condamné, c’est là que son cadavre est amené, c’est là que Gunther est tué, c’est là enfin que Brünnhilde commence la scène de l’immolation. Un troisième espace, neutre pendant l’essentiel de l’opéra, dominé par une façade enveloppée à la Christo dans laquelle tous croient reconnaître le Reichstag, et devant laquelle stationne la caravane, qui sert de refuge à Brünnhilde (scène de Waltraute), puis à Gutrune, cette fois-ci sertie d’objets hétéroclites formant tête de taureau, allusion possible à Guernica. Et enfin un quatrième, fait d’une pièce occupée d’abord par l’autel vaudou pendant deux actes, puis par quelque SDF sous des affiches d’extrême droite (“L’aide pour ta mémé, par pour les roms ou sinti”)

    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
  • Cet espace étrange, sorte d’autel vaudou, rempli d’objets consacrés, bougies, téléviseur diffusant des images de sacrifices d’animaux : espace par lequel passent souvent les personnages, les Nornes, Hagen, et par lequel entre Siegfried, l’espace par lequel on passe d’un monde mythologique (celui des épisodes précédents) à un monde des hommes pétris de soif de pouvoir et de superstition en même temps, surmonté d’un escalier métallique magnifiquement éclairé ne montant nulle part.
  • Pierre Boulez appelait la trame de Götterdämmerung une ferblanterie évoquant les trames des opéras romantiques, avec de l’amour, de la trahison, des meurtres, et où la seule héroïne est Brünnhilde qui condamne tout de même Siegfried à mort.
    Mais l’aventure humaine n’est-elle pas une immense ferblanterie ? C’est bien l’image produite par ce décor multiple, par ces objets par centaines qu’on va utiliser ou pas : l’Isetta, symbole de la consommation naissante qui dans la tête d’une Gutrune lutinée par Hagen, fait une sérieuse concurrence à Siegfried, la Döner Box où l’on trouve boissons diverses, Döner Kebab, légumes (on en coupe beaucoup dans ce Ring) mais aussi drapeau turc et allemand, écran TV etc…etc… – et qui sera à vendre à l’acte III, abandonné. Des cageots, des planches qui serviront à se battre, des barils de pétroles, présents à l’Est et à l’Ouest, des meubles (de l’Est) abandonnés sous bâche de plastique. Et chaque objet ne décore pas, mais fait sens, car Götterdämmerung est vraiment la résultante d’éléments qui se sont mis en place précédemment et qui déterminent les événements ou qui font sens pour le spectateur: d’ailleurs, comme jadis Kupfer, Castorf montre que Wotan, grand ordonnateur de la succession des catastrophes, est toujours là à surveiller la situation : on le voit, sur l’écran suivre attentivement la scène entre Waltraute et Brünnhilde. Son œil cette fois est clairement celui d’Alex, le héros d’Orange Mécanique de Kubrick, une des références de la mise en scène de Castorf. Wotan reste comme Alex, depuis Rheingold, chef d’un gang de petits voyous. Mais cette référence montre en même temps quelle société est régie dans Götterdämmerung.
  • Une société ou personne n’écoute personne, les dialogues sont le plus souvent soit interrompus, soit fragmentés, soit deviennent des monologues. On l’a remarqué dans les quatre épisodes. Dans Götterdämmerung, Brünnhilde fait des réussites pendant que Siegfried est impatient de partir, Gutrune n’écoute bientôt plus Siegfried (c’est réciproque) pour n’avoir d’yeux que pour l’Isetta, Waltraute quand Brünnhilde lui parle au début de leur scène s’entraîne à tirer à l’arc, Alberich et Hagen s’écoutent à peine, chacun dans son monde et ses rancœurs ou certitudes. On finit par s’écouter au dernier acte, mais c’est trop tard et Brünnhilde d’ailleurs finit par faire taire tout le monde…
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il y a par ailleurs une volonté claire chez Castorf de montrer que cette histoire mythique du Ring est quelque part une épopée ridicule, qui est une succession d’échecs, et que les « héros » ne restent que des petits bras. Cette distance prise avec le mythe et notamment l’embrasement final se lit dans cette fin très ambiguë où sur l’écran le cadavre d’Hagen chamane (sa coiffure n’apparaît que sur l’écran) part au fil de l’eau avec des Filles du Rhin rêveuses, et sur la scène où les mêmes personnages contemplent, comme tétanisés, le baril qui brûle dans lequel les filles du Rhin ont fait tomber l’anneau, pendant que Wall Street (qu’on croyait être le Reichstag) triomphe. Ambiguïté d’une fin où il n’y a pas d’embrasement mais seulement des vélléités, des filles du Rhin notamment (comme d’ailleurs dès Rheingold où Loge fait le même geste que les filles du Rhin avec leurs briquets et où finalement rien ne se passe). Brünnhilde disperse l’essence, et prépare les conditions, mais laisse les autres personnages prendre la responsabilité de leurs destins. Elle quitte le ring du Ring. Toute cette histoire « grandiose » pour rien.  L’Histoire passe, et elle relativise l’histoire revue et corrigée de ce Ring.

Des Nornes très allemandes...©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Des Nornes très allemandes…©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Mythes wagnériens et leur vanité, vanités des idéologies, vanité aussi d’un mythe allemand,  réduit ici à des drapeaux ou des couleurs de robe, ou des objets symbole comme Mercedes ou Isetta, tout reste abandonné, et débarrassé de tout sens à la fin. Castorf nous montre de manière très pessimiste une sorte de Crépuscule permanent du monde, et de permanence des pouvoirs qui se sont emparés de nos destins. Voilà une lecture du Ring qui en fait une grande métaphore de notre situation, comme Wagner en son temps en faisait une lecture de la situation de son monde, qui a fini par se noyer dans le sang figé des millions de morts de la première guerre mondiale.
Contre ceux qui hurlent à la provocation ou à la destruction de l’idéalisme wagnérien, Castorf répond par l’affirmation que l’idéalisme qui n’a jamais été l’objet du Ring: ce dernier n’affirme que la vérité des lois du monde, où tout amour est écrasé par le pouvoir et l’argent.

A cette histoire racontée avec une intelligence et une acuité rares, correspond cette année une approche musicale qui pour Götterdämmerung, reste dans le sillon d’un Siegfried plus réussi que Die Walküre et Rheingold . Les raisons en sont à mon avis multiples.
D’abord, au contraire des autres journées, la distribution de Götterdämmerung est restée grosso-modo inchangée (à part Waltraute, le groupe des Nornes et des Filles du Rhin): tous les protagonistes ont travaillé avec Castorf l’année précédente, connaissaient la production et avaient aussi travaillé avec Kirill Petrenko. Catherine Foster et Allison Oakes depuis 2013, Stephan Vinke Stephen Milling et Albert Dohmen depuis 2015, Markus Eiche avait participé au Rheingold de 2014 et donc connaissait la production en ayant travaillé dessus, même s’il n’avait pas participé à Götterdämmerung. Seule nouvelle venue, Marina Prudenskaya en Waltraute, qui a succédé à Claudia Mahnke. Mais Waltraute est un rôle limité à une scène qui chez Castorf est relativement traditionnelle, et Prudenskaya s’en sort avec tous les honneurs. Il y a donc incontestablement une cohérence scénique plus forte, plus lisible qui donne un rythme plus proche de celui des années précédentes.
Ensuite, le style de direction de Marek Janowski, un Wagner plus conforme à la tradition, où la dramaturgie naît de la musique et non de la scène (c’est-à-dire l’inverse de l’approche de Petrenko, qui conditionnait sa lecture à ce qu’il voyait) convient mieux à Götterdämmerung, avec ses grands morceaux symphoniques, avec une musique incontestablement monumentale, avec l’intervention d’un chœur spectaculaire. Je le répète ici : autant Rheingold et Walküre m’ont gêné par leur chemin divergeant avec la scène, autant Siegfried et Götterdämmerung me paraissent moins marqués par l’absence de lien plateau-fosse.
Sous ce rapport, Siegfried m’est apparu sans doute le plus réussi, en dépit des questions que je posais dans l’article précédent.
Il en est de même pour Götterdämmerung, mais là sa direction musicale profite évidemment des aspects plus symphoniques de la partition, de moments musicaux « in se » comme la marche funèbre, les dernières mesures ou le voyage de Siegfried sur le Rhin et donc cela fonctionne plutôt bien. Je regrette évidemment la joaillerie de Petrenko, la ciselure de chaque moment, la découverte de couleurs inconnues de la partition : ici, rien n’est surprenant, rien n’est inattendu, mais reste souvent magnifiquement fait, avec des moments qui frappent et qui satisfont l’oreille. On va encore sans doute penser que je suis bien difficile, mais après avoir entendu dans cette salle et dans cette œuvre, Boulez, Solti, Barenboim, Levine, Sinopoli, Thielemann, Petrenko mais aussi – et c’était aussi intéressant sinon remarquable, Peter Schneider et Adam Fischer, Janowski prend place très dignement dans cette théorie dont mes préférés furent Boulez, Barenboim, Solti et Petrenko pour des raisons très différentes d’ailleurs. Qu’on ne vienne pas me dire que Marek Janowski est  « le phénix des hôtes de ces bois », mais qu’il en soit un hôte très respectable et quelquefois même magnifique, je peux en convenir aisément. Il reste que son regard sur le théâtre et son refus du plateau me paraissent contradictoires avec la nature de ce lieu, fait pour le théâtre, mais ça c’est une question de cohérence de direction artistique, voire d’éthique artistique. L’orchestre l’a bien suivi, compte tenu du nombre de répétitions sans doute limité : à ce titre, le Ring III a dû être (j’espère) plus en place que les deux autres. Il y a eu quelques scories, notamment au niveau des cuivres, mais les cordes sont remarquables, comme il convient à un orchestre qui doit beaucoup à Christian Thielemann dont on connaît l’attention pointilleuse aux cordes.

Acte II Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Choeur, Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le chœur une fois de plus est phénoménal : le chœur à Bayreuth, à cause de l’acoustique de la salle, paraît toujours impressionnant. C’est une tradition ici, et les disques ont immortalisé le chœur de Bayreuth qu’il soit dirigé par Wilhelm Pitz (1951-1972), Norbert Balatsch(1972-1999), enfin Eberhard Friedrich (depuis 2000). C’est aussi une tradition que le chef de chœur soit sans doute l’artiste de l’équipe le plus longtemps en place et le plus durable : il a à garantir la stabilité de l’effectif, à assurer une continuité artistique et un niveau qui est vraiment une marque de fabrique, peut-être plus que l’orchestre d’ailleurs.
Chacune des interventions du chœur est un événement, et dans Götterdämmerung, il l’est d’autant plus que c’est la seule intervention en 17h de musique : ça marque. Il est parfait, impressionnant, unique.

La distribution est plutôt d’un bon niveau d’ensemble sans être transcendée par l’événement. On ne peut dire qu’un artiste se soit surpassé, on ne peut dire non plus que ce fut problématique.

Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Sans les mêmes moyens ni la même couleur vocale que Claudia Mahnke, Marina Prudenskaya qu’on n’attendait pas dans ce rôle, est vraiment intéressante, à la fois insinuante et agressive, soignant la couleur, veillant à la diction, même si ce n’est pas toujours entièrement idiomatique, ce qu’on peut comprendre, et surtout cherchant à être expressive et à entrer dans le drame. Il en résulte, face à l’expérience consommée de Catherine Foster, une scène tendue, un moment musicalement et dramatiquement fort. C’est une belle surprise, même si on connaît les grandes qualités de la chanteuse.
Les filles du Rhin sont comme dans Rheingold, remarquables, dans le jeu plus ambigu, plus dramatique que dans Rheingold : bel ensemble et surtout belle fusion vocale d’Alexandra Steiner, Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl .
Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl sont d’ailleurs une première et deuxième norne remarquables de profondeur et de tension, Christiane Kohl (troisième norne) a des stridences et une voix pour mon goût un peu trop acide. Mais l’ensemble est aussi très correct.

Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Markus Eiche dans Gunther est vraiment remarquable : son Gunther est à la fois veule, dramatique, volontairement inexistant face à Hagen, et fragile : l’artiste rend toutes ces facettes du personnage avec une voix particulièrement expressive et un chant incroyablement coloré. Il a été il y a quelques mois un Beckmesser époustouflant dans les Meistersinger munichois. Son Gunther est de la même veine, dans un rôle difficile par ses exigences dramaturgiques et une exposition vocale ambiguë.
Allison Oakes dans Gutrune est d’abord une silhouette, un personnage de comédie, une ridicule. Castorf dessine le personnage d’une manière très précise, en opposition à une Brünnhilde qui défend les plus hautes valeurs, Gutrune défend les plus basses. Ainsi, il montre aussi ce qu’est devenu Siegfried fasciné par cette oie. Elle est magnifique de naturel, de vérité, de justesse (la découverte de l’Isetta est un morceau d’anthologie) : j’ai rarement vu Gutrune aussi bien dessinée. Vocalement elle est très présente, la voix est grande, (elle chante Isolde). En l’entendant je me souvenais que chez Chéreau, Sieglinde et Gutrune étaient chantées en 1979 et 1980 par la même chanteuse (Jeanine Altmeyer)…à méditer…car si elle est désopilante dans les deux premiers actes, elle est vraiment tendue et dramatique à souhait dans le dernier.
Hagen a cette fois-ci pour des raisons de santé du titulaire été chanté par Albert Pesendorfer en troupe à Francfort pour Götterdämmerung I et repris par Stephen Milling le titulaire du rôle pour Götterdämmerung II. Albert Pesendorfer a la voix du rôle, et sa tenue, il n’en a pas la noirceur, et surtout son chant manque d’expression : le climax du rôle reste pour moi son monologue du premier acte (qui se termine par Dünkt er euch niedrig /ihr dient ihm doch/des Niblungen Sohn.) Je me souviens en 1977 de Karl Ridderbusch littéralement inoubliable, mais aussi de Philip Kang, de John Tomlinson ou plus récemment de Hans-Peter König, nous n’y sommes pas.
Mais nous n’y sommes pas non plus pour Stephen Milling, au chant beaucoup plus expressif, plus engagé théâtralement, mais à la voix voilée, aux graves un peu trop opaques, même si l’aigu résiste. Il sortait de maladie et peut-être les choses se sont-elles remises en place au Ring III, mais cet Hagen-là plus présent scéniquement mais pâle vocalement, n’était pas plus satisfaisant.
L’Alberich d’Albert Dohmen est d’abord un personnage, ce Wotan bis ( qui fut un Wotan sur cette scène) me plaît bien…la voix fut, mais il en reste une expressivité, une couleur, une science du dire, un souci du détail expressif qui le rend passionnant : sa scène du début de l’acte II est fascinante.  Cette vision d’un « Wanderer » errant avec sa valise et la fille sur cet escalier métallique, est l’une des plus belles images du Ring de Castorf, tellement juste, tellement vraie, tellement marquante. Grandiose.

Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Siegfried était Stephan Vinke : aux Ring I et II, il avait plus de vaillance et de justesse dans Siegfried que dans Götterdämmerung. Dans Götterdämmerung Siegfried doit chanter héroïquement (dans le prologue, c’est encore le Siegfried de Siegfried qu’on entend) puis dialoguer, raconter, et le texte est plus suivi, plus théâtral moins monolithique : et ces parties là (Acte I et II) lui conviennent moins, il est très bien intégré dans le jeu, il a pris de l’assurance par rapport à l’an dernier, mais la voix est excessivement nasale, aux limites de la justesse quelquefois et les passages ne sont pas toujours bien négociés (il est vrai que certains aigus sont à la fois attendus et piégeux). Bref, il est plus vocalement plus décevant que l’an dernier, notamment au Ring I ; le Ring II était plus réussi notamment par un troisième acte vraiment magnifique (dans la scène avec les filles du Rhin, il étonne par son naturel), concentré, déchirant (dans la scène du récit à Hagen et ses sbires et de la mort). L’impression est donc un peu modulée sans être vraiment mitigée. Où y a-t-il des Siegfried crédibles aujourd’hui ? Et certains de mes lecteurs (et de mes amis, ou les deux) vont peut-être frémir, mais je regrette quand même  Lance Ryan, dont la présence en scène et dont le personnage étaient tellement vrais dans son côté moche, que la voix avec ses défauts (ou grâce à…) lui allait comme un gant. D’ailleurs, il a été encore récemment un Siegfried exemplaire (à Munich).

Certains ont reproché à Catherine Foster des inflexions anglo-saxonnes, un discours pas suffisamment idiomatique, d’autres des trous dans la voix (le centre, le grave), d’autres un manque de ligne de chant et d’homogénéité. C’est vrai, et oui, et non. C’est vrai à certains moments. Son Götterdämmerung I était vraiment remarquable pour mon goût, son II plus difficile, notamment au deuxième acte, plutôt hésitant au point que je me suis demandé si la météo plutôt fraîche ne l’avait pas  piégée. Un point qui pour moi ne fait pas de doute, c’est qu’elle fut à son sommet en 2015. Un autre point incontestable, c’est qu’elle a corrigé de graves problèmes d’homogénéité entre 2013 et 2014. Un dernier point : elle fut moins convaincante sur la durée en 2016 qu’en 2015.
Il reste que du point de vue de la présence, du point de vue de l’engagement, du point de vue de la tension et de l’attention au texte et à l’expression, du point de vue de la couleur, elle reste une très grande Brünnhilde, très convaincante dans Götterdämmerung : c’est dans ce dernier épisode qu’elle emporte totalement l’adhésion (même si son Siegfried si difficile pour Brünnhilde, est remarquable), avec un deuxième acte supérieur, avec une scène d’immolation (sans immolation dans cette mise en scène) à la présence marquée. Catherine Foster restera la découverte vocale de ce Ring, même si on peut çà et là avoir à redire : mais si l’on fait l’équilibre entre voix, musicalité,  présence scénique et engagement, elle reste convaincante et l’un des atouts de cette production.
Et voilà, un Bayreuth de plus, un (deux) Ring de plus et encore des moments forts, encore des discussions passionnantes et infinies, encore une fois la conviction profonde (et j’espère, argumentée) que cette production est la plus stimulante et la plus intéressante du Festival 2016, comme elle l’était en 2015 malgré le Lohengrin de Neuenfels. Chaque vision fait découvrir de nouvelles questions, aide à approfondir le propos, aide aussi à en préciser les intentions et à en voir la grandeur. C’est une grande fête de l’humain, une grande fête de l’intelligence et je ne vois pas quel plus bel hommage à Richard Wagner que de le traiter avec intelligence et profonde humanité. Bien sûr, les changements musicaux et de distribution provoquent des hésitations, des problèmes de rythme : mais la bête résiste. Et vivent les crocodiles, les Mercédès et les Isetta, mais surtout pas la bêtise…[wpsr_facebook]

Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

 

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – Die WALKÜRE de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 8 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

 

La Chevauchée des Walkyries et le 20 septembre, fête du Pétrole ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
La Chevauchée des Walkyries et le 20 septembre, fête du Pétrole ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

S’il y a un épisode classique – ou plus classique – dans ce Ring, c’est sans doute Die Walküre, qui repose le spectateur des « folies » de Rheingold. Entendons-nous bien, Die Walküre de Castorf est aussi complexe que le reste, mais au moins, les repères sont moins éclatés que dans Rheingold : on a Notung (et même deux !), la chevauchée des Walkyries, et les flammes finales. D’une part, on laisse le Golden Motel là où il est, dans le Texas mythique des comics ou des séries télé, hors action, hors temps, et d’autre part, on tombe dans l’Histoire, celle, précise et datée, du pétrole, dont les premiers puits artisanaux sont apparus dans la deuxième moitié du XIXème en Azerbaïdjan. Je ne reviendrai pas sur mes descriptions de 2014 et 2015 , mais il est peut-être besoin néanmoins de revenir sur certains points qui peuvent poser encore question. Qu’on me pardonne donc les redites.
Au départ, tout est aux mains de paysans qui trouvent du pétrole dans leur champ et qui l’exploitent de manière artisanale. C’est le premier acte, chez les Hunding, où la vie de la ferme (les dindons dans leur cage) semble se dérouler dans une sérénité sociale apparente (même si Hunding revient avec une tête au bout d’une pique, mais ça a l’air habituel).
Frank Castorf poursuit donc deux histoires, celle du Ring, et des aventures du livret, et celle du pétrole, qui estime-t-il non sans quelque raison, est l’Or de notre temps, ou du moins de celui des dernières 150 années de la planète. C’est à la fois un regard rétrospectif (marqué dans Die Walküre et Siegfried) et un regard analytique : comme Wagner conduit son histoire jusqu’à la chute, Castorf se demande si notre monde en est à son Crépuscule.
Wagner laisse un espoir aux hommes à la toute fin du Ring, c’est du moins le sens de ce statu quo ante que constitue le retour de l’Or au Rhin. Castorf fait une autre analyse.

Ainsi l’histoire commence donc en ce premier jour, dans l’Azerbaïdjan des origines de l’Or noir. Et Die Walküre nous en conte quelques épisodes clés.
La structure scénique est singulière, peut-être la plus étrange de l’ensemble des quatre opéras, la moins identifiable en tous cas et donc la plus abstraite, tour à tour cour de ferme, grange, grande salle, puits de pétrole, Biergarten et même église : la forme nef-clocher ne laisse guère de doute. Comme dans Rheingold, la tournette isole les scènes : chaque recoin du décor a un rôle et constitue un signe. Mais justement, l’abstraction du décor, tout en bois « rassure » un spectateur peut-être encore sous le coup du Golden Motel de Rheingold. Ici, il s’y retrouve plus ou moins. En tous cas, sous ce rapport le premier acte est traditionnel.

Heidi melton 5Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Heidi melton 5Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les deux amants se trouvent et s’aiment, Hunding est vraiment méchant (la tête au bout d’une pique, et le cadavre sanguinolent au premier plan dans une charrette) et Sieglinde d’un air duplice lui verse en abondance une bonne rasade de somnifère qui n’empêche cependant pas qu’il ait en cette nuit étrange le sommeil agité. Comme on le comprend ! Castorf joue avec la vidéo, mais de manière moins systématique que dans Rheingold, il utilise le noir et blanc, comme dans les vieux films, il alterne films et prise en direct, au besoin les mélangeant même. Notung est là, quand on en a besoin, mais pas forcément là où on la croit : fichée au premier étage de ce que j’appelle le « Biergarten », la terrasse des Hunding pour la première partie du 1er acte (jusqu’au monologue de Siegmund : Wälse ! Wälse !) mais pour la deuxième partie et les appels à Notung qui en précèdent l’arrachage, Notung est à l’intérieur de la « grange », et c’est là que l’y arrache Siegmund. Il n’y a pas d’incohérence, et il n’y a pas deux Notung, il y a l’objet à disposition quand on en a besoin et là où l’on est : Castorf se moque bien de Notung qu’il utilise épisodiquement : il nous dit « vous la voulez ?! La voilà ! » ; De même s’il y a du bois partout il n’y a aucun arbre au milieu du décor, déjà suffisamment chargé.  Les chanteurs doivent se déplacer sur un espace toujours réduit, ici encombré de bottes de foins, de caisses, de carrioles avec un cadavre, de rails, de flaques qu’on suppose être de pétrole.
Musicalement, ce premier acte est sans doute le pire des trois de Walküre, et ce dans les deux représentations vues. D’une part les chanteurs, tous trois nouveaux, devaient se familiariser avec le décor, les obstacles, le chef. Pour Heidi Melton, le 27 juillet, c’était visiblement trop. C’était un peu mieux le 8 août, même si son pas était peu assuré. Mais Heidi Melton, arrivée en catastrophe des derniers jours puisque Jennifer Wilson, prévue, et qui avait fait la plupart des répétitions, a été éloignée par Janowski pour sa voix trop proche d’une Brünnhilde, moyennant quoi on a choisi Heidi Melton qui est la Brünnhilde du Ring de Karlsruhe. Heidi Melton a une voix importante, des aigus larges et chauds (elle sera plus à l’aise le 8 août), malheureusement du point de vue physique, elle ne correspond pas vraiment à ce que la mise en scène avait prévu pour Anja Kampe, qui a une silhouette tout à fait différente. Avec son physique de chanteuse wagnérienne de lointaines années, Heidi Melton ne correspond pas du tout à la mise en scène : lorsqu’elle brandit Notung à la fin de l’acte, elle est un peu en difficulté. Très sensible le 27 juillet, c’était déjà un peu moins problématique le 8 août, mais cela restait fragile scéniquement.

Acte I Sieglinde (Heidi Melton) Hünding (Georg Zeppenfeld) Siegmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte I Sieglinde (Heidi Melton) Hünding (Georg Zeppenfeld) Siegmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Aucun problème vocal pour Melton, mais un sacré problème scénique.
D’autant que son Siegmund ne l’aide pas. Autant Johan Botha n’avait pas vraiment le physique du rôle non plus, autant les répétitions et le travail de Castorf adapté au chanteur, avaient vraiment permis de faire oublier que Botha est un piètre acteur. Christopher Ventris est sans doute plus agile, mais lui, au contraire de Botha, n’a pas la voix. Au point d’Heidi Melton le 27 juillet ne savait plus comment adapter son volume à celui d’un Ventris en difficulté. Le problème moindre pour Melton le 8 août s’est reposé dans les même termes pour Christopher Ventris, qui n’est pas un Siegmund : pas d’héroïsme, interprétation plate, aigus tirés et sûrement pas triomphants ou marquants (Wälse ! sans relief), un Siegmund très pâle, à peu près inexistant vocalement. Autant il fut un Parsifal appréciable sur cette scène, autant il est ici un Siegmund qui frise l’erreur de distribution. Là aussi, avec Vogt et Schager dans les parages, il y avait peut-être d’autres solutions possibles. Donc une situation incomparable avec l’année précédente où le premier acte s’était terminé en délire. D’autant que Marek Janowski a pris l’ensemble avec un tempo plutôt lent, sans y mettre aucune espèce de passion, de tension ou d’urgence : certes, la musique est comme il se doit sublime, mais où est le théâtre ? où est la situation ? Le tout est d’une platitude rare et frise l’ennui.

Georg Zeppenfeld (Hünding) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Georg Zeppenfeld (Hünding) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Heureusement, il y a Georg Zeppenfeld, qui sauve ce qu’il y a à sauver par une présence vocale notable, avec sa voix jeune, vive, présente, et son chant soucieux des mots, la voix parfaitement placée, le phrasé impeccable. En plus, il n’est pas mauvais acteur et compose un Hunding crédible, un peu plus que quadragénaire. C’est encore lui la référence de cet acte, comme il le fut dans Gurnemanz et dans Marke.
Dans ces conditions, ce premier acte de Walküre a laissé sur sa faim le spectateur : et ici la mise en scène n’y est pour rien, puisque l’an dernier elle a parfaitement fonctionné et cette année pas vraiment, sauf cette vidéo désopilante de la cocotte qui dévore un gâteau à la crème en appelant Wotan tout à l’affaire Siegmund/Sieglinde devant une bouteille de vodka qu’il vide allègrement (il faut bien tromper l’anxiété) : encore une fois, manière de rompre l’émotion là où elle pouvait naître, mais aussi de montrer qui tire les ficelles.
Ce qui fait disparaître l’émotion ici, ce sont les choix musicaux, les hésitations des chanteurs, le complet changement de distribution, le rythme poussif de la direction, molle et sans attrait ; on oubliera bien vite ce qui est sans doute le moins bon des moments de ce Ring.
Mené par Catherine Foster, même en moindre forme, qui a une histoire derrière elle dans ce Ring et qui l’a travaillé en direct avec Castorf et Petrenko, le deuxième acte est sensiblement différent.
Il occupe tout l’espace du plateau, sauf le « Biergarten » (la terrasse) qui sera occupée au troisième acte, il l’occupe en hauteur et en surface, puisque l’une des décisions de Castorf et de son décorateur a été d’occuper tout le plateau dans toutes ses dimensions. Ils font partie des rares équipes à avoir utilisé toute la hauteur et surtout à avoir fait chanter les artistes perchés à des hauteurs inédites, ce que Marek Janowski n’a visiblement pas accepté pour « l’annonce de la mort » puisque Brünnhilde, apparue au troisième niveau du puits-clocher descend au premier niveau de face pour chanter, alors qu’elle restait en hauteur (magnifique image aujourd’hui disparue) l’an dernier.

Wotan (John Lundgren), Pravda, et Fricka (Sarah Connolly) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wotan (John Lundgren), Pravda, et Fricka (Sarah Connolly) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’immense hangar/grange/puits sert de halle au Walhalla, puisque Wotan y reçoit Fricka.
Après les hojotoho d’une Brünnhilde (en hauteur) un peu masculine (pantalon, gilet, redingote), Wotan redescend rencontrer Fricka, cette année assise sur un esclave (un peu comme chez Kriegenburg à Munich) alors que l’an dernier elle était à califourchon. Toutes les Fricka ne sont pas configurées pour. Elle garde en revanche son vêtement traditionnel azéri.
En arrière-plan, mouvements d’ouvriers-esclaves, l’un fait la soupe en épluchant patates céleri et carottes (et se fait tancer par un collègue et même par Wotan), l’autre s’occupe d’un pain de glace dont il casse quelques morceaux : la glace était un bien précieux, marque de distinction, et était à l’époque entièrement importée de Scandinavie, faisant l’objet d’un commerce à la fois énorme et très rentable. Et un troisième vague à des occupations mécaniques. Au sol des flaques de pétrole (?), et un fauteuil où pendant que Fricka énonce ses exigences, Wotan, barbe longue à la Tolstoï, vêtu d’un long costume de propriétaire (koulak ?), lit…la Pravda. C’est une indication temporelle importante, le journal ayant été fondé en 1912.
Au premier acte, nous étions aux origines : la ferme, les dindons et un peu de pétrole dans une architecture dont des photos témoignent. Au deuxième acte, nous sommes déjà quelques années avant la révolution. Le Wotan qui buvait sa vodka dans la vidéo du premier acte est vu ici en version patriarche qui a réussi : puits de pétrole, employés, épouse visiblement aristocrate. Socialement, les choses évoluent.
Castorf, malgré le complet changement de protagonistes a fait à peine évoluer sa mise en scène. Même comportement agacé mais pas forcément accablé de Wotan, distance et autorité de Fricka, dialogue glacial d’un couple qui n’en est plus un, dans un espace déjà marqué par l’évolution sociale.
La Fricka de Sarah Connolly est plus concernée que la veille dans Das Rheingold. Le chant est vif et nerveux (le rôle le veut), mais la diction et l’expression restent en deçà de ce qu’on pourrait attendre ; reconnaissons néanmoins une présence plus grande dans Walküre II (8 Août). Je ne sais ce que cette artiste notable, fêtée dans le répertoire baroque, cherche dans le répertoire wagnérien qui lui réussit moins bien. C’est une relative déception. Elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, Fricka tellement présente, tellement expressive, qu’on a découverte ici dès 2013 et jusqu’à 2015. Tout se passe comme si on s’était ingénié à tout changer, avec les difficultés incidentes sur l’appropriation d’une mise en scène complexe, et un ensemble de chanteurs qui n’ont pas eu les répétitions nécessaires. Bien sûr peut-être les titulaires eux-mêmes des rôles ont-ils désiré laisser la production pour avoir un été à eux, ou pour d’autres raisons. Il reste que de tels changements de distribution qui bouleversent complètement une production ne sont pas traditionnels à Bayreuth, et que cela donne un coup de boutoir singulier à la notion de « Werkstatt », qui nécessite des fidélités. Comment ciseler de mieux en mieux une production quand on n’a plus en face ceux qui l’ont travaillée le plus.

John Lundgren (Wotan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
John Lundgren (Wotan)
©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

John Lundgren n’a pas du tout le même physique ni la même manière de chanter que Wolfgang Koch. Grand et élancé, il a le look « Wotan » plus que son prédécesseur, et son chant est posé différemment, bien projeté, bien structuré, mais moins expressif et moins attentif à chaque mot, moins modulé. Un tantinet monocorde sans être ennuyeux. Il me rappelle par son émission un Siegmund Nimsgern qui fut Wotan sur cette scène avec Solti (et Peter Schneider) dans la production de Peter Hall entre 1983 et 1986. Le deuxième acte de ce Wotan est loin d’être déshonorant, même si je considère que le deuxième acte de Walküre en 2015 était un sommet du genre, une des performances les plus étonnantes et passionnantes jamais entendues dans cette œuvre.
Rien de fondamentalement neuf dans la mise en scène cette année, mis à part une tendance de Wotan à chanter plein face, et quelques mouvements un peu différents dans les détails desquels il serait fastidieux d’entrer. Le duo Wotan/Brünnhilde se déroule dans cette atmosphère étrange entre deux êtres qui se connaissent bien, et qui semblent ne pas trop s’écouter, comme dans un certain nombre de duos construits par Castorf, où l’un parle et l’autre écoute distraitement, du moins à certains moments, comme si tout dialogue construisait en fait deux monologues déguisés.
Nous sommes à la veille de la révolution d’octobre, ce n’est pas un hasard si Wotan lisait la Pravda…des sabotages sont en cours notamment dans les champs pétrolifères, pour préparer et la révolution et ses arrières, sur des films projetés on distingue Lénine. Dans le Ring, la mort de Siegmund est la première grande crise, qui remet en cause le plan de Wotan et annonce un avenir incertain. Castorf fait coïncider cette crise avec la révolution d’octobre, non pas l’épopée à Saint Petersbourg, mais l’arrière-cour, celle où l’on se prémunit, dans le lointain Azerbaïdjan, devenu un enjeu de pouvoir qui va de nouveau l’être pendant le second conflit mondial.

Brünnhilde est la « petite main » de Wotan, celle qui prépare sabotages et bombes, elle manie la nitroglycérine tout en écoutant plus ou moins distraitement « papa ». Remarquons les réservoirs où il est écrit « рискy » (risqué), qui indique bien la nature du produit conservé. Remarquons aussi les caisses déjà remplies, celles en attente, qui montrent un Wotan chef d’un réseau, relai local, qui manie les gens et les choses. Remarquons enfin qu’à Brünnhilde aucun détail n’échappe, sur les flaques de pétrole, elle déroule un tapis et va chercher le fauteuil de Wotan à l’intérieur sur lequel il va s’asseoir. Brünnhilde est prévenante, Brünnhilde n’arrête pas de bouger là où habituellement on la voit attachée à écouter Wotan. Elle est obéissante et soumise, mais aussi pleine de ressources et d’initiative.

Acte II Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La troisième partie de l’acte, où surgissent les jumeaux-amants Siegmund et Sieglinde entrent l’un après l’autre dans le réservoir vide qui s’enflammera pour Brünnhilde au dernier acte : il cherchent un endroit où s’arrêter. Puis Sieglinde épuisée gît sur un matelas, au milieu d’un tapis de feuillets de journaux, ces journaux dont le motif est récurrent dans le Ring, Wotan lit la Pravda, le barman de Rheingold lit Sigurd, Brünnhilde attendant Waltraute dans Götterdämmerung lira nerveusement ce que je suppose être un hebdo féminin. Mime abreuve de lectures idéologiques un Siegfried qui n’en tire rien. On lit beaucoup dans ce Ring, et toutes sortes de choses, mais en cette veille de révolution, la diffusion par le journal est essentielle, et le journal est en même temps et diffuseur de nouvelles et diffuseur idéologique. Sieglinde gît sur ces feuilles de journal, comme un tapis de feuilles mortes qui au moindre coup de vent s’envolent et commencent à recouvrir son corps comme un linceul. Victime de la révolution.

Annonce de la mort Brünnhilde (Catherine Foster), Sigmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Annonce de la mort Brünnhilde (Catherine Foster), Sigmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est alors que survient sans doute l’une des plus belles scènes du Ring, et musicalement et scéniquement, « l’annonce de la mort ». Brünnhilde apparaît à Siegmund, du haut du puits de pétrole, du haut du décor, jetant vers lui et ses mots, et sa musique. L’éclairage, les nuages gris en permanence (les fumigènes fonctionnent en continu dans ce Ring, accrochant la lumière de mille manières, créant des ambiances différentes effaçant part du décor, valorisant d’autres. Cette scène était merveilleusement réglée : désormais Brünnhilde descend du troisième au premier niveau, se place face à la fosse, et commence à chanter.
Il y avait l’an dernier quelque chose de mystérieux ou de fantomatique. C’est incontestablement plus banal cette année : Siegmund regarde une Brünnhilde plus proche, elle ne le regarde plus qu’à peine car elle est face au chef et Siegmund contre un mur latéral, à côté et de Notung et de Sieglinde, face au chef lui aussi.

Du point de vue musical, l’orchestre est très présent, et Catherine Foster vraiment merveilleuse d’expression et de subtilité, moins bien projetée que l’an dernier peut-être, ce qui n’est pas le cas de Christopher Ventris, qui « fait le job » de manière un peu indifférente et qui semble n’être pas concerné. Les « Grüsse mir Wotan.. » ont perdu l’intensité et la force intérieure qu’ils avaient avec Botha.
C’est de Sieglinde que vient la plus grande surprise musicale. Plus retenue au 1er acte pour ne pas couvrir trop Ventris, et gênée par la mise en scène, elle laisse éclater une incroyable voix dans la petite scène où elle se réveille avant le combat, explosant littéralement et emportant le public par ce chant puissant, plein d’émotion et d’une intensité inouïe. Elle est enfin elle-même, sans retenue, sans frein. Et c’est beaucoup plus intéressant, même si la voix, très développée en hauteur, l’est moins au centre et dans les graves.
Le combat, chez Castorf, se passe à l’intérieur de la grange/puits/halle, il est à la fois vu par vidéo, avec un montage très précis où l’on voit rapidement qui Siegmund et Notung, qui Hunding en habit de Koulak, qui Sieglinde au regard éperdu de crainte, qui Brünnhilde intervenant derrière Siegmund avant l’intervention de Wotan. C’est une excellente idée que de faire une scène de film de cette scène, immortalisée au théâtre par Chéreau (on ne fera pas mieux en scène depuis, il y avait dans la salle des cris en 1977 tant c’était violent).
Film, qui insiste sur les jeux de regards (Wotan, Sieglinde, Siegmund, Brünnhilde, Hunding, chacun jette un regard angoissé, apeuré, dubitatif) avec un montage très serré (les techniciens vidéo sont de grands professionnels) tout cela en direct : l’urgence est donnée par le film, par la distance et Castorf utilise la cinéma pour faire du théâtre : c’est prodigieux parce que cela va si vite, cela suit les mouvements de la musique avec une telle précision que l’effet sur le spectateur est très fort.

Toute la scène est vue sur écran, alternant avec des explosions de la seconde guerre mondiale, sauf la sortie des deux femmes munies des morceaux de Notung : Hunding, satisfait d’abord, puis dubitatif et enfin étonné et apeuré (« Geh ! ») qui s’écroule, tandis que Siegmund expirant regarde implorant ce qu’il reconnaît être son père. La mise en scène et en image ne change pas, d’autant plus forte que la scène est vide, et que le regard sur l’écran vidéo n’a pas un effet d’éloignement, mais un effet d’urgence que seul le cinéma peut donner, insistant sur des détails impossibles à saisir sinon. Du grand art qui nous fait oublier toute réserve : ici, c’est Castorf qui mène la danse, que Janowski le veuille ou non.
Le troisième acte commence par la Chevauchée des Walkyries, morceau de choix, numéro s’il en est, très attendu par le public : une partie musicalement délicate, notamment pour celui qui construit la distribution. Il n’est pas toujours facile de trouver une troupe de huit Walkyries homogènes, avec des aigus pleins et surtout pas stridents, malgré les différences vocales, et les différentes manières de chanter. La question sur la Chevauchée des Walkyries, c’est que chacune a une ou deux phrases à chanter où elles sont non plus groupe, mais personnages : Schwertleite n’est pas Waltraute, et Rossweisse pas Ortlinde. Au-delà de la différence de tessiture, il y a des cris, certes, mais aussi des affirmations, des prises de position, des interrogations où chacune intervient et que le public n’entend pas forcément. Un groupe de Walkyries mal assorties peut ruiner le moment. Une voix hors du coup vous casse l’ambiance. Il est pour moi plus difficile de distribuer les huit Walkyries que les rôles principaux de l’opéra. Elles sont ici parfaitement en place, très bien distribuées avec parmi elles des artistes à qui on a confié des rôles plus importants dans ce Ring : Caroline Wenborne ( Gerhilde) était Freia dans Rheingold, Nadine Weissmann Erda (ici Schwertleite)

On connaît bien ici l’option de Castorf, elle est de faire des « héros » des révolutionnaires (anarchistes) qui meurent en grimpant au puits qu’ils ont attaqué. Les Walkyries ne les ramassent pas, elles les laissent gisant sur l’escalier qui monte au sommet du puits, cadavres inutiles, victimes des révolutions qui se normalisent.
Quand elles arrivent, peu par peu, elles sont toutes vêtues en femme de la bonne société, mais venues des quatre coins du pays, i, il y a l’occidentale de Pétersbourg, il y a la riche russe traditionnelle, il y a la princesse d’Asie centrale : une exposition de costumes de fêtes de l’époque, montrant que l’Azerbaïdjan, et Bakou en particulier, avait attiré une population bariolée de tous les coins du pays.
Mais s’en tenir là serait trop simple. Elles vont changer deux fois de costume, comme ces danseuses de revues qui doivent dans l’urgence changer d’apparence ; et de fait la transformation rapide passe presque inaperçue : apparaissent alors des casques, des paillettes, des jupes et non plus des robes, la dernière transformation visant à se montrer bons petits soldats de Wotan quand celui-ci se fait entendre au loin. Pas de lances, pas d’armures, juste ces changements incessants de costumes qui donnent une incroyable vie à la scène, et qui lui donne aussi un sens social dissimulé : l’arrivée du pétrole à Bakou a changé l’ensemble de la société et notamment les femmes, devenues plus dépensières, plus frivoles, plus légères : les incessants changement de vêtements indiquent ces évolutions qui atteignent le monde féminin que les Walkyries incarnent, vierges guerrières et d représentantes de l’éternel féminin. l’arrivée de l’or noir provoque des excès, mais aussi des représailles , contre les révolutionnaires.
Une fois de plus, la mise en scène travaille l’espace en hauteur, et sur tous les niveaux, du haut en bas, utilisant aussi le « Biergarten » (la terrasse)  comme un lieu d’agrément, où ses femmes se rencontrent, mangent des friandises ou boivent un verre de vin.
Brünnhilde arrivant avec Sieglinde est bien identifiable comme une sorte de star : elle porte un casque vaguement punk, des paillettes argentées dignes de l’Admiral-Palast de Berlin, et un énorme manteau de fourrure, c’est sans conteste la vedette.
Sieglinde, comme retrouvant sa ferme initiale.
L’arrivée du pétrole à Bakou a déterminé des changements sociaux au début du XXème siècle, mais est aussi l’enjeu de politiques visant à produire toujours plus dès la période soviétique et en particulier au moment de la 2ème guerre mondiale : c’est le sens des textes peints sur le décor qui poussent à la production :

"Nous y arrivons, comme prévu"
“Nous y arrivons, comme prévu”
  • « Nous y arrivons, comme prévu » (allusion à la volonté d’atteindre les objectifs du plan en 4 ans et non en 5 (20ème année)
  • « Nous transportons plus de pétrole pour les besoins de notre patrie bien aimée » (pour les 50 ans de la marine marchande)
  • « 38 Millions de tonnes de pétrole et de gaz pour la nouvelle année » (1941)
  • Enfin, tout le monde a vu la date du 20 septembre s’afficher sur un des pans du décor en azéri : « 20 Septembre, jour du pétrole, un jour de fête nationale ! »

Ces textes, authentiques, accentuent et la nature du contexte : le pétrole est un enjeu économique civil et guerrier, au moment où l’avenir et en pointillés, tant l’avancée nazie menace. C’est aussi dans l’histoire du Ring un basculement, celui où Brünnhilde va reprendre son destin, va assumer sa faute, et en même temps dessiner un avenir possible pour Wotan dans l’angoisse est « Das Ende ! das Ende » comme il l’affirme au deuxième acte.

Elle arrive donc avec une Sieglinde exténuée, un peu éberluée qui machinalement va donner à manger aux dindons du premier acte dans leur cage (mais ils n’y sont plus), une cage qui sert désormais de dépôt aux oripeaux des uns et des autres. Le temps n’est plus à l’agriculture paysanne, ni au pétrole artisanal. Tout se passe comme si Sieglinde était d’une autre époque et allait céder la place. Il reste que vocalement Heidi Melton est impressionnante, notamment le 8 août, comme si lors de la première le 27 juillet elle était restée prisonnière de l’émotion qui la voyait pour la première fois sur la colline verte. Une voix aussi forte que chaleureuse, avec des aigus sûrs : ses « O hehrstes Wunder! Herrlichste Maid! » retentissent, si intenses qu’on entend une Brünnhilde derrière… Heidi Melton pâtit d’un physique qui ne lui permet pas d’être aussi présente à la scène qu’Anja Kampe, mais vocalement, si l’intensité des deux femmes est comparable, l’une, Kampe, est aux limites de ses capacités – et elle sait en jouer avec une rare intelligence, et presque en faire un atout, l’autre, Melton, a encore quelque réserve, en authentique voix wagnérienne qu’elle est.

Wotan arrive, barbe disparue. Ce n’est plus le patriarche qui préparait en douce – peut-être avec un postiche – la révolution, c’est le chef de réseau, qu’on voit sur l’écran (ou son sosie). De haute stature, il est plus proche physiquement du Wotan traditionnel, comme on l’a dit plus haut. N’ayant sans doute que peu travaillé avec Frank Castorf, et compte tenu des exigences de Marek Janowski en matière de position des chanteurs, la scène avec Brünnhilde a connu quelque évolution quant aux gestes et aux mouvements. Comme toujours dans les conversations, les deux personnages s’écoutent de manière elliptique, circulant dans le décor qui pour ce troisième acte est plus ouvert, et dont la nouveauté sont les textes peints sur le toit de la bâtisse dont nous avons livré quelques clés plus haut. Wotan successivement se sert à boire, puis va au fond de la scène, casse un morceau du pain de glace et le lance contre un drapeau rouge laissé là en emblème, prend nerveusement un paquet de cartes qu’il mélange et jette en l’air, avec le même geste de Brünnhilde au moment de l’immolation dans le Crépuscule, un geste désabusé qui montre l’impossibilité de changer les destins ou même de jouer avec. Un dialogue froid, dur : John Lundgren n’est pas un Wotan « humanisé » comme pouvait l’être Koch. Il y avait chez Koch quelque chose qui le rendait plus accessible et presque sympathique. Le personnage de Lundgren voulu ici est plus sec, plus définitif, et surtout n’a pas vraiment une « mobilité » vocale qui permettrait la richesse de modulation et d’expressions que Koch pouvait avoir. C’est par le geste, par le mouvement, par le regard plus que par le dire que ce Wotan se définit. Il reste que cela fonctionne, même si on a des souvenirs souvent et quelquefois des regrets. On passe par le jeu de la tournette et du décor ouvert en permanente de l’extérieur à l’intérieur, dans ce hall qu’on a vu Walhalla-ferme au deuxième acte et qui est devenu puits de pétrole plus industriel, qui envahit l’espace, figurant un cheval (Grane ? Cheval vapeur ?).
Le temps ne cesse de tourner : le drame s’inscrit dans un temps plus rapide, qui défile. Au deuxième acte on passe très rapidement du début du XXème au seuil de la deuxième guerre mondiale, comme si les aventures des héros étaient hors temps, ou ne prenaient sens que face à des événements divers dispersés dans la frise historique construite par Castorf.
Dans cette Walküre, on commence en Russie tsariste, pour très rapidement passer en Union Soviétique, loin du centre politique, mais au centre névralgique qui va décider de l’avenir de la guerre contre les allemands. Ce basculement historique (Stalingrad, les champs pétrolifères sauvés) qui voit la victoire probable de l’URSS de Staline est parallèle au basculement de l’histoire du Ring que constitue Die Walküre où se succèdent les fins : fin de Siegmund et plus ou moins programmée de Sieglinde (quand elle aura mis au monde Siegfried, fin de Hunding, fin de Brünnhilde comme Walkyrie : « Das Ende ! » Semble être effectivement le maître mot, et pourtant Brünnhilde ouvre la suite. Elle devient elle aussi, et avant son père, Wanderer, ou plutôt Wanderin, avec sa valise qu’elle prend soin d’emporter avec elle au moment où Wotan lui faits ses adieux : valise, fourrure, casque dont il ne restera rien qu’une robe au réveil.
En effet, le choix de défendre Siegmund est un choix de vie non encore bien clair pour le personnage, mais clair pour le spectateur, elle a troqué au troisième acte pantalon et gilet : les habits masculins contre une jupe longue et un bustier armure, qu’elle portera jusqu’au début du Crépuscule. Affichant la valise, elle va vivre l’errance (elle vivra en caravane…). Le Ring de Castorf est plein de Wanderer, Wotan et son (anti)compère Alberich, Mime, Brünnhilde sont des personnages qui attendent, qui bougent, qui passent, des personnages inscrits dans une mobilité : ils pourraient tous faire leur motto d’une des premières paroles de Wotan, fondamentale à mon avis : « Wandel und Wechsel liebt, wer lebt; das Spiel drum kann ich nicht sparen! » [Qui aime l’errance et le changement, celui-là vit. Ce jeu, je ne peux m’en passer]. Le Ring wagnérien est bien une école de vie, où tout idéalisme est obstrué par l’irruption du réel, toujours cinglant. Et Castorf, qui fait tout pour casser les émotions (merci Brecht), nous fait toucher cette réalité-là.
Un exemple dans ce troisième acte : l’adieu de Brünnhilde quand Wotan chante « Leb’ wohl, du kühnes, herrliches Kind! » : dans la tradition les deux personnages se serrent dans les bras l’un de l’autre,  après s’être précipités l’un vers l’autre en suivant le mouvement et le crescendo musical. C’est ici violemment interrompu par le choix de Wotan (que rien n’arrête, notamment dans un opéra où l’inceste est glorifié) d’embrasser sa sur les lèvres fille qui se dégage violemment de l’emprise. Même l’adieu le plus sublime est interrompu. Wotan embrassera plus chastement sa fille sur le front quelques instants après. Puis partira, muni de sa lance traditionnelle, mais si rare dans cette production.

Wotan(John Lundgren) Brünnhilde (Catherine Foster) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wotan(John Lundgren) Brünnhilde (Catherine Foster) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les deux personnages, de fait, se sont rarement touchés, dans leurs deux grandes scènes, chacun « vaquant » à diverses occupations pendant que l’autre parle. Et Wotan ne conduit pas Brünnhilde au « rocher », munie de sa valise, elle va elle-même se coucher : on la voit en vidéo, allongée, les yeux bien ouverts, attendant le long sommeil. D’une certaine manière, elle s’endort déjà femme indépendante : Castorf suggère que ce choix est fait consciemment dès le début du troisième acte, sinon à la fin du deuxième.
Ce qui caractérise Catherine Foster dans son personnage, c’est justement cette tenue à distance, ce port altier. Musicalement, elle est magnifique, toujours intense, toujours en phase avec la mise en scène, toujours engagée. La voix s’est considérablement homogénéisée : elle n’a plus ces trous de registre central qu’elle avait en 2013. Elle a trouvé son personnage en 2014 et son vrai confort vocal en 2015. Et c’est pour Bayreuth une magnifique Brünnhilde, sans doute une des meilleures depuis Polaski ou Herlitzius, et c’est heureux qu’elle n’ait pas été effacée de la distribution. À l’origine était prévue Angela Denoke qui a renoncé. Elle eût sans doute été théâtralement phénoménale, mais Catherine Foster s’impose sur le théâtre et conduit une voix sûre, non dépourvue d’émotion. C’est la seule avec Heidi Melton (seulement le 8 août) dans cette journée à réussir à créer un univers.
Car John Lundgren, qui est un très bon Wotan « traditionnel » rentre dans la mise en scène (il sera même très bon dans Siegfried), mais n’arrive pas à faire frémir son texte, dit sur un ton relativement linéaire, forte ou mezzo forte, sans vraiment jouer des modulations. Cependant le personnage est incontestablement présent, avec d’autres moyens que son prédécesseur.
Dans cette Walküre, ce qui m’a plus gêné, ce sont les choix de direction musicale. Comme dans Rheingold, nous sommes face à une conception assez traditionnelle, plus en place que Rheingold et en tout cas bien calée le 8 août. Mais n’écoutant pas la scène, le rythme est quelquefois lent – il se traîne même au premier acte, sans vraiment d’accents, sans pathos, mais sans froideur non plus. C’est très bien rendu, bien agencé, mais cela reste un peu étranger pour mon goût du moins. Il manque – et c’est ce que j’ai ressenti tout au long de ces Ring, de la transparence à l’orchestre, il y a toujours quelques problèmes d’équilibre (on n’entend pas ou mal l’orchestre dans les moments plus retenus). Mais surtout, cette direction n’est pas évocatoire, ne dessine pas d’univers : elle n’est pas plate, mais elle ne porte pas la marque d’une personnalité. La musique est sublime et Janowski la rend avec honnêteté et justesse, et c’est souvent beau parce que la musique de Wagner est ce qu’elle est : irremplaçable et bouleversante, mais il ne la fait pas vibrer: il la fait écouter.
Je viens de vivre hier soir un concert où Daniel Barenboim dirigeait des pages symphoniques de Wagner, et il créait un monde à partir d’un accord. Janowski fait très correctement l’accord en question., mais monde et univers attendront. [wpsr_facebook]

Final, Wotan 5John Lundgren) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Final, Wotan 5John Lundgren) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 1er et 9 août 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Werkstatt Bayreuth qui est le concept inventé par Wolfgang Wagner pour montrer que le centre du Festival, c’est Richard Wagner et les lectures diverses de ses œuvres. Ainsi reviennent sur le métier les mises en scènes avec un détail de plus ou de moins, voire quelquefois des changements importants (rappelons pour mémoire Chéreaulâtre le Ring 76 et le Ring 77, très différents). Cette année, le Tristan und Isolde de Katharina Wagner, qui n’avait pas enthousiasmé les foules, revient avec une distribution partiellement différente, mais une mise en scène qui ne semble pas avoir trop bougé : adieu Werkstatt ? Ainsi donc, de nouveau un premier acte labyrinthique dans des images à la M.C.Escher ou à la Piranèse, un second acte étouffant dans une cour de prison surveillée par des projecteurs, et un troisième acte fait de brumes et d’images rêvées surgissantes, pour finir de manière brutale et réaliste : plus de Liebestod, rangée au magasin des rêves interrompus, et un Marke bien décidé à emmener son amoureuse femme à la maison. On se reportera à l’article écrit sur ce blog l’an dernier qui rendait compte de deux représentations .
J’ai relu mon texte de l’époque, et je ne vois pas vraiment ce que je pourrais modifier, au moins du point de vue scénique, mais peut-être aussi du point de vue musical, Isolde mise à part.

Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La distribution réunissait en ce 1er août l’Isolde nouvelle de cette saison, Petra Lang, une nouvelle Brangäne, Claudia Mahnke, remplaçant Christa Mayer malade. Une distribution féminine différente, face à une distribution masculine inchangée, dominée par le Tristan de Stephen Gould, désormais référence dans tous les théâtres où il le chante. Le 9 août Christa Mayer rétablie chantait Brangäne.
Même si globalement le travail de Katharina Wagner n’a pas la force de ses Meistersinger, on peut aimer cette approche qui tend à prendre à revers tout « romantisme ». Dans la mise en scène de Katharina Wagner, tout est dit au lever de rideau : on sait que Tristan et Isolde vivent un amour absolu, éperdu et sans concession, à travers ce labyrinthe étouffant construit ad-hoc pour les empêcher de se voir, ou pour les contraindre à se chercher sans cesse, avec deux serviteurs qui n’ont de cesse d’essayer en vain d’éviter le scandale et qui bougent en tous sens, qui pour fermer un accès qui pour bloquer les issues..

Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’absence de rupture entre premier et deuxième acte, où dès le lever de rideau, Isolde et Brangäne jetées aussitôt dans une fosse, qui ressemble à une salle de torture bientôt suivies de Tristan et Kurwenal, montre que tout a été prévu à l’avance, que sans doute on les « cueillis » au débarquement pour les jeter ainsi dans ce cul de basse fosse. Autant Brangäne et Kurwenal cherchaient à bloquer toutes les issues au premier acte, autant au contraire ils cherchent (surtout Kurwenal qui s’y essaie obstinément) toutes les issues possibles au deuxième. L’ensemble de l’histoire a été construite par Marke, désireux de se débarrasser de l’amour mythique pour posséder Isolde sans concurrent. Tout est prêt pour que se déroule le drame :  le dispositif fermé, les fausses échelles, et aussi le drap brun laissé-là qui va protéger un temps le couple des projecteurs aveuglants (lumières de Reinhard Traub). Marke a fait ramener Isolde par Tristan par ce qu’il sait leur amour, parce qu’il veut qu’il éclate, tel un abcès, et veut se débarrasser du rival : il construit à l’avance la trame dont il pense probablement qu’elle se terminera à l’acte II. Quand tout est dit, il laisse les basses œuvres à Melot, et quitte la scène, traînant Isolde avec lui. Melot (Raimund Nolte) n’est d’ailleurs pas si à l’aise avec les dites œuvres, il hésite, regarde en arrière vers Marke, ce n’est qu’après quelques secondes qu’il décide de poignarder Tristan, le héros, son ami, dans le dos…L’image finale est bien celle d’un Tristan qu’on croit mort (comme il se doit), et le départ anticipé de Marke avec Isolde laisse insinuer que c’en est terminé avec cette histoire.

Mais non, au troisième acte (image initiale superbe inspirée de Georges de la Tour), les compagnons de Tristan le veillent, attendant l’issue fatale pour laquelle tout est prêt. Et Tristan agonisant dans son délire fait surgir des images d’Isolde inscrites comme dans une voile de navire triangulaire, pour expirer devant l’Isolde réelle. L’arrivée de Marke (image brutale de sa troupe, tache violente jaune dans cet univers gris) montre que même la mort est organisée : les sbires portent un signe de deuil ; le catafalque est prêt et ils se débarrassent des compagnons du héros pour construire une mort pour la galerie, pour l’histoire, une mort officielle et politique, tandis que les cadavres des compagnons gisent en une tache de couleur brune et verte.

Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Liebestod n’est plus une Liebestod, mais l’ultime expression d’un amour que Marke laisse s’exhaler en montrant d’ailleurs quelque signe d’impatience, pendant que Brangäne essaie d’assister piètrement Isolde, gâchant par sa présence même  l’image traditionnelle d’Isolde seule avec son aimé. Entraînant ensuite Isolde vers la sortie par le même mouvement qu’au final du deuxième acte, Marke sonne enfin la fin du rêve : Isolde sera une morte-vivante.

Funérailles...©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Funérailles…©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Katharina Wagner, en faisant de Marke une sorte de Wotan au petit pied, auteur d’une machination, calculée dans ses détails, y compris en laissant les amants se rencontrer et s’aimer, donne au drame une valence politique à laquelle on n’avait pas forcément pensé. En fait, ce qui intéresse Marke, ce n’est pas tant se débarrasser d’un rival en amour, mais plutôt en politique, de se débarrasser d’un potentiel concurrent : quand le meurtre au fond de la fosse a échoué, il organise des funérailles officielles comme on peut en faire pour donner le change après un assassinat politique. Et ainsi tous les discours du Roi sont des pièces politiques à faire inscrire au livre des heures, qui n’ont de fonction que pour les apparences de l’histoire, et pas pour la réalité. Katharina Wagner fait de l’amour de Tristan et d’Isolde une pièce d’un puzzle politique, une « utilité » en quelque sorte qu’elle détourne, comme si elle construisait patiemment une entreprise de dévoiement des intentions de l’arrière-grand-père. L’entreprise de Katharina est une entreprise de déconstruction du fantôme tutélaire. Que sera-ce lorsqu’elle se mettra au Ring ?

Comme je l’écrivais l’an dernier, il reste que le décor du second acte notamment, ces objets métalliques qui brillent dans la nuit ma paraissent excessifs. Cette transformation complexe de l’étrange objet métallique horizontal en tambour de sécurité vertical dont le bruit interfère volontairement avec la plus sublime des musiques, est presque castorfienne dans son intention de rompre la magie en troublant l’attention du spectateur : l’esthétique de Schlößmann ne me convainc pas et la manière dont en use la mise en scène non plus. Malgré tout, et même si je suis en doute quant au concept développé par Katharina Wagner, j’ai été très surpris des huées nombreuses qui ont accueilli son apparition cette année lors de la première, inexistantes l’année précédente. C’est un travail sans doute discutable, comme tout travail scénique, notamment à Bayreuth, mais qui n’est ni absurde, ni stupide : il oriente le spectateur vers des pistes possibles, vers une exploration de thématiques peu exploitées sur Tristan. Bien ou malvenues, c’est toujours stimulant de les ranger dans la malle à propositions théâtrales.
Musicalement, la nouveauté était la prise de rôle de Petra Lang en Isolde. Bien des wagnériens ne voyaient pas vraiment cette artiste, une Ortrud, une Brünnhilde, enfiler le costume de l’amoureuse éperdue. Techniquement, elle tient incontestablement la distance, avec les aigus nécessaires et même encore certains en réserve. Sa Liebestod est très attentive et bien contrôlée et le parcours (encore plus lors de la représentation du 9 août) est sans aspérités en ce qui concerne puissance et endurance.
On connaît néanmoins les défauts qu’elle affiche quelquefois : de fréquents problèmes de justesse, une voix qui bouge, un timbre ingrat et une absence régulière de chaleur et de sensualité dans la voix. C’est une artiste clivante que les amoureux du beau son n’aiment pas. De fait lors de la première, certains moments étaient fort réussis, d’autres mal contrôlés avec des problèmes de justesse et une voix qui bougeait notamment au premier acte et dans certains moments du duo du deuxième ; reconnaissons que la représentation du 9 août fut sous ce rapport mieux contrôlée. Il reste que je préfère pour Isolde une autre couleur un autre timbre et une autre personnalité. L’interprétation, voulue aussi par la mise en scène, travaille beaucoup sur la fureur, favorise le cri, les sons rauques et les explosions, faisant ressembler quelquefois cette Isolde à une Ortrud égarée sur un navire. Il manque de toute manière à cette voix, aussi appliquée et contrôlée soit-elle (et il y a aussi de jolis moments) une certaine sensualité qui à mon goût est indissociable d’Isolde, une sensualité qu’une Herlitzius avec tous ses défauts savait faire percevoir. Tout cela manque singulièrement d’émotion, mais d’une certaine manière, la mise en scène n’y aide pas et aurait plutôt tendance à l’évacuer, tant elle bride la pente naturelle vers les épanchements.
On a aussi découvert Claudia Mahnke en Brangäne, à la faveur d’un remplacement de dernière minute de Christa Mayer souffrante. Et on a tout de suite admiré l’engagement, la tenue du son, la voix brillante et claire : magnifique tout au long de l’opéra, elle triomphe naturellement car c’est une Brangäne exceptionnelle et intense.
Voix plus sombre, moins expansive, Christa Mayer le 9 août retrouve la couleur de sa belle Brangäne de l’an dernier, très engagée aussi, peut-être un peu moins expressive, ou plutôt moins « expressioniste » que Mahnke, elle est une Brangäne plus angoissée, un peu plus intérieure, et elle aussi est remarquable.

Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Tansel Akzeybek, ein Hirt/Junger Seemann au phrasé magnifique (quelle clarté !!), est sans doute prêt à des parties plus importantes, on retiendra aussi cette couleur étrange qui marque ses interventions en leur donnant une touche mystérieuse fort bienvenue…Kay Stiefermann dans son intervention (Ein Steuermann) brève montre un certain raffinement, tandis que Raimund Nolte en Melot est très expressif, peut-être à la fois plus violent et plus chaud. Il montre un engagement marqué dans le jeu, ce qui n’est pas si fréquent dans ce rôle ingrat. C’est un Melot qu’on remarque et c’est donc un bon Melot.
Georg Zeppenfeld est cette année suremployé à Bayreuth : Gurnemanz, Hunding, Marke. À chaque fois, il obtient un triomphe, c’est sans doute l’un des plus fêtés de cette édition 2016. Son Marke est jeune (rien du vieillard qu’on nous présente quelquefois), vif, mais il a la tâche difficile de transformer par son chant un discours plutôt humain et modéré, celui d’un homme accablé et déçu, en discours sarcastique, ironique et grinçant, celui d’un manipulateur politique. Il effectue un travail sur le texte et l’expression proprement stupéfiant, tour à tour insinuant, marqué de colère froide, cruel, il reconstruit systématiquement  le personnage en substituant humanité par monstruosité. Son discours final en forme d’oraison funèbre est aussi glaçant. À cela s’ajoute le spectre vocal large, les aigus triomphants, une science inouïe de coloriste et chaque mot pèse. Il est exactement le Marke qu’il fallait, il a le ton voulu par la mise en scène. Vraiment merveilleusement ciblé pour le personnage élaboré par Katharina Wagner.
Iain Paterson est un très beau Kurwenal, très à l’aise vocalement, avec une diction exemplaire, mais exploitant aussi une palette plus riche de couleurs que dans son Wotan. Ce personnage à la fois dédié, désespéré et si humain lui convient parfaitement, ses interventions au premier acte sont fortes et énergiques avec des expressions cruelles envers Isolde et Brangäne, tandis que  son troisième acte est déchirant.

Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Stephen Gould promène depuis longtemps son Tristan sur toutes les scènes du monde, mais évidemment dans la salle du Festspielhaus, ce chant emporte d’autant plus l’adhésion. Même sans Nina Stemme à ses côtés (il a souvent dit combien cette présence le stimulait), il réussit à imposer ce Tristan lumineux, clair, vigoureux aussi, malgré çà et là quelques signes de fatigue marqués par quelque nasalité au troisième acte. La voix est puissante, héroïque, imposante et riche d’harmoniques et de couleurs. Il fut un grand Tannhäuser, le plus grand peut-être de ces dernières décennies, dans cette salle, avec un fabuleux Thielemann, et l’on sait combien Wagner liait les deux œuvres. Il est naturellement un grand Tristan, qui sait à la fois s’imposer, susciter l’émotion, et aussi jouer. Il en fait peu, mais il fait juste, notamment au premier acte. Il est le Tristan du moment, sans aucune hésitation
Inutile de souligner la présence du chœur dirigé par Eberhard Friedrich, épisodique dans Tristan, mais sonnant juste, énergique, urgent aussi, eu égard à la tension qui règne au premier acte.
On vient de parler d’un fabuleux Thielemann dans Tannhäuser, fabuleux parce qu’il avait su mettre sa science aboutie du son au service d’un drame. Cette science magique de l’agencement des sons, du travail sur l’instrument (le cor anglais !), cette manière de travailler avec les cordes dans la subtilité, dans la ciselure, est proprement stupéfiante et à ce titre, son prélude est un chef d’œuvre de mise en place, produisant une alchimie des notes, alliant précision et brume, par une science de la balance et des équilibres que seul l’expert de la fosse qu’il est pouvait produire. C’est à la fois stupéfiant et tellement précis et léché qu’on est au bord du maniérisme. Il a cette année accentué certains alanguissements, prolongé des silences, allongé la durée de notes tenues (à la fin notamment), il se montre un magicien du son pour drogués de magie wagnérienne.
Et malgré tout je ne suis pas convaincu par son résultat, malgré le délire qui l’accueille au rideau final (et dont il joue en grand professionnel). Malgré la clarté de la lecture, je trouve certains moments notamment au deuxième acte assez plats, certains crescendos seulement rapides et moins intenses qu’attendus, certains moments sonores impeccablement construits mais dépourvus de poésie : il y a un souci permanent du son, mais pas forcément ni du théâtre, ni du drame. Occupé qu’il est à ciseler la masse sonore (et avec quelle maestria), il ne fait pas entendre une intensité émotive, plus préoccupé de la recherche d’effets d’ivresse que de la recherche de vérité du drame. C’est une interprétation de Wagner un peu trop narcissique qui laisse à la fois pantois, mais qui ne réussit pas à faire rentrer au centre de l’œuvre.  Pour moi, il ne nous invite pas, comme d’autres, à visiter l’œuvre de l’intérieur en nous disant « regardez ce Wagner-là », il nous invite seulement à dire « regardez ce Thielemann-là. »
Alors, le 9 août en sortant du Festspielhaus, j’avais un sentiment mitigé, celui d’avoir assisté à un vrai Tristan, incontestablement de haute tradition, mais celui de n’être pas allé jusqu’au bout dans l’exploration, dans le plaisir de la musique, dans la redécouverte de l’œuvre. D’autres Tristan récents m’ont bien autrement stupéfié et emporté. [wpsr_facebook]

Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: PARSIFAL de Richard WAGNER les 2 et 6 AOÛT 2016 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Uwe Eric LAUFENBERG)

Acte I, prélude ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte I, prélude ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Une production nouvelle de Parsifal est toujours attendue à Bayreuth. La seule œuvre écrite expressément en fonction de la fosse, la dernière œuvre de Wagner, et cette histoire de Graal qui renvoie au monde religieux, fait que certains spectateurs se croient à la messe ou dans un quelconque rituel célébratif et noble, qu’il convient d’honorer d’un comportement respectueux. D’ailleurs, la tradition y pousse puisque « la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation bruyante et donc les applaudissements ». C’était traditionnel à Bayreuth, même si la volonté de Wagner n’est pas si claire. Ça ne l’est plus. Au deuxième Parsifal le 2 août, et au troisième le 6 août, de longs applaudissements ont salué le premier acte qui a fait dire à mon voisin « On n’est pas à un concert Pop quand même ! ». Le public change, moins wagnérien sans doute et plus profane. On entend souvent au self, une heure avant la représentation, des spectateurs qui se lisent l’histoire de Tristan ou de Parsifal; et ça c’est assez récent. Bayreuth n’est sans doute plus seulement le pèlerinage d’une vie de wagnérien, mais devient un des lieux où il faut passer : un autre des lieux de consommation du tourisme musical. C’était assez minoritaire ici, ça l’est moins. Et ce public moins informé est persuadé que ce qu’il voit à Bayreuth est le mieux du mieux wagnérien. Il est donc prêt à faire des triomphes à peu de frais. On sait que ce n’est pas toujours le cas ; on sait même que ça l’est rarement. Ce n’est pas sans conséquence sans doute sur les futurs choix artistiques.

Voilà un Parsifal initialement prévu avec le couple Jonathan Meese/Andris Nelsons. Au terme du voyage, c’est un Parsifal avec le couple Uwe Eric Laufenberg/Hartmut Haenchen. Meese a été écarté au prétexte qu’il coûtait trop cher, mais sans doute parce que le projet ne plaisait pas : Jonathan Meese est l’un de ces artistes clivants qui aurait probablement occasionné une bronca qu’on a estimé peu souhaitable, sans compter la presse à l’affût du moindre hoquet de Bayreuth.
Andris Nelsons est parti trois semaines avant la première pour des raisons mal éclaircies, mais où rentre l’ambiance difficile de Bayreuth ces temps-ci dont toute la presse allemande parle. Hartmut Haenchen le remplace, originaire de Dresde où il a étudié,  qui a aussi travaillé auprès de Karajan, Boulez, Mravinskij et Arvīds Jansons, le père de Mariss. Il commença sa carrière en DDR, à Halle, Berlin, Schwerin pour devenir un directeur musical à succès à Amsterdam où il dirigea un Ring dont on parla beaucoup et qui existe en CD.  Il a dirigé souvent Parsifal (dont à Paris), c’était un chef très aimé de Gérard Mortier, qui l’a fait diriger à Paris, à Madrid, à Bruxelles. On le verra à Lyon la saison prochaine pour Elektra et Tristan. Un coup d’œil à son agenda depuis 2012 montre clairement qu’il dirige partout en Europe, Espagne, France, Pays Bas, Danemark, Grande Bretagne, Italie, mais pas en Allemagne où il semble avoir été découvert par le grand public à l’occasion du remplacement d’Andris Nelsons à Bayreuth ! Il est vrai que c’est un homme discret, loin des feux médiatiques, mais qui fait un travail approfondi, sécurité pour un orchestre. Faire appel à lui qui connaît et Parsifal et la fosse de Bayreuth où il fut assistant était une excellente idée et une garantie vu les circonstances et l’urgence.
J’ai eu la chance d’assister à deux représentations, le 2 août avec Klaus Florian Vogt, le 6 août avec Andreas Schager, je vais essayer d’en rendre compte.
L’appel à Uwe Eric Laufenberg est aussi explicable : voilà un metteur en scène (et directeur du théâtre de Wiesbaden) qui ne fait pas trop de vagues, « moderne » mais pas Regietheater: un peu le profil de Bechtolf pour Salzbourg, c’est à dire sans trop d’idées qui pourraient effaroucher et donc habituellement d’une fadeur consensuelle. Il reste que ses dernières productions (l’Elektra de Vienne notamment) n’ont pas vraiment convaincu.
De fait son travail sur Parsifal est loin d’emporter l’adhésion, et ce pour plusieurs raisons:

  • D’abord, c’est un travail qui profite de manière un peu abusive de l’actualité (Daech, l’Islam…) suffisamment pour faire parler avant la Première et faire filtrer des bruits alarmants, qui justifient, croit-on, l’imposant dispositif de sécurité mis en place sur la colline verte. Le résultat est pire que piètre, il est inutile. Faire un deuxième acte au harem, avec tous les poncifs occidentaux sur l’orient, faire mettre un voile islamique aux filles-fleurs, pour les transformer bientôt en danseuses du ventre, c’est du pipeau et ça ne va pas bien loin
  • Ensuite, la thèse défendue est d’une affligeante banalité. Déjà les nazis reprochaient à Parsifal son message pacifiste et universaliste. Le réaffirmer est juste mais pas neuf, d’autant plus que d’autres metteurs en scène, à Bayreuth même, ont affiché ou défendu des idées voisines, à commencer par Götz Friedrich en 1982 (avec la grande Rysanek puis la toute jeune Waltraud Meier), qui faisait de Parsifal celui qui faisait tomber les murs et qui ouvrait au peuple le plus diversifié, ce que fait présentement Laufenberg, et puis Schlingensief qui mettait dans le chœur des chevaliers du Graal tout ce que compte la société en matière de religion, de corps social, de corporations, de soldatesque, de personnages historiques (Napoléon !), on y voyait toutes les religions, et pas seulement les trois religions du Livre, comme chez Laufenberg. Enfin, Herheim, dans la production précédente, sans doute le plus gros succès des dix dernières années.
    Il n’a donc rien inventé. Habiller des idées d’autrui des remugles de l’actualité (voir plus haut) pour faire moderne, c’est médiocre pour ne pas dire plus.
  • Enfin, le sang qu’on boit à la blessure d’Amfortas était une des idées de Dmitri Tcherniakov à Berlin récemment (2015 et 2016), même si ici il y en a un peu plus, et même s’il coule ensuite au robinet où défilent les chevaliers (ici les moines), à moins qu’il ne s’agisse de vin, puisque l’idée du sang transformé en vin (ou l’inverse) semble le préoccuper quand on lit son interview dans le programme de salle. Mais la question du sang c’était aussi une des idées-force de Schligensief : la cérémonie du Graal étant une sorte de cérémonie Vaudou où l’on plongeait les mains dans un giron sanglant et où chaque participant imposait la marque sanglante de sa main sur la tunique du précédent ou du suivant.

Donc, pour ma part, much ado about nothing…mais ce nothing, il faut quand même l’expliquer au lecteur.
Parsifal version Laufenberg se passe dans une communauté monastique isolée dans une région de conflits (un peu comme la communauté de Tibérine), au nord de l’Irak. Le rideau se lève sur une nef d’église byzantine (décor de Gisbert Jäkel), avec un personnage assis en hauteur dans l’ombre près de la coupole, derrière un grillage ; en arrière-plan, des fonts baptismaux. La nef est remplie de réfugiés qui y ont trouvé abri et que les moines réveillent pendant l’ouverture (ballet de lits pliants). Les réfugiés à peine sortis, entrent des soldats, arme au poing, inspectant les lieux, ils passent, comme ils passeront chez Klingsor au deuxième acte. Gurnemanz est assez jeune, une sorte de moine hôtelier. On porte alors une croix recouverte d’un linceul, on enlève le linceul on détache de la croix le Christ (nu, sorte de poupée de celluloïde), qu’on enveloppe dans le linceul, on le sort de la salle et on laisse la croix, seule, en place…  La première scène se passe comme d’habitude, dans des productions plus conformistes ou moins prétentieuses ; l’arrivée de Kundry (voilée ! à moins que ce ne soit pour se protéger du vent du désert) laisse voir que le jeu proposé par Laufenberg est plutôt actualisé, dans les comportements, dans la manière de se tenir, de se déplacer, d’échanger entre les personnages : il y a moins d’attitudes compassées, plus de comportements prosaïques mais cela revient grosso modo au même…

Puis Parsifal arrive, jeune homme moderne, pull ouvert, jean noir (costumes très actuels de Jessica Karge)…muni quand même d’une arbalète. On apporte le cygne percé d’une flèche, pour faire bonne mesure. Au moment de son entrée, un enfant surgit, sosie du petit Aylan et s’écroule au moment où le cygne est atteint, Kundry le recueille et le transporte…L’enfant c’est la mort de l’innocence, victime de conflits plus grands. Émouvant certes, mais son utilisation ici m’est suspecte.
Parsifal sauvageon comprend ce qui se passe sans comprendre, selon la tradition; il essaie d’étrangler Kundry, comme de juste, et écoute Gurnemanz lui annoncer la cérémonie du Graal « Zum Raum wird hier die Zeit », et commence alors la « Verwandlungsmusik » qui est illustrée en substituant la traditionnelle « Verwandlung » du décor par une vidéo cosmique de Gérard Naziri, Raum und Zeit ensemble, partant de ce minuscule point qu’est l’église, sise quelque part non loin du Tigre, pour arriver au-delà du système solaire aux confins de l’Univers et revenir dans la salle où le fond de scène est dissimulé par une bâche de plastique translucide. Au centre il y a maintenant un podium (les fonts baptismaux de la première partie recouverts) et autour duquel les moines se réunissent et s’assoient. Manque de chance, pas assez de chaises, et certains en apportent ou vont en chercher …

La cérémonie du Graal se déroule…on pense que le personnage assis en haut du décor est Titurel. Eh bien non ! Titurel apparaît derrière le plastique translucide et entre dans la salle pour stimuler Amfortas qui n’en peut déjà plus. Quant à Parsifal, il est assis sur une chaise (on lui en a trouvée) et observe, se lève, s’accroupit…se rasseoit.

Ryan Mckinney (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Amfortas chante sa douleur, affublé d’une couronne d’épines (vous comprenez sûrement maintenant pourquoi on a enlevé le corps du Christ de la croix…) mais on lui ôte sa tunique, le voilà presque nu, en martyr (ce qu’il n’est pas), on le scarifie en rouvrant sa blessure et il pisse littéralement le sang, on approche la coupe et on la remplit du sang qui coule (merci Tcherniakov), puis on la tend à Titurel qui s’en repait, et les servants la boivent, pendant qu’Amfortas, les bras en croix dans l’axe de la croix , devient de-visu substitution christique…puis s’écroule : le sang inonde le podium, et les chevaliers, sous la lumière rougeoyante prévue par Wagner, s’approchent et boivent non le calice, mais à un robinet situé dans l’axe de la croix, où ils remplissent leur verre. C’est que le sang s’est transformé en vin, et ce plateau où gît Amfortas est devenu une sorte de réservoir d’où le vin coule…Puis tout le monde s’en va, ceux qui avaient des chaises les emportent, reste Parsifal et entre alors Gurnemanz, qui n’était pas à la cérémonie : aurait-il une unique fonction de chroniqueur, une sorte de Pimen de l’occasion ? Un chroniqueur hors temps, hors espace, hors drame dont la seule fonction serait de raconter ? Weißt du, was du sahst?
Visiblement, Parsifal ne sait pas ce qu’il a vu, il est chassé comme de juste (dort hinaus !), voix du ciel, Gurnemanz comprend ce qu’il n’a pas perçu à première vue, et regarde dans la direction d’où est sorti le chaste Fol. Rideau. Applaudissements (malgré la tradition !)
Je décris tout cela de manière sans doute sarcastique, mais ceux qui ont vu le spectacle peuvent témoigner que je décris ce qu’on voit.

Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Certes, il y a là de dedans des symboles : la question du sang est centrale, mais elle a déjà été traitée dans des termes voisins, soit par Tcherniakov, soit par Schlingensief, comme rappelé plus haut, la question de la transformation du sang en vin (ou de vin en sang) occupe Laufenberg, comme en témoigne l’interview donnée dans le programme de salle, bien que l’installation d’une fontaine de sang qui coule pour remplir les coupes des chevaliers me paraisse bien malvenue ; je préfère envisager qu’il coule du vin issu de la transformation du sang…Ce qui caractérise cet acte, c’est le mélange de rituel, qui de loin en loin reprend la tradition, même si il « montre » ce que la tradition « évoque ». Tcherniakov montrait aussi, Schlingensief déplaçait la cérémonie en en donnant un sens très primitif un Ur-sens en quelque sorte, du côté du vaudou (il y a d’ailleurs quelque chose de cela dans le Götterdämmerung de Castorf, auprès de qui Schlingensief a travaillé). Donc les éléments symboliques sont là, mais en même temps Laufenberg insiste sur des détails profanes, galette de pain arabe, chaises qu’on déplace, jeu très « prosaïque » y compris de Kundry, mais aussi de Gurnemanz, qui fait des gestes affectueux (lui qu’on a l’habitude de voir statufié), qui est plutôt jeune (de voix et d’allure). Au total, et malgré mon ironie, ce que propose Laufenberg n’est pas si loin de la tradition, mettons-y des arbres et des feuilles mortes et on sera proche de ce que faisait Wolfgang Wagner dans ses différents Parsifal. Rien de vraiment révolutionnaire, ce qui pourrait apparaître neuf a déjà été fait ailleurs. Nihil novi sub sole. Ce premier acte passe sans trop de casse.

Le deuxième acte s’ouvre sur le même espace, mais recouvert de céramique bleue, comme dans un palais arabe ou ottoman avec au fond, à peine visible un palmier. On comprend qu’on est « en face ». Un podium laqué noir au centre, sur les côtés des piles de serviettes de toilette…serait-on au hammam ??? Amfortas est assis, les yeux bandés, et Klingsor s’adresse (méchamment) à lui. Pendant tout l’acte, Amfortas apparaîtra aux moments clés, comme pour rappeler là où (et comment) il a pêché ou pour habiter une mémoire sensitive de Parsifal, comme pour rappeler discrètement que probablement il est amoureux de Kundry (merci Tcherniakov). En haut sous la coupole, toujours le personnage du premier acte : certains y ont vu Wagner, c’est envisageable, sauf qu’il est chauve : si on avait eu Wagner, on aurait eu le bérêt, pour bien marquer qui est qui…J’ai supposé que vu le contexte et la place du personnage, c ‘est Dieu qui regarde tout cela d’en haut, le corps affaissé, voire accablé.
Klingsor muni d’un tapis de prière s’essaie à prier, mais il ne connaît pas la direction de La Mecque, et donc il place le tapis à Jardin, puis à Cour, et puis renonce. Visiblement un converti de fraîche date…Klingsor le magicien mauvais est donc musulman, c’est donc cela ! Il a quitté la communauté du Graal pour aller en face, chez les autres (Daech ? les musulmans ? les ottomans ?) chez les méchants ? Un peu facile, un peu provocateur, un peu putassier par les temps qui courent. Kundry, de noir vêtue, en déshabillé chic, se réveille comme il se doit de mauvaise humeur mais la vue d’Amfortas l’adoucit, elle cherche à le toucher, à le caresser, elle l’aime …(re-merci Tcherniakov), pendant que Klingsor brandit une croix au bout recourbé en phallus (la provocation !!!), substituant ainsi son auto-émasculation chez les chrétiens par une utilisation sacrilège du symbole de la croix par un néo-musulman. Accablant.

Klingsor (Gerd Grochowski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Klingsor (Gerd Grochowski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le fond de la scène est masqué par une cloison noire, comme le podium central, percée d’une porte coulissante circulaire (on dirait l’entrée d’un Spa) et d’une ouverture rectangulaire en hauteur, comme un théâtre de marionnettes, fermée d’un rideau rouge…Klingsor disparaît pour y réapparaître : le rideau rouge cachait un décor fait de croix de toutes sortes, image des trophées recueillis quand il capture les chevaliers du Graal dans son château enchanté avec en premier plan deux corps du Christ sans crucifix (comme au premier acte, mais en modèle réduit) qu’il caresse au passage. Sorte de mausolée des « regrets éternels » de Klingsor, son jardin secret, cimetière des illusions de son passé et exposé de ses trophées de chasse.
Arrive une troupe de soldats, comme au premier acte : Laufenberg nous dit ici deux choses : que le palais de Klingsor est exactement l’anti-Graal, même espace, même structure, mêmes soldats qui passent, mais en version négative, oxymorique, et de l’autre que l’armée est partout, que la soldatesque (américaine ?) ignore les religions et leurs conflits…idées puissantes et nouvelles. Le dernier des soldats arrive, nerveux, pointant son arme, pendant que les filles fleurs, groupe de femmes voilées, qui sont à Klingsor ce que les chevaliers sont au Graal, arrivent en chantant leurs joyeuses paroles (rappelons que le chœur des filles-fleurs est un pendant du chœur des chevaliers du Graal… ). Le soldat vu en dernier revient, et on comprend que c’est Parsifal (!), qui a laissé l’arbalète pour les armes à feu, qui durant ses errances s’est engagé, avec son casque surmonté d’une caméra infrarouge, et les filles fleurs en voile séduisent le soldat-chaste fol …américain…
Ainsi donc l’opposition Graal-Klingsor chez Wagner se traduit chez Laufenberg par les oppositions religieuses et idéologiques de l’Orient, c’est d’une clarté aveuglante, et c’est en même temps une manière terrible d’aplatir complètement le mythe et l’histoire que de mettre Parsifal au niveau le plus vulgaire et le plus désolant, celui des conflits interreligieux du moment, celui de l’actualité qui passe et qui lasse. Tcherniakov en faisait quelque chose d’autrement plus fort, détaché de toute contingence « terrestre », quand Schlingensief, qui ne fut pas toujours compris, en faisait un symbole à la fois esthétique et philosophique du monde du jour, à la lumière de débats d’une teneur autrement théorique.

Filles fleurs et Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Filles fleurs et Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le jeune soldat est donc entouré de ces femmes voilées qui chantent leur air joyeux et qui l’entourent, le circonviennent, lui enlèvent son uniforme pour le laisser en boxer-teeshirt, puis bientôt en boxer (pour Schager) et l’entraîner vers un bassin où elles se trempent avec lui.

Filles fleurs, version dévoilée Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Filles fleurs, version dévoilée Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Quand arrive Kundry pour siffler la fin de la partie par un singulier « Parsifal ! Weile ! », Parsifal s’ébroue au fond du bassin sous une pluie de pétales de roses (rien ne nous est épargné) et sa tête mouillée apparaît. Kundry, vêtue d’une robe de cocktail vaporeuse est moins séductrice que mère-maquerelle au milieu de ses filles, et moins maquerelle que mère avec Parsifal, qu’elle va sécher à l’aide des nombreuses serviettes disposées là ad hoc. Elle le sèche maternellement, lentement, et lui fournit un ensemble d’intérieur, léger, noir ressemblant à un ensemble tunique/pantalon indien ou oriental, comme celui d’un prince oriental des lieux.  Pendant que des servants amènent un lourd coussin de velours pour le divan et une table avec une carafe de vin et deux verres, manière de montrer que d’une part il va s’agir d’une « conversation de salon », et d’autre part que le vin sert de médium, lui qu’on a vu provenir du sang du Christ au premier acte.  Et du vin dans un espace manifestement musulman, c’est en même temps délicieusement sacrilège.
Laufenberg refuse – il l’écrit dans le programme de salle – qu’il y ait vraiment échange, dialogue et scène de séduction, mais plutôt rencontre et croisement de deux destins, de deux solitudes. Tout de même, la scène voulue par Wagner, où Kundry est mère et femme à la fois et joue sur les deux tableaux, est bien là, et le physique d’Elena Pankratova invite plutôt à en développer les aspects maternels, même si cela se termine par un baiser et une tentative d’assaut par Parsifal, mais comme le veut l’histoire, le baiser provoque la « Mitleid », la compassion, la « souffrance avec », la solidarité avec les souffrances d’Amfortas que Parsifal éprouve et comprend (et voit, puisqu’Amfortas est là), et donc il recule, terrassé par l’évidence, non sans avoir hésité à se rapprocher à nouveau de Kundry offerte par un dernier assaut auquel il renonce, aussitôt remplacé par Amfortas (réel ou fantasmé?), qui, tout comme Klingsor en haut de sa scène-guignol, observait la scène et rôdait. Il peut enfin honorer Kundry, pendant que Parsifal renonce. L’amour Amfortas-Kundry, évoqué par Tcherniakov, est ici explicite, veut sans doute montrer à quel point l’Amfortas Christique lie Kundry à Marie-Madeleine, parmi les nombreuses références qui émaillent l’histoire complexe du personnage (ne pas oublier que Wagner avait écrit un “scénario” appelé Jésus de Nazareth) .
Si Amfortas est christique, on le sait depuis le premier acte (couronne d’épine, crucifixion, sang), Parsifal ne le sera jamais, et c’est bien là la différence, Parsifal vient d’ailleurs et va ailleurs…
Pour illustrer encore l’absence de dialogue entre Kundry et Parsifal, Laufenberg fait devenir leur dialogue une sorte de double monologue, profitant que chacun disparaisse pour se changer. Pendant que l’autre se change dans la coulisse, Parsifal en soldat, de nouveau et Kundry dans sa tunique initiale et non plus sa robe de cocktail un peu vulgaire (qu’elle avait enfilée pour la scène de séduction/non-séduction), chacun chante ses doutes, sa détresse, sa solitude – pourquoi pas ? C’est là la moins mauvaise des idées de mise en scène – mais ils se retrouvent chacun au statu quo ante, comme au début de l’acte, puisque l’entreprise qui a échoué demande d’autres ressources. Kundry appelle donc à l’aide et arrive du fond de la scène Klingsor avec sa lance. La scène de la lance est théâtralement souvent problématique  (même si quelquefois elle est réussie, comme chez Herheim), et ici, elle est volontairement escamotée et vaguement ridicule : Parsifal nouveau héros-soldat pétrifie Klingsor, lui prend la lance, la brise, met en croix les deux morceaux et le tour est joué : de même coup devant cette croix qui figure la vraie croix, toutes les croix qui décoraient la cage à guignol de Klingsor chutent bruyamment. « Du weißt, wo du mich wiederfinden kannst », Parsifal sort, brandissant la Lance-en-croix, suivi de ses premiers disciples : l’aventure nouvelle commence. Rideau.
Voilà un deuxième acte où tout « mystère » est volontairement exclu, où toute sensualité disparaît, même avec les filles fleurs (la scène du bassin fait que le public s’occupe à voir Parsifal tout mouillé en boxer et le jeu des serviettes de toilettes), où l’on accumule les signes lourds, les croix dont la croix-phallus, présence d’Amfortas, regard de Klingsor et cette lourdeur qui souligne de stabilo les différents moments et leur signification rend évidemment plus prosaïque une scène qui souvent ne l’est pas.  L’ambiance islamique et vaguement orientale montre en même temps où se placent et le bien et le mal, ou du moins les oppositions entre orient et occident, avec un sens qui ne va pas très loin et devient lui aussi lourd, parce qu’inutile et donc ici inutilement provocateur. Martin Kušej dans le sillon de son Entführung aus dem Serail aixois aurait fait de Klingsor un islamiste converti et cadre de Daech, à n’en point douter. Ici, Laufenberg ne veut pas aller jusqu’au bout de sa logique, préfère élargir le débat aux religions et à leurs méfaits/effets, préfère faire de Klingsor un converti hésitant, entre Croix et Croissant, et donc un méchant au total assez gentil et un peu psychotique.
N’allant pas très loin, du même coup ses voiles noirs paraissent inutiles, voire agressivement inutiles Quant à la scène centrale entre Parsifal et Kundry, elle est d’une pauvreté conceptuelle singulière. Ni échange, ni confrontation, ni séduction ni sensualité. On s’ennuie ferme.
Le troisième acte s’ouvre sur un espace un peu plus réduit, pas celui de l’église, envahi par des plantes exotiques et géantes, des lianes par-ci, des immenses feuilles de plantes grasses par-là, des branchages géants, des débris et des racines au sol, un frigo , un fauteuil roulant et au fond une végétation luxuriante. Gurnemanz marche péniblement, il entend le cri de Kundry, la découvre (rien que de très habituel), Kundry est devenue une vieille femme, en foulard, sorte de vieille babouchka réussissant à peine à se déplacer (jolie incarnation de Pankratova d’ailleurs). Arrive le soldat de Dieu, Parsifal, tout de noir vêtu et en passe-montagne, un soldat aux missions sans doute délicates, portant la Lance-croix. Il se fait reconnaître, enlève le passe montagne, s’écroule…tout cela est habituel, dans tous les Parsifal du monde. Il s’écroule épuisé et Kundry va chercher péniblement de l’eau dans le frigo…elle lui rapporte une bouteille de plastique (toujours cette volonté de prosaïsme chez Laufenberg) d’ailleurs, elle l’essuie et l’aide comme une grand-mère cette fois (on est monté d’une génération) avec les gestes qui rappellent l’acte II. À noter que si elle se déplace avec d’infinies précautions et une lenteur calculée, elle s’assoie et se plie avec une facilité déconcertante (le lavement de pieds…). La scène du lavement de pieds et du baptême (« nicht so… ») se déroule là aussi comme dans toutes les versions traditionnelles de Parsifal, sauf que Kundry ne cesse d’aller fouiller dans le frigo et qu’elle va ensuite chercher une bassine dans la forêt tropicale du fond, pour la ramener et laver les pieds du Parsifal-nouveau. Elle enlève son foulard et apparaissent de longs cheveux gris avec lesquels elle essuie les pieds du nouveau héros.

Enchantement du Vendredi Saint ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Enchantement du Vendredi Saint ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est au moment de l’Enchantement du Vendredi Saint que les choses évoluent : les plantes se déplacent, la perspective et le décor s’élargissent, et la forêt luxuriante du fond subit une pluie battante, sous laquelle bientôt des jeunes filles (parmi lesquelles les ex-filles-fleurs) y compris dans le plus simple des appareils évoquent par des mouvements harmonieux des figures printanières, quelque chose qui va rappeler au lointain de la mémoire une nature botticellienne, et un aimable paganisme baigné (c’est le cas de le dire) d’antiquité, de renaissance (au sens propre et figuré) et de néo-platonisme, le christianisme n’étant comme on sait qu’un (néo) platonisme pour le peuple. Ainsi apparaît en fond de scène le locus amoenus des poésies élégiaques. L’enchantement du Vendredi Saint devient un Sacre du Printemps sans violence, gentillet, souriant, une préfiguration du désir d’avenir parsifalien, irruption du paganisme dans ce monde divisé par les religions.
« Mittag ! ». Commence alors la scène de la Verwandlungsmusik de l’acte III. Plus d’aventure cosmique alors. Parsifal et Gurnemanz sont partis faire leur office, laissant Kundry seule désormais inutile (mais baptisée), sur son fauteuil roulant. Le rideau tombe, la vidéo montre une pluie battante, il pleut sur mon cœur…apparaissent alors les masques mortuaires de Kundry, de Titurel…et de Richard Wagner (mais je suis sûr que vous aviez deviné…), le monde s’élargit du paradis de Parsifal à celui de la musique : outre à célébrer les deux morts, on va en célébrer un troisième dont Parsifal est dit le « testament musical », avec Bayreuth pour Mausolée…
Le rideau se lève sur la scène du premier acte, un peu plus désolée, sans chaises, sans bancs, mais avec des chevaliers des trois religions révélées, ou des chevaliers partis chercher fortune dans les autres religions, dans le fond prient des juifs contre le mur, dans la foule, des imams et des musulmans, des moines aussi, et des « civils » de toutes races,  le monde s’est élargi au monde (merci Schlingensief, merci Götz Friedrich), plus d’uniformes, mais un monde bariolé, divers, désordonné aussi, sans rituel.
Le cercueil de Titurel est porté au proscenium, arrive Amfortas, qui ressemble un peu à Titurel du premier acte, et un peu à Klingsor du deuxième, c’est à dire qu’il n’a plus rien de christique ; il n’y a d’ailleurs plus de croix. Il ouvre le cercueil et fait couler entre ses mains la poussière : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », qui exprime son désir de mort et le constat de sa déchéance.
Mais Parsifal arrive, en costume deux pièces et chemise ouverte, deux ex machina brandissant la Lance-croix, et fermant la blessure et la souffrance d’Amfortas. Le rite du Graal n’a plus rien du rite : il casse la croix, la jette dans le cercueil et tout le peuple réuni jette dans le cercueil tous les oripeaux des religions (croix, torahs etc…) pendant que l’espace s’ouvre, que la coupole fait de nouveau apparaître Dieu ( ?), toujours là quand même, mais sans grillage, libéré du carcan des religions, et que la salle du Festspielhaus s’illumine progressivement incluant le spectateur dans cette célébration, qui par l’éclairage de la salle devient du même coup célébration de Wagner, dans son Mausolée musical, et on comprend alors pourquoi son masque mortuaire apparaissait : le peuple désordonné sur scène, dans lequel Parsifal se mêle et disparaît, le peuple ordonné en gradins dans la salle, tous célèbrent l’union par l’art et la musique, ce qui reste quand tout le reste est mort : là aussi Schlingensief avait évoqué dans son troisième acte un Friedhof der Künste , un cimetière des arts qui renaissaient, colorés et vivants, à la fin de l’œuvre.  L’art dans son ensemble est réduit ( ?) à la musique de Wagner, devenue symbole et emblème de la renaissance d’une civilisation de l’humanité. Rideau.
Certes, comment refuser une fin aussi syncrétique, qui implique la salle, et qui dit une si belle chose : mais souvenons-nous de la force de la fin du Parsifal de Herheim, qui avec la même idée de communion, montrait la salle en miroir avec le chef qu’on voyait dans la fosse (ce qui scandalisa quelques âmes sensibles), la colombe qui brillait et le monde qui tournait…Ici, c’est moins fort, parce que trop souligné, trop évident, sans vraiment la puissance de l’évocation : était-il besoin de mettre ce Dieu au sommet qui observe le monde ?
Les idées développées par Laufenberg, on les a vues développées ailleurs, mais ce qui me gêne encore plus dans ce travail c’est l’accumulation d’idées poncifs à la pelle, comme l’apparition finale de Wagner, la touche presque larmoyante de l’affaire, celle qui va valoriser le public se rappelant qu’il est là pour Wagner, et que ce lieu est celui de la religion wagnérienne, et qu’ainsi lui, public, s’élève aussi. Poncif aussi que l’union des religions ensemble et des peuples, qu’on entend dans la bouche de tous les politiques au lendemain d’attentats quand ils ne savent plus quoi dire: ce ne sont pas des idées mauvaises en soi, mais on ne fait pas de bon théâtre avec de bons sentiments. Le message de Parsifal doit être subversif, il le fut suffisamment pour que les nazis renoncent à le faire représenter, mais il faut alors en montrer vraiment la subversion et non le rendre rassurant et apaisant. Il faudrait un Castorf pour donner quelque coup de pied bienvenu dans la fourmilière. A chaque moment une idée différente, mais n’allant jamais bien loin. Au total un spectacle consensuel et assez plat, sans relief, sans images puissantes, sans idées neuves, qui ne rend pas justice à la grandeur de la musique, et au cours duquel on n’apprend rien, sinon la confirmation de ce qu’on savait déjà. Rendez-nous Herheim, rendez-nous Schlingensief, rendez-nous Götz Friedrich, rendez-nous même Wolfgang Wagner qui, s’en tenant au livret et à son exposition littérale, au moins nous permettait d’y mettre ce qu’on voulait. Mieux cela qu’une resucée soit disant moderne et désespérément banale.
À cette eau tiède, la musique allait-elle donner quelque chaleur ou quelque relief ? Quand Meese a été éliminé, il restait Andris Nelsons, qui pour tous les habitués du lieu constituait la plus grande curiosité, et ceux qui avaient assisté à son 3ème acte de Parsifal à Lucerne savaient quelle richesse il y avait à attendre.
Las ! Parti lui aussi.
On ne peut tenir rigueur à Hartmut Haenchen d’être là, bien au contraire. Et c’est une excellente idée que de l’avoir invité. C’est un vrai connaisseur de Wagner, c’est un analyste hors pair des partitions, un fin connaisseur de ses éditions et des recherches en la matière ; c’est un vrai intellectuel et un vrai chercheur. D’ailleurs, dès le prélude, on comprend qu’il connaît la fosse, qu’il connaît les particularités de l’acoustique de la salle et qu’il sait comment travailler les équilibres sonores et les balances. Sa direction est d’une grande clarté, non dépourvue d’une certaine finesse, techniquement impeccable et sans scorie aucune. C’est un travail techniquement sans reproche, souvent riche, souvent intéressant (au premier acte notamment), qui valorise les prestations scéniques et qui accompagne les chanteurs avec une grande attention. Alors, ensuite, c’est du domaine des opinions personnelles, des attentes, des modes, de la doxa…
S’il y a une insatisfaction devant ce travail c’est surtout qu’il est étonnamment « objectif » au sens « neue Sachlichkeit » de l’affaire. Aucune incursion dans ce qui serait une émotion, dans ce qui serait une complaisance sentimentale ou une expressivité excessive. La musique doit se suffire à elle-même, telle qu’elle est donnée. Même le travail sur le son reste en retrait (on imagine ce que donnerait Thielemann à certains moments), une version « brute », « Bauhaus », de la partition, une version carrée et sans fioritures, sans pathos, sans toujours avoir – et c’est là le problème – le relief voulu. Boulez avec qui Haenchen a travaillé avait une urgence dramatique folle dans son enregistrement de 1971, avec un tempo rapide que tout le monde a noté, et dans sa version de 2004, bien plus lente, plus chatoyante et plus charnue aussi, il avait un pathos jusque-là inconnu. Haenchen n’a aucun pathos, et reste en retrait, froid, quelquefois un peu rapide, mais de cette rapidité linéaire qui exclut tout moment de sensibilité. C’est ce qui me manque dans ce travail, travail parfait formellement mais sans tension théâtrale ni même théâtralité (deuxième acte !!). Il est vrai aussi que ce qu’on voit sur scène n’y invite pas. J’ai entendu deux représentations, et c’est à chaque fois le même constat et la même insatisfaction. Un travail sérieux, jamais pris en défaut, mais où manque un peu le cœur, trop raisonnable et trop lisse pour mon Wagner à moi. En tous cas je n’aurais jamais l’idée saugrenue de le huer comme certains le firent le 6 août,  car sa direction reste tout à fait digne d’intérêt.
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich reste dans Parsifal toujours une source de surprises infinies. On s’y attend mais on est toujours surpris et émerveillé. La cérémonie du Graal du premier acte est un moment suprême de l’art du chœur, avec une diction incroyable, un engagement, un sens des volumes et de leur relativité. Même quand la représentation ne répond pas aux attentes, le chœur ne m’a jamais déçu dans Parsifal : il est unique, singulier, irremplaçable. Les années passent, les membres changent, mais il est toujours le même, c’est lui le miracle permanent de la colline verte.

Gurnemanz (Georg Zeppenfeld) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Gurnemanz (Georg Zeppenfeld) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le plateau est pour le moins contrasté. Unanime pour Georg Zeppenfeld, un Gurnemanz presque déjà entré dans la légende : certes, il n’a pas le format des Gurnemanz habituels, la voix est plus jeune, plus claire. Je parlais de Pimen (dans Boris Godunov) plus haut, mais vocalement ce n’est certes pas Pimen et son insondable profondeur. Outre le grain vocal et la présence, ce qui frappe d’abord c’est la clarté du discours : dans un rôle qui consiste seulement à raconter, Zeppenfeld fait du récit un moment vivant, engagé, coloré, un moment expressif, d’une touchante humanité. Comme dans Marke, et dans son Heinrich der Vogler où il fut LE personnage ionesquien halluciné voulu par Neuenfels , il s’implique dans le jeu. Dans cette mise en scène, reconnaissons à Laufenberg d’avoir « humanisé » Gurnemanz pour en faire un personnage actif, tourné vers les autres, dans l’action et pas seulement dans la chronique  ou le témoignage. C’est le seul personnage qui vraiment touche par son chant et rend sensible la partition, avec une palette expressive large et passionnante. Il a eu un indescriptible triomphe à chaque fois, mérité. C’est l’atout de cette distribution.
Une grosse déception pour moi constitue le Klingsor de Gerd Grochowski. Klingsor est un rôle certes ingrat, parce que court, et ardu, avec une vélocité et des aigus difficiles, des écarts, et une voix entre baryton et basse qui ne facilite pas les choses. De fait, j’ai rencontré dans ma vie de mélomane peu de Klingsor notables (Franz Mazura, oui, fantastique, parce qu’il en faisait vraiment un caractère, sculptant sardoniquement chaque mot : un monument), Grochowski, qui est un chanteur que j’apprécie dans tous les rôles entendus (Gunther, Kurwenal) a été ici décevant. D’abord, le texte n’est jamais sculpté, n’a aucune couleur, il est dit sur le même ton, jamais caricatural alors qu’il doit l’être à certains moments (« er ist schön der Knabe ») et en particulier lorsqu’il évoque sa blessure : son « furchtbare Not » n’a aucun relief : Tomasson à Berlin était autrement présent. Ensuite, il n’y arrive pas, dans les deux représentations, les passages sont mal négociés, ainsi que les aigus, qui disparaissent à la fin sous l’orchestre avec des difficultés évidentes. Ce sont les pièges d’un rôle que Gerd Grochowski n’a aucun intérêt à garder dans son répertoire.
L’ensemble des filles-fleurs, en voile, en danseuses du ventre où en jeunes filles émerveillées du printemps, m’est apparu plutôt homogène malgré quelques stridences : là aussi, il suffit de voir qui est la première fille-fleur (une vraie Pamina…) dans certains enregistrements pour comprendre certaines difficultés, Cheryl Studer, Kiri Te Kanawa…Ici, c’est un ensemble qui passe, sans être mémorable. J’avais tellement aimé Julia Borchert dans la production Schlingensief…
Les Chevaliers du Graal (Tansel Akzeybek et Timo Riihonen) sont très corrects aussi, assez sonore pour Akzeybek, un ténor à suivre… et Wiebke Lehmkuhl, toujours bonne quand on l’entend sur scène, est une jolie Alt-Stimme (la voix du ciel).
Le Titurel de Karl-Heinz Lehner, le très bon Fafner du Ring, est moins convaincant en Titurel là aussi moins grave et plus sonore que d’habitude, avec un registre central opaque, moins « voix d’outre-tombe », sans doute aussi parce que Laufenberg en fait autre chose qu’un pré-cadavre,

Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Ryan McKinny est Amfortas. Jeune baryton-basse américain, il aide par son physique au personnage christique voulu par Laufenberg. Il évoque un peu le Christ de Michel-Ange à Santa Maria sopra Minerva à Rome. Vocalement, il est plutôt présent et intense avec une voix bien posée et bien projetée. C’est un Amfortas plutôt jeune, très engagé, une découverte pour les théâtres européens. Nul doute qu’on va désormais le voir souvent.
Il manque cependant à cet Amfortas ce qui fait la force certains Amfortas récents, à savoir le dire, la parole, le sens du mot et de la couleur ; l’Amfortas de McKinny manque de couleur de relief et l’expression est souvent un peu uniforme. Il faudrait qu’il travaille chaque mot, pour donner au rôle une couleur plus intérieure,  moins démonstrative et un peu moins superficielle. La diction aussi mériterait plus d’attention encore. Wolfgang Koch avec Barenboim à Berlin et Peter Mattei à New York avec Gatti sont en la matière pour moi indépassables actuellement, qui chantent ce rôle comme un long Lied déchirant.
Elena Pankratova était Kundry. Un choix surprenant pour moi car cette artiste ne fait pas partie de celles qui peuvent faire de Kundry une incarnation. C’était mon avis « sur le papier », c’est toujours mon avis après deux visions de la production. Certes, Pankratova n’a aucune difficulté avec les aigus du rôle, tous les aigus, dont elle se rit. Mais dès le rire initial justement, dès les premières paroles, on est surpris de la platitude, du manque de relief, de l’absence totale d’expression et surtout de quelques trous (les graves!). Le texte est dit, assez clairement, mais sans aucune espèce de variation de couleur, sans aucune espèce d’incarnation. C’est du chant qui ne signifie pas ; sans aucune présence vocale sinon par le volume. Certes, sur la scène de Bayreuth, on a vu défiler des Kundry de grande série ou de série B, et d’autres, de série A, n’ont pas été à l’aise dans le rôle (Fujimura), mais on y a vu aussi, et longtemps Waltraud Meier, on l’y a même vu débuter…

Alors on fait des comparaisons et on se dit que cette Kundry-là au moins a les aigus que d’autres n’avaient même pas, mais à part les aigus…

Il est désolant de n’entendre aucune personnalité dans la voix, aucun effort pour interpréter, aucune sensualité qui pourrait faire oublier l’indigence de la mise en scène. Des aigus qui décoiffent font-ils une Kundry? C’est ignorer les subtilités du chant et du chant wagnérien en particulier. Much ado, but nothing.

Venons-en à Parsifal, entendu deux fois, et avec les deux chanteurs vedettes du lieu, Klaus Florian Vogt le 2 août et Andreas Schager le 6 août, autant dire le jour et la nuit, tant les deux artistes sont différents.
Klaus Florian Vogt n’était pas très en forme le 2 août, ce qui justifie sans doute son annulation du 6. Il n’avait pas les aigus habituels, tenus sur le souffle, et sa voix singulière, si fascinante, n’arrivait pas toujours à séduire. Mais surtout, c’est dans l’étendue du spectre qu’il y avait des trous : graves opaques, voire inaudibles, passages mal négociés, ligne de chant moins parfaite que d’habitude. Bref, un Parsifal en petite forme. Certains ont donc eu beau jeu de dire que Vogt est incapable de chanter autre chose que Lohengrin, que ce n’est pas un Parsifal etc…
Et pourtant, ce Parsifal de paix, à la voix apaisante et singulière, se combine très bien avec le personnage voulu par Laufenberg et avec l’histoire qu’il veut nous raconter. Un Parsifal discret, pudique en scène avec ses gestes un peu gauches, un Parsifal enfantin aussi au début du deuxième acte. Il a certes cette « voix étrange venue d’ailleurs » qui convient d’ailleurs aussi bien à Parsifal qu’à Lohengrin (après tout ils viennent du même endroit) et qui continue, même en petite forme, de fasciner, par le contrôle, par le soin donné à chaque mot, à chaque inflexion, par la volonté de couleur, d’expression qui va directement toucher la sensibilité. Ténor élégiaque s’il en est, Klaus Florian Vogt reste un poète des mots et garde une vraie présence : c’est certes un Parsifal inhabituel, qui n’a rien à voir avec un Kaufmann lacéré ou un Schager triomphant. Il est un Parsifal très humain, très simple, sans affèterie ni maniérisme, et chante cela comme un Lied, non dépourvu d’une certaine grandeur au troisième acte (le deuxième lui réussit un peu moins bien, à cause des bribes « héroïques » que lui réserve la partition). En difficulté certes, mais séduisant malgré tout, bien que la deuxième partie du deuxième acte exige sans doute un peu plus de présence et d’héroïsme (ce qui ne veut pas dire histrionisme, suivez mon regard…) Reconnaissons que j’aurais peut-être été un peu moins séduit et plus sévère si je n’avais entendu Schager après.
Le remplaçant au pied levé (mais devant chanter le rôle l’an prochain, il a assisté aux répétitions et l’a déjà chanté de nombreuses fois, dont à Berlin avec Barenboim), Andreas Schager propose un personnage diamétralement opposé, à la personnalité plus contrastée, correspondant à sa nature démonstrative. Il a sans doute pensé qu’il devait affirmer justement cette personnalité opposée, et il a joué tout au long des trois actes le chien fou. Chien fou dans le jeu, gestes désordonnés, en faisant des tonnes, sans contrôle ni retenue. Certes, le Parsifal du premier acte est un peu écervelé, mais est-ce si utile d’en rajouter ? Chien fou dans le chant, nous sommes aux antipodes du contrôle d’un Kaufmann ou d’un Vogt. Très loin aussi du Schager de Berlin, où tenu par Barenboim et ses glorieuses collègues (Anja Kampe et surtout Waltraud Meier) il campait un Parsifal juvénile, mais aussi torturé, déchirant et très contrôlé (comme il disait « Erlöser !!) et se limitait dans la manière de lancer sa voix. Je me disais alors qu’on tenait là LE Parsifal des prochaines années.
Las, sur la scène de Bayreuth, il ne s’est mis ni limites ni barrières et la voix est allée dans tous les sens.
La voix d’Andreas Schager est pourtant exceptionnelle, solide à l’aigu, puissante, avec un timbre clair, sachant allier héroïsme et lyrisme. Quand il contrôle l’instrument, c’est alors phénoménal. Ici, dès que le texte lui en donnait l’occasion il poussait le volume et seulement le volume. Son « Amfortas! die Wunde !» a voulu aller trop loin et il a dû se reprendre, mais c’était un chant en permanence tendu et crié, au point qu’à la fin de l’acte II il a failli s’égosiller et on a entendu quelques sons éraillés. Aucune subtilité, aucun raffinement, ni même aucun effort pour. J’attendais un “Erlöser” séraphique comme à Berlin, il n’en est hélas rien sorti, aucun relief, aucun ton,. tout s’est passé comme s’il voulait à toutes forces prouver quelque chose que personne ne lui demandait. On demandait un Parsifal, on a eu un concours de décibels entre Pankratova et lui, tous deux trop heureux de cette émulation à l’envi. Ma sévérité est à la mesure de la déception, et je suis colère qu’il n’ait pas saisi l’occasion pour installer définitivement un Parsifal de grande lignée. Ce Parsifal à la limite de la vulgarité a tellement poussé au deuxième acte que les attaques et les sons n’étaient pas toujours sans failles au troisième. En bref, l’artiste doit impérativement se contrôler et surveiller son ardeur. Public en délire parce que cela impressionne, et que Bayreuth démultiplie l’effet du volume, mais il ne nous a rien dit du personnage. Mieux Vogt fatigué que Schager déchaîné.

J’ai voulu raconter par le menu deux soirées pour le moins discutables. Avec des distributions moins brillantes, Herheim et Gatti restent dans toutes les mémoires de ceux qui y étaient – c’est cette production merveilleuse qui a décidé de l’aventure de ce blog. Ici, la production, non dépourvue d’idées, s’ingénie à les aplatir, et à leur préférer les affligeantes banalités, voire les inutiles provocations. Quant à la direction musicale, de très grande qualité, elle ne touche jamais la sensibilité. Seul Gurnemanz convainc sans discussion aucune. Quant au Parsifal de cette année comme celui de l’an prochain, à des titres divers, et pour des raisons opposées, ils n’arrivent pas à convaincre. On a à Bayreuth entendu bien pire, mais aussi tellement mieux. Il reste à espérer que la reprise du Festival prochain puisse être un peu retravaillée, et qu’Hartmut Haenchen puisse en assumer l’ensemble de la préparation. Certes Nelsons a son contrat signé, mais il serait désobligeant de se substituer désormais à un Haenchen qui a pris la barre dans la tempête. [wpsr_facebook]

Acte II Parsifal (Klaus Florian Vogt) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Parsifal (Klaus Florian Vogt) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 22 MAI 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: d’après Christine MIELITZ

Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte I ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte I ©Daniel Koch

L’Europe lyrique entière ou quasi s’est donné rendez-vous à Dresde en ce joli mois de mai , et particulièrement en ce jour anniversaire de la naissance de Wagner, pour une reprise de Lohengrin de Richard Wagner, avec projection en plein air en plus, dirigée par Christian Thielemann,  ce qui est conforme à son statut de directeur musical, mais avec deux nouveaux venus sur la scène wagnérienne, Anna Netrebko qui sanctionne ainsi son changement de tessiture, orientée désormais vers le lirico (très) spinto, et Piotr Beczala, qui aborde lui aussi son premier rôle wagnérien. Deux chanteurs exceptionnels, à la carrière riche et marquée par les rôles des répertoire slaves et italiens, abordent de grands rôles wagnériens. Mais tout le reste de la distribution est aussi enviable : Tomasz Konieczny en Telramund, Evelyn Herlitzius en Ortrud, Georg Zeppenfeld en Heinrich der Vogler et Derek Welton en héraut. L’attente était donc très grande, ainsi que les espoirs. Et ceux-ci ne furent pas déçus. Ce Lohengrin fut une grande représentation, malheureusement un peu ternie par une production de Christine Mielitz de 1983 (antérieure à la chute du mur), retravaillée en 2002 dont il ne reste rien, si jamais elle eût un jour quelque chose à dire ou à montrer. Mais personne n’avait l’idée saugrenue de venir pour la production. C’était Anna Netrebko le moteur de la migration vers Dresde, dont on attend l’Elsa à Bayreuth dans deux ans, agrémentée de la forte curiosité pour Beczala, le troisième (?) ténor (bien qu’avec Kaufmann et Vogt, Florez et Meli, Beczala serait plutôt le cinquième élément de la ténoritude) : du coup afficher un couple de tels néophytes a assoiffé le petit monde mélomaniaque qui a trouvé là sa dose de wagnéro-héroïne pour calmer l’addiction à la Netrebkide.

Acte I ©Daniel Koch
Acte I ©Daniel Koch

On s’abstiendra de revenir sur la « mise en scène » ou ce qu’il en reste après 113 représentations ; mais y avait-il quelque chose dedans à la création : on peut se le demander, vu l’absence totale de travail scénique, vu l’esthétique des décors en structure métallique comme si les héros étaient à l’intérieur d’une serre du XIXème, le pompon étant atteint par le cygne gigantesque et métallique arrivant dans sa gare terminus (on comprend du coup l’architecture métallique). Une seule observation : on se désole de voir Zeppenfeld magnifique vocalement aussi bridé par son rôle de Roi un peu momifié, alors qu’on l’a vu dans la production Neuenfels à Bayreuth en roi halluciné à la Ionesco où il remporta un triomphe aussi bien pour la voix que par l’incarnation.

König Heinrich (Georg Zeppenfeld ) Heerufer (Derek Welton) ©Daniel Koch
König Heinrich (Georg Zeppenfeld ) Heerufer (Derek Welton) ©Daniel Koch

La distribution est d’un très haut niveau, on peut même dire exceptionnelle, Derek Welton est un héraut à la voix claire, bien posée et surtout bien projetée, avec un soin marqué pour le texte (pour un héraut, c’est bien le moins), voilà un baryton à suivre. Le roi Henri l’Oiseleur de Georg Zeppenfeld est évidemment magnifique : la voix est puissante, le timbre chaleureux, la diction impeccable et l’expressivité magnifiquement ciblée, grâce à un discours mis en valeur et où chaque parole compte ; Zeppenfeld est aujourd’hui l’une des grandes basses germaniques, avec un timbre plus clair que quelques uns de ses collègues (notamment René Pape) dont il use d’une manière personnelle et presque juvénile. Magnifique.

Acte II Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) et Telramund, dans l'ombre (Thomas Konieczny)©Daniel Koch
Acte II Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) et Telramund, dans l’ombre (Thomas Konieczny)©Daniel Koch

Tomasz Konieczny abordait Telramund pour la première fois : le rôle est ingrat, et  pas toujours bien distribué : trouver un Telramund qui ait la voix, l’expression, le sens dramatique est quelquefois difficile, même à Bayreuth. Il faut une voix puissante, projetée à la perfection, avec des aigus notables, et une agressivité qui explose au deuxième acte, mais qui doit déjà se faire sentir  au premier acte, plus rentrée et plus tendue. Konieczny relève le gant avec style et avec élégance. Son timbre est particulièrement sonore, clair, la voix est puissante et le sens du texte particulièrement expert. On sent qu’il y a derrière une expérience de Wotan et Alberich, qui sont des rôles dans lesquels le baryton basse polonais excelle. Ainsi d’un deuxième acte impressionnant de puissance et de présence qui montre que Konieczny est un artiste notable de la scène wagnérienne d ‘aujourd’hui. Face à lui, Evelyn Herlitzius est la très grande triomphatrice de la soirée, dont le génie scénique et expressif impose son tempo à la représentation, à ses partenaires, et aussi à l’orchestre.

Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) Acte II ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) Acte II ©Daniel Koch

De fait Thielemann est porté par cette incarnation unique aujourd’hui d’une Ortrud qui laisse tout clinquant démonstratif de côté pour ne soigner que l’expression, la noirceur, et même le déchirement, et qui impose un sens dramatique aigu à la direction musicale. Ce qui frappe dans cette Ortrud exceptionnelle à tous points de vue, c’est bien sûr d’abord le sens du texte et la justesse de l’incarnation, violente mais qui laisse toujours passer quelques  failles, et donc horrible, mais humaine, et ensuitel’intelligence du chant. Herlitzius connaît les défauts de sa voix (marquants dans un rôle comme Isolde par exemple) et sait comment en jouer et surtout comment adapter ses défauts au rôle et à son caractère. La présence scénique est telle que même muette (au 1er acte) elle est impressionnante de tenue, de charisme, de naturel. Une Ortrud de légende, peut-être même supérieure à Meier, il faut remonter loin en arrière pour retrouver une telle incarnation musicale et scénique et une telle intensité.
Et nos jeunes ?
Il était hardi de proposer un couple néophyte : en effet, je pense que la présence aux côtés de Netrebko d’un Lohengrin d’expérience eût peut-être déteint sur certains points de son incarnation,et ainsi de la présence auprès de Beczala d’une Elsa accoutumée au rôle. Mais Beczala-Netrebko est une marque de fabrique de l’opéra glamour, qui fait courir la presse et les vociomani , comme on dit en Italie. On les a vus dans Iolanta, dans La Bohème, et dans d’autres must du répertoire. Alors, Elsa-Lohengrin par Netrebko-Beczala, c’est un nouveau couple que vont s’arracher les théâtres en panne d’idées ou de public, désireux de buzz .

Acte III final ©Daniel Koch
Acte III final ©Daniel Koch

Piotr Beczala est comme toujours un ténor soucieux de justesse, appliqué, qui ne fait aucune faute de chant, mais dont le chant est encore peu incarné. Le jeu est fruste et raide, le visage sans expression et surtout le chant reste peu concerné par les paroles et par le tissu ciselé des mots si essentiels dans Wagner. Certains l’ont comparé à Nicolaï Gedda, on en est loin, voire Richard Tauber, on est un peu plus sur ce chemin là. Mais lorsqu’on entend comment il chante de manière assez plate le fameux « Elsa, erhebe dich » du deuxième acte face à l’expression tourneboulante qu’a un Vogt chantant la même phrase, même si les voix et les techniques sont différentes, même si on peut imaginer des manières diverses d’aborder l’expression, elle reste un marqueur d’un rôle dont on entend qu’il n’est pas encore dans les gènes du ténor polonais. Évidemment on attendait « In fernem Land » que Thielemann propose avec les coupures hélas traditionnelles, et c’est un bel exercice de chant, mais sans variété, et avec peu de couleurs, un moment où se distille un léger ennui. Attendons les prestations futures pour émettre un avis plus structuré..

Elsa (Anna Netrebko) Acte I ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Acte I ©Daniel Koch

Pas besoin d‘attendre pour Anna Netrebko : on sait immédiatement qu’on tient là une Elsa exceptionnelle. D’abord à cause d’une voix merveilleuse, charnue, épaisse, d’une douceur angélique, un timbre chaleureux, une tenue et une ligne de chant exemplaires. Mais aussi des aigus triomphants et larges, énergiques, et qui semblent si faciles. On sait que la soprano est une travailleuse, très sérieuse qui n’est absolument pas la figure que la publicité vend. Il y a derrière cette Elsa une vraie préparation, un souci d’arriver immédiatement au sommet, grâce à une concentration visible et audible. Le seul bémol pour moi est un sens dramatique un peu encore en retrait, une expressivité qui devrait de plus en plus s’affirmer et qui fait défaut au premier acte, un peu meilleure au deuxième acte et bien plus affirmée au troisième. La diction aussi pourrait gagner en clarté, mais ce sont broutilles face à un rôle qui s’impose déjà comme un des phares du répertoire de la chanteuse, en s’imposant sur le marché étroit des grandes Elsa. Je préfère peut-être personnellement une Elsa plus écorchée comme Anja Harteros, à la voix moins charnue, mais plus acérée peut-être, mais je reconnais qu’on tient là une couleur de chant wagnérien très inhabituelle, où la beauté du chant et du timbre est quasiment unique, où la qualité intrinsèque de la voix laisse loin derrière toutes ses concurrentes. Il n’y  pas aujourd’hui d’Elsa plus séraphique.
Dans un opéra où il joue un grand rôle, le chœur du Semperoper, dirigé par Jörn Hinnerk Andresen, est de qualité sans être exceptionnel mais il est vrai que l’action vide de la mise en scène en fait un groupe fossilisé dans une posture statuaire, ce qui ne favorise pas l’engagement.

Acte I ©Daniel Koch
Acte I ©Daniel Koch

Au contraire, la Staatskapelle Dresden était au sommet de sa forme : le son si singulier, si clair, si sculpté et détaillé, les bois sublimes, les cordes engagées, les cuivres sans scories, tout était en place pour un opéra qu’ils connaissent bien, même si historiquement il a été créé dans la Thuringe voisine, à Weimar. La Staatskapelle, ce n’est pas une surprise, est l’un des trois ou quatre orchestres de fosse les plus valeureux de l’aire germanique et incarne avec le Gewandhaus sans doute LA tradition . On entend ici ce que cela signifie.
Alors, évidemment, Christian Thielemann s’en donne à cœur joie à la tête de cette phalange exceptionnelle. Avec ses qualités habituelles de précision, de souci de la pâte sonore et du beau son, il impose peut-être au premier acte un volume excessif et une certaine lourdeur, mais au deuxième acte, il est particulièrement dramatique, avec une tension marquée, et des effets bienvenus, sans jamais couvrir les chanteurs, tous très engagés (en particulier Herlitzius, qui impose quasiment son rythme et qui impose sans nul doute le tempo dramatique de l’acte). Le troisième acte est dans le sillon du deuxième, avec un prélude spectaculaire,  immédiatement après un très beau chœur nuptial « treulich geführt », et un crescendo dramatique très réussi dans la scène Lohengrin/Elsa. Christian Thielemann réussit d’ailleurs certains moments marquants (le début du second acte notamment) d’une manière éblouissante.
Pourtant, est-ce là le Wagner que j’aime ? Pas tout à fait. Je pense qu’aujourd’hui on entend des interprétations plus frappantes et plus élaborées des œuvres de Wagner, avec des chefs comme Petrenko, ou très récemment le Tristan de Gatti, d’ailleurs bien au dessus par la conception et le résultat sonore  de celui de Thielemann à Bayreuth. Le problème avec Christian Thielemann, c’est que ça n’est jamais neuf. C’est toujours très en place, très soigné, très soucieux des effets, mais jamais vraiment inattendu : c’est toujours le même Wagner, avec des résultats irréguliers, tantôt ensorceleur (ici), tantôt plat et linéaire (Tristan à Bayreuth). L’ensorcellement naît d’un goût pour l’exaltation du son, vaguement onanistique, c’est à dire finalisé à lui-même. Il y a peu de différence d’une représentation à l’autre, au contraire d’un Barenboim (en mieux comme en pire d’ailleurs) ou même d’un Abbado qui tentait sans cesse d’aller ailleurs, ou au-delà. Avec Thielemann, on a l’assurance de la belle ouvrage, mais pas celle d’une exploration à la recherche d’une arche wagnérienne perdue. Pour certains, et pour une grande partie du public c’est très rassurant, car on retrouve un Wagner fantasmé et puissant qu’on aime parce qu’on le connaît, mais qui finit par tourner en rond : on y revient comme on revient vers un pays aimé, mais au bout du compte il nous procure du plaisir éphémère sans nous apprendre grand chose : aucune surprise dans ce pays-là. Thielemann ne nous invite jamais au voyage baudelairien, il nous attache au port, rempli de voiles et de mâts, mais sans Eden perdu, sans vert paradis, et sans archipels sidéraux rimbaldiens. Il est tout sauf un bateau ivre.  [wpsr_facebook]

Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte III ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte III ©Daniel Koch

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: PARSIFAL de Richard WAGNER le 28 MARS 2016 (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV) ADIEU À KUNDRY

 

Waltraud Meier Maîtresse Chanteuse
Waltraud Meier Meistersängerin

ADIEU À KUNDRY

Quand une gloire du chant fait ses adieux à un rôle, le public vient pour honorer l’artiste et le/la remercier. D’une certaine manière, peu importe l’entourage et la distribution et peu importe la prestation et l’état réel de la voix, tout sera pardonné.
Il n’en fut pas ainsi, dans le cas de Waltraud Meier , Kundry dans le Parsifal mis en scène par Dimitri Tcherniakov et dirigé par Daniel Barenboim qu’elle interprétait pour la dernière fois ce lundi 28 mars à la Staatsoper de Berlin : l’écrin pour ses adieux fut le plus glorieux qui soit, avec une distribution chavirante, un orchestre exceptionnel et un chef inspiré. C’est donc un merveilleux Parsifal qu’il nous été donné d’entendre, un de ceux à emporter sur l’île déserte.

C’est pourquoi toutes affaires cessantes (j’ai encore quelques textes en retard), je voulais écrire sur ce Parsifal et sur Waltraud Meier. Fort opportunément Daniel Barenboim a rappelé qu’elle débuta Kundry en 1983 sous la direction de James Levine au Festival de Bayreuth, j’ai eu la chance de l’y entendre et de suivre sa carrière depuis. C’est dire l’émotion qui pouvait me saisir. Mais plus encore, c’est l’exécution musicale dans son ensemble qui m’a enthousiasmé, et la confirmation de la qualité du travail de Tcherniakov, dont la « Personenführung », le travail sur les personnages est incroyable de précision et de justesse. De mise en scène il sera peu question, parce que je l’ai évoquée par le menu dans mon compte rendu de l’édition 2015 , mais Tcherniakov a adapté son travail au personnage porté par Waltraud Meier : alors qu’il avait travaillé avec Anja Kampe sur la jeunesse et la « parenté » Parsifal/Kundry, chacun portant son doudou à la fin (petit cheval ou poupée) et sur une certaine violence érotique, il va travailler avec Waltraud Meier (dont le costume est plus « sage ») sur la femme, une sorte de mère pour les filles fleurs, mais bafouée, blessée, sacrifiée, isolée : elle ne s’adresse pas à Parsifal qui étendu à terre après le baiser, ne veut rien entendre, mais elle monologue sur elle-même. C’est prodigieux de vérité et de douleur. Il travaille sur une Kundry plus maternelle, plus mûre qui voit en Parsifal son Erlöser, son rédempteur, son sauveur, dans une relation d’individu à individu qui frappe par son intensité (les échanges de regards sont littéralement déchirants) : c’est le désespoir qui gouverne plus que la magie d’un Klingsor devenu un « pervers pépère » gotlibien. Il en résulte pour le spectateur une expérience humaine intense et bouleversante, loin des simagrées pseudo-religieuses dont on affuble Parsifal. Oui, il s’agit d’un Festival scénique sacré, mais le sacré est ici l’humain, dans sa crudité et sa douleur, un humain qui se lit dans tous les personnages, Amfortas dont la souffrance est donnée à voir d’une manière presque impudique, Gurnemanz qui remâche l’histoire du Graal et qui devient une sorte d’intransigeant gardien du temple si violent qu’il poignardait l’an dernier Kundry à la fin ; c’est moins clair cette année vu les mouvements (ou la place que j’occupais), en tous cas, la mort de Kundry est moins « démonstrative », même s’il y participe.
Que Parsifal ne soit « que » le rédempteur qui passe et s’en va portant le cadavre de Kundry, laissant le Graal à son destin montre en même temps combien l’histoire de la « secte » du Graal intéresse peu Tcherniakov ; le destin de Parsifal est l’errance, qu’il soit jeune (au début) en bermuda et capuche ou adulte (à la fin) en veste de cuir et treillis : Parsifal comme roman d’apprentissage.

 

Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater
Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater

Une aventure humaine qui est une aventure théâtrale et musicale, dans laquelle nous sommes emportés comme par un tourbillon, d’abord grâce à Daniel Barenboim. Le chef est inspiré et porté sans doute par ce moment particulier qui sanctionne des années de travail fidèle avec Waltraud Meier depuis 1987 ; une collaboration artistique qui passe notamment par Parsifal, Tristan mais aussi Wozzeck ou Walküre (on oublie quelquefois quelle Sieglinde Waltraud Meier a été). C’est bien le sens que Daniel Barenboim a donné à ses quelques mots prononcés à la fin de la représentation soulignant les éminentes qualités de Waltraud Meier, puissance, beauté de la voix, intensité et surtout ce poids particulier donné aux paroles, à chaque mot, faisant sonner à chaque fois le sens juste. Il y a eu de très grandes Kundry, mais tous les spectateurs des années 80 en l’entendant savaient qu’une page de l’interprétation wagnérienne s’écrivait et se sanctionnait C’est ce qui stupéfie dans ce Parsifal et qui est largement partagé par tout le plateau : on comprend chaque parole projetée clairement, avec l’expressivité qui convient, on est pris par l’engagement de chacun et sa justesse dans le jeu. Pour Waltraud Meier, on est loin de la tigresse des premières années : elle fait sonner une étrange nostalgie, on y entend une femme dévastée, presque une mère, protectrice de ce Parsifal qui à l’acte I et au début de l’acte II est un chien fou. Chaque parole est sculptée, chaque inflexion est donnée comme dans un grand Lied somptueux. Ce qui frappe encore, c’est la puissance expressive de la voix, et surtout la puissance tout court. Aucun outrage des ans (avec certes deux petits moments de justesse approximative dans les aigus, mais c’est un microdétail quand on pense à ceux de Rysanek à Bayreuth en 1982) et une fraicheur telle qu’on se demande bien pourquoi elle abandonne le rôle, sinon pour affirmer ainsi qu’il vaut mieux renoncer à un rôle en pleine gloire que sur de vagues échos de ce qui fut et qui n’est plus.
Je voudrais dire quelle émotion est la mienne, en ce dernier jour, car elle me bouleversa souvent, mais surtout au plus profond, un soir berlinois, à la Philharmonie, en avril 2002, lorsqu’elle interprétait les Rückert Lieder pour une autre dernière fois, le dernier concert d’Abbado à Berlin comme directeur musical des Berliner Philharmoniker. Ich bin der Welt abhanden gekommen fut un de ces moments définitifs, où il se passait tant de choses entre le chef et l’interprète, sur fond du cor anglais déchirant de Dominik Wollenweber, qu’immédiatement ce soir c’est ce souvenir-là qui m’est remonté. Me disant qu’en face de moi j’avais l’une des chanteuses non seulement des plus intelligentes de la scène d’aujourd’hui, mais aussi des plus sensibles et des plus vraies.
C’est quand l’art laisse voir l’humain dans toute sa beauté qu’il devient sublime. Waltraud Meier est pour moi plus irremplaçable dans Kundry que dans Isolde, sans doute parce que je l’ai entendue depuis ses tout débuts, une Kundry déjà mûre et encore verte, et ce soir dans une Kundry pas encore mûre, mais accomplie. Une vie d’artiste. Car les adieux, c’est toujours un peu la fin qui s’annonce, et là, il y avait tant de vie, de vibration, de sensibilité, de vérité, qu’on était loin, très loin d’une quelconque fin.

Daniel Barenboim a dirigé son orchestre avec sa vibration dramatique habituelle ; on sentait l’orchestre tendu et appliqué, nombre de musiciens restaient en fosse pendant les entractes, signes de volonté de s’entraîner jusqu’à la dernière minute.
Il y a d’abord dans ce travail une profondeur qui frappe, avec le tempo juste, peut-être un poil rapide à la fin, avec un volume important, d’autant plus dans cette petite salle, peut-être un poil fort néanmoins. Mais l’ensemble est tellement intense, l’interprétation colle tellement à la scène et à la violence rentrée qu’elle nous impose qu’il y a des moments où cela a un effet physique sur le spectateur : la chaleur et la fièvre montent, les poings se ferment, quelques perles de sueur apparaissent sur le front.
Ce qui est extraordinaire avec Barenboim (ou quelquefois problématique), c’est qu’il est toujours inattendu ; comme souvent les très grands, il change tel ou tel détail, tel ou tel tempo d’une soirée à l’autre ; plusieurs amis ont souligné la différence de volume ce soir, plus marqué, où pourtant et malgré tout on l’entendait encore chantonner et indiquer par des sons telle inflexion, tel appui, signe de sa concentration extrême. Et comme souvent aussi avec les très grands, l’orchestre était ce soir tout à lui, sans une scorie, avec des cordes prodigieuses, des cuivres sombres, car ce soir, l’approche était sombre, celle du monde pessimiste et désespéré voulu aussi par Tcherniakov. Comme enfin avec les très grands, Barenboim dirige une œuvre, un plateau et une mise en scène dont il tient évidemment le plus grand compte. Ce travail a le rythme du plateau, la noirceur du plateau, son ironie aussi (deuxième acte) notamment dans la scène des filles fleurs, terrible parce que sans magie, mais magique parce que terrible, la fascination du mal, une sorte d’enchantement nadirien dont la version solaire nous sera donnée au troisième acte. Haletant. Engagé. Grandiose.
Grandiose également le chœur qui dans cette mise en scène fait un tout autre effet que lors des Parsifal-messes scéniques où il apparaît quelquefois. Il y a là une vie singulière, une énergie du désespoir notable et particulière (Direction Martin Wright) et une vraie présence, puissante et impressionnante.
Il est vrai aussi que Barenboim avait sous la main le plus beau des plateaux possibles. D’abord comme souvent des petits rôles très bien tenus, à la diction merveilleusement claire, à l’engagement scénique notable. Ainsi citera-t-on les Gralsritter Paul O’Neill et Dominic Barberi, les Knappen Sonia Grand, Natalia Skrycka (qui chante aussi la voix du ciel et une des filles fleurs), Florian Hoffmann et Roman Paier. Mais aussi les filles fleurs : on a toujours un chœur des filles fleurs alternant entre la joie explosive et la séduction à l’orientale (ou à la mode de Ravello vu l’inspiration du jardin des Blumenmädchen). Ici la mise en scène est loin de la séduction orientale et le chœur des filles fleurs, à peine strident, rend l’image d’un chœur de petites/jeunes filles avec des voix qui ne seraient pas « faites ». Même les filles fleurs sonnent différemment mais si justes et si cohérentes avec la mise en scène.
Enfin Matthias Hölle, en Titurel (il l’était déjà lors du premier Parsifal de Barenboim à Bayreuth en 1987, avec Waltraud…) sculptural dans son manteau de cuir de triste référence, rappelle quelle basse il fut, et qu’on admira tant sur la scène de Bayreuth.
Tómas Tómasson en Klingsor, comme l’an dernier, rattrape les années de Klingsor médiocres dont les théâtres nous ont gratifiés, en armure de Matrix ou en équipage SM. Bien sûr Tcherniakov prend le spectateur à revers en imposant un « caractère », plein de tics, remettant en place son horrible mèche rebelle derrière des lunettes de pervers. ; Tómas Tómasson marche et insupporte, il regarde et insupporte, il caresse des petites filles et insupporte. Un repoussoir.
Et le chant est impeccable, puissant avec cette légère ironie dans le ton, cette légère nasalisation, loin des voix noircies et sans intérêt. Le rôle est tout dans la première scène : et il faut l’attendre à Furchbare Not, le moment qui évoque la castration. Tómas Tómasson est étonnant, à la fois repoussoir et pathétique, il y a les deux dans cette manière de chanter. Du grand art .
René Pape en Gurnemanz, même un peu fatigué (au début, les graves étaient légèrement opaques) est toujours un moment d’exception. Des aigus d’une insondable profondeur et d’un rare éclat, un texte dit avec une clarté et un souci des inflexions phénoménal, une présence bourrue et blessée qui en ferait presque un personnage mystérieux de roman médiéval, un engagement féroce qui peut aller jusqu’au meurtre sous des dehors finalement anodins. Cette complexité du personnage, René Pape nous l’impose, quand nous voyons trop souvent des Gurnemanz sculpturaux et statufiés. Nous avons là une humanité déchirante, que Tcherniakov ne cesse d’imposer, notamment au troisième acte lorsqu’il rêve devant la diapo du temple…être et avoir été.
Wolfgang Koch en Amfortas, a une présence scénique crue, impudique, même un peu gênante pour le spectateur : il impose sa blessure, la négligence de son port et de sa tenue, comme une sorte d’être incurable qui nous imposerait un physique aux limites du supportable. On n’a vraiment pas envie de le voir, en boxer et marcel sanguinolant. Et face à ce corps en putréfaction, par contraste, une voix d’une noblesse unique, une expression d’une intensité rare, un timbre velouté. Qu’il soit Wotan, Sachs ou Amfortas, Koch s’impose comme l’un des plus grands wagnériens d’aujourd’hui, d’une modestie palpable tant la présence en scène s’impose par le dire, par un minimum de gestes signifiants sans en faire des tonnes. Rien de trop, juste ce qu’il faut pour toucher, sans jamais exagérer dans le démonstratif, sans jamais être pathétique. Quel artiste !

Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater
Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater

Et puis, il y a Andreas Schager. Un Parsifal  en tous points exceptionnel.
Il faut l’entendre dire, prononcer, moduler chanter “Erlöse..” à l’acte II. C’est vraiment une performance qui ferait presque oublier Kaufmann, bien que le style soit tellement différent, et le personnage à l’opposé. D’abord, Schager a un timbre de ténor, l’éclat d’un ténor, et une voix d’une puissance si marquée qu’on craint qu’elle ne s’use prématurément tant il chante fort (déjà dans Tannhäuser à Gand…). C’est très fort, mais c’est si juste et si intelligent qu’on lui pardonne. Le chien fou du premier acte, avec ses excès qu’on entend dans une voix éclatante, forte et fière de soi, et qui va ensuite éclater dans la désespérance avec une telle vérité qu’on en est frappé au deuxième acte ; et puis c’est légèrement plus maîtrisé au troisième, plus lyrique aussi, presque plus poétique : la mise en scène et les échanges de regards bouleversants Kundry/Parsifal aident à installer cet espace lyrique que le chanteur impose après les explosions vocales précédentes. Ce qui frappe encore là, c’est l’intelligence du chant, c’est la présence, c’est l’engagement résolu dans la mise en scène, c’est aussi un texte d’une telle évidence qu’on n’a même pas à lever les yeux vers les surtitres, car on comprend tout. Et quel jeu ! qui passe de la fraîcheur juvénile à l’adulte plus contrôlé.

Il faut voir la manière dont il se gratte le mollet, comme un tic : on se dit d’abord qu’il a une démangeaison toute humaine, mais son double se gratte aussi, et on découvre que c’est dans le jeu. Il faut voir aussi la manière saccadée dont il se change, dont il fouille dans son sac à dos…incroyable Tcherniakov. Et incroyable Schager qui construit un personnage de Parsifal neuf, frais, naturel, irremplaçable dans cette mise en scène, et incroyable d’incarnation. L’interprétation a mûri par rapport à l’an dernier, plus maîtrisée, plus intérieure, plus construite : il m’a fait penser à l’urgence de Vickers…c’est dire…

Alors bien sûr, l’adieu à Kundry de Waltraud Meier donnait à la soirée un parfum particulier, mais c’est bien l’un des grands Parsifal de ces dernières années qu’on a revu-là avec une distribution et une direction exceptionnelles, et c’est ce qui fait le prix de la soirée : on a vu et on est enthousiaste d’un Parsifal, c’est à dire de l’œuvre que les circonstances n’ont pas fait disparaître. C’est le plus beau cadeau à offrir à notre Waltraud qu’une représentation digne d’elle.
Alors bien sûr, presque 30 minutes d’applaudissements, avec discours chaleureux de Jürgen Flimm l’intendant, de Daniel Barenboim, avec couronnement de Waltraud d’une couronne de fleurs qu’on croirait sortie de la Festwiese des Meistersinger, ce qui pour une Meistersängerin, se justifie pleinement. Délire du public, joie des collègues, des musiciens. L’Opéra comme on le rêve, dans une salle qui a acquis une personnalité si attachante qu’on en viendrait presque à souhaiter des retards supplémentaires aux travaux de la Staatsoper unter den Linden.
Et puis, fidèle à la tradition humaniste de la maison, joint à la distribution, un petit papier à en tête de l’opéra, très officiel et signé Die Intendanz nous demande de donner à l’association Be an Angel pour les réfugiés avec aux portes, comme il y a six mois pour Meistersinger, du personnel recueillant les dons. On aimerait voir en France cette présence et ce type de demande au public… Même à Zurich il y a une fête prochaine pour les « Flüchlinge » sur le parvis de l’opéra. C’est sans doute le signe, malgré les méandres filandreux de la politique bien présents en Allemagne (et en Suisse !) aussi, qu’il y a une âme humaniste qui vibre et surtout qui s’exprime.

Pardon pour ce dernier mouvement d’humeur, mais après une telle soirée, où nous avons tous communié autour de notre art chéri, nous rappeler à la réalité tragique des temps du quotidien, et avec quelle élégance, cela m’émeut, et me désole quand je pense à mon pays.
Ce soir c’est l’humain dans tous ses états qui a triomphé.[wpsr_facebook]

Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)
Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: ARMIDA de Gioacchino ROSSINI le 22 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Alberto ZEDDA; Ms en Scène: Mariame CLÉMENT)

Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns
Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns

Les représentations des « opera seria » de Rossini sont assez rares hors de la péninsule. En France en particulier, qui semble les ignorer, y compris lorsqu’ils sont en français. On y préfère le Turc en Italie dont on voit fleurir des productions, ou les sempiternels Barbier de Séville ou Cenerentola, et même pas l’Italiana in Algeri. La récente Zelmira de Lyon au-delà de la fête musicale qu’elle a été, laissait regretter qu’elle ne fût pas produite scéniquement. C’est dire que l’initiative de l’Opéra des Flandres de présenter à Gand et Anvers la quasi inconnue Armida de Rossini était digne d’intérêt. La France baroqueuse se repaît des multiples Armide produites entre le XVIIème et le XVIIIème, mais ignore le Cygne de Pesaro qui a quand même vécu 40 ans de sa vie à Paris.
Rossini est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, d’abord à cause d’une vocalité difficile et acrobatique que défendent de rares chanteurs (notamment les ténors), ensuite parce que l’orchestration est une mécanique de précision et demande souvent des instrumentistes exceptionnels, et un sens du rythme et de la pulsation que peu de chefs ont su insuffler. Il ne suffit pas de dire « ça pétille comme du champagne », qu’on lit et qu’on entend jusqu’à la nausée, pour faire sonner Rossini et seuls de très rares chefs de grande envergure (Muti, Gatti) se sont risqués à ce répertoire.
Cette complexité, Armida en est un exemple, exigeant rien moins que six ténors dont trois de grand niveau, un soprano qui puisse retrouver un son proche de la Colbran, une de ces voix à la limite, sur le fil du rasoir, à la fois dramatique et acrobatique, soprano et un peu mezzo, mezzo et beaucoup soprano, avec un volume important, des agilités étourdissantes, des aigus assurés et des graves profonds.

Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns
Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns

Composé pour le San Carlo de Naples en 1817, le livret s’inspire évidemment de la Gerusalemme liberata de Torquato Tasso et des amours de Rinaldo et Armida. Magie et jardins enchantés( qui sont autant de pièges) sont les ingrédients habituels de ces opéras, où curieusement Wagner va puiser des situations dans Tannhäuser (le Venusberg) et encore plus dans Parsifal (le royaume de Klingsor). Dans le fatras religieux qui caractérise Parsifal, on ne penserait pas combien l’aimable rêve de la Renaissance et les jardins enchantés du baroque ont pu influencer l’œuvre d’art de l’avenir, qui en l’occurrence est plutôt celle du passé.
On se trouve donc à Jérusalem dans l’armée des croisés dirigée par Goffredo (Godefroy de Bouillon), où Armida qui veut tromper les chrétiens et les capturer pour les entraîner dans ses pièges à plaisir se prétend la reine de Damas chassée par Idraote. Goffredo se laisse prendre et envoie Rinaldo, le plus grand des héros, aider la magicienne, mais les deux furent jadis amants et l’ancien amour explose à nouveau. Gernando, jaloux, provoque Rinaldo qui le bat en duel, et puis disparaît dans le Venusberg d’Armida : forêts enchantées, plaisirs infinis, et oubli du devoir.
Mais bientôt deux anciens amis partent à sa recherche et réussissent à le convaincre de revenir combattre. Il quitte Armida, celle-ci, folle de rage, détruit son palais enchanté et jure de se venger.
Mettre en scène Armida, c’est prendre le risque d’un travail illustratif à la Pizzi, casques étincelants, plumes et fleurs, ou essayer de poser une problématique pour une partition qui en manque : nous sommes dans l’univers du conte, dans une culture Renaissance issue du Moyen âge, revue et corrigée par un XVIIIème amoureux des machines scéniques et des opéras à merveilles et à l’aube d’un romantisme qui va exalter les amours interdites dans une nature quelquefois sauvage et toujours complice.
Mariame Clément, qui assure la mise en scène, décide de casser cet arrière fond, pour lui substituer une mythologie moderne, non empreinte d’ironie : pour Mariame Clément, les héros des contes de fées modernes, ce sont les sportifs et notamment les footballeurs.

Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns
Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns

Rinaldo-Zidane (numéro 10) amoureux tue Gernando d’un coup de tête, et tout les hommes du chœur qui sont ses compagnons, et qui pratiquent le même sport, ont d’ailleurs la tête ensanglantée.

Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns
Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns

On pense immédiatement à l’exploitation que Mariame Clément eût pu faire dans le même contexte de l’affaire Valbuena/Benzema. L’idée qui n’est pas forcément absurde, mais un peu simpliste, est développée dans tout l’opéra : l’entrée du chœur au deuxième acte, en équipe de foot piégée par les nymphes de la forêt vêtues comme des personnages sortis de photos de Pierre et Gilles est ridicule à souhait, d’autant plus quand le chœur de footballeurs enlève chaussettes et chaussures à crampon : sans chaussures, plus de foot possible, ouh là là le piège !

Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns
Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns

Mariame Clément conduit aussi l’idée d’une Armida seule femme au milieu d’un univers masculin qui se bat avec ses arguments. Mais au-delà, elle ne réussit pas à trouver de fil cohérent

Armida et Rinaldo rêvent...© Annemie Augustijns
Armida et Rinaldo rêvent…© Annemie Augustijns

Le spectacle est malheureusement souvent grotesque, on n’y trouve pas un seul moment traité avec rigueur, sauf peut-être le deuxième acte, traité comme un rêve dans un univers à la Pierre et Gilles.

Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns
Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns

Bien des idées sont seulement ébauchées, comme lancées, avec un jeu d’acteur fruste et traditionnel,  et des contextes qui veulent faire sens mais qui se dégonflent vite : décor du stade de Berlin du genre « Les dieux du stade » au premier acte, avec piste en tartan (le première image, c’est Rinaldo seul au milieu de la piste…), mélanges de costumes médiévaux et modernes,

Acte I © Annemie Augustijns
Acte I © Annemie Augustijns

les chevaliers deviennent des footballeurs, qui se passent de main en main une poupée gonflable dont on devine qu’elle est un substitut d’Armida, podium qui trône au milieu des retrouvailles d’Armida et Rinaldo, Armida devenue la star qui chante au milieu du chœur footeux en s’habillant en meneuse de revue tout de rose vêtue, accompagnée d’un chœur qui devient l’ensemble des danseurs admiratifs accompagnant Esther Williams ou Ginger Rodgers, mais aussi Idraote en vieux compagnon (musulman) d’Armida qui brutalement se mue en  jeune révolté à Kalashnikov : on a souvent l’impression que tout fait ventre parce que si les idées ne manquent pas en jouant sur les mythes du jour et sur les peurs du jour, mais l’ironie tombe à plat  malgré une palette d’images, qui ne donnent finalement  aucune direction rigoureuse, parce qu’aucun choix n’est fait comme si la production n’avait pas bénéficié de temps suffisant pour trouver sa couleur. Un dernier exemple d’incohérence ou d’ébauche : Armida dans la scène finale apparaît devant un rideau rouge de théâtre, nous indiquant le théâtre comme solution, et ainsi on entrevoit le “théâtre dans le théâtre” (vieille lune des mises en scène baroques) qui surgit à la dernière minute alors qu’à d’autres moments au contraire on efface le quatrième mur en faisant tomber en pluie des pétales de fleurs sur le spectateur.

J’eus nettement préféré un bon vieux Pizzi qui sait au moins ce que spectacle veut dire ou même une reprise du spectacle de Ronconi à Pesaro en 2014 (qui aurait été repris par un assistant, hélas) que ce spectacle qui semble inachevé ou très vite élaboré sur des grandes lignes, mais jamais vraiment travaillé dans le détail et qui finit par faire pschiiitt. Évidemment, à mesure que les actes avancent, les « idées » diminuent, tout ce qui pourrait avoir de « magique » et de rêve disparaît au troisième acte pour laisser la place à la crudité de la femme blessée et désespérée pendant les dernières scènes; les personnages sont isolés, et pendant les duos entre Rinaldo et Armida, ou pendant le monologue final d’Armida, les chanteurs sont à peu près livrés à eux mêmes…après tout, c’est peut-être préférable, mais on reste incontestablement sur sa faim.
C’est vraiment dommage parce que si scéniquement rien ne tient vraiment, musicalement au contraire il en va tout autrement. C’est une œuvre où il y a un seul rôle féminin, Armida, six rôles de ténor et deux rôles de basse. Bien sûr tous les rôles de ténor ne requièrent pas des voix exceptionnelles, mais il y a au moins trois parties notables, Rinaldo, Gernando et dans une moindre mesure Goffredo. Le reste de la distribution est épisodique.
Le rôle du chœur est essentiel ainsi que la présence affirmée de l’orchestre : l’opéra a quelque chose de monumental, c’est un écrin somptueux pour la chanteuse qui l’a créé, Isabella Colbran.

Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns
Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns

C’est la jeune Carmen Romeu qui chante Armida ; sacré défi pour une chanteuse qui a une voix très harmonieuse, avec des graves singuliers jamais poitrinés et des aigus qui triomphent. Cette voix est singulière par son homogénéité sur tous les registres. C’est bien ce qui frappe dans ce timbre assez sombre (qui rappelle par certains aspects la Gencer), mais il est à mon avis périlleux d’affronter un tel monument, même si elle l’a chanté à Pesaro. Il se passe avec Armida l’inverse de ce qui est arrivé à Lyon avec Zelmira. À Lyon, l’art consommé et la personnalité scénique incroyable de Patrizia Ciofi ont donné au personnage la force émotionnelle qui compensait une voix pas (ou plus) tout à fait adaptée au rôle. À Gand, Carmen Romeu a toutes les qualités vocales requises, même si son troisième acte accuse une (toute) petite fatigue et même si les aigus ne sont pas toujours impeccables. C’est une vraie voix, une véritable artiste. Il reste que pour tenir pareil rôle, il faut aussi une personnalité assise, une présence scénique qui transcende, et là, il reste encore un degré à gravir. Il est vrai que la mise en scène n’aidait en rien à s’emparer du personnage, mais si elle occupe vocalement la scène, elle ne l’occupe pas corporellement. Il lui manque le charisme nécessaire pour des rôles aussi incroyables. Il faudrait l’entendre et surtout la voir dans quelques années, mais quelle belle voix !

Le jeune roumain Leonard Bernad (Biterolf dans le Tannhäuser de Bieito sur cette même scène) chante à la fois Idraote (au premier acte, vraiment remarquable, engagé, dynamique) et Astarotte (un peu plus pâle) au second ; c’est une voix intéressante, à suivre, la seule basse de la partition, qui fait partie de la troupe de l’opéra des Flandres.
Une note positive aussi pour l’Eustazio, assistant de Goffredo dans la mise en scène, chanté par Adam Smith, lui aussi de la troupe de l’Opéra des Flandres (il chantait Walther von der Vogelweide dans Tannhäuser de Bieito), la voix est belle et ronde, et très bien posée.
Dario Schmunck était Goffredo et Carlo (au 3ème acte), la voix de ténor est claire, mais semble un peu fatiguée, les aigus sont quelquefois détimbrés ou détonent, et il n’a pas vraiment la couleur d’un ténor rossinien. Ce n’est pas le cas de l’américain Robert Mc Pherson, Gernando (et Ubaldo), qui, à quelque menu problème près dans le suraigu, montre de belles qualités de musicalité et d’élégance, et un timbre qui quant à lui est typique de Rossini dont il interprète de nombreux rôles, tout en fréquentant aussi le bel canto romantique. Sa prestation comme Gernando est vraiment de qualité, notamment pour la diction et l’homogénéité.

Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns
Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns

Rinaldo, c’était Enea Scala qu’on avait remarqué dans le pêcheur de Guillaume Tell à Genève ; d’une certaine manière, un ténor est né : très large étendue vocale, avec des graves assez impressionnants dans ce type de voix, et des aigus et suraigus maîtrisés, contrôlés et tenus. Une présence vocale et scénique forte et une belle résistance. Enea Scala est pour moi ici une révélation authentique et on entend derrière cette voix tous les possibles bel cantistes ou surtout Grand Opéra (et notamment Meyerbeer): c’est un Jean (du Prophète), un Raoul (des Huguenots), et évidemment un Léopold de la Juive de Halévy qu’il chantera bientôt à Lyon. Il a emporté l’enthousiasme du public qui l’a salué tout particulièrement. Retenez ce nom, très facile par ailleurs à retenir pour un amateur d’opéra.
Le chœur de l’Opéra des Flandres, dirigé par Jan Schweiger, malgré les ridicules de la mise en scène, se sort de ce travail important avec les honneurs : on oublie souvent le rôle important des chœurs dans les opéras de Rossini, et notamment ceux de la dernière période. Ils portent en eux bien des chœurs de Verdi. Il y a là de la puissance et de l’engagement même si la diction italienne n’est pas toujours claire.
Alberto Zedda est l’homme au monde qui connaît le mieux Rossini et celui qui au monde a fait le plus pour le faire reconnaître, aimer et représenter. Son travail à Pesaro au-delà de ses immenses recherches musicologiques est irremplaçable, notamment auprès des jeunes chanteurs qu’il suit et forme. Il effectue avec l’Opéra des Flandres un travail suivi et admirable pour présenter les opéras de Rossini et sa popularité auprès du public est évidente. À 87 ans, il dirige encore avec une énergie et un allant étonnants : c’est une vraie force de la nature.
Mais il n’a jamais été pour moi le chef rossinien dont on rêve, même si les chanteurs sont suivis avec précision, même s’il a une science notable des rythmes et un sens de la pulsation. Son orchestre est toujours un peu brutal, un peu trop martial pour mon goût (encore que pour cette œuvre et pour cette mise en scène, cela puisse se justifier). J’aime un Rossini plus fluide, plus subtil, qui fasse place plus évidente au lyrisme et moins à la force.
L’orchestre a néanmoins fait ce qu’il fallait, malgré les pièges incroyables jetés sur le chemin des cors, complètement à découvert dès les premières mesures, et qui font ce qu’ils peuvent. Rossini est un compositeur qui n’a pas toujours pour certains pupitres les prudences nécessaires et ce début d’ouverture est redoutable pour les cors. Mais pour le reste, et même pour cette partie si périlleuse, l’orchestre s’en sort avec les honneurs.
Ainsi donc, cette Armida plus que discutable scéniquement se sauve musicalement, grâce à un plateau de qualité qui répond au défi, et où chœur et orchestre défendent avec ardeur la partition ; il reste que la mise en scène très « Regietheater » de Mariame Clément demanderait justement plus de régie, et plus de théâtre. De ce côté, c’est un ratage, et c’est dommage. [wpsr_facebook]

Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns
Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns